Chapitre I.
La Restauration.
1. LES
VIVEURS.
I
. Les
excès du
puritanisme. — Comment ils
amènent les
excès du
sensualisme.
II
. Peinture de ces
mœurs par un
étranger. — Les
Mémoires de
Grammont. — Différence
de la
débauche en
France et en
Angleterre.
III
. L’
Hudibras de Butler
. — Platitude de son
comique et
âpreté de
sa
rancune.
IV
. Bassesses, cruautés, brutalités, débauches de la
cour. — Rochester, sa
vie, ses
poëmes, son
style, sa
morale.
V. Quelle est la
philosophie qui
convient à ces
mœurs. — Hobbes, son
esprit et son
style. — Ses
retranchements et ses
découvertes. — Sa
méthode mathématique. — En
quoi il se
rapproche de
Descartes. — Sa
morale, son
esthétique, sa
politique, sa
logique, sa
psychologie, sa
métaphysique. — Esprit et
objet de sa
philosophie.
VI
. Le
théâtre. — Changement dans le
goût et dans le
public. — L’
auditoire avant la
Restauration, et l’
auditoire après la
Restauration.
VII
. Dryden. Disparates de ses
comédies. — Maladresse de ses
indécences. — Comment
il
traduit l’
Amphitryon de
Molière.
VIII
. Wycherley. — Sa
vie. — Son
caractère. — Sa
tristesse, son
âpreté et son
impudeur. — L’Amour au bois, l’Épouse campagnarde, le Maître de
danse. — Peintures licencieuses et
détails repoussants. — Son
énergie et son
réalisme. — Rôles d’
Olivia et de
Manly dans son
Plain dealer. —
Paroles de
Milton.
2. LES
MONDAINS.
I
. Apparition de la
vie mondaine en
Europe. — Ses
conditions et ses
causes. —
Comment elle s’
établit en
Angleterre. — Les
modes, les
amusements, les
conversations, les
façons et les
talents de
salon.
II
. Avénement de l’
esprit classique en
Europe. — Ses
origines. — Ses
caractères. —
Différence de la
conversation sous
Élisabeth et sous
Charles II.
III
. Sir William Temple. — Sa
vie, son
caractère, son
esprit, son
style.
IV
. Les
écrivains à la
mode. — Leur
langage correct, leurs
façons galantes. — Sir
Charles Sedley, le
comte de Dorset, Edmund Waller. — Ses
sentiments et son
style. —
En quoi il est
poli. — En quoi il n’est pas assez
poli. — Culture du
style. —
Manque de
poésie. — Caractère de la
poésie et du
style classiques et
monarchiques.
V.
Sir John Denham. — Son
poëme de
Cooper’s Hill. — Ampleur
oratoire de ses vers
. — Gravité anglaise de ses
préoccupations morales. — Comment
les
gens du monde et les
écrivains se
modèlent alors sur la
France.
VI
. Les
comiques. — Comparaison de ce
théâtre et de celui de
Molière. — L’
ordre des
idées dans
Molière. — Les
idées générales dans
Molière. — Comment chez
Molière
l’
odieux est
dissimulé, quoique la
vérité soit
peinte. — Comment chez
Molière
l’
honnête homme reste homme du
monde. — Comment l’
honnête homme de
Molière est un
modèle français.
VII
. L’
action. — Entre-croisement des
intrigues. — Frivolité des
intentions. —
Âpreté des
caractères. — Grossièreté des
mœurs. — En quoi
consiste le
talent de
Wycherley, Congrève, Vanbrugh et
Farquhar. — Quels
personnages ils peuvent
composer.
VIII
. Les
personnages naturels. — Le
mari, sir John Brute, le
squire Sullen. — Le
père, sir Tunbelly. — La
jeune fille, miss Hoyden. — Le
jeune garçon, le
squire
Humphry. — Idée de la
nature d’après ce
théâtre.
IX
. Les
personnages artificiels. — Les
femmes du
monde. — Miss Prue. Lady Wishfort.
Lady Pliant. Mistress Millamant. — Les
hommes du
monde. Mirabell. — Idée de la
société d’après ce
théâtre. — Pourquoi cette
culture et cette
littérature n’ont pas
produit d’
œuvres durables. — En quoi elles sont
opposées au
caractère anglais. —
Transformation du
goût et des
mœurs.
X. La
prolongation de la
comédie. — Sheridan. — Sa
vie. — Son
talent. — L’École de médisance. — Comment la
comédie dégénère et s’
éteint. —
Causes de la
décadence du
théâtre en
Europe et en
Angleterre.
Lorsqu’on feuillette tour à tour l’œuvre des peintres de la cour sous Charles Ier, puis sous Charles II, et qu’on quitte les nobles portraits de
Van-Dyck pour les figures de Lely, la chute est subite et profonde : on sortait d’un
palais, on tombe dans un mauvais lieu.
Au lieu de ces seigneurs fiers et calmes qui restent cavaliers en devenant hommes de
cour, de ces grandes dames si simples qui semblent à la fois princesses et jeunes
filles, de ce monde généreux et héroïque, élégant et orné, où resplendit encore la
flamme de la Renaissance, où reluit déjà la politesse de l’âge moderne, on rencontre
des courtisanes dangereuses ou provocantes, à l’air ignoble ou dur, incapables de
pudeur ou de pitié536. Leurs mains potelées, épanouies, ploient mignardement des doigts
à fossettes ; des torsades de cheveux lourds roulent sur leurs épaules charnues ; les
yeux noyés clignent voluptueusement, un fade sourire erre sur les lèvres sensuelles.
L’une relève un flot de cheveux dénoués qui coule sur les rondeurs de sa chair rose ;
celle-ci, languissante, se laisse aller, ouvrant une manche dont la molle profondeur
découvre toute la blancheur de son bras. Presque toutes sont en chemise ; plusieurs
semblent sortir du lit ; le peignoir froissé colle sur la gorge, et semble défait par
une nuit de débauche ; la robe de dessous, toute chiffonnée, tombe sur les hanches ;
les pieds froissent la soie qui chatoie et luit. Toutes débraillées qu’elles sont,
elles se parent insolemment l’un luxe de filles : ceintures de diamants, dentelles
bouillonnantes, splendeur brutale des dorures, profusion d’étoffes brodées et
bruissantes, coiffures énormes, dont les boucles et les torsades enroulées et
débordantes provoquent le regard par l’échafaudage de leur magnificence effrontée. Des
draperies tortillées tombent alentour en forme d’alcôve, et les yeux plongent par une
échappée sur les allées d’un grand parc dont la solitude sera commode à leurs
plaisirs.
Tout cela était venu par contraste : le puritanisme avait amené l’orgie, et les
fanatiques avaient décrié la vertu. Pendant de longues années, la sombre imagination
anglaise, saisie de terreurs religieuses, avait désolé la vie humaine. La
conscience, à l’idée de la mort et de l’obscure éternité, s’était troublée ; des
anxiétés sourdes y avaient pullulé en secret comme une végétation d’épines, et le
cœur malade, tressaillant à chaque mouvement, avait fini par prendre en dégoût tous
ses plaisirs et en horreur tous ses instincts. Ainsi empoisonné dans sa source, le
divin sentiment de la justice s’était tourné en folie lugubre. L’homme, déclaré
pervers et damné, se croyait enfermé dans un cachot de perdition et de vice où nul
effort et nul hasard ne pouvaient faire entrer un rayon de lumière, à moins que la
main d’en haut, par une faveur gratuite, ne vînt arracher la pierre scellée de ce
tombeau. Il avait mené la vie d’un condamné, bourrelée et angoisseuse, opprimée par
un désespoir morne, et hantée de spectres. Tel s’était cru souvent sur le point de
mourir : tel autre, à l’idée d’une croix, était traversé d’hallucinations
douloureuses537 ; ceux-ci sentaient le frôlement du malin
esprit : tous passaient des nuits les yeux fixés sur les histoires sanglantes et les
appels passionnés de l’Ancien Testament, écoutant les menaces et les tonnerres du
Dieu terrible, jusqu’à renouveler en leur propre cœur la férocité des égorgeurs et
l’exaltation des voyants. Sous cet effort, la raison peu à peu défaillait. À force
de chercher le Seigneur, on trouvait le rêve. Après de longues heures de sécheresse,
l’imagination faussée et surmenée travaillait. Des figures éblouissantes, des idées
inconnues se levaient tout d’un coup dans le cerveau échauffé ; l’homme était
soulevé et traversé de mouvements . Ainsi transformé, il ne se
reconnaissait plus lui-même ; il ne s’attribuait pas ces inspirations véhémentes et
soudaines qui s’imposaient à lui, qui l’entraînaient hors des chemins frayés, que
rien ne liait entre elles, qui le secouaient et l’illuminaient sans qu’il pût les
prévoir, les arrêter ou les régler : il y voyait l’action d’une puissance
surhumaine, et s’y livrait avec l’enthousiasme du délire et la roideur de la
foi.
Pour comble, le fanatisme s’était changé en institution : le sectaire avait noté
tous les degrés de la transfiguration intérieure, et réduit en théorie
l’envahissement du rêve : il travaillait avec méthode à chasser la raison pour
introniser l’extase. Fox en faisait l’histoire, Bunyan en donnait les règles, le
Parlement en offrait l’exemple, toutes les chaires en exaltaient la pratique. Des
ouvriers, des soldats, des femmes en discouraient, y pénétraient, s’animaient par
les détails de leur expérience et la publicité de leur émotion. Une nouvelle vie
s’était déployée, qui avait flétri et proscrit l’ancienne. Tous les goûts temporels
étaient supprimés, toutes les joies sensuelles étaient interdites ; l’homme
spirituel restait seul debout sur les ruines du reste, et le cœur, exclu de toutes
ses issues naturelles, ne pouvait plus regarder ni respirer que du côté de son
funeste Dieu. Le puritain passait lentement dans les rues, les yeux au ciel, les
traits tirés, jaune et hagard, les cheveux ras, vêtu de brun ou de noir, sans
ornements, ne s’habillant que pour se couvrir. Si quelqu’un avait les joues pleines,
il passait pour tiède538.
Le corps entier, l’extérieur, jusqu’au ton de la voix, tout devait porter la marque
de la pénitence et de la grâce. Le puritain discourait en paroles traînantes, d’un
accent solennel, avec une sorte de nasillement, comme pour détruire la vivacité de
la conversation et la mélodie de la voix naturelle. Ses entretiens remplis de
citations bibliques, son style imité des prophètes, son nom et le nom de ses
enfants, tirés de l’Écriture, témoignaient que sa pensée habitait le monde terrible
des prophètes et des exterminateurs. Du dedans, la contagion avait gagné le dehors.
Les alarmes de la conscience s’étaient changées en lois d’État. La rigidité
personnelle était devenue une tyrannie publique. Le puritain avait proscrit le
plaisir comme un ennemi, chez autrui aussi bien que chez lui-même. Le Parlement
faisait fermer les maisons de jeu, les théâtres, et fouetter les acteurs à la queue
d’une charrette ; les jurons étaient taxés ; les arbres de mai étaient coupés ; les
ours, dont les combats amusaient le peuple, étaient tués ; le plâtre des maçons
puritains rendait décentes les nudités des statues ; les belles fêtes poétiques
étaient interdites. Des amendes et des punitions corporelles interdisaient même aux
enfants « les jeux, les danses, les sonneries de cloches, les réjouissances, les
régalades, les luttes, la chasse », tous les exercices et tous les amusements qui
pouvaient profaner le dimanche. Les ornements, les tableaux, les statues des églises
étaient arrachés ou déchirés. Le seul plaisir qu’on gardât et qu’on souffrît était
le nasillement des psaumes, l’édification des sermons prolongés, l’excitation des
controverses haineuses, la joie âpre et sombre de la victoire remportée sur le démon
et de la tyrannie exercée contre ses fauteurs. En Écosse, pays plus froid et plus
dur, l’intolérance allait jusqu’aux derniers confins de la férocité et de la
minutie, instituant une surveillance sur les pratiques privées et sur la dévotion
intérieure de chaque membre de chaque famille, ôtant aux catholiques leurs enfants,
imposant l’abjuration sous peine de prison perpétuelle ou de mort, amenant par
troupeaux539 les sorcières au bûcher540. Il semblait
qu’un nuage noir se fût appesanti sur la vie humaine, noyant toute lumière, effaçant
toute beauté, éteignant toute joie, traversé çà et là par des éclairs d’épée et par
des lueurs de torches, sous lesquels on voyait vaciller des figures de despotes
moroses, de sectaires malades, d’opprimés silencieux.
Le roi rétabli, ce fut une délivrance. Comme un fleuve barré et engorgé, l’esprit
public se précipita de tout son poids naturel et de toute sa masse acquise dans le
lit qu’on lui avait fermé. L’élan emporta les digues. Le violent retour aux sens
noya la morale. La vertu parut puritaine. Le devoir et le fanatisme furent confondus
dans un discrédit commun. Dans ce grand reflux, la dévotion, balayée avec
l’honnêteté, laissa l’homme dévasté et fangeux. Les parties supérieures de sa nature
disparurent ; il n’en resta que l’animal sans frein ni guide, lancé par ses
convoitises à travers la justice et la pudeur.
Quand on regarde ces mœurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on les tolère.
C’est que leurs façons françaises font illusion. La débauche du Français n’est qu’à
demi choquante ; si l’animal en lui se déchaîne, c’est sans trop d’excès. Son fonds
n’est pas, comme chez l’autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace
brillante qui le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde
sous son voisin541 ;
le ruisseau qui en sortira n’aura que de petites échappées, rentrera de lui-même et
vite dans son lit accoutumé. Le Français est doux, naturellement civilisé, peu
enclin à la sensualité grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément
prémuni contre les mœurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le chevalier de
Grammont a trop d’esprit pour aimer l’orgie. C’est qu’en somme l’orgie n’est pas
agréable : casser des verres, brailler, dire des ordures, s’emplir jusqu’à la
nausée, il n’y a là rien de bien tentant pour des sens un peu délicats ; il est né
épicurien, et non glouton ou ivrogne. Ce qu’il cherche, c’est l’amusement, non la
joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu’il n’est pas sans reproche.
Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien
et du mien ; surtout je ne lui confierais pas ma femme : il n’est pas net du côté de
la délicatesse ; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d’un peu bien près
l’aigrefin et le suborneur. Mais j’ai tort d’employer ces grands mots à son
endroit ; il sont trop pesants, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature.
Ces lourds habits d’honneur ou de honte ne peuvent être portés que par des gens
sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le
vice, ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne
s’ennuya plus dans l’armée, dit Hamilton, dès qu’il y fut. » C’est là sa gloire et
son objet ; il ne se pique ni ne se soucie d’autre chose. Son valet le vole : un
autre eût fait pendre le coquin : mais le vol était joli, il garde son drôle. Il
partait oubliant d’épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres ; il revient,
épouse ; l’histoire était plaisante : il ne demande rien de mieux. Un jour, étant
sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. « Est-ce qu’après la figure
qu’il a faite, Grammont peut plier bagage comme un croquant ? Non pas, il a des
sentiments, il soutiendra l’honneur de la France. » Le badinage couvre ici la
tricherie ; au fond, il n’a pas d’idées bien claires sur la propriété. Il régale
Caméran avec l’argent de Caméran ; Caméran eût-il mieux fait, ou autrement ? Peu
importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point
important est gagné, puisqu’on s’est amusé à le prendre et qu’on s’amuse à le
dépenser. L’odieux et l’ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S’il fait sa
cour aux princes, soyez sûr que ce n’est point à genoux : une âme si vive ne
s’affaisse point sous le respect ; l’esprit le met de niveau avec les plus grands ;
sous prétexte d’amuser le roi, il lui dit des vérités vraies542. S’il tombe à Londres au milieu des scandales, il n’y enfonce
point ; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement qu’il ne garde pas de boue.
On n’aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les
événements recèlent ; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre,
puis encore un autre, si bien que l’esprit tout entier est emmené, d’un mouvement
agile et facile, du côté de la belle humeur. À table, Grammont ne s’empiffrera pas ;
au jeu, il ne deviendra pas furieux ; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros
mots ; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L’esprit français est comme
le vin français : il ne rend les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est
la source de cet agrément : les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la
bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant ; sa gaieté
n’est complète que par la gaieté des autres543 ; il s’occupe d’eux aussi naturellement que
de lui-même, et, par surcroît, il reste alerte et dispos d’intelligence ; les
saillies, les traits brillants, les mots heureux petillent sur ses lèvres : il pense
à table et en compagnie, quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien
qu’ici le débauché n’opprime pas l’homme ; Grammont dirait qu’il l’achève, et que
l’esprit, le cœur, les sens ne trouvent leur perfection et leur joie que dans
l’élégance et l’entrain d’un souper choisi.
Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d’enveloppe, la
brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d’État disait que
chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d’humanité et
d’honneur, mais que chez eux, pour l’apaiser, il faudrait lui jeter de la viande
crue. L’injure, le sang, l’orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de
nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d’abord l’esprit. Trois ans
après le retour du roi, Butler publie son Hudibras : avec quels
applaudissements ! les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement
s’en est prolongé jusqu’à nous. Si vous saviez comme l’esprit en est bas, avec
quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaye sa farce vindicative ! Çà et
là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr ; mais tout
le tissu de l’œuvre semble d’un Scarron, aussi ignoble que l’autre et plus méchant.
Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte ; Hudibras est un
chevalier puritain qui va, comme l’autre, redresser les torts et embourser des
gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon
d’Avellaneda544. Le
petit vers bouffon trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue
qu’il affectionne, aussi sale et aussi plat que dans l’Énéide
travestie. La peinture d’Hudibras et de son cheval dure un chant presque
entier ; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire
ses culottes. D’interminables discussions scolastiques, des disputes aussi
prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute
une moitié du poëme. Point d’action, point de naturel, partout des satires avortées,
de grosses caricatures ; ni art, ni mesure, ni goût ; le style puritain est
transformé en un baragouin absurde, et la rancune enfiellée, manquant son but par
son excès même, défigure le portrait qu’elle veut tracer. Croiriez-vous qu’un tel
écrivain fait le joli, qu’il veut nous égayer, qu’il prétend être agréable ? La
belle raillerie que ce trait sur la barbe d’Hudibras ! « Ce météore chevelu
dénonçait la chute des sceptres et des couronnes ; par son symbole lugubre, il
figurait le déclin des gouvernements, et sa bêche545 hiéroglyphique disait que son tombeau et celui de
l’État étaient creusés546. » Il est si content de cette gaieté insipide, qu’il
la prolonge pendant dix vers encore. La bêtise croît à mesure qu’on avance. Se
peut-il qu’on ait trouvé plaisantes des gentillesses comme celles-ci ? « Son épée
avait pour page une dague, qui était un peu petite pour son âge, et en conséquence
l’accompagnait en la façon dont les nains suivaient les chevaliers errants. C’était
un poignard de service, bon pour la corvée et pour le combat ; quand il avait crevé
une poitrine ou une tête, il servait à nettoyer les souliers ou à planter des
oignons547. » Tout tourne au trivial ; si quelque beauté se
présente, le burlesque la salit. À voir ces longs détails de cuisine, ces
plaisanteries rampantes et crues, on croit avoir affaire à un amuseur des halles ;
ainsi parlent les charlatans des ponts quand ils approprient leur imagination et
leur langage aux habitudes des tavernes et des taudis. L’ordure s’y trouve ; en
effet, la canaille rit quand le bateleur fait allusion aux ignominies de la vie
privée548. Voilà le grotesque
dont les courtisans de la Restauration ont fait leurs délices ; leur rancune et leur
grossièreté se sont complues au spectacle de ces marionnettes criardes ; d’ici à
travers deux siècles, on entend le gros rire de cet auditoire de laquais.
Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que ses officiers
le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c’était là leur vraie posture. Le grand
chancelier Clarendon, un des hommes les plus honorés et les plus honnêtes de la
cour, apprend à l’improviste, en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des
œuvres du duc d’York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les
paroles de ce tendre père ; il a pris soin lui-même de nous les transmettre. « Le
chancelier549
s’emporta avec une excessive colère contre la perversité de sa fille et dit avec
toute la véhémence imaginable qu’aussitôt qu’il serait chez lui, il la mettrait à la
porte comme une prostituée, lui déclarant qu’elle eût à se pourvoir comme elle
pourrait, et qu’il ne la reverrait jamais. » Remarquez que ce grand homme avait reçu
la nouvelle chez le roi par surprise, et qu’il trouvait du premier coup ces accents
généreux et paternels. « Il ajouta qu’il aimerait beaucoup mieux que sa fille fût la
catin du duc que de la voir sa femme. » N’est-ce pas héroïque ? Mais laissons-le
parler. Un cœur si noblement monarchique peut seul se surpasser lui-même. « Il était
prêt à donner un avis positif, et il espérait que leurs seigneuries se joindraient à
lui pour que le roi fît à l’instant envoyer la femme à la Tour, où
elle serait jetée dans un cachot, sous une garde si stricte que nulle personne
vivante ne pût être admise auprès d’elle, qu’aussitôt après on présenterait un acte
au Parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y donnerait son
consentement, mais qu’il serait le premier à le proposer. » Quelle vertu romaine !
Et de peur de n’être pas cru, il insiste : « Quiconque connaîtra le chancelier
croira qu’il a dit cela de tout son cœur. » Il n’est pas encore content, il répète
son avis, il s’adresse au roi avec toutes sortes de raisons concluantes pour obtenir
qu’on tranche la tête à sa fille. « J’aimerais mieux me soumettre à son déshonneur
et le supporter en toute humilité que le voir réparé par son mariage, pensée que
j’exècre si fort que je serais bien plus content de la voir morte avec toute
l’infamie qui est due à sa présomption ! » Voilà comment, en cas difficile, un homme
garde ses traitements et sa simarre. Sir Charles Berkeley, capitaine des gardes du
duc d’York, fit mieux encore ; il jura solennellement « qu’il avait couché » avec la
jeune fille, et se dit prêt à l’épouser « pour l’amour du duc, quoique sachant le
commerce du duc avec elle. » Puis un peu après il avoua qu’il avait menti, mais en
tout bien, tout honneur, afin de sauver la famille royale de cette mésalliance. Ce
beau dévouement fut payé ; il eut bientôt une pension sur la cassette et fut créé
comte de Falmouth. Dès l’abord, la bassesse des corps publics avait égalé celle des
particuliers. La Chambre des communes, tout à l’heure reine, encore pleine de
presbytériens, de rebelles et de vainqueurs, vota « que ni elle ni le peuple
d’Angleterre ne pouvaient être exempts du crime horrible de rébellion et de sa juste
peine, s’ils ne s’appliquaient formellement la grâce et le pardon accordés par Sa
Majesté dans la déclaration de Breda. » Puis tous ces héros allèrent en corps se
jeter avec contrition aux pieds sacrés de leur monarque. Dans cet affaissement
universel, il semblait que personne n’avait plus de cœur. Le roi se fait le
mercenaire de Louis XIV, et vend son pays pour une pension de 200000 livres. Des
ministres, des membres du Parlement, des ambassadeurs reçoivent l’argent de la
France. La contagion gagna jusqu’aux patriotes, jusqu’aux plus purs, jusqu’aux
martyrs. Lord Russell intrigua avec la cour de Versailles ; Algernon Sidney accepta
500 guinées. Ils n’ont plus assez de goût pour garder un peu d’esprit, ils n’ont
plus assez d’esprit pour garder un peu d’honneur550.
Si vous regardez l’homme ainsi découronné, vous y retrouverez d’abord les instincts
sanguinaires de la brute primitive. Un membre de la Chambre des communes, sir John
Coventry, avait laissé échapper une parole qu’on prit pour un blâme des galanteries
royales. Le duc de Monmouth, son ami, le fit assaillir en trahison, sur l’ordre du
roi, par d’honnêtes gens dévoués, qui lui fendirent le nez jusqu’à l’os. Un
scélérat, Blood, avait tenté d’assassiner le duc d’Osmond et poignardé le gardien de
la Tour pour voler les diamants de la couronne. Charles II, jugeant que cet homme
était intéressant et distingué dans son genre, lui fit grâce, lui donna un domaine
en Irlande, l’admit dans sa familiarité face à face avec le duc d’Osmond, si bien
que Blood devint une sorte de héros et fut reçu dans le meilleur monde. Après de si
beaux exemples, on pouvait tout oser. Le duc de Buckingham, amant de la comtesse de
Shrewsbury, tue le comte en duel ; la comtesse, déguisée en page, tenait le cheval
de Buckingham, qu’elle embrassa tout sanglant ; puis ce couple de meurtriers et
d’adultères revint publiquement, et comme en triomphe, à la maison du mort. On ne
s’étonne plus d’entendre le comte de Kœnigsmark traiter « de peccadille » un
assassinat qu’il avait commis avec guet-apens. Je traduis un duel d’après Pepys,
pour faire comprendre ces mœurs de soudards et de coupe-jarrets. « Sir Henri
Bellasses et Tom Porter, les deux plus grands amis du monde, parlaient ensemble, et
sir Henri Bellasses parlait un peu plus haut que d’ordinaire, lui donnant quelque
avis. Quelqu’un de la compagnie qui était là dit : — Comment ! est-ce qu’ils se
querellent qu’ils parlent si haut ? — Sir Henri Bellasses, entendant cela, dit : —
Non, et je veux que vous sachiez que je ne querelle jamais que je ne frappe. Prenez
cela pour une de mes règles. — Comment, dit Tom Porter, frapper ? Je voudrais bien
voir l’homme d’Angleterre qui oserait me donner un coup. — Là-dessus sir Henri
Bellasses lui donna un soufflet sur l’oreille, et ils allèrent pour se battre… Tom
Porter apprit que la voiture de sir Henri Bellasses arrivait ; alors il sortit du
café où il attendait les nouvelles, arrêta la voiture, et dit à sir Henri Bellasses
de sortir. — Bien, dit sir Henri Bellasses, mais vous ne m’attaquerez
pas pendant que je descendrai, n’est-ce pas ? — Non, dit Tom Porter. Il
descendit, et tous deux dégainèrent. Ils furent blessés tous deux, et sir Henri
Bellasses si fort, qu’il mourut dix jours après. » Ce n’étaient pas ces bouledogues
qui pouvaient avoir pitié de leurs ennemis. La Restauration s’ouvrit par une
boucherie. Les lords conduisirent le procès des républicains avec une impudence de
cruauté et une franchise de rancune . Un shériff se colleta sur
l’échafaud avec sir Henri Vane, fouillant dans ses poches, lui arrachant un papier
qu’il essayait de lire. Pendant le procès du major général Harrison, le bourreau fut
placé à côté de lui, en habit sinistre, une corde à la main ; on voulait lui donner
tout au long l’avant-goût de la mort. Il fut détaché vivant de la potence, éventré ;
il vit ses entrailles jetées dans le feu ; puis il fut coupé en quartiers, et son
cœur encore palpitant fut arraché et montré au peuple. Les cavaliers par plaisir
venaient là. Tel renchérissait ; le colonel Turner, voyant qu’on coupait en
quartiers le légiste John Coke, dit aux gens du shériff d’amener plus près Hugh
Peters, autre condamné ; l’exécuteur approcha, et, frottant ses mains rouges,
demanda au malheureux si la besogne était de son goût. Les corps pourris de
Cromwell, d’Ireton, de Bradshaw furent déterrés le soir, et les têtes plantées sur
des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames allaient voir ces ignominies ; le
bon Evelyn y applaudissait ; les courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient
tombés si bas, qu’ils n’avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l’odorat
n’aidaient plus l’humanité de leurs répugnances ; les sens étaient aussi amortis que
le cœur.
Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Il faut lire la vie du comte de
Rochester551, homme de cour et poëte, qui fut le héros du temps. Ce
sont les mœurs d’un saltimbanque effréné et triste : hanter les tripots, suborner
les femmes, écrire des chansons sales et des pamphlets orduriers, voilà ses
plaisirs ; des commérages parmi les filles d’honneur, des tracasseries avec les
écrivains, des injures reçues, des coups de bâton donnés, voilà ses occupations.
Pour faire le galant, avant d’épouser sa femme, il l’enlève. Pour étaler du
scepticisme, il finit par refuser un duel et gagner le nom de lâche. Cinq ans
durant, dit-on, il resta ivre. La fougue intérieure, manquant d’une issue noble, le
roulait dans des aventures d’arlequin. Une fois, avec le duc de Buckingham, il loua
sur la route de Newmarket une auberge, se fit aubergiste, régalant les maris et
débauchant les femmes. Il s’introduit déguisé en vieille chez un bonhomme avare, lui
prend sa femme, qu’il passe à Buckingham. Le mari se pend ; ils trouvent l’affaire
plaisante. Une autre fois il s’habille en porteur de chaise, puis en mendiant, et
court les amourettes de la canaille. Il finit par se faire charlatan, astrologue, et
vend dans les faubourgs des drogues pour faire avorter. C’est le dévergondage d’une
imagination véhémente, qui se salit comme une autre se pare, qui se pousse en avant
dans l’ordure et dans la folie comme une autre dans la raison et dans la beauté.
Qu’est-ce que l’amour pouvait devenir dans des mains pareilles ? On ne peut pas
copier même les titres de ses poëmes : il n’a écrit que pour les mauvais lieux.
Stendhal disait que l’amour ressemble à une branche sèche jetée au fond d’une mine ;
les cristaux la couvrent, se ramifient en dentelures, et finissent par transformer
le bois vulgaire en une aigrette étincelante de diamants purs. Rochester commence
par lui arracher toute sa parure ; pour être plus sûr de le saisir, il le réduit à
un bâton. Tous les fins sentiments, tous les rêves, cet enchantement, cette sereine
et sublime lumière qui transfigure en un instant notre misérable monde, cette
illusion qui, rassemblant toutes les forces de notre être, nous montre la perfection
dans une créature bornée, et le bonheur éternel dans une émotion qui va finir, tout
disparaît ; il ne reste chez lui qu’un appétit rassasié et des sens éteints ; le
pis, c’est qu’il écrit sans verve et correctement ; l’ardeur animale, la sensualité
pittoresque lui manquent ; on retrouve dans ses satires un élève de Boileau. Rien de
plus choquant que l’obscénité froide. On supporte les priapées de Jules Romain et la
volupté vénitienne, parce que le génie y relève l’instinct physique, et que, la
beauté de ses draperies éclatantes, transforme l’orgie en une œuvre d’art. On
pardonne à Rabelais quand on a senti la séve profonde de joie et de jeunesse virile
qui regorge dans ses ripailles : on en est quitte pour se boucher le nez, et l’on
suit avec admiration, même avec sympathie, le torrent d’idées et de fantaisies qui
roule à travers sa fange. Mais voir un homme qui tâche d’être élégant en restant
sale, qui veut peindre en langage d’homme du monde des sentiments de crocheteur, qui
s’applique à trouver pour chaque ordure une métaphore convenable, qui polissonne
avec étude et de parti pris, qui, n’ayant pour excuse ni le naturel, ni l’élan, ni
la science, ni le génie, dégrade le bon style jusqu’à cet office, c’est voir un
goujat qui s’occupe à tremper une parure dans un ruisseau. Après tout viennent le
dégoût et la maladie. Tandis que la Fontaine reste jusqu’au dernier jour capable de
tendresse et de bonheur, celui-ci à trente ans injurie la femme avec une âcreté
lugubre. « Quand elle est jeune, elle se prostitue pour son plaisir ; quand elle est
vieille, elle prostitue les autres pour son entretien. Elle est un piége, une
machine à meurtre, une machine à débauche. Ingrate, perfide, envieuse, son naturel
est si , qu’il tourne à la haine ou à la bonté absurde. Si elle veut être
grave, elle a l’air d’un démon ; on dirait d’une écervelée ou d’une coureuse quand
elle tâche d’être polie : disputeuse, perverse, indigne de confiance, et avide pour
tout dépenser en luxure552. » Quelle confession
qu’un tel jugement, et quel abrégé de vie ! On voit à la fin le viveur hébété,
desséché comme un squelette, rongé d’ulcères. Parmi les refrains, les satires crues,
les souvenirs de projets avortés et de jouissances salies qui s’entassent comme dans
un égout dans sa tête lassée, la crainte de la damnation fermente ; il meurt dévot à
trente-trois ans.
Tout en haut, le roi donne l’exemple. « Ce vieux bouc », comme l’appellent les
courtisans, se croit gai et élégant ; quelle gaieté et quelle élégance ! L’air
français ne va pas aux gens d’outre-Manche. Catholiques, ils tombent dans la
superstition étroite ; épicuriens, dans la grosse débauche ; courtisans, dans la
servilité basse ; sceptiques, dans l’athéisme débraillé. Cette cour ne sait imiter
que nos ameublements et nos costumes. L’extérieur de régularité et de décence que le
bon goût public maintient à Versailles est rejeté d’ici comme incommode. Charles et
son frère, en robe d’apparat, se mettent à courir comme au carnaval. Le jour où la
flotte hollandaise brûla les navires anglais dans la Tamise, il soupait chez la
duchesse de Monmouth et s’amusa à poursuivre un phalène. Au conseil, pendant qu’on
exposait les affaires, il jouait avec son chien. Rochester et Buckingham
l’injuriaient de reparties insolentes ou d’épigrammes dévergondées, il s’emportait
et les laissait faire. Il se prenait de gros mots avec sa maîtresse publiquement ;
elle l’appelait imbécile, et il l’appelait rosse. Il revenait de chez elle le matin,
« si bien que les sentinelles elles-mêmes en parlaient553. » Il se laissait tromper par elle aux yeux de tous ; une fois elle
prit deux acteurs, dont un saltimbanque. Au besoin, elle lui chantait pouille. « Le
roi a déclaré qu’il n’était pas le père de l’enfant dont elle est grosse en ce
moment ; mais elle lui a dit : « Le diable m’emporte ! vous le reconnaîtrez. »
Là-dessus, il reconnaissait l’enfant, et prenait pour se consoler deux actrices.
Quand arriva sa nouvelle épouse, Catherine de Bragance, il la séquestra, chassa ses
domestiques, la brutalisa pour lui imposer la familiarité de sa drôlesse, et finit
par la dégrader jusqu’à cette amitié. Le bon Pepys, en dépit de son cœur
monarchique, finit par dire : « Ayant entendu le duc et le roi parler, et voyant et
observant leurs façons de s’entretenir, Dieu me pardonne, quoique je les admire avec
toute l’obéissance possible, pourtant plus on les considère et on les observe, moins
on trouve de différence entre eux et les autres hommes, quoique, grâce en soit
rendue à Dieu, ils soient tous les deux des princes d’une grande noblesse et d’un
beau naturel ! » Il avait vu, un jour de fête, Charles II conduire miss Stewart dans
une embrasure de croisée554, « et la dévorer de baisers une
demi-heure durant, à la vue de tous. » Un autre jour, « le capitaine Ferrers lui dit
qu’un mois auparavant dans un bal de la cour, une dame en dansant laissa tomber un
enfant. » On l’emporta dans un mouchoir ; « le roi l’eut dans son cabinet environ
une semaine, et le disséqua, faisant à son endroit de grandes plaisanteries. » Ces
gaietés de carabin par-dessus ces aventures de mauvais lieu donnent la nausée. Les
courtisans suivaient l’élan. Miss Jennings, qui devint duchesse de Tyrconnel, se
déguisa un jour en vendeuse d’oranges, et cria sa marchandise dans les rues. Pepys
raconte des fêtes où les seigneurs et les dames se barbouillaient l’un à l’autre le
visage avec de la graisse de chandelle et de la suie, « tellement que la plupart
d’entre eux ressemblaient à des diables. » La mode était de jurer, de raconter des
scandales, de s’enivrer, de déblatérer contre les prêtres et l’Écriture, de jouer.
Lady Castlemaine en une nuit perdit 25000 livres sterling. Le duc de Saint-Albans,
aveugle, à quatre-vingts ans, allait au tripot, avec un domestique à côté de lui qui
lui nommait chaque carte. Sedley et Buckhurst se déshabillaient pour courir les rues
après minuit. Un autre, en plein jour, se mettait nu à la fenêtre pour haranguer la
multitude. Je laisse dans Grammont les accouchements des filles d’honneur et les
goûts contre la nature : il faut les montrer ou les cacher, et je n’ai pas le
courage de les insinuer joliment à sa manière. Je finis par un récit de Pepys qui
donnera la mesure. « Harry Killigrew m’a fait comprendre ce que c’est que cette
société dont on a tant parlé récemment, et qui est désignée sous le nom de balleurs (ballers). Elle s’est formée de quelques
jeunes fous, au nombre desquels il figurait, et de lady Bennett (comtesse
d’Arlington), avec ses dames de compagnie et ses femmes. On s’y livrait à tous les
débordements imaginables ; on y dansait à l’état de pure nature. » L’inconcevable,
c’est que cette kermesse n’est point gaie : ils sont misanthropes et deviennent
moroses ; ils citent le lugubre Hobbes et l’ont pour maître. En effet, c’est la
philosophie de Hobbes qui va donner de ce monde le dernier mot et le dernier
trait.
Celui-ci est un de ces esprits puissants et limités qu’on nomme positifs, si
fréquents en Angleterre, de la famille de Swift et de Bentham, efficaces et brutaux
comme une machine d’acier. De là chez lui une méthode et un style d’une sécheresse
et d’une vigueur , les plus capables de construire et de détruire ;
de là une philosophie qui, par l’audace de ses dogmes, a mis dans une lumière
immortelle une des faces indestructibles de l’esprit humain. Dans chaque objet, dans
chaque événement, il y a quelque fait primitif et constant qui en est comme le noyau
solide, autour duquel viennent se grouper les riches développements qui l’achèvent.
L’esprit positif s’abat du premier coup sur ce noyau, écrase l’éclatante végétation
qui le recouvre, la disperse, l’anéantit, puis, concentrant sur lui tout l’effort de
sa prise véhémente, le dégage, le soulève, le taille, et l’érige en un lieu visible
d’où il brillera désormais à tous et pour toujours comme un cristal. Tous les
ornements, toutes les émotions sont exclus du style de Hobbes ; ce n’est qu’un amas
de raisons et de faits serrés dans un petit espace, attachés entre eux par la
déduction comme par des crampons de fer. Point de nuances, nul mot fin ou recherché.
Il ne prend que les plus familiers de l’usage commun et durable ; depuis deux cents
ans, il n’y en a pas douze chez lui qui aient vieilli ; il perce jusqu’au centre du
sens radical, écarte l’écorce passagère et brillante, circonscrit la portion solide
qui est la matière permanente de toute pensée et l’objet propre du sens commun.
Partout, pour affermir, il retranche ; il atteint la solidité par les suppressions.
De tous les liens qui unissent les idées, il n’en garde qu’un, le plus stable ; son
style n’est qu’un raisonnement continu et de l’espèce la plus tenace, tout composé
d’additions et de soustractions, réduit à la combinaison de quelques notions simples
qui, s’ajoutant les unes aux autres ou se retranchant les unes des autres, forment
sous des noms divers des totaux ou des différences dont on suit toujours la
génération et dont on démêle toujours les éléments. Il a pratiqué d’avance la
méthode de Condillac, remontant dès l’abord au fait primordial, tout palpable et
sensible, pour suivre de degré en degré la filiation et le parentage des idées dont
il est la souche, en sorte que le lecteur, conduit de chiffre en chiffre, peut à
chaque moment justifier l’exactitude de son opération et vérifier la valeur de ses
produits. Un pareil instrument logique fauche à travers les préjugés avec une
roideur et une hardiesse d’automate. Hobbes déblaye la science des mots et des
théories scolastiques. Il raille les quiddités, il écarte les espèces sensibles et
intelligibles, il rejette l’autorité des citations555. Il
tranche avec une main de chirurgien dans le cœur des croyances les plus vivantes. Il
nie que les livres de Moïse, de Josué et des autres soient de leurs prétendus
auteurs. Il déclare que nul raisonnement ne réussit à prouver la divinité de
l’Écriture, et qu’il faut à chacun pour y croire une révélation surnaturelle et
personnelle. Il renverse en six mots l’autorité de cette révélation et de toute
autre : « Dire que Dieu a parlé en rêve à un homme, c’est dire simplement qu’il a
rêvé que Dieu lui parlait. Dire qu’il a vu une vision ou entendu une voix, c’est
dire qu’il a eu un rêve qui tenait du sommeil et de la veille. Dire qu’il parle par
une inspiration surnaturelle, c’est dire qu’il trouve en lui-même un ardent désir de
parler, ou quelque forte opinion pour laquelle il ne peut alléguer aucune raison
naturelle et suffisante556. » Il réduit l’homme à n’être qu’un corps,
l’âme à n’être qu’une fonction, Dieu à n’être qu’une inconnue. Toutes ses phrases
sont des équations ou des réductions mathématiques. En effet, c’est aux
mathématiques qu’il emprunte son idée de la science557. C’est d’après les mathématiques qu’il veut réformer les sciences
morales. C’est le point de départ des mathématiques qu’il donne aux sciences
morales, lorsqu’il pose que la sensation est un mouvement interne causé par un choc
extérieur, le désir un mouvement interne, dirigé vers un corps extérieur, et
lorsqu’il fabrique avec ces deux notions combinées tout le monde moral. C’est la
méthode des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il démêle comme
les géomètres deux idées simples qu’il transforme par degrés en idées plus
complexes, et qu’avec la sensation et le désir il compose les passions, les droits
et les institutions humaines, comme les géomètres avec la ligne courbe et la ligne
droite composent les polyèdres les plus compliqués. C’est l’aspect des mathématiques
qu’il a donné aux sciences morales, lorsqu’il a dressé dans la vie humaine sa
construction incomplète et rigide, semblable au réseau de figures idéales que les
géomètres instituent au milieu des corps. Pour la première fois, on voyait chez lui
comme chez Descartes, mais avec excès et en plus haut relief, la forme d’esprit qui
fit par toute l’Europe l’âge classique : non pas l’indépendance de l’inspiration et
du génie comme à la Renaissance ; non pas la maturité des méthodes expérimentales et
des conceptions d’ensemble comme dans l’âge présent ; mais l’indépendance de la
raison raisonnante, qui, écartant l’imagination, s’affranchissant de la tradition,
pratiquant mal l’expérience, trouve dans la logique sa reine, dans les mathématiques
son modèle, dans le discours son organe, dans la société polie son auditoire, dans
les vérités moyennes son emploi, dans l’homme abstrait sa matière, dans l’idéologie
sa formule, dans la révolution française sa gloire et sa condamnation, son triomphe
et sa fin.
Mais tandis que Descartes, au milieu d’une société et d’une religion épurées,
ennoblies et apaisées, intronisait l’esprit et relevait l’homme, Hobbes, au milieu
d’une société bouleversée et d’une religion en délire, dégradait l’homme et
intronisait le corps. Par dégoût des puritains, les courtisans réduisaient la vie
humaine à la volupté animale ; par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature
humaine à la partie animale. Les courtisans étaient athées et brutaux en pratique :
il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi la mode de l’instinct et
de l’égoïsme : il écrivait la philosophie de l’égoïsme et de l’instinct. Ils avaient
effacé de leurs cœurs tous les sentiments fins et nobles : il effaçait du cœur tous
les sentiments nobles et fins. Il érigeait leurs mœurs en théorie, donnait le manuel
de leur conduite, et rédigeait d’avance les axiomes558 qu’ils allaient
traduire en actions. Selon lui comme selon eux, « le premier des biens est la
conservation de la vie et des membres ; le plus grand des maux est la mort, surtout
avec tourment. » Les autres biens et les autres maux ne sont que les moyens de
ceux-là. Nul ne recherche ou souhaite que ce qui lui est agréable. « Nul ne donne
qu’en vue d’un avantage personnel. » — Pourquoi les amitiés sont-elles des biens ?
« Parce qu’elles sont utiles, les amis servant à la défense et encore à d’autres
choses. » — Pourquoi avons-nous pitié du malheur d’autrui ? « Parce que nous
considérons qu’un malheur semblable pourrait nous arriver. » — Pourquoi est-il beau
de pardonner à qui demande pardon ? « Parce que c’est là une preuve de confiance en
soi-même. » Voilà le fond du cœur humain. Regardez maintenant ce qu’entre ces mains
flétrissantes deviennent les plus précieuses fleurs. « La musique, la peinture, la
poésie, sont agréables comme imitations qui rappellent le passé, parce que, si le
passé à été bon, il est agréable en imitation comme bon, et que, s’il a été mauvais,
il est agréable en imitation comme passé. » C’est à ce grossier mécanisme qu’il
réduit les beaux-arts ; on s’en est aperçu quand il a voulu traduire l’Iliade. À ses yeux, la philosophie est du même ordre. « Si la sagesse est
utile, c’est qu’elle est de quelque secours ; si elle est désirable en soi, c’est
qu’elle est agréable. » Ainsi nulle dignité dans la science : c’est un passe-temps
ou une aide, bonne au même titre qu’un domestique ou un pantin. L’argent, étant plus
utile, vaut mieux. C’est pourquoi « celui qui est sage n’est pas riche, comme disent
les stoïciens, mais celui qui est riche est sage559. » Pour la religion, elle n’est que la « crainte d’un
pouvoir invisible feint par l’esprit ou imaginé d’après des récits publiquement
autorisés560. » En effet, cela est vrai pour l’âme d’un Rochester ou d’un
Charles II ; poltrons ou injurieux, crédules ou blasphémateurs, ils n’ont rien
soupçonné au-delà. — Nul droit naturel. « Avant que les hommes se fussent liés par
des conventions, chacun avait le droit de faire ce qu’il voulait contre qui il
voulait. » Nulle amitié naturelle. « Les hommes ne s’associent que par intérêt ou
vanité, c’est-à-dire par amour de soi, non par amour des autres. L’origine des
grandes sociétés durables n’est pas la bienveillance mutuelle. Tous dans l’état de
nature ont la volonté de nuire… L’homme est un loup pour l’homme… L’état de nature
est la guerre, non pas simple, mais de tous contre tous, et par essence cette guerre
est éternelle.561 » Le
déchaînement des sectes, le conflit des ambitions, la chute des gouvernements, le
débordement des imaginations aigries et des passions malfaisantes avaient suggéré
cette idée de la société et de l’homme. Ils aspiraient tous, philosophes et peuple,
à la monarchie et au repos. Hobbes, en logicien inexorable, la veut absolue ; la
répression en sera plus forte et la paix plus stable. Que nul ne résiste au
souverain. Quoi qu’il fasse contre un sujet, quel qu’en soit le prétexte, ce n’est
point injustice. C’est lui qui doit décider des livres canoniques. Il est pape et
plus que pape. Ses sujets, s’il l’ordonne, doivent renoncer au Christ, au moins de
bouche ; le pacte primitif lui a livré sans réserve l’entière possession de tous les
actes extérieurs ; au moins, de cette façon, les sectaires n’auront pas, pour
troubler l’État, le prétexte de leur conscience. C’est dans ces extrémités que
l’immense fatigue et l’horreur des guerres civiles avaient précipité un esprit
étroit et conséquent. Sur cette prison scellée où il enfermait et resserrait de tout
son effort la méchante bête de proie, il appuyait comme un dernier bloc, pour
éterniser la captivité humaine, la philosophie entière et toute la théorie,
non-seulement de l’homme, mais du reste de l’univers. Il réduisait les jugements à
« l’addition de deux noms », les idées à des états du cerveau, les sensations à des
mouvements corporels, les lois générales à de simples mots, toute substance au
corps, toute science à la connaissance des corps sensibles, tout l’être humain à un
corps capable de mouvement reçu ou rendu562, en sorte que
l’homme, n’apercevant lui-même et la nature que par la face méprisée, et rabattu
dans sa conception de lui-même et du monde, pût ployer sous le faix de l’autorité
nécessaire et subir enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel
est en effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise. L’homme
méritait alors ce traitement, parce qu’il inspirait alors cette philosophie ; il va
se montrer sur la scène tel qu’il s’est montré dans la théorie et dans les
mœurs.
Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s’aperçut bientôt que
le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n’écrit plus et meurt.
Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de
Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d’une nuit d’été
563, déclare
« qu’il n’y retournera plus jamais, car c’est la plus insipide et ridicule pièce
qu’il ait vue de sa vie. » La comédie se transforme ; c’est que le public s’était
transformé.
Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher ! Quelles âmes jeunes et
charmantes ! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette
misérable scène à demi éclairée, devant ces décors de cabaret, ces rôles de femmes
joués par des hommes, l’illusion les prenait. Ils ne s’inquiétaient guère des
vraisemblances ; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans,
d’un ciel à l’autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le
pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire ; la comédie,
après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient
moins pour s’égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un
amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatants, dont l’essaim
emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poëte vînt lui ouvrir la
nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière
grisonnante d’une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches
lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d’une jeune fille
qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentiments délicats, par-dessus
tout l’extase des passions romanesques, voilà les spectacles et les émotions qu’ils
venaient chercher. Ils montaient d’eux-mêmes au plus haut du monde idéal ; ils
voulaient contempler les extrêmes générosités, l’amour absolu ; ils ne s’étonnaient
point des féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie
transfigure ; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient du premier
coup ses excès et ses caprices ; ils n’avaient pas besoin d’être préparés ; ils
suivaient ses écarts, ses bizarreries, le fourmillement de ses inventions
regorgeantes, les soudaines prodigalités de ses couleurs surchargées, comme un
musicien suit une symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où
l’imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et de forces,
développe tout d’un coup l’homme, et dans l’homme ce qu’il y a de plus exalté et de
plus exquis.
Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se polir à la
française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de la musique, des
lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute sorte d’agréments extérieurs ;
mais le cœur leur manque. Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans
l’amour que le plaisir, et dans l’homme que les sens : un Rochester au lieu d’un
Mercutio. Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la poésie et la
fantaisie ? La comédie romanesque est hors de sa portée ; il ne peut saisir que le
monde réel, et dans ce monde l’enveloppe palpable et grossière. Donnez-lui une
peinture exacte de la vie ordinaire, des événements plats et probables, l’imitation
littérale de ce qu’il fait, et de ce qu’il est ; mettez la scène à Londres, dans
l’année courante ; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses entretiens
avec les marchandes d’oranges, ses rendez-vous au parc, ses essais de dissertation
française. Qu’il se reconnaisse, qu’il retrouve les gens et les façons qu’il vient
de quitter à sa taverne ou dans l’antichambre ; que le théâtre et la rue soient de
plain-pied. La comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie ; il s’y traînera
également dans la vulgarité et dans l’ordure ; il n’aura besoin pour y assister ni
d’imagination, ni d’esprit ; il lui suffira d’avoir des yeux et des souvenirs. Cette
exacte imitation lui fournira l’amusement en même temps que l’intelligence. Les
vilaines paroles le feront rire par sympathie, les images effrontées le divertiront
par réminiscence. L’auteur d’ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le
réveille ; il s’agit ordinairement d’un père ou d’un mari qu’on trompe. Les beaux
gentilshommes prennent comme l’écrivain le parti du galant, s’intéressent à ses
progrès, et se croient avec lui en bonne fortune. Joignez à cela des femmes qu’on
débauche et qui veulent être débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le
chassez-croisez des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des
soupers, l’impudence des scènes aventurées jusqu’aux démonstrations physiques, les
chansons risquées, les gueulées
564 lancées et renvoyées parmi des tableaux vivants, toute cette orgie
représentée remue les coureurs d’intrigues par l’endroit sensible. Et par surcroît
le théâtre consacre leurs mœurs. À force de ne représenter que des vices, il
autorise leurs vices. Les écrivains posent en règle que toutes les femmes sont des
drôlesses, et que tous les hommes sont des brutes. La débauche entre leurs mains
devient une chose naturelle, bien plus, une chose de bon goût ; ils la professent.
Rochester et Charles II pouvaient sortir du théâtre édifiés sur eux-mêmes,
convaincus comme ils l’étaient déjà que la vertu n’est qu’une grimace, la grimace
des coquins adroits qui veulent se vendre cher.
Dryden, qui un des premiers565 entre dans cette voie, n’y entre pas résolument. Une sorte de
fumée lumineuse, reste de l’âge précédent, plane encore sur son théâtre. Sa riche
imagination le retient à demi dans la comédie romanesque. Un jour il arrange le Paradis de Milton, la Tempête et le Troilus de Shakspeare. Un autre jour, dans l’Amour au
Couvent, dans le Mariage à la mode, dans le
Faux Astrologue, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a
tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les vieux poëtes
nationaux, tantôt des figures recherchées et de l’esprit pointillé comme Calderon et
Lope. Il mêle le tragique et le plaisant, les renversements de trônes et les
peintures de mœurs. Mais dans ce compromis maladroit l’âme poétique de l’ancienne
comédie a disparu : il n’en reste que le vêtement et la dorure. L’homme nouveau se
montre grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de grand
seigneur, d’autant plus choquant que Dryden en cela contrarie son talent, qu’il est
au fond sérieux et poëte, qu’il suit la mode et non sa pensée, qu’il fait le
libertin par réflexion, et pour se mettre au goût du jour566. Il polissonne
maladroitement et dogmatiquement ; il est impie sans élan, en périodes développées.
Un de ses galants s’écrie : « Est-ce que l’amour sans le prêtre et l’autel n’est pas
l’amour ? Le prêtre est là pour son salaire et ne s’inquiète pas des cœurs qu’il
unit. L’amour seul fait le mariage567. » — « Je voudrais, dit Hippolyte, qu’il
y eût un bal en permanence dans notre cloître, et que la moitié des jolies nonnes y
fût changée en hommes pour le service des autres568. » Nul ménagement,
nul tact. Dans son Moine espagnol, la reine, assez honnête femme,
dit à Torrismond qu’elle va faire tuer le vieux roi détrôné pour l’épouser, lui
Torrismond, plus à son aise. Bientôt on leur annonce le meurtre : « Maintenant, dit
la reine, marions-nous. Cette nuit, cette heureuse nuit, est à vous et à moi569. » À côté de cette tragédie sensuelle, l’intrigue
comique, poussée jusqu’aux familiarités les plus lestes, étale l’amour d’un cavalier
pour une femme mariée qui à la fin se trouve être sa sœur. Dryden ne trouve dans ce
dénoûment rien qui froisse son cœur. Il a perdu jusqu’aux plus vulgaires répugnances
de la pudeur naturelle. Quand il traduit une pièce hasardée, Amphitryon, par exemple, il la trouve trop modeste ; il en ôte les
adoucissements, il en alourdit le scandale. « Le roi et le prêtre, dit Jupiter, sont
en quelque manière contraints par convenance d’être des hypocrites bien masqués570. »
Là-dessus, le dieu étale crûment son despotisme. Au fond, ses sophismes et son
impudence sont pour Dryden un moyen de décrier par contre-coup les théologiens et
leur Dieu arbitraire. « Un pouvoir absolu, dit Jupiter, ne peut faire de mal. Je
n’en puis faire à moi-même, puisque c’est ma volonté que je fais, ni aux hommes,
puisque tout ce qu’ils ont est à moi. Cette nuit je jouirai de la femme
d’Amphitryon, car lorsque je la fis, je décrétai que mon bon plaisir serait de
l’aimer. Ainsi je ne fais point de tort à son mari, car je me suis réservé le droit
de l’avoir tant qu’elle me plairait571. » Cette pédanterie
ouverte se change en luxure ouverte sitôt qu’il voit Alcmène. Nul détail n’est
omis : Jupiter lui dit tout, et devant les suivantes, et le lendemain, quand il
sort, elle fait pis que lui, elle s’accroche à lui, elle entre dans des peintures
intimes. Toutes les façons royales de la haute galanterie ont été arrachées comme un
vêtement incommode ; c’est le sans-gêne cynique au lieu de la décence
aristocratique ; la scène est écrite d’après Charles II et la Castlemaine572 au lieu d’être
écrite d’après Louis XIV et Mme de Montespan.
J’en passe plusieurs : Crowne, l’auteur de Sir Courtly Nice ;
Shadwell, l’imitateur de Ben Jonson ; mistress Afra Behn, qui se fit appeler Astrée,
espion et courtisane, payée par le gouvernement et par le public. Etheredge est le
premier qui, dans son Homme à la mode, donne l’exemple de la
comédie imitative et peigne uniquement les mœurs d’alentour ; du reste franc viveur
et contant librement ses habitudes. « Pourchasser les filles, hanter le théâtre, ne
songer à rien toute la journée, et toute la nuit aussi, direz-vous » : c’étaient là
ses occupations à Londres. Plus tard, à Ratisbonne, « il fait de graves révérences,
converse avec les sots, écrit des lettres insipides573 », et se
console mal avec les Allemandes. C’est avec ce sérieux qu’il prenait ses fonctions
d’ambassadeur. Un jour, ayant trop dîné, il tomba du haut d’un escalier et se cassa
le cou ; la perte n’était pas grande. Mais le héros de ce monde fut William
Wycherley, le plus brutal des écrivains qui aient sali le théâtre. Envoyé en France
pendant la révolution, il s’y fit papiste, puis au retour abjura, puis à la fin, dit
Pope, abjura encore. Privées du lest protestant, ces têtes vides allaient de dogme
en dogme, de la superstition à l’incrédulité ou à l’indifférence, pour finir par la
peur. Il avait appris chez M. de Montausier l’art de bien porter des gants et une
perruque ; cela suffisait alors pour faire un gentleman. Ce mérite
et le succès d’une pièce ignoble, l’Amour au bois, attirèrent sur
lui les yeux de la duchesse de Cleveland, maîtresse du roi et de tout le monde.
Cette femme, qui ramassait des danseurs de corde, le ramassa un jour au beau milieu
du Ring. Elle mit la tête à la portière et lui cria publiquement : « Monsieur, vous
êtes un maraud, un drôle, un fils de… » Touché de ce compliment, il accepta ses
bonnes grâces, et obtint par contre-coup celles du roi. Il les perdit, épousa une
femme de mauvaises mœurs, se ruina, resta sept ans en prison pour dettes, passa le
reste de sa vie dans les embarras d’argent, regrettant sa jeunesse, perdant la
mémoire, écrivaillant de mauvais vers qu’il faisait corriger par Pope avec toutes
sortes de tiraillements d’amour-propre, rimant des obscénités plates, traînant son
corps usé et son cerveau lassé à travers la misanthropie et le libertinage, jouant
le misérable rôle de viveur édenté et de polisson en cheveux blancs. Onze jours
avant sa mort, il avait épousé une jeune fille qui se trouva une coquine. Il finit
comme il avait commencé, par la maladresse et l’inconduite, n’ayant réussi ni à être
heureux ni à être honnête, n’ayant employé un esprit viril et un talent vrai que
pour son mal et le mal d’autrui.
C’est qu’il n’était pas né épicurien. Son fonds, vraiment anglais, c’est-à-dire
énergique et sombre, répugnait à l’insouciance aisée et aimable qui permet de
prendre la vie comme une partie de plaisir. Son style est travaillé et pénible. Son
ton est virulent et acerbe. Il fausse souvent la comédie pour arriver à la satire
haineuse. L’effort et l’animosité se marquent dans tout ce qu’il dit et fait dire.
C’est un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l’autre, mais actif et
irrité, qui ne voit que du vice dans l’homme, et se sent homme jusqu’au fond. Le
seul travers qu’il repousse, c’est l’hypocrisie ; le seul devoir qu’il prescrive,
c’est la franchise. Il veut que les autres avouent leur vice, et il commence par
avouer le sien. « Quoique je ne sache pas mentir comme les poëtes, dit-il, je suis
aussi vain qu’eux » ; puis, parlant de sa reconnaissance : « Voilà, madame, la
gratitude des poëtes, qui, en bon anglais, n’est qu’orgueil et ambition574. » Chez lui, nulle
poésie d’expression, nulle conception d’idéal, nul établissement de morale qui
puisse consoler, relever ou épurer les hommes. Il les parque dans leur perversité et
dans leur ordure, et s’y installe avec eux. Il leur montre les vilenies du bas-fond
où il les confine ; il veut qu’ils respirent cette fange ; il les y enfonce, non
pour les en dégoûter comme d’une chute accidentelle, mais pour les y accoutumer
comme à une assiette naturelle. Il arrache les compartiments et les ornements par
lesquels ils essayent de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il s’amuse à
les faire battre, il se complaît dans le tapage des instincts déchaînés ; il aime
les retours violents du pêle-mêle humain, l’embrouillement des méchancetés, la
dureté des meurtrissures. Il déshabille les convoitises, il les fait agir tout au
long, il les ressent par contre-coup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les
savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu’on trouve : les ivrognes de barrière, à
qui l’on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu, répondent qu’il soûle tout
de même et qu’ils n’ont que cela d’agrément.
Qu’on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C’est une œuvre de
psychologie, voisine de la critique et de l’histoire, ayant des libertés presque
égales, parce qu’elle contribue presque également à exposer l’anatomie du cœur575. Il faut
bien qu’on puisse représenter les maladies morales, surtout lorsqu’on le fait pour
compléter la science, froidement, exactement, et en style de dissection. Un tel
livre de sa nature est abstrait : il se lit dans un cabinet, sous la lampe. Mais
transportez-le sur le théâtre, empirez ces scènes d’alcôve, réchauffez-les par des
scènes de mauvais lieux, donnez-leur un corps par les gestes et les paroles
vibrantes des actrices ; que les yeux et tous les sens s’en remplissent, non pas les
yeux d’un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes confondus dans le
parterre, irrités par l’intérêt de la fable, par la précision de l’imitation
littérale, par le ruissellement des lumières, par le bruit des applaudissements, par
la contagion des impressions qui courent comme un frisson dans tous les nerfs
excités et tendus ! Voilà le spectacle qu’a fourni Wycherley et qu’a goûté cette
cour. Est-il possible qu’un public, et un public de choix, soit venu écouter de
pareilles scènes ? Dans l’Amour au bois, à travers les
complications des rendez-vous nocturnes et des viols acceptés ou commencés, on voit
un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme
du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails ! Il frappe à sa porte ;
l’acheteur cependant s’impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut
vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène
alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d’abord ne veut pas
financer. « Payez donc à dîner ! » Il donne un groat pour un
gâteau et de l’ale576. L’entremetteuse se récrie, il
lâche une couronne. « Mais pour les rubans, les pendants d’oreille, les bas, les
gants, la dentelle et tout ce qu’il faut à la pauvre petite ? » Il se débat. —
Allons ! une demi-guinée. — « Une demi-guinée ! » dit la vieille. — « Je t’en
prie, va-t’en ; prends l’autre guinée aussi, deux guinées, trois guinées, cinq ;
voilà, c’est tout ce que j’ai. — Il me faut aussi ce grand anneau à cachet, ou je
ne bouge pas577 ! » Elle s’en va enfin, ayant tout
extorqué, et Lucy fait l’innocente, semble croire que Gripe est un maître à danser,
et lui demande sa leçon. Ici quelles scènes et quelles équivoques ! Enfin elle crie,
la mère et des gens apostés enfoncent la porte ; Gripe est pris au piége, on le
menace d’appeler le constable, on lui escroque cinq cents livres sterling. —
Faut-il conter le sujet de l’Épouse campagnarde ? On a beau
glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient de France, répand le bruit
qu’il ne peut plus faire tort aux maris. Vous devinez ce qu’entre les mains de
Wycherley une pareille donnée peut fournir, et il en tire tout ce qu’elle contient.
Les femmes causent de son état, et devant lui ; elles se font détromper par lui, et
s’en vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille, boivent,
chantent, et quelles chansons ! C’est le débordement de l’orgie qui triomphe, se
décerne elle-même la couronne et s’étale en maximes. « Notre vertu, dit l’une
d’elles, est comme la conscience de l’homme d’État, la parole du quaker, le serment
du joueur, l’honneur du grand seigneur : rien qu’une grimace pour duper ceux qui se
fient à nous. » À la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une
nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce carnaval finit
par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner propose au public son exemple,
et l’actrice qui vient dire l’épilogue achève l’ignominie de la pièce en avertissant
les faux galants qu’ils aient à se bien tenir, et que s’ils peuvent duper les
hommes, « ce n’est pas aux femmes qu’on en peut donner à garder578. »
Mais ce qui est véritablement unique, et le plus des signes de ce
temps, c’est qu’au milieu de ces provocations nulle circonstance repoussante n’est
omise, et que le conteur semble tenir autant à nous dégoûter qu’à nous dépraver579. À chaque instant, les
élégants, même les dames, mettent en tiers dans la conversation ce qui, depuis le
seizième siècle, accompagne l’amour. Dapperwitt, en offrant Lucy, dit pour excuser
les retards : « Laissez-lui le temps de mettre sa longue mouche sous l’œil gauche et
de corriger son haleine avec un peu d’écorce de citron580. » Lady Flippant, seule dans le parc,
s’écrie : « Malheureuse femme que je suis ! j’ai quitté le troupeau pour mettre les
chiens à mes trousses, et pas un vagabond ivrogne qui vienne trébucher sur mon
chemin ! Les mendiantes en loques, les ramasseuses de cendres ont meilleure chance
que moi.581 » Ce sont là les morceaux
les plus doux, jugez des autres ! Il prend à tâche de révolter même les sens ;
l’odorat, les yeux, tout souffre devant ses pièces ; il faut que ses auditeurs aient
eu des nerfs de matelot. Et c’est de cet abîme que la littérature anglaise est
remontée jusqu’à la sévérité morale, jusqu’à la décence excessive qu’elle s’impose
aujourd’hui ! Ce théâtre est comme une guerre déclarée à toute beauté, à toute
délicatesse. Si Wycherley emprunte à quelque écrivain un personnage, c’est pour le
violenter ou le dégrader jusqu’au niveau des siens. S’il imite l’Agnès de
Molière582, il
la marie afin de profaner le mariage, lui ôte l’honneur, bien plus la pudeur, bien
plus encore la grâce, change sa tendresse naïve en instinct éhonté et en confessions
scandaleuses583. S’il prend la Viola
de Shakspeare584,
c’est pour la traîner dans des bassesses d’entremetteuse, parmi les brutalités et
les coups de main. S’il traduit le rôle de Célimène, il efface d’un trait les façons
de grande dame, les finesses de femme, le tact de maîtresse de maison, la politesse,
le grand air, la supériorité d’esprit et de savoir-vivre, pour mettre à la place
l’impudence et les escroqueries d’une courtisane « forte en gueule. » S’il invente
une fille presque honnête, Hippolyta, il commence par lui mettre dans la bouche des
paroles telles qu’on n’en peut rien transcrire. Quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise,
qu’il crée ou qu’il copie, qu’il blâme ou qu’il loue, son théâtre est une
diffamation de l’homme, qui rebute en même temps qu’elle attire, et qui écœure quand
elle corrompt.
Un don surnage pourtant, la force, qui ne manque jamais dans ce pays, et y donne un
tour propre aux vertus comme aux vices. Quand on a écarté les phrases d’auteur tout
oratoires et pesamment composées d’après les Français, on aperçoit le vrai talent
anglais, le sentiment poignant de la nature et de la vie. Wycherley a ce lucide et
hardi regard qui saisit dans une situation les gestes, l’expression physique, le
détail sensible, qui fouille jusqu’au fond des crudités et des bassesses, qui
atteint, non pas l’homme en général et la passion telle qu’elle doit être, mais
l’individu particulier et la passion telle qu’elle est. Il est réaliste, non pas de
parti pris, comme nos modernes, mais par nature. Il plaque violemment son plâtre sur
la figure grimaçante et bourgeonnée de ses drôles pour nous porter sous les yeux le
masque implacable où s’est collée au passage l’empreinte vivante de leur laideur. Il
charge ses pièces d’incidents, il multiplie l’action, il pousse la comédie jusqu’aux
situations dramatiques ; il bouscule ses personnages à travers les coups de main et
les violences, il va jusqu’à les fausser pour outrer la satire. Voyez dans Olivia,
qu’il copie d’après Célimène, la fougue des passions qu’il manie. Elle peint ses
amis comme Célimène585, mais avec quels outrages ! « Milady
Automne ? — Un vieux carrosse repeint. — Sa fille ? — Splendidement laide, une
mauvaise croûte dans un cadre riche. — Et la dégoûtante vieille au haut bout de sa
table… — Renouvelle la coutume grecque de servir une tête de mort dans les
banquets. » Nos nerfs modernes ne supporteraient pas le portrait qu’elle fait de
Manly, son amant ; celui-ci l’entend par surprise ; à l’instant elle se redresse, le
raille en face, se déclare mariée, lui dit qu’elle garde les diamants qu’elle a
reçus de lui, et le brave. « Mais, lui dit-on, par quel attrait l’aimiez-vous ?
Qu’est-ce qui avait pu vous donner du goût pour lui ? — Ce qui force tout le monde
à flatter et à dissimuler, sa bourse ; j’avais une vraie passion pour elle586. » Son impudence est celle d’une
courtisane déclarée. Amoureuse dès la première vue de Fidelio, qu’elle prend pour un
jeune homme, elle se pend à son cou, « l’étouffe de baisers » ; puis dans
l’obscurité elle tâtonne pour le trouver en disant : « Où sont tes lèvres ? » Il y a
une sorte de « férocité » animale dans son amour. Elle renvoie son mari par une
comédie improvisée ; puis, avec un mouvement de danseuse : « Va-t’en, mon mari, et
viens, mon ami. Justement les seaux dans le puits : l’un descendant fait monter
l’autre. » Elle éclate d’un rire mordant : « Pourvu qu’ils n’aillent pas comme eux
se heurter en route et se casser l’un l’autre587 ! » Surprise en flagrant délit et ayant tout avoué à sa cousine,
dès qu’elle entrevoit une espérance de salut, elle revient sur son aveu avec une
effronterie d’actrice : « Eh bien ! cousine, lui dit l’autre, je le confesse,
c’était là de l’hypocrisie raisonnable. — Quelle hypocrisie ? — Je veux dire, ce
conte que vous avez fait à votre mari ; il était permis, puisque c’était pour votre
défense. — Quel conte ? Je vous prie de savoir que je n’ai jamais fait de conte à
mon mari. — Vous ne me comprenez pas, bien sûr : je dis que c’était une bonne
manière d’en sortir, et honnête, de faire passer votre galant pour une femme. —
Qu’est-ce que vous voulez dire, encore une fois, avec mon galant, et qui est-ce qui
a passé pour une femme ? — Comment ! vous voyez bien que votre mari l’a pris pour
une femme ! — Qui ? — Mon Dieu ! mais l’homme qu’il a trouvé avec vous ! —
Seigneur ! vous êtes folle à coup sûr. — Oh ! ce jeu-là est trop insipide, Il en
est blessant. — Et se jouer de mon honneur est encore plus blessant. — Quelle
impudence admirable ! — De l’impudence, moi ! à moi un tel langage ! Oh bien ! je
ne reverrai plus votre visage. Lettice, où êtes-vous ? Venez, laissons là cette
méchante femme médisante. — Un mot d’abord, madame, je vous prie ; pourriez-vous
jurer que votre mari ne vous a pas trouvée avec… — Jurer ! Oui, que quiconque est
monté dans ma chambre, inconnu, dans l’obscurité, homme ou femme, je ne le connais
pas, et par le ciel, et par tout ce qui est bon ; et si je meurs, puissé-je n’avoir
jamais une seule joie dans ce monde ni dans l’autre ! Oui, et je veux être
éternellement… — Damnée ! et vous l’êtes ; mais vous n’avez plus besoin de vous
parjurer : autant jouer franc jeu. — Ô horrible ! horrible avis ! Sortons, ne
l’entendons pas ; viens, Lettice, elle nous corromprait588. » Voilà de la verve, et si j’osais conter
les audaces et les vérifications de l’action nocturne, on verrait que Mme Marneffe a
une sœur et Balzac un devancier.
Il est un personnage qui montre en abrégé son talent et sa morale, tout composé
d’énergie et d’indélicatesse, Manly, le plain dealer, si
visiblement son favori, que les contemporains ont donné à l’auteur en surnom le nom
de son héros. Manly est peint d’après Alceste, et l’énormité des différences mesure
la différence des deux mondes et des deux pays589. Il n’est pas gentilhomme de cour,
mais capitaine de vaisseau, avec les allures des marins du temps, la casaque tachée
de goudron et sentant l’eau-de-vie590, prompt
aux voies de fait et aux jurons sales, appelant les gens chiens et esclaves, et,
quand ils lui déplaisent, les jetant à coups de pied dans l’escalier. « Mylord,
dit-il à un seigneur avec un grondement de dogue, les gens de votre espèce sont
comme les prostituées et les filous, dangereux seulement pour ceux que vous
embrassez. » Puis, quand le pauvre homme essaye de lui parler à l’oreille :
« Mylord, tout ce que vous m’avez appris en me chuchotant ce que je savais d’avance,
c’est que vous avez l’haleine puante ; voilà un secret pour votre secret591. » Quand il est dans le salon d’Olivia avec « ces perroquets
bavards, ces singes, ces échos d’hommes », il vocifère comme sur son gaillard
d’arrière : « Silence, bouffons de foire ! » et il les prend au collet. « Pas de
caquetage, babouins ! dehors tout de suite, ou bien592… » Et il les met à la porte.
Voilà ses façons d’homme sincère. — Il a été ruiné par Olivia qu’il aime et qui le
renvoie. La pauvre Fidelia, déguisée en homme et qu’il prend pour un adolescent
timide, vient le trouver pendant qu’il ronge sa colère : « Je puis vous servir,
monsieur ; au pis, j’irais mendier ou voler pour vous. — Bah ! encore des
vanteries… Tu dis que tu irais mendier pour moi ? — De tout mon cœur, monsieur. —
Eh bien ! tu iras faire l’entremetteur pour moi ? — Comment, monsieur ? — Oui,
auprès d’Olivia. Va, flatte, mens, agenouille-toi, promets n’importe quoi pour me
l’avoir. Je ne peux pas vivre sans l’avoir593. » Et lorsque Fidelia
revient lui disant qu’Olivia l’a embrassée, de force, avec un emportement d’amour :
« Son amour !… l’amour d’une prostituée, d’une sorcière ! Ah ! ah ! n’est-ce pas
qu’elle embrasse bien, monsieur ? Bien sûr, je me figurais que ses lèvres… Mais je
ne dois plus me les figurer. Et pourtant elles sont si belles que je voudrais les
baiser encore, — m’y coller, — puis les arracher avec mes dents, les mâcher en
morceaux et les cracher à la face de son entreteneur594 !… » Ces cris de sauvage annoncent
des actions de sauvage. Il va la nuit avec Fidelia pour entrer sous son nom chez
Olivia, et Fidelia, par jalousie, résiste. Son sang s’émeut alors, un flot de fureur
lui monte à la face, et il lui crie tout bas d’une voix sifflante : « Ah ! tu es
donc mon rival ? Eh bien ! alors tu vas rester ici et garder la porte à ma place,
pendant que j’entre à ta place. Puis, quand je serai dedans, si tu oses bouger de
cette planche ou souffler un mot, je lui couperai la gorge, à elle d’abord ; et si
tu l’aimes, tu ne risqueras pas sa vie. Et la tienne aussi, je sais que la tienne,
au moins, tu l’aimes. Pas un mot, où je commence par toi595 ! » Il renverse le mari, autre traître,
reprend à Olivia la cassette de bijoux qu’il lui avait donnée, lui en jette
quelques-uns, disant « qu’il n’a jamais quitté une fille sans la payer596 », et donne
cette même cassette à Fidelia, qu’il épouse. Toutes ces actions paraissaient alors
convenables. Wycherley prenait dans sa dédicace le titre de son héros, Plain dealer ; il croyait avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme,
et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public ; il n’avait donné que le
modèle d’une brute déclarée et énergique. C’est là tout ce qui restait de l’homme
dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait son manteau mal ajusté de politesse
française, et le montrait avec la charpente de ses muscles et l’impudence de sa
nudité.
À côté d’eux, un grand poëte aveugle et tombé, l’âme remplie des misères présentes,
peignait ainsi le tumulte de l’orgie infernale : « Bélial vint le dernier, le plus
impur des esprits tombés du ciel, le plus grossier dans l’amour du vice pour
lui-même… Nul n’est plus souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre
devient athée, comme les fils d’Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs
violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les palais, dans
les cités luxurieuses, où le bruit de l’orgie monte au-dessus des plus hautes tours,
avec l’injure et l’outrage, quand la nuit obscurcit les rues, et que ses fils se
répandent au dehors, gorgés d’insolence et de vin597. »
Au dix-septième siècle s’ouvre en Europe un genre de vie nouveau, la vie mondaine,
qui bientôt prime et façonne les autres. C’est en France surtout et en Angleterre
qu’elle paraît et qu’elle règne, pour les mêmes causes et dans le même temps.
Pour remplir les salons, il faut un certain état politique, et cet état, qui est la
suprématie du roi jointe à la régularité de la police, s’établissait à la même
époque des deux côtés du détroit. La police régulière met la paix entre les hommes,
les tire de l’isolement et de l’indépendance féodale et campagnarde, multiplie et
facilite les communications, la confiance, les réunions, les commodités et les
plaisirs. La suprématie du roi institue une cour, centre des conversations, source
des grâces, théâtre des jouissances et des splendeurs. Ainsi attirés l’un vers
l’autre et vers le trône par la sécurité, la curiosité, l’amusement et l’intérêt,
les grands seigneurs s’assemblent, et du même coup ils deviennent gens du monde et
gens de cour. Ce ne sont plus les barons du siècle précédent, debout dans la haute
salle, armés et sombres, occupés de l’idée qu’ils pourront bien au sortir du palais
se tailler en pièces, et que, s’ils se frappent dans le palais, le bourreau est là
pour leur couper la main et boucher leurs veines avec un fer rouge ; sachant de plus
que le roi leur fera peut-être demain trancher la tête, partant prompts à
s’agenouiller pour se répandre en protestations de fidélité soumise, mais comptant
tout bas les épées qui prendront leur querelle et les hommes sûrs qui font
sentinelle derrière le pont-levis de leur château598. Les droits, les pouvoirs, les
contraintes et les attraits de la vie féodale ont disparu. Ils n’ont plus besoin que
leur manoir soit une forteresse. Ils n’ont plus le plaisir d’y régner comme dans un
État. Ils s’y ennuient, et ils en sortent. N’ayant plus rien à disputer au roi, ils
vont chez lui. Sa cour est un salon, le plus agréable à voir et le plus utile à
fréquenter. On y trouve des fêtes, des ameublements splendides, une compagnie parée
et choisie, des nouvelles et des commérages : on y rencontre des pensions, des
titres, des places pour soi et pour les siens ; on s’y divertit et on y profite :
c’est tout gain et tout plaisir. Les voilà donc qui vont au lever, assistent au
dîner, reviennent pour le bal, s’assoient pour le jeu, sont là au coucher. Ils y
font belle figure avec leurs habits demi-français, leurs perruques, leurs chapeaux
chargés de plumes, leurs hauts-de-chausses en étages, leurs canons, et les larges
rosettes de rubans qui couvrent leurs souliers. Les dames se fardent599, se mettent des mouches600, étalent des robes de satin et de velours magnifiques, toutes
galonnées d’argent et traînantes, au-dessus desquelles paraît la blancheur de leur
poitrine, dont l’éclatante nudité se continue sur toute l’épaule et jusqu’au bras.
On les regarde, on salue et on approche. Le roi monte à cheval pour sa promenade à
Hyde-Park ; à ses côtés courent la reine, et avec elle les deux maîtresses, lady
Castlemaine et mistress Stewart : « la reine601
en gilet blanc galonné, en jupon court cramoisi, et coiffée à la
négligence ; mistress Stewart avec son chapeau à cornes, sa plume rouge, ses
yeux doux, son petit nez romain, sa taille parfaite. » On rentre à White-Hall, « les
dames vont, viennent, causant, jouant avec leurs chapeaux et leurs plumes, les
échangeant, chacune essayant tour à tour ceux des autres et riant. » En si belle
compagnie la galanterie ne manque pas. « Les gants parfumés, les miroirs de poche,
les étuis garnis, les pâtes d’abricot, les essences, et autres denrées
d’amour arrivent de Paris chaque semaine. » Londres fournit « des présents plus
solides, comme vous diriez boucles d’oreilles, diamants, brillants et belles guinées
de Dieu ; les belles s’en accommodaient, comme si cela fût venu de plus loin602. » Les intrigues trottent, Dieu sait combien et
lesquelles. Naturellement aussi la conversation va son train. On développe tout haut
les aventures de Mlle Warmestre la dédaigneuse, « qui, surprise apparemment pour
avoir mal compté, prend la liberté d’accoucher au milieu de la cour. » On se répète
tout bas les tentatives de Mlle Hobart, l’heureux malheur de Mlle Churchill, qui,
étant fort laide, mais ayant eu l’esprit de tomber de cheval, toucha les yeux et le
cœur du duc d’York. Le chevalier de Grammont conte au roi l’histoire de Termes ou de
l’aumônier Poussatin ; tout le monde quitte le bal pour venir l’écouter, et, le
conte fait, chacun rit à se tenir les côtes. Vous voyez que si ce monde n’est pas
celui de Louis XIV, c’est néanmoins le monde, et que, s’il a plus d’écume, il va du
même courant. Le grand objet y est aussi de s’amuser et de paraître. On veut être
homme à la mode ; un habit rend célèbre : Grammont est tout désolé quand la
coquinerie de son valet l’oblige à porter deux fois le même. Tel autre se pique de
faire des chansons, de bien jouer de la guitare. « Russell avait un recueil de deux
ou trois cents contredanses en tablature, qu’il dansait toutes à livre ouvert. »
Jermyn est connu pour ses bonnes fortunes. « Un gentilhomme, dit Etheredge, doit
s’habiller bien, danser bien, faire bien des armes, avoir du talent pour les lettres
d’amour, une voix de chambre agréable, être très-amoureux, assez discret, mais point
trop constant. » Voilà déjà l’air de cour tel qu’il dura chez nous jusque sous
Louis XVI. Avec de pareilles mœurs, la parole remplace l’action. La vie se passe en
visites, en entretiens. L’art de causer devient le premier de tous ; bien entendu,
il s’agit de causer agréablement, pour employer une heure, sur vingt sujets en une
heure, toujours en glissant, sans jamais enfoncer, de telle façon que la
conversation ne soit pas un travail, mais une promenade. Au retour, elle continue
par des lettres qu’on écrit le soir, par des madrigaux ou des épigrammes qu’on lira
le matin, par des tragédies de salon ou des parodies de société. Ainsi naît une
littérature nouvelle, œuvre et portrait du monde qu’elle a pour public et pour
modèle, qui en sort et y aboutit.
Encore faut-il qu’ils sachent causer, et ils commencent à l’apprendre. Une
révolution s’est faite dans l’esprit comme dans les mœurs. En même temps que les
situations reçoivent un nouveau tour, la pensée prend une nouvelle forme. La
Renaissance finit, l’âge classique s’ouvre, et l’artiste fait place à l’écrivain.
L’homme revient de son premier voyage autour des choses ; l’enthousiasme, le trouble
de l’imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves, toutes les
facultés qu’éveille une première découverte se sont contentées, puis affaissées.
Leur aiguillon s’est émoussé parce que leur œuvre s’est faite. Les bizarreries, les
profondes percées, l’originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du
génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de
la grande invention ont disparu. L’imagination se tempère ; l’esprit se discipline :
il revient sur ses pas ; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité
calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une
religion, un art, une philosophie à reformer ou à réformer. Il n’est plus propre à
l’intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n’a plus le sentiment ou
la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. Il choisit et il
classe ; il épure et il ordonne. Il cesse d’être créateur, il devient discoureur. Il
sort de l’invention, il s’assoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique
et confus de dogmes et de formes où l’âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries
et les découvertes ; il en retire des idées qu’il adoucit et qu’il vérifie. Il les
range en longues chaînes de raisonnements aisés qui descendent anneau par anneau
jusqu’à l’intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur
série graduée, échelon par échelon, à la réflexion du public. Il institue dans tout
le champ de la pensée une suite de compartiments et un réseau de routes qui,
empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout
objet. Il atteint la clarté, la commodité, l’agrément. Et le monde l’y aide ; les
circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle ; le goût change par sa
propre pente, mais aussi par l’ascendant de la cour. Quand la conversation devient
la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses
besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés,
toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver
tout haut dans un salon : on s’y contient ; les gens s’y critiquent et s’y
observent ; le temps s’y passe à conter et à discuter ; il y faut des expressions
nettes, un langage exact, des raisonnements clairs et suivis ; sinon, on ne peut
escarmoucher ni s’entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y
naissent d’eux-mêmes, et ils s’y perfectionnent bien vite ; car le raffinement est
le but de la vie mondaine ; on s’étudie à rendre toutes les choses plus jolies et
plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustements. L’art
et l’artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue,
de ne jamais manquer au sens exact des termes, d’écarter les expressions roturières,
d’aligner les antithèses, d’employer les développements, de pratiquer la rhétorique.
Rien de plus fort que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher,
mises en regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare, les
entretiens ressemblent à des assauts ; vous croiriez voir des artistes qui
s’escriment de mots et de gestes dans une salle d’armes. Ils bouffonnent, ils
chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en rires, en calembours, en paroles de
poissardes et de poëtes, en bizarreries recherchées ; ils ont le goût des choses
saugrenues, éclatantes ; tel danse en parlant ; volontiers ils marcheraient sur
leurs mains ; il n’y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois grains de
folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés ; ils dissertent ou disputent ; le
raisonnement est le fond de leur style ; ils sont si bien écrivains qu’ils le sont
trop, et qu’on voit à travers eux l’auteur occupé à combiner des phrases. Ils
arrangent des portraits, ils redoublent les comparaisons ingénieuses, ils balancent
les périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre compose un
petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un volume de sentences ;
elles sont pleines de morceaux littéraires qui annoncent déjà le Spectator
603. Ils recherchent l’expression adroite et heureuse, ils habillent
les choses hasardées avec des mots convenables, ils glissent prestement sur la glace
fragile des bienséances et la rayent sans la briser. Je vois des gentilshommes,
assis sur des fauteuils dorés, fort calmes d’esprit, fort étudiés dans leurs
paroles, observateurs froids, sceptiques diserts, experts en matière de façons,
amateurs d’élégance, curieux du beau langage autant par vanité que par goût, et qui,
occupés à discourir entre un compliment et une révérence, n’oublieront pas plus leur
bon style que leurs gants fins ou leur chapeau.
Parmi les meilleurs et les plus agréables modèles de cette urbanité naissante,
paraît sir William Temple, un diplomate et un homme de monde, avisé, prudent et
poli, doué de tact dans la conversation et dans les affaires, expert dans la
connaissance des temps et dans l’art de ne pas se compromettre, adroit à s’avancer
et à s’écarter, qui sut attirer sur soi la faveur et les espérances de l’Angleterre,
obtenir les éloges des lettrés, des savants, des politiques et du peuple, gagner une
réputation européenne, obtenir toutes les couronnes réservées à la science, au
patriotisme, à la vertu et au génie, sans avoir beaucoup de science, de patriotisme,
de génie ou de vertu. Une pareille vie est le chef-d’œuvre d’un pareil monde ; des
dehors très-beaux et un fond moins beau : en voilà l’abrégé. Ses façons d’écrivain
sont conformes à ses maximes de politique. Principes et style, tout se tient en
lui ; c’est le véritable diplomate, tel qu’on le rencontre dans les salons, ayant
sondé l’Europe et touché partout le fond des choses, revenu de tout,
particulièrement de l’enthousiasme, admirable dans un fauteuil ou dans une
réception, bon conteur, plaisant au besoin, mais avec discrétion, accompli dans
l’art de représenter et de jouir. Celui-ci, dans sa retraite à Sheen, puis à
Moor-Park, s’amuse à écrire ; et il écrit comme parle un homme de son état,
c’est-à-dire fort bien, avec dignité et avec aisance, surtout lorsqu’il parle des
pays qu’il a visités, des événements qu’il a vus, des divertissements nobles qui
occupent ses heures604. Il a quinze cents livres
sterling de rente, et une belle sinécure en Irlande. Il a quitté les affaires au
moment des violents débats, sans vouloir s’engager pour le roi, ni contre le roi,
décidé, comme il le dit lui-même, à ne « point se mettre en travers du courant »,
quand le courant est irrésistible. Il vit pacifiquement à la campagne avec sa femme,
sa sœur, son secrétaire, ses gens, recevant les visites des étrangers qui veulent
voir le négociateur de la Triple Alliance, et quelquefois celles du nouveau roi
Guillaume, qui, ne pouvant obtenir ses services, vient parfois rechercher ses
conseils. Il plante et jardine, sur un sol fertile, dans un pays dont l’air lui
convient, parmi des plates-bandes régulières, au bord d’un canal bien droit et
flanqué d’une terrasse bien correcte, et il se loue en bons termes, avec toute la
discrétion convenable, du caractère qu’il possède et du parti qu’il a pris. « Je me
suis souvent étonné, dit-il, qu’Épicure ait trouvé tant d’âpres et amers censeurs
dans les âges qui l’ont suivi, lorsque la beauté de son esprit, l’excellence de son
naturel, le bonheur de sa diction, l’agrément de son entretien, la tempérance de sa
vie et la constance de sa mort l’ont fait tant aimer de ses amis, admirer de ses
disciples et honorer par les Athéniens605. » Il a raison de défendre Épicure, car il a
suivi ses préceptes, évitant les grands bouleversements d’esprit, et s’installant
comme un des dieux de Lucrèce dans un des interstices des mondes. « Quand les
philosophes ont vu les passions entrer et s’enraciner dans l’État, ils ont cru que
c’était folie pour les honnêtes gens que de se mêler des affaires publiques606… Le vrai service du public est une entreprise d’un si grand labeur
et d’un si grand souci, qu’un homme bon et sage, quoiqu’il puisse ne point la
refuser s’il y est appelé par son prince ou par son pays, et s’il croit pouvoir y
rendre des services plus qu’ordinaires, doit pourtant ne la rechercher que rarement
ou jamais, et la laisser le plus communément à ces hommes, qui, sous le couvert du
bien public, poursuivent leurs propres visées de richesse, de pouvoir et d’honneurs
illégitimes607. » Voilà de quel air il s’annonce. Sa
personne ainsi présentée, il en vient à parler du jardinage qu’il pratique, et
d’abord des six grands Épicuriens qui ont illustré la doctrine de leur maître,
César, Atticus, Lucrèce, Horace, Mécène, Virgile ; puis des diverses espèces de
jardins qui ont un nom dans le monde, depuis le paradis terrestre et le jardin
d’Alcinoüs jusqu’à ceux de Hollande et d’Italie, tout cela un peu longuement, en
homme qui s’écoute et qu’on écoute, qui fait un peu amplement à ses hôtes les
honneurs de sa maison et de son esprit, mais qui fait tout cela avec agrément et
dignité, sans air doctoral, ni morgue, en tons variés, et en modulant comme il faut
ses gestes et sa voix. Il conte qu’il a importé quatre espèces de raisins en
Angleterre, il avoue qu’il a trop dépensé ; cependant il ne le regrette pas ; depuis
cinq ans il n’a pas eu envie une seule fois d’aller à Londres. Il mêle les anecdotes
aux conseils techniques ; il y en a une sur le roi Charles II, qui a loué le climat
de l’Angleterre par-dessus tous les autres, disant que c’est celui où l’on peut
rester en plein air sans malaise le plus de jours dans l’année ; sur l’évêque de
Munster, qui, ne pouvant avoir dans son verger que des cerises, en avait rassemblé
toutes les espèces et si bien perfectionné les plants qu’il pouvait en manger depuis
mai jusqu’en septembre. Le lecteur se réjouit intérieurement quand il entend un
témoin oculaire conter des détails intimes sur de si grands personnages. Notre
attention s’éveille à l’instant ; nous nous croyons, par contre-coup, gens de cour,
et nous sourions avec complaisance ; peu importe que ces détails soient minces ; ils
font bien, ils sont comme un geste aristocratique, comme une façon noble de prendre
du tabac ou secouer la dentelle de sa manchette. Voilà l’intérêt de la belle
conversation de cour ; elle peut rouler sur des riens ; l’excellence des façons
donne à ces riens un charme unique ; on écoute le son de la voix ; on est amusé par
des demi-sourires ; on se laisse aller au courant facile ; on oublie que ces idées
sont ordinaires ; on regarde le conteur, sa rhingrave, sa canne dont il joue, ses
souliers à rubans, sa démarche aisée sur le sable nivelé de ses allées, entre ses
charmilles irréprochables ; l’oreille, l’esprit lui-même sont flattés, séduits par
la justesse de la diction, par l’abondance des périodes ornées, par la dignité et
l’ampleur d’un style dont la régularité est devenue involontaire, et qui, artificiel
d’abord comme le savoir-vivre, finit, comme le vrai savoir-vivre, par se changer en
besoin sincère et en talent naturel.
Par malheur, ce talent conduit parfois aux balourdises ; quand on parle bien de
tout, on se croit le droit de parler de tout. On s’érige en philosophe, en critique,
même en érudit ; et on l’est en effet, au moins pour les dames. On écrit, comme sir
William, des Essais sur le gouvernement, sur la Vertu
héroïque
608, sur la poésie, c’est-à-dire de petits traités sur la société, sur
le beau, sur la philosophie de l’histoire. On est un Locke, un Herder, un Bentley de
salon, rien autre chose. Parfois, sans doute, l’esprit naturel rencontre de bons
jugements neufs : Temple, le premier, trouve un souffle pindarique dans le vieux
chant de Regnard Lodbrog, et met le Don Quichotte au premier rang
parmi les grandes œuvres de l’invention moderne ; de même encore lorsqu’il touche un
sujet de sa compétence, par exemple les causes de la puissance et de la décadence
des Turcs, il raisonne à merveille. Mais pour le reste il est écolier ; même, chez
lui, le pédant perce, le pire des pédants, celui qui, ne sachant pas, veut paraître
savoir, qui cite l’histoire de tous les pays, allègue Jupiter, Saturne, Osiris,
Fo-hi, Confucius, Manco-Capac, Mahomet, et disserte sur toutes ces civilisations si
mal débrouillées, si inconnues, comme s’il les avait étudiées solidement, dans les
sources, lui-même, et non pas sur des de son secrétaire ou dans les livres
de seconde main. Un jour l’entreprise tourna mal ; ayant voulu prendre part à une
querelle littéraire, et réclamer la supériorité pour les anciens contre les
modernes, il se crut helléniste, antiquaire, raconta les voyages de Pythagore et
l’éducation d’Orphée, fit remarquer que les anciens sages de la Grèce « étaient
communément d’excellents poëtes et de grands médecins ; si versés dans la
philosophie naturelle, qu’ils prédisaient non-seulement les éclipses dans le ciel,
mais les tremblements de terre et les tempêtes, les grandes sécheresses et les
grandes pestes, l’abondance ou la rareté de telles sortes de fruits ou de
grains609 », talents admirables et que nous ne possédons plus aujourd’hui.
Outre cela il regretta la décadence de la musique « qui autrefois enchantait les
hommes, les bêtes, les oiseaux, les serpents, au point que leur nature même en était
changée610. » Il voulut énumérer les plus grands
écrivains modernes et oublia dans son catalogue, « parmi les Italiens611, Dante,
Pétrarque, l’Arioste et le Tasse ; parmi les Français, Pascal, Bossuet, Molière,
Corneille, Racine et Boileau ; parmi les Espagnols, Lope et Calderon ; parmi les
Anglais, Chaucer, Spencer, Shakspeare et Milton » ; en revanche il y inséra Paolo
Sarpi, Guevara, sir Philip Sidney, Selden, Voiture et Bussy-Rabutin, « auteur des
Amours de Gaul. » Pour tout combler, il déclara authentiques et
admirables les fables d’Ésope, cette pesante rédaction byzantine, et les lettres de
Phalaris, cette méchante fabrication sophistique ; deux ouvrages, selon lui, « qui,
étant les plus anciens dans leur genre, sont aussi les meilleurs dans leur genre. »
Enfin, pour s’enferrer lui-même sans remède, il remarqua gravement que « sans doute
quelques savants, du moins de ceux qui passent pour tels sous le nom de critiques,
n’avaient point estimé ces lettres authentiques ; mais qu’il fallait être un bien
médiocre peintre pour ne point y reconnaître une peinture originale. Une telle
diversité de passions dans une telle variété d’actions et de circonstances de la vie
et du gouvernement, une telle liberté de pensée, une telle hardiesse d’expression,
une telle libéralité envers ses amis, un tel dédain de ses ennemis, une telle
considération pour les hommes savants, une telle estime pour les gens de bien, une
telle connaissance de la vie, un tel mépris de la mort, en même temps qu’une telle
âpreté de naturel et une telle cruauté dans la vengeance, n’ont pu être jamais
manifestés que par celui qui les a possédés ; et j’estime Lucien auquel on les
attribue aussi incapable de les écrire que de faire ce que Phalaris a osé612. » Très-belle rhétorique ; il est fâcheux qu’une
phrase si bien faite couvre de telles sottises. Telle que la voilà, elle parut
triomphante, et l’applaudissement universel dont fut accueilli ce beau bavardage
oratoire, montre les goûts et la culture, l’insuffisance et la politesse de ce monde
élégant dont Temple était la merveille, et qui, comme Temple, n’aimait de la vérité
que le vernis.
Ce sont là les mœurs oratoires et polies qui peu à peu, à travers l’orgie, percent
et prennent l’ascendant. Insensiblement le courant se nettoie et marque sa voie,
comme il arrive à un fleuve qui, entrant violemment dans un nouveau lit, clapote
d’abord dans une tempête de bourbe, puis pousse en avant ses eaux encore fangeuses
qui par degrés vont s’épurer. Ces débauchés tâchent d’être gens du monde et parfois
y réussissent. Wycherley écrit bien, très-clairement, sans la moindre trace
d’euphuïsme, presque à la française. Son Dapperwitt dit de Lucy, en périodes
balancées : « Elle est belle sans affectation, folâtre sans grossièreté, amoureuse
sans impertinence. » Au besoin il est ingénieux, ses gentlemen
échangent des comparaisons heureuses. « Les maîtresses, dit l’un, sont comme les
livres : si vous vous y appliquez trop, ils vous alourdissent, et vous rendent
impropre au monde ; mais si vous en usez avec discrétion, vous n’en êtes que plus
propre à la conversation. — Oui, dit un autre, une maîtresse devrait être comme une
petite retraite à la campagne, près de la ville, non pour y demeurer constamment,
mais pour y passer la nuit de temps en temps. Et vite dehors, afin de mieux goûter
la ville au retour613 ! » Ces gens font du style,
même à contre-temps, et en dépit de la situation ou de la condition des personnages.
Un cordonnier dit dans Etheredge : « Il n’y a personne dans la ville qui vive plus
en gentilhomme que moi avec sa femme. Je ne m’inquiète jamais de ses sorties, elle
ne s’informe jamais des miennes ; nous nous parlons civilement et nous nous haïssons
cordialement614. »
L’art est parfait dans ce petit discours : tout y est, jusqu’à l’antithèse
symétrique de mots, d’idées et de sons ; quel beau diseur que ce cordonnier
satirique ! — Après la satire, le madrigal. Tel personnage, au beau milieu du
dialogue et en pleine prose, décrit « de jolies lèvres boudeuses avec une petite
moiteur qui s’y pose, pareilles à une rose de Provins fraîche sur la branche, avant
que le soleil du matin en ait séché toute la rosée615. » Ne
voilà-t-il pas les gracieuses galanteries de la cour ? Rochester lui-même, parfois,
en rencontre. Deux ou trois de ses chansons sont encore dans les recueils expurgés à
l’usage des jeunes filles pudiques. Ils ont beau polissonner de fait ; à chaque
instant il faut qu’ils complimentent et saluent ; devant les femmes qu’ils veulent
séduire, ils sont bien obligés de roucouler des tendresses et des fadeurs ; s’ils
n’ont plus qu’un frein, l’obligation de paraître bien élevés, ce frein les retient
encore. Rochester est correct même au milieu des immondices ; il ne dit d’ordures
que dans le style habile et solide de Boileau. Tous ces viveurs veulent être gens
d’esprit et du monde. Sir Charles Sedley se ruine et se salit, mais Charles II
l’appelle « le vice-roi d’Apollon. » Buckingham exalte « la magie de son style. » Il
est le plus charmant, le plus recherché des causeurs ; il fait des mots, et aussi
des vers, toujours agréables, quelquefois délicats ; il manie avec dextérité le joli
jargon mythologique ; il insinue en légères chansons coulantes toutes ces douceurs
un peu apprêtées qui sont comme les friandises des salons. « Ma passion, dit-il à
Chloris, croissait avec votre beauté ; et l’Amour, pendant que sa mère vous
favorisait, lançait à mon cœur un nouveau dard de flamme. » Puis il ajoute en
manière de chute : « Ils employaient tout leur art amoureux, lui pour faire un
amant, elle pour faire une beauté616. »
Il n’y a point du tout d’amour dans ces gentillesses ; on les accepte comme on les
offre, avec un sourire ; elles font partie du langage obligé, des petits soins que
les cavaliers rendent aux dames : j’imagine qu’on les envoyait le matin avec le
bouquet ou la boîte de cédrats confits. Roscommon compose une pièce sur un petit
chien mort, sur le rhume d’une jeune fille ; ce méchant rhume l’empêche de chanter :
maudit hiver ! Et là-dessus il prend l’hiver à partie, l’apostrophe longuement. Vous
reconnaissez les amusements littéraires de la vie mondaine. On y prend tout
légèrement, gaiement, l’amour d’abord, et aussi le danger. La veille d’une bataille
navale, Dorset, en mer, au roulis du vaisseau, adresse aux dames une chanson
célèbre. Rien n’y est sérieux, ni le sentiment ni l’esprit ; ce sont des couplets
qu’on fredonne en passant ; il en part un éclair de gaieté ; un instant après, on
n’y pense plus. « Surtout, leur dit Dorset, pas d’inconstance ! Nous en avons assez
ici en mer. » Et ailleurs : « Si les Hollandais savaient notre état, ils
arriveraient bien vite, quelle résistance leur feraient des gens qui ont laissé
leurs cœurs au logis ? » Puis viennent des plaisanteries trop anglaises : « Ne nous
croyez pas infidèles si nous ne vous écrivons point à chaque poste. Nos larmes
prendront une voie plus courte ; la marée vous les apportera deux fois par jour617. » Voilà des larmes qui ne sont guère tristes ; la
dame les regarde comme l’amant les verse, de bonne humeur ; elle est dans sa loge
(il s’en doute et l’écrit), offrant sa main blanche à un autre qui la baise, et se
donnant une contenance avec le frou-frou de son éventail. Dorset ne s’en afflige
guère, continue à jouer avec la poésie, sans excès ni assiduité, au courant de la
plume, écrivant aujourd’hui un couplet contre Dorinda, demain une satire contre
M. Howard, toujours facilement et sans étude, en véritable gentilhomme. Il est
comte, chambellan, riche ; il pensionne et patronne les poëtes comme il ferait des
coquettes, c’est-à-dire pour se divertir sans s’attacher. Le duc de Buckingham fait
la même chose et le contraire, caresse l’un, parodie l’autre, est adulé, moqué, et
finit par attraper son portrait, qui est un chef-d’œuvre, mais point flatté, de la
main de Dryden. On a vu en France ces passe-temps et ces tracasseries ; on trouve
ici les mêmes façons et la même littérature, parce qu’on y rencontre la même société
et le même esprit.
Entre ces poëtes, au premier rang, est Edmund Waller, qui vécut et écrivit ainsi
jusqu’à quatre-vingt-deux ans : homme d’esprit et à la mode, bien élevé, familier
dès l’abord avec les grands, ayant du tact et de la prévoyance, prompt aux
reparties, difficile à décontenancer, du reste personnel, de sensibilité médiocre,
ayant changé plusieurs fois de parti, et portant fort bien le souvenir de ses
volte-faces ; bref, le véritable modèle du mondain et du courtisan. C’est lui qui,
ayant loué Cromwell, puis Charles II, mais celui-ci moins bien que l’autre,
répondait pour s’excuser : « Les poëtes, sire, réussissent mieux dans la fiction que
dans la vérité. » Dans cette sorte de vie, les trois quarts des vers sont de
circonstance : ils font la monnaie de la conversation ou de la flatterie ; ils
ressemblent aux petits événements et aux petits sentiments d’où ils sont nés. Telle
pièce est sur le thé, telle autre sur un portrait de la reine : il faut bien faire
sa cour ; d’ailleurs « Sa Majesté a commandé les vers. » Une dame lui fait cadeau
d’une plume d’argent, vite un remercîment rimé ; une autre peut dormir à volonté,
vite un couplet enjoué ; un faux bruit se répand qu’elle vient de se faire peindre,
vite des stances sur cette grosse affaire. Un peu plus loin, il y aura des vers à la
comtesse de Carlisle sur sa chambre, des condoléances à lord Northumberland sur la
mort de sa femme, un joli mot sur une dame qui a été pressée dans la foule, une
réponse, couplet pour couplet, à des vers de sir John Suckling. Il prend au vol les
frivolités, les nouvelles, les bienséances, et sa poésie n’est qu’une conversation
écrite, j’entends la conversation qu’on fait au bal, quand on parle pour parler, en
relevant une boucle de perruque ou en tortillant un gant glacé. La galanterie, comme
il convient, en a la plus grande part, et on se doute bien que l’amour n’y est pas
trop sincère. Au fond, Waller soupire avec réflexion (Sacharissa avait une belle
dot), à tout le moins par convenance ; ce qu’il y a de plus visible dans ses poëmes
tendres, c’est qu’il souhaite écrire coulamment et bien rimer. Il est affecté, il
exagère, il fait de l’esprit, il est auteur. Il s’adresse à la suivante, « sa
compagne de servage », n’osant s’adresser à Sacharissa elle-même. « Ainsi, dans les
nations qui adorent le soleil, un Persan modeste, un Maure aux yeux affaiblis n’ose
point élever ses regards éblouis au-delà du nuage doré qui, sous la lumière du dieu
triomphant, orne le ciel oriental, et, honoré de ses rayons, dépasse en splendeur
tout le reste618. » Bonne comparaison ! Voilà
une révérence bien faite : j’espère que Sacharissa répond par une révérence aussi
correcte. Ses désespoirs sont du même goût ; il perce de ses cris les allées de
Penshurst, « raconte sa flamme aux hêtres », et les hêtres bien appris « inclinent
leurs têtes par compassion. » Il est probable que dans ces promenades douloureuses
son plus grand soin était de ne pas mouiller ses souliers à talons. Ces transports
d’amour amènent les machines classiques, Apollon, les Muses ; Apollon est fâché
qu’on maltraite un de ses serviteurs, lui dit de s’en aller, et il s’en va en effet,
disant à Sacharissa qu’elle est plus dure qu’un chêne, et que certainement elle est
née d’un rocher619.
Ce qu’il y a de bien réel en tout cela, c’est la sensualité, non pas ardente, mais
leste et gaie ; il y a telle pièce sur une chute qu’un abbé de
cour sous Louis XV eût pu écrire : « Ne rougissez pas, belle, ne prenez pas l’air
sévère ; que pouvait faire l’amant, hélas ! sinon fléchir quand tout son ciel sur
lui s’appuyait ? Son tort unique, s’il en eut un, fut de vous laisser vous relever
trop tôt620. » D’autres mots se sentent de
l’entourage et ne sont point assez polis. « Amoret, s’écrie-t-il, vous aussi douce,
aussi bonne que le mets le plus délicieux, qui, à peine goûté, verse dans le cœur la
vie et la joie621. » Je ne
serais pas satisfait, si j’étais femme, d’être comparée à un beefsteak, même appétissant ; je n’aimerais pas davantage à me voir, comme
Sacharissa, mise au niveau du bon vin qui porte à la tête622 : c’est trop d’honneur pour le porto et pour la
viande. Le fond anglais perçait ici et ailleurs ; par exemple, la belle Sacharissa,
qui n’était plus belle, ayant demandé à Waller s’il ferait encore des vers pour
elle : « Oui, madame, répondit-il, quand vous serez aussi jeune et aussi belle
qu’autrefois. » Voilà de quoi scandaliser un Français. Néanmoins Waller est
d’ordinaire aimable ; une sorte de lumière brillante flotte comme une gaze autour de
ses vers ; il est toujours élégant, souvent gracieux. Cette grâce est comme le
parfum qui s’exhale du monde ; les fraîches toilettes, les salons parés, l’abondance
et la recherche de toutes les commodités délicates mettent dans l’âme une sorte de
douceur qui se répand au dehors en complaisances et en sourires ; Waller en a, et
des plus caressants, à propos d’un bouton, d’une ceinture, d’une rose. Ces sortes de
bouquets conviennent à sa main et à son art. Il y a une galanterie exquise dans ses
stances à la petite lady Lucy Sidney sur son âge. Et quoi de plus attrayant pour un
homme de salon, que ce frais bouton de jeunesse encore fermé, mais qui déjà rougit
et va s’ouvrir ? « Pourtant, charmante fleur, ne dédaignez pas cet âge que vous
allez connaître si tôt ; le matin rose laisse sa lumière se perdre dans l’éclat plus
riche du midi623. »
Tous ses vers coulent avec une harmonie, une limpidité, une aisance continues, sans
que jamais sa voix s’élève, ou détonne, ou éclate, ou manque au juste accent, sinon
par l’affectation mondaine qui altère uniformément tous les tons pour les assouplir.
Sa poésie ressemble à une de ces jolies femmes maniérées, attifées, occupées à
pencher la tête, à murmurer d’une voix flûtée des choses communes qu’elles ne
pensent guère, agréables pourtant dans leur parure trop enrubannée, et qui
plairaient tout à fait si elles ne songeaient pas à plaire toujours.
Ce n’est pas qu’ils ne puissent toucher les sujets graves ; mais ils les touchent à
leur façon, sans sérieux ni profondeur. Ce qui manque le plus à l’homme de cour,
c’est l’émotion vraie de l’idée inventée et personnelle. Ce qui intéresse le plus
l’homme de cour, c’est la justesse de la décoration et la perfection de l’apparence
extérieure. Ils s’attachent médiocrement au fond, et beaucoup à la forme. En effet,
c’est la forme qu’ils prennent pour sujet dans presque toutes leurs poésies
sérieuses ; ils sont critiques, ils posent des préceptes, ils font des arts poétiques. Denham, puis Roscommon, dans un poëme complet, enseignent
l’art de bien traduire les vers. Le duc de Buckingham versifie un Essai
sur la poésie et un Essai sur la satire. Dryden est au
premier rang parmi ces pédagogues. Comme Dryden encore, ils se font traducteurs,
amplificateurs. Roscommon traduit l’Art poétique d’Horace, Waller
le premier acte de Pompée, Denham des fragments d’Homère, de
Virgile, un poëme italien sur la justice et la tempérance.
Rochester compose un poëme sur l’homme dans le goût de Boileau,
une épître sur le rien ; Waller, l’amoureux, fabrique un poëme
didactique sur la crainte de Dieu, un autre en six chants sur l’amour divin. Ce sont des exercices de style. Ces gens prennent une
thèse de théologie, un lieu commun de philosophie, un précepte de poésie, et le
développent en prose mesurée, munie de rimes ; ils n’inventent rien, ne sentent pas
grand’chose, et ne s’occupent qu’à faire de bons raisonnements avec des métaphores
classiques, en termes nobles, sur un patron convenu. La plupart des vers consistent
en deux substantifs munis de leurs épithètes et liés par un verbe, à la façon des
vers latins de collége. L’épithète est bonne : il a fallu feuilleter le Gradus pour la trouver, ou, comme le veut Boileau, emporter le vers inachevé
dans sa tête, et rêver une heure en plein champ, jusqu’à ce que, au coin d’un bois,
on ait trouvé le mot qui avait fui. — Je bâille, mais j’applaudis. C’est à ce prix
qu’une génération finit par former le style soutenu qui est nécessaire pour porter,
publier et prouver les grandes choses. En attendant, avec leur diction ornée,
officielle, et leur pensées d’emprunt, ils sont comme des chambellans brodés,
compassés, qui assistent à un mariage royal ou à un baptême auguste, l’esprit vide,
l’air grave, admirables de dignité et de manières, ayant la correction et les idées
d’un mannequin.
Un d’eux (Dryden toujours à part) s’est élevé jusqu’au talent, sir John Denham,
secrétaire de Charles Ier, employé aux affaires publiques, qui,
après une jeunesse dissolue, revint aux habitudes graves et, laissant derrière lui
des chansons satiriques et des polissonneries de parti, atteignit dans un âge plus
mûr le haut style oratoire. Son meilleur poëme, Cooper’s Hill, est
la description d’une colline et de ses alentours, jointe aux souvenirs historiques
que cette vue réveille et aux réflexions morales que cet aspect peut suggérer. Tous
ces sujets sont appropriés à la noblesse et aux limites de l’esprit classique, et
déploient ses forces sans révéler ses faiblesses ; le poëte peut montrer tout son
talent, sans rien forcer dans son talent. Le beau langage rencontre alors toute sa
beauté, parce qu’il est sincère. On a du plaisir à suivre le déroulement régulier de
ces phrases abondantes, où les idées opposées ou redoublées atteignent pour la
première fois leur assiette définitive et leur clarté complète, où la symétrie ne
fait que préciser le raisonnement, où le développement ne fait qu’achever la pensée,
où l’antithèse et la répétition n’apportent pas leurs badinages et leurs afféteries,
où la musique des vers, ajoutant l’ampleur du son à la plénitude du sens, conduit le
cortége des idées, sans effort et sans désordre, sur un rhythme approprié à leur bel
ordre et à leur mouvement. L’agrément s’y joint à la solidité ; l’auteur de Cooper’s Hill sait plaire autant qu’imposer. Son poëme est comme un
parc monarchique, digne et nivelé sans doute, mais arrangé pour le plaisir des yeux
et rempli de points de vue choisis. Il nous promène en détours aisés à travers une
multitude d’idées variées. Il rencontre ici une montagne, là-bas un souvenir des
nymphes, souvenir classique qui ressemble à un portique de statues, plus loin le
large cours d’un fleuve, et à côté les débris d’une abbaye : chaque page du poëme
est comme une allée distincte qui a sa perspective distincte. Un peu après, la
pensée se reporte vers les superstitions du moyen âge ignorant et vers les excès de
la révolution récente ; puis vient l’idée d’une chasse royale ; on voit le cerf
inquiet arrêté au milieu du feuillage. « Il se rappelle sa force, puis sa vitesse ;
ses pieds ailés, puis sa tête armée, les uns pour fuir son destin, l’autre pour
l’affronter624 » ; il fuit pourtant, et les chiens aboyants le pressent.
Ce sont là les spectacles nobles et la diversité étudiée des promenades
aristocratiques. Chaque objet d’ailleurs reçoit ici, comme en une résidence royale,
tout l’ornement qu’on peut lui donner ; les épithètes d’embellissement viennent
recouvrir les substantifs trop maigres : les décorations de l’art transforment la
vulgarité de la nature : les vaisseaux sont des « tours flottantes » ; la Tamise est
la fille bien-aimée de l’Océan ; la montagne cache sa tête altière au sein des nues,
pendant qu’un manteau de verdure flotte sur ses flancs. Entre les diverses sortes
d’imaginations, il y en a une monarchique, toute pleine de cérémonies officielles et
magnifiques, de gestes contenus et d’apparat, de figures correctes et commandantes,
uniforme et imposante comme l’ameublement d’un palais : c’est d’elle que les
classiques et Denham tirent toutes leurs couleurs poétiques ; les objets, les
événements prennent sa teinte, parce qu’ils sont contraints de la traverser. Ici les
objets et les événements sont contraints de traverser encore autre chose. Denham
n’est pas seulement courtisan, il est Anglais, c’est-à-dire préoccupé d’émotions
morales. Souvent il quitte son paysage pour entrer dans quelque réflexion grave ; la
politique, la religion viennent déranger le plaisir de ses yeux ; à propos d’une
colline ou d’une forêt, il médite sur l’homme : le dehors le ramène au dedans, et
l’impression des sens aux contemplations de l’âme. Les gens de cette race sont par
nature et par habitude des hommes intérieurs. Lorsqu’il voit la Tamise se jeter dans
la mer, il la compare « à la vie mortelle qui court à la rencontre de l’éternité. »
Le front d’une montagne battue par les tempêtes lui rappelle « la commune destinée
de tout ce qui est haut et grand. » Le cours du fleuve lui suggère des idées de
réformation intérieure. « Ah ! si ma vie pouvait couler comme ton onde, si je
pouvais prendre ton cours pour modèle comme je l’ai pris pour sujet, limpide,
quoique profond, doux et non endormi, puissant sans fureur, plein sans
débordements625 ! » Il y a dans ces âmes
un fonds indestructible d’instincts moraux et de mélancolie grandiose, et c’en est
la plus grande marque que de retrouver ce fonds à la cour de Charles II.
Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des affleurements de la
roche primitive. Les habitudes mondaines font une couche épaisse qui partout la
recouvre ici. Les mœurs, la conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est
français ou tâche de l’être ; ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former
en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell. Denham, Waller,
Roscommon et Rochester y résidèrent ; la duchesse de Newcastle, poëte du temps, se
maria à Paris ; le duc de Buckingham fit une campagne sous Turenne ; Wycherley fut
envoyé en France par son père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions
puritaines ; Vanbrugh, un des meilleurs comiques, alla s’y polir. Les deux cours
étaient alliées presque toujours de fait et toujours de cœur, par la communauté
d’intérêts et de principes religieux et monarchiques. Charles II recevait de
Louis XIV une pension, une maîtresse, des conseils et des exemples ; les seigneurs
suivaient le prince, et la France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses
mœurs, les plus belles de l’âge classique, faisaient la mode. On voit dans les
écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et se trouvent entre les
mains de tous les gens bien élevés. On consulte Bossuet, on traduit Corneille, on
imite Molière, on respecte Boileau. Cela va si loin, que les plus galants tâchent
d’être tout à fait Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de
phrases françaises. « Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une
marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le sens droit ou la
main brave. » Ces fats francisés626
sont des complimenteurs, toujours poudrés, parfumés, « éminents pour être bien
gantés627. » Ils affectent la
délicatesse, font les dégoûtés, trouvent les Anglais brutaux, tristes et roides,
essayent d’être évaporés, étourdis, rient, bavardent à tort et à travers, et mettent
la gloire de l’homme dans la perfection de la perruque et des saluts. Le théâtre,
qui raille ces imitateurs, est imitateur à leur manière. La comédie française
devient un modèle comme la politesse française. On les copie l’une et l’autre en les
altérant, sans les égaler ; car la France monarchique et classique se trouve entre
toutes les nations la mieux disposée par ses instincts et sa constitution pour les
façons de la vie mondaine et les œuvres de l’esprit oratoire. L’Angleterre la suit
dans cette voie, emportée par le courant universel du siècle, mais à distance, et
tirée de côté par ses inclinaisons nationales. C’est cette direction commune et
cette déviation particulière que le monde et sa poésie ont annoncées, que le théâtre
et ses personnages vont manifester.
Quatre écrivains principaux établissent cette comédie ; Wycherley, Congrève,
Vanbrugh, Farquhar628, le premier grossier et
dans la première irruption du vice, les autres plus rassis, ayant le goût de
l’urbanité plutôt que du libertinage, tous du reste hommes du monde et se piquant de
savoir vivre, de passer leur temps à la cour ou dans les belles compagnies, d’avoir
les goûts et la carrière des gentilshommes. « Je ne suis pas un écrivain, disait
Congreve à Voltaire, je suis un gentleman. » En effet, dit Pope,
« il vécut plus comme un homme de qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre
pour ses bonnes fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la
duchesse de Marlborough. » J’ai dit que Wycherley, sous Charles II, était un des
courtisans les plus à la mode. Il servit à l’armée quelque temps, comme aussi
Vanbrugh et Farquhar ; rien de plus galant que le nom « de capitaine » qu’ils
prenaient, les récits militaires qu’ils rapportaient, et la plume qu’ils mettaient à
leur chapeau. Ils écrivirent tous des comédies du même genre mondain et classique,
composées d’actions probables, telles que nous en voyons autour de nous et tous les
jours, de personnages bien élevés, tels qu’on en rencontre ordinairement dans un
salon, de conversations correctes ou élégantes, telles que les gens bien élevés
peuvent en tenir. Ce théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d’aventures,
imitatif et discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes
causes, et d’après lui, en sorte que, pour le comprendre, c’est à celui de Molière
qu’il faut le comparer.
« Molière n’est d’aucune nation, disait un grand acteur anglais ; un jour le dieu
de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par hasard tomba en France. » Je
le veux bien ; mais en devenant homme il se trouva du même coup homme du
dix-septième siècle et Français, et c’est pour cela qu’il fut le dieu de la comédie.
« Divertir les honnêtes gens, disait Molière, quelle entreprise étrange ! » Il n’y a
que l’art français du dix-septième siècle qui pouvait y réussir ; car il consiste à
conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de ces idées est,
comme l’habitude de ce chemin, la marque propre des honnêtes gens. Molière, comme
Racine, développe et compose. Ouvrez la première venue de ses pièces à la première
scène venue ; au bout de trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La
seconde continue la première, la troisième achève la seconde, la quatrième complète
le tout ; un courant s’est formé qui nous porte, nous emporte et ne nous lâche plus.
Nul arrêt, nul écart ; point de hors-d’œuvre qui viennent nous distraire. Pour
empêcher les échappées de l’esprit distrait, un personnage secondaire, le laquais,
la suivante, l’épouse, viennent, couplet par couplet, doubler en style différent la
réponse du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste nous
maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant nous prend et
fait de même. Il est composé comme le premier et en vue du premier. Il le rend
visible par son opposition ou le fortifie par sa ressemblance. Ici les valets
répètent la dispute, puis la réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d’un
côté pendant trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant
trois pages par l’amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs, les proches,
les domestiques se relayent, scène sur scène, pour mieux mettre en lumière la
prétention et la duperie de M. Jourdain. Chaque scène, chaque acte relève, termine
ou prépare l’autre. Tout est lié et tout est simple ; l’action marche et ne marche
que pour porter l’idée ; nulle complication, point d’incidents. Un événement comique
suffit à la fable. Une douzaine de conversations composent le
Misanthrope. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute l’École des Femmes. Ces pièces sont « faites avec rien. » Elles
n’ont pas besoin d’événements, elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une
chambre et d’une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une tapisserie
et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l’idée percer plus nettement et plus
vite ; en effet, tout leur objet est de mettre cette idée en lumière : la simplicité
du sujet, le progrès de l’action, la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque
pas, la clarté croît, l’impression s’approfondit, le vice fait saillie ; le ridicule
s’amoncelle, jusqu’à ce que, sous ces sollicitations appropriées et combinées, le
rire parte et fasse éclat. Et ce rire n’est pas une simple convulsion de gaieté
physique ; un jugement l’a provoqué. L’écrivain est un philosophe qui nous fait
toucher dans un exemple particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui,
comme par La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l’entêtement du système,
l’aveuglement de l’amour. Les couplets de son dialogue, comme les arguments de leurs
traités, ne sont que les preuves suivies et la justification logique d’une
conclusion préconçue. Nous philosophons avec lui sur la nature humaine, et nous
pensons, parce qu’il a pensé. Et il n’a pensé ainsi qu’à titre de Français, pour un
auditoire de Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national.
Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation des idées, le
plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus curieux d’idées nettes et
accessibles, trouve ici son aliment avec son image. Aucun de ceux qui ont voulu nous
montrer l’homme ne nous a conduits par une voie plus droite et plus commode vers un
portrait mieux éclairé et plus parlant.
J’ajoute : vers un portrait plus agréable, et c’est là le grand talent comique ; il
consiste à effacer l’odieux, et remarquez que dans le monde l’odieux foisonne. Sitôt
que vous voulez le peindre avec vérité, en philosophe, vous rencontrez le vice,
l’injustice et partout l’indignation ; le divertissement périt sous la colère et la
morale. Regardez au fond du Tartufe ; un sale cuistre, un paillard
rougeaud de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut
chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et emprisonner le père,
y réussit presque, non par des ruses fines, mais avec des momeries de carrefour et
par l’audace brutale de son tempérament de cocher : quoi de plus repoussant ? et
comment tirer de l’amusement d’une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyère629 vont échouer ? Pareillement, dans le Misanthrope, le spectacle d’un honnête homme loyalement sincère,
profondément amoureux, que sa vertu finit par combler de ridicules et chasser du
monde, n’est-il pas triste à voir ? Rousseau s’est irrité qu’on y ait ri, et si nous
regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y trouverions de quoi
révolter notre générosité native. Parcourez les autres sujets : c’est Georges Dandin
qu’on mystifie, Géronte qu’on bat, Arnolphe qu’on dupe, Harpagon qu’on vole,
Sganarelle qu’on marie, des filles qu’on séduit, des maladroits qu’on rosse, des
niais qu’on fait financer. Il y a des douleurs en tout cela, et de très-grandes ;
bien des gens ont plus d’envie d’en pleurer que d’en rire : Arnolphe, Dandin,
Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques, et quand on les regarde
dans le monde, non au théâtre, on n’est pas disposé au sarcasme, mais à la pitié.
Faites-vous décrire les originaux d’après lesquels Molière compose ses médecins.
Allez voir cet expérimentateur hasardeux qui, dans l’intérêt de la science, essaye
une nouvelle scie ou inocule un virus ; pensez aux longues nuits d’hôpital, au
patient hâve qu’on porte sur un matelas vers la table d’opérations et qui étend la
jambe, ou bien encore au grabat du paysan, dans la chaumière humide où suffoque la
vieille mère hydropique630, pendant que ses enfants comptent,
en grommelant, les écus qu’elle a déjà coûtés. Vous en sortez le cœur gros, tout
gonflé par le sentiment de la misère humaine ; vous découvrez que la vie, vue de
près et face à face, est un amas de crudités triviales et de passions douloureuses ;
vous êtes tenté, si vous voulez la peindre, d’entrer dans la fange lugubre où
bâtissent Balzac et Shakspeare ; vous n’y voyez d’autre poésie que l’audacieuse
logique qui, dans ce pêle-mêle, dégage les forces maîtresses, ou l’illumination du
génie qui flamboie sur le fourmillement et sur les chutes de tant de malheureux
salis et meurtris. Comme tout change aux mains de nos légers Français ! comme toute
laideur s’efface ! comme il est amusant le spectacle que Molière vient d’arranger
pour nous ! comme nous savons gré au grand artiste d’avoir si bien transformé les
choses ! Enfin nous avons un monde riant, en peinture il est vrai ; on ne peut
l’avoir autrement, mais nous l’avons. Qu’il est doux d’oublier la vérité ! quel art
que celui qui nous dérobe à nous-mêmes ! quelle perspective que celle qui transforme
en grimaces comiques les contorsions de la souffrance ! La gaieté est venue ; c’est
le plus clair de notre avoir à nous gens de France : les soldats de Villars
dansaient pour oublier qu’ils n’avaient plus de pain. De tous les avoirs, c’est
aussi le meilleur. Ce don-là ne détruit pas la pensée, il la recouvre. Chez Molière,
la vérité est au fond, mais elle est cachée ; il a entendu les sanglots de la
tragédie humaine, mais il aime mieux ne pas leur faire écho. C’est bien assez de
sentir nos plaies ; n’allons pas les revoir au théâtre. La philosophie, qui nous les
montre, nous conseille de n’y pas trop penser. Égayons notre condition, comme une
chambre de malade, de conversation libre et de bonne plaisanterie. Affublons
Tartufe, Harpagon, les médecins, de gros ridicules ; le ridicule fera oublier le
vice : ils feront plaisir au lieu de faire horreur. Qu’Alceste soit bourru et
maladroit, cela est vrai d’abord, car nos plus vaillantes vertus ne sont que les
heurts d’un tempérament mal ajusté aux circonstances ; mais par surcroît cela sera
agréable. Ses mésaventures ne seront plus le martyre de la justice, mais les
désagréments d’un caractère grognon. Quant aux mystifications des maris, des tuteurs
et des pères, j’imagine que vous n’y voyez point d’attaques en règle contre la
société ou la morale. Ce soir, nous nous divertissons, rien de plus. Les lavements
et les coups de bâtons, les mascarades et les ballets montrent qu’il s’agit de
bouffonneries. Ne craignez pas de voir la philosophie périr sous les pantalonnades ;
elle subsiste même dans le Mariage forcé, même dans le Malade imaginaire. Le propre du Français et de l’homme du monde est
d’envelopper tout, même le sérieux, sous le rire. Quand il pense, il ne veut pas en
avoir l’air : il reste aux plus violents moments maître de maison, hôte aimable ; il
vous fait les honneurs de sa réflexion ou de sa souffrance. Mirabeau à l’agonie
disait en souriant à un de ses amis : « Approchez donc, monsieur l’amateur des
belles morts, vous verrez la mienne ! » C’est dans ce style que nous causons quand
nous nous montrons la vie ; il n’y a pas d’autres nations où l’on sache philosopher
lestement et mourir avec bon goût.
C’est pour cela qu’il n’y en a pas d’autre où la comédie, en restant comique, offre
une morale ; Molière est le seul qui nous donne des modèles sans tomber dans la
pédanterie, sans toucher au tragique, sans entrer dans la solennité. Ce modèle est
« l’honnête homme », comme on disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste631 ; il n’y en a point d’autre qui puisse nous instruire et en même
temps nous amuser. Son esprit est un fonds de réflexion, mais cultivé par le monde.
Son caractère est un fonds d’honnêteté, mais accommodé au monde. Vous pouvez
l’imiter sans manquer à la raison ni au devoir ; ce n’est ni un freluquet ni un
viveur. Vous pouvez l’imiter sans négliger vos intérêts et sans encourir le
ridicule ; ce n’est ni un niais ni un malappris. Il a lu, il comprend le jargon de
Trissotin et de M. Lycidas, mais c’est pour les percer à jour, les battre avec leurs
règles et égayer à leurs dépens toute la galerie. Il disserte même de morale, même
de religion, mais en style si naturel, en preuves si claires, avec une chaleur si
vraie, qu’il intéresse les femmes et que les plus mondains l’écoutent. Il connaît
l’homme et il en raisonne, mais en sentences si courtes, en portraits si vivants, en
moqueries si piquantes, que sa philosophie est le meilleur des divertissements. Il
est fidèle à sa maîtresse ruinée, à son ami calomnié, mais sans fracas, avec grâce.
Toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne ; il ne fait rien
sans agrément. Son grand talent est le savoir-vivre ; ce n’est pas seulement dans
les petites formalités de la vie courante qu’il le porte, c’est dans les
circonstances violentes, au fort des pires embarras. Un bretteur de qualité veut le
prendre pour témoin de son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases
qui le dégagent, et, « sans faire le capitan », laisse les spectateurs persuadés
qu’il n’est pas lâche. Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie
poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et, sans essayer un
seul mensonge, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas grossier632. Quand il aime Éliante, qui préfère Alceste et qu’Alceste un jour
peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans
s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte
vient lui lire un sonnet, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir,
il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse
d’étaler une poétique hors de propos. Il prend dès l’abord le ton des
circonstances ; il sent du premier coup ce qu’il faut dire ou taire, dans quelle
mesure et avec quelles nuances, quel biais précis accommodera la vérité et la mode,
jusqu’où il faut transiger ou résister, quelle fine limite sépare les bienséances et
la flatterie, la véracité et la maladresse. Sur cette ligne étroite, il avance
exempt d’embarras et de méprises, sans être jamais dérouté par les heurts ou les
changements du contour, sans permettre au fin sourire de la politesse de quitter
jamais ses lèvres, sans manquer une occasion d’accueillir par le rire de la belle
humeur les balourdises de son voisin. C’est cette dextérité toute française qui
concilie en lui l’honnêteté foncière et l’éducation mondaine ; sans elle, il irait
tout d’un côté ou tout de l’autre. C’est par elle qu’entre les roués et les
prêcheurs la comédie trouve son héros.
Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et d’élégance
appartient au dix-septième siècle et nous appartient. Le monde ne nous déprave
point, il nous développe ; ce n’étaient pas seulement les manières et l’intérieur
qu’il polissait alors, mais encore les sentiments et les idées. La conversation
provoquait la pensée ; elle n’était pas un bavardage, mais un examen ; avec
l’échange des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La théologie y
entrait, et aussi la philosophie ; la morale et l’observation du cœur en faisaient
l’aliment quotidien. La science gardait sa séve et n’y perdait que ses épines.
L’agrément recouvrait la raison sans l’étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux
qu’en société : le jeu des physionomies nous excite ; nos idées si promptes naissent
en éclairs au choc des idées d’autrui. L’allure inconstante des entretiens
s’accommode de nos soubresauts ; le fréquent changement de sujets renouvelle notre
invention ; la finesse des mots piquants réduit les vérités en monnaie et
précieuse, appropriée à la légèreté de notre main. Et le cœur ne s’y gâte pas plus
que l’esprit. Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités
d’ivrognes, à la jovialité violente, au tapage des soupers sales ; il est doux
d’ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir ; il a besoin, pour être à
l’aise, de ce courant de bienveillance et d’élégance que le monde forme et nourrit.
Et là-dessus il érige en maximes ses inclinations tempérées et aimables ; il se fait
un point d’honneur d’être serviable et délicat. Voilà l’honnête homme, œuvre de la
société dans une race sociable. Il n’en était pas ainsi en Angleterre. Les idées n’y
naissent point dans l’élan de la causerie improvisée, mais dans la concentration des
méditations solitaires ; c’est pourquoi alors les idées manquaient. L’honnêteté n’y
est pas le fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion
personnelle ; c’est pourquoi alors l’honnêteté était absente. Le fonds brutal était
resté, l’écorce seule était unie. Les façons étaient douces et les sentiments
étaient durs ; le langage était étudié, les idées étaient frivoles. La pensée et la
délicatesse d’âme étaient rares, les talents et l’esprit disert étaient fréquents.
On y rencontrait la politesse des formes, non celle du cœur ; ils n’avaient du monde
que la convention et les convenances, l’étourderie et l’étourdissement.
Les comiques anglais peignent ces vices et les ont. Quelque chose s’en répand sur
leur talent et sur leur théâtre. L’art y manque, et la philosophie aussi. Les
écrivains ne vont pas vers une idée générale, et ils ne vont pas par le chemin le
plus droit. Ils composent mal ; et s’embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont
communément deux intrigues entre-croisées, visiblement distinctes633, réunies pour amonceler les
événements, et parce que le public a besoin d’un surcroît de personnages et de
faits. Il faut un gros courant d’actions tumultueuses pour remuer leurs sens épais ;
ils font comme les Romains, qui fondaient en une seule plusieurs pièces attiques.
Ils s’ennuient de la simplicité de l’action française, parce qu’ils n’ont pas la
finesse du goût français. Leurs deux séries d’actions se confondent et se heurtent.
On ne sait où l’on va ; à chaque instant, on est détourné de son chemin. Les scènes
sont mal liées ; elles changent vingt fois de lieu. Quand l’une commence à se
développer, un déluge d’incidents vient l’interrompre. Les conversations parasites
traînent entre les événements. On dirait d’un livre où les notes sont pêle-mêle
entrées dans le texte. Il n’y a pas de plan véritablement calculé et rigoureusement
suivi ; ils se sont donné un canevas, et en écrivent les scènes au fur et à mesure,
à peu près comme elles leur viennent. La vraisemblance n’est pas bien gardée ; il y
a des déguisements mal arrangés, des folies mal simulées, des mariages de paravent,
des attaques de brigands dignes de l’opéra-comique. C’est que pour atteindre
l’enchaînement et la vraisemblance, il faut partir de quelque idée générale. Une
conception de l’avarice, de l’hypocrisie, de l’éducation des femmes, de la
disproportion en fait de mariage, arrange et lie par sa vertu propre les événements
qui peuvent la manifester. Ici cette conception manque. Congreve, Farquhar, Vanbrugh
ne sont que des gens d’esprit et non des penseurs. Ils glissent à la surface des
choses, ils n’y pénètrent pas. Ils jouent avec les personnages. Ils visent au
succès, à l’amusement. Ils esquissent des caricatures, ils filent vivement la
conversation futile et frondeuse ; ils heurtent les répliques, ils lancent les
paradoxes ; leurs doigts agiles manient et escamotent les événements en cent façons
ingénieuses et imprévues. Ils ont de l’entrain, ils abondent en gestes, en
ripostes ; le va-et-vient du théâtre et la verve animale font autour d’eux comme un
petillement. Néanmoins tout ce plaisir reste à fleur de peau ; on n’a rien vu du
fonds éternel et de la vraie nature de l’homme ; on n’emporte aucune pensée ; on a
passé une heure, et voilà tout ; le divertissement vous laisse vide, et n’est bon
que pour occuper des soirées de coquettes et de fats.
Ajoutez que ce plaisir n’est pas franc ; il ne ressemble point au bon rire de
Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d’âcreté. On l’a vu, et
de reste, chez Wycherley ; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement.
Leurs personnages, par plaisanterie, échangent des duretés ; ils s’amusent à se
blesser ; un Français souffre d’entendre ce commerce de prétendues politesses ; nous
n’allons point par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne
naturellement à la satire haineuse ; au lieu de couvrir le vice, il le met en
saillie ; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. « À quoi avez-vous passé
la nuit ? dit une dame à son amie. — À chercher tous les moyens de faire enrager
mon mari. — Rien d’étonnant que vous paraissiez si fraîche ce matin après une nuit
de rêveries si agréables634 ! » Ces femmes
sont vraiment méchantes et trop ouvertement. Partout ici le vice est cru, poussé à
ses extrêmes, présenté avec ses accompagnements physiques. « Quand j’appris que mon
père avait reçu une balle dans la tête, dit un héritier, mon cœur fit une cabriole
jusqu’à mon gosier. — Consultez les veuves de la ville, dit une jeune dame qui ne
veut pas se remarier, elles vous diront qu’il ne faut pas prendre à bail fixe une
maison qu’on peut louer pour trois mois635. » Les gentlemen se collettent
sur la scène, brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l’adultère à deux
pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a des furies
comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des pourceaux comme le chapelain
Bull et l’entremetteur Coupler. Lady Touchwood, sur la scène, veut poignarder son
amant636 ; Coupler, sur la scène, a des gestes qui
rappellent la cour de notre Henri III. Les scélérats comme Fainall et Maskwell
restent entiers, sans que leur odieux soit dissimulé par le grotesque. Les femmes
même honnêtes, comme Silvia et mistress Sullen, sont aventurées jusqu’aux situations
les plus choquantes. Rien ne choque ce public ; il n’a de l’éducation que le
vernis.
Il y a une correspondance forcée entre l’esprit d’un écrivain, le monde qui
l’entoure et les personnages qu’il produit ; car c’est dans ce monde qu’il prend les
matériaux dont il les fait. Les sentiments qu’il contemple en autrui et qu’il
éprouve en lui-même s’organisent peu à peu en caractères ; il ne peut inventer que
d’après sa structure donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font
que manifester ce qu’il est, ou abréger ce qu’il a vu. Deux traits dominent dans ce
monde ; ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les personnages réussis s’y
ramènent à deux groupes : les êtres naturels d’un côté, les êtres artificiels de
l’autre ; les uns avec la grossièreté et l’impudeur des inclinations primitives, les
autres avec la frivolité et les vices des habitudes mondaines ; les uns incultes,
sans que leur simplicité révèle autre chose que leur bassesse native ; les autres
cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre chose qu’une corruption
nouvelle. Et le talent des écrivains est propre à la peinture de ces deux groupes :
ils ont la grande faculté anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des
sentiments réels ; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent
les sons de voix ; ils osent les montrer ; ils ont hérité bien peu, de bien loin, et
malgré eux, mais enfin ils ont hérité de Shakspeare ; ils manient franchement, et
sans l’adoucir, le gros rouge cru qui seul peut rendre la figure de leurs brutes.
D’autre part, ils ont la verve et le bon style ; ils peuvent exprimer le caquetage
étourdi, les affectations folâtres, l’intarissable et capricieuse abondance des
fatuités de salon ; ils ont autant d’entrain que les plus fous, et en même temps ils
parlent aussi bien que les mieux appris ; ils peuvent donner le modèle des
conversations ingénieuses ; ils ont la légèreté de touche, le brillant, et aussi la
facilité, la correction, sans lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du
monde. Ils trouvent naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui
conviennent à leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs
élégants.
Il y a d’abord le butor, le squire Sullen637, ou sir John Brute638, sorte d’ivrogne ignoble « qui,
le soir, roule dans la chambre de sa femme en trébuchant comme un passager qui a le
mal de mer, entre brutalement au lit, les pieds froids comme de la glace, l’haleine
chaude comme une fournaise, les mains et la face aussi grasses que son bonnet de
flanelle, renverse les matelas, retrousse le drap par-dessus ses épaules et
ronfle639. » — On lui demande
pourquoi il s’est marié ? — « Je me suis marié parce que j’avais l’idée de coucher
avec elle, et qu’elle ne voulait pas me laisser faire640. » Il fait de son salon une écurie, fume jusqu’à l’empester pour en
chasser les femmes, leur jette sa pipe à la tête, boit, jure et sacre. Les gros
mots, les malédictions coulent dans sa conversation comme les ordures dans un
ruisseau. Il se soûle au cabaret et hurle : « Au diable la morale, au diable la
garde ! et que le constable soit marié ! » Il crie qu’il est Anglais, homme libre ;
il veut sortir et tout casser641.
« Laissez-moi donc tranquille avec ma femme et votre maîtresse, je les donne au
diable toutes les deux de tout mon cœur, et toutes les jambes qui traînent une jupe,
excepté quatre braves drôlesses, et Betty Sands en tête, qui se grisent avec lord
Rake et moi cinq fois par semaine642. » Il
sort de l’auberge avec des chenapans avinés, et court sus aux femmes à travers les
rues. Il détrousse un tailleur qui portait une soutane, s’en habille, rosse la
garde. On l’empoigne et on le mène au constable ; il déblatère en chemin, et finit,
au milieu de ses hoquets et de ses rabâchages d’ivrogne, par proposer au constable
d’aller pêcher quelque part ensemble une bouteille et une fille. Il rentre enfin
« couvert de sang et de boue », grondant comme un dogue, les yeux gonflés, rouge,
appelant sa nièce salope et sa femme menteuse. Il va à elle, l’embrasse de force, et
comme elle se détourne : « Ah ! ah ! je vois que cela vous fait mal au cœur. Eh
bien ! justement à cause de cela, embrassez-moi encore une fois. » Là-dessus il la
chiffonne et la bouscule : « Bon ; maintenant que vous voilà aussi sale et aussi
torchonnée que moi, les deux cochons font la paire643. » Il veut prendre la théière dans
une armoire, enfonce la porte d’un coup de pied, et découvre le galant de sa femme
avec celui de sa nièce. Il tempête, vocifère de sa langue pâteuse un radotage
d’imbécile, puis tout d’un coup tombe endormi. Son valet arrive et charge sur son
dos cette carcasse inerte644. C’est le portrait du pur animal, et je trouve qu’il n’est
pas beau.
Voilà le mari ; voyons le père, sir Tunbelly, un gentilhomme campagnard, élégant
s’il en fut. Tom Fashion frappe à la porte du château, qui à l’air d’un poulailler,
et où on le reçoit comme dans une ville de guerre. Un domestique paraît à la
fenêtre, l’arquebuse à la main ; à grand’peine, à la fin, il se laisse persuader
qu’il doit avertir son maître : « Vas-y, Ralph, mais écoute ; appelle la nourrice
pour qu’elle enferme miss Hoyden avant que la porte soit ouverte645. » Vous remarquez que dans cette maison on prend des précautions à
l’endroit des filles. — Sir Tunbelly arrive avec ses gens munis de fourches, de
faux et de gourdins, d’un air peu aimable, et veut savoir le nom du visiteur : « car
tant que je ne saurai pas votre nom, je ne vous demanderai pas d’entrer chez moi, et
quand je saurai votre nom, il y a six à parier contre quatre que je ne vous le
demanderai pas non plus646. » Il a l’air d’un chien de garde qui gronde et regarde
les mollets d’un intrus. Mais bientôt il apprend que cet intrus est son futur
gendre : il s’exclame, il s’excuse, il crie à ses domestiques d’aller mettre en
place les chaises de tapisserie, de tirer de l’armoire les grands chandeliers de
cuivre, de « lâcher » miss Hoyden, de lui faire passer une gorgerette propre, « si
ce n’a pas été aujourd’hui le jour du changement de linge647. » Le faux gendre veut
épouser Hoyden tout de suite : « Oh ! non, sa robe de noces n’est pas encore
arrivée. — Si, tout de suite, sans cérémonie, cela épargnera de l’argent. — De
l’argent, épargner de l’argent, quand c’est la noce d’Hoyden ! Vertudieu ! je
donnerai à ma donzelle un dîner de noces, quand je devrais aller brouter l’herbe à
cause de cela comme le roi d’Assyrie, et un fameux dîner, qu’on ne pourra pas cuire
dans le temps de pocher un œuf. Ah ! pauvre fille, comme elle sera effarouchée la
nuit des noces ! car, révérence parler, elle ne reconnaîtrait pas un homme d’une
femme, sauf par la barbe et les culottes648. » Il se frotte les mains, fait l’égrillard. Plus
tard il se grise, il embrasse les dames, il chante, il essaye de danser. « Voilà ma
fille ; prenez, tâtez, je la garantis, elle pondra comme une lapine apprivoisée649. » Arrive Foppington, le vrai gendre. Sir
Tunbelly, le prenant pour un imposteur, l’appelle chien ; Hoyden propose qu’on le
traîne dans l’abreuvoir ; on lui lie les pieds et les mains, et on le fourre dans le
chenil ; sir Tunbelly lui met le poing sous le nez, voudrait lui enfoncer les dents
jusque dans le gosier. Plus tard, ayant reconnu l’imposteur : « Mylord, dit-il du
premier coup, lui couperai-je la gorge, ou sera-ce vous650 ? »
Il se démène, il veut tomber dessus à grands coups de poing. Tel est le gentilhomme
de campagne, seigneur et fermier, boxeur et buveur, braillard et bête. Il sort de
toutes ces scènes un fumet de mangeaille, un bruit de bousculades, une odeur de
fumier.
Tel père, telle fille. Quelle ingénue que miss Hoyden ! Elle gronde toute seule
« d’être enfermée comme la bière dans le cellier : Heureusement qu’il me vient un
mari, ou, par ma foi ! j’épouserais le boulanger, oui, je l’épouserais651 ! » Quand la nourrice annonce l’arrivée du futur,
elle saute de joie, elle embrasse la vieille : « Ô bon Dieu ! je vais mettre une
chemise à dentelles, quand je devrais pour cela être fouettée jusqu’au sang652. » Tom vient lui-même et lui demande si
elle veut être sa femme. « Monsieur, je ne désobéis jamais à mon père, excepté pour
manger des groseilles vertes653. — Mais votre père veut
attendre une semaine ? — Oh ! une semaine ! je serai une vieille femme après tant
de temps que cela654 ! » Je ne puis pas traduire toutes ses réponses. Il y a un
tempérament de chèvre sous ses phrases de servante. Elle épouse Tom en secret, à
l’instant, et le chapelain leur souhaite beaucoup d’enfants655. « Par ma
foi ! dit-elle, de tout mon cœur ! plus il y en aura, plus nous serons gais, je vous
le promets, hé ! nourrice656. » Mais le vrai futur se présente, et Tom se sauve. À
l’instant son parti est pris, elle dit à la nourrice et au chapelain de tenir leurs
langues : « J’épouserai celui-là aussi, voilà la fin de l’histoire657. » Elle s’en dégoûte
pourtant, et assez vite ; il n’est pas bien bâti, il ne lui donne guère d’argent de
poche ; elle hésite entre les deux, calcule : « Comment est-ce que je m’appellerais
avec l’autre ? mistress, mistress, mistress quoi ? Comment appelle-t-on cet homme
que j’ai épousé, nourrice ? — Squire Fashion. — Squire Fashion ! Oh bien ! squire, cela vaut mieux que rien658. Mais mylady,
cela vaut mieux encore. Est-ce que vous croyez que je l’aime, nourrice ? Par ma
foi ! je ne me soucierai guère qu’il soit pendu quand je l’aurai épousé une bonne
fois. Non, ce qui me plaît, c’est de penser au fracas que je ferai une fois à
Londres ; car quand je serai les deux choses, épousée et dame, par ma foi !
nourrice, je me pavanerai avec les meilleures d’entre elles toutes659. » Elle est
prudente pourtant, elle sait que son père a « son fouet de chiens à la ceinture »,
et « qu’il la secouera ferme. » Elle prend ses précautions en conséquence : « Dites
donc, nourrice, faites attention de vous mettre entre moi et mon père, car vous
savez ses tours, il me jetterait par terre d’un coup de poing660. » Voilà la vraie sanction morale ; pour un si beau naturel,
il n’y en a pas d’autre, et sir Tunbelly fait bien de la tenir à l’attache, avec un
régime suivi de coups de pied quotidiens661.
Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses pareilles dans la
société des beaux. Toutes ces ingénues y font merveille, d’actions et de maximes.
L’Épouse campagnarde de Wycherley a donné le ton. Quand par
hasard une d’elles se trouve presque à demi honnête662, elle a les façons et l’audace d’un
hussard en robe. Les autres naissent avec des âmes de courtisanes et de procureuses.
« Si j’épouse mylord Aimwell, dit Dorinda, j’aurai titre, rang, préséance, le parc,
l’antichambre, de la splendeur, un équipage, du bruit, des flambeaux. — Holà ! ici
les gens de milady Aimwell ! — Des lumières, des lumières sur l’escalier ! —
Faites avancer le carrosse de milady Aimwell ! — Ôtez-vous de là, faites place à
Sa Seigneurie. — Est-ce que tout cela n’a pas son prix663 ? » Elle est franche, et les autres aussi, Corinna, miss Betty,
Belinda par exemple. Belinda dit à sa tante, dont la vertu chancelle : « Plus tôt
vous capitulerez, mieux cela vaudra. » Un peu plus tard, quand elle se décide à
épouser Heartfree, pour sauver sa tante compromise, elle fait une profession de foi
qui pronostique bien l’avenir du nouvel époux : « Si votre affaire n’était pas dans
la balance, je songerais plutôt à pêcher quelque odieux mari, homme de qualité
pourtant, et je prendrais le pauvre Heartfree seulement pour galant664. » Ces demoiselles sont savantes, et en tout cas très-disposées à
suivre les bonnes leçons. Écoutons plutôt miss Prue : « Regardez cela, madame,
regardez ce que M. Tattle m’a donné. Regardez, ma cousine, une tabatière ! Et il y a
du tabac dedans ; tenez, en voulez-vous ? Oh ! Dieu ! que cela sent bon ! M. Tattle
sent bon partout, sa perruque sent bon, et ses gants sentent bon, et son mouchoir
sent bon, très-bon, meilleur que les roses. Sentez, maman, madame, veux-je dire. Il
m’a donné cette bague pour un baiser. (À Tattle.) Je vous prie, prêtez-moi votre
mouchoir. Sentez, cousine. Il dit qu’il me donnera quelque chose qui fera que mes
chemises sentiront aussi bon ; cela vaut mieux que la lavande ; je ne veux plus que
nourrice mette de lavande dans mes chemises665. » C’est le caquetage étourdissant
d’une jeune pie qui pour la première fois prend sa volée. Tattle, resté seul avec
elle, lui dit qu’il va lui faire l’amour. « Bien, et de quelle façon me ferez-vous
l’amour ? Allez, je suis impatiente que vous commenciez. Dois-je faire l’amour
aussi ? Il faut que vous me disiez comment. — Il faut que vous me laissiez parler,
miss, il ne faut pas que vous parliez la première ; je vous ferai des questions, et
vous me ferez les réponses. — Ah ! c’est donc comme le catéchisme ? Eh bien !
allez, questionnez. — Pensez-vous que vous pourrez m’aimer ? — Oui. — Oh !
diable ! vous ne devez pas dire oui si vite, vous devez dire non, ou que vous ne
savez pas, ou que vous ne sauriez répondre. — Comment ! je dois donc mentir ? —
Oui, si vous voulez être bien élevée ; toutes les personnes bien élevées mentent ;
d’ailleurs vous êtes femme, et vous ne devez jamais dire ce que vous pensez. Ainsi,
quand je vous demande si vous pouvez m’aimer, vous devez répondre non et m’aimer
tout de même. Si je vous demande de m’embrasser, vous devez être en colère, mais ne
pas me refuser. — Ô bon Dieu ! que ceci est gentil ! j’aime bien mieux cela que
notre vieille façon campagnarde de dire ce qu’on pense. Eh bien ! vrai, j’ai
toujours eu grande envie de dire des mensonges, mais on me faisait peur et on me
disait que c’est un péché. — Eh bien ! ma jolie créature, voulez-vous me rendre
heureux en me donnant un baiser ? — Non certes, je suis en colère contre vous.
(Elle court à lui et l’embrasse.) — Holà ! holà ! c’est assez bien, mais vous
n’auriez pas dû me le donner, vous auriez dû me le laisser prendre. — Ah bien !
nous recommencerons666. » Elle fait des progrès si prompts qu’il faut enrayer
la citation tout de suite. Et remarquez que la caque sent toujours le hareng. Toutes
ces charmantes personnes arrivent très-vite au langage des laveuses de vaisselle.
Quand Ben, le marin balourd, veut lui faire la cour, elle le renvoie avec des
injures, elle se démène, elle lâche une gargouillade de petits cris et de gros mots,
elle l’appelle grand veau marin. « Veau marin ! sale torchon que vous êtes ! je ne
suis pas assez veau pour lécher votre museau peint, vous face de fromage667 ! »
Excitée par ces aménités, elle s’emporte, elle pleure, elle l’appelle barrique de goudron puant. On vient mettre le holà dans cette première
entrevue toute galante. Elle s’enflamme, elle crie qu’elle veut épouser Tattle, ou,
au défaut, Robin le sommelier. Son père la menace des verges : « Au diable les
verges ! je veux un homme, j’aurai un homme668 ! » Ce sont des cavales, jolies si vous voulez, et
bondissantes ; mais décidément, entre les mains de ces poëtes, l’homme naturel n’est
plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil.
Serez-vous plus content de l’homme cultivé ? La vie mondaine qu’ils peignent est un
vrai carnaval, et les têtes de leurs héroïnes sont des moulins d’imaginations
et de bavardage effréné. Voyez dans Congreve comme elles caquettent,
avec quel flux de paroles, d’affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec
quels gestes, quels tortillements des bras, du cou, quels regards levés au ciel,
quelles gentillesses et quelles singeries669 ! « Es-tu sûre que sir Rowland n’oubliera pas
de venir, et qu’il ne mollira pas s’il vient ? Sera-t-il importun, Foible, et me
pressera-t-il ? car s’il n’était pas importun !… Oh ! je ne violerai jamais les
convenances ! je mourrai de confusion si je suis forcée de faire des avances ? Oh !
non, je ne pourrai jamais faire d’avances. Je m’évanouirai s’il s’attend à des
avances. Non, j’espère que sir Rowland est trop bien élevé pour mettre une dame dans
la nécessité de manquer aux formes. Je ne veux pas pourtant être trop retenue, je ne
veux pas le mettre au désespoir ; mais un peu de hauteur n’est pas déplacée, un peu
de dédain attire. — Oui, un peu de dédain convient à madame. — Oui, mais la
tendresse me convient mieux que tout : une sorte d’air mourant. Tu vois ce portrait,
n’est-ce pas, Foible ? Tu vois qu’il a quelque chose de noyé dans le regard. Oui,
j’aurai ce regard-là. Ma nièce veut l’avoir, mais elle n’a pas les traits qu’il
faut. Sir Rowland est-il bien ? Qu’on enlève ma toilette, je m’habillerai en haut.
Je veux recevoir sir Rowland ici. Est-il bien ? Ne me réponds pas. Je ne veux pas le
savoir. Je veux être surprise. Je veux qu’on me prenne par surprise. Et quel air
ai-je, Foible ? — Un air tout à fait vainqueur, madame. — Bien, mais, comment le
recevrai-je ? Dans quelle attitude ferai-je sur son cœur la première impression ?
Serai-je assise ? Non, je ne veux pas être assise. Je marcherai. Oui, je marcherai
quand il entrera, comme si je venais de la porte, et puis je me retournerai en plein
vers lui ! Non, ce serait trop soudain. Je serai couchée ; c’est cela, je serai
couchée. Je le recevrai dans mon petit boudoir, il y a un sofa. Oui, je ferai la
première impression sur un sofa. Je ne serai pas couchée pourtant, mais penchée et
appuyée sur un coude, avec un pied un peu pendant, dépassant la robe et dandinant
d’une façon pensive. Oui, et alors, aussitôt qu’il paraîtra, je sursauterai, et je
serai surprise, et je me lèverai pour aller à sa rencontre dans le plus joli
désordre670. » Ces agitations de coquette mûre
deviennent encore plus véhémentes au moment critique671. Lady Pliant, sorte de Belise anglaise,
se croit aimée de Millefond, qui ne l’aime pas du tout et qui tâche en vain de la
détromper : « Pour l’amour du ciel, madame ! — Oh ! ne nommez plus le ciel. Bon
Dieu ! comment pouvez-vous parler du ciel et avoir tant de perversité dans le cœur ?
Mais peut-être ne pensez-vous pas que ce soit un péché. On dit qu’il y a des gentlemen parmi vous qui ne pensent pas que ce soit un péché.
Peut-être n’est-ce pas un péché pour ceux qui pensent que ce n’en est pas un. En
vérité, si je pensais que ce n’est pas un péché… Pourtant mon honneur… Non, non,
levez-vous, venez, vous verrez combien je suis bonne. Je sais que l’amour est
puissant, et que personne ne peut s’empêcher d’être épris. Ce n’est pas votre faute…
Et vraiment je jure que ce n’est pas non plus la mienne. Comment pouvais-je
m’empêcher d’avoir des charmes ? Et comment pouviez-vous vous empêcher de devenir
mon captif ? Je jure que c’est une vraie pitié que ce soit une faute ; mais mon
honneur… Oui, mais votre honneur aussi… Et le péché ! Oui, et la nécessité !… Ô
Seigneur Dieu, voici quelqu’un qui vient. Je n’ose rester. Bien, vous devez
réfléchir à votre crime, et lutter autant que vous pourrez contre lui, — lutter,
certainement ; mais ne soyez pas mélancolique, ne vous désespérez pas. N’imaginez
pas non plus que je vous accorderai jamais quoi que ce soit. Oh ! non, non… Mais
faites état qu’il vous faut quitter toutes les idées de mariage, car j’ai beau
savoir que vous n’aimiez Cynthia que comme un paravent de votre passion pour moi,
cela pourtant me rendrait jalouse. Oh ! bon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit ? Jalouse,
non, non. Je ne peux pas être jalouse, puisque je ne dois pas vous aimer. Aussi
n’espérez pas ; mais ne désespérez pas non plus. Oh ! les voilà qui viennent, il
faut que je me sauve672. » Elle se sauve et nous ne la
suivons pas.
Cette étourderie, cette volubilité, cette jolie corruption, ces façons évaporées et
affectées se rassemblent en un portrait le plus brillant, le plus mondain de ce
théâtre, celui de mistress Millamant, « une belle dame », dit la liste des
personnages673. Elle entre « toutes voiles dehors, l’éventail ouvert »,
traînant l’équipage de ses falbalas et de ses rubans, fendant la presse des fats
dorés, attifés, en perruques fines, qui papillonnent sur son passage, dédaigneuse et
folâtre, spirituelle et moqueuse, jouant avec les galanteries, pétulante, ayant
horreur de toute parole grave et de toute action soutenue, ne s’accommodant que du
changement et du plaisir. Elle rit des sermons de Mirabell, son prétendant. « N’ayez
donc pas cette figure tragique, inflexiblement sage, comme Salomon dans une vieille
tapisserie, quand on va couper l’enfant… Ha ! ha ! ha ! pardonnez-moi, il faut que
je rie ; ha ! ha ! ha ! quoique je vous accorde que c’est un peu barbare674. » Elle éclate, puis elle
se met en colère, puis elle badine, puis elle chante, puis elle fait des mines. Le
décor change à chaque mouvement et à vue. C’est un vrai tourbillon ; tout tourne
dans sa cervelle comme dans une horloge dont on a cassé le grand ressort. Rien de
plus joli que sa façon d’entrer en ménage. « Ah ! je ne me marierai jamais que je ne
sois sûre d’abord de faire ma volonté et mon plaisir. Écoutez bien, je ne veux pas
qu’on me donne de petits noms après que je serai mariée ; positivement, je ne veux
pas de petits noms. — De petits noms ? — Oui, comme ma femme, mon amie, ma chère,
ma joie, mon bijou, mon amour, mon cher cœur, et tout ce vilain jargon de
familiarité nauséabonde entre mari et femme. Je ne supporterai jamais cela. Bon
Mirabell, ne soyons jamais familiers ou tendres. N’allons jamais en visite ensemble,
ni au théâtre ensemble. Soyons étrangers l’un pour l’autre et bien élevés ; soyons
aussi étrangers que si nous étions mariés depuis longtemps, et aussi bien élevés que
si nous n’étions pas mariés du tout… J’aurai la liberté de rendre des visites à qui
je voudrai, et d’en recevoir de qui je voudrai, d’écrire et recevoir des lettres,
sans que vous m’interrogiez, sans que vous me fassiez la mine. Je viendrai dîner
quand il me plaira ; je dînerai dans mon boudoir quand je serai de mauvaise humeur,
et cela sans donner de raison. Mon cabinet sera inviolable ; je serai la seule reine
de ma table à thé, vous n’en approcherez jamais sans demander permission d’abord, et
enfin, partout où je serai, vous frapperez toujours à la porte avant d’entrer675. » Le code est complet ; j’y voudrais pourtant encore
un article, la séparation de biens et de corps ; ce serait le vrai mariage mondain,
c’est-à-dire le divorce décent. Et je réponds que dans deux ans Mirabell et sa femme
y viendront. Au reste tout ce théâtre y aboutit ; car remarquez qu’en fait de
femmes, d’épouses surtout, je n’en ai présenté que les aspects les plus doux. Il est
sombre au fond, amer, et par-dessus tout pernicieux. Il présente le ménage comme une
prison, le mariage comme une guerre, la femme comme une révoltée, l’adultère comme
une issue, le désordre comme un droit, et l’ comme un plaisir676.
Une femme comme il faut se couche au matin, se lève à midi, maudit son mari, écoute
des gravelures, court les bals, hante les théâtres, déchire les réputations, met
chez elle un tripot, emprunte de l’argent, agace les hommes, traîne et accroche son
honneur et sa fortune à travers les dettes et les rendez-vous. « Nous sommes aussi
perverses que les hommes, dit lady Brute, mais nos vices prennent une autre pente. À
cause de notre poltronnerie, nous nous contentons de mordre par derrière, de mentir,
de tricher aux cartes, et autres choses pareilles ; comme ils ont plus de courage
que nous, ils commettent des péchés plus hardis et plus imprudents : ils se
querellent, se battent, jurent, boivent, blasphèment, et le reste677. » Excellent
résumé, où les gentlemen sont compris comme les autres ! Le monde
n’a fait que les munir de phrases correctes et de beaux habits. Ils ont ici, chez
Congreve surtout, le style le plus élégant ; ils savent surtout donner la main aux
dames, les entretenir de nouvelles ; ils sont experts dans l’escrime des ripostes et
des répliques ; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures pour
faire entendre les idées scabreuses ; ils discutent fort bien, ils parlent
excellemment, ils saluent mieux encore ; mais, en somme, ce sont des drôles. Ils
sont épicuriens par système, séducteurs par profession. Ils mettent l’immoralité en
maximes et raisonnent leur vice. « Donnez-moi, dit l’un d’eux, un homme qui tienne
ses cinq sens aiguisés et brillants comme son épée, qui les garde toujours dégainés
dans l’ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa raison comme
général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir qui s’offre à propos, et
pour ordonner la retraite à la moindre apparence de désavantage et de danger. J’aime
une belle maison, mais pourvu qu’elle soit à un autre, et voilà justement comme
j’aime une belle femme678. » Tel séduit
de parti pris la femme de son ami ; un autre, sous un faux nom, prend la fiancée de
son frère. Tel suborne des témoins pour accrocher une dot. Je prie le lecteur
d’aller lire lui-même les stratagèmes délicats de Worthy, de Mirabell et des autres.
Ce sont des coquins froids qui manient le faux, l’adultère, l’escroquerie en
experts. On les présente ici comme des gens de bel air ; ce sont les jeunes-premiers, les héros, et comme tels ils obtiennent à la fin les
héritières679.
Il faut voir dans Mirabell, par exemple, ce mélange de corruption et d’élégance ;
mistress Fainall, son ancienne maîtresse, mariée par lui à un ami commun qui est un
misérable, se plaint à lui de cet odieux mariage. Il l’apaise, il la conseille, il
lui indique la mesure précise, le vrai biais qui doit accommoder les choses : « Vous
devez avoir du dégoût pour votre mari, mais tout juste ce qu’il en faut afin d’avoir
du goût pour votre amant680. » Elle s’écrie
avec désespoir : « Pourquoi m’avez-vous fait épouser cet homme ? » Il sourit d’un
air composé : « Pourquoi commettons-nous tous les jours des actions dangereuses et
désagréables ? Pour sauver cette idole, la réputation681. » Comme ce raisonnement est tendre ! Peut-on
mieux consoler une femme qu’on a jetée dans l’extrême malheur ? Et comme
l’insinuation qui suit est d’une logique touchante ! « Si la familiarité de nos
amours avait produit les conséquences que vous redoutiez, sur qui auriez-vous fait
tomber le nom de père avec plus d’apparence que sur un mari682 ? » Il insiste en style excellent ; écoutez ce dilemme d’un homme
de cœur : « Votre mari était juste ce qu’il nous fallait : ni trop vil, ni trop
honnête. Un meilleur eût mérité de ne pas être sacrifié à cette
occasion ; un pire n’aurait pas répondu à notre idée. Quand vous serez lasse de lui,
vous savez le remède683. » C’est ainsi qu’on ménage les
sentiments d’une femme, surtout d’une femme qu’on a aimée. Pour comble, ce délicat
entretien a pour but de faire entrer la pauvre délaissée dans une intrigue basse qui
procurera à Mirabell une jolie femme et une belle dot. Certainement le gentleman sait son monde, on ne saurait mieux que lui employer une ancienne
maîtresse. Voilà les personnages cultivés de ce théâtre, aussi malhonnêtes que les
personnages incultes : ayant transformé les mauvais instincts en vices réfléchis, la
concupiscence en débauche, la brutalité en cynisme, la perversité en dépravation,
égoïstes de parti pris, sensuels avec calcul, immoraux de maximes, réduisant les
sentiments à l’intérêt, l’honneur aux bienséances, et le bonheur au plaisir.
La restauration anglaise tout entière fut une de ces grandes crises qui, en
faussant le développement d’une société et d’une littérature, manifestent l’esprit
intérieur qu’elles altèrent et qui les contredit. Ni les forces n’ont manqué à cette
société, ni le talent n’a manqué à cette littérature ; les hommes du monde ont été
polis, et les écrivains ont été inventifs. On eut une cour, des salons, une
conversation, la vie mondaine, le goût des lettres, l’exemple de la France, la paix,
le loisir, le voisinage des sciences, de la politique, de la théologie, bref toutes
les circonstances heureuses qui peuvent élever l’esprit et civiliser les mœurs. On
eut la vigueur satirique de Wycherley, le brillant dialogue et la fine moquerie de
Congreve, le franc naturel et l’entrain de Vanbrugh, les inventions multipliées de
Farquhar, bref toutes les ressources qui peuvent nourrir l’esprit comique et ajouter
un vrai théâtre aux meilleures constructions de l’esprit humain. Rien n’aboutit, et
tout avorta. Ce monde n’a laissé qu’un souvenir de corruption : cette comédie est
demeurée un répertoire de vices ; cette société n’a eu qu’une élégance salie ; cette
littérature n’a atteint qu’un esprit refroidi. Les mœurs ont été grossières ou
frivoles ; les idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par
contraste, une révolution se préparait dans les inclinations littéraires et dans les
habitudes morales en même temps que dans les croyances générales et dans la
constitution politique. L’homme changeait tout entier, et d’une seule volte-face. La
même répugnance et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son
ancien état. L’Anglais découvrait qu’il n’est point monarchique, papiste, ni
sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu’il n’est point
viveur ni mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant
de vie animale pour qu’il puisse, sans danger, se lâcher du côté de la jouissance ;
il lui faut une barrière de raisonnements moraux qui réprime ses débordements. Il y
a en lui un trop fort courant d’attention et de volonté pour qu’il puisse s’employer
à porter des bagatelles ; il lui faut quelque lourd travail utile qui dépense sa
force. Il a besoin d’une digue et d’un emploi. Il lui faut une constitution et une
religion qui le refrènent par des devoirs à observer et qui l’occupent par des
droits à défendre. Il n’est bien que dans la vie sérieuse et réglée ; il y trouve le
canal naturel et le débouché nécessaire de ses facultés et de ses passions. Dès à
présent il y entre, et ce théâtre lui-même en porte la marque. Il se défait et se
transforme. Collier l’a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s’y
réveille : les mœurs françaises y sont raillées : les prologues célèbrent les
défaites de Louis XIV ; on y présente sous un jour ridicule ou odieux la licence,
l’élégance et la religion de sa cour684. L’immoralité, par degrés, y diminue, le mariage est
plus respecté, les héroïnes ne vont plus qu’au bord de l’adultère685 ; les viveurs s’arrêtent au moment scabreux : tel à cet instant
se dit purifié et parle en vers pour mieux marquer son enthousiasme ; tel loue le
mariage686 ; quelques-uns, au cinquième acte, aspirent à la
vie rangée. On verra bientôt Steele écrire une pièce morale intitulée le Héros chrétien. Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se
porte ailleurs. L’essai, le roman, le pamphlet, la dissertation remplacent le drame,
et l’esprit anglais classique, abandonnant des genres qui répugnent à sa structure,
commence les grandes œuvres qui vont l’éterniser et l’exprimer.
Cependant, dans ce déclin continu de l’invention théâtrale et dans ce vaste
déplacement de la séve littéraire, quelques pousses percent encore de loin en loin
du côté de la comédie : c’est que les hommes ont toujours envie de se divertir, et
que le théâtre est toujours un lieu de divertissement. Une fois que l’arbre est
planté, il subsiste, maigrement sans doute, avec de longs intervalles de sécheresse
presque complète et d’avortements presque constants, destiné pourtant à des
renouvellements imparfaits, à des demi-floraisons passagères, parfois à des
productions inférieures qui bourgeonnent dans ses plus bas rameaux. Même lorsque les
grands sujets sont épuisés, il y a place encore çà et là pour des inventions
heureuses. Qu’un homme d’esprit, adroit, exercé, se rencontre, il saisira les
grotesques au passage ; il portera sur la scène quelque vice ou quelque travers de
son temps ; le public accourra, et ne demandera pas mieux que de se reconnaître et
de rire. Il y eut un de ces succès, lorsque Gay, dans son Opéra du
Gueux, mit en scène la coquinerie du grand monde, et vengea le public de
Walpole et de la cour. Il y eut un de ces succès, lorsque Goldsmith, inventant une
série de méprises, conduisit son héros et son auditoire à travers cinq actes de
quiproquos687.
Après tout, si la vraie comédie ne peut vivre qu’en certains siècles, la comédie
ordinaire peut vivre dans tous les siècles. Elle est trop voisine du pamphlet, du
roman, de la satire, pour ne pas se relever de temps en temps par le voisinage du
roman, de la satire et du pamphlet. Si j’ai un ennemi, au lieu de l’attaquer dans
une brochure, je puis le transporter sur les planches. Si je suis capable de bien
peindre un personnage dans un récit, je ne suis pas fort éloigné du talent qui
rassemblera toute l’âme de ce personnage en quelques réponses. Si je sais railler
joliment un vice dans une pièce de vers, je parviendrai sans trop d’efforts à faire
parler ce vice par la bouche d’un acteur. Du moins, je serai tenté de
l’entreprendre ; je serai séduit par l’éclat que la rampe, la
déclamation, la mise en scène donnent à une idée ; j’essayerai de porter la mienne
sous cette lumière intense ; je m’y emploierai, quand même il s’agirait pour cela de
forcer un peu ou beaucoup mon talent. Au besoin, je me ferai illusion ; je
remplacerai par des expédients l’originalité naïve et le vrai génie comique ; si en
quelques points on reste au-dessous des premiers maîtres, en quelques points aussi
on peut les surpasser ; on peut travailler son style, raffiner, trouver de plus
jolis mots, des railleries plus frappantes, un échange plus vif de ripostes
brillantes, des images plus neuves, des comparaisons plus pittoresques ; on peut
prendre à l’un un caractère, à l’autre une situation, emprunter chez une nation
voisine, dans un théâtre vieilli, aux bons romans, aux pamphlets mordants, aux
satires limées, aux petits journaux, accumuler les effets, servir au public un
ragoût plus concentré et plus appétissant ; on peut surtout perfectionner sa
machine, huiler ses rouages, arranger les surprises, les coups de théâtre, le
va-et-vient de l’intrigue en constructeur consommé. L’art de bâtir les pièces est
capable de progrès comme l’art de faire des horloges. Un vaudevilliste, aujourd’hui,
trouve ridicule la moitié des dénoûments de Molière ; et, en effet, beaucoup de
vaudevillistes font les dénoûments mieux que Molière ; on parvient, à la longue, à
ôter du théâtre toutes les maladresses et toutes les longueurs. Un style piquant et
un agencement parfait ; du sel dans toutes les paroles et du mouvement dans toutes
les scènes ; une surabondance d’esprit et des merveilles d’habileté ; par-dessus
tout cela, une vraie verve animale et le secret plaisir de se peindre ; de se
justifier, de se glorifier publiquement soi-même : voilà les origines de l’École de médisance, et voilà les sources du talent et du succès de
Sheridan.
Il était contemporain de Beaumarchais, et par son talent comme par sa vie il lui
ressemble. Les deux moments, les deux théâtres, les deux caractères se
correspondent. Comme Beaumarchais, c’est un aventurier heureux, habile, aimable et
généreux, qui arrive au succès par le scandale, qui tout d’un coup petille, éblouit,
monte d’un élan au plus haut de l’empyrée politique et littéraire, semble se fixer
parmi les constellations, et, pareil à une fusée éclatante, aboutit vite à
l’épuisement. Rien ne lui avait manqué ; il avait tout atteint, de prime-saut, sans
effort apparent, comme un prince qui n’a qu’à se montrer pour trouver sa place. Tout
ce qu’il y a de plus exquis dans le bonheur, de plus brillant dans l’art, de plus
élevé dans le monde, il l’avait pris et comme par droit de naissance. Le pauvre
jeune homme inconnu, traducteur malheureux d’un sophiste grec illisible, et qui, à
vingt ans, se promenait dans Bath avec un gilet rouge et un chapeau à cornes, sec
d’espérances et toujours averti du vide de ses poches, avait gagné le cœur de la
beauté et de la musicienne la plus admirée de son temps, l’avait enlevée à dix
adorateurs riches, élégants, titrés, s’était battu avec le plus mystifié des dix,
l’avait battu, avait emporté d’assaut la curiosité et l’attention publiques. De là,
s’attaquant à la gloire et à l’argent, il avait jeté coup sur coup à la scène les
pièces les plus diverses et les plus applaudies, comédies, farce, opéra, vers
sérieux ; il avait acheté, exploité un grand théâtre sans avoir un sou, improvisé
les succès et les bénéfices, et mené la vie élégante parmi les plaisirs les plus
vifs de la société et de la famille, au milieu de l’admiration et de l’étonnement
universels. De là, aspirant plus haut encore, il avait conquis la puissance, il
était entré à la Chambre des communes, il s’y était montré l’égal des premiers
orateurs, il avait combattu Pitt, accusé Warren Hastings, appuyé Fox, raillé Burke,
soutenu avec éclat, avec désintéressement et avec constance, le rôle le plus
difficile et le plus libéral ; il était devenu l’un des trois ou quatre hommes les
plus remarqués de l’Angleterre, l’égal des plus grands seigneurs, l’ami du prince
royal, même à la fin grand fonctionnaire, receveur général du duché de Cornwall,
trésorier de la flotte. En toute carrière il prenait la tête. « Quelque chose que
Sheridan ait faite ou voulu faire, dit lord Byron, cette chose-là a toujours été par
excellence la meilleure de son espèce. Il a écrit la meilleure comédie, l’École de médisance ; le meilleur opéra, la Duègne (bien
supérieur, selon moi, à ce pamphlet populacier, l’Opéra du
Gueux) ; la meilleure farce, le Critique (elle n’est que trop
bonne pour servir de petite pièce) ; la meilleure épître, le monologue
sur Garrick. Et, pour tout couronner, il a prononcé ce fameux discours sur
Warren Hastings, la meilleure harangue qu’on ait jamais composée ou entendue en ce
pays. » Toutes les règles ordinaires se renversaient pour lui. Il avait
quarante-quatre ans ; les dettes commençaient à pleuvoir sur lui ; il avait trop
soupé et trop bu ; ses joues étaient pourpres, son nez enflammé. Dans ce bel état il
rencontre chez le duc de Devonshire une jeune fille charmante, dont il s’éprend. Au
premier aspect, elle s’écrie : « Quelle horreur, un vrai monstre ! » Il cause avec
elle ; elle avoue qu’il est fort laid, mais qu’il a beaucoup d’esprit. Il cause une
seconde fois, une troisième fois, elle le trouve fort aimable. Il cause encore, elle
l’aime, et veut à toute force l’épouser. Le père, homme prudent, qui souhaite rompre
l’affaire, déclare que son futur gendre devra fournir un douaire de quinze mille
livres sterling ; les quinze mille livres sterling se trouvent comme par
enchantement déposées entre les mains d’un banquier ; le nouveau couple part pour la
campagne, et le père, rencontrant son fils, un grand fils bien découplé, fort mal
disposé en faveur de ce mariage, lui persuade que ce mariage est la chose la plus
raisonnable qu’un père puisse faire et l’événement le plus heureux dont un fils
puisse se réjouir. Quel que fût l’homme et quelle que fût l’affaire, il persuadait ;
nul ne lui résistait, tout le monde tombait sous le charme. Quoi de plus difficile,
étant laid, que de faire oublier à une jeune fille qu’on est laid ?
Il y a quelque chose de plus difficile, c’est de faire oublier à un créancier qu’on
lui doit de l’argent. Il y a quelque chose de plus difficile encore, c’est de se
faire prêter de l’argent par un créancier qui vient demander de l’argent. Un jour un
de ses amis est arrêté pour dettes ; Sheridan fait venir M. Henderson le fournisseur
rébarbatif, l’amadoue, l’intéresse, l’attendrit, l’exalte, l’enveloppe de
considérations générales et de haute éloquence, si bien que M. Henderson offre sa
bourse, veut absolument prêter deux cents livres sterling, insiste, et, à la fin, à
sa grande joie, obtient la permission de les prêter. Nul n’était plus aimable, plus
prompt à gagner la confiance ; rarement le naturel sympathique, affectueux et
entraînant s’est déployé plus entier : il séduisait, cela est à la lettre. Au matin,
les créanciers et les visiteurs remplissaient toutes les chambres de son
appartement ; il arrivait souriant, d’un air aisé, avec tant d’ascendant et de
grâce, que les gens oubliaient leurs besoins, leurs demandes, et semblaient n’être
venus que pour le voir. Sa verve était irrésistible ; point d’esprit plus
éblouissant ; il était inépuisable en bons mots, en inventions, en saillies, en
idées neuves ; lord Byron, qui était bon juge, dit qu’il n’a jamais entendu ni
imaginé de conversation plus . On passait la nuit à l’écouter ; nul ne
l’égalait dans un souper ; même ivre, il gardait son esprit. Un jour il est ramassé
par la garde, et on lui demande son nom ; il répond gravement : « Wilberforce. »
Avec les étrangers, avec les inférieurs, nulle morgue, nulle roideur ; il avait par
excellence ce naturel expansif qui se montre toujours tout entier, qui ne se réserve
rien de lui-même, qui s’abandonne et se donne ; il pleurait en recevant de lord
Byron une louange sincère, ou en contant ses misères de plébéien parvenu. Rien de
plus charmant que ces effusions ; elles mettent d’abord les hommes sur un pied de
paix, d’amitié ; ils quittent tout de suite leur attitude défensive et
précautionnée ; ils voient qu’on se livre à eux, et, par contre-coup, ils se
livrent ; l’épanchement a provoqué l’épanchement. Un instant après, on voyait
jaillir chez Sheridan la verve impétueuse et étincelante ; l’esprit partait,
petillait comme une fusillade ; il parlait seul, avec un éclat soutenu, une variété,
un élan inépuisables, jusqu’à cinq heures du matin. Contre un tel besoin
d’improviser, de jouir et de s’épancher, un homme est tenu de se mettre en garde ;
la vie ne se mène point comme une fête ; elle est une lutte contre les autres et
contre soi-même ; il faut y considérer l’avenir, se défier, s’approvisionner ; on
n’y subsiste point sans des précautions de marchand et des calculs de bourgeois.
Quand on soupe trop souvent, on finit par ne plus pouvoir dîner ; quand on a les
poches percées, les écus s’écoulent ; rien de plus plat que cette vérité, mais elle
est vraie. Les dettes s’accumulaient, l’estomac ne digérait plus. Il avait perdu sa
place au Parlement, son théâtre avait brûlé ; les huissiers se succédaient, et les
gens de loi avaient depuis longtemps pris possession de sa maison. À la fin, un
recors arrêta le mourant dans son lit, voulut l’emmener dans ses couvertures, et ne
lâcha prise que par crainte d’un procès : le médecin avait déclaré que le malade
mourrait en route. Un journal fit honte aux grands seigneurs qui laissaient finir si
misérablement un pareil homme ; ils accoururent et déposèrent leurs cartes à la
porte. Au convoi, deux frères du roi, des ducs, des comtes, des évêques, les
premiers personnages de l’Angleterre portèrent ou suivirent le corps. Singulier
contraste, et qui montre en abrégé tout ce talent et toute cette vie : des lords à
ses funérailles et des recors à son chevet.
Son théâtre y est conforme : tout y brille, mais le métal n’est pas tout à lui, ni
du meilleur aloi. Ce sont des comédies de société, les plus amusantes qu’on ait
jamais faites, mais ce ne sont guère que des comédies de société. Imaginez les
demi-charges qu’on improvise vers onze heures du soir dans un
salon où l’on est intime. Sa première pièce, les Rivaux, plus tard
sa Duègne et son Critique, en regorgent et ne
renferment guère que cela. Il y en a sur la voisine, mistress Malaprop, une sotte
prétentieuse qui emploie les grands mots à tort et à travers, se sait bon gré de si
bien placer les épitaphes devant les substantifs, et jure que sa
nièce est aussi méchante qu’une allégorie sur les bords du Nil. Il
y en a sur le voisin, M. Acres, un Fier-à-Bras improvisé, qui se laisse engager dans
un duel, et, amené sur le terrain, pense à l’effet des balles, se représente le
testament, l’enterrement, l’embaumement, et voudrait bien être au logis. Il y en a
sur un domestique pataud et poltron, sur un père colérique et braillard, sur une
jeune fille sentimentale et romanesque, sur un Irlandais duelliste et chatouilleux.
Tout cela défile et se heurte sans trop d’ordre à travers les surprises d’une
intrigue double, à force d’expédients et de rencontres, sans le gouvernement ample
et régulier d’une idée maîtresse. Mais on a beau sentir le placage, l’entrain
emporte tout ; on rit de bon cœur ; chaque scène détachée passe bouffonne et
rapide ; on oublie que le valet pataud a des répliques aussi ingénieuses que
Sheridan lui-même688, et que le gentilhomme irascible
parle aussi bien que le plus élégant des écrivains689. Aussi bien
l’inventeur est un écrivain ; si, par verve et par esprit de société, il a voulu
divertir autrui et se divertir lui-même, il n’a pas oublié les intérêts de son
talent et le soin de sa gloire. Il a du goût, il sent les finesses du style, le
mérite d’une image nouvelle, d’une opposition frappante, d’une insinuation
ingénieuse et calculée. Il a surtout de l’esprit, un prodigieux esprit de
conversation, l’art de garder, de réveiller toujours l’attention, d’être mordant,
divers, imprévu, de lancer la riposte, de mettre en relief la sottise, d’accumuler
coup sur coup les saillies et les mots heureux. Enfin, il s’est formé depuis sa
première pièce, il a acquis l’expérience du théâtre ; il travaille et rature ; il
essaye ses diverses scènes, il les récrit, il les agence ; il veut que rien ne
suspende l’intérêt, que nulle invraisemblance ne choque le spectateur, que sa
comédie roule avec la précision, la sûreté, l’unité d’une belle machine. Il compose
de bons mots, il les remplace par de meilleurs, il aiguise toutes ses railleries, il
les serre comme un faisceau de dards, et met de sa main au dernier feuillet :
« Fini, grâce à Dieu. — Amen ! » — Il a raison, car l’œuvre lui a coûté de la
peine ; il n’en fera pas une seconde. Ces sortes d’écrits, artificiels et condensés
comme les satires de La Bruyère, ressemblent à une fiole ciselée, où l’auteur a
distillé, sans en réserver rien, toute sa réflexion, toutes ses lectures et tout son
esprit.
Qu’y a-t-il dans cette célèbre École de médisance ? Et comment
a-t-il fait pour jeter sur cette comédie anglaise, qui allait s’éteignant chaque
jour davantage, l’illumination d’un dernier succès ? Il a pris deux personnages de
Fielding, Blifil et Tom Jones ; deux pièces de Molière, le
Misanthrope et le Tartufe ; et de ces deux substances
puissantes, condensées avec une dextérité admirable, il a fait un feu d’artifice le
plus brillant qu’on ait jamais vu. Chez Molière, il n’y a qu’une médisante,
Célimène ; les autres personnes ne sont là que pour lui fournir la réplique ; c’est
bien assez d’une pareille moqueuse ; encore raille-t-elle avec une sorte de mesure,
sans se presser, en vraie reine de salon qui a le temps de causer, qui se sait
écoutée, qui s’écoute ; elle est femme du monde, elle garde le ton de la belle
conversation ; même pour effacer l’âcreté, voici venir au milieu des médisances la
raison calme, le discours sensé de l’aimable Éliante. Molière met en scène les
méchancetés du monde et ne les grossit pas ; ici elles sont plutôt grossies que
peintes : « Merci de ma vie ! dit sir Peter, une réputation tuée à chaque parole ! »
En effet, ils sont féroces, et c’est une vraie curée ; même ils se salissent pour
mieux outrager. Mistress Candour dit que « lord Buffalo a découvert milady dans une
maison de renommée médiocre. » Elle ajoute qu’une veuve de « la rue voisine a guéri
de son hydropisie et vient de retrouver ses formes d’une façon tout à fait
surprenante690. »
L’acharnement est si fort qu’ils descendent au rôle de bouffons. La plus élégante
personne du salon, lady Teazle, montre ses dents pour singer une femme ridicule,
tire sa bouche d’un côté, fait des grimaces. Nul arrêt, nul adoucissement ; les
sarcasmes partent en fusillade. L’auteur en a fait provision, il faut bien qu’il les
emploie. C’est lui qui parle par la bouche de chacun de ses personnages ; il leur
donne à tous le même esprit, je veux dire son esprit, son ironie, son âpreté, sa
vigueur pittoresque ; quels qu’ils soient, badauds, fats, vieilles filles, il
n’importe ; il ne s’agit pour lui que d’éclater en une minute par vingt explosions.
« Ne raillons pas : c’est ce que je répète constamment à ma cousine Ogle, et vous
savez qu’elle se croit arbitre en fait de beauté. — Très-justement, car elle
possède elle-même une collection de traits empruntés à toutes les nations du monde.
— C’est vrai, elle a un front irlandais. — Des cheveux écossais. — Un nez
hollandais. — Des lèvres autrichiennes. — Un teint d’Espagnole. — Et des dents à
la chinoise. — Bref, sa figure ressemble à une table d’hôte de Spa, où il n’y a pas
deux convives de la même nation. — Ou bien à quelque congrès à la fin d’une guerre
générale, dans lequel toutes les parties jusqu’à ses yeux semblent avoir des
directions différentes, et où le nez et le menton semblent seuls disposés à se
rencontrer691. — Monsieur Surface, vous avez de mauvaises
nouvelles de votre frère ; mais, pour moi, je ne l’ai jamais cru si déréglé qu’on le
dit. Il a perdu tous ses amis, mais il n’y a personne dont les juifs disent autant
de bien. — Très-vrai, sur ma foi ! Si la juiverie pouvait élire, je crois que
Charles serait alderman ; parole d’honneur, personne n’est plus populaire en cet
endroit-là. J’apprends qu’il paye plus d’annuités que la tontine irlandaise, et que,
toutes les fois qu’il est malade, ils font dire des prières pour sa guérison dans
leurs synagogues. — Et personne qui vive avec plus de splendeur. On m’a dit que,
lorsqu’il invite ses amis, il se met à table avec une douzaine de ses cautions,
qu’il a une vingtaine de marchands attendant dans son antichambre et un huissier
derrière la chaise de chaque convive692. —
Monsieur Surface, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser ; mais comptez
là-dessus, votre frère est tout à fait coulé bas. — Parole d’honneur, coulé aussi
bas qu’un homme l’a jamais été ; il ne trouverait pas une guinée à emprunter. —
Tout est vendu dans son logis, tout ce qui était transportable. — J’ai vu
quelqu’un qui a été chez lui. Rien de laissé, sauf quelques bouteilles vides
oubliées, et les portraits de famille, qui, je crois, sont enchâssés dans les
lambris. — Et j’ai eu aussi le chagrin d’entendre de mauvaises histoires contre
lui. — Oh ! il a fait beaucoup de vilaines choses, cela est certain. — Mais
pourtant, comme il est votre frère… — Nous vous dirons tout à une autre
occasion693. » Voilà comme il a acéré, multiplié,
enfoncé jusqu’au vif les épigrammes mesurées de Molière. Mais est-il possible de
s’ennuyer devant une décharge si bien nourrie de méchancetés et de bons mots ?
Pareillement, voyez le changement qu’entre ses mains a subi l’hypocrite. Sans
doute, tout le grandiose du rôle a disparu : Joseph Surface ne porte plus, comme
Tartufe, tout le poids de la comédie ; il n’a plus, comme son grand-père, un
tempérament de cocher, une audace d’homme d’action, des façons de bedeau, une
encolure de moine. Il est simplement égoïste et prudent ; s’il s’est engagé dans une
intrigue, c’est un peu malgré lui ; il n’y tient qu’à demi, en jeune homme correct,
bien habillé, passablement renté, assez timide et méticuleux de son naturel, de
façons discrètes, et dépourvu de passions violentes ; tout est chez lui douceâtre et
poli ; il est de son temps ; il ne fait pas étalage de religion, mais de morale ;
c’est un gentleman à sentences, à beaux sentiments, disciple de Johnson ou de
Rousseau, faiseur de phrases. Sur ce pauvre homme assez plat, il n’y a pas de quoi
bâtir un drame ; et les grandes situations que Sheridan prend à Molière perdent la
moitié de leur force en s’appuyant sur un si mesquin support. Mais comme la
rapidité, l’abondance, le naturel des événements couvrent cette insuffisance ! comme
l’adresse suffit à tout ! comme elle semble capable de suppléer à tout, même au
génie ! comme le spectateur rit de voir Joseph pris dans son sanctuaire ainsi qu’un
renard dans son terrier ; obligé de dissimuler la femme, puis de cacher le mari ;
forcé de courir de l’un à l’autre, occupé à renfoncer l’une derrière son paravent et
l’autre dans son cabinet ; réduit à se jeter dans ses propres piéges, à justifier
ceux qu’il voudrait perdre, le mari aux yeux de la femme, le neveu aux yeux de
l’oncle ; à perdre la seule personne qu’il tienne à justifier, j’entends le précieux
et immaculé Joseph Surface ; à se trouver enfin ridicule, odieux, bafoué, confondu,
en dépit de ses habiletés et justement par ses habiletés, coup sur coup, sans trêve
ni remède ; à s’en aller, le pauvre renard, la queue basse, le pelage gâté, parmi
les huées et les cris ! Et comme en même temps, tout à côté, les prises de bec de
sir Peter et de sa femme, le souper, les chansons, la vente des portraits chez le
prodigue viennent mettre une comédie dans la comédie, et renouveler l’intérêt en
renouvelant l’attention ! On cesse de songer à l’atténuation des caractères, comme
on a cessé de songer à l’altération de la vérité ; on se laisse emporter par la
vivacité de l’action, comme on s’est laissé éblouir par le scintillement du
dialogue ; on est charmé ; on bat des mains ; on se dit qu’au-dessous de la grande
invention la verve et l’esprit sont les plus agréables dons du monde ; on les
savoure à leur heure ; on trouve qu’ils ont aussi leur place dans le festin
littéraire, et que, s’ils ne valent pas les mets substantiels, les vins francs et
généreux du premier service, ils fournissent le dessert.
Ce dessert achevé, il faut sortir le table. Après Sheridan, nous en sortons tout de
suite. Dorénavant la comédie languit, s’éteint ; il n’en reste plus que la farce,
les Domestiques du grand ton, de Townley, les grotesques de
George Colman, un précepteur, une vieille fille, des paysans avec leur accent
local ; la caricature survit à la peinture, et le Punch fait rire
encore lorsque l’âge des Reynolds et des Gainsborough est passé. Aujourd’hui, il n’y
a pas en Europe de scène plus vide, et la bonne compagnie l’abandonne au peuple.
C’est que la forme de société et d’esprit qui l’avait suscitée a disparu. Ce qui
avait dressé le théâtre anglais de la Renaissance, c’était la vivacité et la
surabondance de la conception prime-sautière, qui, incapable de s’étaler en
raisonnements alignés ou de se formuler par des idées philosophiques, ne trouvait
son expression naturelle qu’en des actions mimées et en des personnages parlants. Ce
qui avait alimenté la comédie anglaise du dix-septième siècle, c’étaient les besoins
de la société polie, qui, habituée aux représentations de la cour et aux parades du
monde, allait chercher sur la scène la peinture de ses entretiens et de ses salons.
Avec la chute de la cour et avec l’arrêt de l’invention mimique, le vrai drame et la
vraie comédie disparaissent ; ils passent de la scène dans les livres. C’est
qu’aujourd’hui on ne vit plus en public à la façon des ducs brodés de Louis XIV et
de Charles II, mais en famille ou devant une table de travail ; le roman remplace le
théâtre en même temps que la vie bourgeoise succède à la vie de cour.
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