Chapitre VI.
Milton.
Aux confins de la Renaissance effrénée qui finit et de la poésie régulière qui
commence, entre les concetti monotones de Cowley et les galanteries correctes de Waller,
paraît un esprit puissant et superbe, préparé par la logique et l’enthousiasme pour
l’épopée et l’éloquence ; libéral, protestant, moraliste et poëte ; qui célèbre la cause
d’Algernon Sidney et de Locke, avec l’inspiration de Spenser et de Shakspeare ; héritier
d’un âge poétique, précurseur d’un âge austère, debout entre le siècle du rêve
désintéressé et le siècle de l’action pratique ; pareil à son Adam qui, entrant sur la
terre hostile, écoutait derrière lui, dans l’Éden fermé, les concerts expirants du
ciel.
John Milton n’est point une de ces âmes fiévreuses, impuissantes contre elles-mêmes,
que la verve saisit par secousses, que la sensibilité maladive précipite incessamment au
fond de la douleur ou de la joie, que leur flexibilité prépare à représenter la
diversité des caractères, que leur tumulte condamne à peindre le délire et les
contrariétés des passions. La science immense, la logique serrée et la passion
grandiose, voilà son fond. Il a l’esprit lucide et l’imagination limitée. Il est
incapable de trouble et il est incapable de métamorphoses. Il conçoit la plus
haute des beautés idéales, mais il n’en conçoit qu’une. Il n’est pas né pour
le drame, mais pour l’ode. Il ne crée pas des âmes, mais il construit des raisonnements
et ressent des émotions. Émotions et raisonnements, toutes les forces et toutes les
actions de son âme se rassemblent et s’ordonnent sous un sentiment unique, celui du
sublime, et l’ample fleuve de la poésie lyrique coule hors de lui, impétueux, uni,
splendide comme une nappe d’or.
Cette sensation dominante fit la grandeur et la fermeté de son caractère. Contre les
fluctuations du dehors, il trouvait son refuge en lui-même ; et la cité idéale qu’il
avait bâtie dans son âme demeurait inexpugnable à tous les assauts. Elle était trop
belle, cette cité intérieure, pour qu’il voulût en sortir ; elle était trop solide
pour qu’on pût la détruire. Il croyait au sublime de tout l’élan de sa nature et de
toute l’autorité de sa logique ; et, chez lui, la raison cultivée fortifiait de ses
preuves les suggestions de l’instinct primitif. Sous cette double armure, l’homme peut
avancer d’un pas ferme à travers la vie. Celui qui se nourrit incessamment de
démonstrations est capable de croire, de vouloir, et de persévérer dans sa croyance et
dans sa volonté ; il ne tourne pas à tout événement et à toute passion, comme cet être
changeant et maniable qu’on appelle un poëte ; il demeure assis dans
des
principes fixes. Il est capable d’embrasser une cause, et d’y rester attaché, quoi
qu’il arrive, malgré tout, jusqu’au bout. Nulle séduction, nulle émotion, nul
accident, nul changement n’altère la stabilité de sa conviction, ou la lucidité de sa
connaissance. Au premier jour, au dernier jour, dans tout l’intervalle, il garde
intact le système entier de ses idées claires, et la vigueur logique de son cerveau
soutient la vigueur virile de son cœur. Lorsque enfin cette logique serrée s’emploie,
comme ici, au service d’idées nobles, l’enthousiasme s’ajoute à la constance. L’homme
juge ses opinions non-seulement vraies, mais sacrées. Il combat pour elles,
non-seulement en soldat, mais en prêtre. Il est passionné, dévoué, religieux,
héroïque. On a vu rarement un tel mélange : on l’a vu pleinement dans Milton.
Il était né d’une famille où le courage, la noblesse morale, le sentiment des arts
s’étaient assemblés pour murmurer les plus belles et les plus éloquentes paroles
autour de son berceau. Sa mère était « une personne exemplaire, célèbre dans tout le
voisinage par ses aumônes430. » Son père, étudiant à Christ-Church et déshérité comme
protestant, avait fait seul sa fortune, et, parmi ses occupations d’homme de loi,
avait gardé le goût des lettres, n’ayant point voulu « quitter ses libérales et
intelligentes inclinations jusqu’à se faire tout à fait esclave du monde » ; il
écrivait des
vers, était excellent musicien, l’un des meilleurs
compositeurs de son temps ; il choisissait Cornélius Jansen pour faire le portrait de
son fils qui n’avait encore que dix ans, et donnait à son enfant la plus large et la
plus complète des éducations littéraires431. Que le lecteur essaye de se figurer cet enfant dans
cette rue de commerçants, au milieu de cette famille bourgeoise et lettrée, religieuse
et poétique, où les mœurs sont régulières et les aspirations sont élevées, où l’on met
les psaumes en musique, et où l’on écrit des madrigaux en l’honneur d’Oriana la
reine432, où le chant, les lettres, la
peinture, tous les ornements de la belle Renaissance viennent parer la gravité
soutenue, l’honnêteté laborieuse, le christianisme profond de la Réforme. Tout le
génie de Milton sort de là : il a porté l’éclat de la Renaissance dans le sérieux de
la Réforme, les magnificences de Spenser dans les sévérités de Calvin, et s’est trouvé
avec sa famille au confluent de deux civilisations qu’il a réunies. Avant dix ans, il
avait un précepteur savant « et puritain, qui lui coupa les cheveux court » ; outre
cela, il alla à l’école de Saint-Paul, puis à l’université de Cambridge, afin de
s’instruire dans « la littérature polie », et dès l’âge de douze ans il travailla, en
dépit de ses mauvais yeux et de ses maux de tête, jusqu’à minuit et au-delà. « Quand
j’étais encore enfant, dit un de ses personnages qui lui ressemble433, aucun jeu enfantin ne me
plaisait. Toute mon âme s’employait, sérieuse, à apprendre et à savoir pour
travailler par là au bien commun ; je me croyais né pour cette fin, pour être le
promoteur de toute vérité et de toute droiture. » En effet, à l’école, puis à
Cambridge, puis chez son père, il se munissait et se préparait de toute sa force,
« libre de tout reproche, et approuvé par tous les hommes de bien », parcourant
l’immense champ des littératures grecque et latine, non-seulement les grands
écrivains, mais tous les écrivains, et jusqu’au milieu du moyen âge ; en même temps
l’hébreu ancien, le syriaque et l’hébreu des rabbins, le français et l’espagnol,
l’ancienne littérature anglaise, toute la littérature italienne, avec tant de profit
et de zèle, qu’il écrivait en vers et en prose italienne et latine comme un Italien et
un Latin ; par-dessus tout cela, la musique, les mathématiques, la théologie, et
d’autres choses encore. Une grave pensée gouvernait ce grand labeur. « Par l’intention
de mes parents et de mes amis, j’avais été destiné dès l’enfance au service de
l’Église, et mes propres résolutions y concouraient. Mais étant parvenu à quelque
maturité d’années, et voyant quelle tyrannie avait envahi l’Église, une tyrannie si
grande que quiconque voulait prendre les ordres devait se déclarer esclave par serment et sous son seing, en sorte qu’à moins de trouver sa
promesse au goût de sa conscience, il fallait se parjurer ou souffrir le naufrage de
sa foi, je crus meilleur de choisir un silence sans reproche plutôt que l’office sacré
de la parole acheté et commencé
avec la servitude et le parjure. » Il
refusait d’être prêtre de la même façon qu’il avait voulu être prêtre ; espérances et
renoncement, tout chez lui partait de la même source, la volonté fixe d’agir
noblement. Retombé dans la vie laïque, il continua à se cultiver et se perfectionner
lui-même, étudiant avec passion et avec méthode, mais sans pédanterie ni rigorisme ;
au contraire, à l’exemple de Spenser son maître, dans l’Allegro, le
Penseroso, le Comus, il arrangeait en broderies
éclatantes et nuancées les richesses de la mythologie, de la nature et du rêve ; puis,
partant pour le pays de la science et du beau, il visitait l’Italie, connaissait
Grotius, Galilée, fréquentait les savants, les lettrés, les gens du monde, écoutait
les musiciens, se pénétrait de toutes les beautés entassées par la Renaissance à
Florence et à Rome. Partout son érudition, son beau style italien et latin lui
conciliaient l’amitié et les empressements des humanistes, tellement que, revenant à
Florence, « il s’y trouvait aussi bien que dans sa propre patrie. » Il faisait
provision de livres et de musique qu’il envoyait en Angleterre, et songeait à
parcourir la Sicile et la Grèce, ces deux patries des lettres et des arts antiques. De
toutes les fleurs écloses au soleil du Midi sous la main des deux grands paganismes,
il cueillait librement les plus parfumées et les plus exquises, mais sans se tacher à
la boue qui les entourait. « Je prends Dieu à témoin, écrivait-il plus tard, que dans
tous ces endroits où il y a tant de licence, j’ai vécu pur et exempt de toute espèce
de vice et d’infamie, portant
continuellement dans mon esprit cette
pensée, que si je pouvais échapper aux regards des hommes, je ne pouvais pas échapper
à ceux de Dieu434. » Au milieu des galanteries licencieuses et des sonnets vides,
tels que les sigisbés et les académiciens les prodiguaient, il avait gardé sa sublime
idée de la poésie ; il songeait à choisir un sujet héroïque dans l’ancienne histoire
d’Angleterre, et se confirmait dans l’opinion435 « que celui qui veut bien écrire sur des choses louables, doit,
pour ne pas être frustré de son espérance, être lui-même un vrai poëme, c’est-à-dire
un ensemble et un modèle des choses les plus honorables et les meilleures ; n’ayant
pas la présomption de chanter les hautes louanges des hommes héroïques ou des cités
fameuses, sans avoir en lui-même l’expérience et la pratique de tout ce qui est digne
de louange436. » Entre tous il aimait Dante et Pétrarque à cause
de
leur pureté, se disant à lui-même « que si l’impudicité dans la femme
que saint Paul appelle la gloire de l’homme est un si grand scandale et un si grand
déshonneur, certainement dans l’homme, qui est à la fois l’image et la gloire de Dieu,
elle doit être, quoique communément on ne pense pas ainsi, un vice bien plus
déshonorant et bien plus infâme437. » Il pensa « que toute âme
noble et libre doit être de naissance et sans serment un chevalier », pour la pratique
et la défense de la chasteté, et garda sa virginité jusqu’à son mariage438. Quelle que fût la tentation, attrait ou
crainte, elle le trouvait aussi résistant et aussi ferme. Par gravité et convenance,
il évitait les disputes de religion ; mais si on attaquait la sienne, il la défendait
âprement, jusque dans Rome, en face des jésuites qui complotaient contre lui, à deux
pas de l’Inquisition et du Vatican. Le devoir dangereux, au lieu de l’écarter,
l’attirait. Quand la révolution commença à gronder, il revint, par conscience, comme
un soldat qui au bruit des armes court au péril, « persuadé qu’il était honteux pour
lui de passer oisivement son temps à l’étranger et pour son plaisir, quand ses
compatriotes luttaient pour leur
liberté. » La lutte engagée, il parut
aux premiers rangs, en volontaire, appelant sur lui les coups les plus rudes. Dans
toute son éducation et dans toute sa jeunesse, dans ses lectures profanes et dans ses
études sacrées, dans ses actions et dans ses maximes, perce déjà sa pensée dominante
et permanente, la résolution de développer et dégager en lui-même l’homme idéal.
Deux puissances principales conduisent les hommes : l’impulsion et l’idée ; l’une,
qui mène les âmes sensitives, abandonnées, poétiques, capables de métamorphoses, comme
Shakspeare ; l’autre, qui gouverne les âmes actives, résistantes, héroïques, capables
d’immutabilité, comme Milton. Les premières sont sympathiques et fécondes en
effusions ; les secondes sont concentrées et disposées à la réserve439. Les unes se livrent, les autres
se gardent. Ceux-là, par confiance et par sociabilité, avec un instinct d’artiste et
une subite compréhension imitative, prennent involontairement le ton et la disposition
des hommes et des choses qui les environnent, et leur dedans se met tout de suite en
équilibre avec le dehors. Ceux-ci, par
défiance, par rigidité, avec un
instinct de combattants et un prompt regard jeté sur la règle, se replient
naturellement sur eux-mêmes, et dans l’enceinte close où ils s’enferment, ils ne
sentent plus les sollicitations ni les contradictions de leurs alentours. Ils se sont
formé un modèle, et, dorénavant, comme une consigne, ce modèle les retient ou les
pousse. Comme toutes les puissances destinées à prendre l’empire, l’idée intérieure
végète et absorbe à son profit le reste de leur être. Ils l’enfoncent en eux par des
méditations, ils la nourrissent de raisonnements, ils y attachent le réseau de toutes
leurs doctrines et de toutes leurs expériences, en sorte que lorsqu’une tentation les
assaille, ce n’est pas un principe isolé qu’elle attaque, c’est l’écheveau entier de
leurs croyances qu’elle rencontre, écheveau infiniment ramifié et trop tenace pour
qu’une séduction sensible puisse l’arracher. En même temps l’homme, par habitude,
s’est mis en défense ; l’attitude militante lui est naturelle, et il se tient debout,
affermi dans l’orgueil de son courage et dans l’ancienneté de sa réflexion.
Une âme ainsi munie est comme un plongeur dans sa cloche440 ; elle traverse la vie comme il traverse la mer, pure, mais isolée. De
retour en Angleterre, il retomba parmi ses livres, et admit chez lui quelques élèves
auxquels il imposa comme à lui-même un travail continu, des lectures sérieuses, un
régime frugal,
une conduite sévère : vie de solitaire, presque
d’ecclésiastique. Tout d’un coup, en un mois, après un voyage à la campagne, il se
maria441. Quelques semaines après,
sa femme retourna au logis paternel, ne voulut plus revenir, ne tint compte de ses
lettres, et renvoya son messager avec dédain. Les deux caractères s’étaient choqués.
Rien ne plaît moins aux femmes que le naturel austère et renfermé. Elles voient
qu’elles n’ont point prise sur lui ; sa dignité les effarouche, son orgueil les
repousse, ses préoccupations les laissent à l’écart ; elles se sentent subordonnées,
négligées pour des intérêts généraux ou pour des curiosités spéculatives, jugées de
plus, et d’après une règle inflexible, tout au plus regardées avec condescendance,
comme une sorte d’être moins raisonnable et inférieur, exclues de l’égalité qu’elles
réclament et de l’amour qui seul pour elles peut compenser la perte de l’égalité. Le
caractère prêtre est fait pour la solitude ; les ménagements, les
abandons et les grâces, l’agrément et la douceur nécessaires à toute société lui font
défaut ; on l’admire, mais on le plante là, surtout quand on est comme la femme de
Milton un peu bornée et vulgaire442, et que la médiocrité de l’intelligence
vient
s’ajouter aux répugnances du cœur. « Il avait, disent les biographes, une certaine
gravité de nature…, une sévérité d’esprit qui ne condescendait point aux petites
choses », et le maintenait dans les hauteurs, dans une région qui n’est pas celle du
ménage. On l’accusait d’être « âpre, colérique », et certainement il tenait à sa
dignité d’homme, à son autorité d’époux, et ne se trouvait pas estimé, respecté,
prévenu autant qu’il croyait mériter de l’être. Enfin, il passait le jour parmi ses
livres, et le reste du temps il habitait de cœur dans un monde abstrait et sublime
dont peu de femmes ont eu la clef, sa femme moins que toute autre. En effet, il
l’avait choisie en homme de cabinet, d’autant plus inexpérimenté, que sa vie
antérieure avait été « mieux gouvernée et plus tempérante. » Pareillement il ressentit
sa fuite en homme de cabinet, d’autant plus irrité que les façons du monde lui étaient
plus inconnues. Sans craindre le ridicule, et avec la roideur d’un spéculatif tout
d’un coup heurté par la vie réelle, il écrivit des traités en faveur du divorce, les
signa de son nom, les dédia au Parlement, se crut divorcé, de fait, puisque sa femme
refusait de revenir, de droit, parce qu’il avait pour lui quatre passages de
l’Écriture ; là-dessus il fit la cour à une jeune fille, et tout d’un coup, voyant sa
femme à ses genoux et pleurante, il lui pardonna, la reprit, recommença son sec et
triste mariage, sans se laisser rebuter par l’expérience, au contraire destiné à
contracter deux autres unions encore, la dernière avec une femme plus jeune que lui de
trente ans.
D’autres portions de sa vie domestique ne furent point mieux
ménagées ni plus heureuses. Il avait pris ses filles pour secrétaires, et leur faisait
lire des langues qu’elles n’entendaient pas, tâche rebutante dont elles se plaignaient
amèrement. En retour, il les accusait de n’être « ni respectueuses ni bonnes pour
lui443, de le négliger, de ne pas se
soucier si elles le laissaient là, de comploter avec la servante pour le voler dans
leurs achats, de lui dérober ses livres, tellement qu’elles auraient voulu vendre tout
le reste aux chiffonniers. » Mary, la seconde, dit un jour en apprenant qu’il allait
se marier : « Ce n’est pas une nouvelle que son mariage ; une vraie nouvelle, ce
serait sa mort. » Parole énorme et qui jette un étrange jour sur les misères de ce
ménage. Ni les circonstances ni la nature ne l’avaient fait pour le bonheur.
Elles l’avaient fait pour la lutte, et dès son retour en Angleterre, il s’y était
engagé tout entier, armé de logique, de colère et d’érudition, cuirassé par la
conviction et par la conscience. « Aussitôt que la liberté, au moins de parole, fut
accordée, dit-il, toutes les bouches s’ouvrirent contre les évêques… Réveillé par tout
cela, et voyant qu’on prenait le vrai chemin de la liberté, et que les hommes partis
de ce commencement se disposaient à délivrer de la servitude toute la
vie humaine, … comme dès ma jeunesse je m’étais préparé avant tout à ne demeurer
ignorant d’aucune des choses qui ont rapport aux lois divines et humaines…, je
résolus, quoique occupé alors à méditer sur d’autres sujets, de porter de ce côté
toute la force et toute l’activité de mon esprit », et là-dessus il écrivait son
traité De la Réforme en Angleterre
444, raillant et combattant avec hauteur et mépris
l’épiscopat et ses défenseurs. Réfuté et attaqué, il redoubla d’amertume et brisa ceux
qu’il avait renversés. Emporté jusqu’au bout de sa croyance, et comme un cavalier
lancé qui perce d’un élan toute la ligne de bataille, il alla jusqu’au prince, conclut
à l’abolition de la royauté comme au renversement de l’épiscopat, et un mois après la
mort de Charles Ier, justifia l’exécution, répondit à l’Eicon Basilice, puis à la Défense du Roi par
Saumaise, avec une grandeur de style et un dédain incomparables, en combattant, en
apôtre, en homme qui partout sent la supériorité de sa science et de sa logique, qui
veut la faire sentir, qui foule et écrase superbement ses adversaires à titre
d’ignorants, d’esprits inférieurs et de cœurs bas445. « Les rois », dit-il au
commencement
de l’Iconoclaste, « quoique forts en
légions, sont faibles en arguments, étant accoutumés dès le berceau à se servir de
leur volonté comme de leur main droite, et de leur raison comme de leur main gauche.
Quand, par un accident inattendu, ils sont réduits à ce genre de combat, ils n’offrent
qu’un débile et petit adversaire. » Néanmoins, pour l’amour de ceux qui se laissent
accabler par ce nom éblouissant de majesté, il consentit « à ramasser le gant du roi
Charles », et l’en souffleta de manière à faire repentir les imprudents qui l’avaient
jeté. Bien loin de fléchir sous l’accusation de meurtre, il la releva et s’en para. Il
étala le régicide, l’établit sur un char de triomphe, et le fit jouir de toute la
lumière du ciel. Il raconta, avec un ton de juge, « comment ce roi persécuteur de la
religion, oppresseur des lois, après une longue tyrannie, avait été vaincu les armes à
la main par son peuple ; puis mené en prison, et, comme il n’offrait ni par ses
actions ni par ses paroles aucune raison pour faire mieux espérer de sa conduite,
condamné par le souverain conseil du royaume à la peine capitale ; enfin, frappé de la
hache devant les portes mêmes de son palais… Jamais monarque assis sur le plus haut
trône fit-il briller une majesté plus grande que celle dont éclata le peuple anglais,
lorsque, secouant la superstition antique, il prit ce roi ou
plutôt cet
ennemi, qui, seul de tous les mortels, revendiquait pour lui, de droit divin,
l’impunité, l’enlaça dans ses propres lois, l’accabla d’un jugement, et, le trouvant
coupable, ne craignit point de le livrer au supplice auquel il eût livré les
autres ? » Après avoir justifié l’exécution, il la sanctifia ; il la consacra par les
décrets du ciel, après l’avoir autorisée par les lois de la terre ; de l’abri du
Droit, il la porta sous l’abri de Dieu. C’est ce Dieu qui abat « les rois effrénés et
superbes, et qui les déracine avec toute leur race. » « Relevés tout d’un coup par sa
main visible vers le salut et la liberté presque perdus, guidés par lui, vénérateurs
de ses divins vestiges imprimés partout devant nos yeux, nous sommes entrés dans une
voie non obscure, mais illustre, ouverte et manifestée par ses auspices446. » Le raisonnement finit ici par un chant de
victoire, et l’enthousiaste perce sous le combattant. Tel il parut dans
toutes ses actions et dans toutes ses doctrines. Les solides files d’arguments
hérissés et disciplinés qu’il rangeait en bataille se changeaient dans son cœur, au
moment du triomphe, en glorieuses processions d’hymnes couronnés et resplendissants.
Il en était transporté, il se faisait illusion à lui-même, et vivait ainsi seul à seul
avec le sublime, comme un guerrier pontife qui, dans son armure rigide, ou dans sa
chape étincelante, se tient debout face à face avec la Vérité. Ainsi absorbé dans sa
lutte et dans son sacerdoce, il demeurait en dehors du monde, aussi aveuglé contre les
faits palpables que défendu contre les séductions sensibles, placé au-dessus des
souillures et des leçons de l’expérience, aussi incapable de conduire les hommes que
de leur céder. Rien de semblable chez lui aux habiletés, ni aux atermoiements de
l’homme d’État, calculateur avisé, qui s’arrête à mi-chemin, qui tâtonne, les yeux
appliqués sur les événements, qui mesure le possible et use de la logique pour la
pratique. Il est spéculatif et chimérique. Enfermé dans ses idées, il ne voit
qu’elles, et s’éprend d’elles. Quand il plaide contre les évêques, il veut qu’on les
extirpe à l’instant, sans réserve ; il exige qu’on établisse à l’instant le culte
presbytérien, sans précaution, sans ménagements, sans réserve. C’est le commandement
de Dieu, c’est le devoir de tout fidèle ; prenez garde de badiner avec Dieu ou de
temporiser avec la foi. Concorde, douceur, liberté, piété, il voit sortir du culte
nouveau tout un
essaim de vertus. Que le roi ne craigne rien, son pouvoir
en sera plus ferme. Vingt mille assemblées démocratiques prendront garde d’attenter
contre son droit447. Ces idées font
sourire. On reconnaît l’homme de parti qui, sur l’extrême penchant de la restauration,
quand « toute la multitude était folle du désir d’avoir un roi », publiait « le moyen
aisé et tout prêt d’établir une libre république448 », et en décrivait le plan tout au
long. On reconnaît le théoricien qui, pour faire instituer le divorce, n’avait recours
qu’à l’Écriture et prétendait changer la constitution civile d’un peuple, en changeant
le sens accepté d’un verset. Les yeux fermés, le texte sacré dans la main, il marche
de conséquence en conséquence, foulant les préjugés, les inclinations, les habitudes,
les besoins des hommes, comme si le raisonnement ou l’esprit religieux étaient tout
l’homme, comme si l’évidence produisait toujours la croyance, comme si la croyance
aboutissait toujours à la pratique, comme si, dans le combat des doctrines, la vérité
ou la justice donnaient aux doctrines la victoire et la royauté. Pour comble, il
esquissa un traité de l’éducation, où il proposa d’enseigner à tous les élèves toutes
les sciences, tous les arts, et, qui plus est, toutes les vertus. « Le maître qui aura
le talent et l’éloquence convenables pourra, en un court espace, les gagner à un
courage et à une diligence incroyables, versant dans leurs
jeunes
poitrines une si libérale et si noble ardeur que beaucoup d’entre eux ne pourront
manquer d’être des hommes renommés et sans égaux449. » Milton
avait enseigné plusieurs années et à plusieurs reprises. Pour garder de pareilles
illusions après de pareilles expériences, il fallait être insensible à l’expérience et
prédestiné aux illusions.
Mais sa roideur faisait sa force, et la structure intérieure qui fermait son esprit
aux enseignements, armait son cœur contre les défaillances. Ordinairement chez les
hommes la source du dévouement tarit au contact de la vie. Peu à peu, à force de
pratiquer le monde, on en prend le train. On ne veut pas être dupe et se refuser les
licences que les autres s’accordent ; on se relâche de sa sévérité juvénile ; même on
en sourit, on l’attribue à la chaleur du sang ; on a percé ses propres motifs, on
cesse de se trouver sublime. On finit par se tenir tranquille, et l’on regarde le
monde aller, en tâchant d’éviter les heurts, en ramassant çà et là quelques petits
plaisirs commodes. Rien de pareil chez Milton. Il demeura entier et intact jusqu’au
bout, sans découragement ni faiblesse ; ni l’expérience ne put l’instruire, ni les
revers ne purent l’abattre ; il supporta tout et ne se repentit de rien. Il avait
perdu la vue, volontairement, en écrivant, quoique malade, et malgré la défense des
médecins,
pour justifier le peuple anglais contre les invectives de
Saumaise. Il assistait aux funérailles de sa république, à la proscription de ses
doctrines, à la diffamation de son honneur. Autour de lui éclataient le dégoût de la
liberté, et l’enthousiasme de la servitude. Un peuple entier se précipitait aux genoux
d’un jeune libertin incapable et traître. Les glorieux chefs de la foi puritaine
étaient condamnés, exécutés, détachés vivants de la potence, éventrés parmi les
insultes ; d’autres que la mort avait sauvés du bourreau étaient déterrés et exposés
au gibet ; d’autres, réfugiés à l’étranger, vivaient sous la menace et les attentats
des épées royalistes ; d’autres enfin, plus malheureux que le reste, avaient vendu
leur cause pour de l’argent et des titres, et siégeaient parmi les exécuteurs de leurs
anciens amis. Les plus pieux et les plus austères citoyens de l’Angleterre
remplissaient les prisons, ou erraient dans l’indigence et dans l’opprobre, et le vice
grossier, assis effrontément sur le trône, ralliait autour de lui la plèbe des
convoitises et des sensualités débordées. Lui-même avait été contraint de se cacher ;
ses livres avaient été brûlés par la main du bourreau ; même après l’acte général de
grâce, il fut emprisonné ; relâché, il vivait dans l’attente « de l’assassinat » ; car
le fanatisme privé pouvait reprendre l’arme abandonnée par la vindicte publique.
D’autres malheurs moindres venaient, par leurs piqûres, aigrir les grandes plaies dont
il souffrait. Les confiscations, une banqueroute, enfin le grand incendie de Londres
lui avaient ôté les trois quarts de sa
fortune450, ses filles n’avaient pour lui ni égards ni
respect ; il vendait ses livres, sachant que sa famille ne serait pas capable d’en
profiter après lui ; et parmi tant de misères privées et publiques, il restait calme.
Au lieu de renier ce qu’il avait fait, il s’en glorifia ; au lieu de s’abattre, il se
raffermit ; au lieu de défaillir, il se fortifia. « Cyriac, disait-il déjà sous la
République, voilà trois ans451 aujourd’hui que ces yeux, quoique purs au dehors de toute tache et de
toute souillure, privés de leur lumière, ont cessé de voir. Soleil, lune, étoiles
durant toute l’année, l’homme, la femme, rien n’apparaît plus à leurs globes inutiles.
Pourtant je ne murmure pas contre la main ou la volonté du ciel, et je ne rabats rien
de mon courage ou de mon espérance ; debout et ferme je vogue droit en avant. Qui me
soutient, demandes-tu ? La conscience, ami, de les avoir perdus, usés pour la défense
de la liberté, ma noble tâche, dont l’Europe parle d’un bord à l’autre. Cette seule
pensée me conduirait à travers la vaine mascarade du monde, content quoique aveugle,
quand je n’aurais pas de meilleur guide452. » Elle le conduisit en
effet ; « il s’armait
de lui-même », et « la cuirasse de diamant453» qui avait protégé l’homme fait contre
des blessures de la bataille, protégeait le vieillard contre les tentations et les
doutes de la défaite et de l’adversité.
Il vivait dans une petite maison à Londres, ou à la campagne dans le comté de
Buckingham, en face d’une haute colline verte, publiait son Histoire
d’Angleterre, sa Logique, un Traité de la vraie
religion et de l’hérésie, méditait son grand Traité de la doctrine
chrétienne ; de toutes les consolations, le travail est la plus fortifiante et
la plus saine, parce qu’il soulage
l’homme, non en lui apportant des
douceurs, mais en lui demandant des efforts. Tous les matins il se faisait lire en
hébreu un chapitre de la Bible, et demeurait quelque temps en silence, grave, afin de
méditer sur ce qu’il avait entendu. Jamais il n’allait à aucun temple. Indépendant
dans la religion comme dans tout le reste, il se suffisait à lui-même ; ne trouvant
dans aucune secte les marques de la véritable Église, il priait Dieu solitairement
sans avoir besoin du secours d’autrui. Il étudiait jusqu’au milieu du jour ; puis,
après un exercice d’une heure, il jouait de l’orgue ou de la basse de viole. Ensuite
il reprenait ses études jusqu’à six heures, et le soir s’entretenait avec ses amis.
Quand on venait le visiter, on le trouvait ordinairement « dans une chambre tendue
d’une vieille tapisserie verte, assis dans un fauteuil, et habillé proprement de
noir » ; « son teint était pâle, dit un visiteur, mais non cadavéreux ; ses mains, ses
pieds avaient la goutte » ; « ses cheveux, d’un brun clair, étaient divisés sur le
milieu du front et retombaient en longues boucles ; ses yeux, gris et purs, ne
marquaient point qu’il fût aveugle. » Il avait été extrêmement beau dans sa jeunesse,
et ses joues anglaises, délicates jadis comme celles d’une jeune fille, restèrent
colorées presque jusqu’au bout. « Sa contenance était affable ; sa démarche droite et
virile témoignait de l’intrépidité et du courage. » Quelque chose de grand et de fier
respire encore dans tous ses portraits ; et certainement peu d’hommes ont fait autant
d’honneur à l’homme. Ainsi s’éteignit cette noble vie,
comme un soleil
couchant, éclatante et calme. Au milieu de tant d’épreuves, une joie haute et pure,
véritablement digne de lui, lui avait été accordée ; le poëte enfoui sous le puritain
avait reparu, plus sublime que jamais, pour donner au christianisme son second Homère.
Les rêves éblouissants de sa jeunesse et les souvenirs de son âge mûr se rassemblaient
en lui, autour des dogmes calvinistes et des visions de saint Jean, pour former
l’épopée protestante de la Damnation et de la Grâce, et l’immensité des horizons
primitifs, les flamboiements du donjon infernal, les magnificences du parvis céleste
ouvraient à « l’œil intérieur » de l’âme des régions inconnues par-delà les spectacles
que les yeux de chair avaient perdus.
J’ai sous les yeux le redoutable volume où, quelque temps après la mort de Milton, on
a rassemblé sa prose454. Quel
livre ! Les chaises craquent quand on le pose, et celui qui l’a manié une heure en a
moins mal à la tête qu’au bras. Tel livre, tels hommes : sur les simples dehors, on a
quelque idée des controversistes
et des théologiens dont les doctrines
sont enfermées là. Encore faut-il songer que l’auteur fut singulièrement lettré,
élégant, voyageur, philosophe, homme du monde pour son temps. On pense
involontairement aux portraits des théologiens du siècle, âpres figures enfoncées dans
l’acier par le dur burin des maîtres, et dont le front géométrique, les yeux fixes se
détachent avec un relief violent hors d’un panneau de chêne noir. On les compare aux
visages modernes, où les traits fins et complexes semblent frissonner sous le contact
changeant de sensations ébauchées et d’idées innombrables. On essaye de se figurer la
lourde éducation latine, les exercices physiques, les rudes traitements, les idées
rares, les dogmes imposés, qui occupaient, opprimaient, fortifiaient, endurcissaient
autrefois la jeunesse, et l’on croit voir un ossuaire de mégatheriums et de
mastodontes reconstruits par Cuvier.
La race des vivants a changé. Notre esprit fléchit aujourd’hui sous l’idée de cette
grandeur et de cette barbarie ; mais nous découvrons que la barbarie fut alors la
cause de la grandeur. Comme autrefois, dans la vase primitive et sous le dôme des
fougères colossales, on vit les monstres pesants tordre péniblement leurs croupes
écailleuses et de leurs crocs informes s’arracher des pans de chair, nous apercevons
aujourd’hui à distance, du haut de la civilisation sereine, les batailles des
théologiens qui, cuirassés de syllogismes, hérissés de textes, se couvraient d’ordures
et travaillaient à se dévorer.
Au premier rang combattit Milton, prédestiné à la barbarie et à la
grandeur par sa nature personnelle et par les mœurs environnantes, capable de
manifester en haut relief la logique, le style et l’esprit du siècle. C’est la vie des
salons qui a dégrossi les hommes : il a fallu la société des dames, le manque
d’intérêts sérieux, l’oisiveté, la vanité, la sécurité, pour mettre en honneur
l’élégance, l’urbanité, la plaisanterie fine et légère, pour enseigner le désir de
plaire, la crainte d’ennuyer, la parfaite clarté, la correction achevée, l’art des
transitions insensibles et des ménagements délicats, le goût des images convenables,
de l’aisance continue et de la diversité choisie. Ne cherchez dans Milton rien de
pareil. La scolastique n’est pas loin ; elle pèse encore sur ceux qui la détruisent.
Sous cette armure séculaire, la discussion marche pédantesquement, à pas comptés. On
commence par poser sa thèse, et Milton écrit en grosses lettres, en tête de son Traité du Divorce, la proposition qu’il va démontrer : « Qu’une
mauvaise disposition, incapacité ou contrariété d’esprit, provenant d’une cause non
variable en nature, empêchant et devant probablement empêcher toujours les bienfaits
principaux de la société conjugale, lesquels sont la consolation et la paix, est une
plus grande raison de divorce que la frigidité naturelle, spécialement s’il n’y a
point d’enfants et s’il y a consentement mutuel. » Là-dessus arrive, légion par
légion, l’armée disciplinée des arguments. Bataillons par bataillons, ils passent
numérotés avec des étiquettes visibles. Il y en a une
douzaine à la file,
chacun avec son titre en caractères tranchés et la petite brigade de subdivisions
qu’il commande. Les textes sacrés y tiennent la grande place. On les discute mot à
mot, le substantif après l’adjectif, le verbe après le substantif, la préposition
après le verbe ; on cite des interprétations, des autorités, des exemples, qu’on range
entre des palissades de divisions nouvelles. Et cependant l’ordre manque, la question
n’est point ramenée à une idée unique ; on ne voit point sa route ; les preuves se
succèdent sans se suivre ; on est plutôt fatigué que convaincu. On reconnaît que
l’auteur parle à des gens d’Oxford, laïques ou prêtres, élevés dans les disputes
d’apparat, capables d’attention obstinée, habitués à digérer les livres indigestes.
Ils se trouvent bien dans ce fourré épineux de broussailles scolastiques : ils s’y
frayent leur route, un peu à l’aveugle, endurcis contre les meurtrissures qui nous
rebutent et n’ayant point l’idée du jour que nous demandons partout.
Chez de si massifs raisonneurs, on ne cherchera point l’esprit. L’esprit est
l’agilité de la raison victorieuse : ici, parce que tout est puissant, tout est lourd.
Quand Milton veut plaisanter, il a l’air d’un piquier de Cromwell qui, entrant dans un
salon pour danser, tomberait sur son nez de tout son poids et de tout le poids de son
armure. Il y a peu de choses aussi stupides que ses Remarques sur un
Contradicteur. Au bout d’une réfutation, son adversaire concluait par ce trait
d’esprit théologique : « Voyez, mon frère, vous avez pêché toute la nuit sans rien
prendre. » Et
Milton réplique glorieusement : « Si, en pêchant avec Simon
l’apôtre, nous ne pouvons rien prendre, regardez ce que vous prenez, vous, avec Simon
le magicien, car il vous a légué tous ses hameçons et tous ses instruments de pêche. »
Un gros rire sauvage éclatait. Les assistants apercevaient de la grâce dans cette
façon d’insinuer que l’adversaire était simoniaque. Un peu plus haut, celui-ci posait
ce dilemme : « Dites-moi, cette liturgie est-elle bonne ou mauvaise ? — Elle est
mauvaise. Réparez la corne de votre dilemme achéloien, comme vous pourrez, pour la
première charge. » Les savants s’émerveillaient de la belle comparaison mythologique,
et l’on se réjouissait de voir l’adversaire finement comparé à un bœuf, à un bœuf
vaincu, à un bœuf païen. À la page suivante, l’adversaire disait, en façon de reproche
spirituel et railleur : « Vraiment, mes frères, vous n’avez pas bien pris la hauteur
du pôle. — Rien d’étonnant, répond Milton, il y en a beaucoup d’autres qui ne
prennent pas bien la hauteur de votre pôle, mais qui prendront mieux le déclin de
votre élévation. » Il y a de suite trois calembours du même goût ; cela paraissait
gai. Ailleurs, Saumaise criant que le soleil n’avait jamais vu de crime comparable au
meurtre du roi, Milton lui conseillait ingénieusement de s’adresser encore au soleil,
non pour éclairer les forfaits de l’Angleterre, mais pour réchauffer la froideur de
son style. La lourdeur de ces gentillesses annonce des esprits encore
empêtrés dans l’érudition naissante. La réforme est le commencement de la
libre pensée, mais elle n’en est que le commencement. La critique n’est point née ;
l’autorité pèse encore par toute la moitié de son poids sur les esprits les mieux
affranchis et les plus téméraires. Milton, pour prouver qu’on peut faire mourir un
roi, cite Oreste, les lois de Publicola et la mort de Néron. Son histoire d’Angleterre
est l’amas de toutes les traditions et de toutes les fables. En toute circonstance, il
offre pour preuve un texte de l’Écriture ; son audace est de se montrer grammairien
hardi, héroïque. Il est aveuglément protestant comme d’autres sont
aveuglément catholiques. Il laisse à la chaîne la haute raison, mère des principes ;
il n’a délivré que la raison subordonnée, interprète des textes. Pareil aux créatures
énormes demi-formées, enfants des premiers âges, il est encore à moitié homme et à
moitié limon.
Est-ce ici que nous rencontrerons la politesse ? C’est la dignité élégante qui répond
à l’injure par l’ironie calme, et respecte l’homme en transperçant la doctrine. Milton
assomme grossièrement son adversaire. Un pédant hérissé, né de l’accouplement d’un
lexique grec et d’une grammaire syriaque, Saumaise avait dégorgé contre le peuple
anglais un vocabulaire d’injures et un in-folio de citations. Milton lui répondit du
même style : il l’appela « histrion, charlatan, professeur d’un sou455, cuistre payé, homme de rien, coquin, être sans cœur,
scélérat, imbécile, sacrilége,
esclave digne des verges et de la
fourche. » Le dictionnaire des gros mots latins y passa. « Toi qui sais tant de
langues, qui parcours tant de volumes, qui en écris tant, tu n’es pourtant qu’un
âne. » Trouvant l’épithète jolie, il la répéta et la sanctifia : « Ô le plus bavard
des ânes, tu arrives monté par une femme, assiégé par les têtes guéries des évêques
que tu avais blessés, petite image de la grande bête de l’Apocalypse ! » Il finit par
l’appeler bête féroce, apostat et Diable : « Ne doute pas que tu ne sois réservé à la
même fin que Judas, et que, poussé par le désespoir plutôt que par le repentir,
dégoûté de toi-même, tu ne doives un jour te pendre, et, comme ton émule, crever par
le milieu du ventre456. » On croit entendre les mugissements de deux
taureaux.
Ils en avaient la férocité. Milton haïssait à plein cœur. Il combattit de la plume,
comme les côtes-de-fer de l’épée, pied à pied, avec une rancune
concentrée et une obstination farouche. Les évêques et le roi payaient alors onze
années de despotisme. Chacun se rappelait les bannissements, les confiscations, les
supplices, la loi violée systématiquement et sans relâche, la liberté du sujet
assiégée par un complot
soutenu, l’idolâtrie épiscopale imposée aux
consciences chrétiennes, les prédicateurs fidèles chassés dans les déserts de
l’Amérique ou livrés au bourreau et au pilori457. De tels souvenirs, tombant sur des âmes
puissantes, imprimèrent en elles des haines inexpiables, et les écrits de Milton
témoignent d’un acharnement que nous ne connaissons plus. L’impression que laisse son
Iconoclaste
458 est accablante.
Phrase par phrase, durement, amèrement, le roi est réfuté et accusé jusqu’au bout,
sans que l’accusation fléchisse une seule minute, sans qu’on accorde à l’accusé la
moindre bonne intention, la moindre excuse, la moindre apparence de justice, sans que
l’accusateur s’écarte et se repose un instant dans des idées générales. C’est un
combat corps à corps, où tout mot porte coup, prolongé, obstiné, sans élan, sans
faiblesse, d’une inimitié âpre et fixe, où l’on ne songe qu’à blesser fort et à tuer
sûrement. Contre les évêques, qui étaient vivants et puissants, sa haine s’épancha
plus violemment encore, et l’âcreté des métaphores venimeuses suffit à peine à
l’exprimer. Milton les montra « étalés et se chauffant au soleil de la richesse et de
l’avancement » comme une couvée de reptiles impurs. « La lie empoisonnée de leur
hypocrisie, mêlée en une masse pourrie avec le levain aigri des traditions humaines,
est l’œuf de serpent d’où éclora quelque part un antechrist aussi difforme que la
tumeur qui le nourrit459. »
Tant de grossièretés et de balourdises étaient comme
une cuirasse
extérieure, indice et défense de la force et de la vie surabondantes qui remplissaient
ces membres et ces poitrines de lutteurs. Aujourd’hui, l’esprit, plus délié, est
devenu plus débile ; les convictions, moins roides, sont devenues moins fortes.
L’attention, délivrée de la scolastique pesante et de la Bible tyrannique, s’est
trouvée plus molle. Les croyances et les volontés, dissoutes par la tolérance
universelle et par les mille chocs contraires des idées multipliées, ont engendré le
style exact et fin, instrument de conversation et de plaisir, et chassé le style
poétique et rude, arme de guerre et d’enthousiasme. Si nous avons effacé chez nous la
férocité et la sottise, nous avons diminué chez nous la force et la grandeur.
La force et la grandeur éclatent chez Milton, étalées dans ses opinions et dans son
style, sources de sa croyance et de son talent. Cette superbe raison aspirait à se
déployer sans entraves ; elle demanda que la raison pût se déployer sans entraves.
Elle réclama pour l’humanité ce qu’elle souhaitait pour elle-même, et revendiqua dans
tous ses écrits toutes les libertés. Dès l’abord il attaqua les prélats ventrus460, « parvenus
scolastiques », persécuteurs de la discussion libre, tyrans gagés des consciences
chrétiennes. Par-dessus la clameur de la révolution protestante,
on
entendit sa voix qui tonnait contre la tradition et l’obéissance. Il railla durement
les théologiens pédants, adorateurs dévots des vieux textes, qui prennent un
martyrologe moisi pour un argument solide et répondent à une démonstration par une
citation. Il déclara que la plupart des Pères furent des intrigants turbulents et
bavards, qu’assemblés, ils ne valaient pas mieux qu’isolés, que leurs conciles sont
des amas de menées sourdes et de disputes vaines ; il répudia leur autorité461
et leur exemple, et pour seul interprète de l’Écriture institua la logique. Puritain
contre les évêques, indépendant contre les presbytériens, il fut toujours le maître de
sa pensée et l’inventeur de sa croyance. Nul n’a plus aimé, pratiqué et loué l’usage
libre et hardi de la raison. Il l’exerça jusqu’à la témérité et jusqu’au scandale. Il
se révolta contre la coutume462, reine illégitime de la croyance humaine,
ennemie née et acharnée de la vérité, porta la main sur le mariage, et demanda le
divorce en cas de contrariété d’humeurs. Il déclara « que l’Erreur soutient la
Coutume, que la Coutume accrédite l’Erreur, que les deux réunies, soutenues par le
vulgaire et nombreux cortége de leurs sectateurs, accablent de leurs cris et de leur
envie, sous le nom de fantaisie et d’innovation, les découvertes du raisonnement
libre. » Il montra que « lorsqu’une vérité arrive au monde,
c’est
toujours à titre de bâtarde, à la honte de celui qui l’engendre, jusqu’à ce que le
Temps, qui n’est point le père, mais l’accoucheur de la Connaissance, déclare l’enfant
légitime et verse sur sa tête le sel et l’eau. » Il tint ferme par trois ou quatre
écrits contre le débordement des injures et des anathèmes, et au même moment osa plus
encore : il attaqua devant le Parlement la censure, œuvre du Parlement463 ; il parla en homme
qu’on blesse et qu’on opprime, pour qui l’interdiction publique est un outrage
personnel, qu’on enchaîne en enchaînant la nation. Il ne veut point que la plume d’un
censeur gagé insulte de son approbation la première page de son livre. Il hait cette
main ignorante et commandante, et réclame la liberté d’écrire au même titre que la
liberté de penser. « Quel avantage un homme a-t-il sur un enfant à l’école, si nous
n’avons échappé à la férule que pour tomber sous la baguette d’un imprimatur, si des écrits sérieux et élaborés, pareils au thème d’un petit
garçon de grammaire sous son pédagogue, ne peuvent être articulés sans l’autorisation
tardive et improvisée d’un censeur distrait ? Quand un homme écrit pour le public, il
appelle à son aide toute sa raison et toute sa réflexion ; il cherche, il médite, il
s’enquiert, ordinairement il consulte et confère avec les plus judicieux de ses amis.
Tout cela achevé, il a soin de s’instruire dans son sujet aussi pleinement
qu’aucun de ceux qui ont écrit avant lui. Si dans cet acte, le plus consommé de son
zèle et de sa maturité, nul âge, nulle diligence, nulle preuve antérieure de capacité
ne peut l’exempter de soupçon et de défiance, à moins qu’il ne porte toutes ses
recherches méditées, toutes ses veilles prolongées, toute sa dépense d’huile et de
labeur sous la vue hâtive d’un censeur sans loisir, peut-être de beaucoup plus jeune
que lui, peut-être de beaucoup son inférieur en jugement, peut-être n’ayant jamais
connu la peine d’écrire un livre, — en sorte que, s’il n’est pas repoussé ou négligé,
il doive paraître à l’impression comme un novice sous son précepteur, avec la main de
son censeur sur le dos de son titre, comme preuve et caution qu’il n’est pas un idiot
ou un corrupteur, — ce ne peut être qu’un déshonneur et une dégradation pour
l’auteur, pour le livre, pour les priviléges et la dignité de la science464. »
Ouvrez donc toutes les portes ; que le jour se fasse, que chacun pense
et jette sa pensée à la lumière ! Ne vous effrayez pas des divergences,
réjouissez-vous de ce grand labeur ; pourquoi insulter les travailleurs du nom de
schismatiques et de sectaires ? « Quand on bâtissait le temple du Seigneur, et que les
uns fendaient les cèdres, les autres coupaient et équarrissaient le marbre, y avait-il
des hommes assez déraisonnables pour oublier que les pierres et les poutres devaient
subir mille séparations et divisions avant que la maison de Dieu fût bâtie ? Et quand
les pierres sont industrieusement assemblées, elles ne peuvent être continues, mais
seulement contiguës, du moins en ce monde. Bien plus, la perfection consiste en ce que
de ces mille diversités limitées, de ces mille différences fraternelles sans
disproportion notable, naisse l’heureuse et gracieuse symétrie qui embellit tout
l’ensemble et tout l’édifice465. » Milton triomphe ici par sympathie ;
il
éclate en images magnifiques, il déploie dans son style la force qu’il
aperçoit autour de lui et en lui-même. Il loue la révolution, et sa louange semble un
chant de trompette, sorti d’une poitrine d’airain. « Regardez maintenant cette vaste
cité, une cité de refuge, la maison patrimoniale de la liberté, ceinte et entourée par
la protection de Dieu. Les arsenaux de la guerre n’y ont point plus d’enclumes et de
martaux travaillant à fabriquer la cuirasse et l’épée de la justice qui s’arme pour la
défense de la vérité assiégée, qu’il n’y a de plumes et de têtes veillant auprès de
leurs lampes studieuses, méditant, cherchant, roulant de nouvelles inventions et de
nouvelles idées, pour les présenter en tribut d’hommage et de foi à la réforme qui
approche. Que peut-on demander de plus à une nation si maniable et si ardente à
chercher la connaissance ? Que manque-t-il à un sol si plantureux et engrossé de
telles semences, sinon de sages et fidèles laboureurs pour faire un peuple éclairé,
une nation de sages, de prophètes et de grands hommes466 ?… Il me semble
voir une noble et puissante nation se
levant comme un homme fort après le sommeil et secouant les boucles de sa chevelure
invincible. Il me semble la voir comme un aigle qui revêt son héroïque jeunesse, qui
allume ses yeux inéblouis dans le plein rayon du soleil, qui arrache les écailles de
ses paupières, qui baigne sa vue longtemps abusée à la source même de la splendeur
céleste, pendant que tout le ramas des oiseaux craintifs et criards, et aussi ceux qui
aiment le crépuscule, voltigent à l’entour, étonnés de ce qu’il veut faire, et, dans
leurs croassements envieux, tâchent de prédire une année de sectes et de schismes467. » C’est
Milton qui parle, et, sans le savoir, c’est Milton qu’il décrit.
Chez un écrivain sincère, les doctrines annoncent le
style. Les
sentiments et les besoins qui forment et règlent ses croyances construisent et
colorent ses phrases. Le même génie laisse deux fois la même empreinte, dans la
pensée, puis dans la forme. La puissance de logique et d’enthousiasme qui explique les
opinions de Milton explique son génie. Le sectaire et l’écrivain sont un seul homme,
et on va retrouver les facultés du sectaire dans le talent de l’écrivain.
Quand une idée s’enfonce dans un esprit logicien, elle y végète et fructifie par une
multitude d’idées accessoires et explicatives qui l’entourent, s’attachent entre
elles, et forment comme un fourré et une forêt. Les phrases sont immenses : il lui
faut des périodes d’une page pour enfermer le cortége de tant de raisons enchaînées et
de tant de métaphores accumulées autour de la pensée commandante. Dans ce grand
enfantement, le cœur et l’imagination s’ébranlent : en raisonnant, Milton s’exalte, et
la phrase part comme une catapulte, doublant la force de son élan par l’énormité de
son poids. Je n’oserais traduire devant un lecteur moderne les gigantesques périodes
qui ouvrent le Traité de la Réforme. Nous n’avons plus ce souffle ;
nous n’entendons que de petites phrases courtes ; nous ne savons pas maintenir notre
attention sur un même point pendant toute une page. Nous voulons des idées maniables ;
nous avons quitté la grande épée à deux mains de nos pères, et nous ne portons plus
qu’un léger fleuret. Je doute pourtant que la perçante phrase de Voltaire soit plus
mortelle que le tranchant de cette masse de fer. « Si, dans des
arts
moins nobles et presque mécaniques, celui-là n’est pas estimé digne du nom
d’architecte accompli ou d’excellent peintre qui ne porte une âme généreuse au-dessus
du souci servile468 des gages et du salaire, à bien plus
forte raison devons-nous traiter d’imparfait et indigne prêtre celui qui est si loin
d’être un contempteur du lucre ignoble, que toute sa théologie est façonnée et nourrie
par l’espérance mendiante et bestiale d’un évêché ou d’une prébende grasse469. » Si
les prophètes de Michel-Ange parlaient, ce serait de ce style, et vingt fois en lisant
l’écrivain on aperçoit le sculpteur.
La puissante logique qui étend les périodes soutient les images. Que Shakspeare et
les poëtes nerveux rassemblent un tableau dans le raccourci d’une expression fuyante,
brisent leurs métaphores par de nouvelles métaphores, et fassent apparaître coup sur
coup dans la même phrase la même idée sous cinq ou six vêtements ; la brusque allure
de leur imagination ailée autorise ou explique ces couleurs changeantes et ces
entre-croisements d’éclairs. Plus conséquent et plus maître de lui-même, Milton
développe
jusqu’au bout les fils qu’ils rompent. Chacune de ses images
s’étale en un petit poëme, sorte d’allégorie solide, dont toutes les parties attachées
entre elles concentrent leurs lumières sur l’idée unique qu’elles doivent embellir ou
éclairer. « Les prélats, dit-il470, sortis d’une vie basse et plébéienne, et devenant tout d’un coup
seigneurs de palais somptueux, d’ameublements splendides, de tables délicieuses, de
cortéges princiers, ont jugé la simple et grossière vérité de l’Évangile indigne
d’être plus longtemps dans la compagnie de leurs seigneuries, à moins que la pauvre et
indigente madone ne fût mise en de meilleurs habits : ils chargèrent de tresses
indécentes son chaste et modeste voile qu’entouraient les rayons célestes, et, dans un
attirail éblouissant, la parèrent de toutes les fastueuses séductions d’une
prostituée. » Les politiques répondent que cette fastueuse Église soutient la
royauté : « Quelle plus grande humiliation peut-il y avoir pour la dignité royale,
dont la hauteur solide et sublime s’appuie sur les fondements immuables de la justice
et de la vertu héroïque, que de s’enchaîner pour subsister ou périr ensemble aux
créneaux peints et à la pourriture
splendide d’un épiscopat qui n’a
besoin que du souffle du roi pour s’écrouler comme un château de cartes471 ! » Les métaphores ainsi soutenues prennent une ampleur, une
pompe et une majesté singulières. Elles se déploient sans se froisser, comme les
larges plis d’un manteau d’écarlate baigné de lumière et frangé d’or.
Ne prenez point ces métaphores pour un accident. Milton les prodigue, comme un
pontife qui dans son culte étale les magnificences et gagne les yeux pour gagner les
cœurs. Il a été nourri dans la lecture de Spenser, de Drayton, de Shakspeare, de
Beaumont, de tous les plus éclatants poëtes, et le flot d’or de l’âge précédent,
quoique appauvri tout à l’entour et ralenti en lui-même, s’est élargi comme un lac en
s’arrêtant dans son cœur. Comme Shakspeare, il imagine à tous propos, hors de propos
même, et scandalise les classiques, et les Français. « Les corrupteurs de la foi,
dit-il, ne pouvant se rendre eux-mêmes célestes et spirituels, ont rendu Dieu
terrestre et charnel ; ils ont changé son essence sacrée et divine en une forme
extérieure et corporelle ; ils l’ont consacrée, encensée, aspergée ; ils
l’ont revêtue non des robes de la pure innocence, mais de surplis et d’autres
habillements déformés et fantastiques, de palliums, de mitres, d’or, de clinquant,
ramassés dans la vieille garde-robe d’Aaron ou dans le vestiaire des flamines. Alors
le prêtre fut obligé d’étudier ses gestes, ses postures, ses liturgies, ses simagrées,
jusqu’à ce que l’âme, s’ensevelissant ainsi dans le corps et se livrant aux délices
sensuelles, eût bientôt abaissé son aile vers la terre. Là, voyant les commodités
qu’elle recevait du corps, son visible et sensuel collègue, et trouvant ses ailes
brisées et pendantes, elle s’affranchit de la peine de monter dorénavant au haut de
l’air, oublia son vol céleste, et laissa l’inerte et languissante carcasse se traîner
sur la vieille route dans le rebutant métier d’une mécanique conformité472. » Si l’on
ne découvrait pas ici
des traces de brutalité théologique, on croirait
lire un imitateur de Phèdre, et sous la colère fanatique on
reconnaît les images de Platon. Il y a telle phrase qui, par la beauté virile et
l’enthousiasme, rappelle le ton de la République. « Je ne puis
louer, dit-il, une vertu fugitive et cloîtrée, inexercée et inanimée, qui ne sort
jamais de sa retraite, ni ne regarde en face son adversaire, mais s’esquive de la
carrière où, dans la chaleur et la poussière, les coureurs se disputent la guirlande
immortelle473. » Mais il n’est platonicien que par la richesse et l’exaltation.
Pour le reste, il est homme de la Renaissance, pédant et âpre ; il outrage le pape,
qui, après la donation de Pépin le Bref, « ne cessa de mordre et d’ensanglanter les
successeurs de son cher seigneur Constantin par ses malédictions et ses
excommunications aboyantes474 » ; il est mythologue dans la défense de la presse, montrant que
jadis « nulle Junon envieuse ne s’asseyait les jambes croisées à l’accouchement d’une
intelligence475. » Peu importe : ces images
savantes, familières, grandioses, quelles qu’elles soient, sont puissantes et
naturelles476.
La surabondance
comme la rudesse ne fait que manifester ici la vigueur et l’élan lyrique que le
caractère de Milton avait prédits.
D’elle-même la passion suit ; l’exaltation l’apporte avec les images. Les audacieuses
expressions, les excès de style, font entendre la voix vibrante de l’homme qui
souffre, qui s’indigne et qui veut. « Les livres, dit-il dans son Aréopagitique, ne sont pas absolument des choses mortes ; ils contiennent en
eux une puissance de vie pour être aussi actifs que l’âme dont ils sont les enfants.
Bien plus, ils conservent comme dans une fiole l’efficacité et l’essence la plus pure
de cette vivante intelligence qui les a engendrés. J’ose dire qu’ils sont aussi animés
et aussi vigoureusement productifs que les dents du dragon fabuleux, et qu’étant semés
ici ou là, ils peuvent faire pousser des hommes armés. D’autre part encore, il vaut
presque autant tuer un homme qu’un bon livre. Celui qui tue un homme tue une créature
raisonnable, image de Dieu ; mais celui qui détruit un bon livre tue la raison
elle-même, tue l’image de Dieu dans l’œil où elle habite. Beaucoup d’hommes vivent,
fardeaux inutiles de la terre ; mais un bon livre est le précieux sang vital d’un
esprit supérieur, embaumé et conservé religieusement comme un trésor pour une vie
au-delà de sa vie… Prenons donc
garde à la persécution que nous élevons
contre les vivants travaux des hommes publics ; ne répandons pas cette vie
incorruptible, gardée et amassée dans les livres, puisque nous voyons que cette
destruction peut être une sorte d’homicide, quelquefois un martyre, et, si elle
s’étend à toute la presse, une espèce de massacre dont les ravages ne s’arrêtent pas
au meurtre d’une simple vie, mais frappent la quintescence éthérée qui est le souffle
de la raison même, en sorte que ce n’est point une vie qu’ils égorgent, mais une
immortalité477. »
Cette énergie est sublime ; l’homme vaut la cause, et jamais une plus
haute éloquence n’égala une plus haute vérité. Des expressions terribles viennent
accabler les oppresseurs des livres, les profanateurs de la pensée, les assassins de
la liberté, « le concile de Trente et l’inquisition, dont l’accouplement a engendré et
parfait ces catalogues et ces index expurgatoires, qui fouillent à travers les
entrailles de tant de vieux et bons auteurs par une violation pire que tous les
attentats contre leurs tombes478. » Des
expressions égales flagellent les esprits charnels qui croient sans penser et font de
leur servilité leur religion. Il y a tel passage qui, par sa familiarité amère,
rappelle Swift, et le dépasse de toute la hauteur de l’imagination et du génie. « Un
homme dont la foi est vraie peut être hérétique, s’il croit les choses seulement parce
que son pasteur les dit. La vérité même qu’il tient devient son hérésie. Un homme
riche adonné à son plaisir et à ses profits trouve que la religion est une affaire si
embarrassée et encombrée de tant de comptes obscurs qu’il ne sait comment lui ouvrir
un crédit parmi ses livres. Que peut-il donc faire, sinon prendre la résolution de
quitter ce tracas, et de se déterrer quelque agent, au soin et au crédit duquel il
confie
toutes ses affaires religieuses ? Cet agent sera quelque
ecclésiastique estimé et notable. C’est à lui qu’il s’attache ; c’est à lui qu’il
abandonne tout son magasin de denrées religieuses, avec toutes les clefs et serrures.
Et à parler vrai, il fait de cet homme sa religion. De sorte qu’on peut dire que sa
religion maintenant n’est plus lui, qu’elle est un être séparé et mobile, qu’elle va
et vient près de lui selon que ce brave docteur fréquente la maison. Il le traite, lui
fait des présents, le régale, le loge. Sa religion vient chez lui le soir, prie, soupe
largement, est conduite à un lit somptueux, se lève, est saluée ; après un coup de
malvoisie ou de quelque breuvage bien épicé, sa religion fait un bon déjeuner, sort à
huit heures, et laisse son excellent hôte dans la boutique, trafiquant tout le jour,
sans sa religion479. » Il a daigné railler un instant,
avec quelle
poignante ironie vous venez de le voir. Mais l’ironie, si poignante qu’elle soit, lui
semble faible480. Écoutez-le, quand il revient à
lui-même, quand il rentre dans l’invective ouverte et sérieuse, quand après le fidèle
charnel il accable le prélat charnel. « La table de la communion, changée en une table
de séparation, est debout comme une plate-forme, exhaussée sur le front du chœur,
fortifiée d’un boulevard et d’une palissade pour écarter l’attouchement profane des
laïques, pendant que le prêtre obscène et repu n’a pas scrupule de tortiller et de
mâcher le pain sacramentel aussi familièrement qu’un massepain de sa taverne481. » Il triomphe en songeant que toutes ces profanations
seront payées. L’atroce doctrine de Calvin a fixé de nouveau les yeux des hommes sur
le dogme de la malédiction et de la damnation éternelle. L’enfer à la main, Milton
menace ; il s’enivre de justice
et de vengeance parmi les abîmes qu’il
ouvre et les flammes qu’il brandit. « Ils seront jetés éternellement dans le plus noir
et le plus profond gouffre de l’enfer, sous le règne outrageux, sous les pieds, sous
les dédains de tous les autres damnés, qui, dans l’angoisse de leurs tortures,
n’auront pas d’autre plaisir que d’exercer une frénétique et bestiale tyrannie sur
eux, leurs serfs et leurs nègres, et ils resteront dans cette condition pour toujours,
les plus vils, les plus profondément abîmés, les plus dégradés, les plus foulés et les
plus écrasés de tous les esclaves de la perdition482. » La fureur ici monte au sublime, et le
Christ de Michel-Ange n’est pas plus inexorable et plus vengeur.
Comblons la mesure ; joignons, comme il le fait, les perspectives du ciel aux visions
des ténèbres : le pamphlet devient un hymne. « Quand je rappelle à mon esprit, dit-il,
comment enfin, après tant de siècles pendant lesquels le large et sombre cortége de
l’Erreur avait presque balayé toutes les étoiles hors du firmament de l’Église, la
brillante et bienheureuse Réforme lança son rayon à travers la noire nuit épaissie de
l’ignorance et de la tyrannie antichrétiennes,
il me semble qu’une joie
souveraine et vivifiante doit entrer à flots dans la poitrine de celui qui lit ou qui
écoute ; et que la suave odeur de l’Évangile ramené baigne son âme de tous les parfums
du ciel483. » Surchargées d’ornements, prolongées à
l’infini, ces périodes sont des chœurs triomphants d’alleluias
angéliques chantés par des voix profondes au son de dix mille harpes d’or. Au milieu
de ses syllogismes, Milton prie, soutenu par l’accent des prophètes, entouré par les
souvenirs de la Bible, ravi des splendeurs de l’Apocalypse, mais retenu à la porte de
l’hallucination par la science et la logique, au plus haut de l’air serein et sublime,
sans monter dans la région brûlante où l’extase fond la raison avec une majesté
d’éloquence et une grandeur solennelle que rien ne surpasse, dont la perfection prouve
qu’il est entré dans son domaine, et au-delà du prosateur promet le poëte484 : « Toi qui siéges dans une gloire et dans
une lumière
inaccessibles, père des anges et des hommes ! et toi aussi, roi tout-puissant,
rédempteur de ce reste perdu dont tu as pris la nature, ineffable et immortel amour !
toi enfin, troisième substance de la divine infinitude, esprit illuminateur, la joie
et la consolation de toute chose créée ! regarde cette pauvre Église épuisée et
presque expirante ! Oh ! ne leur laisse pas achever leurs pernicieux desseins. Ne
permets pas qu’ils nous enveloppent encore une fois dans ce nuage obscur de ténèbres
infernales où nous n’apercevrons plus le soleil de ta vérité, où jamais nous
n’espérerons l’aurore consolatrice, où jamais nous n’entendrons plus chanter l’oiseau
de ton matin !… Qui ne t’aperçoit aujourd’hui dans ta marche éclatante, au milieu de
ton sanctuaire, entre ces candélabres d’or longtemps obscurcis chez nous par la
violence de ceux qui les avaient saisis, attirés plutôt par le désir de leur or que
par l’amour de leur rayonnante clarté ? Viens donc, ô toi qui as les sept étoiles dans
ta main droite ; établis tes prêtres choisis, selon leur ordre et leurs rites
antiques, pour accomplir devant tes yeux leur office et verser religieusement l’huile
consacrée dans tes lampes saintes toujours brûlantes. Tu as envoyé pour cette œuvre,
par toute la contrée, un esprit de prière sur tes serviteurs, et tu as éveillé leurs
vœux, comme le bruit d’une multitude
d’eaux autour de ton trône. Oh !
achève, et accomplis tes glorieux actes. Sors de tes chambres royales, ô prince de
tous les rois de la terre ; revêts les robes visibles de ta majesté impériale, prends
en main le sceptre universel que ton père t’a transmis, car maintenant la voix de ta
fiancée t’appelle, et toutes les créatures soupirent pour être renouvelées485. » Ce
cantique de supplications et d’allégresse est une effusion de magnificences, et, en
sondant toutes les littératures, vous ne rencontrerez guère de poëtes égaux à ce
prosateur.
Est-il vraiment prosateur ? La dialectique empêtrée, l’esprit pesant et maladroit, la
rusticité fanatique et féroce, la grandeur épique des images soutenues et
surabondantes, le souffle et les témérités de la passion implacable et
toute-puissante, la sublimité de l’exaltation
religieuse et lyrique : on
ne reconnaît point à ces traits un homme né pour expliquer, persuader et prouver. La
scolastique et la grossièreté du temps ont émoussé ou rouillé sa logique.
L’imagination et l’enthousiasme l’ont emporté et enchaîné dans les métaphores. Ainsi
égaré ou gâté, il n’a pu produire d’œuvre parfaite : il n’a écrit que des pamphlets
utiles, commandés par l’intérêt pratique et la haine présente, et de beaux morceaux
isolés, inspirés par la rencontre d’une grande idée et par l’essor momentané du génie.
Pourtant, dans ces débris abandonnés, l’homme apparaît tout entier. L’esprit
systématique et lyrique se peint dans le pamphlet comme dans le poëme ; la faculté
d’embrasser des ensembles et d’en être ébranlé restes égale en Milton dans ses deux
carrières, et vous allez voir dans le Paradis et dans le Comus ce que vous avez rencontré dans le Traité de la
Réforme et dans les Remarques sur l’Opposant.
« Il m’a avoué, écrit Dryden, que Spenser avait été son modèle486. » En effet,
par la pureté, et l’élévation de la morale, par l’abondance et la liaison du style,
par les nobles sentiments chevaleresques et la belle ordonnance classique, tous deux
étaient frères. Mais il avait encore d’autres maîtres, Beaumont, Fletcher,
Burton, Drummond, Ben Jonson, Shakspeare, toute la splendide Renaissance anglaise,
et par derrière elle la poésie italienne, l’antiquité latine, la belle littérature
grecque, et toutes les sources d’où la Renaissance anglaise avait jailli. Il
continuait le grand courant, mais à sa manière. Il prenait leur mythologie, leurs
allégories, parfois leurs concetti487, et retrouvait leur
riche coloris, leur magnifique sentiment de la nature vivante, leur inépuisable
admiration des formes et des couleurs. Mais en même temps il transformait leur diction
et employait la poésie à un nouvel usage. Il écrivait, non par impulsion, et sous le
seul contact des choses, mais en lettré, en humaniste, savamment, avec l’aide des
livres, apercevant les objets autant à travers les écrits précédents qu’en eux-mêmes,
ajoutant à ses images les images des autres, reprenant et refondant leurs inventions,
comme un artiste qui resserre et multiplie les bosselures et les orfévreries
entrelacées déjà sur un diadème par la main de vingt ciseleurs. Il se formait ainsi un
style composite et éclatant, moins naturel que celui de ses précurseurs, moins propre
aux effusions, moins voisin de là vive sensation prime-sautière, mais plus solide,
plus régulier, plus capable de concentrer en une large nappe de clarté tous leurs
scintillements et toutes leurs lueurs. Il assemblait comme Eschyle des mots « de six
coudées », « empanachés et habillés de robes de
pourpre », et les faisait
marcher comme un cortége royal devant son idée pour la rehausser et l’annoncer. Il
montrait les belles nymphes, « roses vivantes des bois, aux brodequins d’argent, aux
robes de fleurs488 », « et le soir, encapuchonné de gris, qui, semblable à
un triste pèlerin sous sa robe monastique, se lève derrière les roues fuyantes du
soleil, — les îles à la ceinture de vagues, qui, comme de riches diamants bigarrés,
parsèment la poitrine nue de l’abîme, — les brûlants séraphins aux éblouissantes
rangées dressant vers le ciel leurs angéliques trompettes tonnantes489. » Il amoncelait en buissons touffus les fleurs éparses
chez les autres poëtes490, « la primevère hâtive qui
meurt délaissée, l’hyacinthe aigretée, le pâle jasmin, la pensée bigarrée de jais,
l’œillet blanc, l’ardente violette, la rose musquée, le chèvrefeuille
à
la gracieuse parure, avec le coucou alangui qui penche sa tête pensive, et toutes les
fleurs qui portent une broderie mélancolique491. » Il les appelait autour
du tombeau de son ami, et disait « à l’amarante d’y verser toute sa beauté, aux
narcisses de remplir leurs coupes de pleurs. » Il parlait aux « creuses vallées où de
doux chuchotements habitent dans les ombrages, dans les vents folâtres, dans les
sources jaillissantes, et dont Sirius brûlant épargne le frais giron. » Il leur disait
« d’empourprer tout le sol de fleurs printanières, de jeter sur cette tombe tous les
émaux de leurs yeux rayonnants qui sur le gazon vert boivent les rosées parfumées. »
Tout jeune encore et au sortir de Cambridge, il se portait vers le magnifique et le
grandiose ; il avait besoin du grand vers roulant, de la strophe ample et sonnante,
des périodes immenses de quatorze et de vingt-quatre vers. Il ne considérait point les
objets face à face, et de plain-pied, en mortel, mais de haut comme ces archanges
de Gœthe492 qui embrassent
d’un coup d’œil l’Océan entier heurté contre ses côtes, et la terre qui roule
enveloppée dans l’harmonie des astres fraternels. Ce n’était point la vie qu’il
sentait, comme les maîtres de la Renaissance, mais la grandeur, à la
façon d’Eschyle et des prophètes hébreux493, esprits virils et lyriques comme le sien, qui, nourris
comme lui dans les émotions religieuses et dans l’enthousiasme continu, ont étalé
comme lui la pompe et la majesté sacerdotales. Pour exprimer un pareil sentiment, ce
n’était pas assez des images, et de la poésie qui ne s’adresse qu’aux yeux ; il
fallait encore des sons, et cette poésie plus intime qui, purgée de représentations
corporelles, va toucher l’âme : il était musicien ; ses hymnes roulaient avec la
lenteur d’une mélopée et la gravité d’une déclamation ; et lui-même semblait peindre
son art en ces vers incomparables qui se développent comme l’harmonie solennelle d’un
motet :
Dans la profondeur des nuits, quand l’assoupissement494 — a enchaîné les sens des mortels, j’écoute — l’harmonie des
sirènes célestes — qui, assises sur les neuf sphères enroulées, — chantent pour
celles qui tiennent les ciseaux de la vie, — et font tourner les fuseaux de diamant —
où s’enroule la destinée des dieux et des hommes. — Telle est la douce contrainte de
l’harmonie sacrée — pour charmer les filles de la Nécessité, — pour
maintenir la Nature chancelante dans sa loi, — et pour conduire la danse mesurée de
ce bas monde — aux accents célestes que nul ne peut entendre, — nul formé de terre
humaine ; tant que son oreille grossière n’est point purifiée495.
En même temps que le style, les sujets se trouvaient changés ; il resserrait et
ennoblissait le domaine comme le langage du poëte, et consacrait ses pensées comme ses
paroles. Celui, disait-il un peu plus tard, qui connaît la vraie nature de la poésie,
« découvre bientôt quelles méprisables créatures sont les rimeurs vulgaires, et quel
religieux, quel glorieux, quel magnifique usage on peut faire de la poésie dans les
choses divines et humaines »… « Elle est un don inspiré de Dieu, rarement accordé, et
cependant accordé à quelques-uns dans chaque nation, pouvoir placé à côté de la
chaire, pour planter et nourrir dans un grand peuple les semences de la vertu et de
l’honnêteté publique, pour apaiser les troubles de l’âme et remettre l’équilibre dans
les émotions, pour célébrer en hautes et glorieuses
hymnes le trône et le
cortége de la toute-puissance de Dieu : pour chanter les victorieuses agonies des
martyrs et des saints, les actions et les triomphes des justes et pieuses nations qui
combattent vaillamment pour la foi contre les ennemis du Christ496. » En effet, dès l’abord, à l’école de Saint-Paul et à
Cambridge, il avait paraphrasé des psaumes, puis composé des odes pour la Nativité, la
Circoncision et la Passion. Bientôt paraissent des chants tristes sur la mort d’un
jeune enfant, sur la fin d’une noble dame ; puis de graves et nobles vers sur le
Temps, à propos d’une musique solennelle, sur sa vingt-troisième année, « printemps
tardif qui n’a point encore montré de boutons ni de fleurs. » Enfin le voici à la
campagne chez son père, et les attentes, les rêveries, les premiers enchantements de
la jeunesse s’exhalent de son cœur, comme en un jour d’été un parfum matinal. Mais
quelle distance entre ces contemplations souriantes et sereines, et la chaude
adolescence, le voluptueux Adonis de Shakspeare ! Il se promène,
regarde, écoute, à cela se bornent ses joies ; ce ne sont que les joies
poétiques de l’âme. Entendre « l’alouette qui prend son essor et de son chant
éveille la nuit morne jusqu’à ce que se lève l’aube tachetée ; le laboureur qui siffle
sur son sillon ; la laitière qui chante de tout son cœur ; le faucheur qui aiguise sa
faux dans le vallon sous l’aubépine » ; voir les danses et les gaietés de mai au
village ; contempler les pompeuses processions et « le bourdonnement affairé de la
foule dans les cités garnies de tours » ; surtout s’abandonner à la mélodie, aux
enroulements divins des vers suaves, et aux songes charmants qu’ils font passer devant
nous dans une lumière d’or, voilà tout497 ; et
aussitôt, comme
s’il était allé trop loin, pour contrebalancer cet éloge des joies sensibles, il
appelle à lui la Mélancolie498,
« la nonne pensive, pieuse et pure, enveloppée dans sa robe sombre, aux plis
majestueusement étalés, qui, d’un pas égal, avec une contenance contemplative,
s’avance, les yeux sur le ciel qui lui répond, et son âme dans les yeux. » Avec elle
il erre parmi les graves pensées et les graves spectacles qui rappellent l’homme à sa
condition, et le préparent à ses devoirs, tantôt parmi les hautes colonnades d’arbres
séculaires dont les dômes entretiennent sous leur abri le silence et le crépuscule,
tantôt dans « ces pâles cloîtres studieux, où, sous les arches massives, les vitraux,
les riches rosaces historiées jettent une obscure clarté religieuse », tantôt enfin
dans le recueillement du cabinet d’étude, où chante le grillon, où luit la lampe
laborieuse, où l’esprit, seul à seul avec les nobles esprits des temps passés, évoque
Platon pour apprendre de lui « quels mondes, quelles vastes régions possèdent l’âme
immortelle, après qu’elle a quitté sa maison de chair et le petit coin
où nous gisons499. » Il était
rempli de cette
haute philosophie. Quelle que fût la langue où il écrivît, anglaise, italienne ou
latine, quel que fût le genre qu’il touchât, sonnets, hymnes, stances, tragédies ou
épopées, il y revenait toujours. Il louait partout l’amour chaste, la piété, la
générosité, la force héroïque. Ce n’était point par scrupule, mais par nature ; son
besoin et sa faculté dominante le portaient aux conceptions nobles. Il se donnait la
joie d’admirer, comme Shakspeare la joie de créer, comme Swift celle de détruire,
comme Byron celle de combattre, comme Spenser celle de rêver. Même en des poëmes
décoratifs qu’on n’employait que pour étaler des costumes et déployer des féeries,
dans des Masques comme ceux de Ben Jonson, il imprimait son
caractère propre. C’étaient des amusements de château ; il en faisait des
enseignements de magnanimité et de constance : l’un d’eux, le Comus,
largement développé, avec une originalité entière et une élévation de style
, est peut-être son chef-d’œuvre, et n’est que l’éloge de la vertu.
Ici du premier élan, nous sommes dans les cieux. Un esprit, descendu au milieu des
bois sauvages, prononce cette ode :
Devant le seuil étoilé du palais de Jupiter — est ma demeure, parmi ces formes
immortelles, — esprits éthérés, qui vivent lumineux — dans des sphères sereines d’air
paisible et pur, — au-dessus de la fumée et du tumulte de ce coin obscur — que les
hommes appellent la terre, étable vile — où, encombrés et confinés dans leurs basses
pensées, — ils luttent pour conserver une frêle et fiévreuse vie, — oubliant la
couronne que la vertu donne, — après les vicissitudes mortelles,
à ses
vrais serviteurs, — au milieu des dieux trônant sur leurs siéges sacrés500.
De tels personnages ne peuvent point parler ; ils chantent. Le drame est un opéra
antique, composé, comme le Prométhée, d’hymnes solennelles. Le
spectateur est transporté hors du monde réel. Ce ne sont point des hommes qu’il
écoute, mais des sentiments. Il assiste à un concert comme dans Shakspeare ; le Comus continue le Songe d’une nuit d’été, comme un
chœur viril de voix profondes continue la symphonie ardente et douloureuse des
instruments.
« Dans les sentiers embrouillés de cette forêt sourcilleuse, où l’ombre frissonnante
menace les pas du voyageur perdu », erre une noble dame, séparée de ses deux frères,
troublée par les cris sauvages et par la turbulente joie qu’elle entend dans le
lointain. Là-bas, le fils de Circé l’enchanteresse, le sensuel Comus danse et secoue
des torches parmi les clameurs des hommes changés en brutes ; c’est l’heure[NM] « où
les
lacs et les mers avec leurs troupeaux écailleux mènent autour de la
lune leurs rondes ondoyantes, pendant que sur les sables et les pentes brunies
sautillent les prestes fées et les nains pétulants. » Elle s’effraye, elle
s’agenouille ; et dans les formes nuageuses qui ondulent là-haut sous la clarté pâle,
elle aperçoit l’Espérance aux blanches mains, la Foi aux regards purs et la Chasteté,
gardiennes mystérieuses et célestes qui veillent sur sa vie et sur son honneur.
Ô soyez les bienvenues, Foi aux regards purs, Espérance aux blanches mains, — ange,
qui voles au-dessus de ma tête, ceint de tes ailes d’or, — et toi, Chasteté sainte,
forme sans tache, — je vous vois clairement, et maintenant je crois — que lui, le
Bien suprême, qui ne souffre les êtres mauvais — que pour faire d’eux les serviles
ministres de sa vengeance, — enverrait un ange lumineux, s’il le fallait — pour
garder ma vie et mon honneur contre tout assaut. — Me trompé-je ? ou bien est-ce
qu’un noir nuage — a tourné sa bordure d’argent sur la nuit ? — Je ne me trompe pas,
un noir nuage — a tourné sa bordure d’argent sur la nuit, — et jette une lueur entre
l’ombre touffue des feuilles501.
Elle appelle ses frères ; « le doux et solennel accent de sa voix
vibrante s’élève comme une vapeur de riches parfums distillés, et glisse sur l’air
dans la nuit », au-dessus des vallées « brodées de violettes » jusqu’au Dieu débauché
qu’elle transporte d’amour. Il accourt déguisé en prêtre :
Se peut-il qu’un mélange mortel d’argile terrestre — exhale l’enchantement divin de
pareils accents ? — Sûrement quelque chose de divin habite dans cette poitrine. —
Comme ils flottaient doucement sur les ailes — du silence, à travers la voûte vide de
la nuit !… — Souvent j’ai entendu ma mère Circé avec les trois sirènes — au milieu
des naïades aux robes de fleurs, — cueillant leurs herbes puissantes et leurs poisons
mortels, — emporter par leurs chants l’âme captive — dans le bienheureux Élysée ;
Scylla pleurait, — les vagues aboyantes se taisaient attentives, — et la cruelle
Charybde murmurait un doux applaudissement… — Mais un ravissement si sacré et si
profond, — une telle volupté de bonheur sans ivresse, — je ne l’ai jamais
ressentie502.
Ce sont déjà les chants célestes. Milton les décrit, et tout à la fois, il les
imite ; il fait comprendre ce mot
de Platon son maître, que les mélodies
vertueuses enseignent la vertu.
Le fils de Circé a emmené la noble dame trompée, et l’assied immobile dans un palais
somptueux, devant une table exquise ; elle l’accuse, elle résiste, elle l’insulte, et
le style prend un accent d’indignation héroïque, pour flétrir l’offre du
tentateur.
Quand la débauche, — par des regards impurs, des gestes immodestes et un langage
souillé, — mais surtout par l’acte ignoble et prodigue du péché, — laisse entrer
l’infamie au plus profond de l’homme, — l’âme cadavéreuse s’infecte par contagion, —
ensevelie dans la chair et abrutie, jusqu’à ce qu’elle perde entièrement — le divin
caractère de son premier être. — Telles sont les lourdes et humides ombres funèbres —
que l’on voit souvent sous les voûtes des charniers et dans les sépulcres, —
attardées et assises auprès d’une tombe nouvelle, — comme par regret de quitter le
corps qu’elles aimaient503.
Confondu, il s’arrête, et au même instant les frères
conduits par
l’Esprit protecteur se jettent sur lui l’épée nue. Il fuit, emportant sa baguette
magique. Pour délivrer la dame enchantée, on appelle Sabrina, la naïade bienfaisante,
qui, « assise sous la froide vague cristalline, noue avec des tresses de lis les
boucles de sa chevelure d’ambre. » Elle s’élève légèrement de son lit de corail, et
son char de turquoise et d’émeraude « la pose sur les joncs de la rive, entre les
osiers humides et les roseaux. » Touchée par cette main froide et chaste, la dame sort
du siége maudit qui la tenait enchaînée ; les frères avec la sœur règnent paisiblement
dans le palais de leur père, et l’Esprit qui a tout conduit prononce cette ode où la
poésie conduit à la philosophie, où la voluptueuse lumière d’une légende orientale
vient baigner l’Élysée des sages, où toutes les magnificences de la nature
s’assemblent pour ajouter une séduction à la vertu :
Je revole maintenant vers l’Océan — et les climats heureux qui s’étendent — là où
le jour ne ferme jamais les yeux, — là-haut, dans les larges champs du ciel. — Là
je respire l’air limpide — au milieu des riches jardins — d’Hespérus et de ses trois
filles — qui chantent autour de l’arbre d’or. — Parmi les ombrages frissonnants et
les bois, — folâtre le Printemps joyeux et paré ; — les Grâces et les Heures au
sein rose — apportent ici toutes leurs largesses ; — l’Été immortel y habite, — et
les vents d’ouest, de leur aile parfumée, — jettent le long des allées de cèdres —
la senteur odorante du nard et de la myrrhe. — Là Iris de son arc humide — arrose
les rives embaumées où germent — des fleurs de teintes plus mêlées — que n’en peut
montrer son écharpe brodée, — et humecte d’une rosée élyséenne — les lits
d’hyacinthes et de roses où souvent repose le jeune Adonis — guéri de sa profonde
blessure — dans un doux sommeil, pendant qu’à terre — reste assise et
triste la reine assyrienne. — Bien au-dessus d’eux, dans une lumière rayonnante, —
le divin Amour, son glorieux fils, s’élève — tenant sa chère Psyché ravie en une
douce extase. — Mortels qui voulez me suivre, — aimez la vertu, elle seule est
libre, — elle seule peut vous apprendre à monter — plus haut que l’harmonie des
sphères. — Ou si la vertu était faible, — le ciel lui-même s’inclinerait pour
l’aider504.
Devais-je marquer des maladresses, des bizarreries, des expressions chargées,
héritage de la Renaissance,
une dispute philosophique, œuvre du
raisonneur et du Platonicien ? Je n’ai point senti ces fautes. Tout s’effaçait devant
le spectacle de la Renaissance riante, transformée par la philosophie austère, et du
sublime adoré sur un autel de fleurs.
Ce fut là, je crois, son dernier poëme profane. Déjà, dans celui qui suit, Lycidas,
en célébrant, à la façon de Virgile, la mort d’un ami bien-aimé505, il laisse percer les colères et les préoccupations
puritaines, invective contre la mauvaise doctrine et la tyrannie des évêques, et parle
déjà « du glaive à deux mains qui attend à la porte prêt à frapper un coup pour ne
frapper qu’un coup. » Dès son retour d’Italie la controverse et l’action l’emportent ;
la prose commence, la poésie s’arrête. De loin en loin un sonnet patriotique ou
religieux vient rompre ce long silence ; tantôt pour louer les chefs puritains,
Cromwell, Vane, Fairfax, tantôt pour honorer la mort d’une pieuse amie, ou la vie
« d’une vertueuse jeune dame » ; une fois pour
demander à Dieu « la
vengeance de ses saints égorgés », des malheureux protestants du Piémont, « dont les
os gisent épars sur les froids versants des Alpes » ; une autre fois sur sa seconde
femme, morte au bout d’un an de mariage, « sa sainte » bien-aimée, qui lui est apparue
en songe « comme Alceste ramenée du tombeau, avec un long vêtement blanc, pur comme
son âme » : loyales amitiés, douleurs acceptées ou domptées, aspirations généreuses ou
stoïques, que les revers ne firent qu’épurer. L’âge est venu ; exclu du pouvoir, de
l’action, même de l’espérance, il revient aux grands rêves de sa jeunesse. Comme
autrefois, il va chercher le sublime hors de ce bas monde, parce que ce qui est réel
est petit et que ce qui est familier paraît plat. Il recule ses nouveaux personnages
jusqu’à l’extrémité de l’antiquité sacrée, comme il a reculé ses anciens personnages
jusqu’à l’extrémité de l’antiquité fabuleuse, parce que la distance ajoute à leur
taille, et que l’habitude cessant de les mesurer cesse de les avilir. Tout à l’heure
apparaissaient les êtres fantastiques, la Joie fille du Zéphir et de l’Aurore, la
Mélancolie fille de Vesta et de Saturne, le fils de Circé, Comus, couronné de lierre,
dieu des bois retentissants et de l’orgie tumultueuse. Maintenant Samson, le
contempteur des géants, l’élu du Dieu fort, l’exterminateur des idolâtres, Satan et
ses pairs, le Christ et ses anges, vont se lever devant nos yeux comme des statues
surhumaines, et l’éloignement frustrant nos mains curieuses préservera notre
admiration et leur majesté. Montons plus loin et plus haut,
à l’origine
des choses, parmi les êtres éternels, jusqu’aux commencements de la pensée et de la
vie, jusqu’aux combats de Dieu, dans ce monde inconnu où les sentiments et les êtres,
élevés au-dessus de la portée de l’homme, échappent à son jugement et à sa critique
pour commander sa vénération et sa terreur ; que le chant soutenu des vers solennels
déploie les actions de ces vagues figures, nous éprouverons la même émotion que dans
une cathédrale quand l’orgue prolonge ses roulements sous les arches, et qu’à travers
l’illumination des cierges les nuages d’encens brouillent les formes colossales des
piliers.
Mais si le cœur est resté le même, le génie s’est transformé. La virilité a pris la
place de la jeunesse. La richesse est devenue moindre, et la sévérité plus grande.
Dix-sept années de combats et de malheurs ont enfoncé cette âme dans les idées
religieuses. La mythologie a fait place à la théologie ; l’habitude de la dissertation
a fini par abaisser l’essor lyrique ; l’érudition accrue a fini par surcharger le
génie original. Le poëte ne chante plus en vers sublimes, il raconte ou harangue en
vers graves. Il n’invente plus un genre personnel, il imite la tragédie ou l’épopée
antique. Il rencontre dans Samson une tragédie froide et haute, dans
le Paradis regagné une épopée froide et noble, et compose un poëme
imparfait et sublime, le Paradis perdu.
Plût à Dieu qu’il eût pu l’écrire, comme il l’essaya, en façon de drame, ou mieux,
comme le Prométhée
d’Eschyle, en forme d’opéra lyrique ! Il y a tel sujet qui commande tel
style : si vous résistez, vous détruisez votre œuvre, trop heureux quand, dans
l’ensemble déformé, le hasard produit et conserve de beaux morceaux. Pour mettre en
scène le surnaturel, il ne faut point rester dans son assiette ordinaire ; vous avez
l’air de ne point croire, si vous y restez. C’est la vision qui le révèle, et c’est le
style de la vision qui doit l’exprimer. Quand Spenser écrit, il rêve. Nous écoutons
les concerts bienheureux de sa musique aérienne, et le cortége changeant de ses
apparitions fantastiques se déroule comme une vapeur devant nos yeux complaisants et
éblouis. Quand Dante écrit, il est halluciné, et ses cris d’angoisse, ses
ravissements, l’incohérente succession de ses fantômes infernaux ou mystiques, nous
transportent avec lui dans le monde invisible qu’il décrit. L’extase seule rend
visibles et croyables les objets de l’extase. Si vous nous racontez les exploits de
Dieu comme ceux de Cromwell, d’un ton soutenu et grave, nous n’apercevons point Dieu,
et comme il fait toute votre œuvre, nous n’apercevons rien du tout. Nous jugeons que
vous avez accepté une tradition, que vous l’ornez de fictions réfléchies, que vous
êtes un prédicateur, non un prophète, un décorateur, non un poëte. Nous découvrons que
vous chantez Dieu comme le vulgaire le prie, suivant une formule apprise, non par un
tressaillement spontané. Changez de style, ou plutôt, si vous le pouvez, changez
d’émotion. Tâchez de retrouver en vous-même l’antique exaltation des psalmistes et des
apôtres, de
recréer la divine légende, de ressentir l’ébranlement sublime
par lequel l’esprit inspiré et désorganisé aperçoit Dieu ; au même instant, le grand
vers lyrique roulera chargé de magnificences ; ainsi troublés, nous n’examinerons
point si c’est Adam ou le Messie qui parle ; nous n’exigerons point qu’ils soient
réels et construits par une main de psychologue, nous ne nous soucierons point de
leurs actions puériles ou étranges ; nous serons jetés hors de nous-mêmes, nous
participerons à votre déraison créatrice ; nous serons entraînés par le flot des
images téméraires ou soulevés par l’entassement des métaphores gigantesques ; nous
serons troublés comme Eschyle, lorsque son Prométhée foudroyé entend l’universel
concert des fleuves, des mers, des forêts et des créatures qui le pleurent, comme
David devant Jéhovah, « qui emporte mille ans ainsi qu’un torrent d’eau, pour qui les
âges sont une herbe fleurie le matin et séchée le soir. »
Mais le siècle de l’inspiration métaphysique, écoulé depuis longtemps, n’avait point
reparu encore. Bien loin dans le passé disparaissait Dante ; bien loin dans l’avenir
s’enfonçait Goethe. On n’apercevait point encore le Faust panthéiste et la vague
Nature qui engloutit les êtres changeants dans son sein profond ; on n’apercevait plus
le paradis mystique et l’immortel Amour dont la lumière idéale baigne les âmes
rachetées. Le protestantisme n’avait ni altéré ni renouvelé la nature divine ;
conservateur du symbole accepté et de l’ancienne légende, il n’avait transformé que la
discipline ecclésiastique et le dogme de la grâce. Il n’avait appelé le
chrétien qu’au salut personnel et à la liberté laïque. Il n’avait que refondu l’homme,
il n’avait point recréé Dieu. Ce n’était point une épopée divine qu’il pouvait
produire, mais une épopée humaine. Ce n’était point les combats et les œuvres du
Seigneur qu’il pouvait chanter, mais les tentations et le salut de l’âme. Au temps du
Christ jaillissaient les poëmes cosmogoniques ; au temps de Milton jaillissaient les
confessions psychologiques. Au temps du Christ, chaque imagination produisait une
hiérarchie d’êtres surnaturels et une histoire du monde ; au temps de Milton, chaque
cœur racontait la suite de ses tressaillements et l’histoire de la grâce. L’érudition
et la réflexion jetèrent Milton dans un poëme métaphysique qui n’était point de son
siècle, pendant que l’inspiration et l’ignorance révélaient à Bunyan le récit
psychologique qui convenait à son siècle, et le génie du grand homme se trouva plus
faible que la naïveté du chaudronnier.
C’est que son poëme, ayant supprimé l’illusion lyrique, laisse entrer l’examen
critique. Libres d’enthousiasme, nous jugeons ses personnages ; nous exigeons qu’ils
soient vivants, réels, complets, d’accord avec eux-mêmes, comme ceux d’un roman ou
d’un drame. N’écoutant plus des odes, nous voulons voir des objets et des âmes : nous
demandons qu’Ève et Adam agissent et sentent conformément à leur nature primitive, que
Dieu, Satan et le Messie agissent et
sentent conformément à leur nature
surhumaine. À cette tâche, Shakspeare suffirait à peine ; Milton, logicien et
raisonneur, y succombe. Il fait des discours corrects, solennels, et ne fait rien de
plus ; ses personnages sont des harangues, et dans leurs sentiments on ne trouve que
des monceaux de puérilités et de contradictions.
Ève et Adam, le premier couple ! J’approche, et je crois trouver l’Ève et l’Adam de
Raphaël, imités par Milton, disent les biographes, superbes enfants, vigoureux et
voluptueux, nus sous la lumière, immobiles et occupés devant les grands paysages,
l’œil luisant et vague, sans plus de pensée que le taureau ou la cavale couchés sur
l’herbe auprès d’eux. J’écoute, et j’entends un ménage anglais, deux raisonneurs du
temps, le colonel Hutchinson et sa femme. Bon Dieu ! habillez-les bien vite. Des gens
si cultivés auraient inventé avant toute chose les culottes et la pudeur. Quels
dialogues ! Des dissertations achevées par des gracieusetés, des sermons réciproques
terminés par des révérences. Quelles révérences ! Des compliments philosophiques et
des sourires moraux. « Je cédai, dit Ève, et depuis ce temps-là je sens combien la
beauté est surpassée par la grâce virile et par la sagesse, qui seule est
véritablement belle ! » Cher et savant poëte, vous eussiez été satisfait si quelqu’une
de vos trois femmes, bonne écolière, vous eût débité en manière de conclusion cette
solide maxime théorique. Elles vous l’ont débitée ; voici une scène de votre ménage :
« Ainsi parla la mère du genre humain, et avec des regards pleins d’un
charme conjugal non repoussé, dans un doux abandon, elle s’appuie, embrassant à demi
notre premier père ; lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, sourit avec un
amour digne, et presse sa lèvre matronale d’un pur baiser506. » Cet Adam a passé par
l’Angleterre avant d’entrer dans le paradis terrestre. Il y a appris la respectability et il y a étudié la tirade morale. Écoutons cet homme qui n’a
pas encore goûté à l’arbre de la science. Un bachelier, dans son discours de
réception, ne prononcerait pas mieux et plus noblement un plus grand nombre de
sentences vides. « Ma belle compagne, l’heure de la nuit et toutes les créatures
retirées à présent dans le sommeil nous avertissent d’aller prendre un repos pareil,
puisque Dieu a établi pour les hommes le retour alternatif du repos et du travail,
comme de la nuit et du jour, et que la rosée opportune du sommeil, par sa douce et
assoupissante pesanteur,
abaisse maintenant nos paupières. Les autres
créatures, tout le long du jour, vivent oisives, sans emploi, et ont moins besoin de
repos. L’homme a son travail journalier de corps et de pensée, institué d’en haut, qui
déclare sa dignité et le souci du ciel sur toutes ses voies, pendant que les autres
êtres vaguent inoccupés sans que Dieu leur demande aucun compte de leurs actions507. » Très-utile et très-excellente exhortation
puritaine ! Voilà de la vertu et de la morale anglaises, et chaque famille, le soir,
pourra la lire en guise de Bible à ses enfants. Adam est le vrai chef de famille,
électeur, député à la chambre des communes, ancien étudiant d’Oxford, consulté au
besoin par sa femme, et lui versant d’une main prudente les solutions scientifiques
dont elle a besoin. Cette nuit, par exemple, la pauvrette a fait un mauvais rêve, et
Adam, en bonnet carré, lui administre cette docte potion psychologique508 : « Sache que dans l’âme il y
a beaucoup de
facultés inférieures qui servent la Raison comme leur
souveraine. Parmi celles-ci, l’Imagination tient le principal office ; avec toutes les
choses extérieures que les sens représentent, elle crée des formes aériennes que la
Raison assemble ou sépare, et dont elle compose tout ce que nous affirmons ou nions.
Souvent en son absence l’Imagination, qui tâche de la contrefaire, veille pour
l’imiter ; mais, assemblant mal ces formes, elle ne produit souvent qu’une œuvre
incohérente, principalement en songe, par un mélange bizarre de paroles et d’actions
présentes ou passées509. » — Il y a de quoi
rendormir la pauvre Ève. Son mari, voyant cet effet, ajoute en casuiste accrédité :
« Ne sois pas triste ; le mal peut entrer et passer dans l’esprit de Dieu et de
l’homme sans leur aveu, et sans laisser aucune tache ou faute derrière lui. » On
reconnaît l’époux protestant confesseur de sa femme. Le lendemain arrive un ange en
visite. Adam
dit à Ève d’aller à la provision510 : elle discute un instant le en bonne ménagère,
un peu fière de son potager. « Il confessera que sur la terre Dieu a répandu ses
largesses autant que dans le ciel511. » Voyez ce joli zèle d’une lady hospitalière.
« Elle part avec des regards empressés, en toute hâte. Comment faire le choix le plus
délicat ? Avec quel ordre industrieux, pour éviter la confusion des goûts, pour ne pas
les mal assortir, pour qu’une saveur suive une saveur relevée par le plus heureux
contraste ? » Elle fabrique du vin doux, du poiré, des crèmes, répand des fleurs et
des feuilles sous la table. La bonne ménagère ! Et comme elle gagnera des voix parmi
les squires de campagne, quand Adam se présentera pour le Parlement ! Adam est de
l’opposition, whig, puritain. « Il va au-devant de l’ange sans autre cortége que ses
propres perfections, portant en lui-même toute sa cour, plus solennelle que
l’ennuyeuse pompe des princes, avec la longue file de leurs chevaux superbes et de
leurs valets chamarrés
d’or512. »
Le poëme épique se trouve changé en un poëme politique, et nous venons d’écouter une
épigramme contre le pouvoir. Les salutations sont un peu longues ; heureusement, les
mets étant crus, « il n’y a point de danger que le dîner refroidisse. » L’ange,
quoique éthéré, mange comme un fermier du Lincolnshire, « non pas en apparence, ni en
fumée, selon la vulgaire glose des théologiens, mais avec la vive hâte d’une faim
réelle et une chaleur concoctive pour assimiler la nourriture, le surplus transpirant
aisément à travers sa substance spirituelle513. » À table, Ève écoute les histoires de l’ange,
puis discrètement elle s’en va au dessert, quand on va parler politique. Les dames
anglaises apprendront par son exemple à reconnaître sur le visage de leur mari « quand
il va aborder d’abstruses pensées studieuses. » Leur sexe ne monte pas si haut. Une
femme sage, aux explications d’un étranger, « préfère les explications de son mari. »
Cependant Adam écoute un petit cours d’astronomie : il finit par conclure, en Anglais
pratique, « que la première sagesse est de connaître les objets
qui nous
environnent dans la vie journalière, que le reste est fumée vide, pure ,
et nous rend, dans les choses qui nous importent le plus, inexpérimentés, inhabiles et
toujours incertains514. »
L’ange parti, Ève, mécontente de son jardin, veut y faire des réformes, et propose à
son mari d’y travailler, elle d’un côté, lui d’un autre. « Ève, dit-il avec un sourire
d’approbation, rien ne pare mieux une femme que de songer aux biens de la maison, et
de pousser son mari à un bon travail515. » Mais il craint pour elle, et voudrait la garder à
son côté. Elle se mutine avec une petite pique de vanité fière, comme une jeune miss
qu’on ne voudrait pas laisser sortir seule. Elle l’emporte, part et mange la pomme.
C’est à ce moment que les discours interminables fondent sur le
lecteur, aussi nombreux et aussi froids que des douches de pluie en hiver. Les
harangues du Parlement purgé par Cromwell ne sont guère plus
lourdes. Le serpent séduit Ève par une collection d’enthymèmes dignes du scrupuleux
Chillingworth, et là-dessus la fumée syllogistique monte dans cette pauvre tête. « La
défense de Dieu, se dit-elle, recommande encore ce fruit, puisqu’elle infère le bien
qu’il communique et notre besoin ; car un bien inconnu certes n’est pas possédé, ou
s’il est possédé et encore inconnu, c’est comme s’il n’était point possédé du tout.
De telles prohibitions ne lient point
516. » Ève sort
d’Oxford, elle a appris la loi dans les auberges du Temple, et porte, aussi bien que
son mari, le bonnet de docteur.
Le flot des dissertations ne s’arrête pas ; du paradis, il monte dans l’empyrée : ni
le ciel ni la terre, ni l’enfer lui-même ne suffiront à le réprimer.
De tous les personnages que l’homme puisse mettre en scène, Dieu est le plus beau.
Les cosmogonies des peuples sont de sublimes poëmes, et le génie des artistes
n’atteint son comble que lorsqu’il est soutenu par de telles conceptions. Les poëmes
sacrés des Hindous, les prophéties de la Bible, l’Edda, l’Olympe
d’Hésiode et d’Homère, les visions de Dante sont des fleurs rayonnantes où brille
concentrée une civilisation entière, et toute émotion disparaît devant la sensation
foudroyante par laquelle elles ont jailli du plus profond de notre cœur. Aussi rien de
plus triste que la dégradation de ces nobles idées, tombées dans la régularité des
formules et sous la discipline du culte populaire. Rien de plus petit qu’un Dieu
rabaissé jusqu’à n’être qu’un roi et qu’un homme ; rien de plus laid que le Jéhovah
hébraïque, défini par la pédanterie théologique, réglé dans ses actions d’après le
dernier manuel du dogme, pétrifié par l’interprétation littérale, étiqueté comme une
pièce vénérable dans un musée d’antiquités.
Le Jéhovah de Milton est un roi grave qui représente convenablement, à peu près comme
Charles Ier. La première fois qu’on le rencontre, au troisième
livre, il est au conseil, et expose une affaire. Au style, on aperçoit sa belle robe
fourrée, sa barbe en pointe par Van Dyck, son fauteuil de velours et son dais doré. Il
s’agit d’une loi qui a de mauvais effets, et sur laquelle il veut justifier son
gouvernement. Adam va manger la pomme ; pourquoi avoir exposé Adam à la tentation ? Le
royal orateur disserte et démontre. « Adam est capable de se soutenir, quoique libre
de tomber. Tels j’ai créé tous les pouvoirs éthéréens, tous les esprits, ceux qui se
sont soutenus et ceux qui sont tombés. Librement les uns se sont soutenus, librement
les autres sont tombés. Sans cette liberté,
quelle preuve sincère
eussent-ils pu donner de leur vraie obéissance, de leur constante foi, de leur amour,
si l’on n’avait vu d’eux que des actions forcées et point d’actions voulues ? Quel
éloge auraient-ils pu recevoir ? Quel plaisir aurais-je retiré d’une obéissance ainsi
payée, si la volonté et la raison (la raison aussi est choix), inutiles et vaines,
toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux rendues passives, eussent servi la
nécessité et non pas moi ? Ils ont donc été créés dans l’état que demandait l’équité,
et ne peuvent justement accuser leur créateur, ni leur nature, ni leur destinée, comme
si la prédestination maîtrisait leur volonté fixée par un décret absolu ou par une
prescience supérieure ; ils ont eux-mêmes décrété leur propre révolte ; je n’y ai
point part. Si je l’ai prévue, la prescience n’a point d’influence sur leur faute,
qui, non prévue, n’eût pas été moins certaine… Ainsi, sans la moindre impulsion, sans
la moindre apparence de fatalité, sans qu’il y ait rien de prévu par moi immuablement,
ils pèchent, auteurs en toutes choses, soit qu’ils jugent, soit qu’ils
choisissent517. » Le lecteur moderne n’est pas si patient que les
Trônes, les Séraphins et les Dominations ;
c’est pourquoi j’arrête à
moitié la harangue royale. On voit que le Jéhovah de Milton est fils du théologien
Jacques Ier, très-versé dans les disputes des arminiens et des
gomaristes, très-habile sur le distinguo, et par-dessus tout
incomparablement ennuyeux. Pour faire écouter de telles tirades, il doit donner de
gros traitements à ses conseillers d’État. Son fils, le prince de Galles, lui répond
respectueusement du même style. Combien le Dieu de Goethe, demi-abstraction,
demi-légende, source d’oracles sereins, vision entrevue sur une pyramide de strophes
extatiques518, rabaisse ce Dieu homme d’affaires, homme d’école et homme d’apparat !
Je lui fais trop d’honneur en lui accordant ces titres. Il en mérite un pire quand il
envoie Raphaël avertir Adam que Satan lui veut du mal. « Qu’il sache cela, dit-il, de
peur que, transgressant volontairement, il ne prenne pour prétexte la surprise,
n’ayant
été ni éclairé, ni prévenu519 ! » Ce Dieu n’est qu’un maître d’école qui, prévoyant le
solécisme de son élève, lui rappelle d’avance la règle de la grammaire, pour avoir le
plaisir de le gronder sans discussion. Du reste, en bon politique, il avait un second
motif, le même que pour ses anges : c’était « par pompe, à titre de roi suprême, pour
accompagner ses hauts décrets et façonner notre prompte obéissance520. » Le mot est lâché. On voit
ce qu’est le ciel de Milton : un Whitehall de valets brodés. Les anges sont des
musiciens de chapelle, ayant pour métier de chanter des cantates sur le roi et devant
le roi, « gardant leur place tant que dure leur obéissance », se relayant pour faire
de la musique toute la nuit autour de son alcôve521. Quelle vie pour ce
pauvre roi ! et quelle cruelle condition que de subir pendant toute l’éternité ses
propres louanges522 ! Pour se
distraire, le Dieu de Milton se décide à couronner roi, king-partner, si l’on veut, son fils. Relisez le passage, et dites s’il
ne s’agit pas d’une cérémonie du temps. Toutes les troupes sont sous les
armes, chacun à son rang, « portant blasonnés sur leurs étendards des actes de zèle et
de fidélité », sans doute la prise d’un vaisseau hollandais, la défaite des Espagnols
aux Dunes. Le roi présente son fils, « l’oint », le déclare « son vice-gérant. » « Que
tous les genoux plient devant lui ; quiconque lui désobéit me désobéit », et ce
jour-là même est chassé du palais. — « Tout le monde parut satisfait, mais tout le
monde ne l’était pas523. » Néanmoins « ils passèrent le
jour en chants, en danses, puis de la danse passèrent à un doux repas. » Milton décrit
les tables, les mets, le vin, les coupes. C’est une fête populaire ; je regrette de
n’y point trouver les feux de joie, les cloches qui sonnent comme à Londres,
et j’imagine qu’on y but à la santé du nouveau roi. Là-dessus Satan fait
défection : il emmène ses troupes à l’autre bout du pays, comme Lambert ou Monk,
« dans les quartiers du nord », probablement en Écosse, traversant des régions bien
administrées, « des empires » avec leurs shérifs et leurs lords lieutenants. Le ciel
est divisé comme une bonne carte de géographie. Satan disserte devant ses officiers
contre la royauté, lutte dans un tournoi de harangues contre Abdiel, bon royaliste qui
réfute « ses arguments blasphématoires », et s’en va rejoindre son prince à Oxford.
Bien armé, le rebelle se met en marche avec ses piquiers et ses artilleurs pour
attaquer la place forte de Dieu524. Les deux partis se taillent à coups d’épée, se jettent
par terre à coups de canon, s’assomment de raisonnements politiques525. Ces tristes anges ont l’esprit aussi
discipliné que les membres ; ils ont passé leur jeunesse à l’école du syllogisme et à
l’école de peloton. Satan a des paroles de prédicant : « Dieu a failli, dit-il ; donc,
quoique nous l’ayons jusqu’ici jugé omniscient, il n’est pas infaillible dans la
connaissance de l’avenir. » Il a des paroles de caporal instructeur :
« Avant-garde, ouvrez votre front à droite et à gauche ! » Il fait des calembours
aussi lourds que ceux d’un Harrison, ancien boucher devenu officier526. Quel ciel ! Il y a de quoi dégoûter du paradis ; autant
vaudrait entrer dans le corps des laquais de Charles Ier ou dans
le corps des cuirassiers de Cromwell. On y trouve des ordres du jour, une hiérarchie,
une soumission exacte, des corvées527, des disputes, des cérémonies réglées, des prosternements, une
étiquette, des armes fourbies, des arsenaux, des dépôts de chariots et de munitions.
Était-ce la peine de quitter la terre pour retrouver là-haut la charronnerie, la
maçonnerie, l’artillerie, le manuel administratif, l’art de saluer et l’almanach
royal ? Sont-ce là « les choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point
entendues, que le cœur n’a point rêvées ? » Qu’il y a loin de cette friperie
monarchique528 aux apparitions
de
Dante, aux âmes qui flottent parmi des chants comme des étoiles, aux lueurs qui se
confondent, aux roses mystiques qui rayonnent et disparaissent dans l’azur, au monde
impalpable où toutes les lois de la vie terrestre s’anéantissent, insondable abîme
traversé de visions fugitives, pareilles aux abeilles dorées qui glissent dans la
gerbe du profond soleil ! N’est-ce pas un signe de l’imagination éteinte, de la prose
commencée, du génie pratique qui naît et remplace la métaphysique par la morale ?
Quelle chute ! Pour la mesurer, relisez un vrai poëme chrétien, l’Apocalypse. J’en
copie dix lignes ; jugez de ce qu’il est devenu dans l’imitateur :
Alors je me tournai pour voir d’où venait la voix qui me parlait, et m’étant tourné,
je vis sept chandeliers d’or ;
Et au milieu des sept chandeliers quelqu’un qui ressemblait au Fils de l’homme, vêtu
d’une longue robe et ceint sur la poitrine d’une ceinture d’or.
Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche et comme la neige, et
ses yeux étaient comme une flamme de feu.
Ses pieds étaient semblables à l’airain le plus fin qui serait dans une fournaise
ardente, et sa voix était comme le bruit des grandes eaux.
Il avait dans sa main droite sept étoiles ; une épée aiguë à deux tranchants sortait
de sa bouche, et son visage resplendissait comme le soleil quand il luit dans sa
force.
Dès que je l’eus vu, je tombai à ses pieds comme mort.
Quand Milton arrangeait sa parade céleste, il n’est pas tombé mort.
Mais si les habitudes innées et invétérées d’argumentation logique, jointes à la
théologie littérale du
temps, l’ont empêché d’atteindre à l’illusion
lyrique ou de créer des âmes vivantes, la magnificence de son imagination grandiose,
jointe aux passions puritaines, lui a fourni un personnage héroïque, plusieurs hymnes
sublimes et des paysages que personne n’a surpassés. Ce qu’il y a de plus beau dans ce
paradis, c’est l’enfer, et dans cette histoire de Dieu le premier rôle est au diable.
Ce diable ridicule au moyen âge, enchanteur cornu, sale farceur, singe trivial et
méchant, chef d’orchestre dans un sabbat de vieilles femmes, est devenu un géant et un
héros. Comme un Cromwell vaincu et banni, il reste admiré et obéi par ceux qu’il a
précipités dans l’abîme. S’il demeure maître, c’est qu’il en est digne ; plus ferme,
plus entreprenant, plus politique que les autres, c’est toujours de lui que partent
les conseils profonds, les ressources inattendues, les actions courageuses. C’est lui
qui dans le ciel a inventé les armes foudroyantes et gagné la victoire du second
jour ; c’est lui qui dans l’enfer a relevé ses troupes prosternées et conçu la
perdition de l’homme ; c’est lui qui, franchissant les portes gardées et le chaos
infini parmi tant de dangers et a travers tant d’obstacles, a révolté l’homme contre
Dieu et gagné à l’enfer le peuple entier des nouveaux vivants. Quoique défait, il
l’emporte, puisqu’il a ravi au monarque d’en haut le tiers de ses anges et presque
tous les fils de son Adam. Quoique blessé, il triomphe, puisque le tonnerre, qui a
brisé sa tête, a laissé son cœur invincible. Quoique plus faible en force, il reste
supérieur en noblesse, puisqu’il
préfère l’indépendance souffrante à la
servilité heureuse, et qu’il embrasse sa défaite et ses tortures comme une gloire,
comme une liberté et comme un bonheur. Ce sont là les fières et sombres passions
politiques des puritains constants et abattus ; Milton les avait ressenties dans les
vicissitudes de la guerre, et les émigrants réfugiés parmi les panthères et les
sauvages de l’Amérique les trouvaient vivantes et dressées au plus profond de leur
cœur.
Est-ce la région, le sol, le climat — que nous devons échanger contre le ciel ? cette
obscurité morne — contre cette splendeur céleste ? Soit fait ! puisque celui — qui
maintenant est souverain peut faire et ordonner à son gré — ce qui sera juste. Le plus
loin de lui est le mieux ; — la raison l’a fait notre égal, c’est la force — qui nous
a faits ses vaincus. Adieu, champs heureux, — où la joie pour toujours habite !
Salut, horreurs ! salut, — monde infernal ! Et toi, profond enfer, — reçois ton
nouveau possesseur ! une âme — qui ne sera changée ni par le lieu, ni par le temps ! —
L’âme est à elle-même sa propre demeure, et peut faire en soi — du ciel un enfer et
de l’enfer un ciel. — Qu’importe où je suis, si je suis toujours le même, — et ce
que je dois être, tout, hors l’égal de celui — que le tonnerre a fait plus grand ? Ici
du moins — nous serons libres ; le maître absolu n’a pas bâti ceci — pour nous
l’envier, ne nous chassera pas d’ici. — Ici nous pouvons régner tranquilles, et à mon
choix ; — régner est digne d’ambition, fût-ce dans l’enfer. — Mieux vaut régner dans
l’enfer que servir dans le ciel529.
Cet héroïsme sombre, cette dure obstination, cette poignante ironie, ces bras
orgueilleux et roidis qui
serrent la douleur comme une maîtresse, cette
concentration du courage invaincu qui, replié en lui-même, trouve tout en lui-même,
cette puissance de passion et cet empire sur la passion530 sont des traits propres du
caractère anglais comme de la littérature anglaise, et vous les retrouverez plus tard
dans le Lara et dans le Conrad de lord Byron.
Autour de lui comme en lui, tout est grand. L’enfer de Dante n’est qu’un atelier de
tortures, où les chambres superposées descendent par étages réguliers jusqu’au dernier
puits. L’enfer de Milton est immense et vague, « donjon horrible, flamboyant comme une
fournaise ; point de lumière dans ces flammes, mais plutôt des ténèbres
visibles qui découvraient des aspects de désolation, régions de deuil, ombres
lugubres », mers de feu, « continents glacés, qui s’allongent noirs et sauvages,
battus de tourbillons éternels de grêle âpre, qui ne fond jamais, et dont les monceaux
semblent les ruines d’un ancien édifice. » Les anges s’assemblent, légions
innombrables, pareils à « des forêts de pins sur les montagnes, la tête excoriée par
la foudre, qui, imposants, quoique dépouillés, restent debout sur la lande brûlée531. » Milton a besoin du grandiose et de l’infini ; il le
prodigue. Ses yeux ne sont à l’aise que dans l’espace sans limites, et il n’enfante
que des colosses pour le peupler.
Tel est Satan vautré sur la houle de la
mer livide.
Aussi grand que cette créature de l’Océan, — Léviathan, que Dieu entre toutes ses
œuvres — créa la plus énorme parmi tout ce qui nage dans les courants de la mer… —
Parfois, lorsqu’il sommeille sur l’écume de Norvége, — le pilote de quelque petit
esquif perdu dans la nuit, — le prenant pour une île, au dire des matelots, —
enfonce l’ancre dans son écorce écailleuse, — et s’amarre à son côté sous le vent,
pendant que la nuit — assiége la mer et retarde le matin désiré532.
Spenser a trouvé des figures aussi grandes, mais il n’a pas le sérieux tragique
qu’imprime dans un protestant l’idée de l’enfer. Nulle création poétique n’égale pour
l’horreur et le grandiose le spectacle que rencontre Satan au sortir de son
cachot.
Enfin apparaissent — les bornes de l’enfer, hautes murailles qui montent jusqu’à
l’horrible toit, — et les portes trois fois triples, palissadées de feu circulaire, —
et pourtant non consumées. Devant les portes était assise — de chaque côté une
formidable figure. — L’une semblait une femme jusqu’à la ceinture et belle, — mais
finissait ignoblement en replis écailleux, — volumineux et vastes, serpent armé —
d’un mortel aiguillon. À sa ceinture, — une meute de chiens d’enfer éternellement
aboyaient — de leurs larges gueules cerbéréennes béantes, et sonnaient — une hideuse
volée, et cependant,
quand ils voulaient, ils rentraient rampants, — si
quelque chose troublait leur bruit, dans son ventre, — leur chenil, et de là encore
aboyaient et hurlaient, — au dedans, invisibles.
L’autre forme, — si l’on peut appeler forme ce qui n’avait point de forme distincte
— dans les membres, dans les articulations, dans la stature, — ou substance, ce qui
paraissait une ombre…
Elle était debout, noire comme la nuit, — farouche comme dix furies, terrible comme
l’enfer, — et secouait un dard formidable. Ce qui semblait sa tête — portait
l’apparence d’une couronne royale. — Satan approchait maintenant, et de son siége, —
le monstre, avançant sur lui, vint aussi vite — avec d’horribles enjambées. L’enfer
trembla comme il marchait. — L’ennemi, intrépide, admira ce que ceci pouvait être, —
admira, ne craignit pas533.
Le souffle héroïque du vieux combattant des guerres civiles anime la bataille
infernale, et si l’on demandait
pourquoi Milton crée de plus grandes
choses que les autres, je répondrais que c’est parce qu’il a un plus grand cœur.
De là le sublime de ses paysages. Si l’on ne craignait le paradoxe, on dirait qu’ils
sont une école de vertu. Spenser est une glace unie qui nous remplit d’images calmes.
Shakspeare est un miroir brûlant qui nous blesse coup sur coup de visions multipliées
et aveuglantes. L’un nous distrait, l’autre nous trouble. Milton nous élève. La force
des objets qu’il décrit passe en nous ; nous devenons grands par sympathie pour leur
grandeur. Tel est l’effet de sa peinture de la Création. Le commandement efficace et
serein du Messie laisse sa trace dans le cœur qui l’écoute, et l’on se sent plus de
vigueur et plus de santé morale à l’aspect de cette grande œuvre de la sagesse et de
la volonté.
Ils étaient debout, sur le sol céleste, et du rivage — ils contemplaient le vaste
incommensurable abîme, — tumultueux comme la mer, noir, dévasté, sauvage, — du haut
jusqu’au fond retourné par des vents furieux — et par des vagues soulevées comme des
montagnes, pour assaillir — la hauteur du ciel, et avec le centre confondre les pôles.
— « Silence, vous, vagues troublées, et toi, abîme ; paix ! — dit la parole
créatrice ; que votre discorde cesse. »
— « Que la lumière soit ! » dit Dieu, et soudain la lumière — éthérée,
première des choses, quintessence pure, — s’élança de l’abime, et de son orient
natal — commença à voyager à travers l’obscurité aérienne, — enfermée dans un nuage
rayonnant.
— La terre était formée, mais dans les entrailles des eaux — encore enclose, embryon
inachevé, — elle n’apparaissait pas. Sur toutes les faces de la terre, — le large
Océan coulait, non oisif, mais d’une chaude — humeur fécondante, il adoucissait tout
son globe, — et la grande mère fermentait pour concevoir, — rassasiée d’une moiteur
vivante, quand Dieu dit : — « Rassemblez-vous, maintenant, eaux qui êtes sous le ciel,
— en une seule place, et que la terre sèche apparaisse ! » — Au même moment, les
montagnes énormes apparaissent — surgissantes, et soulèvent leurs larges dos nus —
jusqu’aux nuages ; leurs cimes montent dans le ciel. — Aussi haut que se levaient les
collines gonflées, aussi bas — s’enfonce un fond creux, large et profond, — ample lit
des eaux. Elles y roulent — avec une précipitation joyeuse, hâtives — comme des
gouttes qui courent, s’agglomérant sur la poussière534.
Ce sont là les paysages primitifs, mers et montagnes immenses et nues, comme Raphaël
en trace
dans le fond de ses tableaux bibliques. Milton embrasse les
ensembles et manie les masses aussi aisément que son Jéhovah.
Quittons, ces spectacles surhumains ou fantastiques. Un simple coucher de soleil les
égale. Milton le peuple d’allégories solennelles et de figurés royales, et le sublime
naît du poëte comme tout à l’heure il naissait du sujet.
Le soleil tombait, revêtant d’or et de pourpre reflétés — les nuages qui font le
cortége de son trône occidental. — Alors se leva le soir tranquille, et le crépuscule
gris — habilla toutes les choses de sa grave livrée. — Le silence le suivit, car,
oiseaux et bêtes, — les uns sur leurs lits de gazon, les autres dans leurs nids, —
s’étaient retirés, tous, excepté le rossignol qui veille. — Tout le long de la nuit,
il chanta sa mélodie amoureuse. — Le silence était charmé. Bientôt le firmament
brilla — de vivants saphirs. Hespérus, qui conduisait — l’armée étoilée, s’avançait le
plus éclatant, jusqu’à ce que la lune — se leva dans sa majesté entre les nuages, puis
enfin, — reine visible, dévoila sa clarté sans rivale, — et sur l’obscurité jeta son
manteau d’argent535.
Les changements de la lumière sont devenus ici une
procession religieuse
d’êtres vagues qui remplissent l’âme de vénération. Ainsi sanctifié, le poëte prie.
Debout auprès du berceau nuptial d’Ève et d’Adam, il salue « l’amour conjugal, loi
mystérieuse, vraie source de la race humaine, par qui la débauche adultère fut chassée
loin des hommes pour s’abattre sur les troupeaux des brutes, qui fonde en raison
loyale, juste et pure, les chères parentés et toutes les tendresses du père, du fils,
du frère. » Il le justifie par l’exemple des saints et des patriarches. Il immole
devant lui l’amour acheté et la galanterie folâtre, les femmes désordonnées et les
filles de cour. Nous sommes à mille lieues de Shakspeare, et dans cette louange
protestante de la famille, de l’amour légal, a « des douceurs domestiques », de la
piété réglée et du home, nous apercevons une nouvelle littérature et
un autre temps.
Étrange grand homme et spectacle étrange ! Il est né avec l’instinct des choses
nobles, et cet instinct fortifié en lui par la méditation solitaire, par
l’accumulation du savoir, par la rigidité de la logique, s’est
changé en
un corps de maximes et de croyances que nulle tentation ne pourra dissoudre et que nul
revers ne pourra ébranler. Ainsi muni, il traverse la vie en combattant, en poëte,
avec des actions courageuses et des rêves splendides, héroïque et rude, chimérique et
passionné, généreux et serein, comme tout raisonneur retiré en lui-même, comme tout
enthousiaste insensible à l’expérience et épris du beau. Jeté par le hasard d’une
révolution dans la politique et dans la théologie, il réclame pour les autres la
liberté dont a besoin sa raison puissante, et heurte les entraves publiques qui
enchaînent son élan personnel. Par sa force d’intelligence, il est plus capable que
personne d’entasser la science ; par sa force d’enthousiasme, il est capable plus que
personne de sentir la haine. Ainsi armé, il se lance dans la controverse avec toute la
lourdeur et toute la barbarie du temps ; mais cette superbe logique étale son
raisonnement avec une ampleur merveilleuse, et soutient ses images avec une majesté
inouïe ; cette imagination exaltée, après avoir versé sur sa prose un flot de figures
magnifiques, l’emporte dans un torrent de passion jusqu’à l’ode furieuse ou sublime,
sorte de chant d’archange adorateur ou vengeur. Le hasard d’un trône conservé, puis
rétabli, le porte avant la révolution dans la poésie païenne et morale, après la
révolution dans la poésie chrétienne et morale. Dans l’une et dans l’autre, il cherche
le sublime et inspire l’admiration, parce que le sublime est l’œuvre de la raison
enthousiaste, et que l’admiration est l’enthousiasme
de la raison. Dans
l’une et dans l’autre, il y atteint par l’entassement des magnificences, par l’ampleur
soutenue du chant poétique, par la grandeur des allégories, par la hauteur des
sentiments, par la peinture des objets infinis et des émotions héroïques. Dans la
première, lyrique et philosophe, possesseur d’une liberté poétique plus large et
créateur d’une illusion poétique plus forte, il produit des odes et des chœurs presque
parfaits. Dans la seconde, épique et protestant, enchaîné par une théologie stricte,
privé du style qui rend le surnaturel visible, dépourvu de la sensibilité dramatique
qui crée des âmes variées et vivantes, il accumule des dissertations froides, change
l’homme et Dieu en machines orthodoxes et vulgaires, et ne retrouve son génie qu’en
prêtant à Satan son âme républicaine, en multipliant les paysages grandioses et les
apparitions colossales, en consacrant sa poésie à la louange de la religion et du
devoir.
Placé par le hasard entre deux âges, il participe à leurs deux natures, comme un
fleuve qui, coulant entre deux terres différentes, se teint de leurs deux couleurs.
Poëte et protestant, il reçut de l’âge qui finissait le libre souffle poétique, et de
l’âge qui commençait la sévère religion politique. Il employa l’un au service de
l’autre, et déploya l’inspiration ancienne en des sujets nouveaux. Dans son œuvre, on
reconnaît deux Angleterres : l’une passionnée pour le beau, livrée aux émotions de la
sensibilité effrénée et aux fantasmagories de l’imagination pure, sans autre règle que
les sentiments naturels, sans autre religion
que les croyances
naturelles ; volontiers païenne, souvent immorale ; telle que la montrent Ben Jonson,
Beaumont, Fletcher, Shakspeare, Spenser, et toute la superbe moisson de poëtes qui
couvrit le sol pendant cinquante ans ; l’autre munie d’une religion pratique,
dépourvue d’invention métaphysique, toute politique, ayant le culte de la règle,
attachée aux opinions mesurées, sensées, utiles, étroites, louant les vertus de
famille, armée et roidie par une moralité rigide, précipitée dans la prose, élevée
jusqu’au plus haut degré de puissance, de richesse et de liberté. À ce titre, ce style
et ces idées sont des monuments d’histoire ; ils concentrent, rappellent ou devancent
le passé et l’avenir, et dans l’enceinte d’une seule œuvre, on découvre les événements
et les sentiments de plusieurs siècles et d’une nation.
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