Chapitre V.
La Renaissance chrétienne.
« Que le lecteur sache bien, dit Luther dans sa préface318, que j’ai été moine et papiste outré, tellement
enivré, ou plutôt englouti dans les doctrines papales, que j’eusse été tout prêt, si
je l’avais pu, à tuer ou à vouloir faire tuer ceux qui auraient rejeté l’obéissance au
pape, même d’une syllabe. Je n’étais pas tout froid ou tout glace pour défendre le
pape, comme Eck et ses pareils, qui, véritablement, me semblaient se faire les
défenseurs du pape plutôt à cause de leur ventre que parce qu’ils prenaient la chose
sérieusement. Il y a plus : encore aujourd’hui il me semble qu’ils se moquent du pape,
en épicuriens. Moi, j’y allais de franc cœur, en homme qui a craint
horriblement le jour du jugement et qui néanmoins souhaitait d’être sauvé avec un
tressaillement de toutes ses moelles. » Aussi, quand pour la première fois
Luther aperçut Rome, il se prosterna disant : « Je te salue, sainte Rome, … baignée du
sang de tant de martyrs. » Imaginez, si vous le pouvez, l’effet que fit sur un pareil
esprit si loyal, si chrétien, le paganisme effronté de la Renaissance italienne. La
beauté des arts, la grâce de la vie raffinée et sensuelle n’avaient point de prise sur
lui ; ce
sont les mœurs qu’il jugeait, et il ne les jugeait qu’avec sa
conscience. Il regarda cette civilisation du Midi avec des yeux d’homme du Nord, et
n’en comprit que les vices, comme Ascham qui disait avoir vu « à Venise plus de crimes
et d’infamies en huit jours qu’en toute sa vie en Angleterre. » Comme aujourd’hui
Arnold et Channing, comme tous les hommes de race319 et
d’éducation germaniques, il eut horreur de cette vie voluptueuse, tantôt insouciante
et tantôt effrénée, mais toujours affranchie des préoccupations morales, livrée à la
passion, égayée par l’ironie, bornée au présent, vide du sentiment de l’infini, sans
autre culte que l’admiration de la beauté visible, sans autre objet que la recherche
du plaisir, sans autre religion que les terreurs de l’imagination et l’idolâtrie des
yeux.
« Je ne voudrais pas, disait-il au retour, pour cent mille florins n’avoir pas vu
Rome ; je me serais toujours inquiété si je ne faisais pas injustice au pape320. Les crimes à Rome sont
incroyables ; personne ne pourra croire à une perversité si grande s’il n’a le
témoignage de ses yeux, de ses oreilles, de son expérience… Là règnent toutes les
scélératesses et les infamies, tous les crimes atroces, principalement l’avidité
aveugle, le mépris de Dieu, les parjures, le sodomisme… Nous autres Allemands, nous
nous gorgeons de boisson jusqu’à nous crever, tandis que les Italiens sont sobres.
Mais ce sont les plus impies des
hommes ; ils se moquent de la vraie
religion, ils nous raillent nous autres chrétiens, parce que nous croyons tout dans
l’Écriture… Il y a un mot en Italie qu’ils disent quand ils vont à l’église : « Allons
nous conformer à l’erreur populaire. » « Si nous étions obligés, disent-ils encore, de
croire en tout la parole de Dieu, nous serions les plus misérables des hommes, et nous
ne pourrions jamais avoir un moment de gaieté ; il faut prendre une mine convenable et
ne pas tout croire. » C’est ce que fit le pape Léon X, qui, entendant disputer sur
l’immortalité et la mortalité de l’âme, se rangea au dernier avis. « Car, dit-il, ce
serait terrible de croire à une vie future. La conscience est une méchante bête qui
arme l’homme contre lui-même… » Les Italiens sont ou épicuriens ou superstitieux. Le
peuple craint plus saint Antoine et saint Sébastien que le Christ, à cause des plaies
qu’ils envoient. C’est pourquoi, quand on veut empêcher les Italiens d’uriner en un
lieu, on y peint saint Antoine avec sa lance de feu. Voilà comment ils vivent dans une
extrême superstition, sans connaître la parole de Dieu, ne croyant ni à la
résurrection de la chair, ni à la vie éternelle, et ne craignant que les plaies
temporelles. Aussi leurs blasphèmes sont affreux…, et dans les vengeances leur cruauté
est atroce ; quand ils ne peuvent se défaire de leurs ennemis d’une autre façon, ils
leur dressent des guet-apens dans les églises, tellement que l’un fendit la tête à son
ennemi devant l’autel… Souvent, dans les funérailles, il y a des meurtres à propos des
héritages… Ils célèbrent le
carnaval avec une inconvenance et une folie
extrêmes, pendant plusieurs semaines, et ils y ont institué beaucoup de péchés et
d’, car ce sont des hommes sans conscience qui vivent
en des péchés publics et méprisent le mariage… Nous Allemands, et les autres nations
simples, nous sommes comme une toile nue ; mais les Italiens sont peints et bariolés
de toutes sortes d’opinions fausses, et encore plus disposés à en embrasser de pires…
Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins. Ils se parent
extrêmement ; si nous dépensons un florin en habits, ils mettent dix florins pour
avoir un habit de soie… Quand ils sont chastes, c’est sodomisme. Point de société chez
eux. Aucun d’eux ne se fie à l’autre ; ils ne se réunissent point librement, comme
nous autres Allemands ; ils ne permettent point aux étrangers de parler publiquement à
leurs femmes : comparés aux Allemands, ce sont tout à fait des gens cloîtrés. » Ces
paroles si dures languissent auprès des faits321. Trahisons,
assassinats, supplices, étalage de la débauche, pratique de l’empoisonnement, les
pires et les plus éhontés des attentats jouissent impudemment de la tolérance publique
et de toute la lumière du ciel. En 1490, le vicaire du pape ayant défendu aux clercs
et aux laïques de garder leurs concubines, le pape révoqua la défense, « disant que
cela
n’est point interdit, parce que la vie des prêtres et
ecclésiastiques est telle qu’on en trouve à peine un qui n’entretienne une concubine
ou du moins n’ait une courtisane… » César Borgia, à la prise de Capoue, « choisit
quarante des plus belles femmes qu’il se réserve ; et un assez grand nombre de
captives sont vendues à vil prix à Rome… » Sous Alexandre VI, « tous les
ecclésiastiques, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, ont des concubines en façon
d’épouses, et même publiquement. Si Dieu n’y pourvoit, ajoute l’historien, cette
corruption passera aux moines et aux religieux, quoique à vrai dire presque tous les
monastères de la ville soient devenus des lupanars, sans que personne y contredise… »
À l’égard d’Alexandre VI, amant de Lucrèce, sa fille, c’est au lecteur à chercher dans
Burchard la peinture des priapées auxquelles il assiste avec Lucrèce
et César, et l’énumération des prix qu’il distribue. Pareillement, que le lecteur
aille lui-même lire dans les originaux la bestialité de Pierre Luigi Farnèse, le fils
du pape, comment le jeune et honnête évêque de Fano mourut de son attentat, et comment
le pape, traitant ce crime « de légèreté juvénile », lui donna par cette bulle secrète
l’absolution « la plus ample de toutes les peines que, par incontinence humaine, en
quelque façon ou pour quelque cause que ce fût, il eût pu encourir. » Pour ce qui est
de la sécurité civile, Bentivoglio fait tuer tous les Marescotti ; Hippolyte d’Est
fait crever les yeux à son frère, en sa présence ; César Borgia tue son frère ; le
meurtre
est dans les mœurs et n’excite plus d’étonnement ; on demande au
pêcheur qui a vu lancer le corps à l’eau, pourquoi il n’avait pas averti le gouverneur
de la ville ; « il répond qu’il a vu en sa vie jeter une centaine de corps au même
endroit, et que jamais personne ne s’en est inquiété. » « Dans notre ville, dit un
vieil historien, il se faisait quantité de meurtres et de pillages le jour et la nuit,
et il se passait à peine un jour que quelqu’un ne fût tué. » César, un jour, tua
Peroso, favori du pape, entre ses bras et sous son manteau, tellement que le sang en
jaillit au visage du pape. Il fit poignarder en plein jour, sur les marches du palais,
puis étrangler le mari de sa sœur ; comptez ses assassinats, si vous pouvez.
Certainement, son père et lui, par leur génie, leurs mœurs, leur scélératesse
parfaite, affichée et systématique, ont présenté à l’Europe les deux images les mieux
réussies du diable. Pour tout dire, en un mot, c’est d’après ce monde et pour ce monde
que Machiavel écrivit son Prince. Le développement complet de toutes
les facultés et de toutes les convoitises humaines, la destruction complète de tous
les freins et de toutes les pudeurs humaines, voilà les deux traits marquants de cette
culture grandiose et perverse. Faire de l’homme un être fort muni de génie, d’audace,
de présence d’esprit, de fine politique, de dissimulation, de patience, et tourner
toute cette puissance à la recherche de tous les plaisirs, plaisirs du corps, du luxe,
des arts, des lettres, de l’autorité, c’est-à-dire former et déchaîner un animal
admirable et redoutable, bien affamé et bien armé,
voilà son objet, et
l’effet au bout de cent ans est visible. Ils se déchirent entre eux, comme de beaux
lions et de superbes panthères. Dans cette société qui est devenue un cirque, parmi
tant de haines, et quand l’épuisement commence, l’étranger paraît ; tous plient alors
sous sa verge ; on les encage, et ils languissent ainsi, dans des plaisirs obscurs,
avec des vices bas322, en courbant l’échine. Le despotisme, l’inquisition et
les sigisbés, l’ignorance crasse et la friponnerie ouverte, les effronteries et les
gentillesses des arlequins et des scapins, la misère et les poux, telle est l’issue de
la Renaissance italienne. Comme les civilisations antiques de la Grèce et de Rome323,
comme les civilisations modernes de la Provence et d’Espagne, comme toutes les
civilisations du Midi, elle porte en soi un vice irrémédiable, une mauvaise et fausse
conception de l’homme ; les Allemands du seizième siècle, comme les Germains du
quatrième siècle, en ont bien jugé ; avec leur simple bon sens, avec leur, honnêteté
foncière, ils ont mis le doigt sur la plaie secrète. On ne fonde pas une société sur
le culte du plaisir et de la force ; on ne fonde une société que sur le respect de la
liberté et de la justice. Pour que la grande rénovation humaine qui soulève au
seizième siècle toute l’Europe pût s’achever et durer, il fallait que, rencontrant une
autre race, elle développât une autre culture, et que d’une conception
plus saine de là vie elle fît sortir une meilleure forme de civilisation.
Ainsi naquit la Réforme, à côté de la Renaissance. En effet, elle est aussi une
renaissance, une renaissance appropriée au génie des peuples germains. Ce qui
distingue ce génie des autres, ce sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et
plus lourds, plus adonnés à la gloutonnerie et à l’ivrognerie324, ils sont en même temps plus
remués par la conscience, plus fermes à garder leur foi, plus disposés à l’abnégation
et au sacrifice. Tels leur climat les a pétris, et tels ils sont
demeurés de Tacite à Luther, de Knox à Gustave-Adolphe et à Kant. À la longue, et sous
l’empreinte incessante des siècles, le corps flegmatique, repu de grosse nourriture et
de boissons fortes, s’est rouillé ; les nerfs sont devenus moins excitables, les
muscles moins alertes, les désirs moins voisins de l’action, la vie plus terne et plus
lente, l’âme plus endurcie et plus indifférente aux chocs corporels ; la boue, la
pluie, la neige, l’abondance des spectacles déplaisants et mornes, le manque des vifs
et délicats chatouillements sensibles maintiennent l’homme dans une
attitude militante. Héros aux temps barbares, travailleurs aujourd’hui, ils
supportent l’ennui comme ils provoquaient les blessures ; aujourd’hui comme autrefois,
c’est la noblesse intérieure qui les touche ; rejetés vers les jouissances du dedans,
ils y trouvent un monde, celui de la beauté morale. Pour eux le modèle idéal s’est
déplacé ; il n’est plus situé parmi les formes, composé de force et de joie, mais
transporté dans les sentiments, composé de véracité, de droiture, d’attachement au
devoir, de fidélité à la règle. Qu’il vente et qu’il neige, que l’ouragan se démène
dans les noires forêts de sapins, ou sur la houle blafarde parmi les goëlands qui
crient, que l’homme roidi et violacé par le froid trouve pour tout régal, en se
claquemurant dans sa chaumière, un plat de choucroute aigre ou une pièce de bœuf salé,
sous une lampe fumeuse et près d’un feu de tourbe, il n’importe ; un autre royaume
s’ouvre pour le dédommager,
celui du contentement intime : sa femme est
fidèle et l’aime ; ses enfants, autour de son âtre, épellent la vieille Bible de
famille ; il est maître chez lui, protecteur, bienfaiteur, honoré par autrui, honoré
par lui-même ; et si, par hasard, il a besoin d’aide, il sait qu’au premier appel il
verra ses voisins se ranger fidèlement et bravement à ses côtés. Le lecteur n’a qu’à
mettre en regard les portraits du temps, ceux d’Italie et ceux d’Allemagne ; il
apercevra d’un coup d’œil les deux races et les deux civilisations, la Renaissance et
la Réforme : d’un côté, quelque condottiere demi-nu en costume romain, quelque
cardinal dans sa simarre, amplement drapé, sur un riche fauteuil sculpté et orné de
têtes de lions, de feuillages, de faunes dansants, lui-même ironique et voluptueux,
avec le fin et dangereux regard du politique et de l’homme du monde, cauteleusement
courbé et en arrêt ; de l’autre côté, quelque brave docteur, un théologien, homme
simple, mal peigné, roide comme un pieu dans sa robe unie de bure noire, avec de gros
livres de doctrine à fermoirs solides, travailleur convaincu, père de famille
exemplaire. Regardez maintenant le grand artiste du siècle, un laborieux et
consciencieux ouvrier, un partisan de Luther325, un véritable homme du Nord,
Albert Dürer. Lui aussi, comme Raphaël et Titien, il a son idée de l’homme, idée
inépuisable de laquelle sortent par centaines les figures vivantes et les scènes de
mœurs, mais combien
nationales et originales ! De la beauté épanouie et
heureuse, nul souci ; ses corps nus ne sont que des corps déshabillés : épaules
étroites, ventres proéminents, jambes grêles, pieds alourdis par la chaussure, ceux de
son voisin le charpentier ou de sa commère la marchande de saucisses ; les têtes font
saillie sur le cuivre infatigablement rayé et fouillé, sauvages ou bourgeoises,
souvent ridées par la fatigue du métier, ordinairement tristes, anxieuses et
patientes, âprement et misérablement déformées par les nécessités de la vie réelle. Au
milieu de cette copie minutieuse de la vérité laide, où est l’échappée ? Quelle est la
contrée où va s’enfuir la grande imagination mélancolique ? C’est le rêve, le rêve
étrange fourmillant de pensées profondes, la contemplation douloureuse de la destinée
humaine, l’idée vague de la grande énigme, la réflexion tâtonnante qui, dans la
noirceur des bois hérissés, à travers les emblèmes obscurs et les figures
fantastiques, essaye de saisir la vérité et la justice. Il n’a pas besoin de les
chercher si loin ; de prime-saut il les a saisies. Si l’honnêteté est quelque part au
monde, c’est dans les madones qui incessamment reviennent sous son burin. Ce n’est pas
lui qui, à la façon de Raphaël, commencerait par les faire nues ; la main la plus
licencieuse n’oserait pas déranger un seul des plis roides de leurs robes ; leur
enfant sur les bras, elles ne songent qu’à lui et ne songeront jamais au-delà ;
non-seulement elles sont innocentes, mais encore elles sont vertueuses ; la sage mère
de famille allemande, enfermée pour toujours
par sa volonté et par sa
nature dans les devoirs et les contentements domestiques, respire tout entière dans la
sincérité foncière, dans le sérieux, dans l’inattaquable loyauté de leurs attitudes et
de leurs regards. Il a fait plus : à côté de la vertu paisible, il a figuré la vertu
militante. Le voilà enfin le Christ véritable, le pâle Crucifié, exténué et décharné
par l’agonie, dont le sang, à chaque minute, tombe en gouttes plus rares, à mesure que
les palpitations plus faibles annoncent le déchirement suprême d’une vie qui s’en va.
Ce n’est pas ici, comme chez les maîtres italiens, un spectacle à récréer les yeux, un
simple ondoiement d’étoffes, une ordonnance des groupes. Le cœur, le plus profond du
cœur, est blessé par cette vue ; c’est le juste opprimé qui meurt, parce que le monde
hait la justice ; les puissants, les hommes du siècle sont là, indifférents,
ironiques : un chevalier empanaché, un bourgmestre ventru qui, les mains croisées
derrière son dos, regarde, occupe une heure ; mais tout le reste pleure ; au-dessus
des femmes évanouies, les anges pleins d’angoisse viennent recueillir dans des coupes
le sang sacré qui suinte, et les astres du ciel se voilent la face pour ne pas
contempler un si grand attentat. Il y en aura d’autres ; supplices sur supplices, et
les vrais martyrs à côté du vrai Christ, résignés, silencieux, avec le doux regard des
premiers fidèles. Ils sont liés autour d’un vieil arbre, et le bourreau les déchire
avec un fouet armé d’ongles de fer. Un évêque, les mains jointes, prie étendu pendant
qu’on lui tourne dans l’œil une tarière.
Là-haut, entre les arbres
échevelés et les racines grimaçantes, une troupe d’hommes et de femmes gravit sous les
verges l’escarpement d’une colline, et du sommet, avec la pointe des lances, on les
fait sauter dans le précipice ; çà et là roulent des têtes, des troncs inertes, et à
côté de ceux qu’on décapite, des corps enflés traversés d’un pal attendent les
corbeaux qui croassent. Tous ces maux, il faut les supporter pour confesser sa foi et
établir la justice. Mais il y a là-haut un gardien, un vengeur, un juge tout-puissant
qui aura son jour. Il va luire, ce jour, et les perçants rayons du dernier soleil
jaillissent déjà, comme une poignée de dards, à travers les ténèbres du siècle. Au
plus haut du ciel, l’ange est apparu dans sa robe étincelante, guidant les cavalcades
effrénées, les épées tournoyantes, les flèches inévitables des vengeurs qui viennent
fouler et punir la terre ; les hommes s’abattent sous leur galop, et la gueule du
monstre infernal mâche déjà la tête des prélats iniques. C’est ici le poëme populaire
de la conscience, et, depuis les jours des apôtres, les hommes ne l’ont point conçu
plus sublime et plus complet326.
Car la conscience, comme le reste, a son poëme ; par un envahissement naturel, la
toute-puissante idée de la justice déborde de l’âme, couvre le ciel, et y intronise un
nouveau Dieu. Redoutable Dieu, qui ne ressemble guère à la calme intelligence qui sert
aux philosophes pour expliquer l’ordre des choses, ni à ce Dieu
tolérant, sorte de roi constitutionnel que Voltaire atteint au bout d’un raisonnement,
que Béranger chante en camarade et qu’il salue « sans lui demander rien. » C’est le
juste Juge impeccable et rigide, qui exige de l’homme un compte exact de sa conduite
visible et de tous ses sentiments invisibles, qui ne tolère pas un oubli, un abandon,
une défaillance, devant qui tout commencement de faiblesse ou de faute est un attentat
et une trahison. Qu’est-ce que notre justice devant cette justice stricte ? On vivait
tranquille, aux temps d’ignorance ; tout au plus, quand on se sentait coupable, on
allait chercher une absolution auprès du prêtre ; pour achever, on achetait une bonne
indulgence ; le tarif était là, il y est encore ; Tetzel le dominicain déclare que
tous les péchés sont lavés « sitôt que l’argent sonne dans la caisse. » Quel que soit
le crime, on en a quittance ; quand même « un homme aurait violé la mère de Dieu », il
retournerait chez lui net et certain du paradis. Par malheur, les marchands de pardons
ne savent pas que tout est changé et que l’esprit est devenu adulte ; il ne récite
plus les mots machinalement comme un catéchisme, il les sonde anxieusement comme une
vérité. Dans l’universelle renaissance, et dans la puissante floraison de toutes les
idées humaines, l’idée germanique du devoir végète comme les autres. À présent, quand
on parle de justice, ce n’est plus une phrase morte qu’on récite, c’est une conception
vivante qu’on produit ; l’homme
aperçoit l’objet qu’elle représente, et
ressent l’ébranlement qui la soulève ; il ne la reçoit plus, il la fait ; elle est son
œuvre et sa maîtresse ; il la crée et la subit. « Ces mots justus et
justitia Dei, dit Luther, étaient un tonnerre dans ma conscience.
Je frémissais en les entendant ; je me disais : Si Dieu est juste, il me punira327. » Car sitôt que la conscience a retrouvé l’idée du
modèle parfait328, les moindres manquements lui semblent des crimes, et
l’homme condamné par ses propres scrupules tombe consterné d’horreur « et comme
englouti. » « Moi qui menais la vie d’un moine irréprochable, dit encore Luther, je
sentais pourtant en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer
sur la satisfaction que je devais
à Dieu… Alors je me disais : Suis-je
donc le seul qui doive être triste en esprit ?… Oh ! que je voyais de spectres et de
figures horribles ! » — Ainsi alarmée, la conscience croit que le jour terrible va
venir. « La fin du monde est proche… Nos enfants la verront ; peut-être nous-mêmes. »
— Une fois à ce propos, six mois durant, il a des songes épouvantables. Comme les
chrétiens de l’Apocalypse, il fixe le moment : cela arrivera à Pâques ou pour la fête
de la conversion de saint Paul. Tel théologien, son ami, songe à donner tous ses biens
aux pauvres ; « mais les prendrait-on ? disait-il. Demain soir, nous serons assis dans
le ciel. » Sous de telles angoisses, le corps fléchit. Pendant quatorze jours, Luther
fut dans un tel état, qu’il ne put ni boire, ni manger, ni dormir. « Jour et nuit »,
les yeux fixés sur le texte de saint Paul, il voyait le juge et ses mains inévitables.
Voilà la tragédie qui s’est agitée dans toutes les âmes protestantes ; c’est la
tragédie éternelle de la conscience, et le dénoûment est une nouvelle religion.
Car ce n’est pas la nature toute seule et sans secours qui sortira de cet abîme.
D’elle-même « elle est si corrompue qu’elle n’éprouve pas le désir des choses
célestes… Il n’y a rien en elle devant Dieu que concupiscence… » La bonne intention ne
peut venir d’elle. « Car, effrayé par la face de son péché, l’homme ne saurait se
proposer de bien faire, inquiet comme il l’est et anxieux ; au contraire, abattu et
écrasé par la force de son péché, il tombe dans le désespoir et dans la haine de Dieu,
comme il arriva
à Caïn, à Saül, à Judas », en sorte qu’abandonné à
lui-même, il ne peut trouver en lui-même que la rage et l’accablement d’un désespéré
ou d’un démon. En vain il essayerait de se racheter par de bonnes œuvres ; nos bonnes
actions ne sont pas pures ; même pures, elles n’effacent pas la souillure des péchés
antérieurs, et d’ailleurs elles n’ôtent point la corruption originelle du cœur ; elles
ne sont que des rameaux et des fleurs, c’est dans la séve que gît le venin
héréditaire. Il faut que l’homme descende en son cœur, par-dessous l’obéissance
littérale et la régularité juridique ; que du royaume de la loi il pénètre dans celui
de la grâce ; que de la rectitude imposée, il passe à la générosité spontanée ; que
par-dessous sa première nature, qui le portait vers l’égoïsme et les choses de la
terre, une seconde nature se développe, qui le porte vers le sacrifice et les choses
du ciel. Ni mes œuvres, ni ma justice, ni les œuvres et la justice d’aucune créature
ou de toutes les créatures ne peuvent opérer en moi ce changement . Un
seul le peut, le Dieu pur, le Juste immolé, le Sauveur, le Réparateur, Jésus, mon
Christ, en m’imputant sa justice, en versant sur moi ses mérites, en noyant mon péché
sous son sacrifice. Le monde est « une masse de perdition329» prédestinée à l’enfer. Seigneur Jésus, retirez-moi,
choisissez-moi dans cette masse. Je n’y ai nul droit, il n’y a rien en moi qui ne soit
abominable ; cette
prière même, c’est vous qui me l’inspirez et qui la
faites en moi. Mais je pleure et ma poitrine se soulève, et mon cœur se brise.
Seigneur, que je me sente racheté, pardonné, votre élu, votre fidèle ; donnez-moi la
grâce, et donnez-moi la foi ! — « Alors, dit Luther, je me sentis comme rené, et il sembla que j’entrais à portes ouvertes dans le paradis. »
Que reste-t-il à faire après cette rénovation du cœur ? Rien, toute la religion est
là ; il faut réduire ou supprimer le reste ; elle est une affaire personnelle, un
dialogue intime entre l’homme et Dieu, où il n’y a que deux choses agissantes, la
propre parole de Dieu, telle qu’elle est transmise par l’Écriture, et les émotions du
cœur de l’homme, telles que la parole de Dieu les excite et les entretient330. Écartons les pratiques sensibles par lesquelles on a voulu
remplacer cet entretien de l’âme invisible et du juge invisible : je veux dire les
mortifications, les jeûnes, les pénitences corporelles, les carêmes, les vœux de
chasteté et de pauvreté, les chapelets, les indulgences ; les rites ne sont bons qu’à
étouffer sous des œuvres machinales
la piété vivante. Écartons les
intermédiaires par lesquels on a voulu empêcher le commerce direct de Dieu et de
l’homme, je veux dire les saints, la Vierge, le pape, le prêtre : quiconque les adore
ou leur obéit est idolâtre. Ni les saints, ni la Vierge ne peuvent nous convertir et
nous sauver ; c’est Dieu seul qui par son Christ nous convertit et nous sauve. Ni le
pape, ni le prêtre ne peuvent nous fixer notre croyance ou nous remettre nos péchés ;
c’est Dieu seul qui nous instruit par son Écriture, et nous absout par sa grâce. Plus
de pèlerinages ni de reliques ; plus de traditions ni de confessions auriculaires. Une
nouvelle Église paraît, et avec elle un nouveau culte ; les ministres de la religion
changent de rôle, et l’adoration de Dieu change de forme ; l’autorité du clergé
s’atténue, et la pompe du service se réduit ; elles se réduisent et s’atténuent
d’autant plus, que l’idée primitive de la théologie nouvelle est plus absorbante,
tellement, qu’il y a des sectes où elles disparaissent tout à fait. Le prêtre descend
de cette haute place où le droit de remettre les péchés et de régler la foi l’avait
élevé par-dessus les têtes des laïques ; il rentre dans la société civile, il se marie
comme eux, il tend à redevenir leur égal, il n’est qu’un homme plus savant et plus
pieux que les autres, leur élu et leur conseiller. Son église devient un temple, vide
d’images, d’ornements et de cérémonies, parfois tout nu, simple lieu d’assemblée, où,
entre des murs blanchis, du haut d’une chaire unie, un homme en robe noire parle sans
gestes, lit un morceau de la Bible, entonne un
hymne que continue la
congrégation. Il y a un autre lieu de prière, aussi peu décoré et non moins vénéré, le
foyer domestique, où chaque soir le père de famille, devant ses serviteurs et ses
enfants, fait tout haut la prière et lit l’Écriture. Austère et libre religion, toute
purgée de sensualité et d’obéissance, toute intérieure et personnelle, qui, instituée
par l’éveil de la conscience, ne pouvait s’établir que chez des races où chacun trouve
naturellement en soi-même la persuasion qu’il est seul responsable de ses œuvres et
toujours astreint à des devoirs.
Sans doute c’est par une porte bâtarde que la réforme entre en Angleterre ; mais il
suffit qu’une porte s’ouvre, telle quelle ; car ce ne sont pas les manéges de cour et
les habiletés officielles qui amènent les révolutions profondes ; ce sont les
situations sociales et les instincts populaires. Quand cinq millions d’hommes se
convertissent, c’est que cinq millions d’hommes ont envie de se convertir. Laissons
donc de côté les parades et les intrigues d’en haut, les scrupules et les passions de
Henri VIII331, les
complaisances et les adresses de Cranmer, les variations et les bassesses du
Parlement, les oscillations et les lenteurs de la
Réforme, commencée,
puis arrêtée, puis poussée en avant, puis d’un coup violemment refoulée, enfin épandue
sur toute la nation, et endiguée dans un établissement légal, établissement singulier,
bâti de pièces disparates, mais solide pourtant et qui a duré. Tout grand changement a
sa racine dans l’âme, et il n’y a qu’à regarder de près dans cette région profonde
pour découvrir les inclinations nationales et les irritations séculaires dont le
protestantisme est issu.
Cent cinquante ans auparavant, il avait été sur le point d’éclore ; Wicleff avait
paru, les lollards s’étaient levés, la Bible avait été traduite ; la chambre des
communes avait proposé la confiscation de tous les biens ecclésiastiques ; puis, sous
le poids de l’Église, de la royauté et des lords réunis, la réforme naissante écrasée
était rentrée sous terre, pour ne plus reparaître que de loin en loin par les
supplices de ses martyrs. Les évêques avaient reçu le droit d’emprisonner sans
jugement les laïques suspects d’hérésie ; ils avaient brûlé vivant lord Cobham ; les
rois avaient pris parmi eux leurs ministres ; assis dans leur autorité et dans leur
faste, ils avaient fait plier noblesse et peuple sous le glaive laïque qui leur avait
été remis, et, dans leur main, le rigide réseau de lois qui depuis la conquête
enserrait la nation de ses mailles, était devenu encore plus étroit et plus blessant.
Les actions vénielles s’y étaient trouvées prises comme les actions criminelles, et la
répression judiciaire, portée sur les péchés aussi bien que sur les attentats, avait
changé la police en inquisition : « Offenses contre la chasteté332,
hérésie ou choses sentant l’hérésie, sorcellerie,
ivrognerie, médisance, diffamation, paroles impatientes, promesses rompues, mensonge,
manque d’assistance à l’église, paroles irrévérentieuses à propos des saints,
non-payement des offrandes, plaintes contre les tribunaux ecclésiastiques », tous ces
délits imputés ou soupçonnés conduisaient les gens devant les tribunaux
ecclésiastiques, avec des frais énormes, parmi de longs délais, à de grandes
distances, sous une procédure captieuse, pour aboutir à de grosses amendes, à des
emprisonnements rigides, à des abjurations humiliantes, à des pénitences publiques et
à la menace souvent accomplie des supplices et du bûcher. Qu’on en juge par un seul
fait : le comte de Surrey, un parent du roi, fut traduit devant un de ces tribunaux
pour avoir manqué au maigre. Imaginez, si vous le pouvez, la minutieuse et incessante
oppression d’un pareil code ; à quel point toute la vie humaine, actions visibles et
pensées invisibles, y était enveloppée et enlacée ; comment, par les délations
forcées, il pénétrait dans chaque foyer et dans chaque conscience ; avec quelle
impudence il se transformait en machine d’extorsions ; quelle sourde colère il
excitait dans ces bourgeois, dans ces paysans obligés parfois de faire et de refaire
soixante milles pour laisser accroché à chacune des innombrables
griffes
de la procédure333 un morceau de
leur épargne, parfois toute leur substance et toute la substance de leurs enfants ! On
réfléchit quand on est ainsi foulé ; on se demande tout bas si c’est bien par une
délégation de Dieu que les voleurs mitrés pratiquent ainsi la tyrannie et le pillage ;
on regarde de plus près dans leur vie ; on veut savoir s’ils observent eux-mêmes la
régularité qu’ils imposent à autrui ; et tout d’un coup l’on apprend d’étranges
choses. Le cardinal Wolsey écrit au pape que « les prêtres séculiers et réguliers
commettent habituellement des crimes atroces pour lesquels, s’ils n’étaient pas dans
les ordres, ils seraient promptement exécutés334, et que les laïques sont scandalisés de les voir
non-seulement échapper à la dégradation, mais jouir d’une impunité parfaite. » Un
prêtre convaincu d’inceste avec la prieure de Kilbourne est condamné pour toute peine
à porter une croix à la procession et à payer trois shillings et quatre pence ; à ce
taux, je réponds qu’il recommencera. Dès le règne précédent, les gentilshommes et les
fermiers du Carnavonshire déposaient une plainte pour accuser le clergé de débaucher,
de parti pris, leurs femmes et leurs filles. Il y avait des maisons de prostitution à
Londres pour l’usage particulier des prêtres. Quant aux abus du confessionnal, lisez
dans les originaux335
les intimités auxquelles ils donnent lieu. Les évêques distribuent des
bénéfices à leurs enfants encore tout jeunes ; « le saint père prieur de Maiden
Bradley n’en avait que six, dont une fille déjà mariée sur les biens du monastère. » —
… Dans les couvents « les moines boivent après la collation jusqu’à dix heures ou
midi, et viennent à matines, ivres… Ils jouent aux cartes, aux dés… Quelques-uns
n’arrivent à matines que quand le jour baisse, et encore seulement par crainte des
peines corporelles. » Les visiteurs royaux trouvaient des concubines dans les
appartements secrets des abbés. Au monastère de Sion, les moines confesseurs des
nonnes les débauchent et les absolvent tout ensemble. Il y eut des couvents, dit
Burnet, où toutes les religieuses furent trouvées grosses. Environ « les deux tiers »
des moines d’Angleterre vivaient de telle sorte, que le Parlement entendant le rapport
officiel s’écria d’une seule voix : « À bas les moines336 ! » Quel spectacle pour un
peuple en qui le raisonnement et la conscience commencent à s’éveiller ! Bien avant le
grand éclat, la colère publique grondait sourdement et s’amassait pour la révolte ;
des prêtres étaient hués dans les rues ou jetés dans le ruisseau ; des femmes
refusaient de recevoir l’hostie consacrée par une main qu’elles appelaient
immonde337. Quand
l’appariteur ecclésiastique venait citer les délinquants, on le chassait en
l’injuriant.
« Va-t’en, puant coquin ; vous êtes tous, chacun de vous,
des canailles et des suborneurs. » Un mercier cassait la tête d’un appariteur avec son
aune. Un garçon d’auberge disait que « la vue d’un prêtre le rendait malade, et qu’il
ferait soixante milles pour en faire coffrer un. » L’évêque Fitz James écrivait que
« les gens de Londres étaient si malicieusement disposés en faveur de la perversité
hérétique, qu’assemblés en jury ils condamnaient n’importe quel clerc, fût-il aussi
innocent qu’Abel338 » ; Wolsey lui-même parlait au pape « du dangereux esprit »
qui se répandait parmi le peuple, et il méditait une réforme. Quand Henri VIII mit la
cognée à l’arbre et que lentement, avec défiance, il frappa un coup, puis un autre
coup, émondant les branches, il y eut mille et bientôt cent mille cœurs qui
l’approuvèrent et qui auraient voulu frapper le tronc.
Considérez à ce moment, vers 1521, l’intérieur d’un diocèse, celui de Lincoln, par
exemple339, et jugez par cet exemple de la manière dont la machine
ecclésiastique travaille par toute l’Angleterre, multipliant les martyres, les haines
et les conversions. L’évêque Longland fait appeler les parents des accusés, frères,
femmes et enfants, et leur défère le serment ; comme ils ont déjà été poursuivis et
qu’ils ont abjuré, il faut bien qu’ils avouent, sinon ils sont relaps, et les fagots
sont prêts. Voilà donc qu’ils dénoncent
leurs proches et eux-mêmes. L’un
a enseigné à un autre en anglais l’épître de saint Jacques. Celui-ci, ayant oublié
plusieurs mots du Pater et du Credo latins, ne
sait plus les réciter qu’en anglais. Une femme a détourné son visage de la croix qu’on
portait le matin de Pâques. Plusieurs, à l’église, surtout au moment de l’élévation,
n’ont pas voulu dire de prières et sont restés assis, « muets comme des bêtes. » Trois
hommes, dont un charpentier, ont passé ensemble une nuit lisant un livre de
l’Écriture. Une femme grosse est allée communier sans être à jeun. Un chaudronnier a
nié la présence réelle. Un briquetier a gardé en sa possession l’Apocalypse. Un
batteur en grange a dit, en montrant son ouvrage, qu’il était en train de faire sortir
Dieu de la paille. D’autres ont mal parlé des pèlerinages, ou du pape, ou des
reliques, ou de la confession. Et là-dessus, cinquante d’entre eux sont condamnés dans
la même année à abjurer, à promettre de dénoncer autrui, et à faire toute leur vie
pénitence, sous peine d’être relaps et brûlés comme tels. On les enferme en
différentes abbayes ; ils y seront nourris d’aumônes et travailleront pour mériter
qu’on les nourrisse ; ils paraîtront avec un fagot sur l’épaule au marché et à la
procession du dimanche, puis dans une procession générale, puis au supplice d’un
hérétique ; ils jeûneront au pain et à l’eau tous les vendredis de leur vie, et
porteront une marque visible sur leur joue. Outre cela six seront brûlés vifs, et les
enfants de l’un d’eux, John Scrivener, sont
obligés de mettre eux-mêmes
le feu au bûcher de leur père. Croyez-vous que, l’homme brûlé ou enfermé, tout soit
fini ? On se tait, je le veux bien, et on se cache ; mais les longs souvenirs et les
ressentiments amers subsistent sous le silence forcé. Ils ont vu340 leur camarade, leur parent,
leur frère lié par une chaîne de fer, les mains jointes, priant au milieu de la fumée
pendant que la flamme noircissait sa peau et faisait fondre sa chair. De tels
spectacles ne s’oublient pas ; les dernières paroles prononcées sur les fagots, les
appels suprêmes à Dieu et au Christ demeurent dans leur cœur, tout-puissants et
ineffaçables. Ils les emportent avec eux et les méditent tout bas dans les champs, à
leur ouvrage, quand ils se croient seuls ; et là-dessus, obscurément, passionnément,
les têtes travaillent. Car, par-delà cette sympathie universelle qui range tout homme
du côté des opprimés, il y a le sentiment religieux qui fermente. La crise de la
conscience a commencé, elle est naturelle à cette, race ; ils songent à leur salut,
ils s’alarment de leur état, ils s’effrayent des jugements de Dieu, ils se demandent
si, en demeurant sous l’obéissance et sous les rites qu’on leur impose, ils ne
deviennent pas coupables et ne méritent pas d’être damnés. Est-ce avec des prisons et
des supplices qu’on étouffera cette terreur ? Crainte contre crainte,
il
ne reste qu’à savoir laquelle des deux sera la plus forte. On le saura bientôt ; car
le propre de ces anxiétés intérieures, c’est de s’accroître sous la contrainte et
l’oppression ; comme une source vive qu’on essaye en vain d’écraser sous les pierres,
elles bouillonnent, et s’entassent, et regorgent, jusqu’à ce que leur trop-plein
déborde, disjoignant ou crevant la maçonnerie régulière sous laquelle on a voulu les
enterrer. Dans la solitude des champs, aux longues veillées d’hiver, l’homme rêve ;
bientôt il a peur et devient morne. Le dimanche à l’église, quand on l’oblige à se
signer, à s’agenouiller devant la croix, à recevoir l’hostie, il frémit, se croit en
péché mortel. Il cesse de parler à ses amis ; il demeure pendant des heures, la tête
penchée, triste ; la nuit, sa femme l’entend soupirer, et il se lève ne pouvant
dormir. Représentez-vous cette figure pâlie, angoisseuse, et qui porte sous sa roideur
et sous son flegme une ardeur secrète ; on la retrouve encore en Angleterre dans ces
pauvres sectaires râpés qui, une Bible à la main, se mettent tout d’un coup à prêcher
au milieu d’un carrefour, dans ces longues faces qui, après le service, n’ayant point
eu assez de prières, entonnent un psaume dans la rue. La sombre imagination a
tressailli, comme une femme enceinte, et son fruit grossit chaque jour déchirant celui
qui le porte. Le long hiver boueux, la plainte du vent qui se lamente dans les poutres
mal jointes du toit, la mélancolie du ciel incessamment noyé de pluies ou cerné de
nuages, assombrissent encore le lugubre
rêve. Désormais il a pris son
parti, il veut être sauvé coûte que coûte. Au péril de sa vie, il se procure quelqu’un
de ces livres qui enseignent la voie du salut, le Guichet de
Wicleff, l’Obéissance du chrétien, parfois la Révélation de l’Antéchrist par Luther, mais surtout quelques portions de la
parole de Dieu, que Tyndal vient de traduire. Tel a caché ses livres dans le creux
d’un arbre ; un autre apprend par cœur une épître ou un évangile, afin de pouvoir y
penser tout bas, même en présence des dénonciateurs. Seul à seul, quand il est sûr de
son voisin, il lui en parle, et quand un paysan parle de cette sorte à un paysan, un
ouvrier à un ouvrier, vous savez quel est l’effet. « C’est par les fils des yeomen surtout, dit Latimer, que la foi du Christ s’est maintenue en
Angleterre341 », et ce sera plus tard avec des fils de yeomen, que Cromwell gagnera ses victoires puritaines. Quand un chuchotement
court ainsi dans le peuple, toutes les voix officielles crient inutilement ; la nation
a rencontré son poëme, elle bouche ses oreilles aux importuns qui tâchent de l’en
distraire, et bientôt elle le chantera de toute sa voix et de tout son cœur.
Cependant la contagion avait gagné même les gens officiels, et Henri VIII enfin
permettait de publier la Bible anglaise342.
L’Angleterre avait son livre. « Quiconque
pouvait acheter le livre, dit
Strype, ou le lisait assidûment, ou se le faisait lire par d’autres, et plusieurs
personnes d’âge apprirent à lire pour cet objet. » Des pauvres, le dimanche, se
rassemblaient au bas de l’église pour le lire. Un jeune homme, Maldon, contait plus
tard qu’il avait mis ses économies avec celles d’un apprenti de son père pour acheter
un Nouveau Testament, et que, par crainte de son père, ils l’avaient caché dans leur
paillasse. En vain le roi, dans sa proclamation, avait ordonné aux gens « de ne pas
trop accorder à leur propre sens, à leurs imaginations, à leurs opinions ; de ne pas
raisonner publiquement là-dessus dans leurs tavernes publiques et dans leurs débits de
bière, mais d’avoir recours aux gens doctes et autorisés » ; la semence germait, et on
aimait mieux en croire Dieu que les hommes. Maldon déclarait à sa mère qu’il ne
s’agenouillerait plus devant le crucifix, et son père furieux le rouait de coups et
voulait le pendre. La préface elle-même appelait les gens à l’étude indépendante,
disant que « l’évêque de Rome a tâché longtemps de priver le peuple de la Bible…, pour
l’empêcher de découvrir ses tours et ses mensonges…, sachant bien que si le clair
soleil de la parole de Dieu apparaissait dans la chaleur du jour, il dissiperait le
brouillard pestilentiel de ses diaboliques doctrines. » Même de l’avis des gens
officiels, c’est donc la vérité pure et tout entière qui est là, non pas la simple
vérité spéculative, mais la vérité morale sans laquelle nous ne pouvons bien vivre ni
être sauvés.
« Cherche dans l’Écriture, dit le traducteur, principalement
et avant tout les traités et les contrats343 faits
entre Dieu et nous, c’est-à-dire la loi et les commandements que Dieu nous fait, et
ensuite, la grâce et le pardon qu’il promet à tous ceux qui se soumettent à sa loi.
Car toutes les promesses, partout, dans toute l’Écriture, enferment un traité ;
c’est-à-dire que Dieu s’engage à t’accorder cette grâce à cette
condition seulement que tu t’efforceras toi-même de garder ses lois. » Quel mot ! et
avec quelle ardeur, des hommes tourmentés par les reproches incessants d’une
conscience scrupuleuse et par le pressentiment de l’éternité obscure, vont-ils
appliquer sur ces pages toute l’attention de leurs yeux et de leur cœur !
J’ai devant moi un de ces vieux in-folios carrés344, en lettres gothiques, où des pages usées
par les doigts calleux ont été raccommodées, où une vieille estampe rend sensible aux
pauvres gens les exploits et les menaces du Dieu tonnant, où la préface et la table
indiquent aux simples la morale qu’il faut tirer de chaque histoire tragique, et
l’application qu’il faut faire de chaque précepte ancien. Une partie de la langue et
la moitié des mœurs anglaises sortent de là : encore aujourd’hui le pays est biblique
345 ; ce sont ces gros livres qui ont transformé
l’Angleterre de Shakspeare. Tâchez, pour comprendre ce grand changement, de vous
représenter ces yeomen, ces
boutiquiers qui, le soir, étalent cette Bible
sur leur table, et la tête nue, avec vénération, écoutent ou lisent un de ses
chapitres. Songez qu’ils n’ont point d’autres livres, que leur esprit est vierge, que
toute impression y fera un sillon, que la monotonie de la vie machinale les livre tout
entiers aux émotions neuves, qu’ils ouvrent ce livre non pour se distraire, mais pour
y chercher leur sentence de vie et de mort ; enfin que l’imagination sombre et
passionnée de la race les exhausse au niveau des grandeurs et des terreurs qui vont
passer sous leurs yeux. Tyndal, le traducteur, a écrit parmi des sentiments pareils,
condamné, poursuivi, se cachant, l’esprit plein de l’idée de sa mort prochaine et du
grand Dieu pour lequel à la fin il est monté sur le bûcher ; et les spectateurs qui
ont vu les remords de Macbeth et les meurtres de Shakspeare peuvent entendre les
désespoirs de David et les massacres accumulés sous les Juges et sous les Rois. Le
court verset hébraïque a prise ici par son âpreté fruste. Ils n’ont pas besoin, comme
les Français, qu’on leur développe les idées, qu’on les explique en beau langage
clair, qu’on les modère et qu’on les lie346. La grave et vibrante parole les ébranle
du premier coup ; ils l’entendent par l’imagination et par le cœur ; ils ne sont pas,
comme nous, asservis à la régularité de la logique, et le vieux texte, si heurté, si
fier et si terrible, peut garder dans leur langue sa sauvagerie et sa majesté. Plus
qu’aucun
peuple de l’Europe, à force de concentration et de rigidité
intérieures, ils retrouvent la conception sémitique du Dieu solitaire et
tout-puissant : étrange conception qu’avec tous nos procédés critiques nous parvenons
à peine aujourd’hui à reformer en nous-mêmes. Pour l’Hébreu, pour les puissants
esprits qui ont rédigé le Pentateuque347, pour les prophètes et les
auteurs des Psaumes, la vie, telle que nous la concevons, s’est retirée des êtres,
plantes, animaux, firmament, objets sensibles, pour se reporter et se concentrer tout
entière dans l’Être unique dont ils sont les œuvres et les jouets. La terre est le
marche-pied de ce grand Dieu, le ciel est son vêtement. Il est dans ce monde, parmi
ses créatures, comme un roi d’Orient dans sa tente, parmi ses armes et ses tapis. Si
vous entrez dans cette tente, tout disparaît devant l’idée absorbante du maître ; vous
ne voyez que lui ; nulle chose n’a d’être propre et indépendant ; ces armes ne sont
faites que pour sa main, ces tapis ne sont faits que pour son pied ; vous ne les
imaginez que pliés pour lui et foulés par lui. Toujours le redoutable visage et la
voix grondante du dominateur irrésistible apparaissent derrière ses instruments.
Pareillement pour l’Hébreu, la nature et les hommes ne sont rien par eux-mêmes ; ils
servent à Dieu ; ils n’ont point d’autre raison d’exister ni d’autre usage ; ils
s’effacent à côté de l’Être solitaire et énorme qui,
étalé et dressé
comme une montagne devant la pensée humaine, occupe et couvre à lui seul tout
l’horizon. En vain nous essayons, nous autres descendants des races ariennes, de nous
figurer ce Dieu dévorateur ; nous laissons toujours quelque beauté, quelque intérêt,
quelque portion de vie libre à la nature ; nous n’atteignons le Créateur qu’à demi,
avec peine, au bout d’un raisonnement, comme Voltaire et Kant ; nous faisons de lui
plus volontiers un architecte ; nous croyons naturellement aux lois naturelles ; nous
savons que l’ordre du monde est fixe ; nous n’écrasons pas les choses et leurs
attaches sous le poids d’une souveraineté arbitraire ; nous ne nous figurons pas le
sentiment sublime de Job qui voit le monde frissonner et s’abîmer sous l’attouchement
de la main foudroyante ; nous ne nous sentons plus capables de soutenir l’émotion
intense et de répéter l’accent des Psaumes, où, dans le silence des
êtres pulvérisés, rien ne subsiste que le dialogue du cœur de l’homme et du Dominateur
éternel. Ceux-ci, dans l’angoisse de la conscience troublée et dans l’oubli de la
nature sensible, le recommencent en partie. Si la forte et âpre acclamation de l’Arabe
qui éclate comme une trompette à l’aspect du soleil levant et de la nudité des
solitudes348, si les secousses intérieures, les
courtes visions du paysage lumineux et grandiose, si le coloris sémitique manque, du
moins
le sérieux et la simplicité ont subsisté, et le Dieu hébraïque
transporté dans la conscience moderne n’est pas moins souverain dans cette étroite
enceinte que dans les sables et dans les montagnes d’où il est sorti. Son image est
réduite, mais son autorité est entière ; s’il est moins poétique, il est plus moral.
Ils lisent avec étonnement et tremblement l’histoire de ses œuvres, les tables de ses
ordonnances, les archives de ses vengeances, la proclamation de ses promesses et de
ses menaces ; ils s’en remplissent. On n’a jamais vu de peuple qui se soit imbu si
profondément d’un livre étranger, qui l’ait fait ainsi pénétrer dans ses mœurs et dans
ses écrits, dans son imagination et dans son langage. Désormais ils ont trouvé leur
roi, ils vont le suivre ; nulle parole laïque ou ecclésiastique ne prévaudra contre sa
parole ; ils lui ont soumis leur conduite, ils exposeront pour lui leurs corps et
leurs vies, et s’il le faut, pour lui rester fidèles, un jour viendra où ils
renverseront l’État.
Ce n’est pas assez d’entendre ce roi, il faut encore lui répondre, et la religion
n’est complète que lorsque la prière du peuple vient s’ajouter à la révélation de
Dieu. En 1549, enfin, l’Angleterre reçoit son Prayer-Book349 des mains de Cranmer, Pierre Martyr, Bernard Ochin,
Mélanchthon ; les principaux et les plus fervents des réformateurs de l’Europe ont été
appelés pour « composer un corps de doctrines conformes à
l’Écriture »,
et pour exprimer un corps de sentiments conformes à la véritable foi des chrétiens.
Admirable livre où respire tout l’esprit de la réforme, où, à côté des touchantes
tendresses de l’Évangile et des accents virils de la Bible, palpitent la profonde
émotion, la grave éloquence, la générosité, l’enthousiasme contenu des âmes héroïques
et poétiques qui retrouvaient le christianisme et qui avaient connu les approches du
bûcher. « Père tout-puissant et miséricordieux, nous avons erré et nous nous sommes
égarés hors de tes voies, comme des brebis perdues. Nous avons trop suivi les
imaginations et les désirs de nos propres cœurs. Nous avons péché contre tes lois
saintes. Nous n’avons point fait les choses que nous devions faire, et nous avons fait
les choses que nous devions ne point faire. Et il n’y a point de santé en nous. Mais
toi, Seigneur, aie pitié de nous, misérables pécheurs. Épargne, ô Dieu, ceux qui
confessent leurs fautes. Relève ceux qui sont pénitents, selon tes promesses déclarées
au genre humain par le Christ, Jésus, Notre-Seigneur, et accorde-nous, ô
miséricordieux Père, pour l’amour de lui, que nous puissions à l’avenir avoir une vie
pieuse, droite et sage350…
Dieu tout-puissant et
éternel, qui ne hais rien de ce que tu as fait, et
qui pardonnes les fautes de tous ceux qui se repentent, crée et fais en nous un cœur
nouveau et contrit, afin que nous déplorions, comme il convient, nos péchés, et que,
reconnaissant notre misère, nous puissions obtenir de toi pardon et rémission
entière351… » Toujours revient la même idée, l’idée du péché,
du repentir et de la rénovation morale ; toujours la pensée maîtresse est celle du
cœur humilié devant la justice invisible et n’implorant sa grâce que pour obtenir son
redressement. Un pareil état d’esprit ennoblit l’homme et met une sorte de gravité
passionnée dans toutes les importantes actions de sa vie. Il faut écouter la liturgie
au lit des mourants, au baptême des enfants, à la célébration des mariages. « Veux-tu
prendre cette femme pour ta légitime épouse, afin de vivre ensemble selon le
commandement de Dieu dans le saint état du mariage ? Veux-tu l’aimer, la soutenir,
l’honorer, la garder dans la maladie et dans la santé… dans la bonne et la mauvaise
fortune, dans la richesse et dans la pauvreté… et renonçant à toute autre, te
garder à elle seule aussi longtemps que vous vivrez tous les deux352 ? » Ce sont là les vraies paroles de
la loyauté et de la conscience. Nulle langueur mystique ici ni ailleurs. Cette
religion n’est point faite pour des femmes qui rêvent, attendent et soupirent, mais
pour des hommes qui s’examinent, agissent et ont confiance, confiance en quelqu’un de
plus juste qu’eux. Quand l’homme est malade et que sa chair défaille, le prêtre
s’avance et lui dit : « Notre cher bien-aimé, sachez ceci : que le Dieu tout-puissant
est le Seigneur de la vie et de la mort et de toutes les choses qui s’y rapportent,
comme la jeunesse, la force, la santé, la vieillesse, la débilité, la maladie ; c’est
pourquoi, quel que soit votre mal, sachez avec certitude qu’il est une visitation de
Dieu ; et quelle que soit la cause pour laquelle cette maladie vous est envoyée, que
ce soit pour éprouver votre patience ou servir d’exemple à autrui…, ou pour corriger
et amender en vous quelque chose qui offense les yeux de votre Père céleste ; sachez
avec certitude que si vous vous repentez véritablement de vos péchés et si vous portez
patiemment votre maladie, vous confiant à la miséricorde de Dieu et
vous
soumettant entièrement à sa volonté…, elle tournera à votre profit et vous aidera dans
la droite voie qui conduit à la vie éternelle353. » Un grand sentiment mystérieux, une sorte d’épopée
sublime et sans images apparaît obscurément parmi ces examens de la conscience, je
veux dire la divination du gouvernement divin et du monde invisible, seuls
subsistants, seuls véritables en dépit des apparences corporelles et du hasard brutal
qui semble entre-choquer les choses. De loin en loin l’homme entrevoit cet au-delà et se relève du fond de son cloaque, comme s’il avait respiré
soudainement un air fortifiant et pur. Voilà les effets de la prière publique rendue
au peuple ; car celle-ci a été retirée du latin, reportée dans la langue vulgaire, et
dans ce seul mot il y a une révolution. Sans doute la routine, ici comme pour l’ancien
missel, fera insensiblement son triste office ; à force de répéter les mêmes mots,
l’homme ne répétera souvent que des mots ; ses lèvres remueront et son cœur restera
inerte. Mais dans les grandes angoisses,
dans les sourdes agitations de
l’esprit inquiet et vide, aux funérailles de ses proches, les fortes paroles du livre
le retrouveront sensible ; car elles sont vivantes354 et ne s’arrêtent pas dans les oreilles comme le langage
mort : elles entrent jusqu’à l’âme, et sitôt que l’âme est remuée et labourée, elles y
prennent racine. Si vous allez les entendre dans le pays et si vous écoutez l’accent
vibrant et profond avec lequel on les prononce, vous verrez qu’elles y forment un
poëme national, toujours compris et toujours efficace. Le dimanche, dans le silence de
toutes les affaires et de tous les plaisirs, entre les murs nus des églises de
village, où nulle image, nul ex-voto, nul culte accessoire ne vient distraire les
yeux, les bancs sont pleins ; les puissants versets hébraïques heurtent comme des
coups de bélier à la porte de chaque âme, puis la liturgie développe ses supplications
imposantes, et par intervalles le chant de la congrégation vient avec l’orgue soutenir
le recueillement public. Rien de plus grave et de plus simple que ce chant populaire ;
nulle fioriture, nulle cantilène ; il n’est point fait pour l’agrément de l’oreille,
et néanmoins il est exempt des tristesses maladives, de la lugubre
monotonie que le moyen âge a laissée dans notre plain-chant ; ni monacal, ni païen,
il roule comme une mélopée virile et pourtant douce, sans contredire ni faire oublier
les paroles qu’il accompagne ; ces paroles sont les psaumes355 traduits en vers et encore augustes, atténués mais non
enjolivés. Tout est d’accord, le lieu, le chant, le texte, la cérémonie, pour mettre
chaque homme, en personne et sans intermédiaire, en présence du Dieu juste, et pour
former une poésie morale qui soutienne et développe le sens moral356.
Un point manque encore pour achever cette religion virile, le
raisonnement humain. Le ministre monte en chaire et parle ; il parle froidement, je le
veux bien, avec des littéraux et des démonstrations trop longues, mais
solidement, sérieusement, en homme qui veut bien convaincre, et par de bons moyens,
qui ne s’adresse qu’à la raison, et ne discourt que de la justice. Avec Latimer et ses
contemporains, la prédication comme la religion change d’objet et de caractère ; comme
la religion, elle devient populaire et morale, et s’approprie à ceux qui l’écoutent
pour les rappeler à leurs devoirs. Peu d’hommes, par leur vie et leur parole, ont
mieux que celui-ci mérité des hommes. C’était un véritable Anglais, consciencieux,
courageux, homme de bon sens et de pratique, issu de la classe laborieuse et
indépendante où étaient le cœur et les muscles de la nation. Son père, un
brave yeoman, avait une ferme de quatre livres par an, où il employait une
demi-douzaine d’hommes, avec trente vaches que trayait sa femme, lui-même bon soldat
du roi, s’entretenant d’une armure pour lui et son cheval afin de paraître à l’armée
selon les occurrences, enseignant à son fils à tirer de l’arc, lui donnant à boucler
sa cuirasse, et trouvant au fond de sa bourse quelques vieux nobles pour l’envoyer à
l’école et de là à l’Université. Le petit Latimer étudia âprement, prit ses grades, et
resta longtemps bon catholique, ou, comme il disait, « dans les ténèbres et l’ombre de
la mort. » Vers trente ans, ayant fréquenté Bilney le martyr, et surtout ayant connu
le monde et pensé par lui-même, il commença « à flairer la parole de Dieu et à
abandonner les docteurs d’école et les sottises de ce genre », bientôt à prêcher, et
tout de suite à passer « pour un séditieux grandement incommode aux gens en place qui
étaient injustes. » Car ce fut là d’abord le trait saillant de son éloquence ; il
parlait aux gens de leurs devoirs, et en termes précis. Un jour qu’il prêchait devant
l’Université, l’évêque d’Ely entra curieux de l’entendre. Sur-le-champ il changea de
sujet, et fit le portrait du prélat parfait, portrait qui ne cadrait pas bien avec la
personne de l’évêque, et il fut dénoncé pour ce fait. Devenu chapelain de Henri VIII,
si terrible que fût le roi, si petit qu’il fût lui-même, il osa lui écrire librement
pour arrêter la persécution qui commençait et empêcher l’interdiction de la Bible ;
certainement il jouait sa vie. Il l’avait déjà fait, il le fit encore ;
comme Tyndal, comme Knox, comme tous les chefs de la Réforme, il vécut presque
incessamment dans l’attente de la mort, et dans la pensée du bûcher. Avec une santé
mauvaise, attaqué par de grands maux de tête, par des douleurs d’entrailles, par la
pleurésie, par la pierre, il faisait un travail énorme, voyageant, écrivant, prêchant,
prononçant à soixante-sept ans deux sermons chaque dimanche, et le plus souvent se
levant à deux heures du matin, été comme hiver, pour étudier. Rien de plus simple et
de plus efficace que son éloquence ; et la raison en est qu’il ne parle jamais pour
parler, mais pour faire une œuvre. Ses instructions, entre autres
celles qu’il prêche devant le jeune roi Édouard, ne sont pas, comme celles de
Massillon devant le petit Louis XV, suspendues en l’air, dans la tranquille région des
amplifications philosophiques : ce sont les vices présents qu’il veut corriger et
qu’il attaque, les vices qu’il a vus, que chacun désigne du doigt ; lui aussi il les
désigne, nommant les choses par leur nom, et aussi les gens, disant les faits et les
détails, en brave cœur, qui n’épargne personne, et s’expose sans arrière-pensée pour
dénoncer et redresser l’iniquité. Si universelle que soit sa morale, si ancien que
soit son texte, il l’applique aux contemporains, à ses auditeurs, tantôt aux juges qui
sont là, « à messieurs les habits de velours » qui ne veulent pas écouter les pauvres,
qui en douze mois ne donnent qu’un jour d’audience à telle femme, et qui laissent
telle autre
pauvre femme à la prison de la Flotte, sans vouloir accepter
caution ; tantôt aux payeurs, aux entrepreneurs du roi, dont il compte les voleries,
qu’il place « entre l’enfer et la restitution », et de qui, livre par livre, il
obtient et extorque l’argent volé. Toujours, de l’iniquité abstraite, il va à l’abus
spécial ; car c’est l’abus qui crie et demande non un discoureur, mais un champion ;
la théologie ne vient pour lui qu’en second lieu ; avant tout, la pratique ; la
véritable offense contre Dieu, à ses yeux, c’est un mauvais acte ; le véritable
service de Dieu, c’est la suppression des mauvais actes. Et regardez par quelles voies
il y va. Nul grand mot, nul étalage de style, nul déroulement de dialectique. Il conte
sa vie, la vie des autres, et donne les dates, les chiffres, les lieux ; il abonde en
anecdotes, en petites circonstances sensibles, capables d’entrer dans l’imagination et
de réveiller les souvenirs de chaque auditeur. Il est familier, parfois plaisant, et
toujours si précis, si imbu des événements réels et des particularités de la vie
anglaise, qu’on peut tirer de ses sermons une description presque complète des mœurs
de son temps et de son pays. Pour réprimander les grands qui s’approprient les
communaux par des enclos, il leur fait le détail des nécessités du paysan, sans le
moindre souci des convenances ; c’est qu’il ne s’agit point ici de garder des
convenances, mais de produire des convictions. « Une terre à labour a besoin de
moutons, car il leur faut des moutons pour fumer leur terre, s’ils veulent qu’elle
porte du grain ; en effet,
s’ils n’ont point de moutons pour les aider à
engraisser leur terre, ils n’auront que du pauvre blé et maigre. Ils ont aussi besoin
de porcs pour leur nourriture, afin d’avoir du lard ; le lard est leur venaison ; vous
savez bien que le justice est là avec son latin et sa potence, s’ils
veulent en avoir une autre ; en sorte que le lard est leur nourriture nécessaire, de
laquelle ils ne peuvent se passer. Il leur faut aussi d’autres bêtes, comme chevaux
pour tirer leur charrue et porter leurs récoltes au marché, vaches pour leur lait et
leur fromage dont ils vivent, et sur lesquels ils payent leur fermage. Toutes ces
bêtes ont besoin de pâturage ; lequel manquant, il faut que tout le reste manque
aussi ; et elles ne peuvent pas avoir de pâturage, si on prend la terre et si on
l’enclôt de façon à ce qu’elles n’y entrent pas357. » Une autre fois, pour
mettre ses auditeurs en garde contre les jugements précipités, il leur conte qu’étant
entré dans la tour de Cambridge pour exhorter les détenus, il trouva une femme accusée
d’avoir tué son enfant et qui ne voulait rien confesser. « Son enfant
avait été malade pendant l’espace d’un an, et s’en allait, à ce qu’il paraît, de
consomption. À la fin, il mourut dans le temps de la moisson. Elle s’en alla chez les
voisins et autres amis pour requérir leur aide, afin de préparer l’enfant pour la
sépulture ; mais personne n’était au logis, chacun était aux champs. La femme, avec un
grand abattement et une grande angoisse de cœur, s’en revint, et étant toute seule
prépara l’enfant pour la sépulture. Son mari, au retour, n’ayant pas grand amour pour
elle, l’accusa du meurtre ; et voilà comme elle fut prise et amenée à Cambridge. Pour
moi, avec tout ce que je pus apprendre par une recherche exacte, je crus en conscience
que la femme n’était pas coupable, toutes les circonstances bien considérées. Aussitôt
après cela, je fus appelé à prêcher devant le roi, ce qui était le premier sermon que
j’eusse à faire devant Sa Majesté, et je le fis à Windsor, où Sa Majesté, après le
sermon fini, me parla très-familièrement dans une galerie. Alors, quand je vis le bon
moment, je m’agenouillai devant Sa Majesté, lui découvrant toute l’affaire, et ensuite
je suppliai très-humblement Sa Majesté de pardonner à cette femme ; car je croyais, en
ma conscience, qu’elle n’était pas coupable, et autrement, pour tout au monde, je
n’aurais pas voulu intercéder pour un assassin. Le roi écouta avec beaucoup de
clémence mon humble requête, tellement que j’eus pour elle un pardon tout préparé,
quand je m’en retournai au logis. Cependant cette femme était accouchée
d’un enfant dans la tour de Cambridge, dont je fus le parrain et mistress Cheak la
marraine. Mais pendant tout ce temps je cachai mon pardon, et ne lui en dis rien,
l’exhortant seulement à avouer la vérité. À la fin, le jour vint où elle crut qu’on
l’exécuterait ; je vins, comme c’était ma coutume, pour l’instruire, et elle me fit
une grande lamentation ; car elle croyait qu’elle serait damnée, si on l’exécutait
avant qu’elle eût pu faire ses relevailles… Nous manœuvrâmes ainsi avec cette femme
jusqu’à ce que nous l’eussions amenée à de bonnes dispositions. À la fin, nous lui
montrâmes le pardon du roi et la laissâmes aller. Je vous ai conté cette histoire pour
vous montrer que nous ne devons point être trop précipités à croire un rapport, mais
que nous devons plutôt suspendre nos jugements jusqu’à ce que nous sachions la
vérité358. » Quand un homme prêche ainsi,
on le croit ;
on est sûr qu’il ne récite pas une leçon, on sent qu’il a vu, qu’il tire sa morale,
non des livres, mais des faits, que ses conseils sortent du solide fonds d’où tout
doit sortir, je veux dire de l’expérience multipliée et personnelle. Maintes fois j’ai
écouté les orateurs populaires, ceux qui s’adressent aux bourses,
et
prouvent leur talent par leurs recettes ; c’est de cette façon qu’ils haranguent, avec
des exemples circonstanciés, récents, voisins, avec les tournures de la conversation,
laissant là les grands raisonnements et le beau langage. Figurez-vous l’ascendant des
Écritures par une telle parole, jusqu’à quelles couches du peuple elle peut
descendre, quelle prise elle a sur des matelots, des ouvriers, des domestiques ;
considérez encore que l’autorité de cette parole est doublée par le courage,
l’indépendance, l’intégrité, la vertu inattaquable et reconnue de celui qui la porte ;
il a dit la vérité au roi, il a démasqué les voleurs, il a encouru toutes sortes de
haines, il a quitté son évêché pour ne rien signer contre sa conscience, et voici qu’à
quatre-vingts ans, sous Marie, ayant refusé de se rétracter, après deux ans de prison
et d’attente, et quelle attente ! il est conduit au bûcher. Son compagnon Ridley
« dormit, la nuit qui précéda, aussi tranquillement que jamais en sa vie », et attaché
au poteau, dit tout haut : « Père céleste, je te remercie humblement de m’avoir choisi
pour être confesseur de la vérité même par ma mort. » À son tour, comme on allumait
les fagots, Latimer s’écria : « Bon courage, maître Ridley, soyez homme, nous allons
aujourd’hui, par la grâce de Dieu, allumer une chandelle en Angleterre, de telle sorte
que, j’espère, on ne l’éteindra jamais. » Il baigna d’abord ses mains dans les
flammes, et, recommandant son âme à Dieu, il mourut.
Il avait bien jugé ; c’est par cette suprême épreuve
qu’une croyance
prouve sa force et conquiert ses partisans ; les supplices sont une propagande en même
temps qu’un témoignage, et font des convertis en faisant des martyrs. Tous les écrits
du temps et tous les qu’on en peut faire languissent auprès des actions
qui, coup sur coup, éclatèrent alors chez les docteurs et dans le peuple, jusque parmi
les plus simples et les plus ignorants. En trois ans, sous Marie, près de trois cents
personnes, hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, quelques-uns presque enfants,
plutôt que d’abjurer, se laissèrent brûler vivants. La toute-puissante idée de Dieu et
de la fidélité qu’on lui doit les roidissait contre toutes les réclamations de la
nature et contre tous les frémissements de la chair. « Nul ne sera couronné, écrivait
l’un d’eux, hors ceux qui combattront en hommes, et celui qui souffrira jusqu’au bout
sera sauvé. » Le docteur Rogers souffrit, le premier, en présence de sa femme et de
ses dix enfants, dont l’un était encore à la mamelle. On ne l’avait point averti, et
il dormait profondément. Soudain la femme du geôlier l’éveilla, et lui apprit que
c’était pour cette matinée. « Alors, dit-il, je n’ai pas besoin d’attacher mes
aiguillettes. » Au milieu de la flamme, il n’avait pas l’air de souffrir. « Ses
enfants étaient debout à côté de lui, le consolant ; en sorte qu’on aurait dit qu’ils
le conduisaient à quelque joyeux mariage359. » — Un jeune homme de dix-neuf ans,
William Hunter,
apprenti chez un tisseur de soie, fut exhorté par sa mère à persévérer jusqu’au bout.
« Elle lui dit qu’elle était contente d’avoir eu le bonheur de porter un enfant comme
lui, qui trouvait en son cœur le courage de perdre sa vie pour l’amour du nom du
Christ. Alors William dit à sa mère : Pour la petite douleur que j’aurai à souffrir,
et qui n’est qu’un court passage, le Christ m’a promis, ma mère, une couronne de joie.
Ne devez-vous pas en être contente, ma mère ? — Là-dessus, sa mère s’agenouilla, en
disant : Je prie Dieu de te fortifier, mon fils, jusqu’à la fin ; oui, et je pense ta
part aussi bonne que celle d’aucun des enfants que j’ai portés… Aussitôt le feu fut
fait. Alors William jeta tout droit son psautier dans la main de son frère, qui dit :
William, pense à la sainte Passion du Christ, et n’aie pas peur de la mort. — Et
William répondit : Je n’ai pas peur. — Puis il leva ses mains vers le ciel, et dit :
Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! recevez mon esprit. Et rejetant sa tête dans la fumée
étouffante, il rendit sa vie pour la vérité360. »
Quand une passion est capable de dompter ainsi les affections
naturelles, elle est capable de dompter aussi la douleur corporelle ; toute la
férocité du
temps échouait contre les convictions. « Un tisserand de
Shoreditch, appelé Tomkins, interrogé par l’évêque de Londres s’il souffrirait bien le
feu, répondit qu’il en fît l’expérience ; et ayant fait apporter une chandelle
allumée, il mit la main dessus sans la retirer ni se mouvoir » ; tellement, dit Fox,
« que les muscles et les veines se racornirent et éclatèrent, et que le sang jaillit
dans la figure de Harpsfield, qui se tenait à côté. » — Dans l’île de Guernesey, une
femme grosse étant condamnée au feu accoucha dans les flammes, et l’enfant étant
ramassé fut, par l’ordre des magistrats, rejeté dans le feu361. L’évêque Hooper fut
brûlé jusqu’à trois fois dans un petit feu de bois vert. Il y avait trop peu de bois,
et le vent détournait la fumée. Il criait lui-même : « Du bois, bonnes gens, du bois,
augmentez le feu. » Ses jambes et ses cuisses furent grillées ; l’une de ses mains
tomba avant qu’il expirât ; il dura ainsi trois quarts d’heure ; devant lui, dans une
boîte, était son pardon, en cas qu’il voulût se rétracter. Contre les longues
angoisses des prisons infectes, contre tout ce qui peut énerver ou séduire, ils
étaient invincibles : cinq moururent de faim à Cantorbéry : ils étaient aux fers nuit
et jour, sans autre couverture que leurs habits, sur de la paille pourrie ; cependant
des traités couraient parmi eux, disant « que la croix de la persécution » était un
bienfait de Dieu, « un joyau inestimable, un contre-poison souverain,
éprouvé, pour remédier à l’amour de soi et à la sensualité mondaine. » Devant de
tels exemples, le peuple s’ébranlait. « Il n’y a pas d’enfant, écrivait une dame à
l’évêque Bonner, qui ne vous appelle Bonner la bourreau, et ne sache sur ses doigts,
comme son Pater, le nombre exact de ceux que vous avez brûlés au bûcher ou fait mourir
de faim en prison pendant ces neuf mois… Vous avez perdu les cœurs de vingt mille
personnes qui étaient des papistes invétérés il y a un an. » Les assistants
encourageaient les martyrs, et leur criaient que leur cause était juste. « On dit
même, écrivait l’envoyé catholique, que plusieurs se sont voulu volontairement mettre
sur le bûcher à côté de ceux que l’on brûlait362. » En vain la reine avait défendu, sous peine de mort, toutes
les marques d’approbation. « Nous savons qu’ils sont les hommes de Dieu, criait l’un
des assistants, c’est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de dire : Que Dieu les
fortifie. » Et tout le peuple répondait : « Amen, amen. » Rien d’étonnant si, à
l’avénement d’Élisabeth, l’Angleterre entra à pleines voiles dans le protestantisme ;
les menaces de l’Armada l’y poussèrent plus avant encore, et la Réforme devint
nationale sous la pression de l’hostilité étrangère, comme elle était devenue
populaire par l’ascendant de ses martyrs.
Deux branches distinctes reçoivent la séve commune, l’une en haut, l’autre en bas :
l’une respectée, florissante, étalée dans l’air libre ; l’autre méprisée, à demi
enfouie sous terre, foulée sous les pieds qui veulent l’écraser ; toutes deux
vivantes, l’anglicane comme la puritaine, l’une malgré l’effort qu’on fait pour la
détruire, l’autre malgré les soins qu’on prend pour la développer.
La cour a sa religion comme la campagne, religion sincère et qui gagne ; parmi les
poésies païennes qui jusqu’à la Révolution occupent toujours la scène du monde,
insensiblement on voit percer et monter le grave et grand sentiment qui a plongé ses
racines jusqu’au fond de l’esprit public. Plusieurs poëtes, Drayton, Davies, Cowley,
Giles Fletcher, Quarles, Crashaw, écrivent des récits sacrés, des vers pieux ou
moraux, de nobles stances sur la mort et l’immortalité de l’âme, sur la fragilité des
choses humaines et sur la suprême providence en qui seule l’homme trouve le soutien de
sa faiblesse et la consolation de ses maux. Chez les plus grands prosateurs, Bacon,
Burton, sir Thomas Brown, Raleigh, on voit affleurer la vénération, la préoccupation
de l’obscur au-delà, bref la foi et la prière. Plusieurs des prières
qu’écrivit Bacon sont entre les plus belles que l’on sache, et le courtisan Raleigh,
contant la chute des empires, et
comment « une populace de nations
barbares avait abattu enfin ce grand et magnifique arbre de la domination romaine »,
achevait son livre avec les idées et l’accent d’un Bossuet363. Qu’on se représente l’église de Saint-Paul à Londres, et le
beau monde qui s’y donne rendez-vous, les gentilshommes qui traînent bruyamment sur le
parvis leurs éperons à molettes, qui lorgnent et causent pendant le service, qui
jurent par les yeux de Dieu, par les paupières de Dieu, qui, entre les arceaux et les
chapelles, étalent leurs souliers garnis de rubans, leurs chaînes, leurs écharpes,
leurs pourpoints de satin, leurs manteaux de velours, leurs façons de bravaches et
leurs gestes d’acteurs. Tout cela est fort libre, débraillé même, bien éloigné de la
décence moderne. Mais laissez passer la fougue juvénile, prenez l’homme aux grands
moments, dans la prison, dans le danger, ou même seulement quand l’âge vient, quand il
arrive à juger la vie ; prenez-le surtout à la campagne, sur son domaine écarté, dans
l’église du village dont il est le patron, ou bien seul le soir, à sa table, écoutant
la prière que son chapelain récite, et n’ayant d’autres livres que quelque gros
in-folio de drames graissé par les doigts de ses pages, son Prayer
Book et sa Bible ; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve
prise sur ces esprits imaginatifs et sérieux. Elle ne les choque point
par un rigorisme étroit ; elle n’entrave point l’essor de leur esprit ; elle n’essaye
point d’éteindre la flamme voltigeante de leur fantaisie ; elle ne proscrit pas le
beau ; elle conserve plus qu’aucune église réformée les nobles pompes de l’ancien
culte, et fait rouler sous les voûtes de ses cathédrales les riches modulations, les
majestueuses harmonies d’un chant grave que l’orgue soutient. C’est son caractère
propre de n’être point en opposition avec le monde, mais au contraire de le rattacher
à soi en se rattachant à lui. Par sa condition civile comme par son culte extérieur,
elle en est embrassée et l’embrasse ; car elle a pour chef la reine, elle est un
membre de la constitution, elle envoie ses dignitaires sur les bancs de la chambre
haute ; elle marie ses prêtres ; ses bénéfices sont à la nomination des grands, ses
principaux membres sont les cadets des grandes familles : par tous ces canaux, elle
reçoit l’esprit du siècle. Aussi entre ses mains, la réforme ne peut pas devenir
hostile à la science, à la poésie, aux larges idées de la Renaissance. Au contraire,
chez les nobles d’Élisabeth et de Jacques Ier, comme chez les
cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts de l’artiste, les
curiosités du philosophe, les façons mondaines et le sentiment du beau. L’alliance est
si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le
prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l’Église. Des deux parts,
les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs
poëtes sont
pieux, plusieurs ecclésiastiques sont poëtes ; l’évêque Hall, l’évêque Corbet, le
recteur Wither, le prédicateur Donne. Si plusieurs laïques s’élèvent aux
contemplations religieuses, plusieurs théologiens, Hooker, John Hales, Taylor,
Chillingworth, font entrer dans le dogme la philosophie et la raison. On voit alors se
former une littérature nouvelle, élevée et originale, éloquente et mesurée, armée à la
fois contre les puritains qui sacrifient à la tyrannie du texte la liberté de
l’intelligence, et contre les catholiques qui sacrifient à la tyrannie de la tradition
l’indépendance de l’examen, également opposée à la servilité de l’interprétation
littérale et à la servilité de l’interprétation imposée. En face des premiers paraît
le savant et excellent Hooker, un des plus doux et des plus conciliants des hommes, un
des plus solides et des plus persuasifs entre les logiciens, esprit compréhensif, qui
en toute question remonte aux principes364, fait entrer dans la
controverse les conceptions générales et la connaissance de la nature humaine365 ; outre cela, écrivain
méthodique, correct
et toujours ample, digne d’être regardé non-seulement
comme un des pères de l’Église anglaise, mais comme un des fondateurs de la prose
anglaise. Avec une gravité et une simplicité soutenues, il montre aux puritains que
les lois de la nature, de la raison et de la société sont, comme la loi de l’Écriture,
d’institution divine, que toutes également sont dignes de respect et d’obéissance,
qu’il ne faut pas sacrifier la parole intérieure, par laquelle Dieu touche notre
intelligence, à la parole extérieure, par laquelle Dieu touche nos sens ; qu’ainsi la
constitution civile de l’Église et l’ordonnance visible des cérémonies peuvent être
conformes à la volonté de Dieu, même lorsqu’elles ne sont point justifiées par un
texte palpable de la Bible, et que l’autorité des magistrats, comme le raisonnement
des hommes, ne dépasse pas ses droits en établissant certaines uniformités et
certaines disciplines sur lesquelles l’Écriture s’est tue pour laisser décider la
raison. « Car si la force naturelle de l’esprit de l’homme peut par
l’expérience et l’étude atteindre à une telle maturité, que dans les choses humaines
les hommes puissent faire quelque fond sur leur jugement, n’avons-nous pas raison de
penser que, même dans les choses divines, le même esprit muni des aides nécessaires,
exercé dans l’Écriture avec une diligence égale, et assisté par la grâce du Dieu
tout-puissant, pourra acquérir une telle perfection de savoir que les hommes auront
une juste cause, toutes les fois qu’une chose appartenant à la foi et à la religion
sera mise en doute, pour incliner volontiers leur esprit vers l’opinion que des hommes
si graves, si sages, si instruits en ces matières, déclareront la plus solide366 ? »
Qu’on ne dédaigne donc pas « cette lumière naturelle »,
mais plutôt
servons-nous-en pour accroître l’autre367, comme on apporte
un flambeau à côté d’un flambeau ; surtout servons-nous-en pour vivre en harmonie les
uns avec les autres. « Car, dit-il, ce serait un bien plus grand contentement pour
nous (si petit est le plaisir que nous prenons à ces querelles), de travailler sous le
même joug en hommes qui aspirent à la même récompense éternelle de leur labeur, d’être
unis à vous par les liens d’un amour et d’une amitié indissolubles, de vivre comme si
nos personnes étant plusieurs, nos âmes n’en faisaient qu’une, que de demeurer
démembrés comme nous le sommes, et de dépenser nos courts et misérables jours dans la
poursuite insipide de ces fatigantes contentions368. » — En effet, c’est à l’accord que les plus grands théologiens
concluent ; par-dessus la pratique oppressive ils saisissent l’esprit libéral. Si par
sa structure politique l’Église anglicane est persécutrice, par sa structure
doctrinale elle est tolérante ; elle a trop besoin de la raison laïque pour tout
refuser à la raison laïque ; elle vit dans un monde trop cultivé et trop pensant pour
proscrire la pensée et la culture. Son plus éminent docteur, John
Hales369, « déclare plusieurs fois
qu’il renoncerait demain à la religion de l’Église d’Angleterre, si elle l’obligeait à
penser que d’autres chrétiens seront damnés, et qu’on ne croit les autres damnés que
lorsqu’on désire qu’ils le soient370. » C’est
encore lui, un théologien, un prébendiste, qui conseille aux hommes de ne se fier qu’à
eux-mêmes en matière religieuse, de ne s’en remettre ni à l’autorité, ni à
l’antiquité, ni à la majorité, de se servir de leur propre raison pour croire « comme
de leurs propres jambes pour marcher », d’agir et d’être hommes par l’esprit comme par
le reste, et de considérer comme lâches et impies l’emprunt des doctrines et la
paresse de penser. À côté de lui, Chillingworth, esprit militant et loyal par
excellence, le plus exact, le plus pénétrant, le plus convaincant des controversistes,
protestant d’abord, puis catholique, puis de nouveau et pour toujours protestant, ose
bien déclarer que ces grands changements opérés en lui-même et par lui-même à force
d’études et de recherches « sont de toutes ses actions celles qui le satisfont le
plus. » Il soutient que la raison appliquée à l’Écriture doit seule persuader les
hommes ; que l’autorité n’y peut rien prétendre ; « que rien n’est plus contre la
religion que de violenter la religion371 » ; que le grand
principe
de la réforme est la liberté de conscience, et que si les
doctrines des diverses sectes protestantes « ne sont point absolument vraies, du moins
elles sont libres de toute impiété et de toute erreur damnable en soi ou destructive
du salut. » Ainsi se développe une polémique, une théologie, une apologétique solide
et sensée, rigoureuse dans ses raisonnements, capable de progrès, munie de science, et
qui, autorisant l’indépendance du jugement personnel en même temps que l’intervention
de la raison naturelle, laisse la religion à portée du monde, et les établissements du
passé sous les prises de l’avenir.
Au milieu d’eux s’élève un écrivain de génie, poëte en prose, doué d’imagination
comme Spenser et comme Shakspeare, Jeremy Taylor, qui, par la pente de son esprit
comme par les événements de sa vie, était destiné à présenter aux yeux l’alliance de
la Renaissance et de la Réforme, et à transporter dans la chaire le style orné de la
cour. Prédicateur à Saint-Paul, goûté et admiré des gens du monde « pour sa beauté
juvénile et florissante, pour son air gracieux », pour sa diction splendide, protégé
et placé par l’archevêque Laud, il écrivit pour le roi une défense de l’épiscopat,
devint chapelain de l’armée royale, fut pris, ruiné, emprisonné deux fois par les
parlementaires, épousa une fille naturelle de Charles Ier, puis,
après la Restauration, fut comblé d’honneurs, devint évêque,
membre du
conseil privé, et chancelier de l’Université d’Irlande : par toutes les parties de sa
vie, heureuse et malheureuse, privée et publique, on voit qu’il est anglican,
royaliste, imbu de l’esprit des cavaliers et des courtisans ; non qu’il ait leurs
vices ; au contraire, il n’y eut point d’homme meilleur ni plus honnête, plus zélé
dans ses devoirs, plus tolérant par ses principes, en sorte que, gardant la gravité et
la pureté chrétiennes, il n’a pris à la Renaissance que sa riche imagination, son
érudition classique et son libre esprit. Mais pour ce qui est de ces dons, il les a
tout entiers, tels qu’ils sont chez les plus brillants et les plus inventifs entre les
gentilshommes du monde, chez sir Philip Sidney, chez lord Bacon, chez sir Thomas
Brown, avec les grâces, les magnificences, les délicatesses qui sont le propre de ces
génies si sensitifs et si créateurs, et en même temps avec les redondances, les
singularités, les disparates inévitables dans un âge où l’excès de la verve empêchait
la sûreté du goût. Comme tous ces écrivains, comme Montaigne, il est imbu de
l’antiquité classique ; il cite en chaire des anecdotes grecques et latines, des
passages de Sénèque, des vers de Lucrèce et d’Euripide, et cela à côté des textes de
la Bible, de l’Évangile et des Pères. Le cant n’était point encore
établi ; les deux grandes sources d’enseignement, la païenne et la chrétienne,
coulaient côte à côte, et on les recueillait dans le même vase, sans croire que la
sagesse de la raison et de la nature pût gâter la sagesse de la foi et de la
révélation. Figurez-vous donc ces étranges
sermons, où les deux
éruditions, l’hellénique et l’évangélique, affluent ensemble avec les textes, et
chaque texte cité dans sa langue ; où, pour prouver que les pères sont souvent
malheureux dans leurs enfants, l’auteur allègue coup sur coup Chabrias, Germanicus,
Marc-Aurèle, Hortensius, Quintus Fabius Maximus, Scipion l’Africain, Moïse et Samuel ;
où s’entassent en guise de comparaisons et d’illustrations le fouillis des
historiettes et des documents botaniques, astronomiques, zoologiques, que les
encyclopédies et les rêveries scientifiques déversent en ce moment dans les esprits.
Taylor vous contera l’histoire des ours de Pannonie, qui, blessés, s’enferrent plus
avant ; celle des pommes de Sodome qui sont belles d’apparence, mais au dedans pleines
de pourriture et de vers, et bien d’autres anecdotes encore. Car c’est le trait
marquant des hommes de cet âge et de cette école, de n’avoir point l’esprit nettoyé,
aplani, cadastré, muni d’allées rectilignes, comme les écrivains de notre dix-septième
siècle et comme les jardins de Versailles, mais plein et comblé de faits
circonstanciés, de scènes complètes et dramatiques, de petits tableaux colorés, tous
pêle-mêle et mal époussetés, en sorte que, perdu dans l’encombrement et la poussière,
le spectateur moderne crie à la pédanterie et à la grossièreté. Les métaphores
pullulent les unes par-dessus les autres, s’embarrassent l’une dans l’autre, et se
bouchent l’issue les unes aux autres, comme dans Shakspeare. On croyait en suivre une,
en voilà une seconde qui commence, puis
une troisième qui coupe la
seconde, et ainsi de suite, fleur sur fleur, girandole sur girandole, si bien que sous
les scintillements la clarté se brouille, et que la vue finit par l’éblouissement. En
revanche, et justement en vertu de cette même structure d’esprit, Taylor imagine les
objets, non pas vaguement et faiblement par quelque indistincte conception générale,
mais précisément, tout entiers, tels qu’ils sont, avec leur couleur sensible, avec
leur forme propre, avec la multitude de détails vrais et
particuliers qui les distinguent dans leur espèce. Il ne les connaît point par
ouï-dire ; il les a vus. Bien mieux, il les voit en ce moment, et les fait voir. Lisez
ce morceau, et dites s’il n’a pas l’air copié dans un hôpital ou sur un champ de
bataille : « Comment pouvons-nous nous plaindre de la débilité de notre force ou de la
pesanteur des maladies, quand nous voyons un pauvre soldat debout sur une brèche,
presque exténué de froid et de faim, sans pouvoir être soulagé de son froid que par
une chaleur de colère, par une fièvre ou par un coup de mousquet, ni allégé de sa faim
que par une souffrance plus grande ou par quelque crainte énorme ? Cet homme se
tiendra debout, sous les armes et sous les blessures, sous la chaleur et le soleil,
pâle et épuisé, accablé, et néanmoins vigilant. La nuit, on lui une balle de
la chair, ou des éclats enfoncés dans ses os ; il tendra sa bouche violemment fendue
pour qu’on la lui recouse : tout cela pour un homme qu’il n’a jamais vu, ou par qui,
s’il l’a vu, il n’a pas été remarqué,
un homme qui l’enverra à la potence
s’il essaye de fuir toutes ces misères372. » Voilà
l’avantage de l’imagination complète sur la raison ordinaire. Elle produit d’un bloc
vingt ou trente idées et autant d’images, épuisant l’objet que l’autre ne fait que
désigner et effleurer. Il y a un millier de circonstances et de nuances dans chaque
événement ; et elles sont toutes enfermées dans des mots vivants comme ceux que
voici : « J’ai vu les gouttelettes d’une source suinter à travers le fond d’une digue,
et amollir la lourde maçonnerie, jusqu’à la rendre assez ployante pour garder
l’empreinte d’un pied d’enfant ; on dédaignait cette petite source, on ne s’en
inquiétait pas plus que des perles déposées par une matinée brumeuse, jusqu’au moment
où elle eut frayé sa route et fait un courant assez fort pour entraîner les ruines de
sa rive minée, et envahir les jardins voisins ; mais alors les gouttes dédaignées
s’étaient enflées jusqu’à devenir une rivière factice et une calamité intolérable.
Telles sont les premières entrées
du péché ; elles peuvent trouver leur
barrière dans une sincère prière du cœur, et leur frein dans le regard d’un homme
respectable ou dans les avis d’un seul sermon ; mais quand de tels commencements sont
négligés…, ils se changent en ulcères et en maladies pestilentielles ; ils détruisent
l’âme par leur séjour, tandis qu’à leur première entrée ils auraient pu être tués par
la pression du petit doigt373. » Tous les extrêmes se rencontrent dans cette
imagination-là. Les cavaliers qui l’écoutent y trouvent, comme chez Ford, Beaumont et
Fletcher, la copie crue de la vérité la plus brutale et la plus immonde, et la musique
légère des songes les plus gracieux et les plus aériens, les puanteurs et les horreurs
médicales374, et tout d’un coup les fraîcheurs et les
allégresses du plus riant matin ; l’exécrable détail de la lèpre, de ses boutons
blancs,
de sa pourriture intérieure, et cette aimable peinture de
l’alouette, éveillée parmi les premières senteurs des champs. « Je l’ai vue s’élevant
de son lit de gazon, et, prenant son essor, monter en chantant, tâcher de gagner le
ciel et gravir jusqu’au-dessus des nuages ; mais le pauvre oiseau était repoussé par
le bruyant souffle d’un vent d’est, et son vol devenait irrégulier et inconstant,
rabattu comme il l’était par chaque nouveau coup de la tempête, sans qu’il pût
regagner le chemin perdu avec tous les balancements et tous les battements de ses
ailes, tant qu’enfin la petite créature fut contrainte de se poser, haletante, et
d’attendre que l’orage fût passé ; alors elle prit un essor heureux, et se mit à
monter, à chanter, comme si elle eût appris sa musique et son essor d’un de ces anges
qui traversent quelquefois l’air pour venir exercer leur ministère ici-bas. Telle est
la prière d’un homme de bien375. » Et il continue, avec la grâce, quelquefois avec les
propres mots de Shakspeare. Chez le prédicateur comme chez le poëte, comme chez tous
les cavaliers et tous les artistes de l’époque, l’imagination est si
complète qu’elle atteint le réel jusque dans sa fange, et l’idéal jusque dans son
ciel.
Comment le vrai sentiment religieux a-t-il pu s’accommoder d’allures si mondaines et
si franches ? Il s’en est accommodé pourtant ; bien mieux, elles l’ont fait naître :
chez Taylor, comme chez les autres, la poésie libre conduit à la foi profonde. Si
cette alliance aujourd’hui nous étonne, c’est qu’à cet endroit nous sommes devenus
pédants. Nous prenons un homme compassé pour un homme religieux. Nous sommes contents
de le voir roide dans un habit noir, serré dans une cravate blanche et un formulaire à
la main. Nous mettons la piété dans la décence, dans la correction, dans la régularité
permanente et parfaite. Nous interdisons à la foi tout langage franc, tout geste
hardi, toute fougue et tout élan d’action ou de parole ; nous sommes scandalisés des
gros mots de Luther, des éclats de rire qui secouent sa puissante bedaine, de ses
colères d’ouvrier, de ses nudités et de ses ordures, de la familiarité audacieuse avec
laquelle il manie son Christ et son Dieu376.
Nous ne
voyons pas que ces libertés et ces abandons sont justement les
signes de la croyance entière, que la conviction chaleureuse et immodérée est trop
sûre d’elle-même pour s’astreindre à un style irréprochable, que la religion
prime-sautière consiste non en bienséances, mais en émotions. Elle est un poëme, le
plus grand de tous, un poëme auquel on croit ; voilà pourquoi ces gens la trouvent au
bout de leur poésie ; la façon dont Shakspeare et tous les tragiques considèrent le
monde y conduit ; encore un pas, et Jacques, Hamlet y vont entrer. Cette énorme
obscurité, cette noire mer inexplorée377 qu’ils aperçoivent au terme de notre triste vie, qui sait si elle
n’est pas bordée par un autre rivage ? L’anxieuse idée du ténébreux au-delà est nationale, et c’est pour cela qu’ici la renaissance nationale en
ce moment devient chrétienne. Quand Taylor parle de la mort, il ne fait que reprendre
et achever une pensée que Shakspeare ébauchait déjà378. « Toutes les successions de la durée,
tous les changements de la nature, les milliers de milliers d’accidents de ce monde,
et tous les événements qui arrivent à chaque homme et à chaque créature nous prêchent
notre sermon funèbre, et nous avertissent de regarder et de voir comment le Temps, ce
vieux fossoyeur, jette les pelletées de terre et nous creuse la fosse où nous irons
enfouir nos joies et nos peines, et déposer nos corps comme une
semence
qui lèvera au jour magnifique ou intolérable de l’éternité. » Car, outre cette mort
finale qui nous engloutit tout entiers, il y a les morts partielles qui nous dévorent
pièce à pièce. « Nous sommes morts à tous les mois que nous avons déjà vécus, et nous
ne les revivrons jamais une seconde fois. » Et voilà comme nous laissons derrière
nous, lambeau par lambeau, toute notre vie, d’abord notre première vie engourdie et
obscure « quand nous sortons du ventre de notre mère pour sentir la chaleur du soleil.
Après cela nous dormons et nous entrons dans une sorte de mort, où nous gisons
insouciants de tous les changements de l’univers…, aussi indifférents que si nos yeux
étaient clos avec l’argile humide qui pleure dans les entrailles de la terre. Au bout
de sept ans, nos dents tombent et meurent avant nous : c’est le prologue de la
tragédie ; et à chaque fois sept ans, on peut bien parier que nous jouerons notre
dernière scène. Peu à peu la nature, le hasard ou le vice viennent nous prendre notre
corps par morceaux, affaiblissant une portion, en relâchant une autre, en sorte que
nous goûtons d’avance le tombeau et les solennités de nos propres funérailles,
d’abord, dans les organes qui ont été les ministres du vice, puis dans ceux qui nous
servaient pour l’ornement ; et au bout d’un peu de temps, même ceux qui ne servaient
qu’à nos nécessités se trouvent hors d’usage et s’embarrassent comme les roues d’une
horloge détraquée. Nos cheveux
tombent ; toilette funèbre qui annonce un
homme entré bien avant dans la région et les domaines de la mort. Puis bien d’autres
signes : les cheveux gris, les dents gâtées, les yeux troubles, les articulations
tremblantes, l’haleine courte, les membres roides, la peau ridée, la mémoire
défaillante, l’appétit moindre ; même la faim et la soif de chaque journée crient pour
que nous remplacions cette portion de notre substance que la mort a dévorée pendant la
longue nuit, lorsque nous gisions dans son giron et que nous dormions dans son
vestibule. Ainsi chaque repas nous sauve d’une mort et prépare à une autre mort la
pâture. Bien plus, pendant que nous pensons une pensée, nous mourons, et nous avons
moins à vivre à chaque mot qui sort de notre bouche. » Par-dessus toutes ces
destructions, d’autres destructions travaillent ; le hasard nous fauche aussi bien que
la nature, et nous sommes la proie de l’accident comme de la nécessité. « La nature ne
nous a donné qu’une moisson chaque année, mais la mort en a deux ; l’automne et le
printemps envoient aux charniers des troupes d’hommes et de femmes… Combien de mères
enceintes se sont réjouies de la fécondité de leurs entrailles et se sont complu dans
la pensée qu’elles allaient devenir un canal de bénédictions pour une famille ! Et
voilà que la sage-femme, promptement, a cousu dans le suaire leurs têtes et leurs
pieds, et les a emportées dehors pour la sépulture. La mort règne dans toutes les
parties de notre année, et
vous ne pouvez aller nulle part sans fouler
les os d’un mort379. »
Ainsi roulent ces puissantes paroles, sublimes comme le motet d’un orgue ; cet
universel écrasement des vanités humaines a la grandeur funéraire d’une tragédie ; la
piété ici sort de l’éloquence, et le génie conduit à la foi. Toutes les forces et
aussi toutes
les tendresses de l’âme sont remuées. Ce n’est pas un froid
rigoriste qui parle, c’est un homme, un homme ému qui a des sens, un cœur, qui est
devenu chrétien non par la mortification, mais par le développement de tout son être.
« Considérez la vivacité de la jeunesse, les belles joues et les yeux pleins de
l’enfance, la force et la vigoureuse flexibilité
des membres de
vingt-cinq ans, puis en regard le visage creux, la pâleur de mort, le dégoût et
l’horreur d’une sépulture de trois jours. J’ai vu de la même façon une rose sortir des
fentes de son chaperon de feuilles ; d’abord elle était belle comme le matin et pleine
de la rosée du ciel ; mais quand un souffle rude eut brutalement livré au jour sa
modestie virginale et démantelé sa trop fraîche et trop frêle retraite, elle commença
à se ternir, puis à décliner vers l’abattement et la vieillesse maladive ; elle pencha
la tête, sa tige se rompit, et le soir, ayant perdu quelques-unes de ses feuilles et
toute sa beauté, elle tomba dans le sort des mauvaises herbes et des visages flétris.
Tel est le sort de tout homme et de toute femme : devenir l’héritage des vers et des
serpents dans la froide terre immonde, avec notre beauté si changée que bientôt nos
amis ne nous reconnaîtraient plus ; et ce changement mêlé de tant d’horreur… que ceux
qui six heures auparavant nous comblaient de leurs charitables ou ambitieux services,
ne peuvent sans quelque regret rester seuls dans la chambre où gît le corps dépouillé
de la vie et de ses honneurs380. »
Amené là, comme Hamlet au cimetière, parmi les crânes qu’il reconnaît et
sous l’oppression de la mort qu’il touche, l’homme n’a plus qu’un effort à faire pour
voir se lever dans son cœur un nouveau monde. Il cherche le remède de ses tristesses
dans l’idée de la justice éternelle, et l’implore avec une ampleur de paroles qui fait
de la prière un hymne en prose aussi beau qu’une œuvre d’art.
« Éternel Dieu381,
tout-puissant père des hommes et des anges, par le soin et la providence de qui je
suis
conservé et gardé, soutenu et assisté, je te demande humblement de
pardonner les péchés et les folies de cette journée, la faiblesse de mon service et la
force de mes passions, la témérité de mes paroles, la vanité et le mal de mes actions.
Ô juste et bien-aimé Dieu, combien de temps encore viendrai-je ainsi encore confesser
mes péchés, prier contre leur séduction, et pourtant retomber sous leur prise ! Oh !
qu’il n’en soit plus ainsi, et que je ne retourne jamais aux folies dont je suis
humilié, qui amènent le chagrin, et la mort, et ton déplaisir pire que la mort !
Donne-moi l’empire sur mes penchants, et une parfaite haine du péché, et un amour de
toi au-dessus de tous les désirs de ce monde. Qu’il te plaise de me préserver et de me
défendre cette nuit de tout péché, de toute violence du hasard, de la malice des
esprits des ténèbres. Garde-moi dans mon sommeil, et, endormi ou éveillé, que je sois
ton serviteur. Sois le premier et le dernier de mes pensées, et le guide et
l’assistance continuelle de toutes mes actions. Préserve mon corps, pardonne le péché
de mon âme et sanctifie mon cœur. Que je vive toujours saintement, justement,
sagement ; et quand je mourrai, reçois mon âme382… »
Ce n’était là pourtant qu’une demi-réforme, et la religion officielle était trop liée
au monde pour entreprendre de le nettoyer jusqu’au fond ; si elle réprimait les
débordements du vice, elle n’en attaquait pas la source, et le paganisme de la
Renaissance, suivant sa pente, aboutissait déjà, sous Jacques Ier,
à la corruption, à l’orgie, aux mœurs de mignons et d’ivrognes, à la sensualité
provocante et grossière383 qui, plus tard, sous la
Restauration, étala son égout au soleil. Mais sous le protestantisme établi s’étendait
le protestantisme interdit ; les yeomen se faisaient leur
foi comme les
gentilshommes, et déjà les puritains perçaient sous les anglicans.
Nulle culture ici, nulle philosophie, nul sentiment de la beauté harmonieuse et
païenne. La conscience parlait seule, et son inquiétude était devenue une terreur. Le
fils du boutiquier, du fermier, qui lisait la Bible dans la grange ou dans le
comptoir, parmi les tonnes ou les sacs de laine, ne prenait pas les choses avec le
même tour que le beau cavalier nourri dans la mythologie antique et raffiné par
l’élégante éducation italienne. Il les prenait tragiquement, il s’examinait à la
rigueur, il s’enfonçait dans le cœur toutes les pointes du scrupule, il s’emplissait
l’imagination des vengeances de Dieu et des terreurs bibliques. Une sombre épopée,
terrible et grande comme l’Edda, fermentait dans ces imaginations mélancoliques. Ils
se pénétraient des textes de saint Paul, des menaces tonnantes des prophètes ; ils
s’appesantissaient en esprit sur les impitoyables doctrines de Calvin ; ils
reconnaissaient que la masse des hommes est prédestinée à la damnation éternelle384 ; plusieurs croyaient que cette multitude est criminelle
avant de naître, que Dieu a voulu, prévu, ménagé leur perte, que de toute éternité il
a médité leur supplice, et qu’il ne les a créés que pour les y livrer385. Rien ne peut sauver la misérable
créature que la grâce, la grâce gratuite, pure faveur de Dieu, que Dieu n’accorde qu’à
un petit nombre et qu’il distribue non d’après les efforts et les œuvres des
hommes, mais d’après le choix arbitraire de son absolue et seule volonté.
Nous sommes « les fils de la colère », pestiférés et condamnés de naissance, et
quelque part que nous regardions dans le ciel immense, nous n’y trouvons que des
foudres qui grondent pour nous écraser. Qu’on se figure, si on peut, les ravages d’une
pareille idée en des esprits solitaires et moroses, tels que cette race et ce climat
en produisent. Plusieurs se croyaient damnés et allaient gémissant dans les rues ;
d’autres ne dormaient plus. Ils étaient hors d’eux-mêmes, croyant toujours sentir sur
eux la main de Dieu ou la griffe du diable. Une puissance , un
gigantesque ressort d’action s’était tout d’un coup tendu dans l’âme, et il n’y avait
aucune barrière dans la vie morale, ni aucun établissement dans la société civile que
son effort ne pût renverser.
Dès l’abord, la vie privée est transformée. Comment les sentiments ordinaires, les
jugements journaliers et naturels sur le bonheur et le plaisir subsisteraient-ils
devant une conception pareille ? Supposez des hommes condamnés à mort, non pas à la
mort simple, mais à la roue, aux tortures, à un supplice infini en horreur, infini en
durée, qui attendent la sentence et savent pourtant que sur mille, cent mille chances,
ils en ont une de pardon ; est-ce qu’ils peuvent encore s’amuser, prendre intérêt aux
affaires ou aux plaisirs du siècle ? L’azur du ciel ne luit plus pour eux, le soleil
ne les réchauffe pas, la beauté et la suavité des choses les laissent insensibles ;
ils ont désappris le rire, ils s’acharnent intérieurement, tout
pâles et
silencieux, sur leur angoisse et sur leur attente ; ils n’ont plus qu’une pensée :
« Le juge va-t-il me faire grâce ? » Ils sondent anxieusement les mouvements
involontaires de leur cœur qui seul peut répondre et la révélation intérieure qui
seule les rend certains de leur pardon ou de leur perte. Ils jugent que tout autre
état d’esprit est impie, que l’insouciance et la joie sont monstrueuses, que chaque
distraction ou préoccupation mondaine est un acte de paganisme, et que la véritable
marque du chrétien est le tremblement dans l’idée du salut. Dès lors la rigidité et le
rigorisme entrent dans les mœurs. Le puritain condamne le théâtre, les assemblées et
les pompes du monde, la galanterie et l’élégance de la cour, les fêtes poétiques et
symboliques des campagnes, les mai, les joyeuses bombances, les
sonneries de cloches, toutes les issues par lesquelles la nature sensuelle ou
instinctive avait cherché à s’échapper. Il s’en retire, il abandonne les
divertissements, les ornements, il coupe de près ses cheveux, ne porte plus qu’un
habit sombre et uni, parle en nasillant, marche roide, les yeux en l’air, absorbé,
indifférent aux choses visibles. Tout l’homme extérieur et naturel est aboli ; seul
l’homme intérieur et spirituel subsiste ; de toute l’âme il ne reste que l’idée de
Dieu et la conscience, la conscience alarmée et malade, mais stricte sur chaque
devoir, attentive aux moindres manquements, rebelle aux ménagements de la morale
mondaine, inépuisable en patience, en courage, en sacrifices, installant la chasteté
au foyer conjugal,
la véracité devant les tribunaux, la probité au
comptoir, le travail à l’atelier, partout la volonté fixe de tout supporter et de tout
faire plutôt que de manquer à la plus petite prescription de la justice morale et de
la loi biblique. L’énergie stoïque, l’honnêteté foncière de la race se sont éveillées
sous l’appel de l’imagination enthousiaste ; et ces caractères tout d’une pièce se
lancent sans réserve du côté du renoncement et de la vertu.
Encore un pas, et ce grand mouvement va passer du dedans au dehors, des mœurs privées
aux institutions publiques. Considérez-les à leur lecture ; ils prennent pour eux les
prescriptions imposées aux Juifs, et les préfaces les y invitent. En tête de la Bible,
le traducteur386 a mis une table
des principaux termes de l’Écriture, chacun avec sa définition et les textes à
l’appui. Ils lisent et pèsent chacune de ces paroles. — « Abomination. L’abomination devant Dieu, ce sont les idoles et les images
devant qui le peuple s’incline. » Le précepte est-il observé ? Sans doute, on a ôté
les images, mais la reine garde encore un crucifix dans sa chapelle, et n’est-ce pas
un reste d’idolâtrie que de s’agenouiller devant le sacrement ? — « Abrogation. Abroger, c’est abolir ou réduire à néant ; et ainsi la loi des
commandements qui consistaient dans les décrets et les cérémonies est abolie ; les
sacrifices, repas, fêtes et toutes les cérémonies extérieures sont abrogés ; tout
ordre de clergé est abrogé. » L’est-il,
et comment se fait-il que les
évêques s’arrogent encore le droit de prescrire la foi, le culte, et de tyranniser les
consciences chrétiennes ? Et n’a-t-on pas conservé dans le chant des orgues, dans le
surplis des prêtres, dans le signe de la croix, dans cent autres pratiques, tous ces
rites sensibles que Dieu a déclarés profanes ? — « Abus. Les abus
qui sont dans l’Église doivent être corrigés par le prince ; les ministres doivent
prêcher contre les abus, et beaucoup de traditions humaines sont de purs abus. » Que
fait donc le prince, et pourquoi laisse-t-il des abus dans l’Église ? Il faut que le
chrétien se lève et proteste ; nous devons purger l’Église de la croûte païenne dont
la tradition l’a recouverte387. Voilà
les idées qui se lèvent dans ces esprits incultes. Représentons-nous ces hommes
simples et d’autant plus capables de croyances fortes, ces francs-tenanciers, ces gros
marchands qui ont siégé au jury, voté aux élections, délibéré, discuté en commun sur
les affaires privées et publiques, qui sont habitués à l’examen de la loi, à la
confrontation des précédents, à toute la minutie de la procédure juridique et légale ;
qui portent ces habitudes de légistes
et de plaideurs dans
l’interprétation de l’Écriture, et qui, une fois leur conviction faite, mettent à son
service la passion froide, l’obstination intraitable, la roideur héroïque du caractère
anglais. L’esprit exact et militant va se mettre à l’œuvre. Chacun se croit « tenu
d’être prêt, fort et bien muni pour répondre à tous ceux qui lui demanderont raison de
sa foi388. » Chacun a ses troubles et ses
remords de conscience389 à propos de
quelque portion de la liturgie ou de la hiérarchie officielle ; à propos des dignités
de chanoine ou d’archidiacre, ou de certains passages à l’office des morts ; à propos
du pain de la communion ou de la lecture des livres apocryphes dans l’Église ; à
propos de la pluralité des bénéfices ou du bonnet carré des ecclésiastiques. Ils se
butent chacun contre quelque article, tous en masse contre l’établissement épiscopal
et la conservation des cérémonies romaines390. Et là-dessus on les
emprisonne, on les taxe, on les met au pilori, on leur coupe les oreilles, leurs
ministres sont destitués, chassés, poursuivis391. La loi
déclare que « toute personne au-dessus de seize ans qui, pendant un mois, refusera
d’assister à l’office établi, sera enfermée jusqu’à ce qu’elle se soumette ; que si
elle ne se soumet pas au bout de
trois mois, elle sera bannie du royaume,
et si elle revient, mise à mort. » Ils se laissent faire et montrent autant de fermeté
pour souffrir que de scrupule pour croire ; sur un iota, pour recevoir la communion
assis plutôt qu’à genoux, ou debout plutôt qu’assis, ils abandonnent leurs places,
leur bien, leur liberté, leur patrie. Un docteur, Leighton, est emprisonné quinze
semaines dans une niche à chien, sans feu, sans toit, sans lit, aux fers ; ses cheveux
et sa peau tombent, il est attaché au pilori parmi les frimas de novembre, puis
fouetté, marqué au front, les oreilles coupées, le nez fendu, enfermé huit ans à la
Flotte, et de là jeté dans la prison commune. Plusieurs se font brûler, et avec joie.
La religion pour eux est un covenant, c’est-à-dire un traité fait
avec Dieu qu’il faut observer en dépit de tout, comme un engagement écrit, à la lettre
et jusqu’à la dernière syllabe. Admirable et déplorable rigidité de la conscience
méticuleuse, qui fait des ergoteurs en même temps que des fidèles, et qui fera des
tyrans après avoir fait des martyrs.
Entre les deux, elle fait des combattants. Ils se sont enrichis et accrus
en quatre-vingts ans, comme il arrive toujours aux gens qui
travaillent, vivent honnêtement et se tiennent debout à travers la vie, soutenus par
un grand ressort intérieur. Ils peuvent résister dorénavant, et, poussés à bout, ils
résistent ; ils aiment mieux prendre les armes que de se laisser acculer à l’idolâtrie
et au péché. Le Long Parlement s’assemble, défait le roi,
épure la
religion ; l’écluse est lâchée, les indépendants par-dessus les presbytériens, les
exaltés par-dessus les fervents, tous se précipitent ; la foi irrésistible et
envahissante, l’enthousiasme font un torrent, noient, ou troublent les cerveaux les
plus sains, les politiques, les juristes, les capitaines. La Chambre emploie un jour
entier par semaine à délibérer sur l’avancement de la religion. Sitôt qu’on touche à
ses dogmes, elle entre en fureur. Un pauvre homme, Paul Best, étant accusé de nier la
Trinité, elle veut qu’on dresse une ordonnance pour le punir de mort ; James Naylor
ayant cru qu’il était Dieu, elle s’acharne onze jours durant à son procès avec une
animosité et une férocité hébraïques : « Je pense qu’il n’y a personne plus possédé du
diable que cet homme. — C’est notre Dieu qui est ici supplanté. — Mes oreilles ont
tressailli, mon cœur a frémi en entendant ce rapport. — Je ne parlerai pas davantage.
Bouchons nos oreilles et lapidons-le392. » Devant la Chambre, publiquement, des hommes
officiels avaient des extases. Après l’expulsion des presbytériens, le prédicateur
Hugh Peters s’écriait au milieu d’un sermon : « Voici, voici maintenant la
révélation ; je vais vous en faire part. Cette armée extirpera la monarchie,
non-seulement ici, mais en France et dans les autres royaumes qui nous entourent. On
dit que nous entrons dans une route jusqu’ici sans exemple ; que pensez-vous de la
vierge Marie ?
Y avait-il auparavant quelque exemple qu’une femme pût
concevoir sans la société d’un homme ? Ceci est un temps qui servira d’exemple aux
temps à venir393. » Cromwell trouve dans la Bible des prédictions, des conseils
pour le temps présent, des justifications positives de sa politique. « Je crois
vraiment que le Seigneur a dessein de délivrer son peuple de tout fardeau, et qu’il
est près d’accomplir tout ce qui a été prédit au psaume 113. C’est ce psaume qui
m’encourage. » Et il récite et pendant une heure le psaume 113. Il a beau
être calculateur, ambitieux par excellence, il est néanmoins vraiment fanatique et
sincère. Son médecin contait qu’il avait été fort mélancolique pendant des années
entières, avec des imaginations bizarres, et la persuasion fréquente qu’il allait
mourir. Deux ans avant la révolution, il écrivait à son cousin : « Véritablement,
aucune pauvre créature n’a plus de causes que moi de se mettre en avant pour la cause
de son Dieu. Que le Seigneur m’accepte dans son Fils et me donne de marcher dans la
lumière, et nous donne de marcher dans la lumière, comme il est la lumière. Béni soit
son nom pour avoir brillé sur un cœur aussi obscur que le mien ! » Certainement il
songeait à devenir saint autant qu’à devenir roi, et aspirait au salut comme au trône.
Au moment d’entrer en Irlande et d’y massacrer les catholiques, il écrivait à
sa belle-fille une lettre de direction que Baxter ou Taylor eussent
volontiers signée. Du milieu des affaires, en 1651, il exhortait ainsi sa femme : « Ma
très-chère, je ne puis me décider à manquer cette poste, quoique j’aie beaucoup à
écrire. Je me réjouis d’apprendre que ton âme prospère. Que le Seigneur augmente
encore et encore ses faveurs envers toi. Le plus grand bien que ton âme puisse désirer
est que le Seigneur tourne vers toi la lumière de son visage, qui est meilleure que la
vie. Que le Seigneur bénisse tous les bons conseils et exemples que tu donnes à ceux
qui sont autour de toi, et entende toutes tes prières, et t’accepte toujours. » Il
demanda en mourant si la grâce, une fois reçue, pouvait se perdre, et fut rassuré
quand il apprit que non, étant certain, dit-il, d’avoir été une fois en état de grâce.
Il expira sur cette prière : « Seigneur, quoique je sois une pauvre et misérable
créature, je suis en alliance avec toi par la grâce, et je puis, je dois venir à toi
pour ton peuple. Tu as fait de moi, quoique très-indigne, un humble instrument pour
ton service… Seigneur, de quelque façon que tu disposes de moi, continue et achève de
leur faire du bien. Et achève l’œuvre de réforme, et rends le nom du Christ glorieux
dans le monde394. » Sous cet esprit pratique, prudent, propre au monde, il y avait un
fonds anglais d’imagination trouble et puissante395, capable d’engendrer le calvinisme passionné
et les craintes
mystiques. Les mêmes contrastes se heurtaient et se
conciliaient chez les autres indépendants. En 1648, après de fausses manœuvres, ils se
trouvèrent en danger, placés entre le roi et le Parlement ; là-dessus ils
s’assemblèrent plusieurs jours de suite à Windsor pour se confesser devant Dieu et lui
demander son aide, et découvrirent que tout le mal venait des conférences qu’ils
avaient eu la faiblesse de proposer au roi. « Et dans ce sentier, dit l’adjudant
général Allen, le Seigneur nous mena pour nous montrer non-seulement notre péché, mais
notre devoir. Et cela s’appesantit si unanimement sur chaque cœur, qu’il y eut à peine
un de nous qui fût capable de dire un mot aux autres, à cause des larmes amères qu’il
versait, en partie par le sentiment et la honte de nos iniquités, de notre peu de foi,
de notre lâche crainte des hommes, des conseils charnels que nous avions tenus avec
notre sagesse, et non avec la parole du Seigneur396. » Là-dessus, ils résolurent de mettre le roi en
jugement et à mort, et firent comme ils avaient résolu.
Autour d’eux, l’exaltation, la folie gagnent : indépendants, millénariens,
antinomiens, anabaptistes, libertins, familistes, quakers, enthousiastes, chercheurs,
perfectistes, sociniens, ariens, antitrinitairiens, antiscripturistes, sceptiques, la
liste des sectes ne finit pas. Des femmes, des troupiers montaient
subitement en chaire et prêchaient. Les cérémonies les plus étranges s’étalaient en
public. En 1644, dit le docteur Featly, « les anabaptistes rebaptisèrent cent hommes
et femmes ensemble au crépuscule, dans des ruisseaux, dans des bras de la Tamise et
ailleurs, les plongeant dans l’eau par-dessus la tête et les oreilles. » Un certain
Oates, dans le comté d’Essex, « fut traduit devant le jury pour le meurtre d’Anne
Martin, qui était morte, quelques jours après son baptême, d’un froid qui l’avait
saisie. » Fox conversait avec le Seigneur, et témoignait à haute voix, dans les rues
et dans les marchés, contre les péchés du siècle. « William Simpson397 (un de ses disciples) reçut
l’ordre du Seigneur d’aller à plusieurs reprises, pendant trois ans, nu et sans
chaussures devant eux, comme un signe pour eux, dans les marchés, dans les cours, dans
les villes, dans les cités, dans les maisons des prêtres, dans les maisons des hommes
puissants, leur disant : Vous serez tous dépouillés et mis à nu, comme je suis
dépouillé et mis à nu. — Et d’autres fois il reçut l’ordre de mettre un sac sur sa
tête, et de barbouiller sa figure, et de leur dire : Le Seigneur barbouillera votre
religion, tout comme je suis barbouillé moi-même. » Une femme entra dans la chapelle
de White-Hall complétement nue, au milieu du service, le lord Protecteur étant
présent. Un quaker vint à la porte du Parlement avec une épée tirée, et blessa
plusieurs
personnes présentes, disant que le Saint-Esprit lui avait
inspiré de tuer tous ceux qui siégeaient à la Chambre. Les hommes de la cinquième
monarchie croyaient que le Christ allait descendre pour régner en personne sur la
terre, pendant mille ans, avec les saints pour ministres. Les ranters reconnaissaient comme signe principal de la foi les vociférations
furieuses et les contorsions. Les chercheurs pensaient que la vérité religieuse ne
doit être saisie que dans une sorte de brouillard mystique, avec doute et
appréhension. Les muggletoniens décidaient que « John Reeve et Ludovick Muggleton
étaient les deux derniers prophètes et messagers de Dieu » ; ils déclaraient les
quakers possédés du diable, exorcisaient le diable et prophétisaient que William Penn
serait damné. J’ai cité tout à l’heure James Naylor, ancien quartier-maître du général
Lambert, adoré comme un Dieu par ses sectateurs. Plusieurs femmes conduisaient son
cheval, d’autres jetaient devant lui des mouchoirs et des écharpes, chantant : Saint,
Saint, Seigneur Dieu. Elles l’appelaient le plus beau des dix mille, le Fils unique de
Dieu, le prophète du Dieu très-haut, le Roi d’Israël, le Fils éternel de la justice,
le Prince de la paix, Jésus, celui en qui l’espoir d’Israël réside. L’une d’elles,
Dorcas Erbury, déclara, qu’elle était restée morte deux jours entiers dans sa prison
d’Exeter, et que Naylor l’avait ressuscitée en lui imposant les mains. Sarah Blackbury
le trouvant prisonnier, le prit par la main, et lui dit : « Lève-toi, mon amour, ma
colombe, ma beauté, et viens-t’en.
Pourquoi restes-tu assis parmi les
pots ? — » Puis elle lui baisa la main et se prosterna devant lui. Lorsqu’on le mit
au pilori, quelques-uns de ses disciples se mirent à chanter, à pleurer, à frapper
leur poitrine ; d’autres baisaient ses mains, se couchaient sur son sein et baisaient
ses blessures398. Bedlam déchaîné n’aurait pas fait
mieux.
Au-dessous de ces bouillonnements désordonnés de la surface, les couches saines et
profondes de la nation s’étaient prises, et la foi nouvelle y faisait son œuvre, œuvre
pratique et positive, politique et morale. Tandis que la réforme allemande, selon
l’usage allemand, aboutissait aux gros livres et à une scolastique, la réforme
anglaise, selon l’usage anglais, aboutissait à des actions et à des établissements.
« Comment sera gouvernée l’Église de Christ » : voilà la grande question qui s’agite
entre les sectes. La Chambre des communes demande à l’assemblée des théologiens « si
les assemblées locales 399, provinciales et nationales sont de droit divin et
instituées par la volonté et le commandement de J. C. ? Si elles le sont toutes ? S’il
n’y en a que quelques-unes, et lesquelles ? Si les appels portés des anciens d’une
congrégation aux assemblées provinciales, départementales et nationales sont de droit
divin et par la volonté et le commandement de J. C. ? Si quelques-unes seulement sont
de droit divin ? Lesquelles ? Si le pouvoir des
assemblées en de tels
appels est de droit divin et par la volonté et le commandement de J. C. ? » et cent
autres questions du même genre. Le Parlement déclare que400, d’après l’Écriture, les dignités de prêtre et d’évêque sont égales,
règle les ordinations, les convocations, les excommunications, les juridictions, les
élections, dépense la moitié de son temps et use toute sa force à fonder l’Église
presbytérienne. — Pareillement chez les indépendants, la ferveur engendre le courage
et la discipline. Les côtes de fer de Cromwell « sont la
plupart401
des fils de francs-tenanciers qui s’engagent dans la guerre par un principe de
conscience, et qui, étant bien armés au dedans par la satisfaction de leur conscience
et au dehors par de bonnes armes de fer, font ferme ou chargent en désespérés comme un
seul homme. » Cette armée où des caporaux inspirés prêchent des colonels tièdes, opère
avec la solidité et la précision d’un régiment russe ; c’est un devoir, un devoir
envers Dieu que de tirer juste et de marcher en ligne, et le parfait chrétien produit
le parfait soldat. Nulle séparation ici entre la spéculation et la pratique, entre la
vie privée et la vie publique, entre le spirituel et le temporel. Ils veulent
appliquer l’Écriture, établir « le royaume de Dieu sur la terre », instituer
non-seulement une Église chrétienne, mais encore une société chrétienne, changer la
loi en gardienne des mœurs, imposer la piété et la vertu ; et pour un temps ils y
réussissent.
« Quoique la discipline de l’Église fût renversée402, dit Neal, il y avait un esprit
de dévotion parmi le peuple dans le parti du Parlement. Le jour du Seigneur était
gardé avec une exactitude remarquable, les églises étant remplies d’auditeurs
attentifs et nombreux ; trois et quatre fois par jour les officiers de paix faisaient
des patrouilles dans les rues, et fermaient toutes les maisons publiques. Personne ne
voyageait sur les routes et ne se promenait dans les champs, excepté en cas de
nécessité absolue. Des exercices religieux étaient établis dans les familles privées,
comme lire l’Écriture, prier en famille, répéter des sermons, chanter des psaumes ; et
cela était si universel que vous auriez pu parcourir toute la ville de Londres, le
dimanche soir, sans voir une personne oisive ou sans entendre autre chose que le son
des prières ou des cantiques qui sortait des églises et des maisons publiques403. Les gens n’hésitaient pas à se lever
avant le jour et à franchir une grande distance pour avoir le bonheur d’entendre la
parole de Dieu. — Il n’y avait point de maisons de jeu, ni de maisons de filles. On
ne voyait et on n’entendait dans les rues ni jurons profanes, ni ivrognerie, ni aucune
sorte de débauche… Les soldats du Parlement accouraient en foule aux sermons,
parlaient de religion, priaient et chantaient des
psaumes ensemble en
montant la garde. » En 1644, le Parlement défendit de vendre des denrées le dimanche,
« de voyager, de transporter des fardeaux, de faire aucun travail mondain, sous peine
de dix schillings d’amende pour le voyageur, et de cinq schillings pour chaque
charge », de « prendre part ou d’assister à aucune lutte, sonnerie de cloches, tir,
marché, buvette, danse, jeu, sous peine d’une amende de cinq schillings pour chaque
personne au-dessus de quatorze ans. Si des enfants sont trouvés coupables d’une de ces
fautes, les parents ou tuteurs payeront douze pence pour chaque faute. Si les diverses
amendes ci-dessus mentionnées ne peuvent être payées, les coupables seront mis dans
les stocks pendant l’espace de trois heures. » Quand les
indépendants furent au pouvoir, la sévérité fut plus âpre encore. Les officiers de
l’armée ayant convaincu de blasphème un de leurs quartier-maîtres, « le condamnèrent à
avoir la langue percée d’un fer rouge, son épée brisée au-dessus de sa tête, et à être
chassé de l’armée. » Pendant l’expédition de Cromwell en Irlande, « on n’entendait pas
un blasphème dans tout le camp, les soldats employant leurs heures de loisir à lire
leurs Bibles, à chanter des psaumes et à tenir des conférences religieuses404. » En 1650, les peines infligées aux
profanateurs du dimanche furent doublées. Des lois violentes furent portées contre les
paris, la galanterie fut taxée de crime, les théâtres furent démolis,
les
spectateurs mis à l’amende, les acteurs fouettés à la queue de la charrette,
l’adultère puni de mort : pour mieux frapper le vice, ils persécutaient le plaisir.
Mais s’ils étaient austères envers autrui, ils l’étaient envers eux-mêmes, et
pratiquaient les vertus qu’ils imposaient. Après la Restauration, deux mille
ministres, pour ne pas se conformer à la nouvelle liturgie, renoncèrent à leurs cures,
sauf à mourir de faim avec leurs familles. « Beaucoup d’entre eux, ne croyant pas
avoir le droit de quitter leur ministère après y avoir été destinés par l’ordination,
prêchèrent à ceux qui voulurent les entendre dans les champs et dans les maisons
particulières, jusqu’à ce qu’ils fussent saisis et jetés dans des prisons où un grand
nombre d’entre eux périrent405. » Les cinquante
mille vétérans de Cromwell, licenciés tout d’un coup et sans ressources, ne fournirent
pas une seule recrue aux vagabonds et aux bandits. « Les royalistes eux-mêmes
confessèrent que dans toutes les branches d’industrie honnête, ils prospéraient
au-delà des autres hommes, que nul d’entre eux n’était accusé de larcin ou de
brigandage, qu’on n’en voyait pas un demander l’aumône, et que si un boulanger, un
maçon ou un charretier se faisait remarquer par sa sobriété et son activité, il était
très-probablement un des vieux soldats d’Olivier406. » Purifiés par la persécution et
ennoblis par la patience, ils finiront par conquérir la tolérance de la loi comme le
respect du
public, et relèveront la morale nationale comme ils ont sauvé
la liberté nationale. Cependant les autres, fugitifs en Amérique, poussent jusqu’au
bout ce grand esprit religieux et stoïque, avec ses faiblesses et ses forces, avec ses
vices et ses vertus. Leur volonté, tendue par une foi fervente, tout employée à la vie
politique et pratique, invente l’émigration, supporte l’exil, repousse les Indiens,
fertilise le désert, érige la morale rigide en loi civile, institue et arme l’Église,
et sur la Bible fonde l’État407.
Ce n’est pas d’une pareille conception de la vie qu’une véritable littérature peut
sortir. L’idée du beau y manque, et qu’est-ce qu’une littérature sans l’idée du beau ?
L’expression naturelle des mouvements du cœur y est proscrite, et qu’est-ce qu’une
littérature sans l’expression naturelle des mouvements du cœur ? Ils ont aboli comme
impies le libre drame et la riche poésie que la Renaissance avait portés jusqu’à eux.
Ils rejettent comme profanes le style orné et l’ample éloquence que l’imitation de
l’antiquité et de l’Italie avait établis autour d’eux. Ils se défient de la raison et
sont incapables de philosophie. Ils ignorent les divines langueurs de l’Imitation et
les tendresses touchantes de l’Évangile. On ne trouve dans leur caractère que
virilité, dans leur conduite
qu’austérité, dans leur esprit
qu’exactitude. On ne voit parmi eux que des théologiens échauffés, des controversistes
minutieux, des hommes d’action énergiques, des cerveaux bornés et patients, tous
préoccupés de preuves positives et d’œuvres effectives, dépourvus d’idées générales et
de goûts délicats, appesantis sur les textes, raisonneurs secs et obstinés qui
tourmentent l’Écriture pour en une forme de gouvernement ou un code de
doctrine. Rien de plus étroit et de plus laid que ces recherches et ces disputes. Un
pamphlet du temps demande la liberté de conscience, et tire ses arguments : « 1º De la
parabole du blé et de l’ivraie qui poussent ensemble jusqu’à la moisson ; 2º de cette
prescription des apôtres : Que chaque homme soit persuadé dans son propre
entendement ; 3º de ce texte : Partout où manque la foi est le péché ; 4º de cette
règle divine de notre Sauveur : Faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît à
vous-mêmes408. » Plus tard, quand la Chambre
en fureur veut juger James Naylor, le procès s’enfonce dans une interminable
discussion juridique et théologique, les uns prétendant que le crime commis est une
idolâtrie, d’autres qu’il est une séduction, chacun vidant devant l’assemblée son
arsenal de et de textes409. Rarement une
génération s’est trouvée plus mutilée de toutes
les facultés qui
produisent la contemplation et l’ornement, plus réduite aux facultés qui nourrissent
la discussion et la morale. Comme un splendide insecte qui s’est transformé et qui a
perdu ses ailes, on voit la poétique génération d’Élisabeth disparaître et ne laisser
à sa place qu’une lourde chenille, fileuse opiniâtre et utile, armée de pattes
industrieuses et de mâchoires redoutables, occupée à ronger de vieilles feuilles et à
dévorer ses ennemis. Point de style ; ils parlent en hommes d’affaires ; tout au plus,
çà et là, un pamphlet de Prynne a de la vigueur. Les histoires, celle de May, par
exemple, sont plates et lourdes. Les mémoires, même ceux de Ludlow, de mistress
Hutchinson, sont longs, ennuyeux, véritables factums dépourvus d’accent personnel,
vides d’effusion et d’agrément ; tous, « ils semblent s’oublier et ne s’occupent que
des destinées générales de leur cause410. » De bons ouvrages de piété, des sermons
solides et convaincants, des livres sincères, édifiants, exacts, méthodiques, comme
ceux de Baxter, de Barclay, de Calamy, de John Owen, des récits personnels comme celui
de Baxter, comme le journal de Fox, comme la vie de Bunyan, une grande provision
consciencieusement rangée de documents et de raisonnements, voilà tout ce qu’ils
offrent ; le puritain détruit l’artiste, roidit l’homme, entrave l’écrivain,
et ne laisse subsister de l’artiste, de l’homme, de l’écrivain, qu’une
sorte d’être abstrait, serviteur d’une consigne. S’il se rencontre parmi eux un
Milton, c’est que par ses vastes curiosités, ses voyages, son éducation
encyclopédique, surtout par son adolescence trempée dans la grande poésie de l’âge
précédent, et par son indépendance d’esprit hautainement défendue même contre les
sectaires, Milton dépasse la secte. À proprement parler, ils ne pouvaient avoir qu’un
poëte, poëte sans le vouloir, un fou, un martyr, héros et victime de la grâce,
véritable prédicateur, qui atteint le beau par rencontre en cherchant l’utile par
principe, pauvre chaudronnier qui, employant les images pour être compris des
manouvriers, des matelots, des servantes, est parvenu, sans y prétendre, à l’éloquence
et au grand art.
Après la Bible, le livre le plus répandu en Angleterre est le Voyage du
Pèlerin par le chaudronnier Bunyan. C’est que le fond du protestantisme est la
doctrine du salut opéré par la grâce, et que, pour rendre cette doctrine sensible, nul
artiste n’a égalé Bunyan.
Pour bien parler des impressions surnaturelles, il faut être sujet aux impressions
surnaturelles. Bunyan eut le genre d’imagination qui les produit. Cette imagination,
puissante comme celle des artistes,
mais plus violente que celle des
artistes, agit dans l’homme sans le concours de l’homme, et l’assiége de spectacles
qu’il n’a ni voulus ni prévus. Dès ce moment, il y a en lui comme un second être,
souverain du premier, grandiose et terrible, dont les apparitions sont soudaines, dont
les démarches sont inconnues, qui double ou brise ses facultés, qui le prosterne ou
l’exalte, qui l’inonde de sueurs d’angoisse, qui le ravit de transports de joie, et
qui par sa force, sa bizarrerie, son indépendance, lui atteste la présence et l’action
d’un maître étranger et supérieur. Dès l’enfance, comme sainte Thérèse, Bunyan eut des
visions, « étant grandement troublé par la pensée des tourments horribles du feu de
l’enfer », triste au milieu de ses jeux, se croyant damné, et si désespéré « qu’il
souhaitait être un démon, supposant que les démons sont seulement bourreaux, et qu’il
vaut mieux encore être tourmenteur que tourmenté411. » C’était
déjà l’obsession des images
précises et corporelles. Sous leur effort la
réflexion cesse, et l’homme est tout d’un coup précipité dans l’action. Le premier
mouvement l’emportait les yeux fermés, lancé comme sur une pente roide dans les
déterminations folles. Un jour, voyant un serpent passer sur la grand’route, il le
frappa de son bâton sur le dos et l’étourdit. « Puis de mon bâton, je le forçai à
ouvrir sa gueule, et lui arrachai son aiguillon avec mes doigts, action désespérée
qui, si Dieu n’avait pas eu pitié de moi, m’aurait mené à ma fin412. » Dès ses premiers essais de
conversion, il fut extrême dans ses émotions, et maîtrisé jusqu’au cœur par la vue des
objets physiques, « adorant » le prêtre, l’office, l’autel, les vêtements. « Cette
pensée était devenue si forte dans mon esprit, qu’à la seule vue d’un prêtre (si sale
et débauchée que fût sa vie), je sentais mon cœur défaillir sous lui, et le vénérer,
et se lier à lui ; oui, et pour l’amour que je leur portais, il me semblait que je me
serais couché sous leurs pieds pour être foulé par eux, tant leur nom, leur habit,
leur office m’enivraient et m’ensorcelaient413. » Déjà les idées s’attachaient à lui de cette prise invincible qui fait la
monomanie ; absurdes
ou non, il n’importait ; elles régnaient en lui, non
par leur vérité, mais par leur présence. La pensée d’un danger impossible l’effrayait
autant que la vue d’un péril imminent. Comme un homme suspendu au-dessus d’un gouffre
par une corde solide, il oubliait que la corde était solide et le vertige
l’étreignait. Selon l’usage des ouvriers anglais, il aimait à sonner les cloches ;
devenu puritain, il trouva l’amusement profane et s’abstint ; pourtant, entraîné par
son désir, il montait encore au clocher et regardait sonner. « Mais bientôt après je
me mis à penser : Et si une des cloches tombait ? — Alors je choisis, pour me tenir,
une place sous une grosse poutre qui était en travers du clocher, pensant que je
serais là en sûreté. — Mais bientôt je me remis à penser que si la cloche tombait
dans son balancement, elle pourrait frapper d’abord le mur, puis rebondir sur moi et
me tuer malgré la poutre. — Cela fit que je me tins à la porte du clocher. — Et
maintenant, pensé-je, je suis en sûreté ; car si une cloche tombait, je m’esquiverais
derrière ces gros murs, et je serais sauvé
malgré tout. — En sorte
qu’après cela j’allais encore voir sonner, sans vouloir entrer plus avant que la porte
du clocher. Mais alors il me vint dans la tête : Et si le clocher aussi tombait ? Et
cette pensée continuelle ébranla si fort mon esprit, que je n’osai pas rester plus
longtemps à la porte du clocher, que je fus forcé de fuir, par
crainte que le clocher ne tombât sur ma tête414. » Souvent la simple conception d’un péché devenait pour lui
une tentation si involontaire et si forte, qu’il y sentait la griffe aiguë du diable.
L’idée fixe grossissait dans sa tête comme un abcès douloureux, chargé de toute la
sensibilité et de tout le sang vital. « Si ce péché consistait à prononcer un tel mot,
j’ai été comme si ma bouche
allait prononcer ce mot, que je le voulusse
ou non. Et si puissante était la tentation sur moi, que souvent j’ai été prêt à
claquer des mains contre mon menton, pour empêcher ma bouche de s’ouvrir ; et d’autres
fois, de sauter la tête en bas dans quelque trou à fumier, pour empêcher ma bouche de
parler415. » Plus tard, au milieu d’un sermon qu’il
prêchait, il était assailli par des pensées de blasphème ; le mot arrivait à ses
lèvres, et toute sa résistance parvenait à peine à maintenir en place le muscle
soulevé par le cerveau dominateur.
Un jour que le ministre de sa paroisse prêchait contre la danse, les jurons et les
jeux, il se frappa de cette idée que le sermon était pour lui, et rentra dans sa
maison plein d’angoisse. Mais il mangea ; son estomac chargé déchargea son cerveau, et
ses remords se dissipèrent. En véritable enfant, uniquement touché de la sensation
présente, il fut ravi, sauta dehors et courut au jeu. Il avait lancé sa balle et
allait recommencer, quand une voix dardée du ciel entra soudainement dans son âme :
« Veux-tu quitter tes
péchés et aller au ciel, ou garder tes péchés et
aller en enfer ? » Éperdu, « je regardai le ciel, et je fus comme si, avec les yeux de
mon intelligence, j’avais aperçu le Seigneur Jésus, me regardant d’un air très-fâché
contre moi, et comme s’il m’avait sévèrement menacé de quelque griève punition pour
ces pratiques impies et les autres semblables416. »
Tout d’un coup, réfléchissant que ses péchés étaient très-grands, et qu’il serait
certainement damné quoi qu’il fît, il résolut de se contenter en attendant, et pendant
cette vie de pécher tant qu’il pourrait. Il reprit sa balle, se remit à jouer avec
fureur, et jura plus haut et plus souvent que jamais. Un mois après, réprimandé par
une femme, tout d’un coup « à ce reproche je me tus, et baissant la tête, je souhaitai
d’être de nouveau un petit enfant pour que mon père m’apprît à parler sans cette
méchante habitude de jurer. Car,
pensai-je, j’y suis si accoutumé qu’il
serait inutile de penser à me corriger ; je ne pourrais jamais le faire. — Mais je ne
sais comment cela arriva, à partir de ce temps je quittai mes jurons, tellement que
c’était un grand étonnement pour moi de me voir ainsi ; et tandis qu’auparavant je ne
savais parler sans mettre un juron devant et un derrière pour donner crédit à mes
paroles, maintenant sans jurons je parlais mieux et plus aisément que je n’avais fait
auparavant417. » Ces brusques
alternatives, ces résolutions violentes, ce renouvellement imprévu du cœur, sont des
œuvres de l’imagination passionnée et involontaire ; par ses hallucinations, par sa
souveraineté, par ses idées fixes, par ses idées folles, elle prépare un poëte et
annonce un inspiré.
Les circonstances en lui développèrent le naturel ; son genre de vie aidait son genre
d’esprit. Il était né « dans le rang le plus bas et le plus méprisé », fils d’un
chaudronnier, lui-même chaudronnier ambulant, avec une femme aussi pauvre que lui,
« tellement
qu’entre eux deux ils n’avaient pas une cuiller ni un plat de
mobilier. » On lui avait enseigné dans son enfance à lire et à écrire, mais depuis
« il avait perdu presque entièrement ce qu’il avait appris. » L’éducation distrait et
discipline l’homme ; elle le remplit d’idées diverses et raisonnables ; elle l’empêche
de s’enfoncer dans la monomanie ou de s’échauffer par l’exaltation ; elle substitue
les pensées approuvées aux inventions excentriques, les opinions mobiles aux
convictions roides ; elle remplace les images impétueuses par les raisonnements
calmes, les volontés improvisées par les décisions réfléchies ; elle met en nous la
sagesse et les idées d’autrui, elle nous donne la conscience et l’empire de
nous-mêmes. Supprimez cette raison et cette discipline, et considérez le pauvre
ouvrier ignorant à son ouvrage ; la tête travaille pendant que les mains travaillent,
non pas sagement, avec des habitudes acquises de logique apprise, mais par de sourdes
émotions, sous un flot déréglé d’images confuses. Soir et matin, le marteau machinal
berce de ses notes assourdissantes la même pensée incessamment ramenée et reployée sur
elle-même. Une vision trouble, obstinée, ondoie devant lui aux lueurs de l’étain
froissé qui tressaille. Dans la fournaise rouge où bout le fer, dans le cri du cuivre
meurtri, dans les noirs recoins où rampe l’ombre humide, il aperçoit la flamme et les
ténèbres d’en bas, et le grincement des chaînes éternelles. Demain il revoit la même
image, et après-demain, et toute la semaine, et tout le mois, et toute l’année. Son
front se plisse,
ses yeux deviennent mornes, et sa femme, la nuit,
l’entend gémir. Elle se souvient qu’elle a deux volumes dans un vieux sac : le Chemin de l’homme simple au ciel et la Pratique de la piété ; pour se
consoler il les épelle, et la pensée imprimée, déjà auguste par elle-même, devenue
plus auguste par la lenteur de la lecture, s’enfonce comme un oracle dans sa croyance
subjuguée. Les brasiers des diables, — les harpes d’or du ciel, — le Christ nu sur
la croix sanglante, — chacune de ces idées enracinées végète vénéneuse ou salutaire
dans son cerveau malade, s’étend, plonge plus avant et fleurit plus haut par une
ramification de visions nouvelles, si épaisses, que dans cet esprit obstrué il n’y a
plus de place ni d’air pour d’autres conceptions. — Se reposera-t-il quand, l’hiver
venu, il partira pour sa tournée ? Dans ses longues marches solitaires, sur les landes
désertes, dans les fondrières maudites et hantées, toujours livré à lui-même,
l’inévitable idée le poursuit. Ces routes défoncées où il s’embourbe, ces lourdes
rivières troublées qu’il traverse sur un bac pourri, ces chuchotements menaçants des
bois nocturnes, quand, dans les endroits meurtriers, la lune livide dessine des formes
embusquées, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend s’assemble en un poëme
involontaire autour de l’idée qui l’absorbe ; elle se change ainsi en un vaste corps
de légendes sensibles, et multiplie sa force en multipliant ses détails. — Devenu
sectaire, on l’enferme pendant douze ans, n’ayant d’autre entretien que le livre des
Martyrs et la Bible, dans une de ces prisons infectes
où sous la Restauration pourrissaient les puritains. Le voilà seul encore, replié
sur lui-même par la monotonie du cachot, assiégé par les terreurs de l’Ancien
Testament, par le délire vengeur des prophètes, par les dogmes fulminants de saint
Paul, par le spectacle des ravissements et des martyres, face à face avec Dieu, tantôt
désespéré, tantôt consolé, troublé d’images involontaires et d’émotions inattendues,
apercevant tour à tour le démon et les anges, acteur et témoin d’un drame intérieur
dont il peut raconter les vicissitudes. Il les écrit : c’est là son livre. Vous voyez
désormais l’état de ce cerveau enflammé. Appauvri d’idées, rempli d’images, livré à
une pensée fixe et unique, plongé dans cette pensée par son métier machinal, par sa
prison et ses lectures, par sa science et son ignorance, les circonstances, comme la
nature, le font visionnaire et artiste, lui fournissent les impressions surnaturelles
et les images sensibles, lui enseignent l’histoire de la grâce et les moyens de
l’exprimer.
Le Voyage du Pèlerin est un manuel de dévotion à l’usage des
simples, en même temps qu’une épopée allégorique de la grâce. On entend ici un homme
du peuple qui parle au peuple, et qui veut rendre sensible à tous la terrible doctrine
de la damnation et du salut418. Selon Bunyan, nous
sommes « les fils de la
colère », condamnés de naissance, criminels par
nature, prédestinés justement à la destruction. Sous cette pensée formidable le cœur
fléchit. Le malheureux homme raconte qu’il tremblait de tous ses membres, et que dans
ses convulsions il lui semblait que les os de sa poitrine allaient se briser. « Un
jour, assis dans la rue, je tombai dans une profonde réflexion sur l’état effroyable
où mon péché m’avait mis, et après une grande rêverie je levai la tête ;
mais il me sembla voir comme si le soleil qui brille dans le ciel répugnait à me
donner sa lumière, et comme si les pierres mêmes des rues et les tuiles des toits se
conjuraient contre moi. Il me sembla qu’ils se liguaient tous ensemble pour me bannir
du monde. J’étais abhorré par eux et indigne d’habiter parmi eux, parce que j’avais
péché contre le Sauveur. Oh ! combien chaque créature était plus heureuse que moi !
Car elles étaient fermes et se tenaient en place ; mais moi, j’étais emporté et
perdu. » Contre le pécheur qui se repent, les démons s’assemblent ; ils obscurcissent
sa vue, ils l’assiégent de fantômes, ils hurlent à côté de lui pour l’entraîner dans
leurs précipices, et la noire vallée où le pèlerin se plonge égale à peine par
l’horreur de ses symboles l’angoisse des terreurs dont il est assailli. « Aussi loin
que cette vallée s’étendait, il y avait à main droite une fosse très-profonde, qui est
celle où les aveugles ont conduit les aveugles dans tous les âges, et où les uns et
les autres ont misérablement péri. Et, voyez, de l’autre côté il y avait une
très-dangereuse fondrière dans laquelle celui qui tombe, fût-il homme de bien, ne
trouve point de fond pour y poser le pied. — Ce sentier-là était extrêmement étroit,
et pour cela le pauvre Chrétien avait encore plus à se garer ; car lorsqu’il tâchait
dans l’obscurité d’éviter la fosse de droite, il était près de rouler dans la
fondrière de l’autre côté ; et aussi, quand il voulait s’écarter sans grande
précaution de la fondrière, il était près
de tomber dans la fosse. Ainsi
il allait, et je l’entendis ici soupirer amèrement ; car, outre le danger qu’on a dit,
le sentier était si obscur que quand il levait le pied pour le mettre en avant, il ne
savait pas où ni sur quoi il le mettrait ensuite. — Vers le milieu de la vallée
j’aperçus la gueule de l’enfer ; et elle était tout près de la route. À présent, pensa
Chrétien, que ferai-je ? — Et de moment en moment la flamme et la fumée sortaient en
si grande abondance avec des étincelles et des bruits hideux, qu’il était forcé de
relever son épée et de recourir à une autre arme appelée prière. —
Il alla ainsi longtemps ; et toujours cependant la flamme arrivait jusqu’à lui ; et
il entendait aussi des voix lamentables et comme des frôlements et des froissements
deçà et delà, tellement qu’il pensait parfois qu’il serait déchiré en pièces ou foulé
comme la boue des rues419. » — Contre ces angoisses, ni ses bonnes œuvres, ni ses
prières, ni sa justice, ni toute la justice
et toutes les prières de
toutes les autres créatures ne pourront le défendre. Seule la grâce justifie. Il faut
que Dieu lui impute la pureté du Christ et le sauve par un choix gratuit. Rien de plus
passionné que la scène où, sous le nom de son pauvre pèlerin, il raconte ses doutes,
sa conversion, sa joie et la soudaine transformation de son cœur. « Seigneur, dis-je,
un si grand pécheur que moi peut-il être reçu par toi et sauvé par toi ? — Ici je
l’entendis qui disait : Celui qui vient à moi, je ne le rejetterai jamais. — Et alors
mon cœur fut plein de joie, mes yeux furent pleins de larmes, et toute mon âme déborda
d’amour pour le nom, le peuple et les voies de Jésus-Christ. Cela me fit voir que tout
le monde, malgré toute la justice qui est en lui, est dans un état de condamnation.
Cela me fit voir que Dieu le père, quoiqu’il soit juste, peut justement justifier le
pécheur qui revient. Cela me fit grandement rougir de l’infamie de ma première vie.
Cela me confondit
par le sentiment de mon ignorance, parce que jamais
pensée n’était venue auparavant dans mon cœur qui me montrât si bien la beauté de
Jésus-Christ. Cela me rendit désireux d’une sainte vie et passionné pour faire quelque
chose en l’honneur et à la gloire du nom du Seigneur Jésus. Oui, et je pensai que si
j’avais maintenant mille pintes de sang dans mon corps, je le répandrais tout pour
l’amour du Seigneur Jésus420. »
Une pareille émotion ne calcule point les combinaisons littéraires. L’allégorie, le
plus artificiel des genres, est naturelle à Bunyan. S’il l’emploie ici, c’est qu’il
l’emploie partout ; et s’il l’emploie partout, c’est par nécessité, non par choix.
Comme les enfants, les paysans et tous les esprits incultes, il change les
raisonnements en paraboles ; il ne saisit les vérités qu’habillées d’images ; les
termes abstraits lui échappent ;
il veut palper des formes et contempler
des couleurs. C’est que les sèches vérités générales sont une sorte d’algèbre, acquise
par notre esprit fort tard et après beaucoup de peine, contre notre inclination
primitive, qui est de considérer des événements détaillés et des objets sensibles,
l’homme n’étant capable de contempler les formules pures qu’après s’être transformé
par dix ans de lecture et de réflexion. Nous comprenons du premier coup le mot purification du cœur ; Bunyan ne l’entend pleinement qu’après l’avoir
traduit par cet apologue421. « L’interprète prit
Chrétien par la main
et le conduisit dans une très-grande chambre qui était pleine de poussière, parce
qu’elle n’avait jamais été balayée. Après qu’il l’eut considérée un peu de temps, il
appela un homme pour la balayer. Mais quand cet homme eut commencé à la balayer, la
poussière se mit à voler si abondamment que Chrétien en fut presque étouffé. Alors
l’interprète dit à une demoiselle qui était là : Apportez ici de l’eau et arrosez la
chambre. Après qu’elle l’eut fait, on la balaya et on la nettoya avec plaisir. —
Alors Chrétien dit : Que veut dire ceci ? — L’interprète répondit : Cette chambre
est le cœur de l’homme qui jamais n’a été sanctifié par la douce grâce de l’Évangile.
La poussière est son péché originel et la corruption intérieure qui a sali tout
l’homme. Le premier qui s’est mis à balayer est la Loi ; mais celle qui a apporté
l’eau et qui a arrosé la chambre est l’Évangile. Maintenant tu as vu que lorsque le
premier s’est mis à balayer, la poussière a volé tellement que la chambre n’a pu être
nettoyée et que tu as été presque étouffé ; c’était pour te montrer que la Loi, au
lieu de balayer par son opération le péché du cœur, le ranime, lui donne de la force,
l’accroît dans l’âme, en même temps qu’elle le manifeste et le condamne, car elle ne
donne pas le pouvoir de le vaincre. — Au contraire, quand tu as vu la
demoiselle arroser d’eau la chambre, en sorte qu’on a pu la nettoyer avec plaisir,
c’était pour te montrer que lorsque l’Évangile vient dans le cœur avec ses douces et
précieuses rosées, comme tu as vu la demoiselle abattre la poussière en arrosant d’eau
le plancher, de même le péché est vaincu et subjugué, et l’âme nettoyée par la foi, et
par conséquent propre à recevoir le roi de gloire422. » Ces répétitions, ces phrases embarrassées, ces
comparaisons familières, ce style naïf dont la maladresse rappelle les périodes
enfantines d’Hérodote, et dont la bonhomie rappelle les contes de madame Bonne,
prouvent que si l’ouvrage est allégorique, c’est pour être intelligible, et que Bunyan
est poëte parce qu’il est enfant.
Regardez bien cependant. Sous la simplicité, vous apercevez la puissance, et dans la
puérilité la vision.
Ces allégories sont des hallucinations aussi nettes,
aussi complètes et aussi saines que les perceptions ordinaires. Personne, sauf
Spenser, n’a été si lucide. D’eux-mêmes les objets imaginaires surgissent devant lui.
Il n’a point de peine à les appeler ou à les former. Ils s’accommodent dans tous leurs
détails à tous les détails du précepte qu’ils représentent, comme un voile souple se
modèle sur le corps qu’il revêt. Il distingue et place toutes les parties du paysage,
ici la rivière, le château sur la droite, un drapeau sur la tourelle gauche, le soleil
couchant trois pieds plus bas, un nuage ovale dans le premier tiers du ciel, avec une
précision d’arpenteur. On croit revoir, en le lisant, les vieilles cartes
géographiques du siècle où les profils saillants des cités anguleuses sont enfoncés
dans le cuivre par un burin aussi sûr qu’un compas423. Les dialogues
coulent de sa plume comme en un rêve. Il n’a pas l’air d’y penser ; on dirait même
qu’il n’est pas là. Les événements et les discours semblent naître et s’ordonner en
lui sans son concours. Rien de plus froid ordinairement que les personnages
allégoriques ; les siens sont vivants. Au spectacle de ces détails si petits et si
familiers ; l’illusion vous prend. Le géant Désespoir, simple abstraction, devient
aussi réel entre ses mains qu’un geôlier ou un fermier d’Angleterre. On l’entend
causer la nuit, dans son lit, avec sa femme mistress Défiance, qui lui donne de bons
conseils, parce que, dans ce ménage
comme dans les autres, l’animal fort
et brutal est le moins avisé des deux : « Elle lui conseilla de prendre les
prisonniers, quand il se lèverait le matin, et de les battre sans merci. En sorte que
lorsqu’il se leva, il prit un bâton pesant de pommier sauvage, et descendit vers eux
dans le cachot, et là se mit d’abord à les injurier comme s’ils étaient des chiens,
quoiqu’ils ne lui eussent jamais dit un mot déplaisant ; puis il tombe sur eux et il
les bat terriblement, de façon qu’ils n’avaient plus la force de s’assister ni de se
retourner par terre424. » Ce bâton choisi avec
l’expérience d’un forestier, cet instinct d’injurier d’abord et de tempêter pour se
mettre en train d’assommer, voilà des traits de mœurs qui attestent la sincérité du
conteur et font la persuasion du lecteur. Bunyan a l’abondance, le naturel, l’aisance,
la netteté d’Homère ; il est aussi proche d’Homère qu’un chaudronnier anabaptiste peut
l’être d’un chantre héroïque, créateur de dieux.
Je me trompe, il en est plus proche. Devant le sentiment
du sublime, les
inégalités se nivellent. La grandeur des émotions élève aux mêmes sommets le paysan et
le poëte, et ici l’allégorie sert encore le paysan. Elle seule, au défaut de l’extase,
peut peindre le ciel ; car elle ne prétend pas le peindre ; en l’exprimant par une
figure, elle le déclare invisible, comme un soleil ardent que nous ne pouvons
contempler en face et dont nous regardons l’image dans un miroir ou dans un ruisseau.
Le monde ineffable garde ainsi tout son mystère ; avertis par l’allégorie, nous
supposons des splendeurs au-delà de toutes les splendeurs qu’on nous offre ; nous
sentons derrière les beautés qu’on nous ouvre l’infini qu’on nous cache, et la cité
idéale, évanouie aussitôt qu’apparue, cesse de ressembler au White-Hall grossier,
édifié pour Dieu par Milton. Lisez cette arrivée des pèlerins dans la terre céleste ;
sainte Thérèse n’a rien de plus beau : « Ils entendaient continuellement le chant des
oiseaux, et voyaient chaque jour les fleurs paraître sur le sol, et ils entendaient la
voix de la tourterelle dans les champs. En cette terre le soleil brille nuit et jour.
Et déjà ils étaient en vue de la cité où ils allaient, et aussi quelques-uns des
habitants venaient à leur rencontre. Car les bienheureux resplendissants se
promenaient souvent en cette contrée, parce qu’elle était sur la frontière du ciel.
Ils entendaient des voix de la cité, des voix éclatantes qui disaient : Dites à la fille de Sion : Regarde, ton salut vient ; regarde, sa
récompense est avec lui. Et tous les habitants de la cité les appelaient les
saints, les rachetés du
Seigneur. — Et s’approchant de la cité, ils en
eurent une vue encore plus parfaite. Elle était bâtie de perles et de pierres
précieuses, et aussi les rues étaient pavées d’or, tellement que par l’éclat naturel
de la cité, et à cause de la splendeur que les rayons du soleil y faisaient en se
réfléchissant, Chrétien tomba malade de désir. Plein-d’Espoir eut aussi un accès ou
deux du même mal. C’est pourquoi ils demeurèrent couchés pendant un temps, criant à
cause de leurs angoisses : Si vous voyez mon bien-aimé, dites-lui que je
suis malade d’amour
425 !
« Ils traversèrent enfin la rivière de la Mort, et commencèrent à monter ayant quitté
leurs vêtements mortels. Et je vis, comme ils avançaient,
que deux hommes
vinrent à leur rencontre avec des vêtements qui brillaient comme de l’or ; leurs
visages aussi brillaient comme la lumière. Alors ils avancèrent avec beaucoup
d’agilité et de vitesse, quoique la base sur laquelle la cité était bâtie fût plus
haute que les nuages. Ils montèrent donc à travers les régions de l’air, se parlant
doucement à mesure qu’ils allaient, étant réconfortés parce qu’ils avaient traversé
sans accident la rivière et parce qu’ils avaient de si glorieux compagnons pour les
conduire.
« L’entretien qu’ils avaient avec les bienheureux resplendissants était sur la gloire
de la cité. Et ceux-ci leur disaient que sa gloire et sa beauté étaient inexprimables.
Là, disaient-ils, est le mont Sion, la Jérusalem céleste et l’innombrable assemblée
des anges et des esprits des hommes justes devenus parfaits. Vous allez entrer dans le
paradis de Dieu, où vous verrez l’arbre de la vie, et vous mangerez ses fruits, qui ne
se flétrissent jamais. Et quand vous y serez, vous aurez des robes blanches qu’on vous
donnera, et vous irez et vous parlerez tous les jours avec le roi, oui, tous les jours
de l’éternité426.
« Puis ils vinrent à rencontrer plusieurs des trompettes du roi habillés
de vêtements blancs et resplendissants, qui de leurs sons hauts et mélodieux faisaient
retentir même le ciel. Ceux-ci les entourèrent de chaque côté ; quelques-uns allaient
devant, quelques-uns derrière, quelques-uns à main droite, quelques-uns à main gauche,
continuellement sonnant, à mesure qu’ils montaient, avec de hautes notes mélodieuses,
en sorte que la vue, pour ceux qui pouvaient l’avoir, était comme si le ciel lui-même
fût descendu à leur rencontre427… Et à ce moment ces deux
hommes étaient, pour ainsi dire, déjà dans le ciel avant d’y être entrés, étant comme
engloutis par la contemplation des anges et par le ravissement de leurs
notes mélodieuses. Là aussi ils avaient devant les yeux la cité elle-même, et
pensaient que toutes les cloches se fussent mises à sonner pour leur donner la
bienvenue. Mais au-dessus de tout étaient les ardentes et joyeuses pensées qui leur
venaient, sachant qu’ils allaient habiter là en telle compagnie, et cela pour
toujours. Ô quelle langue ou quelle plume peut exprimer leur glorieuse joie428 ! — Et je vis dans mon rêve que ces deux hommes arrivaient à la
porte. Et voici, comme ils entraient, ils furent transfigurés ; et on leur mit un
vêtement qui brillait comme l’or. Et plusieurs vinrent à leur rencontre avec des
harpes et des couronnes, et leur donnèrent les harpes pour chanter les louanges et les
couronnes en signe d’honneur. Et j’entendis dans mon rêve qu’il leur fut dit : Entrez
dans la joie de votre Seigneur. — À ce moment, comme les portes s’ouvraient pour
laisser entrer ces hommes, je regardai après eux et je vis la cité briller comme le
soleil. Les rues aussi étaient pavées d’or, et beaucoup d’hommes y marchaient avec des
couronnes sur leurs têtes, des palmes dans les mains, des harpes d’or pour chanter des
louanges. Il y en
avait aussi qui avaient des ailes, et se répondaient
l’un à l’autre sans interruption, disant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur. — Et
ensuite ils fermèrent les portes. Quand j’eus vu cela, je souhaitai d’être avec
eux429. »
Il fut emprisonné douze ans et demi ; dans son cachot, il fabriquait des lacets
ferrés pour se nourrir lui et sa famille ; il mourut à soixante ans en 1688. À côté de
lui Milton durait obscur et aveugle. Les deux derniers poëtes de la Réforme
survivaient ainsi, au milieu de la froideur classique qui séchait alors la littérature
anglaise, et de la débauche mondaine qui corrompait alors la morale anglaise.
« Hypocrites tondus, chanteurs de psaumes, bigots moroses », voilà les noms dont on
outrageait les hommes
qui avaient réformé les mœurs et reforgé la
constitution de l’Angleterre. Mais tout opprimés et insultés qu’ils étaient, leur
œuvre se continuait d’elle-même et sans bruit sous terre ; car le modèle idéal qu’ils
avaient érigé était, après tout, celui que suggérait le climat et que réclamait la
race. Par degrés le puritanisme allait se rapprocher du monde, et le monde se
rapprocher du puritanisme. La Restauration allait se discréditer, la Révolution allait
se faire, et sous le progrès insensible de la sympathie nationale, comme sous l’essor
incessant de la réflexion publique, les partis et les doctrines allaient se rallier
autour du protestantisme libre et moral.
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