Chapitre III.
La Révolution.
I
. La
révolution morale au
dix-huitième siècle. — Elle
accompagne la
révolution
politique.
II
. Brutalité du
peuple. — Le
gin. — Les
émeutes. — Corruption des grands
. — Les
mœurs politiques. — Trahisons sous
Guillaume et
Anne. — Vénalité sous
Walpole et
Bute. — Les
mœurs privées. — Les
viveurs. — Les
athées. — Lettres de
lord Chesterfield. — Sa
politesse et sa
morale. — L’Opéra du
Gueux, par
Gay. — Ses
élégances et sa
satire.
III
. Principes de la
civilisation en
France et en
Angleterre. — La
conversation en
France. Comment elle
aboutit à une
révolution. — Le
sens moral en
Angleterre. Comment
il
aboutit à une
réforme.
IV
. La
religion. — Les
apparences visibles. — Le
sentiment profond. — Comment la
religion est
populaire. — Comment elle est
vivante. — Les
ariens. — Les
méthodistes.
V. La
chaire. — Médiocrité et
efficacité de la
prédication. — Tillotson. — Sa
lourdeur et sa
solidité. — Barrow. — Son
abondance et sa
minutie. — South. — Son
acrete et son
énergie. — Comparaison des
prédicateurs en
France et en
Angleterre.
VI
. La
théologie. — Comparaison de l’
apologétique en
France et en
Angleterre. —
Sherlock, Stillingfleet, Clarke. — La
théologie n’est pas
spéculative, mais
morale.
— Les plus grands
esprits se
rangent du
côté du
christianisme. — Impuissance de la
philosophie spéculative. — Berkeley, Newton, Locke, Hume, Reid. — Développement de
la
philosophie morale. — Smith, Price, Hutcheson.
VII
. La
constitution. — Le
sentiment du
droit. — Traité du
gouvernement, par
Locke. — La
théorie du
droit personnel est
acceptée. —
Comment le
tempérament, l’
orgueil et l’
intérêt la
soutiennent. — La
théorie du
droit
personnel est
appliquée. — Comment les
élections, les
journaux, les
tribunaux la
mettent en
pratique.
VIII
. La
tribune. — Énergie et
rudesse de cette
éloquence. — Lord Chatam. —
Junius. — Fox. — Sheridan. — Pitt. — Burke.
IX
. Issue du
travail du
siècle. — Transformation économique et
morale. —
Comparaison des
portraits de
Reynold et de ceux de
Lely. — Doctrines et
tendances
contraires en
France et en
Angleterre. — Les
révolutionnaires et les
conservateurs. —
Jugement de
Burke et du
peuple anglais sur la
Révolution française.
Avec l’établissement de 1688, un nouvel esprit apparaît en Angleterre. Lentement, par
degrés, la révolution morale accompagne la révolution sociale : l’homme change en même
temps que l’État, dans le même sens et par les mêmes causes ; le caractère s’accommode à
la situation, et l’on voit peu à peu dominer dans les mœurs et dans les lettres l’esprit
sérieux, réfléchi, moral, capable de discipline et d’indépendance, qui seul peut
soutenir et achever une constitution.
Ce ne fut pas sans peine, et au premier regard il semble qu’à cette révolution, dont
elle est si fière, l’Angleterre n’ait rien gagné. L’aspect des choses sous Guillaume,
Anne et les deux premiers Georges, est repoussant ; on est tenté de juger comme
Swift : on se dit que s’il a peint le Yahou, c’est qu’il l’a vu ; nu ou traîné en
carrosse, le Yahou n’est pas plus beau. On ne voit que corruption en haut, et
brutalités en bas ; une troupe d’intrigants mène une populace de brutes. La bête
humaine, enflammée par les passions politiques, éclate en cris, en violences, brûle
l’amiral Byng en effigie, exige sa mort, veut détruire sa maison et son parc, oscille
tour à tour sous la main de chaque parti, et de son élan aveugle semble prête à
démolir la société civile. Quand le docteur Sacheverell est mis en jugement, les
garçons bouchers, les boueurs, les balayeurs de cheminée, les marchands de pommes, les
filles de joie et toute la canaille, s’imaginant que l’Église est en danger,
l’accompagnent avec des hurlements de colère et d’enthousiasme, et le soir se mettent
à brûler et à piller les temples des dissidents. Quand lord Bute, en dépit de
l’opinion populaire, est mis à la place de Pitt, il est assailli de pierres et obligé
d’entourer sa voiture d’une forte garde de boxeurs. À chaque accident politique, on
entend un grondement d’émeute, on voit des bousculades, des coups de poing, des têtes
cassées. C’est pis lorsque l’intérêt personnel du peuple est en jeu. Le gin avait été
inventé en 1684, et un demi-siècle après799 l’Angleterre en consommait sept millions de gallons. Les marchands,
sur leurs enseignes, invitaient les gens à venir s’enivrer pour deux sous ; pour
quatre sous, on avait de quoi tomber mort ivre ; de plus, la paille gratis ; le
marchand traînait ceux qui tombaient dans un cellier où ils cuvaient leur eau-de-vie.
On ne traversait pas les rues de Londres sans rencontrer des misérables inertes,
insensibles, gisant sur le pavé, et que la charité des passants pouvait seule empêcher
d’être étouffés dans la boue ou écrasés par les voitures. On voulut par un impôt
modérer cette fureur ; ce fut en vain ; les juges n’osaient condamner, les
dénonciateurs étaient assassinés. La chambre plia, et Walpole, se sentant au bord
d’une révolte, retira sa loi800. Tous ces légistes en perruque solennelle et en
hermine, ces évêques en dentelles, ces lords brodés et dorés, ce beau gouvernement
adroitement équilibré est porté sur le dos d’une brute énorme et redoutable qui
d’ordinaire chemine docilement, quoique grondante, mais qui tout d’un coup, d’un
caprice, peut le secouer et l’écraser. On le vit bien en 1780, pendant l’émeute de
lord Gordon. Sans raison ni direction, au cri de à bas les
papistes ! la populace soulevée démolit les prisons, lâcha les criminels,
maltraita les pairs, et fut trois jours maîtresse de la ville, brûlant, pillant et se
gorgeant. Les tonneaux de gin défoncés faisaient des ruisseaux dans les rues. Enfants
et femmes à genoux y buvaient jusqu’à mourir. Les uns devenaient furieux, les autres
s’affaissaient stupides, et l’incendie des maisons croulantes finissait par les brûler
ou les engloutir. Onze ans plus tard, à Birmingham, ils saccagèrent et détruisirent
les maisons des libéraux et des dissidents, et le lendemain on les trouva, par tas,
ivres morts le long des chemins et dans les haies. L’instinct s’émeut dangereusement
dans cette race trop forte et trop nourrie. Le taureau populaire se lançait comme une
masse sur le premier chiffon rouge qu’il croyait voir.
La haute société valait un peu moins que la basse. S’il n’y eut point de révolution
plus bienfaisante que celle de 1688, il n’y en eut point qui fût lancée ou soutenue
par de plus sales ressorts. La trahison est partout, non pas simple, mais double et
triple. Sous Guillaume et sous Anne, amiraux, ministres, gentilshommes du conseil,
favoris de l’antichambre, tous correspondent et conspirent avec les Stuarts qu’ils ont
déjà vendus, sauf à les vendre encore, par une complication de marchés qui vont se
détruisant l’un l’autre et par une complication de parjures qui vont se dépassant l’un
l’autre jusqu’à ce que personne ne sache plus à qui il appartient ni qui il est. Le
plus grand capitaine du temps, le duc de Marlborough, est un des plus bas coquins de
l’histoire, entretenu par ses maîtresses, économe administrateur de la paye qu’il
reçoit d’elles, occupé à voler ses soldats, trafiquant des secrets d’État, traître
envers Jacques, envers Guillaume, envers l’Angleterre, capable de risquer sa vie pour
épargner une paire de bottes mouillées, et de faire tomber dans une embuscade
française une expédition de soldats anglais. Après lui vient Bolingbroke, sceptique et
cynique, tour à tour ministre de la reine et du prétendant, aussi déloyal envers l’un
qu’envers l’autre, marchand de consciences, de mariages et de promesses, ayant
gaspillé du génie dans les débauches et les tripotages pour arriver à la disgrâce, à
l’impuissance et au mépris801. Vient enfin Walpole, chassé de la chambre comme
concussionnaire, premier ministre pendant vingt ans, et qui se vantait de savoir le
tarif de chaque conscience. « Il y a des membres écossais, disait Montesquieu en
1729802, qui n’ont que
200 livres sterling, et se vendent à ce prix. Les Anglais ne sont plus dignes de leur
liberté. Ils la vendent au roi, et si le roi la leur redonnait ils la lui vendraient
encore. » Il faut voir dans le journal de Dodington, espèce de Figaro malhonnête, la
façon ingénieuse et les jolies tournures de ce grand commerce. « Un jour de vote
difficile, dit le docteur King, Walpole, passant dans la cour des requêtes, aperçut un
membre du parti contraire : il le tira à part et lui dit : « Donnez-moi votre voix,
voici un billet de banque de deux mille livres sterling. » Le membre lui fit cette
réponse : « Sir Robert, vous avez dernièrement rendu service à quelques-uns de mes
amis intimes, et la dernière fois que ma femme est venue à la cour, le roi l’a reçue
très-gracieusement, ce qui certainement est arrivé par votre influence. Je me
considérerais donc comme très-ingrat (et il mit le billet de banque dans sa poche) si
je vous refusais la faveur que vous voulez bien me demander aujourd’hui. » Voilà de
quel air un homme de goût faisait ses affaires. La corruption était si bien dans les
mœurs publiques et dans l’état politique qu’après la chute de Walpole, lord Bute, qui
l’avait dénoncée, fut obligé de la pratiquer et de l’accroître. Son collègue Fox
changea les bureaux du trésor (pay-office) en marché, débattit son
prix avec des centaines de membres, déboursa en une matinée 25000 livres sterling. On
ne pouvait avoir des votes qu’argent comptant, et encore aux moments importants ces
mercenaires menaçaient de passer à l’ennemi, se mettaient en grève, et demandaient
davantage. Et croyez que les chefs se faisaient leur part. Ils se vendent ou se payent
en titres, en dignités, en sinécures ; pour obtenir la vacance d’une place, on donne
au titulaire une pension de deux, trois, cinq, et jusqu’à sept mille livres sterling.
Pitt, le plus intègre de ces hommes politiques, le chef de ceux qui s’appelaient
patriotes, donne et retire sa parole, attaque ou défend Walpole, propose la guerre ou
la paix, le tout pour devenir ou rester ministre. Fox, son rival, est une sorte de
pourri éhonté. Le duc de Newcastle, « dont le nom était perfidie », espèce de
caricature vivante, le plus maladroit, le plus ignorant, le plus moqué, le plus
méprisé des nobles, reste ministre trente ans et dix ans premier ministre à cause de
sa parenté, de sa fortune, des élections dont il dispose et des places qu’il peut
donner. La chute des Stuarts a mis le gouvernement aux mains de quelques grandes
familles qui, au moyen de bourgs pourris, de députés achetés et de discours sonores,
oppriment le roi, manient les passions populaires, intriguent, mentent, se chamaillent
et tâchent de s’escroquer le pouvoir.
Les mœurs privées sont aussi belles que les mœurs publiques. D’ordinaire le roi
régnant déteste son fils ; ce fils fait des dettes, demande au parlement d’augmenter
sa pension, et se ligue avec les ennemis de son père. George Ier
tient sa femme en prison pendant trente-deux ans, et s’enivre le soir chez deux
laiderons, ses maîtresses. George II, qui aime sa femme, prend des maîtresses pour
avoir l’air galant, se réjouit de la mort de son fils, escroque le testament de son
père. Son fils aîné803 triche aux cartes, et un jour, à Kensington,
ayant emprunté 5000 livres sterling à Dodington, dit en le voyant sous la fenêtre :
« Cet homme passe pour une des meilleures têtes de l’Angleterre, et pourtant, avec
tout son esprit, je viens de l’alléger de 5000 livres. » George IV est une espèce de
cocher, joueur, viveur scandaleux, par leur sans probité, et que ses manœuvres
manquèrent de faire exclure du Jockey-Club. Le seul honnête homme est George III, un
pauvre lourdaud borné qui devint fou, et que sa mère avait tenu comme cloîtré pendant
sa jeunesse. Elle donnait pour motif la corruption universelle des gens de qualité :
« Les jeunes gens, disait-elle, sont tous des viveurs, et les jeunes femmes font la
cour aux hommes au lieu d’attendre qu’on la leur fasse804. » En effet, le vice est à la mode, et non pas délicat comme en
France. « L’argent, écrivait Montesquieu, est ici souverainement estimé, l’honneur et
la vertu peu. Il faut à l’Anglais un bon dîner, une fille et de l’aisance. Comme il
n’est pas répandu et qu’il est borné à cela, dès que sa fortune se délabre, et qu’il
ne peut plus avoir cela, il se tue ou se fait voleur. » Il y a dans les jeunes gens
une surabondance de séve grossière qui leur fait prendre les brutalités pour les
plaisirs. Les plus célèbres s’appelaient Mohicans, et la nuit tyrannisaient Londres.
Ils arrêtaient les gens, et les faisaient danser en leur piquant les jambes à coups
d’épée ; parfois ils mettaient une femme dans un tonneau et la faisaient rouler ainsi
du haut d’une pente ; d’autres la posaient sur la tête les pieds en l’air ;
quelques-uns aplatissaient le nez du malheureux qu’ils avaient saisi, et avec les
doigts lui faisaient sortir les yeux de l’orbite. Swift, les comiques et les
romanciers ont peint la bassesse de cette grosse débauche, qui a besoin de tapage, qui
vit d’ivrognerie, qui s’étale dans la crudité, qui aboutit à la cruauté, qui finit par
l’irréligion et l’athéisme805. Ce tempérament batailleur et trop fort a
besoin de s’employer orgueilleusement et audacieusement à la destruction de ce que les
hommes respectent et de ce que les institutions protégent. Ils attaquent les prêtres
par le même instinct qu’ils rossent le guet. Collins, Tindal, Bolingbroke sont leurs
docteurs ; la corruption des mœurs, l’habitude des trahisons, le choc des sectes, la
liberté des discussions, le progrès des sciences et la fermentation des idées semblent
dissoudre le christianisme. « Point de religion, disait Montesquieu, en Angleterre.
Quatre ou cinq de la chambre des communes vont à la messe ou au sermon de la chambre…
Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. Un homme ayant dit de mon
temps : Je crois cela comme article de foi, tout le monde se mit à rire. » En effet,
la phrase était provinciale et sentait son vieux temps. L’important était d’avoir bon
ton, et il est plaisant de voir dans lord Chesterfield en quoi ce bon ton consiste. De
justice, d’honneur, il ne parle qu’en courant et pour la forme : « Avant tout, dit-il
à son fils, ayez des manières. » Il y revient dans chaque lettre avec une insistance,
une abondance, une force de preuves, qui font un contraste grotesque. « Mon cher ami,
comment vont les manières, les agréments, les grâces, et tous ces petits riens si
nécessaires pour rendre un homme aimable ? Les prenez-vous ? y faites-vous des
progrès ?… Polissez-vous, ne curez point vos ongles en société, ne mettez pas vos
doigts dans votre nez, posez bien vos pieds… Votre maître de danse est à présent le
plus important de tous… Surtout laissez de côté la rouille de Cambridge… On m’assure
que Mme de… est jolie comme un cœur, et que, nonobstant cela, elle s’en est tenue
scrupuleusement à son mari, quoiqu’il y ait déjà plus d’un an qu’elle est mariée. Elle
n’y pense pas ; il faut décrotter cette femme-là. Décrottez-vous donc tous les deux
réciproquement. » Et un peu après : « Que vous dit Mme de… ? Pour un attachement, je
la préférerais à Mme… ; mais pour une galanterie, je donnerais la préférence à la
dernière. Tout cela peut s’arranger ensemble, et l’un n’empêche pas l’autre. » Soyez
galant, adroit, délié ; plaisez aux femmes ; « ce sont les femmes qui mettent les
hommes à la mode » ; plaisez aux hommes ; « une souplesse de courtisan décidera de
votre fortune. » Et il lui cite en exemple Bolingbroke et Marlborough, les deux pires
roués du siècle. Ainsi parle un homme grave, ancien ministre, arbitre de l’éducation
et du goût806. Il veut déniaiser son fils, lui donner
l’air français, ajouter aux solides connaissances diplomatiques et aux grandes visées
d’ambition l’air engageant, sémillant et frivole. Ce vernis, qui à Paris est la
couleur vraie, n’est ici qu’un placage choquant. Cette politesse transplantée est un
mensonge, cette vivacité un manque de sens, et cette éducation mondaine ne semble
propre qu’à faire des comédiens et des coquins.
Ainsi jugea Gay dans son Opéra du Gueux, et la société polie
applaudit avec fureur au portrait qu’il traçait d’elle. Soixante-trois nuits de suite,
la pièce fut jouée parmi un tonnerre de rires ; les dames firent écrire les chansons
sur leurs éventails, et l’actrice principale, dit-on, épousa un duc. Quelle satire !
Les voleurs infestaient Londres, tellement qu’en 1728 la reine elle-même manqua d’être
dévalisée ; ils s’étaient formés en bandes, ayant des officiers, un trésor, un chef,
et se multipliaient, quoique toutes les six semaines on les envoyât par « charretées »
à la potence. Voilà la société que Gay mit en scène ; à son avis, elle valait la
grande ; on avait peine à l’en distinguer : manières, esprit, conduite, morale, dans
l’une et l’autre, tout est semblable. « En fait de vices à la mode, on ne peut dire si
les gentilshommes du grand chemin imitent les gentilshommes à la mode, ou si les
gentilshommes à la mode imitent les gentilshommes du grand chemin807. » En quoi, par exemple, Peachum diffère-t-il d’un grand
ministre ? Il est comme lui chef d’une bande de voleurs, il a comme lui un registre
pour inscrire les vols, il reçoit comme lui de l’argent des deux mains, il fait comme
lui prendre et pendre ses amis quand ses amis lui sont à charge, il se sert comme lui
du langage parlementaire et des comparaisons classiques, il a comme lui de la gravité,
de la tenue, et s’indigne éloquemment quand on soupçonne son honneur. Vous répondrez
peut-être qu’il se dispute avec son associé au sujet des profits, et l’empoigne à la
gorge ? Mais dernièrement sir Robert Walpole et lord Townshend se sont colletés sur
une question pareille. Écoutez les instructions que Peachum donne à sa fille ; ne
sont-ce pas les propres maximes du monde ? « Ayez des amants, mademoiselle ; une femme
doit savoir être mercenaire, quand même elle ne serait jamais allée à la cour ni dans
une assemblée… Comment ! vous épousez M. Macheath, et votre belle raison est que vous
l’aimez ? L’aimer ! l’aimer ! Je croyais que mademoiselle était trop bien élevée pour
cela. Ma fille doit être pour moi ce qu’une dame de la cour est pour un ministre
d’État, la clef de toute la bande808. » Quant à M. Macheath, c’est le digne gendre d’un tel
politique. S’il est moins brillant au conseil que dans l’action, cela convient à son
âge. Trouvez-nous un jeune officier noble qui ait meilleure tournure ou fasse des
actions plus belles. Il vole sur les grands chemins, voilà de la bravoure ; il partage
son butin avec ses amis, voilà de la générosité. « Vous voyez, messieurs, leur dit-il,
je ne suis pas un simple ami de cour qui promet tout et ne donne rien. Que les
courtisans se filoutent entre eux ; nous du moins, messieurs, nous avons gardé assez
d’honneur pour nous maintenir purs parmi les corruptions du monde809. » Au reste, il est galant, il a une demi-douzaine
de femmes, une douzaine d’enfants, il fréquente les mauvais lieux, il est aimable avec
les beautés qu’il y rencontre, il a de l’aisance, il salue bien et à la ronde ; il
tourné à chacune son compliment : « Mademoiselle Slammekin, toujours votre abandon et
cet air négligé du grand monde ! Vous toutes, dames à la mode qui connaissez votre
beauté, vous aimez le déshabillé. Mademoiselle Jenny, daignerez-vous accepter un petit
verre ? — Je ne bois jamais de liqueurs fortes, excepté quand j’ai la colique. —
Justement l’excuse des dames à la mode : une personne de qualité a toujours la
colique810. » N’est-ce pas le vrai ton de la bonne compagnie ? Et
douterez-vous encore que M. Macheath soit un homme de qualité quand vous apprendrez
qu’il a mérité d’être pendu et qu’il ne l’est pas ? À cette preuve tout doit céder. Si
pourtant vous en voulez une autre, il ajoutera que « en matière de conscience et de
morale moisie il n’est point du tout vulgaire ; cette considération-là rogne aussi peu
sur ses profits et sur ses plaisirs que sur ceux d’aucun gentilhomme d’Angleterre811. » Après un tel mot,
il faut bien se rendre. N’objectez pas la saleté de ces mœurs ; vous voyez bien
qu’elle n’a rien de rebutant, puisque la bonne compagnie s’en régale. Ces intérieurs
de prison et de mauvais lieu, ces tripots, cette odeur de gin, ces marchandages
d’entremetteuses et ces comptes de filous, rien ne dégoûte les dames, qui
applaudissent dans leurs loges. Elles chantent les chansons de Polly ; leurs nerfs
n’ont peur d’aucun détail ; elles ont déjà respiré ces senteurs de bouges dans les
pastorales limées de l’aimable poëte812. Elles
rient de voir Lucy qui montre sa grossesse à Macheath, et qui verse à Polly de la mort
aux rats. Elles sont familières avec toutes les gracieusetés de la potence et toutes
les gentillesses de la médecine. Mistress Trapes expose son métier devant elles, et se
plaint d’avoir onze belles clientes entre les mains du chirurgien813. M. Filch, un
pilier de prison, dit qu’ayant remplacé « le faiseur d’enfants, devenu invalide, il a
amassé quelque argent à procurer aux dames de l’endroit des grossesses pour leur faire
avoir un sursis814. » Une verve atroce, aigrie d’ironie poignante, coule à
travers l’œuvre comme un de ces ruisseaux de Londres dont Swift et Gay ont décrit les
puanteurs corrosives ; à cent ans de distance, elle déshonore encore le monde qui
s’est éclaboussé et miré dans son bourbier.
Ce n’étaient là que des dehors, et les bons observateurs, Voltaire par exemple, ne
s’y sont point trompés. Entre la vase du fond et l’écume de la surface roulait le
grand fleuve national, qui, s’épurant par son mouvement propre, laissait déjà voir par
intervalles sa couleur vraie, pour étaler bientôt la régularité puissante de sa course
et la limpidité salubre de son eau. Il avançait dans son lit natal ; chaque peuple a
le sien et coule sur sa pente. C’est cette pente qui donne à chaque civilisation son
degré et sa forme, et c’est elle qu’il faut tâcher de décrire et de mesurer.
Pour cela, nous n’avons qu’à suivre les voyageurs des deux pays qui à ce moment
franchissent la Manche. Jamais l’Angleterre n’a regardé et imité davantage la France,
ni la France l’Angleterre. Pour voir les courants distincts où glissait chacune des
deux nations, il n’y avait qu’à ouvrir les yeux. À Paris, disait lord Chesterfield à
son fils, recherchez la conversation polie ; « elle tourne sur quelque sujet de goût,
quelques points d’histoire, de critique et même de philosophie, qui conviennent mieux
à des êtres raisonnables que les dissertations anglaises sur le temps et sur le
whist815. » En effet, nous nous sommes civilisés par la
conversation ; les Anglais, point. Sitôt que le Français sort du labeur machinal et de
la grosse vie physique, même avant d’en être sorti, il cause ; c’est là son achèvement
et son plaisir816. À peine a-t-il échappé aux guerres de
religion et à l’isolement féodal, il fait la révérence et dit son mot. Avec l’hôtel de
Rambouillet, les salons s’ouvrent ; le bel entretien qui va durer deux siècles
commence ; Allemands, Anglais, toute l’Europe novice ou balourde l’écoute, bouche
béante, et de temps en temps essaye maladroitement de l’imiter. Qu’ils sont aimables,
nos causeurs ! Quels ménagements ! quel tact inné ! Avec quelle grâce et quelle
dextérité ils savent persuader, intéresser, amuser, caresser la vanité malade, retenir
l’attention distraite, insinuer la vérité dangereuse, et voler toujours à cent pieds
au-dessus de l’ennui où leurs rivaux barbotent de tout leur poids natif ! Mais surtout
comme ils se sont déliés vite ! D’instinct et sans effort, ils ont rencontré le geste
aisé, la parole facile, l’élégance soutenue, le trait piquant, la clarté parfaite.
Leurs phrases, encore compassées sous Balzac, se dégagent, s’allégent, s’élancent,
courent, et sous Voltaire ont pris des ailes. Vit-on jamais pareil désir et pareil art
de plaire ? Les sciences pédantes, l’économie politique, la théologie, les habitantes
renfrognées de l’Académie et de la Sorbonne, ne parlent qu’en épigrammes. L’Esprit des Lois de Montesquieu est aussi « l’esprit sur les lois. »
Les périodes de Rousseau, qui enfanteront une révolution, ont été, dix-huit heures
durant, tournées, polies, balancées dans sa tête. La philosophie de Voltaire petille
en millions d’étincelles. Toute idée doit devenir un bon mot ; on ne pense plus qu’en
saillies ; il faut que toute vérité, la plus épineuse ou la plus sainte, devienne un
joli jouet de salon, lancé, puis relancé comme un volant doré par les mains mignonnes
des dames, sans faire tache sur les sabots de dentelle d’où pendent languissamment
leurs bras fluets, sur les guirlandes que déroulent dans les panneaux les Amours
roses. Tout doit reluire, scintiller ou sourire. On atténue les passions, on affadit
l’amour, on multiplie les bienséances, on outre le savoir-vivre. L’homme raffiné
devient « sensible. » De sa douillette de taffetas, il tire incessamment le mouchoir
brodé dont il essuiera le commencement d’une larme ; il pose la main sur son cœur, il
s’attendrit, il est devenu si délicat et si correct que les Anglais le prennent tour à
tour pour une femmelette ou pour un maître de danse817. Regardez de plus près
cependant ce freluquet enrubanné qui roucoule les chansons de Florian dans un habit
vert tendre. L’esprit de société qui l’a conduit dans ces fadaises l’a aussi conduit
ailleurs ; car la conversation, en France du moins, est une chasse aux idées. Encore
aujourd’hui, dans la défiance et la tristesse des mœurs modernes, c’est à table,
pendant le café, qu’apparaissent la haute politique et la philosophie première.
Penser, surtout penser vite, est une fête. L’esprit y trouve une sorte de bal ; jugez
de quel empressement il s’y porte ! Toute notre culture vient de là. À l’aurore du
siècle, les dames, entre deux révérences, développent des portraits étudiés et des
dissertations subtiles ; elles entendent Descartes, goûtent Nicole, approuvent
Bossuet. Bientôt les petits soupers commencent, et on y agite au dessert l’existence
de Dieu. Est-ce que la théologie, la morale, mises en beau style ou en style piquant,
ne sont pas des jouissances de salon et des parures de luxe ? La verve s’y emploie,
ondule et petille comme une flamme légère au-dessus de tous les sujets dont elle se
nourrit. Quel essor que celui du dix-huitième siècle ! Jamais société fut-elle plus
curieuse de hautes vérités, plus hardie à les chercher, plus prompte à les découvrir,
plus ardente à les embrasser ? Ces marquises musquées, ces fats en dentelles, tout ce
joli monde paré, galant, frivole, court à la philosophie comme à l’Opéra ; l’origine
des êtres vivants et les anguilles de Needham, les aventures de Jacques le Fataliste
et la question du libre arbitre, les principes de l’économie politique et les comptes
de l’Homme aux quarante écus, tout est matière pour eux à paradoxes et à découvertes.
Toutes les lourdes roches que les savants de métier taillaient et minaient péniblement
à l’écart, entraînées et polies dans le torrent public, roulent par myriades,
entre-choquées avec un bruissement joyeux, précipitées par un élan toujours plus
rapide. Nulle barrière, nul heurt ; on n’est point retenu par la pratique ; on pense
pour penser ; les théories peuvent se déployer à l’aise. En effet, c’est toujours
ainsi qu’en France on a causé. On y joue avec les vérités générales ; on en retire
agilement quelqu’une du monceau des faits où elle gît cachée, et on la développe ; on
plane au-dessus de l’observation dans la raison et la rhétorique ; on se trouve mal et
terre à terre tant qu’on n’est pas dans la région des idées pures. Et le dix-huitième
siècle à cet égard continue le dix-septième. On avait décrit le savoir-vivre, la
flatterie, la misanthropie, l’avarice : on examine la liberté, la tyrannie, la
religion ; on avait étudié l’homme en soi, on étudie l’homme abstrait. Les écrivains
religieux et monarchiques sont de la même famille que les écrivains impies et
révolutionnaires ; Boileau conduit à Rousseau, et Racine à Robespierre. La raison
oratoire avait formé le théâtre régulier et la prédication classique ; la raison
oratoire produit la Déclaration des Droits et le Contrat social. On
se fabrique une certaine idée de l’homme, de ses penchants, de ses facultés, de ses
devoirs, idée mutilée, mais d’autant plus nette qu’elle est plus réduite.
D’aristocratique elle devient populaire ; au lieu d’être un amusement, elle est une
foi ; des mains délicates et sceptiques, elle passe aux mains enthousiastes et
grossières. D’un lustre de salon ils font un flambeau et une torche. Voilà le courant
sur lequel a vogué l’esprit français pendant deux siècles, caressé par les
raffinements d’une politesse exquise, amusé par un essaim d’idées brillantes, enchanté
par les promesses des théories dorées, jusqu’au moment où, croyant toucher les palais
de nuages qu’illuminait la distance, tout d’un coup il perdit terre et roula dans la
tempête de la Révolution.
Tout autre est la voie par laquelle a cheminé la civilisation anglaise. Ce n’est pas
l’esprit de société qui l’a faite, c’est le sens moral, et la raison en est que
l’homme là-bas est autre que chez nous. Nos Français qui en ce moment découvrent
l’Angleterre en sont frappés. « En France, dit Montesquieu, je fais amitié avec tout
le monde ; en Angleterre, je n’en fais à personne. Il faut faire ici comme les
Anglais, vivre pour soi, ne se soucier de personne, n’aimer personne et ne compter sur
personne. Ce sont des génies singuliers, partant solitaires et tristes. Ils sont
recueillis, vivent beaucoup en eux-mêmes et pensent tout seuls. La plupart, avec de
l’esprit, sont tourmentés par leur esprit même. Dans le dédain ou le dégoût de toutes
choses, ils sont malheureux avec tant de sujets de ne l’être pas. » Et Voltaire, comme
Montesquieu, revient incessamment sur l’énergie sombre de ce caractère. Il dit qu’à
Londres il y a des journées de vent d’est où l’on se pend ; il conte en frissonnant
qu’une jeune fille s’est coupé la gorge, et que l’amant, sans rien dire, a racheté le
couteau. Il est surpris de voir « tant de Timons, de misanthropes atrabilaires. » De
quel côté trouveront-ils leur voie ? Il y en a une qui s’ouvre tous les jours plus
large. L’Anglais, naturellement sérieux, méditatif et triste, n’est point porté à
regarder la vie comme un jeu ou comme un plaisir ; il a les yeux habituellement
tournés non vers le dehors et la nature riante, mais vers le dedans et vers les
événements de l’âme ; il s’examine lui-même, il descend incessamment dans son
intérieur, il se confine dans le monde moral et finit par ne plus voir d’autre beauté
que celle qui peut y luire ; il pose la justice en reine unique et absolue de la vie
humaine, et conçoit le projet d’ordonner toutes ses actions d’après un code rigide. Et
les forces ne lui manquent pas dans cette entreprise ; car l’orgueil en lui vient
aider la conscience. Ayant choisi sa route lui-même et lui seul, il aurait honte de
s’en écarter ; il repousse les tentations comme des ennemis ; il sent qu’il combat et
triomphe818, qu’il fait une œuvre difficile,
qu’il est digne d’admiration, qu’il est un homme. D’autre part, il se délivre de
l’ennui, son ennemi capital, et contente son besoin d’action ; le devoir conçu donne
un emploi aux facultés et un but à la vie, provoque les associations, les fondations,
les prédications, et, rencontrant des âmes et des nerfs plus endurcis, les lance, sans
trop les faire souffrir, dans les longues luttes, à travers le ridicule et le danger.
Le naturel réfléchi a donné la règle morale, le naturel batailleur donne la force
morale. L’intelligence ainsi dirigée est plus propre que toute autre à comprendre le
devoir ; la volonté ainsi armée est plus capable que toute autre d’exécuter le devoir.
C’est là la faculté fondamentale qu’on retrouve dans toutes les parties de la vie
publique, enfouie, mais présente, comme une de ces roches primitives et profondes qui,
prolongées au loin dans la campagne, donnent à tous les accidents du sol leur assiette
et leur soutien.
Au protestantisme d’abord, et c’est par cette structure d’esprit que l’Anglais est
religieux. Traversez ici l’écorce rugueuse et déplaisante. Voltaire en rit, il s’amuse
des criailleries des prédicants et du rigorisme des fidèles. « Point d’opéra, point de
comédie, point de concert à Londres le dimanche ; les cartes même y sont si
expressément défendues, qu’il n’y a que les personnes de qualité et ce qu’on appelle
les honnêtes gens qui jouent ce jour-là. » Il s’égaye aux dépens des Anglicans, « si
attentifs à recevoir les dîmes », des presbytériens, « qui ont l’air fâché et prêchent
du nez », des quakers, « qui vont dans leurs églises attendre l’inspiration de Dieu le
chapeau sur la tête. » Mais n’y a-t-il rien à remarquer que ces dehors ? Et
croyez-vous connaître une religion, parce que vous connaissez des particularités de
formulaire et de surplis ? Il y a une foi commune sous toutes ces différences de
sectes ; quelle que soit la forme du protestantisme, son objet et son effet sont la
culture du sens moral ; c’est par là qu’il est ici populaire ; principes et dogmes,
tout l’approprie aux instincts de la nation. Le sentiment d’où tout part chez le
réformé est l’inquiétude de la conscience ; il se représente la justice parfaite, et
sent que sa justice, telle quelle, ne subsistera point devant celle-là. Il pense au
jugement final et se dit qu’il y sera condamné. Il se trouble et se prosterne ; il
implore de Dieu le pardon de ses fautes et le renouvellement de son cœur. Il voit que,
ni par ses désirs, ni par ses actions, ni par aucune cérémonie, ni par aucune
institution, ni par lui-même, ni par aucune créature, il ne peut ni mériter l’un ni
obtenir l’autre. Il a recours au Christ, le médiateur unique ; il le supplie, il le
sent présent, il se trouve par sa grâce justifié, élu, guéri, transformé, prédestiné.
Ainsi entendue, la religion est une révolution morale ; ainsi simplifiée, la religion
n’est qu’une révolution morale. Devant cette grande émotion, métaphysique et
théologie, cérémonies et discipline, tout s’efface ou se subordonne, et le
christianisme n’est plus que la purification du cœur. Regardez maintenant ces gens
vêtus de brun qui nasillent le dimanche autour d’une boîte de bois noir, pendant qu’un
homme en rabat, « avec l’air d’un Caton », marmotte un psaume. N’y a-t-il rien dans
leur cœur que des « billevesées » théologiques ou des phrases machinales ? Il y a un
grand sentiment, la vénération. Ce temple nu des dissidents, cet office et cette
église simple des anglicans, les laissent tout entiers à l’impression de ce qu’ils
lisent et de ce qu’ils entendent. Car ils entendent et ils lisent ; la prière faite en
langue vulgaire, les psaumes traduits en langue vulgaire, peuvent entrer à travers
leurs sens jusqu’à leur âme. Ils y entrent, soyez-en sûr, et c’est pour cela qu’ils
ont l’air si recueilli. Car la race est, par nature, capable d’émotions profondes,
disposée, par la véhémence de son imagination, à comprendre le grandiose et le
tragique, et cette Bible, qui est à leurs yeux la propre parole du Dieu éternel, leur
en fournit. Je sais bien que pour Voltaire elle n’est qu’emphatique, décousue et
ridicule ; les sentiments dont elle est pleine sont hors de proportion avec les
sentiments français. Ici, les auditeurs sont au niveau de son énergie et de sa
rudesse. Les cris d’angoisse ou d’admiration de l’Hébreu solitaire, les transports,
les éclats imprévus de passion sublime, la soif de la justice, le grondement des
tonnerres et des justices de Dieu, viennent, à travers trente siècles, remuer ces âmes
bibliques. Leurs autres livres y aident. Ce Prayer book, qui se
transmet par héritage avec la vieille Bible de famille, fait entendre à tous, au plus
lourd paysan, à l’ouvrier des mines, l’accent solennel de la prière vraie. La poésie
naissante et la religion renaissante au seizième siècle y ont imprimé leur gravité
magnifique, et l’on y sent palpiter, comme dans Milton lui-même, la double inspiration
qui alors souleva l’homme hors de lui-même et le porta jusqu’au ciel. Les genoux
plient quand on l’écoute. Cette confession de foi, ces collects
prononcés pendant la maladie, devant le lit des mourants, en cas de malheur public et
de deuil privé, ces hautes sentences d’une éloquence passionnée et soutenue, emportent
l’homme dans je ne sais quel monde inconnu et auguste. Que les beaux gentilshommes
bâillent, se moquent, et réussissent à ne pas comprendre : je suis sûr que, parmi les
autres, beaucoup sont troublés. L’idée de la mort obscure et de l’océan infini où va
descendre la pauvre âme fragile, la pensée de cette justice invisible, partout
présente, partout prévoyante, sur laquelle s’appuie l’apparence changeante des choses
visibles, les illuminent d’éclairs inattendus. Le monde corporel et ses lois ne leur
semblent qu’un fantôme et une figure ; ils ne voient plus rien de réel que la justice,
elle est le tout de l’homme comme de la nature. Voilà le sentiment profond qui, le
dimanche, ferme les théâtres, interdit les plaisirs, remplit les églises ; c’est lui
qui perce la cuirasse de l’esprit positif et de la lourdeur corporelle. Ce marchand
qui toute la semaine a compté des ballots ou aligné des chiffres, ce squire éleveur de bestiaux, qui ne sait que brailler, boire et sauter à cheval
par-dessus des barrières, ces yeomen, ces cottagers, qui, pour se divertir, s’ensanglantent de coups de poing ou passent
la tête dans un collier de cheval afin de faire assaut de grimaces, toutes ces âmes
incultes, plongées dans la vie physique, reçoivent ainsi de leur religion la vie
morale. Ils l’aiment ; on le voit aux clameurs d’émeute qui montent comme un tonnerre
sitôt qu’un imprudent touche ou semble toucher à l’église. On le voit à la vente des
livres de piété protestants, le Pilgrim’s progress, le Whole duty of man, seuls capables de se frayer leur voie jusqu’à l’appui de
fenêtre du yeoman et du squire, où dorment, parmi
les engins de pêche, quatre volumes, toute la bibliothèque. Vous ne remuerez les
hommes de cette race que par des réflexions morales et des émotions religieuses.
L’esprit puritain attiédi couve encore sous terre et se jette du seul côté où se
rencontrent l’aliment, l’air, la flamme et l’action.
On s’en aperçoit quand on regarde les sectes. En France, jansénistes et jésuites
semblent des pantins de l’autre siècle occupés à se battre pour le divertissement de
celui-ci. Ici les quakers, les indépendants, les baptistes, subsistent, sérieux,
honorés, reconnus par l’État, illustrés par des écrivains habiles, par des savants
profonds, par des hommes vertueux, par des fondateurs de nations819. Leur piété fait leurs disputes ; c’est parce qu’ils veulent croire
qu’ils diffèrent de croyance ; les seuls hommes sans religion sont ceux qui ne
s’occupent pas de religion. Une foi immobile est bientôt une foi morte, et quand un
homme devient sectaire, c’est qu’il est fervent. Ce christianisme vit, car il se
développe ; on voit la séve toujours coulante de l’examen et de la foi protestante
rentrer dans de vieux dogmes, desséchés depuis quinze cents ans. Voltaire, arrivant
ici, est surpris de trouver des ariens, et parmi eux les premiers penseurs de
l’Angleterre, Clarke, Newton lui-même. Ce n’est pas seulement le dogme, c’est le
sentiment qui se renouvelle ; par-delà les ariens spéculatifs perçaient les
méthodistes pratiques, et derrière Newton et Clarke venaient Whitefield et Wesley.
Nulle histoire n’éclaire plus à fond le caractère anglais. En face de Hume, de
Voltaire, ils fondent une secte monacale et convulsionnaire, et triomphent chez eux
par le rigorisme et l’exagération qui les perdraient chez nous. Wesley est un lettré,
un érudit d’Oxford, et il croit au diable ; il lui attribue des maladies, des
cauchemars, des tempêtes, des tremblements de terre. Sa famille a entendu des bruits
surnaturels ; son père a été poussé trois fois par un revenant ; lui-même voit la main
de Dieu dans les plus vulgaires événements de la vie ; un jour, à Birmingham, ayant
été surpris par la grêle, il découvre qu’il reçoit cet avertissement parce qu’à table
il n’a point exhorté les gens qui dînaient avec lui ; quand il s’agit de prendre un
parti, il tire au sort, pour se décider, parmi les textes de la Bible. À Oxford, il
jeûne et se fatigue jusqu’à cracher le sang et manquer de mourir ; sur le vaisseau,
quand il part pour l’Amérique, il ne mange plus que du pain et dort par terre ; il
mène la vie d’un apôtre, donnant tout ce qu’il gagne, voyageant et prêchant toute
l’année, et chaque année, jusqu’à quatre-vingt-huit ans820 ; on calcule qu’il
donna 30000 livres sterling, qu’il fit cent mille lieues et qu’il prêcha quarante
mille sermons. Qu’est-ce qu’un pareil homme eût fait dans notre dix-huitième siècle ?
Ici on l’écoute, on le suit ; à sa mort, il avait quatre-vingt-mille disciples ;
aujourd’hui il en a un million. Les inquiétudes de conscience qui l’ont jeté dans
cette voie poussent les autres sur sa trace. Rien de plus frappant que les confessions
de ses prédicateurs, la plupart gens du peuple et laïques : Georges Story a le spleen, rêve et réfléchit tristement, s’occupe à se dénigrer et à
dénigrer les occupations humaines. Mark Bond se croit damné parce qu’étant petit
garçon il a prononcé un blasphème ; il lit et prie sans cesse et sans effet, et enfin,
désespéré, s’enrôle avec l’espérance d’être tué. John Haime a des visions, hurle et
croit sentir le diable. Un autre, boulanger, a des scrupules parce que son maître
continue à cuire le dimanche, se dessèche d’inquiétude, et bientôt n’est plus qu’un
squelette. Voilà les âmes timorées et passionnées qui fournissent matière à la
religion et à l’enthousiasme. Elles sont nombreuses en ce pays, et c’est sur elles que
la doctrine a prise. Wesley déclare « qu’un chapelet d’opinions numérotées n’est pas
plus la foi chrétienne qu’un chapelet de grains enfilés n’est la sainteté chrétienne.
La foi n’est point l’assentiment donné à une opinion, ni à un nombre quelconque
d’opinions » ; c’est la sensation de la présence divine, c’est la communication de
l’âme avec le monde invisible, c’est le renouvellement complet et imprévu du cœur.
« La foi justifiante comprend pour celui qui l’a, non-seulement la révélation
personnelle et l’évidence du christianisme, mais encore une ferme et solide assurance
que le Christ est mort pour son péché, qu’il l’a
aimé, qu’il a donné sa vie pour lui
821. » Le fidèle sent en lui-même
l’attouchement d’une main supérieure et la naissance d’un être inconnu. L’ancien homme
a disparu, un homme nouveau a pris la place, pardonné, purifié, transfiguré, pénétré
de joie et de confiance, incliné vers le bien avec autant de force qu’il était jadis
entraîné vers le mal. Un miracle s’est fait, et à chaque instant, subitement, en toute
circonstance, sans préparation, il peut se faire. Tout à l’heure peut-être, tel
pécheur, le plus envieilli, le plus endurci, sans l’avoir voulu, sans y avoir songé,
va tomber pleurant, le cœur fondu par la grâce. Les sourdes pensées qui ont longuement
fermenté dans ces imaginations mélancoliques éclatent tout d’un coup en orages, et le
lourd tempérament brutal est secoué par des accès nerveux qu’il n’a pas encore connus.
Wesley, Whitefield et leurs prédicateurs allaient par toute l’Angleterre, prêchant aux
pauvres, aux paysans, aux ouvriers, en plein air, quelquefois devant des congrégations
de vingt mille personnes, et « le feu s’allumait dans tout le pays » sous leurs pas.
Il y avait des sanglots, des cris. À Kingswood, Whitefield, ayant rassemblé les
mineurs, race sauvage « et païenne, pire que les païens eux-mêmes, voyait les traînées
blanches que les larmes faisaient en coulant sur leurs joues noires822. » D’autres tremblaient ou tombaient ;
d’autres avaient des transports de joie, des extases. « Après le sermon, dit Thomas
Oliver, mon cœur fut brisé, et je n’aurais pu exprimer le puissant désir que je
sentais de la justice. Je sentais comme si j’aurais pu à la lettre m’envoler dans le
ciel. » Le dieu et la bête que chacun de nous porte en soi étaient lâchés ; la machine
physique se bouleversait ; l’émotion tournait à la folie, et la folie devenait
contagieuse. À Everton, dit un témoin oculaire, « quelques-uns gémissaient, d’autres
hurlaient tout haut. L’effet le plus général était une respiration bruyante comme
celle de gens à demi étranglés et qui halètent pour avoir de l’air. Et en effet la
plupart des cris étaient comme de créatures humaines qui meurent dans une angoisse
amère. Beaucoup pleuraient sans bruit, d’autres tombaient comme morts… En face de moi,
il y avait un jeune homme, un paysan vigoureux, frais et bien portant ; en un moment,
quand il paraissait ne penser à rien, il s’abattit avec une violence inconcevable.
J’entendis le battement de ses pieds qui semblaient près de rompre les planches, tant
les convulsions étaient fortes pendant qu’il gisait au fond du banc… Je vis aussi un
petit garçon bien bâti d’environ huit ans, qui hurlait par-dessus tous ses camarades ;
sa face était rouge comme l’écarlate ; presque tous ceux sur qui Dieu mettait sa main
devenaient ou très-rouges, ou presque noirs823. » Ailleurs une femme,
choquée de cette démence, voulut sortir. « Elle n’avait pas fait quatre pas qu’elle
tomba par terre dans une agonie aussi violente que les autres. » Les conversions
suivaient ces transports ; les convertis payaient leurs dettes, quittaient
l’ivrognerie, lisaient la Bible, priaient et allaient exhorter les autres. Wesley les
rassemblait en sociétés, instituait des réunions d’examen et d’édification mutuelle,
soumettait la vie spirituelle à une discipline méthodique, bâtissait des temples,
choisissait des prédicateurs, fondait des écoles, organisait l’enthousiasme.
Aujourd’hui encore ses disciples dépensent trois millions par an en missions dans
toutes les parties du monde, et, sur les bords du Mississippi et de l’Ohio, les shoutings répètent le délire et les conversions de l’inspiration
primitive. Le même instinct se révèle encore par les mêmes signes ; la doctrine de la
grâce subsiste toujours vivante, et la race, comme au seizième siècle, met sa poésie
dans l’exaltation du sens moral.
Une sorte de fumée théologique couvre et cache ce foyer ardent qui brûle en silence.
Un étranger qui en ce moment visiterait le pays ne verrait dans cette religion qu’une
vapeur suffocante de raisonnements, de controverses et de sermons. Tous ces docteurs
et prédicateurs célèbres, Barrow, Tillotson, South, Stillingfleet, Sherlock, Burnet,
Baxter, Barclay, prêchent, dit Addison, comme des automates, du même ton, sans remuer
les bras. Pour un Français, pour Voltaire, qui les lit, car il lit tout, quelle
étrange lecture ! Voici d’abord Tillotson, le plus autorisé de tous, sorte de Père de
l’Église, tellement admiré que Dryden déclare avoir appris de lui l’art de bien
écrire, et que ses sermons, seule propriété qu’il laisse à sa veuve, sont achetés par
un libraire deux mille cinq cents livres sterling. En effet, l’ouvrage est de poids ;
il y en a trois volumes in-folio, chacun de sept cents pages. Pour les ouvrir, il faut
être critique de profession ou vouloir absolument faire son salut. Enfin nous les
ouvrons. Qu’il y a de la sagesse à être religieux
824 : c’est là son premier sermon, fort célèbre
de son temps et qui commença sa fortune. « Cette phrase, dit-il, comprend deux termes
qui ne sont point différents de sens, tellement qu’ils ne diffèrent que comme la cause
et l’effet, lesquels, par une métonymie employée par tous les genres d’auteurs, sont
souvent mis l’un pour l’autre825. » Ce début inquiète ; est-ce que par hasard ce grand écrivain serait
un grammairien d’école ? Poursuivons pourtant : « Ayant ainsi expliqué les mots,
j’arrive maintenant à la proposition qu’ils forment, à savoir que la religion est le
meilleur des savoirs et la meilleure des sagesses. Et je m’efforcerai d’établir cette
vérité de trois façons : premièrement par une preuve directe ; secondement en montrant
par contraste la folie et l’ignorance de l’irréligion et du vice ; troisièmement en
défendant la religion contre les accusations ordinaires qui semblent la taxer
d’ignorance ou de déraison. Je commence par la preuve directe826. » Là-dessus il donne ses divisions. Quel
démonstrateur solide ! on est tenté de le lire du pouce et non des yeux. — Quarante-deuxième sermon ; contre la Médisance. — « Premièrement,
j’examinerai la nature de ce vice et ce en quoi il consiste ; secondement, je
considérerai jusqu’où s’étend la défense qui nous est faite de nous y livrer ;
troisièmement, je montrerai le mal de cette habitude tant dans ses causes que dans ses
effets ; quatrièmement, j’ajouterai quelques considérations supplémentaires pour en
détourner les hommes ; cinquièmement, je donnerai quelques règles et directions qui
serviront à l’éviter et à le guérir827. » Quel
style ! Et il est partout pareil. Rien de vivant ; c’est un squelette avec toutes ses
attaches grossièrement visibles. Toutes les idées sont étiquetées et numérotées. Les
scolastiques n’étaient pas pires. Ni verve, ni véhémence, point d’esprit, point
d’imagination, nulle idée originale et brillante, nulle philosophie, des citations
d’érudit vulgaire, des énumérations de manuel. La lourde raison raisonnante arrive
avec son casier de classifications sur une grande vérité de cœur ou sur un mot
passionné de la Bible, l’examine « positivement, puis négativement », y démêle, « un
enseignement, puis un encouragement », met chaque morceau sous une étiquette,
patiemment, infatigablement, si bien que parfois il faut trois sermons complets pour
achever la division et la preuve, et que chacun d’eux, à l’exorde, contient le mémento
méthodique de tous les points traités et de tous les arguments fournis. Les disputes
de notre Sorbonne ne se faisaient pas autrement. À la cour de Louis XIV, on l’eût pris
pour un échappé de séminaire ; Voltaire l’appellerait curé de village. Il a tout ce
qu’il faut pour choquer les gens du monde, et il n’a rien de ce qu’il faut pour les
attirer. C’est qu’il ne s’adresse point à des gens du monde, mais à des chrétiens ;
ses auditeurs n’ont pas besoin ni envie d’être piqués ou amusés ; ils ne demandent pas
des raffinements d’analyse, des nouveautés en matière de sentiments. Ils viennent pour
qu’on leur explique l’Écriture et qu’on leur prouve la morale. La force de leur zèle
ne se manifeste que par le sérieux de leur attention. Que d’autres fassent du texte un
prétexte ; pour eux, ils s’y attachent ; c’est la parole même de Dieu, on ne peut trop
s’y appesantir. Ils veulent qu’on cherche le sens de chaque mot, qu’on interprète le
passage phrase à phrase, par lui-même, par ses alentours, par les passages semblables,
par l’ensemble de la doctrine. Ils consentent à ce qu’on cite les diverses leçons, les
diverses traductions, les diverses interprétations ; ils sont contents de voir
l’orateur se faire grammairien, helléniste, scoliaste. Ils ne se rebutent pas de toute
cette poussière d’érudition qui s’échappe des in-folio pour leur voler sur la figure.
Et le précepte posé, ils exigent l’énumération de toutes les raisons qui l’appuient ;
ils veulent être convaincus, emporter dans leur tête une provision de bons motifs
vérifiés pour toute la semaine. Ils sont venus là sérieusement, comme à leur comptoir
ou à leur champ, pour s’ennuyer et abattre de la besogne, pour peiner et piocher
consciencieusement dans la théologie et dans la logique, pour s’amender et
s’améliorer. Ils seraient fâchés d’être éblouis. Leur grand sens et leur gros bon sens
s’accommodent bien mieux des discussions froides ; ils demandent des enquêtes et des
rapports méthodiques en matière de morale comme en matière de douane, et traitent de
la conscience comme du porto ou des harengs.
C’est en cela que Tillotson est admirable. Sans doute il est « pédant », comme disait
Voltaire ; il a toute la mauvaise grâce contractée à l’université » : il n’a point été
« poli par le commerce des femmes », il ne ressemble pas à ces prédicateurs français,
académiciens, beaux diseurs, qui par un air de cour, par un Avent bien prêché, par les
finesses d’un style épuré, gagnent le premier évêché vacant et la faveur de la bonne
compagnie. Mais il écrit en parfait honnête homme, on voit qu’il ne cherche point du
tout la gloire d’orateur ; il veut persuader solidement, rien de plus. On jouit de
cette clarté, de ce naturel, de cette justesse, de cette loyauté entière. « La
sincérité, dit-il quelque part, a tous les avantages de l’apparence et beaucoup
d’autres encore. Si l’étalage d’une chose est bon en quelque façon, il est sûr que la
sincérité est meilleure. En effet, pourquoi un homme dissimule-t-il ou semble-t-il
être ce qu’il n’est pas, sinon parce qu’il est bon d’avoir la qualité qu’il veut
prendre ? Car contrefaire et dissimuler, c’est mettre sur soi l’apparence de quelque
mérite. Or le meilleur moyen du monde pour un homme de paraître quelque chose, c’est
d’être réellement ce qu’il veut paraître, outre que bien des fois il est aussi
incommode de soutenir le semblant d’une bonne qualité que de l’avoir. Et si un homme
ne l’a pas, il y a dix à parier contre un qu’on découvrira qu’il en est dépourvu, et
alors tout son travail et toutes les peines qu’il a prises pour la feindre sont
perdus. Il est difficile de jouer un rôle et de faire le comédien longtemps, car
lorsque la vérité n’est pas au fond, le naturel s’efforcera toujours de revenir,
percera et se trahira un jour ou l’autre. C’est pourquoi, si un homme juge à propos de
sembler bon, qu’il le soit effectivement, et alors sa bonté apparaîtra de façon à ce
que personne n’en doute, de sorte que, tout compte fait, la sincérité est la vraie
sagesse828. » On est tenté de croire un homme
qui parle ainsi ; on se dit : « Cela est vrai, il a raison, il faut agir comme il le
dit. » L’impression qu’on reçoit est morale, non littéraire ; le discours est
efficace, non oratoire ; il ne donne point un plaisir, il conduit vers une action.
Dans cette grande manufacture de morale, où chaque métier tourne aussi régulièrement
que son voisin avec un bruit monotone, on en distingue deux qui résonnent plus haut et
mieux que les autres, Barrow et South : non pas que la lourdeur leur manque ; Barrow
avait toute l’apparence d’un cuistre de collége, et s’habillait si mal qu’un jour,
prêchant à Londres devant un auditoire qui ne le connaissait pas, il vit la
congrégation presque entière quitter l’église à l’instant. Il expliquait le mot
εὐχαριστεῖν en chaire avec tous les agréments d’un dictionnaire, ,
traduisant, divisant et subdivisant comme le plus hérissé des scoliastes829, ne se souciant pas
plus du public que de lui-même, si bien qu’une fois ayant parlé trois heures et demie
devant le lord-maire, il répondit à ceux qui lui demandaient s’il n’était pas
fatigué : « Oui, en effet, je commençais à être las d’être debout si longtemps. » Mais
le cœur et l’esprit étaient si pleins et si riches que ses défauts se tournaient en
puissance. Il eut une méthode et une clarté de géomètre830, une
fécondité inépuisable, une impétuosité et une ténacité de logique ,
écrivant le même sermon trois et quatre fois de suite, insatiable dans son besoin
d’expliquer et de prouver, obstinément enfoncé dans sa pensée déjà regorgeante, avec
une minutie de divisions, une exactitude de liaisons, une surabondance d’explications
si étonnantes que l’attention de l’auditeur à la fin défaille, et que pourtant
l’esprit tourne avec l’énorme machine, emporté et ployé comme par le poids roulant
d’un laminoir.
Écoutez ses discours sur l’amour de Dieu et du prochain. On n’a jamais vu en Angleterre une plus copieuse et une plus
véhémente analyse, une si pénétrante et si infatigable décomposition d’une idée en
toutes ses parties, une logique plus puissante, qui enserre plus rigoureusement dans
un réseau unique tous les fils d’un même sujet :
Quoiqu’il ne puisse arriver à Dieu ni bien ni avantage qui augmente sa félicité
naturelle et inaltérable, ni mal ou dommage qui la diminue (car il ne peut être
réellement plus ou moins riche, ou glorieux, ou heureux qu’il ne l’est, et nos désirs
ou nos craintes, nos plaisirs ou nos peines, nos projets ou nos efforts n’y peuvent
rien et n’y contribuent en rien), cependant il a déclaré qu’il y a certains objets et
intérêts que par pure bonté et condescendance il affectionne et poursuit comme les
siens propres, et comme si effectivement il recevait un avantage de leur bon succès ou
souffrait un tort de leur mauvaise issue ; qu’il désire sérieusement certaines choses
et s’en réjouit grandement, qu’il désapprouve certaines autres choses et en est
grièvement offensé, par exemple qu’il porte une affection paternelle à ses créatures
et souhaite sérieusement leur bien-être, et se plaît à les voir jouir des biens qu’il
leur a préparés ; que pareillement il est fâché du contraire, qu’il a pitié de leur
misère, qu’il s’en afflige, que par conséquent il est très-satisfait lorsque la piété,
la paix, l’ordre, la justice, qui sont les principaux moyens de notre bien-être, sont
florissants ; qu’il est fâché lorsque l’impiété, l’injustice, la dissension, le
désordre, qui sont pour nous des sources certaines de malheur, règnent et dominent ;
qu’il est content lorsque nous lui rendons l’obéissance, l’honneur et le respect qui
lui sont dus ; qu’il est hautement offensé lorsque notre conduite à son égard est
injurieuse et irrévérencieuse par les péchés que nous commettons et par la violation
que nous faisons de ses plus justes et plus saints commandements, de sorte que nous ne
manquons point de matière suffisante pour témoigner à la fois par nos sentiments et
nos actions notre bon vouloir envers lui, et nous nous trouvons capables non-seulement
de lui souhaiter du bien, mais encore en quelque façon de lui en faire en concourant
avec lui à l’accomplissement des choses qu’il approuve et dont il se réjouit831.
Cet enchevêtrement vous lasse ; mais quelle force et quel élan dans cette pensée si
méditée et si complète ! La vérité ainsi appuyée sur toutes ses assises ne saurait
plus être ébranlée. Et remarquez que la rhétorique est absente. Il n’y a point d’art
ici ; tout l’artifice de l’orateur consiste dans la volonté de bien expliquer et de
bien prouver ce qu’il veut dire. Même il est négligé, naïf ; et justement cette
naïveté l’élève jusqu’au style antique. Vous trouveriez chez lui telle image qui
semble appartenir aux plus beaux temps de la simplicité et de la majesté latines.
« Nous pouvons observer, dit-il, que c’est ordinairement dans le milieu des cités, aux
endroits les mieux garantis, les plus beaux et les plus marquants, qu’on choisit une
place pour les statues et les monuments dédiés à la mémoire des hommes de bien qui ont
noblement mérité de leur patrie ; pareillement nous devrions dans le cœur et le centre
de notre âme, dans le meilleur et le plus riche de ses logis, dans les endroits les
plus exposés à la vue ordinaire et les mieux défendus contre les invasions des pensées
mondaines, élever des effigies vivantes et des commémorations durables de la bonté de
Dieu832. » Il y
a ici comme une effusion de gratitude, et sur la fin du discours, quand on le croit
épuisé, l’épanchement devient plus abondant par l’énumération des biens infinis, où
nous nageons comme les poissons dans la mer, sans les apercevoir, parce que nous en
sommes entourés et inondés. Pendant dix pages, l’idée déborde en une seule phrase
continue du même tour, sans crainte de l’entassement et de la monotonie, en dépit de
toutes les règles, tant le cœur et l’imagination sont comblés et contents d’apporter
et d’amasser toute la nature comme une seule offrande « devant celui qui, par ses
nobles fins et sa façon obligeante de donner, surpasse ses dons eux-mêmes et les
augmente de beaucoup ; qui, sans être contraint par aucune nécessité, ni tenu par
aucune loi ou par aucun contrat préalable, ni conduit par des raisons extérieures, ni
engagé par nos mérites, ni fatigué par nos importunités, ni poussé par les passions
importunes de la pitié, de la honte et de la crainte, comme nous avons coutume de
l’être ; ni flatté par des promesses de récompense, ni séduit par l’attente de quelque
avantage qui pourrait lui revenir ; mais étant maître absolu de ses propres actions,
seul législateur et conseiller de lui-même, se suffisant, et incapable de recevoir un
accroissement quelconque de son parfait bonheur, tout volontairement et librement, par
pure bonté et générosité, se fait notre ami et notre bienfaiteur ; prévient
non-seulement nos désirs, mais encore nos idées, surpasse non-seulement nos mérites,
mais nos désirs et même nos imaginations, par un épanchement de bienfaits que nul prix
ne peut égaler, que nulle reconnaissance ne peut payer ; n’ayant d’autre objet en nous
les conférant que notre bien effectif et notre félicité, notre profit et notre
avantage, notre plaisir et notre contentement833. »
La force du zèle et le manque de goût : tels sont les traits communs à toute cette
éloquence. Quittons ce mathématicien, homme de cabinet, homme antique, qui prouve trop
et s’acharne, et voyons parmi les gens du monde celui qu’on appelait « le plus
spirituel » des ecclésiastiques, Robert South, homme aussi différent de Barrow par son
caractère et sa vie que par ses œuvres et son esprit ; tout armé en guerre, royaliste
passionné, partisan du droit divin et de l’obéissance passive, controversiste
acrimonieux, diffamateur des dissidents, adversaire de l’Acte de tolérance, et qui ne
refusa jamais à ses inimitiés la licence d’une injure ou d’un mot cru. À côté de lui,
le P. Bridaine, qui nous sembla si rude, était poli. Ses sermons ont l’air d’une
conversation, d’une conversation du temps, et vous savez de quel style on causait à ce
moment en Angleterre. Il n’y a point d’image populaire et passionnée dont il ait peur.
Il expose les petits faits vulgaires avec leurs détails bas et frappants. Il ose
toujours, il ne se gêne jamais ; il est peuple. Il a le style de l’anecdote, saillant,
brusque, avec les changements de ton, les gestes énergiques et bouffons, avec toutes
les originalités, les violences et les témérités. Il ricane en chaire, il invective,
il se fait mime et comédien. Il peint les gens comme s’il les avait sous les yeux. Le
public les reconnaîtra dans la rue ; il n’y a plus qu’à écrire des noms sous ses
portraits. Lisez ce morceau sur les tartufes. « Supposez un homme infiniment ambitieux
et également rancunier et malicieux, quelqu’un qui empoisonne les oreilles des grands
par des chuchotements venimeux et s’élève par la chute de gens qui valent mieux que
lui. Pourtant, s’il s’avance avec une mine de vendredi et une face de carême, avec un
« doux Jésus ! » et une complainte gémissante sur les vices du siècle, oh ! alors,
c’est un saint sur la terre, un Ambroise, un Augustin, non pour la science des livres,
qui est une chose toute terrestre, une drogue (car, hélas ! ils sont au-dessus d’elle,
ou du moins elle est au-dessus d’eux), mais pour le zèle et les jeûnes, et les yeux
dévotement levés au ciel, et la sainte rage contre les péchés d’autrui. Et heureuses
ces personnes religieuses, ces dames qui peuvent avoir pour confesseurs de tels
hommes, si pleins d’abnégation, si prospères, si capables ! Et trois fois heureuses
les familles où ils daignent prendre leur collation du vendredi, pour prouver au monde
quelle abstinence chrétienne, quelle vigueur antique, quel zèle pour les
mortifications il y a dans l’abandon d’un dîner qui leur rend l’estomac plus dispos
pour le souper834 ! » Un homme qui a ce franc parler
devait louer la franchise ; il l’a louée avec l’ironie poignante, avec la brutalité
d’un Wycherley. La chaire avait le sans-façon et la rudesse du théâtre, et, dans cette
peinture des braves gens énergiques que le monde taxe de mauvais caractères, on
retrouvait la familiarité âcre du Plain-Dealer. « Certainement il y
a des gens qui ont une mauvaise roideur naturelle de langue, en sorte qu’ils ne
peuvent point se mettre au pas et applaudir ce vaniteux ou ce hâbleur qui fait la
roue, se loue lui-même et conte d’insipides histoires à son propre éloge pendant trois
ou quatre heures d’horloge, pendant qu’en même temps il vilipende le reste du genre
humain et lui jette de la boue. — Il y a aussi certains hommes singuliers et d’un
mauvais caractère qu’on ne peut engager, par crainte ni espérance, par froncement de
sourcils ni sourires, à se laisser mettre sur les bras quelque parente de rebut,
quelque nièce délaissée, mendiante, d’un lord ou d’un grand spirituel ou temporel. —
Enfin il y a des gens d’un si mauvais caractère, qu’ils jugent très-légitime et
très-permis d’être sensibles quand on leur fait tort et qu’on les opprime, quand on
diffame leur bonne renommée et quand on nuit à leurs justes intérêts, et qui par
surcroît osent déclarer ce qu’ils pensent et sentent, et ne sont point des bêtes de
somme pour porter humblement ce qu’on leur jette sur le dos, ni des épagneuls pour
lécher le pied qui les frappe et pour remercier le bon seigneur qui leur confère
toutes ces faveurs d’arrière-train835. » Dans ce style
saugrenu, tous les coups portent : on dirait un assaut de boxe où les ricanements
accueillent les meurtrissures. Mais regardez l’effet de ces trivialités de butors. On
sort de là l’âme remplie de sentiments énergiques ; on a vu les objets eux-mêmes, tels
qu’ils sont, sans déguisement ; on se trouve froissé, mais empoigné par une main
vigoureuse. Cette chaire agit, et en effet, si on la compare à la chaire française,
tel est son caractère. Ces sermons n’ont point l’art et l’artifice, la correction et
la mesure des sermons français ; ils ne sont pas comme eux des monuments de style, de
composition, d’agrément, de science dissimulée, d’imagination tempérée, de logique
déguisée, de goût continu, de proportion exquise, égaux aux harangues du forum romain ou de l’agora athénienne. Ils ne sont point
classiques. C’est qu’ils sont pratiques. Il fallait cette grosse pioche de travail,
rudement maniée et tout encrassée de rouille pédantesque, pour creuser dans cette
civilisation grossière. L’élégant jardinage français n’y eût rien fait. Si Barrow est
redondant, Tillotson pesant, South trivial, le reste illisible, ils sont tous
convaincants ; leurs discours ne sont point des modèles d’éloquence, mais des
instruments d’édification. Leur gloire n’est point dans leurs livres, mais dans leurs
œuvres. Ils ont fait des mœurs et non des écrits.
Ce n’est pas tout de former les mœurs, il faut défendre les croyances ; avec le vice
il faut combattre le doute, et la théologie accompagne le sermon. Elle pullule à ce
moment en Angleterre. Anglicans, presbytériens, indépendants, quakers, baptistes,
antitrinitariens, se réfutent « avec autant de cordialité qu’un janséniste damne un
jésuite », et ne se lassent pas de fabriquer des armes de combat. Qu’y a-t-il à
prendre ou à garder dans tout cet arsenal ? En France, du moins, la théologie est
belle ; les plus fines fleurs de l’esprit et du génie s’y sont épanouies sur les
ronces de la scolastique ; si le sujet rebute, la parure attire. Pascal et Bossuet,
Fénelon et La Bruyère, Voltaire, Diderot et Montesquieu, amis et ennemis, tous y ont
prodigué toutes leurs perles et tout leur or. Sur la trame usée des doctrines arides,
le dix-septième siècle a brodé une majestueuse étole de pourpre et de soie, et le
dix-huitième siècle qui la chiffonne et la déchire, la disperse en milliers de fils
d’or qui chatoient comme une robe de bal. Ici tout est lourd, sec et triste ; les
grands hommes eux-mêmes, Addison et Locke, lorsqu’ils se mêlent de défendre le
christianisme, deviennent plats et ennuyeux. Depuis Chillingworth jusqu’à Paley, les
apologies, réfutations, expositions, discussions, pullulent et font bâiller ; ils
raisonnent bien, et c’est tout. Le théologien entre en campagne contre les papistes au
dix-septième siècle, contre les déistes au dix-huitième836, en tacticien, selon les règles, prend position sur un principe,
établit tout à l’entour une maçonnerie d’arguments, recouvre le tout de textes, et
chemine paisiblement sous terre dans les longs boyaux qu’il a creusés ; on approche,
et l’on voit sortir une sorte de pionnier pâle, le front contracté, les mains roidies,
les habits sales ; il se croit à l’abri de toute attaque ; ses yeux fichés en terre
n’ont pas vu à côté de son bastion le large chemin commode par lequel l’ennemi va le
tourner et le surprendre. Une sorte de médiocrité incurable les retient la bêche à la
main dans des tranchées où personne ne passera. Ils n’entendent ni leurs textes ni
leurs formules. Ils sont impuissants dans la critique et la philosophie. Ils traitent
les figures poétiques des Écritures, les audaces de style, les à-peu-près de
l’improvisation, les émotions hébraïques et mystiques, les subtilités et les
abstractions de la métaphysique alexandrine, avec une précision de juristes et de
psychologues. Ils veulent absolument faire de l’Évangile un code exact de
prescriptions et de définitions combinées par des législateurs en parlement. Ouvrez le
premier venu, un des plus anciens, John Hales. Il un passage de saint
Matthieu où il est question d’une chose défendue le jour du sabbat. Quelle était cette
chose ? « Était-ce d’aller dans le blé ? ou d’en éplucher les épis ? ou d’en
manger ? » Là-dessus les divisions et les argumentations pleuvent par myriades837. Prenez les plus célèbres. Sherlock, appliquant la psychologie
nouvelle, invente une explication de la Trinité, et suppose trois âmes divines,
chacune d’elles ayant conscience de ce qui se passe dans les deux autres.
Stillingfleet réfute Locke, qui pensait que l’âme, à la résurrection, quoique ayant un
corps, n’aura peut-être pas précisément le corps dans lequel elle aura vécu. Allez
jusqu’au plus illustre, au savant Clarke, mathématicien, philosophe, érudit,
théologien : il s’occupe à refaire l’arianisme. Le grand Newton lui-même
l’Apocalypse et prouve que le pape est l’Antechrist. Ils ont beau avoir du génie ; dès
qu’ils touchent à la religion, ils redeviennent surannés, bornés ; ils n’avancent pas,
ils sont aheurtés, et obstinément choquent leur tête à la même place. Génération après
génération, ils viennent s’enterrer dans le trou héréditaire avec une patience et une
conscience anglaises, pendant qu’une lieue plus loin l’ennemi défile : cependant on
consulte dans le trou ; on le fait carré, puis rond, on le revêt de pierres, puis de
briques, et on s’étonne de voir que malgré tous ces expédients l’ennemi avance
toujours. J’ai lu une foule de ces traités, et je n’en ai pas retiré une idée. On
s’afflige de voir tant de travail perdu ; on s’étonne que, pendant tant de
générations, des hommes si vertueux, si zélés, si réfléchis, si loyaux, si bien munis
de lectures, si bien exercés par la discussion, ne soient parvenus qu’à remplir des
bas-fonds de bibliothèques. On rêve tristement à cette seconde scolastique, et l’on
finit par découvrir que si elle s’est trouvée sans effet dans le royaume de la
science, c’est qu’elle ne s’employait véritablement qu’à féconder le royaume de
l’action.
Tous ces spéculatifs ne sont tels qu’en apparence. Ce sont des apologistes et non pas
des chercheurs. Ils se préoccupent non de la vérité, mais de la morale838. Ils s’alarmeraient de traiter Dieu comme une hypothèse et la
Bible comme un document. Ils verraient une disposition vicieuse dans la large
indifférence du critique et du philosophe. Ils auraient des remords de conscience,
s’ils se lançaient sans arrière-pensée dans le libre examen. En effet, il y a une
sorte de péché dans l’examen vraiment libre, puisqu’il suppose le doute, chasse le
respect, pèse le bien et le mal dans la même balance, et accepte également toutes les
doctrines, scandaleuses ou édifiantes, sitôt qu’elles sont prouvées. Ils écartent ces
spéculations dissolvantes ; ils les regardent comme des occupations d’oisifs ; ils ne
cherchent dans le raisonnement que des motifs et des moyens de se bien conduire. Ils
ne l’aiment pas pour lui-même, ils le répriment dès qu’il veut être indépendant ; ils
exigent que la raison soit chrétienne et protestante, ils la démentiraient sous une
autre forme ; ils la réduisent à l’humble rôle de servante, et lui donnent pour
souverain leur sens intime biblique et utilitaire. En vain, au commencement du siècle,
les libres penseurs s’élèvent ; quarante ans plus tard839, ils sont noyés
dans l’oubli. Le déisme et l’athéisme ne sont ici qu’une éruption passagère que le
mauvais air du grand monde et le trop-plein des forces natives développent à la
surface du corps social. Les professeurs d’irréligion, Toland, Tindal, Mandeville,
Bolingbroke, rencontrent des adversaires plus forts qu’eux. Les chefs de la
philosophie expérimentale840, les
plus doctes et les plus accrédités entre les érudits du siècle841, les écrivains les plus spirituels,
les plus aimés et les plus habiles842, toute l’autorité de la science et du génie s’emploie à les
abattre. Les réfutations surabondent. Chaque année, selon la fondation de Robert
Boyle, des hommes célèbres par leur talent ou leur savoir viennent prêcher à Londres
huit sermons « pour établir la religion chrétienne contre les athées, les théistes,
les païens, les mahométans et les juifs. » Et ces apologies sont solides, capables de
convaincre un esprit libéral, infaillibles pour convaincre un esprit moral. Les
ecclésiastiques qui les écrivent, Clarke, Bentley, Law, Watt, Warburton, Butler, sont
au niveau de la science et de l’intelligence laïques. Par surcroît les laïques les
aident. Addison compose la Défense du Christianisme, Locke la Conformité du Christianisme et de la Raison, Ray la Sagesse de Dieu manifestée dans les œuvres de la création. Par-dessus ce
concert de voix graves perce une voix stridente : Swift, de sa terrible ironie,
complimente les coquins élégants qui ont eu la salutaire idée d’abolir le
christianisme. Quand ils seraient dix fois plus nombreux, ils n’en viendraient pas à
bout ; car ils n’ont pas de doctrine qu’ils puissent mettre à sa place. La haute
spéculation, qui seule peut en tenir lieu, s’est montrée ou déclarée impuissante. De
toutes parts les conceptions philosophiques avortent ou languissent. Si Berkeley en
rencontre une, la suppression de la matière, c’est isolément, sans portée publique,
par un coup d’État théologique, en homme pieux qui veut ruiner par la base
l’immoralité et le matérialisme. Newton atteint tout au plus une idée manquée de
l’espace, il n’est que mathématicien. Locke, presque aussi pauvre843, tâtonne, hésite, n’a
guère que des conjectures, des doutes, des commencements d’opinion que tour à tour il
avance et retire, sans en voir les suites lointaines, et surtout sans rien pousser à
bout. En somme, il s’interdit les hautes questions et se trouve fort porté à nous les
interdire. Il a fait son livre pour savoir « quels objets sont à notre portée ou
au-dessus de notre compréhension. » Ce sont nos limites qu’il cherche ; il les
rencontre vite et ne s’en afflige guère. Enfermons-nous dans notre petit domaine et
travaillons-y diligemment. « Notre affaire en ce monde n’est pas de connaître toutes
choses, mais celles qui regardent la conduite de notre vie. » Si Hume, plus hardi, va
plus loin, c’est sur la même route ; il ne conserve rien de la haute science ; c’est
la spéculation entière qu’il abolit ; à son avis, nous ne connaissons ni substances,
ni causes, ni lois ; quand nous affirmons qu’un fait est attaché à un fait, c’est
gratuitement, sans preuve valable, par la force de la coutume ; « les événements
semblent être par nature isolés et séparés844 » ; si nous leur attribuons un lien, c’est notre imagination
qui le fabrique ; il n’y a de vrai que le doute ; encore faut-il en douter ; la
conclusion est que nous ferons bien de purger notre esprit de toute théorie et de ne
croire que pour agir. Examinons nos ailes, mais pour les couper, et bornons-nous à
marcher avec nos jambes. Un pyrrhonisme aussi achevé n’est bon qu’à rejeter le public
vers les croyances établies. En effet, l’honnête Reid s’alarme ; il voit la société
qui se dissout, Dieu qui disparaît en fumée, la famille qui s’évapore en hypothèses :
il réclame en père de famille, en bon citoyen, en homme religieux, et institue le sens
commun comme souverain juge de la vérité. Rarement, je crois, dans ce monde la
spéculation est tombée plus bas. Reid n’entend même pas les systèmes qu’il discute ;
il lève les bras au ciel quand il essaye d’exposer Aristote et Leibnitz. Si quelque
corps municipal commandait un système, ce serait cette philosophie de marguilliers. Au
fond, les gens de ce pays ne se soucient pas de la métaphysique ; pour les intéresser,
il faut qu’elle se réduise à la psychologie. À ce titre, elle est une science
d’observation, positive et utile comme la botanique ; encore les meilleurs fruits
qu’ils en retirent, c’est la théorie des sentiments moraux. C’est dans ce domaine que
Shaftesbury, Hutcheson, Price, Smith, Ferguson et Hume lui-même travaillent de
préférence ; c’est là qu’ils ont trouvé leurs idées les plus originales et les plus
durables. Sur ce point l’instinct public est si fort qu’il enrôle les plus
indépendants à son service, et ne leur permet de découvertes que celles qui tournent à
son profit. Sauf deux ou trois, littérateurs par excellence, et qui d’esprit sont
français ou francisés, ils ne se préoccupent que de morale. C’est cette pensée qui
rallie autour du christianisme toutes les forces que Voltaire tourne contre lui en
France. Ils le défendent tous au même titre, comme lien de la société civile et comme
appui de la vertu privée. Jadis l’instinct le soutenait ; à présent l’opinion le
consacre, et c’est la même force secrète qui, par un travail insensible, ajoute
maintenant l’autorité de l’opinion à la pression de l’instinct. C’est le sens moral
qui, après lui avoir gardé la fidélité des basses classes, lui a conquis l’assentiment
des hautes intelligences. C’est le sens moral qui de la conscience publique le fait
passer dans le monde littéraire, et de populaire le rend officiel.
À regarder de loin la constitution anglaise, on ne se douterait guère de cette
inclination publique ; à regarder de près la constitution, on l’aperçoit d’abord. Elle
semble un amas de priviléges, c’est-à-dire d’injustices consacrées ; la vérité est
qu’elle est un corps de contrats, c’est-à-dire de droits reconnus. Chacun a le sien,
petit ou grand, qu’il défend de toute sa force. Ma terre, mon bien, mon droit garanti
par ma charte, quel qu’il soit, suranné, indirect, inutile, privé, public, personne
n’y touchera, ni roi, ni lords, ni communes ; il s’agit d’un écu, je le défendrai
comme un million : c’est ma personne qu’on entame. Je quitterai mes affaires, je
perdrai mon temps, je jetterai mon argent, j’entreprendrai des ligues, je payerai des
amendes, j’irai en prison, je mourrai à la peine : il n’importe ; je n’aurai pas fait
de lâcheté, je n’aurai pas plié sous l’injustice, je n’aurai pas cédé une seule
parcelle de mon droit.
C’est par ce sentiment qu’on conquiert et qu’on garde la liberté politique. C’est ce
sentiment qui, après avoir renversé Charles Ier et Jacques II, se
précise en principes dans la déclaration de 1688, et se développe chez Locke en
démonstrations845. Au commencement de toute société, dit-il, il faut poser
l’indépendance de l’homme. Chacun a par nature et primitivement le droit d’acquérir,
de juger, de punir, de faire la guerre, de gouverner sa famille et ses gens. La
société n’est qu’un contrat ultérieur entre de petits souverains préétablis, qui,
ayant traité et transigé entre eux, « conviennent de former une communauté pour vivre
avec sûreté, paix et bien-être les uns avec les autres, pour jouir avec sécurité de
leurs biens, et pour être mieux protégés contre ceux qui ne sont pas de leur ligue.
Ceux qui sont unis en un seul corps, qui ont une loi commune établie et une judicature
à laquelle ils puissent en appeler, et en outre une autorité pour punir les
délinquants, sont en société civile les uns avec les autres846. » Des
arbitres, des règles d’arbitrage, voilà tout ce que leur fédération peut leur imposer.
Ce sont des hommes libres qui, ayant traité entre eux, sont encore libres. Leur
société ne fonde pas leurs droits, elle les garantit. Et les actes officiels
soutiennent ici la théorie abstraite. Quand le Parlement déclare le trône vacant, son
premier argument est que le roi a violé « le contrat originel » par lequel il était
roi. Quand les communes intentent un procès à Sacheverell, c’est pour soutenir
publiquement847 que « la constitution d’Angleterre est fondée sur un
contrat, et que les sujets de ce royaume ont, dans leurs diverses capacités publiques
et privées, un titre aussi légal à la possession des droits qui leur sont reconnus par
la loi que le prince à la possession de la couronne. » Quand lord Chatam défend
l’élection de Wilkes, c’est en établissant que « les droits des moindres sujets comme
ceux des plus grands reposent sur la même base, l’inviolabilité de la loi commune, et
que, si le peuple perd ses droits, ceux de la pairie deviendront bientôt
insignifiants848. » Ce n’est
point une supposition, ni une philosophie qui les fonde, c’est un acte et un fait,
j’entends la grande Charte, la Pétition des droits, l’acte de l’habeas
corpus, et tout le corps des lois votées en parlement. Ces droits sont là,
inscrits sur des parchemins, consacrés dans des archives, signés, scellés,
authentiques ; celui du fermier et celui du prince sont couchés sur la même page, de
la même encre, par le même scribe ; tous deux traitent de pair sur ce vélin ; la main
gantée y touche la main calleuse. Ils ont beau être inégaux, ils ne le sont que par
accord réciproque ; le paysan est aussi maître dans sa chaumière, avec son pain de
seigle et ses neuf shillings par semaine849, que le duc de Marlborough dans son Blenheim-Castle, avec ses
quatre-vingt-dix mille livres sterling par an de places et de pensions.
Voilà des hommes debout et prêts à se défendre. Suivez ce sentiment du droit dans le
détail de la vie politique ; la force du tempérament brutal et des passions
concentrées ou sauvages vient lui fournir des armes. Si vous assistez à une élection,
la première chose que vous aperceviez, ce sont des tables pleines850. On s’empiffre aux frais du candidat ;
l’ale, le gin et l’eau-de-vie coulent en plein air ; la mangeaille descend dans les
ventres électoraux, les trognes deviennent rouges. Mais en même temps elles deviennent
furieuses. « À chaque verre qu’ils entonnent, leur animosité croît. Maint honnête
homme, qui auparavant était aussi inoffensif qu’un lapin apprivoisé, une fois rempli,
devient aussi dangereux qu’une couleuvrine chargée. » Le débat devient une lutte, et
l’instinct batailleur, une fois lâché, a besoin de coups. Les candidats s’enrouent
l’un contre l’autre. On les promène en l’air sur des fauteuils, au grand péril de leur
cou ; la foule hue, applaudit et s’échauffe par le mouvement, la contradiction, le
tapage ; les grands mots patriotiques ronflent, la colère et la boisson enflent les
veines, les poings se serrent, les gourdins travaillent, et des passions de
bouledogues manœuvrent les grands intérêts du pays ; qu’on prenne garde de les tourner
contre soi : lords, communes ou roi, elles n’épargneront personne, et quand le
gouvernement voudra opprimer un homme en dépit d’elles, elles contraindront le
gouvernement à abroger sa loi.
On ne les musellera pas, car elles s’enorgueillissent de ne pas être muselées.
L’orgueil ici s’ajoute à l’instinct pour défendre le droit. Chacun sent que « sa
maison est son château », et que la loi veille à sa porte. Chacun se dit qu’il est à
l’abri de l’insolence privée, que l’arbitraire public n’arrivera pas jusqu’à lui,
qu’il « a son corps », qu’il peut répondre à des coups par des coups, à des blessures
par des blessures, qu’il sera jugé par un jury indépendant et d’après une loi commune
à tous. « Quand un homme en Angleterre, dit Montesquieu, aurait autant d’ennemis qu’il
a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien. Les lois n’y étant pas faites
pour un particulier plutôt que pour un autre, chacun se regarde comme monarque, et les
hommes dans cette nation sont plutôt des confédérés que des concitoyens. » Cela va si
loin, « qu’il n’y a guère de jour où quelqu’un ne perde le respect au roi
d’Angleterre… Dernièrement milady Bell Molineux, maîtresse fille, envoya arracher les
arbres d’une petite pièce de terre que la reine avait achetée pour Kensington, et lui
fit procès sans avoir jamais voulu, sous quelque prétexte, s’accommoder avec elle, et
fit attendre le secrétaire de la reine trois heures… » Quand ils viennent en France,
ils sont tout étonnés de voir le régime du bon plaisir, la Bastille, les lettres de
cachet, un gentilhomme qui n’ose résider sur sa terre, à la campagne, par crainte de
l’intendant ; un écuyer de la maison du roi qui, pour une coupure de rasoir, tue
impunément un pauvre barbier851. Chez eux, « aucun citoyen ne craint aucun citoyen. »
Causez avec le premier venu, vous verrez combien cette sécurité relève leurs cœurs et
leurs courages. Tel matelot qui mène Voltaire en barque, et demain sera pressé pour la flotte, se préfère à lui et le regarde avec compassion en
recevant son écu. L’énormité de l’orgueil éclate à chaque pas et à chaque page. Un
Anglais, dit Chesterfield, se croit en état de battre trois Français. Ils diraient
volontiers qu’ils sont, dans le troupeau des hommes, comme des taureaux dans un
troupeau de bœufs. Vous les entendez s’enorgueillir de leurs coups de poing, de leur
viande, de leur ale, de tout ce qui peut entretenir la force et la fougue de la
volonté virile. « Le roastbeef et la bière852 font des bras plus forts que l’eau claire et les grenouilles. » Aux
yeux de la foule, leurs voisins sont des perruquiers affamés, papistes et serfs,
sortes de créatures inférieures qui n’ont ni la propriété de leurs corps ni le
gouvernement de leurs consciences, marionnettes et machines dans la main d’un maître
et d’un prêtre. Pour eux, ils sont « les princes de l’espèce humaine. » « Je les vois
passer, l’orgueil dans le maintien, le défi dans les yeux, tendus vers de hauts
desseins, troupe sérieuse et pensive. Les formes ne les ont point polis ; ils sortent
intacts des mains de la nature, âpres dans leur hardiesse native de cœur, fidèles à ce
qu’ils croient le juste, supérieurs à la contrainte. Chez eux, le paysan lui-même se
glorifie de surveiller ses droits et apprend à vénérer son titre d’homme853. »
Des hommes ainsi faits peuvent se passionner pour les affaires publiques, car ce sont
leurs affaires ; en France, ce ne sont que les affaires du roi et de Mme de
Pompadour854. Ici,
les partis sont ardents comme les sectes : gens de la haute et de la basse Église,
capitalistes et propriétaires fonciers, noblesse de cour et châtelains rustiques, ils
ont leurs dogmes, leurs théories, leurs mœurs et leurs haines, comme les
presbytériens, les anglicans et les quakers. Le squire de campagne
déblatère, après boire, contre la maison de Hanovre, et porte la santé du roi au-delà
de l’eau ; le whig de la ville, le 13 janvier, porte celle de l’homme au masque855, et ensuite de
l’homme qui fera la même chose sans masque. Ils se sont emprisonnés, exilés, décapités
tour à tour, et le Parlement retentit tous les jours de la fureur de leurs invectives.
La vie politique, comme la vie religieuse, surabonde et déborde, et ses explosions ne
font que marquer la force de la flamme qui l’entretient. L’acharnement des partis dans
l’État comme dans la foi est une preuve de zèle ; la tranquillité constante n’est que
l’indifférence générale, et s’ils se battent aux élections, c’est qu’ils prennent
intérêt aux élections. Ici, « un couvreur se fait apporter sur les toits la gazette
pour la lire. » Un étranger qui lirait les journaux « croirait le pays à la veille
d’une révolution. » Quand le gouvernement fait une démarche, le public se sent
engagé ; c’est son honneur et c’est son bien dont le ministre dispose ; que le
ministre prenne garde à lui, s’il en dispose mal. Chez nous, M. de Conflans, qui par
lâcheté a perdu sa flotte, en est quitte pour une épigramme ; ici, l’amiral Byng, qui
par prudence a évité de risquer la sienne, est fusillé. Chacun, dans sa condition et
selon sa force, prend part aux affaires ; la populace casse la tête des gens qui ne
veulent pas boire à la santé de Sacheverell ; les gentilshommes viennent en cavalcade
à sa rencontre. Toujours quelque favori ou ennemi public provoque des démonstrations
publiques. C’est Pitt, que le peuple acclame, et sur qui « les municipalités font
pleuvoir « des boîtes d’or. » C’est Grenville, que l’on va siffler au sortir de la
chambre. C’est lord Bute, que la reine aime, qu’on hue, et dont on brûle les emblèmes,
une botte et une jupe. C’est le duc de Bedford, dont le palais est attaqué par une
émeute, et ne peut être défendu que par une garnison de fantassins et de cavaliers.
C’est Wilkes, dont le gouvernement a saisi les papiers, et à qui le jury assigne sur
le gouvernement une indemnité de mille pounds. Chaque matin, les
journaux et les pamphlets viennent discuter les affaires, juger les caractères,
invectiver par leur nom les lords, les orateurs, les ministres, le roi lui-même. Qui
veut parler, parle. Dans ce tumulte d’écrits et de ligues, l’opinion grossit, s’enfle
comme une vague, et, tombant sur le Parlement et la cour, noie les intrigues et
entraîne les dissentiments. Au fond, en dépit des bourgs pourris, c’est elle qui
gouverne. Le roi a beau être obstiné, les grands ont beau faire des ligues ; sitôt
qu’elle gronde, tout plie ou craque. Les deux Pitt ne montent si haut que parce qu’ils
sont portés par elle, et l’indépendance de l’individu aboutit à la souveraineté de la
nation.
Dans un pareil état, « toutes les passions étant libres856, la haine, l’envie, la jalousie,
l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraissent dans toute leur étendue. »
Jugez de la force, et de la séve avec lesquelles l’éloquence doit s’y implanter et
végéter. Pour la première fois depuis la ruine de la tribune antique, elle a trouvé le
sol dans lequel elle peut s’enraciner et vivre, et une moisson d’orateurs se lève,
égale, par la diversité des talents, par l’énergie des convictions et par la
magnificence du style, à celle qui couvrit jadis l’agora grecque et
le forum romain. Depuis longtemps, il semblait que la liberté de
discussion, la pratique des affaires, l’importance des intérêts engagés et la grandeur
des récompenses offertes dussent provoquer sa croissance ; mais elle avortait,
encroûtée dans la pédanterie théologique, ou restreinte dans les préoccupations
locales, et le secret des séances parlementaires lui ôtait la moitié de sa force en
lui ôtant la plénitude du jour. Voici qu’enfin la lumière se fait ; une publicité
d’abord incomplète, puis entière, donne au Parlement la nation pour auditoire. Le
discours s’élève et s’élargit en même temps que le public se dégrossit et se
multiplie. L’art classique, devenu parfait, fournit la méthode et les développements.
La culture moderne fait entrer dans le raisonnement technique la liberté des
entretiens et l’ampleur des idées générales. Au lieu d’argumenter, ils conversent ; de
procureurs ils deviennent orateurs. Avec Addison, avec Steele et Swift, le goût et le
génie font irruption dans la polémique. Voltaire ne sait « si les harangues méditées
qu’on prononçait autrefois dans Athènes et dans Rome l’emportent sur les discours non
préparés du chevalier Windham, de lord Carteret » et de leurs rivaux. Enfin le
discours achève de percer la sécheresse des questions spéciales et la froideur de
l’action compassée857 qui l’ont comprimé si
longtemps ; il déploie audacieusement et irrégulièrement sa force et son luxe, et l’on
voit paraître, en face des jolis abbés de salon qui arrangent en France des
compliments d’académie, la mâle éloquence de Junius, de lord Chatam, de Fox, de Pitt,
de Burke et de Sheridan.
Je n’ai point à raconter leurs vies, ni à développer leurs caractères ; il faudrait
entrer dans le détail politique. Trois d’entre eux, lord Chatam, Fox et Pitt, ont été
ministres858, et leur éloquence
est une portion de leur pouvoir et de leur action. Elle appartient à ceux qui
raconteront les affaires qu’ils ont conduites ; je ne puis qu’en marquer le ton et
l’accent.
Un souffle , une sorte de frémissement de volonté tendue, court à
travers toutes ces harangues. Ce sont des hommes qui parlent, et ils parlent comme
s’ils combattaient. Ni ménagements, ni politesse, ni retenue. Ils sont déchaînés, ils
se livrent, ils se lancent, et s’ils se contiennent, ce n’est que pour frapper plus
impitoyablement et plus fort. Lorsque Pitt remplit pour la première fois la chambre
des communes de sa voix vibrante, il avait déjà son indomptable audace. En vain
Walpole essaya « de le museler », puis de l’accabler ; son sarcasme lui fut renvoyé
avec une prodigalité d’outrages, et le tout-puissant ministre plia, souffleté sous la
vérité de la poignante insulte que le jeune homme lui infligeait. Une hauteur
d’orgueil qui ne fut surpassée que par celle de son fils, une arrogance qui réduisait
ses collègues à l’état de subalternes, un patriotisme romain qui réclamait pour
l’Angleterre la tyrannie universelle, une ambition qui prodiguait l’argent et les
hommes, communiquait à la nation sa rapacité et sa fougue, et n’apercevait de repos
que dans les perspectives lointaines de la gloire éblouissante et de la puissance
illimitée, une imagination qui transportait dans le Parlement la véhémence de la
déclamation théâtrale, les éclats de l’inspiration saccadée, la témérité des images
poétiques, voilà les sources de son éloquence :
Hier encore l’Angleterre eût pu se tenir debout contre le monde ; aujourd’hui,
« personne si pauvre qui lui rende hommage !… » Milords, vous ne pouvez pas conquérir
l’Amérique. Nous serons forcés à la fin de nous rétracter ; rétractons-nous pendant
que nous le pouvons encore, avant que nous y soyons forcés. Je dis que nous devons
nécessairement abroger ces violents actes oppressifs ; ils doivent être rappelés, vous
les rappellerez, je m’y engage d’honneur ; vous finirez par les rappeler, j’y joue ma
réputation ; je consentirai à être pris pour un idiot, si à la fin ils ne sont pas
rappelés !… Vous avez beau enfler toute dépense et tout effort, accumuler et empiler
tous les secours que vous pourrez acheter ou emprunter, trafiquer ou brocanter avec
chaque petit misérable prince allemand qui vend et expédie ses sujets aux boucheries
des princes étrangers : vos efforts sont pour toujours vains et impuissants,
doublement impuissants par l’aide mercenaire qui vous sert d’appui, car elle irrite
jusqu’à un ressentiment incurable l’âme de vos ennemis. Quoi ! lancer sur eux les fils
mercenaires de la rapine et du pillage ! les dévouer, eux et leurs possessions, à la
rapacité d’une cruauté soudoyée ! Si j’étais Américain comme je suis Anglais, tant
qu’un bataillon étranger aurait le pied sur mon pays, je ne poserais pas mes armes !
Jamais, jamais, jamais ! Mais, milords, quel est l’homme qui, pour combler ces hontes
et ces méfaits de notre armée, a osé autoriser et associer à nos armes le tomahawk et
le couteau à scalper du sauvage ! Appeler dans une alliance civilisée le sauvage
féroce et inhumain des forêts, — lancer contre nos établissements, parmi nos
parentés, nos anciennes amitiés, le cannibale impitoyable qui a soif du sang des
hommes, des femmes et des enfants, — désoler leur pays, vider leurs demeures,
extirper leur race et leur nom par ces horribles chiens d’enfer de la guerre sauvage !
milords, ces énormités crient et appellent tout haut réparation et punition ! Si on ne
les efface à fond et tout entières, il y aura une tache sur notre réputation
nationale. C’est une violation de la constitution : je crois que cela est contre la
loi859.
Il y a quelque chose de Milton et de Shakspeare dans cette pompe tragique, dans cette
solennité passionnée, dans l’éclat sombre et violent de ce style surchargé et trop
fort. C’est de cette pourpre superbe et sanglante que se parent les passions
anglaises ; c’est sous les plis de ce drapeau qu’elles se rangent en bataille,
d’autant plus puissantes qu’au milieu d’elles il y en a une toute sainte, le sentiment
du droit, qui les rallie, les emploie et les ennoblit.
Je me réjouis que l’Amérique ait résisté ; trois millions d’hommes assez morts à tous
les sentiments de liberté pour souffrir volontairement qu’on les fasse esclaves
auraient été des instruments convenables pour rendre le reste esclave aussi… L’esprit
qui maintenant résiste à vos taxes en Amérique est le même qui autrefois s’est opposé
en Angleterre aux dons gratuits, à la taxe des vaisseaux ; c’est le même esprit qui a
dressé l’Angleterre sur ses pieds, et par le bill des droits a revendiqué la
constitution anglaise ; c’est le même esprit qui a établi ce grand, ce fondamental et
essentiel principe de vos libertés, que nul sujet de l’Angleterre ne peut être taxé
que de son propre consentement. Ce glorieux esprit whig anime en Amérique trois
millions d’hommes qui préfèrent la pauvreté avec la liberté à des chaînes dorées et à
la richesse ignoble, et qui mourront pour la défense de leurs droits en hommes et en
hommes libres… Comme Anglais par naissance et par principes, je reconnais aux
Américains un droit suprême et inaliénable sur leur propriété, un droit par lequel ils
sont justifiés à la défendre jusqu’à la dernière extrémité860.
Si Pitt sent son droit, il sent aussi celui des autres ; c’est avec cette idée qu’il
a remué et manié l’Angleterre. Il en appelait aux Anglais contre eux-mêmes ; et, en
dépit d’eux-mêmes, ils reconnaissaient leur plus cher instinct dans cette maxime, que
chaque volonté humaine est inviolable dans sa province limitée et légale, et qu’elle
doit se dresser tout entière contre la plus petite usurpation.
Des passions effrénées et le plus viril sentiment du droit, voilà l’abrégé de toute
cette éloquence. Au lieu d’un orateur, homme public, prenez un écrivain, simple
particulier ; voyez ces lettres de Junius861 qui, au milieu de l’irritation et des
inquiétudes nationales, tombèrent une à une comme des gouttes de feu sur les membres
fiévreux du corps politique. Si celui-ci serre ses phrases et choisit ses épithètes,
ce n’est point par amour du style, c’est pour mieux imprimer l’insulte. Les artifices
oratoires deviennent entre ses mains des instruments de supplice, et lorsqu’il lime
ses périodes c’est pour enfoncer plus avant et plus sûrement le couteau ; avec quelle
audace d’invective, avec quelle roideur d’animosité, avec quelle ironie corrosive et
brûlante, appliquée sur les parties les plus secrètes de la vie privée, avec quelle
insistance inexorable de persécution calculée et méditée, les textes seuls pourront le
dire : « Milord, écrit-il au duc de Bedford, vous êtes si peu accoutumé à recevoir du
public quelque marque de respect ou d’estime, que si dans les lignes qui suivent un
compliment ou un terme d’approbation venait à m’échapper, vous le prendrez, je le
crains, pour un sarcasme lancé contre votre réputation établie ou peut-être pour une
insulte infligée à votre discernement862… » « Il y a quelque chose, écrit-il au duc de Grafton,
dans votre caractère et dans votre conduite qui vous distingue non-seulement de tous
les autres ministres, mais encore de tous les autres hommes : ce n’est pas seulement
de faire le mal par dessein, mais encore de n’avoir jamais fait le bien par méprise ;
ce n’est pas seulement d’avoir employé avec un égal dommage votre indolence et votre
activité, c’est encore d’avoir pris pour principe premier et uniforme, et, si je puis
l’appeler ainsi, pour génie dominant de votre vie, le talent de traverser tous les
changements et toutes les contradictions possibles de conduite, sans que jamais
l’apparence ou l’imputation d’une vertu ait pu s’appliquer à votre personne, ni que
jamais la versatilité la plus effrénée ait pu vous tromper et vous séduire jusqu’à
vous engager dans une seule sage ou honorable action863. » Il continue et
s’acharne ; même lorsqu’il le voit tombé et déshonoré, il s’acharne encore. Il a beau
avouer tout haut qu’en l’état où il est, son ennemi « désarmerait une rancune
privée » ; il redouble. « Pour ma part, je ne prétends point comprendre ces prudentes
formes du décorum, ces douces règles de discrétion que certaines gens essayent de
concilier avec la conduite des plus grandes et des plus hasardeuses affaires. Je
dédaignerais de pourvoir mon avenir d’un asile ou de conserver des égards pour un
homme qui ne garde point de ménagements avec la nation. Ni l’abjecte soumission avec
laquelle il déserte son poste à l’heure du danger, ni même l’inviolable bouclier de
lâcheté dont il se couvre, ne le protégeraient. Je le poursuivrais jusqu’au bout de ma
vie et je tendrais le dernier effort de ma volonté pour sauver de l’oubli son opprobre
éphémère et pour rendre immortelle l’infamie de son nom864. »
Excepté Swift, y a-t-il une créature humaine qui ait plus volontairement concentré et
aigri dans son cœur le poison de la haine ? Celle-ci n’est point vile cependant, car
elle se croit au service du juste. Au milieu de leurs excès, c’est cette persuasion
qui les relève ; ils se déchirent, mais ils ne rampent pas ; quel que soit
l’adversaire, ils se tiennent debout devant lui.
Sire, écrit Junius au roi, c’est le malheur de votre vie et la cause originelle de
tous les reproches et de toutes les calamités qui ont accompagné votre gouvernement,
que vous n’avez jamais connu le langage de la vérité, tant que vous ne l’avez point
entendu dans les plaintes de votre peuple. Il n’est point trop tard cependant pour
corriger l’erreur de votre éducation. Nous sommes encore disposés à tenir un compte
indulgent des pernicieuses leçons que vous avez reçues dans votre jeunesse et à fonder
les plus hautes espérances sur la bienveillance naturelle de vos inclinations. Nous
sommes loin de vous croire capable d’un dessein délibéré et d’un attentat direct
contre les droits originels sur lesquels toutes les libertés civiles et politiques de
vos sujets sont assises. Si nous avions pu nourrir un soupçon si déshonorant pour
votre renommée, nous aurions depuis longtemps adopté un style de remontrances fort
éloigné de l’humilité de la plainte. Le peuple d’Angleterre est fidèle à la maison de
Hanovre, non parce qu’il préfère vainement une famille à une autre, mais parce qu’il
est convaincu que l’établissement de cette famille était nécessaire au maintien de ses
libertés civiles et religieuses. Le prince qui imite la conduite des Stuarts doit être
averti par leur exemple, et pendant qu’il se glorifie de la solidité de son titre, il
fera bien de se souvenir que, si sa couronne a été acquise par une révolution, elle
peut être perdue par une autre865.
Cherchons des génies moins âpres, et tâchons de rencontrer un accent plus doux. Il y
a un homme, Charles Fox, qui s’est trouvé heureux dès le berceau, qui a tout appris
sans études, que son père a élevé dans la prodigalité et l’insouciance, que, dès vingt
et un ans, la voix publique a désigné comme le prince de l’éloquence et le chef d’un
grand parti, libéral, humain, sociable, fidèle aux généreuses espérances, à qui ses
ennemis eux-mêmes pardonnaient ses fautes, que ses amis adoraient, que le travail
n’avait point lassé, que les rivalités n’avaient point aigri, que le pouvoir n’avait
point gâté, amateur de la conversation, des lettres, du plaisir, et qui a laissé
l’empreinte de son riche génie dans l’abondance persuasive, dans le beau naturel, dans
la clarté et la facilité continue de ses discours. Le voici qui prend la parole,
pensez aux ménagements qu’il doit garder ; c’est un homme d’État, un premier ministre,
qui parle en plein Parlement, qui parle des amis du roi, des lords de la chambre à
coucher, des plus illustres familles du royaume, qui a devant lui leurs alliés et
leurs proches, qui sent que chacune de ses paroles s’enfoncera comme une flèche
ardente dans le cœur et dans l’honneur des cinq cents hommes assis pour l’écouter. Il
n’importe, on l’a trahi ; il veut punir les traîtres, et voici à quel pilori il
attache « les janissaires d’antichambre » qui, par ordre du prince, viennent de
déserter au milieu du combat :
Le domaine entier du langage ne fournit pas de termes assez forts et assez poignants
pour marquer le mépris que je ressens pour leur conduite. C’est un aveu effronté
d’immoralité politique, comme si cette espèce de trahison était moindre qu’aucune
autre. Ce n’est pas seulement une dégradation d’un rang qui ne devrait être occupé que
par la loyauté la plus pure et la plus exemplaire ; c’est un acte qui les fait déchoir
de leurs droits à la renommée de gentilshommes, et les réduit au niveau des plus bas
et des plus vils de leur espèce, qui insulte à la noble et ancienne indépendance
caractéristique de la pairie anglaise, et qui est calculé pour déshonorer et avilir la
législature anglaise aux yeux de toute l’Europe et devant la plus lointaine postérité.
Par quelle magie la noblesse peut-elle ainsi changer le vice en vertu, je ne le sais
pas, et je ne souhaite pas le savoir ; mais en tout autre sujet que la politique, et
parmi toutes autres personnes que des lords de la chambre à coucher, un tel exemple de
la plus grossière perfidie serait flétri, comme il le mérite, par l’infamie et
l’exécration866.
Puis se retournant vers les communes :
Un Parlement ainsi lié et contrôlé, sans cœur et sans liberté, au lieu de limiter la
prérogative de la couronne, l’étend, l’établit et la consolide au-delà de tout
précédent, de toute condition et de toute limite. Mais quand la chambre des communes
anglaises serait si ignominieusement morte à la conscience du poids dont elle doit
peser dans la constitution, quand elle aurait si entièrement oublié ses anciennes
luttes et ses anciens triomphes dans la grande cause de la liberté et de l’humanité,
quand elle serait si indifférente à l’objet et à l’intérêt premier de son institution
originelle, j’ai la confiance que le courage caractéristique de cette nation serait
encore au niveau de cette épreuve ; j’ai la confiance que le peuple anglais serait
aussi jaloux des influences secrètes qu’il est supérieur aux violences ouvertes ; j’ai
la confiance qu’il n’est pas plus disposé à défendre son intérêt contre la déprédation
et l’insulte étrangère qu’à rencontrer face à face et jeter par terre cette
conspiration nocturne contre la constitution867.
Voilà les explosions d’un naturel par excellence doux et aimable ; jugez des autres.
Une sorte d’exagération passionnée règne dans les débats que soulèvent le procès de
Warren Hastings et la Révolution française, dans la rhétorique acrimonieuse et dans la
déclamation outrée de Sheridan, dans le sarcasme impitoyable et dans la pompe
sentencieuse du second Pitt. Ils aiment la vulgarité brutale des couleurs voyantes ;
ils recherchent les grands mots accumulés, les oppositions symétriquement prolongées,
les périodes énormes et retentissantes. Ils ne craignent point de rebuter, et ils ont
besoin de faire effet. La force, c’est là leur trait, et celui du plus grand d’entre
eux, le premier esprit de ce temps, Edmund Burke. « Prenez Burke à partie, disait
Johnson, sur tel sujet qu’il vous plaira ; il est toujours prêt à vous tenir tête. »
Il n’était point entré au Parlement, comme Fox et les deux Pitt, dès l’aurore de la
jeunesse, mais à trente-cinq ans, ayant eu le temps de s’instruire à fond de toutes
choses, savant dans le droit, l’histoire, la philosophie, les lettres, maître d’une
érudition si universelle qu’on l’a comparé à lord Bacon. Mais ce qui le distinguait
entre tous les autres, c’était une large intelligence compréhensive qui, exercée par
des études et des compositions philosophiques868,
saisissait les ensembles, et, par-delà les textes, les constitutions et les chiffres,
apercevait la direction invisible des événements et l’esprit intime des choses, en
couvrant de son dédain « ces prétendus hommes d’État, troupeau profane de manœuvres
vulgaires, qui nient l’existence de tout ce qui n’est point grossier et matériel, et
qui, bien loin d’être capables de diriger le grand mouvement d’un empire, ne sont pas
dignes de tourner une roue dans la machine. » Par-dessus tant de dons, il avait une de
ces imaginations fécondantes et précises qui croient que la connaissance achevée est
une vue intérieure, qui ne quittent point un sujet sans l’avoir revêtu de ses couleurs
et de ses formes ; et qui, traversant les statistiques et le fatras des documents
arides, recomposent et reconstruisent devant les yeux du lecteur un pays lointain et
une nation étrangère avec ses monuments, ses costumes, ses paysages et tout le détail
mouvant des physionomies et des mœurs. À toutes ces puissances d’esprit qui font le
systématique, il ajoutait toutes les énergies du cœur qui font l’enthousiaste. Pauvre,
inconnu, ayant dépensé sa jeunesse à compiler pour les libraires, il était parvenu, à
force de travail et de mérite, avec une réputation pure et une conscience intacte,
sans que les épreuves de sa vie obscure ou les séductions de sa vie brillante eussent
entamé son indépendance ou terni la fleur de sa loyauté. Il apportait dans la
politique une horreur du crime, une vivacité et une sincérité de conscience, une
humanité, une sensibilité, qui ne semblent convenir qu’à un jeune homme. Il appuyait
la société humaine sur des maximes de morale, réclamait pour les sentiments nobles la
conduite des affaires, et semblait avoir pris à tâche de relever et d’autoriser tout
ce qu’il y a de généreux dans le cœur humain. Il avait noblement combattu pour de
nobles causes : contre les attentats du pouvoir en Angleterre, contre les attentats du
peuple en France, contre les attentats des particuliers dans l’Inde. Il avait défendu,
avec des recherches immenses et un désintéressement incontesté, les Hindous tyrannisés
par l’avidité anglaise, et « ces derniers misérables cultivateurs qui survivaient
attachés au sol, le dos écorché par le fermier, puis une seconde fois mis à vif par le
cessionnaire, livrés à une succession de despotismes que leur brièveté rendait plus
rapaces, et flagellés ainsi de verges en verges, tant qu’on leur trouvait une dernière
goutte de sang pour leur extorquer un dernier grain de riz869. » Il s’était fait partout le champion d’un principe et le persécuteur
d’un vice, et on le voyait lancer à l’attaque toutes les forces de son étonnant
savoir, de sa haute raison, de son style splendide, avec l’ardeur infatigable et
intempérante d’un moraliste et d’un chevalier.
Ne le lisez que par grandes masses ; ce n’est qu’ainsi qu’il est grand : autrement
l’outré, le commun, le bizarre vous arrêteront et vous choqueront ; mais si vous vous
livrez à lui, vous serez emporté et entraîné. La masse énorme des documents roule
impétueusement dans un courant d’éloquence. Quelquefois le discours parlé ou écrit n’a
pas trop d’un volume pour déployer le cortége de ses preuves multipliées et de ses
courageuses colères. C’est l’exposé de toute une administration, c’est l’histoire
entière de l’Inde anglaise, c’est la théorie complète des révolutions et de l’état
politique qui arrive comme un vaste fleuve débordant pour choquer, de son effort
incessant et de sa masse accumulée, quelque crime qu’on veut absoudre ou quelque
injustice qu’on veut consacrer. Sans doute il y a de l’écume sur ses remous, il y a de
la bourbe dans son lit ; des milliers d’étranges créatures se jouent tempêtueusement à
la surface ; il ne choisit pas, il prodigue ; il précipite par myriades ses
imaginations pullulantes, emphase et crudités, déclamations et apostrophes,
plaisanteries et exécrations, tout l’entassement grotesque ou horrible des régions
reculées et des cités populeuses que sa science et sa fantaisie infatigables ont
traversées. Il dira, en parlant de ces prêts usuraires à quarante-huit pour cent et à
intérêts composés par lesquels les Anglais ont dévasté l’Inde, que « cette dette forme
l’ignoble sanie putride dans laquelle s’est engendrée toute cette couvée rampante
d’ascarides, avec les replis infinis insatiablement noués nœuds sur nœuds de ces
ténias invincibles qui dévorent la nourriture et rongent les entrailles de l’Inde870. » Rien ne lui paraîtra excessif, ni la description
des supplices, ni l’atrocité des images, ni le cliquetis assourdissant des antithèses,
ni la fanfare prolongée des malédictions, ni la gigantesque bizarrerie des
bouffonneries. Entre ses mains, le duc de Bedford, qui lui a reproché sa pension,
deviendra, « parmi les créatures de la couronne, le léviathan qui, deci delà, roule sa
masse colossale, joue et gambade dans l’océan des bontés royales, qui pourtant, tout
énorme qu’il soit et quoique couvrant une lieue de son étendue, n’est après tout
qu’une créature, puisque ses côtes, ses nageoires, ses fanons, son lard, ses ouïes
elles-mêmes, par lesquelles il lance un jet d’eau contre son origine et éclabousse les
autres d’écume, tout en lui et autour de lui vient du trône871. » Il n’a point de goût, ses pareils non plus. La fine déduction
grecque ou française n’a jamais trouvé place chez les nations germaniques ; tout y est
gros ou mal dégrossi ; il ne sert de rien à celui-ci d’étudier Cicéron et
d’emprisonner son élan dans les digues régulières de la rhétorique latine. Il reste à
demi barbare, empâté dans l’exagération et la violence ; mais sa fougue est si
soutenue, sa conviction si forte, son émotion si chaleureuse et si surabondante, qu’on
se laisse aller, qu’on oublie toute répugnance, qu’on ne voit plus dans ses
irrégularités et ses débordements que les effusions d’un grand cœur et d’un profond
esprit trop ouverts et trop pleins, et qu’on admire avec une sorte de vénération
inconnue cet épanchement , impétueux comme un torrent, large comme une
mer, où ondoie l’inépuisable variété des couleurs et des formes sous le soleil d’une
imagination magnifique qui communique à cette houle limoneuse toute la splendeur de
ses rayons.
Ouvrez Reynolds pour revoir d’un coup d’œil toutes ces figures, et mettez en regard
les fins portraits français de ce temps, ces ministres allègres, ces archevêques
galants et gracieux, ce maréchal de Saxe qui, dans le monument de Strasbourg, descend
vers son tombeau avec le goût et l’aisance d’un courtisan sur l’escalier de
Versailles. Ici872, sous des ciels noyés
de brouillards pâles, parmi de molles ombres vaporeuses, apparaissent des têtes
expressives ou réfléchies ; la rude saillie du caractère n’a point fait peur à
l’artiste ; le bouffi brutal et bête, l’étrange oiseau de proie lugubre, le mufle
grognon du mauvais dogue, il a tout mis ; chez lui, la politesse niveleuse n’a point
effacé les aspérités de l’individu sous un agrément uniforme. La beauté s’y trouve,
mais ailleurs, dans la froide décision du regard, dans le profond sérieux et dans la
noblesse triste du visage pâle, dans la gravité consciencieuse et l’indomptable
résolution du geste contenu. Au lieu des courtisanes de Lély, on voit à côté d’eux des
dames honnêtes, parfois sévères et actives, de bonnes mères entourées de leurs petits
enfants qui les baisent et s’embrassent ; la morale est venue, et avec elle le
sentiment du home et de la famille, la décence du costume, l’air
pensif, la tenue correcte des héroïnes de miss Burney. Ils ont réussi. Bakewell
transforme et réforme leur bétail, Arthur Young, leur agriculture, Howard leurs
prisons, Arkwright et Watt leur industrie, Adam Smith leur économie politique, Bentham
leur droit pénal, Locke, Hutcheson, Ferguson, Joseph Butler, Reid, Stewart, Price leur
psychologie et leur morale. Ils ont épuré leurs mœurs privées, ils purifient leurs
mœurs publiques. Ils ont assis leur gouvernement, ils se sont confirmés dans leur
religion. Johnson peut dire avec vérité « qu’aucune nation dans le monde ne cultive
mieux son sol et son esprit. » Il n’y en a pas de si riche, de si libre, de si bien
nourrie, où les efforts publics et privés soient dirigés avec tant d’assiduité,
d’énergie et d’habileté vers l’amélioration de la chose privée et publique. Un seul
point leur manque, la haute spéculation ; c’est justement ce point qui, dans le manque
du reste, fait à ce moment la gloire de la France, et leurs caricatures montrent avec
un bon sens burlesque, face à face et dans une opposition étrange, d’un côté le
Français dans une chaumière lézardée, grelottant, les dents longues, maigre, ayant
pour tout repas des escargots et une poignée de racines, du reste enchanté de son
sort, consolé par une cocarde républicaine et des proclamations humanitaires ; de
l’autre l’Anglais rouge et bouffi de graisse, attablé dans une chambre confortable
devant le plus succulent des roastbeefs, avec un pot de bière
écumante, occupé à gronder contre la détresse publique et ces traîtres de ministres
qui vont tout ruiner.
Ils arrivent ainsi au seuil de la Révolution française, conservateurs et chrétiens,
en face des Français libres penseurs et révolutionnaires. Sans le savoir, les deux
peuples roulent depuis deux siècles vers ce choc terrible ; sans le savoir, ils n’ont
travaillé que pour l’aggraver. Tout leur effort, toutes leurs idées, tous leurs grands
hommes ont accéléré l’élan qui les précipite vers ce conflit inévitable. Cent
cinquante ans de politesse et d’idées générales ont persuadé aux Français d’avoir
confiance en la bonté humaine et en la raison pure. Cent cinquante ans de réflexions
morales et de luttes politiques ont rattaché l’Anglais à la religion positive et à la
constitution établie. Chacun a son dogme contraire et son enthousiasme contraire.
Aucun des deux ne comprend l’autre, et chacun des deux déteste l’autre. Ce que l’un
appelle rénovation, l’autre l’appelle destruction ; ce que l’un révère comme
l’établissement du droit, l’autre le maudit comme le renversement de tous les droits.
Ce qui semble à l’un l’anéantissement de la superstition paraît à l’autre l’abolition
de la morale. Jamais le contraste des deux esprits et des deux civilisations ne s’est
marqué en caractères plus visibles, et c’est encore Burke, qui, avec la supériorité
d’un penseur et l’hostilité d’un Anglais, s’est chargé de nous les montrer.
Il s’indigne à l’idée de cette « farce tragi-comique » qu’on appelle à Paris la
régénération du genre humain. Il nie que la contagion d’une pareille folie puisse
jamais empoisonner l’Angleterre. Il raille les badauds, qui, éveillés par les
bourdonnements des sociétés démocratiques, se croient sur le bord d’une révolution.
« Parce qu’une demi-douzaine de sauterelles sous une fougère font retentir la prairie
de leur importun bruissement, pendant que des milliers de grands troupeaux, reposant
sous l’ombre des chênes britanniques, ruminent leur pâture et se tiennent silencieux,
n’allez pas vous imaginer que ceux qui font du bruit soient les seuls habitants de la
prairie, qu’ils doivent être en grand nombre, ou qu’après tout ils soient autre chose
qu’une petite troupe maigre, desséchée, sautillante, quoique bruyante et incommode,
d’insectes éphémères873. » La
véritable Angleterre, « tous ceux874 qui ont sur leur tête un bon toit et sur leur dos un bon
habit » n’a que de l’aversion et du dédain875 pour les maximes et les actes de la Révolution française.
« La seule idée de fabriquer un nouveau gouvernement suffit pour nous remplir de
dégoût et d’horreur. Nous avons toujours souhaité dériver du passé tout ce que nous
possédons, comme un héritage légué par nos ancêtres876. » Nos titres ne flottent pas en l’air dans l’imagination des
philosophes ; ils sont consignés dans la Grande Charte. « Nous réclamons nos
franchises, non comme les droits des hommes, mais comme les droits des hommes de
l’Angleterre. » Nous méprisons ce verbiage abstrait, qui vide l’homme de toute équité
et de tout respect pour le gonfler de présomption et de théories. « Nous n’avons pas
été préparés et troussés, comme des oiseaux empaillés dans un muséum, pour être
remplis de loques, de paille et de misérables chiffons de papier sali à propos des
droits de l’homme877. » Notre constitution n’est pas un contrat fictif de la
fabrique de votre Rousseau, bon pour être violé tous les trois mois, mais un contrat
réel par lequel roi, nobles, peuple, Église, chacun tient les autres et se sent tenu.
La couronne du prince et le privilége du noble y sont aussi sacrés que la terre du
paysan ou l’outil du manœuvre. Quelle que soit l’acquisition ou l’héritage, nous
respectons chacun dans son acquisition ou dans son héritage, et notre loi n’a qu’un
objet, qui est de conserver à chacun son bien et son droit. « Nous regardons les rois
avec vénération, les parlements avec affection, les magistrats avec soumission, les
prêtres avec respect, les nobles avec déférence878. Nous sommes décidés
à garder une Église établie, une monarchie établie, une aristocratie établie, une
démocratie établie, chacune au degré où elle existe et non à un plus grand. » Nous
révérons la propriété partout, celle des corporations comme celle des individus, celle
de l’Église comme celle du laïque. Nous jugeons que ni un homme ni une assemblée
d’hommes n’a le droit de dépouiller un homme ni une assemblée d’hommes de ce qui est
son bien authentique et son héritage transmis. « Il n’y a pas un personnage public
dans ce royaume qui ne réprouve la déshonnête, perfide et cruelle confiscation que
votre assemblée nationale a été contrainte d’exercer sur votre Église879. » Nous ne souffrirons jamais que chez nous le domaine
établi de la nôtre soit converti en une pension qui la mette dans la dépendance du
trésor. Nous avons fait notre Église, comme notre roi et notre noblesse,
indépendante ; « nous voyons sans chagrin ni mauvaise humeur un archevêque précéder un
duc, un évêque de Durham ou de Winchester posséder dix mille livres sterling de
rente. » Nous répugnons à votre vol, d’abord parce qu’il est un attentat à la
propriété, ensuite parce qu’il est une tentative contre la religion. Nous estimons
qu’il n’y a pas de société sans croyances ; nous dérivons la justice de son origine
sacrée, et nous sentons qu’en tarissant sa source on dessèche tout le ruisseau. Nous
avons rejeté comme un venin l’infidélité qui a sali les commencements de notre siècle
et du vôtre, et nous nous en sommes purgés pendant que vous vous en êtes imbus.
« Aucun des hommes nés chez nous depuis quarante ans n’a lu un mot de Collins, Toland,
Tindal et de tout ce troupeau qui prenait le nom de libres penseurs. L’athéisme n’est
pas seulement contre notre raison, il est encore contre nos instincts. Nous sommes
protestants, non par indifférence, mais par zèle880. L’Église et l’État sont dans nos
esprits deux idées inséparables. » Nous asseyons notre établissement sur le sentiment
du droit, et le sentiment du droit sur le respect de Dieu.
À la place du droit et de Dieu, qui reconnaissez-vous pour maître ? Le peuple
souverain, c’est-à-dire l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes. Nous
nions que le plus grand nombre ait le droit de défaire une constitution. « La
constitution d’un pays une fois établie par un contrat tacite ou exprimé, il n’y a pas
de pouvoir existant qui puisse l’altérer sans violer le contrat, à moins que ce ne
soit du consentement de toutes les parties881. » Nous nions que le plus grand nombre ait le droit de faire
une constitution ; il faudrait que d’abord l’unanimité eût conféré ce droit au plus
grand nombre. Nous nions que la force brutale soit l’autorité légitime, et que la
populace soit la nation882. « Une véritable aristocratie
naturelle n’est point dans l’État un intérêt séparé ni séparable. Quand de grandes
multitudes agissent ensemble sous cette discipline de la nature, je reconnais le peuple ; mais, si vous séparez l’espèce vulgaire des hommes de leurs
chefs naturels pour les ranger en bataille contre leurs chefs naturels, je ne
reconnais plus le corps vénérable que vous appelez le peuple dans ce troupeau débandé
de déserteurs et de vagabonds883. » Nous détestons de toute notre
haine le droit de tyrannie que vous leur donnez sur les autres, et nous détestons
encore davantage le droit d’insurrection que vous leur livrez contre eux-mêmes. Nous
croyons qu’une constitution est un dépôt transmis à la génération présente par les
générations passées pour être remis aux générations futures, et que si une génération
peut en disposer comme de son bien, elle doit aussi le respecter comme le bien
d’autrui. Nous estimons que si un réformateur « porte la main sur les fautes de
l’État, ce doit être comme sur les blessures d’un père, avec une vénération pieuse et
une sollicitude tremblante… Par votre facilité désordonnée à changer l’État aussi
souvent, aussi profondément, en autant de manières qu’il y a de caprices et de modes
flottantes, la continuité et la chaîne entière de la communauté seront rompues. Aucune
génération ne sera plus rattachée aux autres. Les hommes vivront et mourront isolés
comme les mouches d’un été884. » Nous répudions cette raison courte et
grossière qui sépare l’homme de ses attaches et ne voit en lui que le présent, qui
sépare l’homme de la société et ne le compte que pour une tête dans un troupeau. Nous
méprisons « cette philosophie d’écoliers et cette arithmétique de douaniers885 », par laquelle vous découpez l’État et les droits d’après les
lieues carrées et les unités numériques. Nous avons horreur de cette grossièreté
cynique qui « arrachant rudement la décente draperie de la vie, réduit une reine à
n’être qu’une femme et une femme à n’être qu’un animal886 », qui jette à bas l’esprit chevaleresque et l’esprit
religieux, les deux couronnes de la nature humaine, pour les plonger avec la science
dans la bourbe populaire et les fouler « sous les sabots d’une multitude bestiale887. » Nous
avons horreur de ce nivellement systématique qui, désorganisant la société civile,
amène au gouvernement « des avocats chicaniers, des usuriers poussés par une tourbe de
femmes éhontées, d’hôteliers, de clercs, de garçons de boutique, de perruquiers, de
danseurs de théâtre888 », et qui finira,
« si la monarchie reprend jamais l’ascendant en France, par livrer la nation au
pouvoir le plus arbitraire qui ait jamais paru sous le ciel889. »
Voilà ce que Burke écrivait dès 1790 à l’aurore de la Révolution française890. L’année d’après, le peuple de Birmingham allait
détruire les maisons des jacobins anglais, et les mineurs de Wednesbury sortaient en
corps de leurs houillères pour venir aussi au secours « du roi et de l’Église ».
Croisade contre croisade ; l’Angleterre effarouchée était aussi fanatique que la
France enthousiaste. Pitt déclarait qu’on ne pouvait « traiter avec une nation
d’athées891. » Burke disait que la guerre était non
entre un peuple et un peuple, mais « entre la propriété et la force. » La fureur de
l’exécration, de l’invective et de la destruction montait des deux parts comme un
incendie892. Ce n’était point le heurt de deux gouvernements, mais
de deux civilisations et de deux doctrines. Les deux énormes machines, lancées de tout
leur poids et de toute leur vitesse, s’étaient rencontrées face à face, non par
hasard, mais par fatalité. Un âge entier de littérature et de philosophie avait amassé
la houille qui remplissait leurs flancs et construit la voie qui dirigeait leur
course. Dans ce tonnerre du choc, parmi ces bouillonnements de la vapeur ruisselante
et brûlante, dans ces flammes rouges qui grincent autour des cuivres et tourbillonnent
en grondant jusqu’au ciel, un spectateur attentif découvre encore l’espèce et
l’accumulation de la force qui à fourni à un tel élan, disloqué de telles cuirasses et
jonché le sol de pareils débris.
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