Chapitre III.
Ben Jonson.
Lorsqu’une civilisation nouvelle amène un art nouveau à la lumière, il y a dix hommes
de talent qui expriment à demi l’idée publique autour d’un ou deux hommes de génie qui
l’expriment tout à fait : Guilhem de Castro, Pérès de Montalvan, Tirso de Molina, Ruiz
de Alarcon, Augustin Moreto, autour de Calderon et de Lope ; Crayer, Van Oost,
Romboust, Van Thulden, Van Dyck, Honthorst, autour de Rubens ; Ford, Marlowe,
Massinger, Webster, Beaumont, Fletcher, autour de Shakspeare et de Ben Jonson. Les
premiers forment le chœur, les autres sont les coryphées. C’est le même morceau qu’ils
chantent ensemble, et dans tel passage le choriste est l’égal du chef ; mais ce n’est
que dans un passage. Ainsi, dans les drames qu’on vient de citer, le poëte parfois
atteint au sommet de son art, rencontre un personnage complet, un éclat de passion
sublime ; puis il retombe, tâtonne parmi les demi-réussites, les figures ébauchées,
les imitations affaiblies, et enfin se réfugie dans les procédés du métier. Ce n’est
pas chez lui, c’est chez les grands hommes, chez Ben Jonson et Shakspeare qu’il faut
aller chercher l’achèvement de son idée et la plénitude de son art.
« Nombreux étaient les combats d’esprit108 entre Shakspeare et Ben Jonson au club de la Sirène. Je les
considérais tous deux, l’un comme un grand galion espagnol, et l’autre comme un
vaisseau de guerre anglais ; maître Jonson, comme le galion, était exhaussé en savoir,
solide, mais lent dans ses évolutions ; Shakspeare, comme le vaisseau de guerre
anglais, moindre pour la masse, mais plus léger voilier, pouvait tourner à toute
marée, virer de bord, et tirer avantage de tous les vents par la promptitude de son
esprit et de son invention. » Au physique et au moral, voilà tout Jonson, et ses
portraits ne font qu’achever cette esquisse si juste et si vive : un personnage
vigoureux, pesant et rude ; un large et long visage, déformé de bonne heure par le
scorbut, une solide mâchoire, de vastes joues, les organes des passions animales aussi
développés que ceux de l’intelligence, le regard dur d’un homme en colère, ou voisin
de la colère ; ajoutez-y un corps d’athlète, et vers quarante ans, « une démarche
lourde et disgracieuse, un ventre en forme de montagne109. » Voilà les dehors, le dedans y est conforme. C’est un véritable
Anglais, grandement et grossièrement charpenté, énergique, batailleur, orgueilleux,
souvent morose et enclin aux bizarres imaginations du spleen. Il contait à Drummond
qu’il était demeuré une nuit entière, « s’imaginant qu’il voyait les Carthaginois et
les Romains combattre sur son orteil110. » Non que de fond il soit mélancolique ; au contraire, il
aime à sortir de lui-même par la large et bruyante gaieté débridée, par la
conversation abondante et variée, avec l’aide du bon vin des Canaries, dont il
s’abreuve, et qui a fini par devenir pour lui une nécessité ; ces gros corps de
bouchers flegmatiques ont besoin de la généreuse liqueur qui leur rend du ton, et leur
tient lieu du soleil qui leur manque. D’ailleurs expansif, hospitalier, prodigue même,
avec une franche verve imprudente111, jusqu’à s’abandonner
complétement devant l’Écossais Drummond, son hôte, un pédant rigoriste et malveillant,
qui a mutilé ses idées et vilipendé son caractère. Pour ce qui est de sa vie, elle est
en harmonie avec sa personne ; car il a beaucoup pâti, beaucoup combattu et beaucoup
osé. Il étudiait à Cambridge, quand son beau-père, maître maçon, le rappela et le mit
à la truelle. Il s’échappa, s’engagea comme volontaire dans l’armée des Pays-Bas, tua
et dépouilla un homme en combat singulier, à la vue des deux armées. Vous voyez qu’il
était homme d’action corporelle, et que pour ses débuts, il avait exercé ses
membres112. De retour en Angleterre, âgé de dix-neuf ans, il monta sur les
planches pour gagner sa vie, et se mit aussi à remanier des drames. Ayant été
provoqué, il se battit, tua son adversaire et
fut grièvement blessé ;
là-dessus, il fut jeté en prison et se trouva « voisin de la potence. » Un prêtre
catholique le visita et le convertit ; au sortir de prison, sans le sou, n’ayant que
vingt ans, il se maria. Enfin, deux ans après, il parvint à faire jouer sa première
pièce. Les enfants arrivaient, il fallait leur gagner du pain, et il n’était pas pour
cela d’humeur à suivre la route battue, étant persuadé qu’il fallait mettre dans la
comédie « une belle philosophie », une noblesse et une dignité particulières, suivre
les exemples des anciens, imiter leur sévérité et leur correction, dédaigner le tapage
théâtral et les grossières invraisemblances où la canaille se complaît. Il proclama
tout haut son projet dans ses préfaces, railla durement ses adversaires, étala
fièrement en scène113 ses
doctrines, sa morale et sa personne. Il gagna ainsi des ennemis acharnés, qui le
diffamèrent outrageusement en plein théâtre, qu’il exaspéra par la violence de ses
satires, et contre lesquels il lutta sans trêve et jusqu’à la fin. Bien plus, il
s’érigea en juge de la corruption publique, attaqua rudement les vices régnants,
« sans craindre le poison des courtisanes, ni les poignards des coupe-jarrets. » Il
traita ses auditeurs en écoliers, et leur parla toujours en censeur et en maître. Au
besoin, il risquait davantage. Marston et Chapman, ses camarades, avaient été mis en
prison pour un mot irrévérencieux d’une de leurs pièces, et le bruit courait qu’ils
allaient avoir le nez et les
oreilles coupés. Jonson, qui avait pris part
à la pièce, alla volontairement se constituer prisonnier, et obtint leur grâce. À son
retour, dans le repas des réjouissances, sa mère lui montra un violent poison qu’elle
aurait mis dans sa boisson pour le soustraire à la sentence, et « pour montrer qu’elle
n’était pas poltronne, ajoute Jonson, elle était résolue à boire la première. » On
voit qu’en fait d’actions vigoureuses, il trouvait des exemples dans sa famille. Vers
la fin de sa vie, l’argent lui manqua ; il était libéral, imprévoyant, et ses poches
avaient été toujours trouées, comme sa main toujours ouverte ; quoiqu’il eût écrit
immensément, il était obligé d’écrire encore afin de vivre. La paralysie vint, le
scorbut redoubla, l’hydropisie commençait. Il ne pouvait plus quitter sa chambre, ni
marcher sans aide. Ses dernières pièces ne réussissaient point. « Si vous attendiez
plus que vous n’avez eu ce soir, disait-il dans un épilogue114, songez que l’auteur est malade et triste… Tout ce que sa langue
débile et balbutiante implore, c’est que vous n’imputiez point la faute à sa cervelle,
qui est encore intacte, quoique enveloppée de douleur et incapable de tenir longtemps
encore115. » Ses ennemis l’injuriaient brutalement,
raillaient « son Pégase
poussif », son ventre enflé, sa tête malade116. Son collègue, Inigo Jones,
lui ôtait le patronage de la Cour. Il était obligé de mendier un secours d’argent
auprès du lord trésorier, puis auprès du comte de Newcastle ; sa triste « muse
bloquée, claquemurée, étriquée, clouée à son lit, incapable de retrouver la santé ou
même le souffle117 », haletait et peinait pour ramasser quelque idée ou
obtenir quelque aumône. Sa femme et ses enfants étaient morts ; il vivait seul,
délaissé, servi par une vieille femme. Ainsi traîne et finit presque toujours
lugubrement et misérablement le dernier acte de la comédie humaine ; au bout de tant
d’années, après tant d’efforts soutenus, parmi tant de gloire et de génie, on aperçoit
un pauvre corps affaibli qui radote et agonise entre une servante et un curé.
Voilà une vie de combattant, bravement portée, digne du seizième siècle par ses
traverses et son
énergie ; partout le courage et la force ont surabondé.
Peu d’écrivains ont travaillé plus consciencieusement et davantage ; son savoir était
énorme, et dans ce temps des grands érudits, il fut un des meilleurs humanistes de son
temps, aussi profond que minutieux et complet, ayant étudié les moindres détails et
compris le véritable esprit de la vie antique. Ce n’était pas assez pour lui de s’être
rempli des auteurs illustres, d’avoir leur œuvre entière incessamment présente, de
semer volontairement et involontairement toutes ses pages de leurs souvenirs. Il
s’enfonçait dans les rhéteurs, dans les critiques, dans les scoliastes, dans les
grammairiens et les compilateurs de bas étage ; il ramassait des fragments épars ; il
prenait des caractères, des plaisanteries, des délicatesses dans Athénée, dans
Libanius, dans Philostrate. Il avait si bien pénétré et retourné les idées grecques et
romaines, qu’elles s’étaient incorporées aux siennes. Elles entrent dans son discours
sans disparate ; elles renaissent en lui aussi vivantes qu’au premier jour ; il
invente lors même qu’il se souvient. En tout sujet il portait cette soif de science,
et ce don de maîtriser sa science. Il savait l’alchimie quand il écrivit l’Alchimiste. Il manie les alambics, les cornues, les récipients, comme
s’il avait passé sa vie à chercher le grand œuvre. Il explique l’incinération, la
calcination, l’imbibition, la rectification, la réverbération, aussi bien qu’Agrippa
et Paracelse. S’il traite des cosmétiques118, il en étale toute une boutique ; on ferait avec
ses pièces
un dictionnaire des jurons et des habits des courtisans ; il semble spécial en tout
genre. Une preuve de force encore plus grande, c’est que son érudition ne nuit point à
sa verve ; si lourde que soit la masse dont il se charge, il la porte sans fléchir.
Cet étonnant amas de lectures et d’observations s’ébranle en un moment tout entier et
tombe comme une montagne sur le lecteur accablé. Il faut écouter sir Épicure Mammon
dérouler le tableau des magnificences et des débauches où il va se plonger quand il
saura fabriquer l’or. Les impudicités raffinées et effrénées de la décadence romaine,
les obscénités splendides d’Héliogabale, les fantaisies gigantesques du luxe et de la
luxure, les tables d’or comblées de mets étrangers, les breuvages de perles dissoutes,
la nature dépeuplée pour fournir un plat, les attentats accumulés par la sensualité
contre la nature, la raison et la justice, le plaisir de braver et d’outrager la loi,
toutes ces images passent devant les yeux avec l’élan du torrent et la force d’un
grand fleuve. Phrase sur phrase, coup sur coup, les idées et les faits viennent dans
le dialogue peindre une situation, manifester un personnage, dégorgés de cette mémoire
profonde, dirigés par cette solide logique, précipités par cette réflexion puissante.
Il y a plaisir à le voir marcher sous le poids de tant d’observations et de souvenirs,
chargé de détails techniques et de réminiscences érudites, sans s’égarer ni se
ralentir, véritable « Béhémoth littéraire », pareil à ces éléphants de guerre qui
recevaient sur leur dos des tours, des hommes, des
armures, des machines,
et sous cet attirail couraient aussi vite qu’un cheval léger.
Dans le grand élan de cette pesante démarche, il trouve une voie qui lui est propre.
Il a son style. L’érudition et l’éducation classiques l’ont fait classique, et il
écrit à la façon de ses modèles grecs et de ses maîtres romains. Plus on étudie les
races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures
germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des
premières est l’art de développer, c’est-à-dire d’aligner les idées
en files continues, selon les règles de la rhétorique et l’éloquence, par des
transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. Jonson a pris
dans le commerce des anciens l’habitude de décomposer les idées, de les dérouler pièce
à pièce et dans leur ordre naturel, de se faire comprendre et de se faire croire. De
la pensée première à la conclusion finale, il conduit le lecteur par une pente
continue et uniforme. Chez lui la route ne manque jamais comme dans Shakspeare. Il
n’avance point comme les autres par des intuitions brusques, mais par des déductions
suivies ; on peut marcher, chez lui, on n’a pas besoin de bondir, et l’on est
perpétuellement maintenu dans la droite voie : les oppositions de mots rendent
sensibles les oppositions de pensées ; les phrases symétriques guident l’esprit à
travers les idées difficiles ; ce sont comme des barrières mises des deux côtés du
chemin pour nous empêcher de tomber dans les fossés. Nous ne rencontrons point sur
notre route d’images ,
soudaines, éclatantes, capables de
nous éblouir et de nous arrêter ; nous voyageons éclairés par des métaphores modérées
et soutenues ; Jonson a tous les procédés de l’art latin ; même quand il veut, surtout
en sujets latins, il a les derniers, les plus savants, la concision brillante de
Sénèque et Lucain, les antithèses équarries, équilibrées, limées, les artifices les
plus heureux et les plus étudiés de l’architecture oratoire119. Les autres poëtes sont presque des
visionnaires, Jonson est presque un logicien.
De là son talent, ses succès et ses fautes ; s’il a un meilleur style et de meilleurs
plans que les autres, il n’est pas comme eux créateur d’âmes. Il est trop théoricien,
trop préoccupé des règles. Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut
dresser et mouvoir des hommes complets et vivants. On n’est guère capable d’en former,
à moins d’avoir comme Shakspeare l’imagination d’un voyant. La personne humaine est si
complexe que le logicien qui aperçoit successivement ses diverses parties ne peut
guère les parcourir toutes, ni surtout les rassembler en un éclair, pour produire la
réponse ou l’action dramatique dans laquelle elles se concentrent et qui doit les
manifester. Pour découvrir ces actions et ces réponses, il faut une sorte
d’inspiration et de fièvre. L’esprit agit alors comme un rêve. Les personnages se
meuvent en lui, presque sans son concours ; il attend qu’ils
parlent, il
demeure immobile, écoutant leurs voix, tout recueilli, de peur de déranger le drame
intérieur qu’ils vont jouer dans son âme. C’est là tout son artifice : les laisser
faire. Il est tout étonné de leurs discours, et il les note en oubliant que c’est lui
qui les invente. Leur tempérament, leur caractère, leur éducation, leur genre
d’esprit, leur situation, leur attitude et leurs actions forment en lui un tout si
bien lié, et se réunissent si promptement en êtres palpables et solides, qu’il n’ose
attribuer à sa réflexion ni à son raisonnement une création si vaste et si rapide. Les
êtres s’organisent en lui comme dans la nature, c’est-à-dire d’eux-mêmes et par une
force que les combinaisons de son art ne remplacent pas120. Jonson n’a, pour la remplacer, que les combinaisons de l’art.
Il choisit une idée générale, la ruse, la sottise, la sévérité, et en fait un
personnage. Ce personnage s’appelle Critès, Asper, Sordido, Deliro, Pecunia, Subtil,
et le nom transparent indique la méthode logique qui l’a formé. Le poëte a pris une
qualité abstraite, et, construisant toutes les actions qu’elle peut produire, il la
promène sur le théâtre en habits d’homme. Ses personnages, comme les caractères de la
Bruyère et Théophraste, sont fabriqués à force de solides déductions. Tantôt c’est un
vice choisi dans les catalogues de la philosophie morale, la sensualité acharnée après
l’or ; cette double inclination perverse devient un personnage, sir Épicure Mammon ;
devant l’alchimiste, devant le
famulus, devant son ami,
devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du
plaisir et de l’or, et n’expriment rien de plus121. Tantôt
c’est une manie des sophistes anciens, le bavardage avec horreur du bruit ;
cette formule de pathologie mentale devient un personnage, Morose ; le poëte a l’air
d’un médecin qui aurait pris à tâche de noter exactement toutes les envies de parler,
tous les besoins de silence, et de ne point noter autre chose. Tantôt il détache un
ridicule, une affectation, un genre de sottise, parmi les mœurs des élégants et des
gens de cour ; c’est une manière de jurer, un style , l’habitude de
gesticuler, ou toute autre bizarrerie contractée par vanité ou par mode. Le héros
qu’il en affuble en est surchargé. Il disparaît sous son accoutrement énorme ; il le
traîne partout avec lui ; il ne peut le quitter une minute. On ne découvre plus
l’homme sous l’habit ; il a l’air d’un mannequin accablé sous un manteau trop lourd. —
Quelquefois, sans doute, ces habitudes de construction géométrique produisent des
personnages à peu près vivants. Bobadil, le fanfaron grave, le capitaine Tucca,
matamore mendiant, bouffon inventif, parleur bizarre, le voyageur Amorphus, docteur
pédant de belles manières, caparaçonné de phrases excentriques, font autant d’illusion
qu’on en désire ; mais c’est parce qu’ils sont des grotesques de passage et des
personnages bas. On
n’exige pas qu’un poëte étudie de pareilles âmes ; il
suffit qu’il découvre en elles trois ou quatre traits dominants ; peu importe si elles
s’offrent toujours dans la même attitude ; elles font rire comme la comtesse
d’Escarbagnas ou tel Fâcheux de Molière ; on ne leur demande rien de plus. Au
contraire, les autres fatiguent et rebutent. Ce sont des masques de théâtre, et non
des figures vivantes. Contractés par une expression fixe, ils persistent jusqu’au bout
de la pièce dans leur grimace immobile ou dans leur froncement éternel. Un homme n’est
pas une passion abstraite. Il frappe à son empreinte personnelle les vices et les
vertus qu’il possède. Ces vices et ces vertus reçoivent en descendant en lui un tour
et une figure qu’ils n’ont pas dans les autres. Personne n’est la sensualité pure.
Prenez mille débauchés, vous trouverez mille manières d’être débauché ; car il y a
mille routes, mille circonstances et mille degrés dans la débauche ; pour que sir
Épicure Mammon fût un être réel, il fallait lui donner l’espèce de tempérament, le
genre d’éducation, la nature d’imagination qui produisent la sensualité. Quand on veut
construire un homme, il faut creuser jusqu’aux fondements de l’homme, c’est-à-dire, se
définir à soi-même la structure de sa machine corporelle et l’allure primitive de son
esprit. Jonson n’a pas creusé assez avant, et ses constructions sont incomplètes ; il
a bâti à fleur de terre, et il n’a bâti qu’un étage. Il n’a point connu tout l’homme,
et il a ignoré le fond de l’homme ; il a mis en scène et rendu sensibles des traités
de morale, des fragments d’histoire et des morceaux de satire ;
il n’a
point imprimé de nouveaux êtres dans l’imagination du genre humain.
Tous les autres dons, il les a, et d’abord les dons classiques, en premier lieu le
talent de composer. Pour la première fois nous voyons un plan suivi, combiné, une
intrigue complète qui a son commencement, son milieu et sa fin, des actions partielles
bien agencées, bien rattachées, un intérêt qui croît et n’est jamais suspendu, une
vérité dominante que tous les événements concourent à prouver, une idée maîtresse que
tous les personnages concourent à mettre en lumière, bref, un art semblable à celui
que Molière et Racine vont appliquer et enseigner. Il ne prend pas comme Shakspeare un
roman de Greene, une chronique d’Holinshed, une vie de Plutarque, tels quels, pour les
découper en scènes, sans calcul des vraisemblances, indifférent à l’ordre, à l’unité,
occupé seulement de mettre en pied des hommes, parfois égaré dans des rêveries
poétiques, et au besoin concluant subitement la pièce par une reconnaissance ou une
tuerie. Il se gouverne et gouverne ses personnages ; il veut et sait tout ce qu’ils
font et tout ce qu’il fait. — Mais par-dessus les habitudes d’ordonnance latine, il
possède la grande faculté de son siècle et de sa race, le sentiment du naturel et de
la vie, la connaissance exacte du détail précis, la force de manier franchement,
audacieusement, les passions franches. Chez aucun écrivain du temps, ce don ne
manque ; ils n’ont point peur des mots vrais, des détails choquants et frappants
d’alcôve et de médecine ; la pruderie de
l’Angleterre moderne et la
délicatesse de la France monarchique ne viennent point voiler les nudités de leurs
figures ou atténuer le coloris de leurs tableaux. Ils vivent librement, largement, au
milieu des choses vivantes ; ils voient les convoitises s’agiter, s’élancer sans
pudeur, sans hypocrisie, sans adoucissement, et ils les montrent telles qu’ils les
voient, celui-ci aussi hardiment, quelquefois plus hardiment que les autres, étayé
comme il l’est sur la vigueur et la rudesse de son tempérament d’athlète, sur
l’exactitude et l’abondance de ses observations et de sa science.
Joignez-y encore sa noblesse morale, son âpreté, sa puissante colère grondante,
exaspérée et acharnée contre les vices, sa volonté roidie par l’orgueil et la
conscience, « sa main armée et résolue à dépouiller, à mettre nues, comme au jour de
leur naissance, les folies débraillées de son siècle, à imprimer sur leurs flancs
éhontés les sillons de son fouet d’acier122 » ; par-dessus tout le dédain des basses
complaisances, le mépris affiché « pour les esprits éreintés qui trottent d’un pied
écloppé aux gages du vulgaire », l’enthousiasme, l’amour profond « de la Muse
bienheureuse,
âme de la science et reine des âmes, qui, portée sur les
ailes de son immortelle pensée, repousse la terre d’un pied dédaigneux, et va heurter
la porte du ciel123. » Voilà les forces qu’il a
portées dans le drame et dans la comédie ; elles étaient assez grandes pour lui faire
une grande place et une place à part.
Aussi bien, quoi qu’il fasse, quels que soient ses défauts, sa morgue, sa dureté de
touche, sa préoccupation de la morale et du passé, ses instincts d’antiquaire et de
censeur, il n’est jamais petit ni plat. En vain, dans ses tragédies latines, Séjan, Catilina, il s’enchaîne dans le culte des vieux modèles usés de
la décadence romaine ; il a beau faire l’écolier, fabriquer des harangues de Cicéron,
insérer des chœurs imités de Sénèque,
déclamer à la façon de Lucain et
des rhéteurs de l’empire, il atteint plus d’une fois l’accent vrai ; à travers la
pédanterie, la lourdeur, l’adoration littéraire des anciens, la nature a fait
éruption ; il retrouve du premier coup les crudités, les horreurs, la lubricité
grandiose, la dépravation effrontée de la Rome impériale ; il manie et met en action
les concupiscences et les férocités, les passions de courtisanes et de princesses, les
audaces d’assassins et de grands hommes qui ont fait les Messaline, les Agrippine, les
Catilina et les Tibère124. On va droit au but et intrépidement dans cette Rome ; la
justice et la pitié n’y sont point des barrières. Parmi ces mœurs de conquérants et
d’esclaves, la nature humaine s’est renversée, et la corruption comme la scélératesse
y sont regardées comme des marques de perspicacité et d’énergie. Voyez dans Séjan l’assassinat se comploter et se pratiquer avec un sang-froid
admirable. Livie discute avec Séjan les moyens d’empoisonner son mari, en style net,
sans phrases, comme s’il s’agissait d’un procès à gagner ou d’un dîner à rendre. Point
de demi-mots, point d’hésitation, point de remords dans la Rome de Tibère. La gloire
et la vertu consistent dans la puissance ; les scrupules sont faits pour les âmes
viles ; le propre d’un cœur haut est de tout désirer et de tout oser. « Ici, la
conscience est une souillure, la fortune tient lieu de vertu, la passion de loi, la
complaisance de talent, le gain de gloire, et tout le reste
est vain. »
Ravi de cette grandeur d’âme, Séjan s’écrie :
D’amour pour vous125.
Ce sont les amours d’un loup et d’une louve ; il la loue d’être si prompte à tuer. Et
voyez en un instant les habitudes de la prostituée derrière les mœurs de
l’empoisonneuse ; Séjan sort, et sur-le-champ, en vraie courtisane, elle s’est tournée
vers son médecin, lui disant : « Quel teint ai-je aujourd’hui ? — Très-bon,
très-clair ! Le fard était bien appliqué. Pourtant la céruse a un peu déteint au
soleil. Vous auriez dû vous servir de l’huile blanche que je vous ai donnée. » Il tire
la fiole de sa poche, et la farde sur les deux joues. Entre chaque coup de pinceau,
ils parlent du meurtre qu’ils viennent de concerter, de ce qu’elle a fait pour Séjan,
de ce que Séjan a fait pour elle. « Il a chassé sa femme, la belle Apicata. » — « Ne
l’ai-je pas payé en lui livrant tous les secrets de Drusus ? — Il faudra, madame, que
vous employiez la poudre que je vous ai prescrite pour nettoyer vos dents, et la
pommade
que je vous ai préparée pour adoucir la peau. Une dame ne peut
être trop soigneuse de sa beauté, quand elle veut garder le cœur d’un personnage comme
celui que vous avez conquis126. »
Quand voulez-vous prendre médecine, madame ?
LIVIE.
La potion de Drusus.
EUDÉMUS.
Comme vous l’aimerez mieux, et qui durera environ quatorze heures127.
Il finit en la félicitant sur son prochain changement de mari : Drusus nuisait à sa
santé ; Séjan est très-préférable ; conclusion physiologique et pratique.
L’apothicaire romain tient sur même planche la boîte à remèdes, la boîte à cosmétiques
et la boîte à poison128.
Là-dessus vous voyez tour à tour se dérouler toutes les scènes de la vie romaine, le
marchandage du meurtre, la comédie de la justice, l’impudeur de l’adulation, les
angoisses et les fluctuations du sénat. Quand Séjan veut acheter une conscience, il
questionne, il plaisante, il tourne autour de l’offre qu’il va faire, il la jette en
avant comme par jeu, afin de pouvoir,
au besoin, la reprendre ; puis
quand le regard intelligent du coquin qu’il marchande lui a montré qu’il est compris :
« Point de protestations, mon Eudémus. Tes regards sont des serments pour moi.
Hâte-toi seulement. Tu es un homme fait pour faire des consuls129. » — Ailleurs le sénateur Latiaris amène
chez lui son ami Sabinus, et s’indigne devant lui contre la tyrannie, souhaite tout
haut la liberté, le provoque à parler. Aussitôt deux délateurs qu’il a cachés derrière
la porte se jettent sur Sabinus en criant : « Trahison contre César », et le traînent,
la face voilée, au tribunal d’où il sortira pour être jeté aux Gémonies. — Un peu
plus loin le sénat s’assemble. Tibère choisit sous main les accusateurs de Latius et
leur fait distribuer leurs rôles. Ils chuchotent dans un coin, pendant que l’on redit
tout haut :
Protège sa douceur, sa piété, sa diligence, sa libéralité130.
Puis le héraut cite les accusés ; le consul prononce le réquisitoire ; Afer déchaîne
contre eux son éloquence
meurtrière ; les sénateurs s’échauffent ; on
voit à nu, comme dans Tacite et Juvénal, les profondeurs de la servilité romaine,
l’hypocrisie, l’insensibilité, la venimeuse politique de Tibère. — Enfin, après tant
d’autres, le tour de Séjan approche. Les Pères entrent inquiets dans le temple
d’Apollon ; depuis quelques jours, Tibère semble prendre à tâche de se démentir
lui-même ; il élève les amis de son favori et le lendemain il met ses ennemis aux
premiers postes. On observe le visage de Séjan et on ne sait que prévoir ; Séjan s’est
troublé ; puis, un instant servile, il s’est montré plus arrogant que jamais. Les
intrigues se croisent, les rumeurs se contredisent. Macron seul sait le secret de
Tibère, et l’on voit les soldats se ranger à la porte du temple, prêts à entrer au
premier bruit. On lit la formule de convocation, et le conseil note les noms de ceux
qui manquent à l’appel ; puis il fait son rapport et annonce que César « confère à
l’homme qu’il aime, au très-honoré Séjan » la dignité et la puissance
tribunitienne.
SÉNATEURS.
COTTA.
TRIO.
LATIARIS.
HATÉRIUS.
SANQUINIUS.
PREMIER SÉNATEUR.
DEUXIÈME SÉNATEUR.
LE HÉRAUT.
On lit la lettre de Tibère. Ce sont d’abord de longues phrases obscures
et vagues, mêlées de protestations et de récriminations indirectes, qui annoncent
quelque chose et ne révèlent rien. Tout d’un coup, paraît une insinuation contre
Séjan. Les Pères s’alarment ; mais la ligne qui suit les rassure. Deux phrases plus
loin, la même insinuation revient plus précise. « Quelques-uns, dit Tibère, pourraient
représenter sa sévérité publique comme l’effet d’une ambition ; dire que sous prétexte
de nous servir, il écarte ce qui lui fait obstacle ; alléguer la puissance qu’il s’est
acquise par les soldats prétoriens, par sa faction dans la cour et dans le sénat, par
les places qu’il occupe, par celles qu’il confère à d’autres, par le soin qu’il a pris
de nous pousser, de nous confiner malgré nous dans notre retraite, par le projet qu’il
a conçu de devenir notre gendre. » Les Pères se lèvent : « Cela est étrange132 ! » On voit leurs
yeux ardents fixés sur la lettre, sur Séjan qui sue et pâlit ; leurs pensées courent à
travers toutes les conjectures, et les paroles de la lettre tombent une à une dans un
silence de mort, saisies au vol avec une énergie d’attention dévorante.
Ils sondent anxieusement les profondeurs de ces phrases tortueuses, tremblant de se
compromettre auprès du favori ou auprès du maître, sentant tous qu’ils doivent
comprendre sous peine de vie. « Vos sagesses, Pères conscrits, peuvent examiner et
censurer ces suppositions. Mais, si elles étaient livrées à notre jugement qui veut
absoudre, nous ne craindrions pas de les déclarer, comme c’est notre avis,
très-malicieuses. » — « Oh ! il a tout réparé. Écoutez ! » — « Cependant on offre de
les prouver, et les dénonciateurs y engagent leur vie133. » Sur ce mot, la lettre devient menaçante. Les
voisins de Séjan le quittent : « Plus loin ! plus loin ! Laissez-nous passer ! » Le
pesant Sanquinius saute en haletant par-dessus les bancs pour s’enfuir. Les soldats
entrent, puis Macron. Et voici qu’enfin la lettre ordonne d’arrêter Séjan. On le
charge d’injures : « Hors d’ici, — au cachot, — il le mérite. — Couronnons toutes
nos portes de lauriers, — qu’on prenne un bœuf aux cornes dorées, avec des
guirlandes, et qu’on le mène sur-le-champ au Capitole, — et qu’on le sacrifie à
Jupiter pour le salut de César. — Qu’on efface les titres du traître. — Jetez à bas
ses images et ses statues. — Liberté,
liberté, liberté ! Louange à
Macron qui a sauvé Rome134. » Ce sont
les aboiements d’une meute furieuse, lâchée enfin contre celui sous qui elle rampait
et qui longtemps l’abattue et meurtrie. Jonson trouvait dans son âme énergique
l’énergie de ces passions romaines ; et la lucidité de son esprit jointe à sa science
profonde, impuissantes pour construire des
caractères, lui fournissaient
les idées générales et les détails frappants qui suffisent pour composer les peintures
de mœurs.
Aussi bien, c’est de ce côté qu’il a tourné son talent ; presque toute son œuvre
consiste en comédies, non pas sentimentales et fantastiques comme celles de
Shakspeare, mais imitatives et satiriques, faites pour représenter et corriger les
ridicules et les vices. C’est un genre nouveau qu’il apporte ; là-dessus il a une
doctrine ; ses maîtres sont les anciens, Térence et Plaute. Il observe presque
exactement l’unité de temps et de lieu. Il se moque des auteurs qui, dans la même
pièce, « montrent le même personnage au berceau, homme fait et vieillard de soixante
ans, qui, avec trois épées rouillées et des mots longs d’une toise, font défiler
devant vous toutes les guerres d’York et de Lancastre, qui tirent des pétards pour
effrayer les dames, renversent des trônes disjoints pour amuser les enfants135. » Il
veut présenter sur la scène « des actions
et des paroles telles qu’on les
rencontre dans le monde, donner une image de son temps, jouer avec les folies
humaines. » Plus de « monstres, mais des hommes », des hommes comme nous en voyons
dans la rue, avec leurs travers et leur humeur, avec « cette singularité prédominante
qui, emportant du même côté toutes leurs puissances et toutes leurs passions », les
marque d’une empreinte unique136. C’est
ce caractère saillant qu’il met en lumière, non pas avec une curiosité d’artiste, mais
avec une haine de moraliste. « Je les flagellerai, ces singes, et je leur étalerai
devant leurs beaux yeux un miroir aussi large que le théâtre sur lequel nous voici.
Ils y verront les difformités du temps disséquées jusqu’au dernier nerf et jusqu’au
dernier muscle, avec un courage ferme et le mépris de la crainte… Ma rigide main a été
faite pour saisir le vice d’une prise violente, pour le tordre, pour exprimer la
sottise de ces âmes d’éponge qui vont léchant toutes les basses vanités137. » Sans doute un
parti pris si
fort et si tranché peut nuire au naturel dramatique ; bien souvent les comédies de
Jonson sont roides ; ses personnages sont des grotesques, laborieusement construits,
simples automates ; le poëte a moins songé à faire des êtres vivants qu’à assommer un
vice ; les scènes s’agencent ou se heurtent mécaniquement ; on aperçoit le procédé, on
sent partout l’intention satirique ; l’imitation délicate et ondoyante manque, et
aussi la verve gracieuse, abondante de Shakspeare. Mais que Jonson rencontre des
passions âpres, visiblement méchantes et viles, il trouvera dans son énergie et dans
sa colère le talent de les rendre odieuses et visibles, et produira le Volpone, œuvre sublime, la plus vive peinture des mœurs du siècle, où s’étale
la pleine beauté des convoitises méchantes, où la luxure, la cruauté, l’amour de l’or,
l’impudeur du vice, déploient une poésie sinistre et splendide, digne d’une bacchanale
du Titien138. Dès la première scène tout cela éclate :
Ouvre la châsse que je puisse voir mon saint ! »
Ce saint, ce sont des piles d’or, de joyaux, de vaisselle précieuse.
Reliques sacrées de cette chambre bénite139.
Un instant après, le nain, l’eunuque et l’androgyne de la maison entonnent une sorte
d’intermède païen et fantastique ; ils chantent en vers bizarres les métamorphoses de
l’androgyne qui d’abord fut l’âme de Pythagore. Nous sommes à Venise, dans le palais
du Magnifico Volpone. Ces créatures difformes, cette splendeur de l’or, cette
bouffonnerie poétique et étrange, transportent à l’instant la pensée dans la cité
sensuelle, reine des vices et des arts.
Le riche Volpone vit à l’antique. Sans enfants ni parents, jouant le malade, il fait
espérer son héritage à tous ses flatteurs, reçoit leurs dons, « promène la cerise le
long de leurs lèvres, la choque contre leur bouche, puis la retire140 », heureux de prendre leur or, mais encore
plus de les tromper, artiste en méchanceté comme en avarice, et aussi content de
regarder
une grimace de souffrance que le scintillement d’un rubis.
On voit arriver l’avocat Voltore portant une large pièce d’argenterie. Volpone se
jette sur son lit, s’enveloppe de fourrures, entasse ses oreillers, et tousse à rendre
l’âme. « Je vous remercie, seigneur Voltore. Où est la pièce d’argenterie ? Mes yeux
sont mauvais. Votre affection ne restera pas sans récompense. Je ne puis durer
longtemps. Je sens que je m’en vas. Ah ! ah ! ah ! ah ! » Il ferme les yeux comme
épuisé. « Suis-je héritier ? » dit Voltore au parasite Mosca141.
mosca.
voltore.
mosca.
voltore.
mosca.
voltore.
mosca.
Et il lui détaille l’affluence des biens où il va nager, l’or qui va ruisseler sur
lui, l’opulence qui va couler dans sa maison comme un fleuve. « Quand
voulez-vous que je vous apporte votre inventaire, seigneur ? ou bien la copie du
testament ? » C’est avec ces paroles précises, avec ces détails sensibles qu’on allume
les imaginations. Aussi, coup sur coup, les héritiers accourent comme des bêtes de
proie. Le second est un vieil avare, Corbaccio, sourd, cassé, presque mourant, et qui
pourtant espère survivre à Volpone. Pour en être plus sûr, il voudrait bien lui faire
donner par Mosca un bon narcotique. Il l’a sur lui, cet excellent narcotique, il l’a
fait préparer sous ses yeux, il le propose. Sa joie en trouvant Volpone plus malade
que lui est d’un comique amer. « Comment va-t-il ? »
MOSCA.
CORBACCIO.
MOSCA.
CORBACCIO.
MOSCA.
CORBACCIO.
MOSCA.
CORBACCIO.
MOSCA.
CORBACCIO.
MOSCA.
CORBACCIO.
« Si vous voulez hériter, le moment est bon. Mais ne vous laissez pas prévenir. Le
seigneur Voltore vient d’apporter une pièce d’argenterie. — Tiens, Mosca, dit
Corbaccio, regarde. Voici un sac de sequins qui pèsera dans la balance plus que sa
pièce d’argenterie. — Faites mieux encore. Déshéritez votre fils, instituez Volpone
héritier, et envoyez-lui votre testament. — Oui, j’y avais pensé. — Cela sera d’un
effet souverain. Déshériter un fils si brave, d’un si grand mérite ! Résistera-t-il à
une telle marque de tendresse ? — Tu dis bien, oui, mais l’idée est de moi. —
D’ailleurs, vous êtes si certain de lui survivre. — Sans doute. — Avec une santé
florissante comme la vôtre. — Cela est vrai142. » Et il s’en va clopinant, n’entendant pas
les injures et les bouffonneries qu’on lui lance, tant il est sourd.
Lui parti, arrive le marchand Corvino, qui apporte une perle d’Orient et
un diamant superbe. « Suis-je héritier ?-Oui ; Voltore, Corbaccio et cent autres
étaient là, bouches béantes, affamés de l’héritage. J’ai pris plume, papier et encre,
et je lui ai demandé qui il voulait pour héritier ? — Corvino. — Qui pour exécuteur
testamentaire ? Corvino. À toutes les questions, il se taisait, j’ai interprété comme
marque de consentement les signes de tête qu’il faisait par pure faiblesse. — Ô mon
cher Mosca ! Mais a-t-il des enfants ? — Des bâtards, une douzaine ou davantage,
qu’il a engendrés de mendiantes, de bohémiennes, de juives, de mauresses, quand il
était ivre. N’ayez pas peur, il n’entend pas. Riez comme moi, maudissez-le,
injuriez-le. Voulez-vous que je l’achève ? — Tout à l’heure, quand je
serai parti143. » Corvino part aussitôt ; car les passions d’alors
ont toute la beauté de la franchise. Et Volpone, jetant sa robe de malade,
s’écrie :
Que le sera Volpone144.
Sur cette invitation, Mosca lui fait le plus voluptueux portrait de la
femme de Corvino, Célia. Blessé d’un désir soudain, Volpone se déguise en charlatan,
et va chanter sous les fenêtres avec une verve d’opérateur ; car il est comédien par
nature, en véritable Italien, parent de Scaramouche, aussi bien sur la place publique
que dans sa maison. Une fois qu’il a vu Célia, il la veut à tout prix. « Mosca, prends
mes clefs : or, argenterie, joyaux, tout est à ta dévotion. Emploie-les à ta volonté.
Engage-moi, vends-moi moi-même. Seulement, en ceci contente mon désir145. » Mosca
va dire à Corvino que l’huile d’un charlatan a guéri son maître, qu’on cherche quelque
jolie fille pour achever la cure. « N’avez-vous pas quelque parente ? un des docteurs
a offert sa fille. — Le misérable ! crie Corvino. Le misérable convoiteux[NM] ! »
Lui, l’intraitable jaloux, il se trouve peu à peu conduit à offrir sa femme. Il a trop
donné déjà. Il ne veut pas perdre ses avances. Il est comme le joueur à demi ruiné,
qui d’une main convulsive jette sur le tapis le reste de sa fortune. Il amène cette
pauvre
douce femme qui pleure et résiste. Excité par sa propre douleur
secrète, il devient furieux146.
CÉLIA.
CORVINO.
CORVINO.
MOSCA.
CORVINO.
MOSCA.
CORVINO.
Où
trouvera-t-on de
pareils soufflets lancés et
assenés en plein visage par la
violente main de la
satire ? — Célia reste seule avec
Volpone, qui
dépouillant sa
feinte maladie, arrive sur elle aussi
florissant de
jeunesse et de
joie, aussi
ardent que le jour où
, dans les
fêtes de la
République, il a
joué le
rôle du
bel
Antinoüs. Dans son
transport, il
chante une
chanson d’
amour ; la
volupté aboutit
chez lui à la
poésie ; car la
poésie est alors en
Italie la
fleur du
vice. Il lui
étale les
perles, les
diamants, les
escarboucles. Il s’
exalte à l’
aspect des
trésors
qu’il fait
rouler et
étinceler sous ses
yeux. « Porte-les
, perds-les
, il me
reste une
boucle d’
oreille capable de les
racheter, et d’
acheter tout cet
État. »
On reconnaît à ces splendeurs de la débauche, la
Venise qui fut le trône
de l’Arétin, la patrie du Tintoret et de Giorgione. Volpone saisit Célia. « Ô par
conscience ! — La conscience ? c’est la vertu des mendiants ; cède, ou je t’aurai de
force. » Mais tout d’un coup, Bonario, le fils déshérité de Corbaccio, que Mosca avait
caché là dans une autre pensée, entre violemment, la délivre, blesse Mosca, et accuse
Volpone devant le tribunal d’imposture et de rapt.
Les trois coquins qui prétendent hériter, travaillent tous à sauver Volpone.
Corbaccio désavoue son fils, l’accuse de parricide. Corvino déclare sa femme adultère,
et maîtresse éhontée de Bonario. Jamais on n’a vu sur la scène une telle énergie de
mensonge, une telle franchise de scélératesse. Le mari, qui sait sa femme innocente,
est le plus acharné. « Cette femme, sauf le bon plaisir de vos paternités, est une
catin, la plus chaude au plaisir… Elle hennit comme une jument. » Il continue en
termes toujours plus violents et en descriptions toujours plus précises. Célia
s’évanouit. « Parfait ! dit-il. Jolie feinte. Recommencez150. » Ils font apporter Volpone qui a l’air
expirant ; ils fabriquent de faux témoignages, et Voltore les fait valoir, de sa
langue d’avocat,
avec des paroles « qui valent un sequin la pièce. » On
met Célia et Bonario en prison, et Volpone est sauvé. Cette imposture publique n’est
pour lui qu’une comédie de plus, un joyeux divertissement et un chef-d’œuvre. « Duper
la cour, détourner le torrent contre les innocents, c’est un plaisir plus grand que si
j’avais joui de la femme151. » Pour achever, il écrit un testament en faveur
de Mosca, se fait passer pour mort, et regarde, caché derrière un rideau, les visages
des héritiers. Ils viennent de le
sauver, tant mieux ; la méchanceté en
sera plus grande et plus belle. « Torture-les bien, Mosca ! » Mosca étale le testament
sur une table, et fait tout haut l’inventaire. « Neuf tapis de Turquie. Deux coffres
sculptés, l’un d’ivoire, l’autre d’écaille de perle. Une boîte à parfums faite d’un
seul onyx. » Les héritiers défaillent de douleur, et Mosca les chasse à coups
d’insultes. Il dit à Corvino152 :
CORBACCIO.
MOSCA.
N’êtes-vous pas celui qui aujourd’hui
, devant le
tribunal,
Volpone sort déguisé, s’attache tour à tour à chacun d’eux, et achève de leur briser
le cœur. Mais Mosca, qui a le testament, agit en maître, et demande à Volpone la
moitié de sa fortune. La querelle des deux coquins découvre leurs impostures, et le
maître, le valet, avec les trois héritiers futurs, sont envoyés aux galères, à la
prison, au pilori, « où le peuple leur crèvera les yeux à coups d’œufs pourris, de
poissons infects et de fruits gâtés153. » On n’a point écrit de comédie
plus vengeresse, plus obstinément acharnée à faire souffrir le vice, à le démasquer, à
l’insulter et à le supplicier.
Où peut être la gaieté dans un pareil théâtre ? Dans la caricature et
dans la farce. Il y a une rude gaieté, une sorte de rire physique tout extérieur, qui
convient à ce tempérament de lutteur, de buveur et de gendarme. C’est ainsi qu’il se
délasse de la satire militante et meurtrière ; le divertissement est approprié aux
mœurs du temps, excellent pour attirer des hommes qui regardent la pendaison comme une
bonne plaisanterie et rient en voyant couper les oreilles des puritains. Mettez-vous
un instant à leur place, et vous trouverez comme eux que la Femme
silencieuse est un chef-d’œuvre. Morose est un vieillard maniaque qui a horreur
du bruit, et aime à parler. Il s’est logé dans une rue si étroite qu’une voiture n’y
peut entrer. Il chasse à coups de bâton les montreurs d’ours et les tireurs d’épée qui
osent passer sous ses fenêtres. Il a mis à la porte son valet, dont les souliers neufs
faisaient du bruit ; le nouveau valet, Mute, porte des pantoufles à semelles de laine,
et ne parle qu’en chuchotant à travers un tube. Morose finit par interdire les
chuchotements et exiger qu’on réponde par signes. De plus, il est riche, il est oncle,
il maltraite son neveu, sir Dauphine, homme d’esprit, qui a besoin d’argent. Vous
voyez d’avance toutes les tortures que va subir le pauvre Morose. Sir Dauphine lui
détache une femme prétendue silencieuse, la belle Épicœne. Morose, enchanté de ses
courtes réponses et de sa voix qu’il entend à peine, l’épouse pour faire pièce à son
neveu. C’est son neveu qui lui a fait pièce. À peine mariée, Épicœne parle, gronde,
raisonne
aussi haut et aussi longtemps qu’une douzaine de femmes.
« Croyiez-vous avoir épousé une statue ou une marionnette ! une poupée française, dont
les yeux remuent avec un fil d’archal ? quelque idiote sortie de l’hôpital, qui se
tiendrait roide, les mains comme ceci, la bouche tirée d’un côté, et les yeux sur
vous154 ? » Elle commande aux valets de parler
haut ; elle fait ouvrir les portes toutes grandes à ses amis. Ils arrivent par
troupes, et offrent leurs bruyantes félicitations à Morose. Cinq ou six langues de
femmes l’assassinent à la fois de compliments, de questions, de conseils, de
remontrances. Survient un ami de sir Dauphine avec une bande de musiciens qui jouent
ensemble tout d’un coup, de toute leur force. « Oh ! un complot, un complot, un
complot, un complot contre moi ! Je suis leur enclume aujourd’hui ; ils frappent sur
moi, ils me mettront en pièces, c’est pis que le bruit d’une scie. » On voit arriver
une procession de domestiques portant des plats ; c’est tout l’attirail d’une taverne
que sir Dauphine envoie chez son oncle. Les conviés entre-choquent des verres ; ils
crient, ils portent des santés ; ils ont avec eux un tambour et des trompettes qui
font un vacarme d’enfer. Morose s’enfuit au grenier, met vingt bonnets de nuit sur sa
tête, se bouche les oreilles. Les convives
crient : « Battez, tambours,
sonnez, trompettes. Nunc est bibendum, nunc pede libero. »
« Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous
ici ? » La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa
femme, qui tombe sur lui et le rosse d’importance. Les coups, les cris, les sons, les
éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C’est la poésie du tintamarre. Il y a
de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d’un rire inextinguible les puissantes
poitrines des compagnons de Drake et d’Essex. « Coquins, chiens d’enfer, stentors !
Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers
d’airain155. »
Morose se jette sur eux avec sa longue épée, casse les instruments, chasse les
musiciens, disperse les conviés au milieu d’un tumulte inexprimable, grinçant les
dents, les yeux hagards. Là-dessus, on lui dit qu’il est fou, et l’on disserte devant
lui sur sa maladie156. « Ce mal s’appelle en grec μανἱα, en latin insania,
furor, vel ecstasis melancholica, c’est-à-dire egressio,
quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait
bien qu’il ne fût encore que phreneticus, madame ; et la phrenesis n’est que le delirium ou à peu près. » On
examine les livres qu’il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en
manière de consolation, que sa femme parle en
dormant, et « ronfle plus
fort qu’un marsouin. » — « Ô ! ô ! ô misère ! » crie le pauvre homme. « Mon neveu,
sauvez-moi ! comment pourrai-je obtenir le divorce ? » Sir Dauphine choisit deux
fripons qu’il déguise, l’un en ecclésiastique, l’autre en légiste, qui se lancent à la
tête des termes latins de droit civil et de droit canonique, qui expliquent à Morose
les douze cas de nullité, qui font tinter à ses oreilles, coup sur coup, les mots les
plus rébarbatifs de leur grimoire, qui se querellent, et qui font à eux deux autant de
bruit qu’une paire de cloches dans un clocher. Sur leur conseil, il se déclare
impuissant. Les assistants proposent de le berner dans une couverture ; d’autres
demandent la vérification immédiate. Chute sur chute, honte sur honte, rien ne lui
sert ; sa femme déclare qu’elle consent à le garder tel qu’il est. — Le légiste
propose une autre voie légale ; Morose obtiendra le divorce en prouvant que sa femme
est infidèle. Deux chevaliers vantards qui sont là, déclarent qu’ils ont été ses
amants. Morose, transporté, se jette à leurs genoux et les embrasse. Épicœne pleure,
et l’on croit Morose délivré. Tout à coup le légiste décidé que le moyen ne vaut rien,
l’infidélité ayant été commise ayant le mariage. « Oh ! ceci est le pire des pires
malheurs, que le pire des diables eût pu inventer. Épouser une prostituée, et tant de
bruit ! » Voilà Morose déclaré impuissant et mari trompé, sur sa propre requête, aux
yeux de tout le monde, et, de plus, marié à perpétuité. Sir Dauphine intervient en
coquin habile et en dieu secourable.
« Donnez-moi cinq cents guinées de
rente, mon cher oncle, et je vous délivre. » Morose signe la donation avec
ravissement ; et son neveu lui montre qu’Épicœne est un jeune garçon déguisé. Ajoutez
à cette farce entraînante les rôles bouffons des deux chevaliers lettrés et galants,
qui, après s’être vantés de leur bravoure, reçoivent avec reconnaissance, et devant
les dames, des nasardes et des coups de pied157.
Jamais on n’a mieux excité le gros rire physique. À cette large gaieté brutale, à ce
débordement de verve bruyante, vous reconnaissez le robuste convive, le puissant
buveur qui engloutissait des torrents de vin des Canaries et faisait trembler les
vitres de la Sirène par les éclats de sa bonne humeur.
Il n’a pas été au-delà ; il n’était pas philosophe comme Molière, capable de saisir
et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l’éducation, le
mariage, la maladie, les principaux caractères de son pays et de son siècle, le
courtisan, le bourgeois, l’hypocrite, l’homme du monde158. Il est resté au-dessous, dans la comédie
d’intrigue159, dans la
peinture des grotesques160, dans la représentation des
ridicules trop temporaires161 ou des vices trop généraux162. Si quelquefois, comme dans l’Alchimiste, il a réussi par la perfection de l’intrigue et la vigueur de la
satire, il a échoué le plus souvent par la pesanteur de son travail et le manque
d’agrément comique. Le critique en lui nuit à l’artiste ; ses calculs littéraires lui
ôtent l’invention spontanée ; il est trop écrivain et moraliste ; il n’est pas assez
mime et acteur. Mais il se relève d’un autre côté ; car il est poëte ; presque tous
les écrivains, les prosateurs, les prédicateurs eux-mêmes le sont en ce temps-là. La
fantaisie surabonde, et aussi le sentiment des couleurs et des formes, le besoin et
l’habitude de jouir par l’imagination et par les yeux. Plusieurs pièces de Jonson, l’Entrepôt des Nouvelles, les Fêtes de Cynthia, sont des comédies
fantastiques et allégoriques, comme celles d’Aristophane. Il s’y joue à travers le
réel et au-delà du réel, avec des personnages qui ne sont que des masques de théâtre,
avec des abstractions changées en personnes, avec des bouffonneries, des décorations,
des danses, de la musique, avec de jolis et riants caprices d’imagination pittoresque
et sentimentale. Par exemple, dans les Fêtes de Cynthia, trois
enfants arrivent, se disputant le manteau de velours noir que d’ordinaire l’acteur met
pour dire le prologue. Ils le tirent au sort ; l’un des perdants, pour se venger,
annonce d’avance au public
tous les événements de la pièce. Les autres
l’interrompent à chaque phrase, lui mettent la main sur la bouche, et tour à tour,
prenant le manteau, entament la critique des spectateurs et des auteurs. Ce jeu
d’enfants, ces gestes, ces éclats de voix, cette petite querelle amusante ôtent au
public son sérieux, et le préparent aux bizarreries qu’il va voir.
Nous sommes en Grèce, dans la vallée de Gargaphie, où Diane163 veut donner une fête solennelle. Mercure et
Cupidon y sont descendus, et commencent par se quereller. « Mon léger cousin aux
talons emplumés, qui êtes-vous, sinon l’entremetteur de mon oncle Jupiter ? le laquais
qu’il charge de ses commissions, qui, de sa langue bien pendue, va chuchoter des
messages d’amour aux oreilles des filles libres de leurs corps ? qui chaque matin
balaye la salle à manger des dieux, et remet en place les coussins qu’ils se sont
jetés le soir à la tête164 ? » Voilà des dieux de bonne
humeur. Écho, réveillée par Mercure, pleure le beau jeune homme « qui, maintenant
transformé en une fleur penchée, baisse et détourne sa tête repentante, comme pour
fuir la source qui l’a perdu, dont les chères grâces se sont ici dépensées sans fruit
comme un beau
cierge consumé dans sa flamme. Que la source soit maudite,
et que tous ceux dont son eau touchera les lèvres, soient épris, comme lui, de l’amour
d’eux-mêmes165. » Les courtisans et les dames y boivent, et
voici venir une sorte de revue des ridicules du temps, arrangée,
comme chez Aristophane, en farce invraisemblable, en parade brillante. Un sot
prodigue, Asotus, veut devenir homme de cour et de belles manières ; il prend pour
maître Amorphus, voyageur pédant, expert en galanterie, qui, à l’en croire lui-même,
« est d’une essence sublime et raffinée par les voyages, qui le premier a enrichi son
pays des véritables lois du duel, dont les nerfs optiques ont bu la quintessence de la
beauté dans quelque cent soixante-dix-huit cours souveraines, et ont été gratifiés par
l’amour de trois cent quarante-cinq dames, toutes de naissance noble, sinon royale ;
si heureux en toute chose que l’admiration semble attacher ses baisers sur lui166. » Asotus apprend à cette bonne école la
langue
de la cour, se munit comme les autres de calembours, de jurons
savants et de métaphores ; il lâche coup sur coup des tirades alambiquées, et imite
convenablement les grimaces et le style tourmenté de ses maîtres. Puis quand il a bu
l’eau de la fontaine, devenu tout à coup impertinent, téméraire, il propose à tous
venants un tournoi de belles manières. Ce tournoi grotesque se donne devant les
dames : il comprend quatre joutes, et chaque fois les trompettes sonnent. Les
combattants s’acquittent tour à tour du salut simple, de la révérence empressée, de la
déclaration solennelle, de la rencontre finale. Dans cette bouffonnerie grave, les
courtisans sont vaincus. Le sévère Critès, moraliste de la pièce, copie leur langage
et les perce de leurs armes. Puis en déclamations grandioses, il châtie « la vanité
mondaine et ses beautés fardées que de frivoles idiots adorent, qu’ils poursuivent de
leurs appétits aboyants et altérés, toujours en sueur, hors d’haleine, dressés sur
leurs pieds pour saisir ses formes aériennes, à la fin étourdis, pris de vertige, et
achetant la joyeuse démence d’une heure par les longs dégoûts de tout le temps qui
suivra167. » Alors, pour
achever la défaite des
vices, paraissent deux mascarades symboliques
représentant les vertus contraires. Elles défilent gravement devant les spectateurs,
en habits splendides, et les nobles vers qu’échangent la déesse et ses compagnes,
élèvent l’esprit jusqu’aux hautes régions de morale sereine, où le poëte le veut
porter. « La chasseresse, la déesse pudique et belle a déposé son arc de perles et son
brillant carquois de cristal ; assise sur son trône d’argent, elle préside à la
fête168 », et contemple avec une majesté
tranquille les danses qui s’enroulent et se développent devant ses pieds. À la fin,
ordonnant aux danseurs de se démasquer, elle découvre que les vices se sont déguisés
en vertus. Elle les condamne à faire amende honorable et à se baigner dans l’Hélicon.
Deux à deux, ils s’en vont chantant une palinodie, un refrain que répète le chœur. —
Est-ce là un opéra ou une comédie ? C’est une comédie lyrique, et si on n’y trouve
point la légèreté aérienne d’Aristophane, du moins on y rencontre, comme dans les Oiseaux et dans
les Grenouilles, les
contrastes et les mélanges de l’invention poétique, qui, à travers la caricature et
l’ode, à travers le réel et l’impossible, le présent et le passé, lancée aux quatre
coins du monde, assemble en un instant toutes les disparates, et fourrage dans toutes
les fleurs.
Il est allé plus loin, il est entré dans la poésie pure, il a écrit des vers d’amour
délicats, voluptueux, charmants, dignes de l’idylle antique169. Par-dessus tout, il a été le
grand et l’inépuisable inventeur de ces masques, sortes de
mascarades, de ballets, de chœurs poétiques, où s’est étalée toute la magnificence et
l’imagination de la renaissance anglaise. Les dieux grecs et tout l’Olympe antique,
les personnages allégoriques que les artistes peignent alors dans leurs tableaux, les
héros antiques des légendes populaires, tous les mondes, le réel, l’abstrait, le
divin, l’humain, l’ancien, le moderne, sont fouillés par ses mains, amenés sur la
scène pour fournir des costumes, des groupes harmonieux, des emblèmes, des chants,
tout ce qui peut exciter, enivrer des sens d’artistes. Aussi bien l’élite du royaume
est là, sur la scène ; ce ne sont pas des baladins qui se démènent avec des habits
empruntés, mal portés, qu’ils doivent encore à leur tailleur ; ce sont les dames de la
cour, les grands seigneurs, la reine, dans tout l’éclat de leur rang et de leur
fierté, avec de vrais diamants, empressés d’étaler leur luxe, en sorte que toute la
splendeur de la vie nationale est
concentrée dans l’opéra qu’ils se
donnent, comme des joyaux dans un écrin. Quelle parure ! quelle profusion de
splendeurs ! quel assemblage de personnages bizarres, de bohémiennes, de sorcières, de
dieux, de héros, de pontifes, de gnômes, d’êtres fantastiques ! Que de métamorphoses,
de joutes, de danses, d’épithalames ! Quelle variété de paysages, d’architectures,
d’îles flottantes, d’arcs de triomphe, de globes symboliques ! L’or étincelle, les
pierreries chatoient, la pourpre emprisonne de ses plis opulents les reflets des
lustres, la lumière rejaillit sur la soie froissée, des torsades de diamants
s’enroulent, en jetant des flammes, sur le sein nu des dames ; les colliers de perles
s’étalent par étages sur les robes de brocard couturées d’argent ; les broderies d’or,
entrelaçant leurs capricieuses arabesques, dessinent sur les habits des fleurs, des
fruits, des figures, et mettent un tableau dans un tableau. Les marches du trône
s’élèvent portant des groupes de Cupidons, qui chacun tiennent une torche170. Des fontaines égrènent des
deux côtés leurs panaches de perles ; des musiciens en robe de pourpre et d’écarlate,
couronnés de lauriers, jouent dans les berceaux. Les rangées de masques défilent,
entrelaçant leurs groupes ; « les uns, vêtus d’orangé fauve et d’argent, les autres de
vert de mer et d’argent, les justaucorps blancs brodés d’or, tous les habits et les
joyaux si riches, que le trône semble une mine de lumière. » Voilà
les opéras
qu’il compose chaque année, presque jusqu’au bout de sa vie,
véritables fêtes des yeux, pareilles aux processions du Titien. Il a beau vieillir,
son imagination, comme celle du Titien, reste abondante et fraîche. Abandonné,
haletant sur son lit, sentant la mort prochaine, et parmi les suprêmes amertumes, il
garde son coloris, il compose le Sad Shepherd, la plus gracieuse et
la plus pastorale de ses peintures. Songez que c’est dans une chambre de malade qu’est
né ce beau rêve, au milieu des fioles, des remèdes et des médecins, à côté d’une
garde, parmi les anxiétés de l’indigence et les étouffements de l’hydropisie. C’est
dans la forêt verte qu’il se transporte, au temps de Robin Hood, parmi les chasses
joviales et les grands lévriers qui aboient. Là sont des fées malicieuses qui, comme
Obéron et Titania, égarent les hommes en des mésaventures. Là sont des amants ingénus,
qui, comme Daphnis et Chloé, s’étonnent en sentant la suavité douloureuse du premier
baiser. Là vivait Éarine que le fleuve vient d’engloutir, et que son amant en délire
ne veut pas cesser de pleurer, « Éarine, qui reçut son être et son nom avec les
premières pousses et les boutons du printemps, Éarine, née avec la primevère, avec la
violette, avec les premières roses fleuries ; quand Cupidon souriait, quand Vénus
amenait les Grâces à leurs danses, et que toutes les fleurs et toutes les herbes
parfumées s’élançaient du giron de la nature, promettant de ne durer que tant
qu’Éarine vivrait… À présent, aussi chaste que son nom, Éarine est morte vierge, et sa
chère âme voltige dans l’air au-dessus de
nous171. » Au-dessus du pauvre vieux
paralytique, la poésie flotte encore comme un nuage de lumière. Il a eu beau
s’encombrer de science, se charger de théories, se faire critique du théâtre et
censeur du monde, remplir son âme d’indignation persévérante, se roidir dans une
attitude militante et morose ; les songes divins ne l’ont point quitté, il est le
frère de Shakspeare.
Enfin nous voici devant celui que nous apercevions à toutes les issues de la
Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes
les routes d’une forêt. J’en parlerai à part ; il faut, pour en faire le tour, une
large place vide. Et encore comment l’embrasser ? Comment développer sa structure
intérieure ? Les grands mots, les éloges, tout est vain à son endroit ; il n’a pas
besoin d’être loué, mais d’être compris, et il ne peut être
compris qu’à
l’aide de la science. De même que les révolutions compliquées des corps célestes ne
deviennent intelligibles qu’au contact du calcul supérieur, de même que les délicates
métamorphoses de la végétation et de la vie exigent pour être expliquées
l’intervention des plus difficiles formules chimiques, ainsi les grandes œuvres de
l’art ne se laissent interpréter que par les plus hautes doctrines de la psychologie,
et c’est la plus profonde de ces théories qu’il faut connaître pour pénétrer jusqu’au
fond de Shakspeare, de son siècle et de son œuvre, de son génie et de son art.
Ce qu’on découvre au bout de toutes les expériences pratiquées et de toutes les
observations accumulées sur l’âme, c’est que la sagesse et la connaissance ne sont en
l’homme que des effets et des rencontres. Il n’y a
point en lui de force permanente et distincte qui maintienne son intelligence dans la
vérité et sa conduite dans le bon sens. Au contraire, il est naturellement
déraisonnable et trompé. Les pièces de sa machine intérieure ressemblent aux rouages
d’une horloge, qui d’eux-mêmes vont toujours à l’aveugle, emportés par l’impulsion et
la pesanteur, et qui cependant parfois, en vertu d’un certain assemblage, finissent
par marquer l’heure qu’il est. Ce sage mouvement final n’est pas naturel, mais
accidentel ; il n’est point spontané, il est forcé ; il n’est point inné, il est
acquis. L’horloge n’a pas toujours marché régulièrement ; au contraire, on a été
obligé de la régler petit à petit avec beaucoup de peine. Sa régularité
n’est point assurée, elle se détraquera peut-être tout à l’heure. Sa régularité
n’est point entière, elle ne marque l’heure qu’à peu près. La force machinale de
chaque pièce est toujours là prête à entraîner chaque pièce hors de son office propre
et à troubler tout le concert. Pareillement, les idées, une fois qu’elles sont dans la
tête humaine, tirent chacune de leur côté à l’aveugle, et leur équilibre imparfait
semble à chaque minute sur le point de se renverser. À proprement parler, l’homme est
fou, comme le corps est malade, par nature ; la raison comme la santé n’est en nous
qu’une réussite momentanée et un bel accident172. Si nous
l’ignorons, c’est qu’aujourd’hui nous sommes régularisés, alanguis, amortis, et que
par degrés, à force de frottements et de redressements, notre mouvement intérieur
s’est accommodé à demi au mouvement des choses. Mais il n’y a là qu’une apparence, et
les dangereuses forces primitives subsistent indomptées et indépendantes sous l’ordre
qui semble les contenir ; qu’un grand danger se montre, qu’une révolution éclate,
elles feront éruption et explosion, presque aussi terriblement qu’aux premiers jours.
Car une idée n’est pas un simple chiffre intérieur employé pour noter un aspect des
choses, inerte, toujours disposé à s’aligner correctement avec d’autres semblables
pour former un total
exact. Si réduite et si disciplinée qu’elle soit,
elle a encore un reste de couleur sensible par lequel elle est voisine d’une
hallucination, un degré de persistance personnelle par lequel elle est voisine d’une
monomanie, un réseau d’affinités singulières par lequel elle est voisine des
conceptions délirantes. Telle que la voilà, sachez bien qu’elle est le rudiment d’un
cauchemar, d’un tic, d’une absurdité. Laissez-la se développer dans son entier comme
elle y aspire173, et vous verrez qu’elle est par
essence une image active et complète, une vision qui traîne avec soi tout un cortége
de rêves et de sensations, qui grandit d’elle-même, tout d’un coup, par une sorte de
végétation pullulante et absorbante, et qui finit par posséder, ébranler, épuiser
l’homme tout entier. Après celle-là une autre, parfois toute contraire, et ainsi de
suite ; il n’y a rien d’autre dans l’homme, point de puissance distincte et libre ;
lui-même n’est que la série de ces impulsions précipitées et de ces imaginations
fourmillantes ; la civilisation les a mutilées, atténuées, elle ne les a pas
détruites ; secousses, heurts, emportements, parfois de loin en loin une sorte de
demi-équilibre passager, voilà sa vraie vie, vie d’insensé, qui par intervalles simule
la raison, mais qui véritablement est « de la même substance que ses songes » ; et
voilà l’homme tel que Shakspeare l’a conçu. Aucun écrivain, non pas même Molière, n’a
percé si avant
par-dessous le simulacre de bon sens et de logique dont se
revêt la machine humaine pour démêler les puissances brutes qui composent sa substance
et son ressort.
Comment y a-t-il réussi, et par quel instinct est-il parvenu à deviner
les extrêmes conclusions, les plus profondes percées des physiologistes et des
psychologues ? Il avait l’imagination complète ; tout son génie est
dans ce seul mot. Petit mot qui semble vulgaire et vide ; regardons-le de près pour
savoir ce qu’il contient. Quand nous pensons une chose, nous autres hommes ordinaires,
nous n’en pensons qu’une portion ; nous en voyons un aspect, quelque caractère isolé,
parfois deux ou trois caractères ensemble ; pour ce qui est au-delà, la vue nous
manque ; le réseau infini de ses propriétés infiniment entre-croisées et multipliées
nous échappe ; nous sentons vaguement qu’il y a quelque chose au-delà de notre
connaissance si courte, et ce vague soupçon est la seule partie de notre idée qui nous
représente quelque peu le grand au-delà. Nous sommes comme des
apprentis naturalistes, gens paisibles et bornés qui, voulant se représenter un
animal, voient le nom et l’étiquette de son casier apparaître devant leur mémoire avec
quelque indistincte image de son poil et de sa physionomie, mais dont l’esprit
s’arrête là ; si par hasard ils veulent compléter leur connaissance, ils conduisent
leur souvenir, au moyen de classifications régulières, à travers les principaux
caractères de la bête, et lentement, discursivement, pièce à pièce,
ils
finissent par s’en remettre la froide anatomie devant les yeux. À cela se réduit leur
idée, même perfectionnée ; à cela aussi se réduit le plus souvent notre conception,
même élaborée. Quelle distance il y a entre cette conception et l’objet, combien elle
le représente imparfaitement et mesquinement, à quel degré elle le mutile, combien
l’idée successive, désarticulée en petits morceaux régulièrement rangés et inertes,
ressemble peu à la chose simultanée, organisée, vivante, incessamment en action et
transformée, c’est ce que nulle parole ne peut dire. Figurez-vous, au lieu de cette
pauvre idée sèche, étayée par cette misérable logique d’arpenteur, une image complète,
c’est-à-dire une représentation intérieure, si abondante et si pleine qu’elle épuise
toutes les propriétés et toutes les attaches de l’objet, tous ses dedans et tous ses
dehors ; qu’elle les épuise en un instant ; qu’elle figure l’animal entier, sa
couleur, le jeu de la lumière sur son poil, sa forme, le tressaillement de ses membres
tendus, l’éclair de ses yeux, et en même temps sa passion présente, son agitation, son
élan, puis par-dessous tout cela ses instincts, leur structure, leurs causes, leur
passé, en telle sorte que les cent mille caractères qui composent son état et sa
nature trouvent leurs correspondants dans l’imagination qui les concentre et les
réfléchit : voilà la conception de l’artiste, du poëte, de Shakspeare, si supérieure à
celle du logicien, du simple savant ou de l’homme du monde, seule capable de pénétrer
jusqu’au fond des êtres, de démêler l’homme intérieur
sous l’homme
extérieur, de sentir par sympathie et d’imiter sans effort le va-et-vient désordonné
des imaginations et des impressions humaines, de reproduire la vie avec ses
ondoiements infinis, avec ses contradictions apparentes, avec sa logique cachée, bref
de créer comme la nature. Ainsi font les autres artistes de cet âge ; ils ont le même
genre d’esprit et la même idée de la vie ; vous ne trouverez dans Shakspeare que les
mêmes facultés avec une pousse plus forte, et la même idée avec un relief plus
haut.
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