Chapitre II.
Le théâtre.
I
. Le
public. — La
scène.
II
. Les
mœurs du
seizième siècle. — Expansion violente et
complète de la
nature.
III
. Les
mœurs anglaises. — Expansion du
naturel énergique et
triste.
IV
. Les
poëtes. — Harmonie générale entre le
caractère d’un
poëte et le
caractère de
son
siècle. — Nash, Decker, Kyd, Peel, Lodge, Greene. — Leur
condition et leur
vie.
— Marlowe. — Sa
vie. — Ses
œuvres. — Tamerlan. — Le Juif de Malte. — Edward II. — Faust.
— Sa
conception de l’
homme.
V.
Formation de ce
théâtre. — Procédés et
caractère de cet
art. — Sympathie
imitative qui
peint par des
spécimens expressifs. — Opposition de l’
art classique et
de l’
art germanique. — Construction psychologique et
domaine propre de ces deux
arts.
VI
. Les
personnages virils. — Les
passions furieuses. — Les
événements
tragiques. — Les
caractères excessifs. — Le duc de Milan de
Massinger
. — L’Annabella de Ford
. — La duchesse de
Malfi et
la Vittoria de Webster
. — Les
personnages féminins.
— Conception germanique de l’
amour et du
mariage. — Euphrasia, Bianca, Arethusa,
Ordella, Aspasia, Amoret dans
Beaumont et
Fletcher. — Penthea dans
Ford. —
Concordance du
type moral et du
type physique.
Il faut regarder de plus près ce monde, et, sous les idées qui se développent, chercher
les hommes qui vivent ; c’est le théâtre qui, par excellence, est le fruit original de
la Renaissance anglaise, et c’est le théâtre qui, par excellence, rendra visibles les
hommes de la Renaissance anglaise. Quarante poëtes, parmi eux dix hommes supérieurs, et
le plus grand de tous les artistes qui avec des mots ont représenté des âmes ; plusieurs
centaines de pièces et près de cinquante chefs-d’œuvre ; le drame promené à travers
toutes les provinces de l’histoire, de l’imagination et de la fantaisie, élargi jusqu’à
embrasser la comédie, la tragédie, la pastorale et le rêve ; jusqu’à représenter tous
les degrés de la condition humaine et tous les caprices de l’invention humaine ; jusqu’à
exprimer toutes les minuties sensibles de la vérité présente et toutes les grandeurs
philosophiques de la réflexion générale ; la scène dégagée de tout précepte, affranchie
de toute imitation, livrée et appropriée jusque dans ses moindres parties au goût
régnant et à l’intelligence publique : il y avait là une œuvre énorme et multiple,
capable par sa flexibilité, sa grandeur et
sa forme, de recevoir et de garder
l’empreinte exacte du siècle et de la nation1.
Essayons donc de remettre devant nos yeux ce public, cet auditoire et cette scène ;
tout se tient ici ; comme en toute œuvre vivante et naturelle, et s’il y eut jamais
une œuvre naturelle et vivante, c’est celle-ci. Il y avait déjà sept théâtres au temps
de Shakspeare, tant le goût des représentations était vif et universel. Grandes et
grossières machines, incommodes dans leur structure, barbares dans leur ameublement ;
mais la chaleureuse imagination supplée aisément à tous les manques, et les corps
endurcis supportent sans peine tous les désagréments. Sur un terrain fangeux, au bord
de la Tamise, s’élève le principal, le Globe, sorte de grosse tour à
six pans, entourée d’un fossé boueux, surmontée d’un drapeau rouge. Le peuple peut y
entrer comme les riches ; il y a des places de six pence, de deux pence, même d’un
penny ; mais on n’en a que pour son argent ; s’il pleut, et il pleut souvent à
Londres, les gens du parterre, bouchers, merciers, boulangers, matelots, apprentis,
recevront debout la pluie ruisselante. Je suppose qu’ils ne s’en inquiètent guère : il
n’y a pas si longtemps
qu’on a commencé à paver les rues de Londres, et
quand on a pratiqué comme eux les cloaques et les fanges, on n’a pas peur de
s’enrhumer. En attendant la pièce, ils s’amusent à leur façon, boivent de la bière,
cassent des noix, mangent des fruits, hurlent et parfois se servent de leurs poings ;
on les a vus tomber sur les acteurs et mettre le théâtre sens dessus dessous. D’autres
fois, mécontents, ils sont allés à la taverne bâtonner le poëte, ou le berner dans une
couverture ; ce sont de rudes gaillards, et il n’y a point de mois où le cri de clubs (en avant les gourdins !) ne les appelle hors de leur boutique
pour exercer leurs bras charnus. Comme la bière fait son effet, il y a une grande cuve
adossée au parterre, réceptacle singulier qui sert à chacun. L’odeur monte, et on
crie : « Brûlez du genièvre ! » On en brûle avec un réchaud sur la scène, et la lourde
fumée emplit l’air. Certainement, les gens qui sont là ne sont guère dégoûtés ou du
moins n’ont pas l’odorat sensible. Au temps de Rabelais, la propreté était médiocre.
Comptez qu’ils sortent à peine du moyen âge, et que le moyen âge a vécu sur un
fumier.
Au-dessus d’eux, sur la scène, sont les spectateurs capables de payer un shilling
d’entrée, les élégants, les gentilshommes. Ceux-là sont à l’abri de la pluie, et s’ils
payent un shilling de plus, ils peuvent avoir un escabeau. À cela se réduisent les
prérogatives du rang et les inventions du bien-être ; même il arrive souvent que les
escabeaux manquent ; alors ils s’étendent par terre ; ce n’est pas en ce temps-là
qu’on fait
des façons. Ils jouent aux cartes, fument, injurient le parterre
qui le leur rend bien, et par surcroît leur jette des pommes. Pour eux, ils
gesticulent, ils jurent en italien, en français, en anglais2 ; ils plaisantent tout haut avec des mots recherchés,
composites, colorés ; bref, ils ont les manières énergiques, originales et gaies des
artistes, la même verve, le même sans-gêne, et, pour achever la ressemblance, la même
envie de se singulariser, les mêmes besoins d’imagination, les mêmes inventions
saugrenues et pittoresques, la barbe taillée en éventail, en pointe, en bêche, en T,
les habits voyants et riches, empruntés aux cinq ou six nations voisines, brodés,
dorés, bariolés, incessamment exagérés et remplacés par d’autres ; il y a un carnaval
dans leur tête comme sur leur dos.
Avec de pareils spectateurs, on peut produire l’illusion sans se donner beaucoup de
peine : point d’apprêts, de perspective ; peu ou point de décors mobiles : leur
imagination en fait tous les frais. Un écriteau en grosses lettres indique au public
qu’on est à Londres ou à Constantinople ; et cela suffit au public pour se transporter
à l’endroit voulu. Nul souci de la vraisemblance : « Vous avez l’Afrique d’un côté,
dit sir Philip Sidney, et l’Asie de l’autre, avec une si grande quantité d’États
secondaires, que l’acteur, quand il entre, est toujours obligé de vous dire d’abord où
il est ; autrement on n’entendrait rien à son histoire. Puis voici trois dames qui se
promènent pour
cueillir des fleurs, et là-dessus nous devons croire que la
scène est un jardin. Un peu après, nous entendons parler au même endroit d’un
naufrage, et notre devoir est d’accepter ce même endroit pour un rocher… Arrivent deux
armées représentées par quatre épées et un bouclier, et quel est le cœur si dur qui
refuserait de prendre cela pour une bataille rangée ? Quant au temps, ils sont encore
plus libéraux. D’ordinaire, un jeune prince et une jeune princesse tombent amoureux
l’un de l’autre ; après beaucoup de traverses, elle devient grosse, accouche d’un beau
garçon ; le garçon est perdu, dévient homme, et prêt à engendrer un autre garçon… Tout
cela en deux heures. » Sans doute, ces énormités s’atténuent un peu sous Shakspeare ;
avec quelques tapisseries, quelques grossières imitations d’animaux, de tours, de
forêts, on aide un peu l’imagination du public. Mais en somme, chez Shakspeare comme
chez les autres, c’est l’imagination du public qui est le machiniste ; il faut qu’elle
se prête à tout, remplace tout, accepte pour une reine un jeune garçon qui vient de se
faire la barbe, supporte en un acte dix changements de lieu, saute tout d’un coup
vingt ans3 ou cinq cents milles,
prenne six figurants pour quarante mille hommes, et se laisse figurer par un roulement
de tambour toutes les batailles de César, de Henri V, de Coriolan et de Richard III.
Elle fait tout cela, tant elle est surabondante et jeune ! Rappelez-vous votre
adolescence ; pour mon compte, les plus grandes émotions que j’ai eues au
théâtre m’ont été données par une troupe ambulante de quatre demoiselles qui jouaient
le vaudeville et le drame, sur une estrade au fond d’un café ; il est vrai que j’avais
onze ans. Pareillement, dans ce théâtre en ce moment, les âmes sont neuves, prêtes à
tout sentir comme le poëte à tout oser.
Ce ne sont là que les dehors ; tâchons d’entrer plus avant, de voir les passions, la
tournure d’esprit, l’intérieur des hommes ; c’est cet état intérieur qui suscite et
modèle le drame, comme le reste ; les inclinations invisibles sont partout la cause
des œuvres visibles, et le dedans fait le dehors. Quels sont-ils ces bourgeois, ces
courtisans, ce public dont le goût façonne le théâtre ? qu’y a-t-il de particulier
dans la structure et l’état de leur esprit ? Il faut bien que cet état soit
particulier, puisque tout d’un coup et pendant soixante ans le drame pousse ici avec
une merveilleuse abondance, et qu’au bout de ce temps il s’arrête sans que jamais
aucun effort puisse le ranimer. Il faut bien que cette structure soit particulière,
puisque entre tous les théâtres de l’antiquité et des temps modernes celui-ci se
détache avec une forme distincte, et présente un style, une action, des personnages,
une idée de la vie qu’on ne rencontre en
aucun siècle et en aucun pays. Ce
trait particulier est la libre et complète expansion de la nature.
Ce qu’on appelle nature dans l’homme, c’est l’homme tel qu’il est avant que la
culture et la civilisation l’aient déformé et réformé. Presque toujours, lorsqu’une
génération nouvelle arrive à la virilité et à la conscience, elle rencontre un code de
préceptes qui s’impose à elle de tout le poids et de toute l’autorité du passé. Cent
sortes de chaînes, cent mille sortes de liens, la religion, la morale et le
savoir-vivre, toutes les législations qui règlent les sentiments, les mœurs et les
manières, viennent entraver et dompter l’animal instinctif et passionné qui palpite et
se cabre en chacun de nous. Rien de semblable ici ; c’est une renaissance, et le frein
du passé manque au présent. Le catholicisme, réduit aux pratiques extérieures et aux
tracasseries cléricales, vient de finir ; le protestantisme, arrêté dans les
tâtonnements ou égaré dans les sectes, n’a pas encore pris l’empire ; la religion
disciplinaire est défaite, et la religion morale n’est pas encore faite ; l’homme a
cessé d’écouter les prescriptions du clergé, et n’a pas encore épelé la loi de la
conscience. L’église est un rendez-vous, comme en Italie ; les jeunes gentilshommes
vont à Saint-Paul se promener, rire, causer, étaler leurs manteaux neufs ; même la
chose est passée en usage ; ils payent pour le bruit qu’ils font avec leurs éperons,
et cette taxe est un profit des chanoines4 ; les filous, les
filles
sont là, en troupes ; elles concluent leurs marchés pendant le
service. Songez enfin que les scrupules de conscience et la sévérité des puritains
sont alors choses odieuses, qu’on les tourne en ridicule sur le théâtre, et mesurez la
différence qui sépare cette Angleterre sensuelle, débridée, et l’Angleterre correcte,
disciplinée et roidie, telle que nous la voyons aujourd’hui. Ecclésiastique ou
séculière, nulle part on ne découvre de règle. Dans la défaillance de la foi, la
raison n’a pas pris l’empire, et l’opinion est aussi dépourvue d’autorité que la
tradition. L’âge imbécile qui vient de finir demeure enfoui sous le dédain avec ses
radotages de versificateurs et ses manuels de cuistres, et parmi les libres opinions
qui arrivent de l’antiquité, de l’Italie, de la France et de l’Espagne ; chacun peut
choisir à sa guise, sans subir une contrainte ou reconnaître un ascendant. Point de
modèle imposé comme aujourd’hui ; au lieu d’affecter l’imitation, ils affectent
l’originalité5. Chacun veut être
soi-même, avoir ses jurons, ses
façons, son costume propre, ses particularités de conduite et d’humeur, et ne
ressembler à personne. Ils ne disent pas : « Cela se fait », mais : « Je fais cela. »
Au lieu de se comprimer, ils s’étalent. Nul code de société ; sauf un jargon exagéré
de courtoisie chevaleresque, ils restent maîtres de parler et d’agir selon l’impulsion
du moment ; vous les trouverez affranchis des bienséances comme du reste. Dans cette
rupture et dans cette absence de toutes les entraves, ils ressemblent à de beaux et
forts chevaux lâchés en plein pâturage. Leurs instincts natifs n’ont été ni
apprivoisés, ni muselés, ni amoindris.
Au contraire, ils ont été maintenus intacts par l’éducation corporelle et militaire ;
et comme c’est de la barbarie, non de la civilisation, qu’ils sortent, ils n’ont point
été entamés par l’adoucissement inné et par la modération héréditaire qui aujourd’hui
se transmettent avec le sang et civilisent l’homme avant sa naissance. C’est pourquoi
l’homme qui, depuis trois siècles, devient un animal domestique, est, à ce moment
encore, un animal presque sauvage, et la force de ses muscles, comme la dureté de ses
nerfs, augmente l’audace et l’énergie de ses passions. Regardez chez les hommes
incultes, chez les gens du peuple, comme tout d’un coup le sang s’échauffe et monte au
visage ; les poings se ferment, les lèvres se serrent, et ces vigoureux corps se
précipitent tout d’un bloc vers l’action. Les courtisans de ce siècle ressemblent à
nos hommes du peuple.
Ils ont le même goût pour les exercices des membres,
la même indifférence aux intempéries de l’air, la même grossièreté de langage, la même
sensualité avouée. Ce sont des corps de charretiers avec des sentiments de
gentilshommes, des habits d’acteurs et des goûts d’artistes. « À quatorze ans6, un fils de lord va aux
champs pour chasser le daim et prendre de la hardiesse ; car chasser le daim,
l’égorger et le voir saigner donne de la hardiesse au cœur. À seize ans, guerroyer,
faire des entreprises, jouter, chevaucher, assaillir des châteaux, et tous les jours
essayer son armure en appertises d’armes avec quelqu’un de ses serviteurs. » Homme
fait, il s’emploie au tir de l’arc, à la lutte, au saut, à la voltige. La cour de
Henri VIII, pour sa bruyante gaieté, ressemble à une fête de village. Le roi7 « s’exerce tous les jours à
tirer, chanter, danser, lutter, jeter la barre, jouer du flageolet, de la flûte, de
l’épinette, arranger des chansons, faire des ballades. » Il saute les fossés à la
perche et manque une fois d’y périr. Il aime si fort la lutte, que, publiquement au
camp du Drap d’or, il empoigne François Ier à bras-le-corps, pour
le jeter à terre. C’est de cette façon qu’un cuirassier ou un maçon accueille
aujourd’hui et essaye un nouveau camarade. En effet, pour divertissements ils ont,
comme les cuirassiers et les maçons, la grosse gaudriole et la
bouffonnerie brutale. Dans chaque grande maison, il y a un fou « dont le métier est
de lancer des plaisanteries mordantes, de faire des gestes baroques, des grimaces, de
chanter des chansons graveleuses », comme dans nos cabarets. Ils trouvent l’injure et
l’ordure plaisantes, ils sont mal embouchés, ils mâchent les mots de Rabelais tout
crus, et s’amusent de conversations qui nous révolteraient. Nul respect humain ;
l’empire des convenances et l’habitude du savoir-vivre ne commenceront que sous
Louis XIV et par l’imitation de la France ; en ce moment, tous disent le mot propre,
et c’est le plus souvent le gros mot. Vous verrez sur la scène, dans le Périclès de Shakspeare, toutes les puanteurs d’un bouge de prostitution8. Les grands seigneurs, les dames parées ont le langage des
halles. Quand Henri V fait la cour à Catherine de France, c’est avec le grossier
entrain d’un matelot qui aurait pris goût pour une vivandière ; et comme les gabiers
qui aujourd’hui se tatouent un cœur sur le bras pour prouver leur passion à leur
payse, vous trouvez des gens qui « avalent du soufre et boivent de l’urine9» pour gagner leur maîtresse
par un témoignage d’amour. L’humanité manque aussi bien que la décence10.
Le
sang, la souffrance ne les émeut pas. La cour assiste à des combats d’ours et de
taureaux, où les chiens se font éventrer, ou l’animal enchaîné est parfois fouetté à
mort, et c’est, dit un officier du palais11, « une charmante récréation. » Rien d’étonnant qu’ils
se servent de leurs bras, comme les paysans et les commères. Élisabeth donnait des
coups de poing à ses filles d’honneur, « de telle façon qu’on entendait souvent ces
belles filles crier et se lamenter d’une piteuse manière. » Un jour, elle cracha sur
l’habit à franges de sir Mathew ; une autre fois comme Essex, qu’elle tançait, lui
tournait le dos, elle le souffleta. C’était alors l’usage des grandes dames de battre
leurs enfants et leurs serviteurs. La pauvre Jane Grey était parfois « si
misérablement bousculée, frappée, pincée, et maltraitée encore en d’autres façons
qu’elle n’ose rapporter », qu’elle se souhaitait morte. Leur première idée est d’en
venir aux injures, aux coups, de se satisfaire. Comme au temps féodal, ils
en appellent d’abord aux armes, et gardent l’habitude de se faire justice par
eux-mêmes et sur-le-champ. « Jeudi dernier12, écrit Gilbert Talbot, comme milord Rytche allait à cheval
dans la rue, un certain Wyndhans lui tira un coup de pistolet… Et le même jour, comme
sir John Conway se promenait, M. Ludovyk Grevell arriva soudainement sur lui, et le
frappa de son épée sur la tête… Je suis forcé d’importuner Vos Seigneuries de ces
bagatelles, n’ayant rien appris de plus important. » Nul, même la reine, n’est en
sûreté parmi des âmes violentes13. Aussi, quand un homme en frappe un autre
dans l’enceinte du palais, on lui coupe le poing, et on bouche les artères avec un fer
rouge. Il n’y a que ces images atroces, et le douloureux fantôme de la chair saignante
et souffrante qui puisse dompter la véhémence et contenir les soubresauts de leurs
instincts. Jugez maintenant des matériaux qu’ils fournissent au théâtre et des
personnages qu’ils demandent au théâtre ; pour être d’accord avec le public, la scène
n’aura pas trop des plus franches concupiscences et des plus puissantes passions ; il
faudra qu’elle montre l’homme lancé jusqu’au bout de son désir, effréné, presque fou,
tantôt frissonnant et fixe devant la blanche chair palpitante que ses yeux dévorent,
tantôt hagard et grinçant devant l’ennemi qu’il veut déchirer, tantôt soulevé hors
de lui-même et bouleversé à l’aspect des honneurs et des biens qu’il
convoite, toujours en tumulte et enveloppé dans une tempête d’idées tourbillonnantes,
parfois secoué de gaietés impétueuses, le plus souvent voisin de la fureur et de la
folie, plus fort, plus ardent, plus abandonné, plus audacieusement lâché à travers le
réseau de la raison et de la loi qu’il ne fut jamais. Nous entendons à travers les
drames comme à travers l’histoire du temps ce grondement farouche : le seizième siècle
ressemble à une caverne de lions.
Parmi ces passions si fortes, nulle ne manque. La nature apparaît ici dans toute sa
fougue ; mais aussi dans toute sa plénitude. Si rien n’a été amorti, rien n’a été
mutilé. C’est l’homme entier qui se déploie, cœur, esprit, corps et sens, avec les
plus nobles et les plus fines de ses aspirations, comme avec les plus bestiaux et les
plus sauvages de ses appétits, sans que la domination de quelque circonstance
maîtresse le jette tout d’un côté, pour l’exalter ou le rabaisser. Il n’est point
roidi comme il le sera sous le puritanisme. Il n’est point découronné comme il le sera
sous la Restauration. Après le vide et l’ennui du quinzième siècle, il s’est réveillé,
par une seconde naissance, comme jadis en Grèce il s’est éveillé par une première
naissance, et cette fois, comme l’autre, les sollicitations du dehors sont venues
toutes ensemble pour faire sortir ses facultés de leur inertie et de leur torpeur. Une
sorte de température bienfaisante s’est répandue sur elles pour les couver et les
faire éclore. La paix, la prospérité, le bien-être ont commencé ;
les
industries nouvelles et l’activité croissante ont tout d’un coup décuplé les objets de
commodité et de luxe ; l’Amérique et l’Inde découvertes ont fait briller à tous les
yeux des trésors et des prodiges entassés dans le lointain des mers inconnues ;
l’antiquité retrouvée, les sciences ébauchées, la Réforme entreprise, les livres
multipliés par l’imprimerie, les idées multipliées par les livres, ont doublé les
moyens de jouir, d’imaginer et de penser. On veut jouir, imaginer, penser, car le
désir croît avec l’attrait, et ici tous les attraits se rencontrent. Il y en a pour
les sens, dans ces appartements que l’on commence à chauffer, dans ces lits qu’on
garnit d’oreillers, dans ces carrosses dont pour la première fois on fait usage. Il y
en a pour l’imagination, dans ces palais nouveaux, arrangés à l’italienne ; dans ces
tapisseries nuancées, apportées de Flandre ; dans ces riches costumes, brodés d’or,
qui, incessamment changés, rassemblent les fantaisies et les magnificences de toute
l’Europe. Il y en a pour l’esprit, dans ces nobles et beaux écrits qui, répandus,
traduits, interprétés, apportent la philosophie, l’éloquence et la poésie de
l’antiquité restaurée et des Renaissances environnantes. Sous cet appel, toutes les
aptitudes et tous les instincts se dressent à la fois : les bas et les sublimes,
l’amour idéal et l’amour sensuel, l’avidité grossière et la générosité pure.
Rappelez-vous ce que vous avez senti vous-même au moment où d’enfant vous êtes devenu
homme, quels souhaits de bonheur, quelle grandeur d’espérances, quelle intempérance de
cœur vous poussaient vers toutes les joies ;
avec quel élan vos mains,
d’elles-mêmes, se portaient à la fois vers chaque branche de l’arbre, et refusaient
d’en laisser échapper un seul fruit. À seize ans, comme Chérubin, on désire une
servante en adorant une madone ; on est capable de toutes les convoitises et aussi de
toutes les abnégations ; on trouve la vertu plus belle, et les soupers meilleurs ; la
volupté a plus de saveur, et l’héroïsme a plus de prix ; il n’est pas d’attrait qui ne
soit poignant ; la suavité et la nouveauté des choses sont trop fortes ; et, dans
l’essaim des passions qui bourdonne au dedans de nous et nous pique comme des dards
d’abeille, nous ne savons que nous précipiter tour à tour en tous les sens. Tels
étaient les hommes de ce temps, Raleigh, Essex, Élisabeth, Henri VIII lui-même,
excessifs et inégaux, prompts aux dévouements et aux crimes, violents dans le bien et
dans le mal, héroïques avec d’étranges faiblesses, humbles avec de soudains
redressements, jamais vils de parti pris comme les viveurs de la Restauration, jamais
rigides par principes comme les puritains de la Révolution, capables de pleurer comme
des enfants14, et de mourir comme des hommes, souvent bas
courtisans, plus d’une fois véritables chevaliers, et qui, parmi tant de contrariétés
de conduite, ne manifestent avec constance que le trop-plein de leur nature. Ainsi
disposés, ils peuvent tout comprendre, les férocités sanguinaires et les générosités
exquises, la brutalité de la débauche infâme et les plus divines innocences
de l’amour, accepter tous les personnages, des prostituées et des vierges, des
princes et des saltimbanques, passer subitement de la bouffonnerie triviale aux
sublimités lyriques, écouter tour à tour les calembours des clowns et les odes des
amoureux. Même il faudra que le drame, pour imiter et contenter la fécondité de leur
nature, prenne tous les langages, le vers pompeux, surchargé, florissant d’images, et,
tout à côté, la prose populacière ; bien plus, il faudra qu’il violente son style
naturel et son cadre naturel ; qu’il mette des chants, des éclats de poésie dans les
conversations des courtisans et dans les harangues des hommes-d’État ; qu’il amène sur
la scène des féeries d’opéra15, « des gnomes, des
nymphes de la terre et de la mer, avec leurs bosquets et leurs prairies ; qu’il force
les dieux à descendre sur le théâtre, et l’enfer lui-même à livrer ses féeries. » Nul
théâtre n’est si complexe ; c’est que jamais l’homme ne fut plus complet.
Dans cet épanouissement si universel et si libre, les passions ont pourtant leur tour
propre qui est anglais, parce qu’elles sont anglaises. Après tout, à tout âge, sous
toute civilisation, un peuple est toujours lui-même ; quel que soit son habit, sayon
de poil de chèvre, pourpoint doré, ou frac noir, les cinq
ou six grands
instincts qu’il avait dans ses forêts le suivent dans ses palais et dans ses bureaux.
Aujourd’hui encore, les passions militantes, l’humeur sombre subsistent sous la
régularité et le bien-être des mœurs modernes16. L’énergie et l’âpreté native font irruption à travers la
perfection de la culture et les habitudes du comfort. Les jeunes
gens riches, au sortir d’Oxford, vont chasser l’ours au Canada, l’éléphant au cap de
Bonne-Espérance, vivent sous la tente, boxent, sautent les haies à cheval, manœuvrent
leurs clippers sur les côtes périlleuses, jouissent de la solitude
et du danger. L’ancien Saxon, le vieux rover des mers Scandinaves,
n’a pas péri. Jusque dans les écoles, les enfants se rudoient, se résistent, se
battent comme des hommes, et leur naturel est si indompté qu’il faut les verges et les
meurtrissures pour les réduire sous la discipline de la loi. Jugez de ce qu’ils
étaient au seizième siècle : la race anglaise17 passe alors pour « la
race la plus belliqueuse » de l’Europe, « la plus redoutable dans les batailles, la
plus impatiente de tout ce qui ressemble à la servitude. » « Les bêtes sauvages
anglaises » : c’est ainsi que Cellini les appelle ; et « les énormes pièces de bœuf »
dont ils s’emplissent, entretiennent la force et la férocité de
leurs
instincts. Pour achever de les endurcir, les institutions travaillent dans le même
sens que la nature. La nation est armée, chaque homme est élevé en soldat, tenu
d’avoir des armes selon sa condition, de s’exercer le dimanche et les jours de fête ;
depuis le yeoman jusqu’au lord, la vieille constitution militaire les tient
enrégimentés et prêts à l’action. Dans un État qui ressemble à une armée, il faut que
les châtiments, comme dans une armée, soient terribles, et, pour les aggraver, la
hideuse guerre des deux Roses qui, à chaque incertitude de la succession, peut
reparaître, est encore présente dans tous les souvenirs. De pareils instincts, une
semblable constitution, une telle histoire dressent devant eux l’idée de la vie avec
une sévérité tragique ; la mort est à côté, et aussi les blessures, les billots, les
supplices ; le beau manteau de pourpre que les Renaissances du Midi étalent
joyeusement au soleil pour s’en parer comme d’une robe de fête, est ici taché de sang
et bordé de noir. Partout18 une discipline rigide, et la hache prête
pour toute apparence de trahison ; les plus grands, des évêques, un chancelier, des
princes, des parents du roi, des reines, un protecteur, agenouillés sur la paille,
viendront éclabousser la Tour de leur sang ; un à un, on les voit défiler, tendre le
col : le duc de Buckingham, la reine Anne de Boleyn, la reine Catherine Howard, le
comte de Surrey, l’amiral Seymour, le duc de Somerset, lady Jane Grey et son mari, le
duc de Northumberland, la reine Marie Stuart, le comte d’Essex, tous sur
le trône ou sur les marches du trône, au faîte des honneurs, de la beauté, de la
jeunesse et du génie ; de cette procession éclatante, on ne voit revenir que des
troncs inertes, maniés à plaisir par la main du bourreau. Compterai-je les bûchers,
les pendaisons, les hommes vivants détachés de la potence, éventrés, coupés en
quartiers19, les membres jetés au feu,
les têtes exposées sur les murailles ? Il y a telle page d’Holinshed qui semble un
nécrologe : « Le vingt-cinquième jour de mai, dans l’église de Saint-Paul de Londres,
furent examinés dix-neuf hommes et six femmes nés en Hollande », qui étaient
hérétiques ; « quatorze d’entre eux furent condamnés : un homme et une femme brûlés à
Smithfield ; les douze autres furent envoyés dans d’autres villes pour être brûlés. —
Le dix-neuvième juin, trois moines de Charterhouse furent pendus, détachés et coupés
en quartiers à Tyburn, leurs têtes et leurs morceaux exposés dans Londres, pour avoir
nié que le roi fût le chef suprême de l’Église. — Et aussi le vingt-unième du même
mois, et pour la même cause, le docteur John Fisher, évêque de Rochester, fut décapité
pour avoir nié la suprématie, et sa tête exposée sur le pont de Londres. Le pape
l’avait nommé cardinal et lui avait envoyé son chapeau jusqu’à Calais, mais la tête
était tombée avant
que le chapeau fût dessus, de sorte qu’ils ne se
rencontrèrent pas. — Le premier de juillet, sir Thomas More fut décapité pour le même
crime, c’est-à-dire pour avoir nié que le roi fût chef suprême de l’Église. » Aucun de
ces meurtres ne semble ; les chroniqueurs en parlent sans s’indigner ;
les condamnés vont au billot paisiblement, comme si la chose était toute naturelle.
Anne de Boleyn dit sérieusement avant de livrer sa tête : « Je prie Dieu de conserver
le roi, et de lui envoyer un long règne, car jamais il n’y eut prince meilleur et plus
compatissant20. » La société est comme en
état de siége, si tendue que chacun enferme dans l’idée de l’ordre ; l’idée de
l’échafaud. On l’aperçoit, la terrible machine ; dressée sur toutes les routes de la
vie humaine ; les petites y conduisent comme les grandes. Une sorte de loi martiale,
implantée par la conquête dans les matières civiles ; est entrée de là dans les
matières ecclésiastiques21, et le
régime économique lui-même a fini par s’y trouver asservi. Ainsi que dans un camp22, les dépenses, l’habillement ; la nourriture de
chaque classe sont fixés et restreints ; nul homme ne peut vaguer hors de son
district, être oisif, vivre à sa volonté. Tout inconnu est saisi, interrogé ; s’il ne
peut rendre bon compte de lui-même, les stocks
23
de la paroisse sont là pour
meurtrir ses jambes ; comme dans un régiment,
il passe pour un espion et pour un ennemi. Quiconque, dit la loi24, aura vagabondé
pendant trois jours, sera marqué d’un fer rouge sur la poitrine, et livré comme
esclave à celui qui le dénoncera. « Celui-ci prendra l’esclave, lui donnera du pain,
de l’eau, de la petite boisson, des aliments de rebut, et le forcera à travailler, en
le battant, en l’enchaînant, ou autrement, quel que soit l’ouvrage ou le travail, si
abject qu’il soit. » Il peut le vendre, le léguer, le louer, trafiquer de lui, « comme
de tout autre bien, meuble ou marchandise », lui mettre un cercle de fer au cou et à
la jambe ; s’il fuit et s’absente plus de quatorze jours, il est marqué au front d’un
fer rouge, et esclave pour toute sa vie ; s’il fuit une seconde fois, il est tué.
Parfois, dit More, on voit une vingtaine de voleurs pendus au même gibet. En un
an25, quarante personnes furent mises à mort dans le seul comté de Somerset,
et, dans chaque comté, on trouvait trois ou quatre cents voleurs et vagabonds qui
parfois s’assemblaient et pillaient en troupes armées de soixante hommes. Qu’on
regarde de près à toute cette histoire, aux bûchers de Marie, aux piloris d’Élisabeth,
et on verra que la température morale de ce pays, comme sa température physique, est
âpre entre toutes. La joie n’y est point savourée comme en Italie ; ce qu’on appelle
Merry England, c’est l’Angleterre livrée à la verve animale, au
rude entrain que communiquent la nourriture abondante, la prospérité
continue, le courage et la confiance en soi ; la volupté manque en ce climat et dans
cette race. Au milieu des belles croyances populaires apparaissent les lugubres rêves
et le cauchemar atroce de la sorcellerie. L’évêque Jewell26 déclare devant
la reine que, « dans ces dernières années, les sorcières et sorciers se sont
merveilleusement multipliés. » Tels ministres affirment « qu’ils ont eu à la fois dans
leur paroisse dix-sept ou dix-huit sorcières, entendant par là celles qui pourraient
opérer des miracles surnaturels. » Elles jettent des sorts qui « pâlissent les joues,
dessèchent la chair, barrent le langage, bouchent les sens, consument l’homme jusqu’à
la mort. » Instruites par le diable, elles font, « avec les entrailles et les membres
des enfants, des onguents pour chevaucher dans l’air. » Quand un enfant n’est pas
baptisé ou préservé par le signe de la croix, « elles vont le prendre la nuit dans son
berceau ou aux côtés de sa mère…, le tuent…, puis, l’ayant enseveli, le dérobent du
tombeau pour le faire bouillir en un chaudron jusqu’à ce que la chair soit devenue
potable. C’est une règle infaillible que, chaque quinzaine, ou tout au moins chaque
mois, chaque sorcière doit au moins
tuer un enfant pour sa part. » Il y
avait là de quoi faire claquer les dents d’épouvante. Joignez-y la saleté et le
grotesque, les misérables polissonneries, les détails de marmite, toutes les vilenies
qui ont pu hanter l’imagination triviale d’une vieille dégoûtante et hystérique, voilà
les spectacles que Middleton et Shakspeare étalent, et qui sont conformes aux
sentiments du siècle et à l’humeur nationale. À travers les éclats de la verve et les
splendeurs de la poésie perce la tristesse foncière. Les légendes douloureuses ont
pullulé ; tout cimetière a son revenant ; partout où un homme a été tué revient un
esprit. Beaucoup de gens n’osent sortir de leur village après le soleil couché. Le
soir, à la veillée, on parle du carrosse qui apparaît mené par des chevaux sans tête
avec un postillon et des cochers sans tête, ou des esprits malheureux qui, obligés
d’habiter la plaine sous le souffle aigu de la bise, implorent l’abri d’une haie ou
d’un vallon. Ils rêvent horriblement de la mort : « Mourir, aller nous ne savons pas
où ! — Être couché, cloué dans la fosse froide et pourrir ! Cette chaude vie
frémissante qui devient une motte de terre gluante et pétrie ! — Et l’heureuse âme,
qui tout à l’heure sera plongée dans des flots de feu, — ou résidera dans des régions
frissonnantes barrées d’une triple enceinte de glace, — ou sera emprisonnée dans les
vents aveugles, et roulée avec une violence incessante tout autour de ce monde
suspendu, — ou, pis que le pire de tout cela, — au-delà de ce que les pensées sans
loi ni limite imaginent, hurlantes, — c’est trop horrible27. »
Les plus
grands parlent avec une résignation morne de la grande obscurité infinie qui enveloppe
notre pauvre petite vie vacillante, de cette vie qui n’est qu’une « fièvre anxieuse »,
de cette triste condition humaine qui n’est que passion, déraison et douleur, de cet
être humain qui lui-même n’est peut-être qu’un vain fantôme, un rêvé douloureux de
malade. À leurs yeux, nous roulons sur une pente fatale où le hasard nous
entre-choque ; et le destin intérieur qui nous pousse ne nous brise qu’après nous
avoir aveuglés. Au-delà de tout « est la tombe muette, où l’on n’entend plus rien, ni
le pas joyeux de son ami, ni la voix de son amant, ni le conseil affectueux de son
père, où il n’y a plus rien, où tout est oubli, poussière, obscurité éternelle. »
Encore s’il n’y avait rien ! « Mourir, dormir ! oui, et rêver peut-être. » Rêver
lugubrement, tomber dans un cauchemar pareil à celui de la vie ; pareil à celui où
nous
nous débattons aujourd’hui, où nous crions, haletants, d’un gosier
rauque ! Voilà leur idée de l’homme et de la vie, idée nationale qui remplit le
théâtre de calamités et de désespoirs, qui étale les supplices et les massacres, qui
prodigue la folie et le crime, qui met partout la mort comme issue ; une brume
menaçante et sombre couvre leur esprit comme leur ciel, et la joie comme le soleil ne
perce chez eux que violemment et par intervalles. Ils sont autres que les races
latines, et, dans la Renaissance commune, ils renaissent autrement que les races
latines. Le libre et plein développement de la pure nature qui, en Grèce et en Italie,
aboutit à la peinture de la beauté et de la force heureuse, aboutit ici à la peinture
de l’énergie farouche, de l’agonie et de la mort.
Ainsi naquit ce théâtre ; théâtre unique dans l’histoire comme le moment admirable et
passager d’où il est sorti, œuvre et portrait de ce jeune monde, aussi naturel, aussi
effréné et aussi tragique que lui. Quand un drame original et national s’élève, les
poëtes qui l’établissent portent en eux-mêmes les sentiments qu’il représente. Ils
manifestent mieux que les autres hommes l’esprit public, parce que l’esprit public est
plus fort chez eux que chez les autres hommes. Les passions environnantes éclatent
dans leur cœur avec un cri plus âpre ou plus juste, et c’est
pour cela que
leur voix devient la voix de tous. L’Espagne chevaleresque et catholique rencontre ses
interprètes dans des enthousiastes et des don Quichotte, dans Calderon soldat, puis
prêtre ; dans Lope, volontaire à quinze ans, amoureux exalté, duelliste errant, soldat
de l’Armada, à la fin prêtre et familier du Saint-Office, si fervent, qu’il jeûne
jusqu’à s’épuiser, s’évanouit d’émotion en disant la messe, et ensanglante de ses
flagellations les murs de sa chambre. La sereine et noble Grèce a pour chef de ses
poëtes tragiques un des plus accomplis et des plus heureux de ses enfants28, Sophocle, le premier dans les choses du chant et de la
palestre, qui, à quinze ans, chantait nu le pæan devant le trophée de Salamine, et
qui, depuis, ambassadeur, général, toujours aimé des Dieux et passionné pour sa ville,
offrit en spectacle dans sa vie comme dans ses œuvres l’harmonie incomparable qui a
fait la beauté du monde antique, et que le monde moderne n’atteindra plus. La France
éloquente et mondaine, dans le siècle qui a porté le plus loin l’art des bienséances
et du discours, trouve pour écrire ses tragédies oratoires, et peindre ses passions de
salon, le plus habile artisan de paroles, Racine, un courtisan, un homme du monde, le
plus capable, par la délicatesse de son tact et par les ménagements de son style, de
faire parler des hommes du monde et des courtisans. Pareillement ici les poëtes
conviennent à l’œuvre.
Presque tous sont des bohèmes, nés dans le
peuple29, instruits pourtant,
et le plus souvent élèves d’Oxford ou de Cambridge, mais pauvres, en sorte que leur
éducation fait contraste avec leur état ; Ben Jonson est beau-fils d’un maçon, maçon
lui-même ; Marlowe est fils d’un cordonnier ; Shakspeare, d’un marchand de laine ;
Massinger, d’un domestique de grande maison. Ils vivent comme ils peuvent, font des
dettes, écrivent pour gagner leur pain, montent sur le théâtre. Peel, Lodge, Marlowe,
Jonson, Shakspeare, Heywood sont acteurs ; la plupart des détails qu’on a sur leur
compte sont tirés du journal d’Henslowe, un ancien prêteur sur gages, plus tard
bailleur de fonds et imprésario, qui les fait travailler, leur accorde des avances,
reçoit en nantissement leurs manuscrits ou leur garde-robe. Pour une pièce de théâtre,
il donne sept ou huit livres sterling ; après l’an 1600, les prix montent, et vont
jusqu’à vingt ou vingt-cinq livres. On voit bien que, même après cette hausse, le
métier d’auteur donne à peine du pain ; pour gagner quelque argent, il faut, comme
Shakspeare, se faire entrepreneur, tâcher d’avoir une part dans la propriété du
théâtre ; mais le cas est rare, et la vie qu’ils mènent, vie de comédiens et
d’artistes, imprévoyante, excessive, égarée à travers les débauches et les violences,
parmi les femmes de mauvaise vie, au contact des jeunes galants, parmi les
provocations de la misère, de l’imagination et de la licence, les mène ordinairement
à l’épuisement, à l’indigence et à la mort. On jouit d’eux, et on les
néglige ou on les méprise ; tel, pour une allusion politique, est mis en prison, et
manque de perdre les oreilles ; les grands, les gens d’administration les rudoient
comme des valets. Heywood, qui joue presque tous les jours, s’impose, en outre,
pendant plusieurs années, l’obligation d’écrire un feuillet chaque jour, compose à la
diable dans les tavernes, peine et sue en vrai manœuvre littéraire30, et meurt
laissant deux cent vingt pièces, dont la plupart se perdront. Kyd, un des premiers,
meurt dans la misère. Shirley, l’un des derniers, à la fin de sa carrière, est
contraint de redevenir instituteur. Massinger meurt inconnu, et on ne trouve sur lui
dans le registre de la paroisse que cette triste mention : « Philippe Massinger, un
étranger. » Peu de mois après la mort de Middleton, sa veuve est forcée de demander un
secours à la Cité, parce qu’il n’a rien laissé. « L’imagination opprime31 en eux la raison, c’est la
maladie commune des poëtes. » Ils veulent jouir, et se laissent aller ; leur
tempérament, leur cœur les maîtrise ; dans leur vie comme dans leurs pièces, les
impulsions sont irrésistibles ; le désir arrive tout d’un coup, comme un flot qui noie
les raisonnements, la résistance, et qui souvent même ne laisse ni aux raisonnements,
ni à la résistance le temps de se montrer32. Beaucoup sont des
viveurs, des viveurs tristes, sortes de Musset et de Murger, qui s’abandonnent et
s’étourdissent, capables des rêves les plus poétiques et les plus purs, des
attendrissements les plus délicats et les plus touchants, et qui, néanmoins, ne savent
que miner leur santé et gâter leur gloire. Tels sont Nash, Decker et Greene ; Nash,
satirique fantaisiste, qui « abusa de son talent, et conspira en prodigue contre les
bonnes heures33 » ; Decker, qui passa trois
ans dans la prison du Banc du Roi ; Greene surtout, charmant esprit, riche, gracieux,
qui se perdit à plaisir, confessant ses vices34 publiquement, avec des larmes, et un instant après s’y replongeant.
Ce sont des hommes-filles, vraies courtisanes de mœurs, de corps et de cœur. Au sortir
de Cambridge, « avec de bons drilles aussi libertins que lui », Greene avait parcouru
l’Espagne, l’Italie, où il « avait vu et pratiqué, dit-il, toutes sortes d’infamies
abominables à déclarer. » Vous voyez que le pauvre homme est franc, et ne s’épargne
guère ; il est naturel, emporté en toutes choses, dans le repentir comme dans le
reste, inégal par excellence, fait pour se démentir, non pour se corriger. Au retour
il devint, à Londres, un pilier de tavernes, hanteur de mauvais lieux.
« J’étais noyé dans l’orgueil, dit-il ; courir les filles était mon exercice
journalier, et la gloutonnerie avec l’ivrognerie, mon seul plaisir ; … je prenais du
plaisir à jurer et à blasphémer le nom de Dieu… Ces vanités et autres pamphlets
futiles, où j’écrivaillais sur l’amour et sur mes vaines imaginations, étaient mon
gagne-pain, et, à cause de tous mes vains discours, j’étais aimé de toutes sortes de
gens frivoles, qui étaient mes compagnons assidus, venaient incessamment à mon logis,
et là passaient le temps à trinquer, à sabler le vin, à se gorger avec moi toute la
journée… » « Si je puis avoir mon contentement tant que je vis, disait-il encore, cela
me suffit, je me tirerai d’affaire après la mort comme je pourrai… L’enfer, qu’est-ce
que vous me parlez de l’enfer ? Je sais que, si j’y vais, j’aurai la compagnie de gens
meilleurs que moi, et j’y rencontrerai aussi quelques bons drôles à tête chaude, et
pourvu que je n’y sois pas cloué seul, je ne m’en soucie pas… Si je ne craignais pas
plus les juges du Banc du Roi que je ne crains Dieu, j’irais, avant de me coucher,
fourrer ma main dans le sac d’un bourgeois ou d’un autre. » Un peu après, il a des
remords, il se marie, peint en vers délicieux la régularité et le calme de la vie
honnête, puis revient à Londres, mange son bien et la dot de sa femme avec une
drôlesse de bas étage, parmi les ruffians, les entremetteurs, les filous, les filles,
buvant, blasphémant, s’excédant de veilles et d’orgies, écrivant pour avoir du pain,
quelquefois rencontrant parmi les criailleries et les puanteurs d’un bouge des pensées
d’adoration et d’amour dignes de Rolla, le plus souvent dégoûté de
lui-même, pris d’un accès de larmes entre deux buvettes, et composant de petits
traités pour s’accuser, regretter sa femme, convertir ses camarades, ou prémunir les
jeunes gens contre les ruses des prostituées et des escrocs. À ce régime on s’use
vite ; il ne lui fallut que six ans pour s’épuiser. Une indigestion de vin du Rhin et
de harengs salés l’acheva. Sans son hôtesse qui le recueillit, « il serait mort dans
la rue. » Il dura encore un peu, puis s’éteignit ; quelquefois il lui demandait en
pleurant un sou de vin de Malvoisie ; il était plein de poux, n’avait qu’une chemise,
et quand la sienne était au blanchissage, il était obligé d’emprunter celle du mari.
Ses habits et son épée furent vendus trois shillings, et les pauvres gens payèrent les
frais d’enterrement : quatre shillings pour le linceul, et six shillings quatre pence
pour le convoi. C’est dans ces bas-fonds, sur ces fumiers, parmi ces dévergondages et
ces violences, que poussa le génie dramatique, entre autres celui du premier, d’un des
plus puissants, du vrai fondateur, Christopher Marlowe.
Celui-ci était un esprit déréglé, débordé, outrageusement véhément et audacieux, mais
grandiose et sombre, avec la « véritable fureur poétique » ; païen de plus, et révolté
de mœurs et de doctrines. Dans cet universel retour aux sens, et dans cet élan des
forces naturelles qui fait la Renaissance, les instincts corporels et les idées qui
les consacrent se débrident impétueusement. Marlowe, comme Greene, comme
Kett35, est un incrédule, nie Dieu et le
Christ, blasphème la Trinité36, prétend que Moïse était un imposteur, que le
Christ était plus digne de mort que Barrabas, que « si lui, Marlowe, entreprenait
d’écrire une nouvelle religion, il la ferait meilleure », et « dans chaque compagnie
où il va, prêche son athéisme. » Voilà les colères, les témérités et les excès que la
liberté de penser met dans ces esprits neufs, qui, pour la première fois après tant de
siècles, osent marcher sans entraves. De la boutique de son père, encombrée d’enfants,
du milieu des tire-pieds et des alênes, il s’est trouvé étudiant à Cambridge,
probablement par le patronage d’un grand, et de retour à Londres, dans l’indigence,
dans la licence des coulisses, des taudis et des tavernes, sa tête a fermenté, et ses
passions se sont échauffées. Il devient acteur ; mais s’étant cassé la jambe « dans
une scène de débauche, il reste boiteux, et ne peut plus paraître sur les planches. Il
annonce tout haut son incrédulité, et un procès s’entame, qui, si le temps n’eût
manqué, l’eût peut-être conduit au bûcher. Il fait l’amour avec une espèce de
souillon37, et, voulant poignarder son rival, il a le
poignet retourné, en sorte que sa propre lame lui entre dans l’œil et dans la
cervelle, et qu’il meurt, toujours maudissant et blasphémant. Il n’avait que trente
ans ; jugez de la poésie qui peut sortir d’une vie aussi emportée et aussi remplie :
d’abord la déclamation exagérée, les entassements de meurtres,
les
atrocités, la pompeuse et furieuse fanfare de la tragédie éclaboussée dans le sang, et
des passions exaltées jusqu’à la démence. Tous les commencements du théâtre anglais,
Ferrex et Porrex, Cambyses, Hieronymo, même le Périclès de Shakspeare, atteignent à ce même comble d’, d’emphase
et d’horreur38. C’est la première explosion de la jeunesse ; rappelez-vous
les brigands de Schiller, et comment notre démocratie moderne a reconnu pour la
première fois son image dans les métaphores et les cris de Charles Moor. Pareillement
ici les personnages se démènent et hurlent, frappent la terre du pied, grincent les
dents, montrent le poing au ciel. Les trompettes sonnent, les tambours battent, les
armures défilent, les armées s’entre-choquent, les gens se poignardent entre eux ou se
poignardent eux-mêmes ; les discours ronflent avec des menaces titanesques et des
figures lyriques39 ; les rois expirent, tendant leurs
voix de basse ; « la mort hagarde, de ses serres rapaces,
étreint leur
cœur sanglant, et comme une harpie se gorge de leur vie. » Le héros, le grand
Tamerlan, assis sur un char que traînent des rois enchaînés, fait brûler les villes,
noyer les femmes et les enfants, passer les hommes au fil de l’épée, et à la fin,
atteint d’un mal invisible, s’emporte en tirades gigantesques contre les dieux qui le
frappent et qu’il voudrait détrôner. Voilà déjà la peinture de l’orgueil insensé, de
la fougue aveugle et meurtrière, qui, promenée à travers les dévastations, arrive à
s’armer contre le ciel lui-même. La surabondance de la séve sauvage et intempérante
amène ce puissant vers tonnant, cette prodigalité de carnages, cet étalage de
splendeurs et de couleurs surchargées, ce déchaînement de passions démoniaques, cette
audace de l’impiété grandiose. Si dans les drames qui suivent, la Saint-Barthélemy, le Juif de Malte, l’enflure diminue, la
violence reste : Barabbas, le Juif, ensauvagé par la haine, est désormais sorti de
l’humanité ; il a été traité par les chrétiens comme une bête, et il les hait à la
façon d’une bête. Il a purgé son cœur « de la compassion et de l’amour40 ; il rit quand les chrétiens
pleurent. Il va
se promener la nuit pour empoisonner les puits, ou achever les malades qui gémissent
sous les murailles. Il a étudié la médecine, et s’en sert pour occuper les fossoyeurs,
« pour fournir à leurs bras des tombes à creuser, et des glas de morts à mettre en
branle. » Il s’est donné la joie « de remplir en un an les prisons de banqueroutiers,
de combler d’orphelins les hôpitaux, et, à chaque lune, de rendre fou quelqu’un, ou de
pousser un homme au suicide. » Toutes ces cruautés, il les étale, il s’en applaudit,
comme un démon qui se réjouit d’être un bon bourreau, et d’enfoncer les patients dans
la dernière extrémité de l’angoisse. Sa fille a deux prétendants chrétiens, et, au
moyen de lettres supposées, il les fait tuer l’un par l’autre. De désespoir, elle se
fait religieuse, et, pour se venger, il empoisonne sa fille et tout le couvent. Deux
moines veulent le dénoncer, puis le convertir ; il étrangle le premier, et plaisante
avec son esclave Ithamore, un coupe-gorge de profession, qui aime le métier, et se
frotte les mains de plaisir41. — « Fais un
joli nœud,
serre fort ; bien étranglé. — Voilà qui est proprement fait, il n’y a pas de trace ;
dressons-le contre le mur, et appuyons-le sur son bâton. Parfait, il a l’air de quêter
un morceau de lard. — Ô le brave, l’habile maître que j’ai là ! » — Survient le
second moine, qu’ils accusent de l’assassinat42 : « Comment, un moine qui en tue un
autre ! Le ciel me bénisse. Allons ! Ithamore, il faut le mener devant les juges. Là,
j’ai presque envie de pleurer du malheur qui vous arrive. Ce n’est pas nous qui vous
arrêtons, c’est la loi ; nous ne faisons que vous conduire. » Joignez à cela deux
autres empoisonnements, une machine infernale pour faire sauter toute la garnison
turque, un complot pour jeter dans un puits le commandant turc. Il y tombe lui-même,
et dans la chaudière rougie43 meurt hurlant,
endurci, sans remords, n’ayant qu’un regret, celui de n’avoir pas fait assez de mal.
Ce sont là les férocités du moyen âge ; on les rencontrerait encore aujourd’hui dans
les compagnons d’Ali-Pacha,
dans les pirates de l’Archipel ; nous en avons
gardé l’image dans ces peintures du quinzième siècle qui représentent un roi avec sa
cour tranquillement assis autour d’un homme vivant qu’on écorche ; au centre,
l’écorcheur à genoux qui travaille avec conscience, fort attentif à ne point gâter la
peau44.
Tout cela est roide, dira-t-on ; ces gens tuent trop facilement et trop vite. C’est
justement pour cela que la peinture est vraie. Car le propre des hommes de ce temps,
comme des personnages de Marlowe, est la brusque détente de l’action ; ce sont des
enfants, des enfants robustes ; comme un cheval au lieu d’un
discours vous lâche une ruade, au lieu d’une explication ils vous donnent un coup de
couteau. Nous ne savons plus aujourd’hui ce que c’est que la nature ; nous gardons
encore à son endroit les préjugés bienveillants du dix-huitième siècle ; nous ne la
voyons qu’humanisée par deux siècles de culture, et nous prenons son calme acquis pour
une modération innée. Le fond de l’homme naturel, ce sont des impulsions irrésistibles, colères, appétits, convoitises, toutes aveugles. Il
voit une femme45, il la trouve belle ; tout d’un
coup sa gorge se serre, il a chaud dans le dos, il lui court sus ; quelqu’un veut l’en
empêcher, il tue l’homme, s’assouvit, puis n’y pense plus, sauf lorsque parfois
quelque vague image d’une mare de sang clapotante vient traverser sa cervelle et le
rendre morne.
Les subites et extrêmes décisions se confondent en lui avec
le désir ; à peine imaginée, la chose est faite ; le grand intervalle qui se rencontre
chez nous entre l’idée de l’action et l’action elle-même manque tout à fait46. Barabbas conçoit les meurtres, et sur-le-champ les
meurtres sont accomplis ; nulle délibération, nul tiraillement ; c’est pour cela qu’il
peut en commettre une vingtaine ; sa fille le quitte, le voilà dénaturé, il
l’empoisonne ; son confident le trahit, il se déguise et l’empoisonne. La rage les
prend au ventre, comme un accès, et alors il faut qu’ils tuent. Cellini raconté
qu’offensé, il essaya de se contenir, mais qu’il suffoquait, et que, pour ne pas
mourir de ce tourment, il sauta avec son poignard sur l’homme. Pareillement ici, dans
Edward II, le roi, les nobles en appellent tout de suite aux
épées ; tout y est excessif et imprévu ; entre deux réponses, le cœur s’est trouvé
bouleversé, transporté jusqu’aux extrémités de la haine ou de la tendresse. Edward,
revoyant son favori Gaveston, verse devant lui son trésor, jette à ses pieds les
dignités, lui donne son sceau, se donne lui-même ; et, sur une menace de l’évêque de
Coventry, crie tout d’un coup47 : « Jetez bas sa mitre d’or, déchirez
son étole, baptisez-le à nouveau dans le ruisseau. » Puis, quand la reine le
supplie : « Pas de cajoleries, catin française, va-t’en d’ici ; Gaveston, ne lui parle
pas, qu’elle sèche et crève. » Fureurs contre fureurs, les haines s’entre-choquent
comme des cavaliers dans une bataille : le duc de Lancastre tire son épée devant le
roi pour tuer Gaveston ; Mortimer blesse Gaveston. Les puissantes voix tendues
grondent : jamais ils ne souffriront qu’un chien accapare leur prince, les dépossède
de leur rang48. « Pour voir sa charogne naufragée sur la
côte, il n’y a pas un de nous qui ne crevât son cheval. » « Nous le traînerons par les
oreilles jusqu’au billot. » Ils l’ont saisi, ils vont le pendre à une branche ; ils
refusent de le laisser parler une seule minute au roi. En vain on les supplie ; quand
à la fin ils ont consenti, ils se repentent ; c’est une curée qu’il leur faut tout de
suite, et Warwick le reprenant de force lui tranche la tête dans un fossé. Voilà les
hommes du moyen âge. Ils ont l’âpreté, l’acharnement, l’orgueil de grands dogues
bien nourris et de forte race. C’est cette roideur et cette impétuosité des
passions primitives qui ont fait la guerre des Deux Roses et pendant trente ans poussé
les nobles sur les épées et vers les billots.
Au bout de toutes ces frénésies et de tous ces assouvissements, qu’y a-t-il ? Le
sentiment de la nécessité écrasante et de la ruine inévitable par laquelle tout croule
et finit. Mortimer, mené au billot, dit avec un sourire49 : « Il y a un point dans la roue de la
Fortune où les hommes n’atteignent — que pour rouler en bas la tête la première. Ce
point, je l’ai touché. — Et maintenant qu’il n’y a plus d’échelon pour monter plus
haut, — pourquoi est-ce que je m’affligerais de ma chute ? — Adieu, noble reine. Ne
pleure pas Mortimer, — qui méprise le monde, et, comme un voyageur, — s’en va pour
découvrir des contrées inconnues. » Pesez bien ces grandes paroles, c’est le cri du
cœur, et la confession intime de Marlowe, comme aussi celle de Byron et des vieux rois
de la mer. Le paganisme du Nord s’exprime tout entier dans cet héroïque et douloureux
soupir ; c’est ainsi qu’ils conçoivent le monde tant qu’ils restent hors du
christianisme, ou sitôt qu’ils en sortent. Aussi bien, quand on ne voit dans la vie,
comme eux,
qu’une bataille de passions effrénées, et dans la mort qu’un
sommeil morne, peut-être rempli de songes funèbres, il n’y a d’autre bien suprême
qu’un jour de jouissance et de victoire. On se gorge, fermant les yeux sur l’issue,
sauf à être englouti le lendemain. C’est là la pensée maîtresse du Faust, le plus grand drame de Marlowe : contenter son cœur, n’importe à quel
prix et avec quelles suites50. « Un bon magicien est un Dieu tout-puissant ! » Cette seule
imagination suffit à l’enivrer51. Il aura des esprits qu’il enverra chercher de l’or dans l’Inde, et
« fouiller l’Océan pour entasser devant lui les perles orientales », qui lui
apprendront les secrets des rois, qui, à son ordre, enfermeront l’Allemagne d’un mur
d’airain, ou feront couler les flots du Rhin autour de Wittenberg, qui marcheront
devant lui « sous la forme de lions, pour lui servir de garde, ou comme des géants de
Laponie, ou comme des femmes et des vierges, dont le front sublime ombragera plus de
beauté que la gorge blanche de la reine de l’Amour. » Quels rêves éclatants,
quels désirs, quelles curiosités gigantesques ou voluptueuses, dignes d’un
César romain ou d’un poëte d’Orient, ne viennent pas tourbillonner dans cette cervelle
fourmillante ! Pour les apaiser, pour obtenir vingt-quatre ans de puissance, il donne
son âme, sans peur, sans avoir besoin d’être tenté, du premier coup, de lui-même, tant
l’aiguillon intérieur est âpre52 ! « Si j’avais autant d’âmes qu’il y a d’étoiles,
je les donnerais toutes pour avoir à moi ce Méphistophélès. Je puis bien donner mon
âme, puisqu’elle est à moi ; et puisque je suis damné et que je ne puis être sauvé, à
quoi bon penser à Dieu ou au ciel ? » Et sur cela il se donne carrière, il veut tout
savoir, tout avoir : un livre où il puisse contempler toutes les herbes et tous les
arbres qui croissent sur la terre ; un autre où soient marquées toutes les
constellations et les planètes ; un autre qui lui apporte de l’or quand il voudra, et
aussi les plus belles des femmes ; un autre, qui évoque des hommes armés pour exécuter
ses ordres, et qui déchaîne à sa volonté les tonnerres et les tempêtes. Il est comme
un enfant, il étend les mains vers toutes les choses brillantes, puis se désole en
pensant à l’enfer, puis se laisse distraire par des parades53. « Oh ! ceci me rassasie
l’âme ! » —
« N’est-ce pas, Faust ? sache bien qu’il y a toutes sortes de plaisirs dans l’enfer !
— Oh ! si je pouvais voir l’enfer et revenir, comme je serais heureux ! » On le
promène invisible par tout l’univers, puis à Rome, parmi les cérémonies de la cour du
pape. Comme un écolier un jour de congé, il a les yeux insatiables, il oublie tout
devant un pageant, il s’amuse à faire des farces, à donner un
soufflet au pape, à battre les moines, à exécuter des tours de magie devant les
princes, à la fin à boire, à festiner, à remplir son ventre, à étourdir sa tête. Dans
son emportement, il se fait athée, il dit qu’il n’y a pas d’enfer, que ce sont là
« des contes de vieille femme. » Puis tout d’un coup, la funèbre idée choque aux
portes de sa cervelle54 : « Je
renoncerai à cette magie, je me
repentirai. — Mon cœur est trop endurci,
je ne puis pas me repentir. — À peine puis-je nommer le salut, la foi ou le ciel, —
que des échos terribles tonnent à mon oreille : — « Faust, tu es damné ! » — Puis des
épées, du poison, des fusils, des cordes, des aciers envenimés — se présentent à moi
pour que j’en finisse avec moi-même. — Il y a longtemps que je me serais tué — si le
plaisir délicieux n’avait pas vaincu le profond désespoir. — N’ai-je pas évoqué
l’aveugle Homère pour me chanter — les amours de Pâris et la mort d’Œnone ? Et le
chantre qui a bâti les murs de Thèbes, — avec les sons ravissants de sa harpe
mélodieuse, — n’a-t-il pas accompagné la voix de mon Méphistophélès ? — Pourquoi
mourir alors, ou me désespérer lâchement ? — Je suis résolu, Faust ne se repentira
jamais… — Viens, Méphistophélès, disputons encore — et raisonnons sur l’astrologie
divine. — Dis-moi, y a-t-il beaucoup de cieux au-dessus de la lune ? — Tous les
corps célestes ne sont-ils qu’un globe, — comme cela est pour la substance de cette
terre centrale ? — Non, plutôt une chose qui rassasie
la faim de mon
cœur. — Je veux avoir pour maîtresse cette céleste Hélène que j’ai vue ces derniers
jours, — afin que de ses suaves caresses elle éloigne, sans en rien laisser, — ces
pensées qui me détournent de mon vœu. » — Divine Hélène, fais-moi immortel avec un
baiser. — Ses lèvres sucent mon âme, mon âme s’en va. — Viens, Hélène, viens,
rends-moi mon âme, — j’habiterai là, le ciel est sur tes lèvres. — Tout est boue qui
n’est pas Hélène. » — « Ô mon Dieu, je voudrais pleurer, mais le démon retient mes
larmes55. Que mon sang sorte à la place de mes larmes ; oui, ma
vie et mon âme ! Oh ! il arrête ma langue ! Je voudrais lever les mains, mais, voyez,
ils les retiennent, Lucifer et Méphistophélès les retiennent… — Plus qu’une
heure, une pauvre heure à vivre… L’horloge va sonner, le démon va venir,
Faust sera damné. — Oh ! je veux sauter jusqu’à mon Dieu ! Qui est-ce qui me tire en
arrière ? — Regardez, regardez là-haut, où le sang du Christ coule à flots sur le
firmament ! — Une goutte sauverait mon âme, une demi-goutte. Ah ! mon Christ ! —
Ah ! ne déchire pas mon cœur pour avoir nommé mon Christ ! — Si, si ! Je
l’appellerai. — Oh ! il y a une demi-heure de passée ; toute l’heure sera bientôt
passée… Ô Dieu ! que Faust vive en enfer mille années, cent mille années, mais qu’à la
fin il soit sauvé !… Oh ! l’heure sonne, l’heure sonne… Ah ! que mon âme n’est-elle
changée en petites gouttes d’eau pour tomber dans l’Océan, et qu’on ne la retrouve
jamais ! » Voilà l’homme vivant, agissant, naturel, personnel, non pas le symbole
philosophique qu’a fait Gœthe, mais l’homme primitif et vrai, l’homme emporté,
enflammé, esclave de sa fougue et jouet de ses rêves, tout entier à l’instant présent,
pétri de convoitises, de contradictions et de folies, qui, avec des éclats et des
tressaillements, avec des cris de volupté et d’angoisse, roule, le sachant, le
voulant, sur la pente et les pointes de son précipice. Tout le théâtre anglais est là,
ainsi qu’une plante dans son germe, et Marlowe est à Shakspeare ce que Pérugin est à
Raphaël.
Insensiblement l’art se forme, et vers la fin du siècle il est complet. Shakspeare,
Beaumont, Fletcher, Jonson, Webster, Massinger, Ford, Middleton, Heywood, apparaissent
ensemble, ou coup sur coup, génération nouvelle et favorisée, qui fleurit largement
sur le terrain fertilisé par les efforts de la génération précédente. Désormais les
scènes se développent et s’agencent ; les personnages cessent de se mouvoir tout d’une
pièce, le drame ne ressemble plus à une statue. Le poëte, qui ne savait tout à l’heure
que frapper ou tuer, introduit maintenant un progrès dans la situation et une conduite
dans l’intrigue. Il commence à préparer les sentiments, à annoncer les événements, à
combiner des effets, et l’on voit paraître le théâtre le plus complet et le plus
vivant, et aussi le plus étrange qui fut jamais.
Il faut le voir se faire, et regarder le drame au moment où il se forme, c’est-à-dire
dans l’esprit de ses auteurs. Que se passe-t-il dans cet esprit ? Quelles sortes
d’idées y naissent, et de quelle façon est-ce qu’elles y naissent ? En premier lieu,
ils voient l’événement, quel qu’il soit et tel qu’il est ; j’entends
par là qu’ils l’ont présent intérieurement avec les personnages et les détails, beaux
et laids, même plats et grotesques. Si c’est un jugement, le juge est là, pour
eux, à cette place, avec sa trogne et ses verrues ; le plaignant à cette
autre, avec ses besicles et son sac de procédures ; l’accusé en face, courbé et
contrit, chacun avec ses amis, cordonniers ou seigneurs ; puis la foule grouillante
par derrière, tous avec leurs museaux risibles, leurs yeux ahuris ou allumés56. C’est un vrai jugement qu’ils imaginent, un jugement pareil à
celui qu’ils ont vu devant le justice, où ils ont crié ou glapi
comme témoins ou parties, avec les termes de chicane, les pro, les
contra, les rôles de griffonnages, les voix aigres des avocats,
les piétinements, le tassement, l’odeur des corps et le reste. Les infinies myriades
de circonstances qui accompagnent et nuancent chaque événement accourent avec cet
événement dans leur tête, et non pas simplement les extérieures, c’est-à-dire les
traits sensibles et pittoresques, les particularités de coloris et de costumes, mais
aussi et surtout les intérieures, je veux dire les mouvements de colère et de joie, le
tumulte secret de l’âme, le flux et reflux des idées et des passions qui griment les
physionomies, qui enflent les veines, qui font grincer les dents, serrer les poings,
qui lancent ou retiennent l’homme. Ils voient tout le détail, tout l’ondoiement de
l’homme, celui du dehors et celui du dedans, l’un par l’autre, et l’un dans l’autre,
tous les deux ensemble sans défaillir ou s’arrêter. Et qu’est-ce que cette vue, si ce
n’est la sympathie, la sympathie
imitative, qui nous met à la place des
gens, qui transporte leurs agitations en nous-mêmes, qui fait de notre être un petit
monde, capable de reproduire le grand en raccourci ? Comme les personnages qu’ils
imaginent, les poëtes et les spectateurs font des gestes, tendent leurs voix, et sont
acteurs. Ce n’est point le discours ou le récit qui peut manifester leur état
intérieur, c’est la mise en scène ; ainsi que les inventeurs du langage, ils jouent et
miment leurs idées ; l’imitation théâtrale, la représentation figurée est leur vrai
langage ; toute autre expression, le chant lyrique d’Eschyle, le symbole réfléchi de
Gœthe, le développement oratoire de Racine, leur serait impraticable.
Involontairement, de prime-saut, sans calcul, ils découpent la vie en scènes, et la
portent par morceaux sur les planches ; cela va si loin que souvent leur
personnage57 de théâtre se fait acteur, et joue une pièce dans la pièce : la
faculté scénique est la forme naturelle de leur esprit. Sous l’effort de cet instinct,
toutes les parties accessoires du drame arrivent à la rampe, et s’étalent sous les
yeux. Une bataille s’est livrée ; au lieu de la raconter, ils l’amènent devant le
public, clairons et tambours, foules qui se bousculent, combattants qui s’éventrent.
Un naufrage est arrivé ; vite le vaisseau devant le spectateur, avec les jurons des
matelots, les commandements techniques du pilote. De toutes les parties de la vie
humaine58,
tapages de taverne et
conseils de ministres, bavardages de cuisine et processions de cour, tendresses de
famille et marchandages de prostitution, nulle n’est trop petite, ou trop haute ;
elles sont dans la vie, qu’elles soient sur la scène, chacune tout entière, toute
grossière, atroce et saugrenue, telle qu’elle est, il n’importe. Ni en Grèce, ni en
Italie, ni en Espagne, ni en France, on n’a vu d’art qui ait tenté si audacieusement
d’exprimer l’âme et le plus intime fond de l’âme, le réel et tout le réel.
Comment ont-ils réussi, et quel est cet art nouveau qui foule toutes les règles
ordinaires ? C’est un art cependant, puisqu’il est naturel, un grand art, puisqu’il
embrasse plus de choses et plus profondément que ne font les autres, tout semblable à
celui de Rembrandt et de Rubens ; mais comme celui de Rembrandt et de Rubens, c’est un
art germanique et dont toutes les démarches sont contraires à celles de l’art
classique. Ce que les Grecs et les Latins, inventeurs de celui-ci, ont cherché en
toutes choses, c’est l’agrément et l’ordre. Monuments, statues et peintures, théâtre,
éloquence et poésie, de Sophocle à Racine, ils ont coulé toute leur œuvre dans le même
moule, et produit la beauté par le même moyen. Dans l’enchevêtrement et la complexité
infinie des choses, ils saisissent un petit nombre d’idées simples
qu’ils assemblent en un petit nombre de façons simples, en sorte que
l’énorme végétation embrouillée de la vie s’offre désormais à l’esprit
tout élaguée et réduite, et peut être embrassée aisément d’un seul regard. Un carré de
murs avec des files de colonnes toutes semblables ; un groupe symétrique de corps nus
ou drapés dans un linge ; un jeune homme debout qui lève un bras ; un guerrier blessé
qui ne veut pas revenir au camp et qu’on supplie : voilà, dans leur plus beau temps,
leur architecture, leur peinture, leur sculpture et leur théâtre. Pour poésie,
quelques sentiments peu compliqués, toujours naturels, point raffinés, intelligibles à
tous ; pour éloquence, un raisonnement continu, un vocabulaire limité, les plus hautes
idées ramenées à leur origine sensible, tellement que des enfants peuvent comprendre
cette éloquence et sentir cette poésie, et qu’à ce titre elles sont classiques. Entre
les mains des Français, derniers héritiers de l’art simple, ces grands legs de
l’antiquité ne s’altèrent pas. Si le génie poétique est moindre, la structure d’esprit
n’a pas changé. Racine met sur le théâtre une action unique, dont il proportionne les
parties, et dont il ordonne le cours ; nul incident, rien d’imprévu, point
d’appendices ni de disparates ; nulle intrigue secondaire. Les rôles subordonnés sont
effacés ; en tout quatre ou cinq personnages principaux, on n’en amène que le moins
possible ; les autres, réduits à l’état de confidents, prennent le ton de leurs
maîtres et ne font que leur donner la réplique. Toutes les scènes se tiennent et
coulent insensiblement l’une dans l’autre ; et chaque scène, comme la pièce entière, a
son ordre
et son progrès. La tragédie se détache symétrique et nette au
milieu de la vie humaine, comme un temple complet et solitaire qui dessine son contour
régulier sur le bleu lumineux du ciel. Rien de semblable ici. Tout ce que nous
appelons proportion et commodité fait défaut ; ils ne s’en embarrassent pas, ils n’en
ont pas besoin. Nulle liaison, on saute brusquement vingt ans ou cinq cents lieues. Il
y a vingt scènes en un acte ; on tombe sans préparation de l’une à l’autre, de la
tragédie à la bouffonnerie ; et le plus souvent, il semble que l’action ne marche
pas ; les personnages s’attardent à causer, à rêver, à étaler leur caractère. Nous
étions agités, inquiets de l’issue, et voilà qu’on nous amène des domestiques qui se
querellent, ou des amoureux qui font un sonnet. Même le dialogue et le discours, qui,
par excellence, semblent devoir être des courants réguliers et continus d’idées
entraînantes, demeurent en place tout stagnants, ou s’éparpillent en déviations et en
vagabondages. Au premier regard, on croit qu’on n’avance point, on ne sent point à
chaque phrase qu’on a fait un pas. Point de ces plaidoyers solides, point de ces
discussions probantes, qui, de moment en moment, ajoutent une raison aux raisons
précédentes, une objection aux objections précédentes : on dirait qu’ils ne savent
qu’injurier, se répéter et piétiner en place. Et le désordre est aussi grand dans
l’ensemble que dans les parties. C’est un règne entier, une guerre complète, ou tout
un roman qu’ils entassent dans un drame ; ils découpent en scènes une chronique
anglaise ou une nouvelle italienne : à cela se
réduit leur art ; peu
importent les événements : quels qu’ils soient, ils les acceptent. Ils n’ont point
d’idée de l’action progressive et unique. Deux ou trois actions soudées bout à bout,
ou enchevêtrées l’une dans l’autre, deux ou trois dénoûments inachevés, mal emmanchés,
recommencés ; pour tout expédient, la mort prodiguée à tort à travers et à
l’improviste, voilà leur logique. C’est que notre logique, la logique latine, leur
manque. Leur esprit ne chemine point par les routes aplanies et rectilignes de la
rhétorique et de l’éloquence. Il arrive au même but, mais par d’autres voies. Il est à
la fois plus compréhensif et moins ordonné que le nôtre. Il demande une conception
plus complète et ne demande pas une conception aussi suivie. Il ne procède point comme
nous par une file de pas uniformes, mais par sauts brusques et par longs arrêts. Il ne
se contente point d’une idée simple d’un fait complexe, il exige qu’on lui
présente le fait complexe tout entier, avec ses particularités innombrables, avec ses
ramifications interminables. Il veut voir dans l’homme non quelque passion générale,
l’ambition, la colère ou l’amour ; non quelque qualité pure, la bonté, l’avarice, la
sottise, mais le caractère, c’est-à-dire l’empreinte
compliquée, que l’hérédité, le tempérament, l’éducation, le métier,
l’âge, la société, la conversation, les habitudes ont enfoncée en chaque homme,
empreinte incommunicable et personnelle qui, une fois enfoncée dans un homme, ne se
retrouve nulle part ailleurs. Il veut voir dans le héros, non-seulement le héros, mais
l’individu avec sa façon de marcher, de boire, de jurer, de se moucher,
avec le timbre de sa voix, avec sa maigreur ou sa graisse59, et plonge ainsi, à chaque
regard, jusque dans le dessous des choses comme par une profonde percée de mineur.
Cela fait, peu lui importe que la seconde percée soit à deux pas ou à cent pas de la
première ; il suffit qu’elle aille à la rencontre du même fonds et serve aussi à
manifester la couche intérieure et invisible. La logique ici est en dessous, non en
dessus. C’est l’unité d’un caractère qui lie deux actions du personnage, comme c’est
l’unité d’une impression qui lie deux scènes du drame. À proprement parler, le
spectateur est comme un homme qu’on promènerait le long d’un mur percé de loin en loin
de petites fenêtres ; à chaque fenêtre, il embrasse pour un instant, par une échappée,
un paysage nouveau avec ses millions de détails ; la promenade achevée, s’il est de
race et d’éducation latines, il sent tourbillonner dans sa tête un pêle-mêle d’images,
et demande une carte de géographie pour se reconnaître ; s’il est de race et
d’éducation germaniques, il aperçoit d’ensemble, par une concentration naturelle, la
large contrée dont il n’a vu que des fragments. Une telle conception, par la multitude
des détails qu’elle rassemble, et par la profondeur des lointains qu’elle embrasse,
est une demi-vision qui ébranle toute l’âme. Avec quelle énergie, avec quel dédain des
ménagements,
avec quelle violence de vérité elle ose frapper et marteler
la médaille humaine, avec quelle liberté elle peut reproduire l’âpreté entière des
caractères frustes et les extrêmes saillies de la nature vierge, c’est ce que ses
œuvres vont montrer.
Considérons les différents personnages que cet art si appliqué à la peinture des
mœurs réelles, et si propre à la peinture de l’âme vivante, va chercher parmi les
mœurs réelles et les âmes vivantes de son temps et de son pays. Il y en a deux sortes,
ainsi qu’il convient à la nature du drame : les uns qui produisent la terreur, les
autres qui excitent la pitié ; les uns gracieux et féminins, les autres virils et
violents ; toutes les différences du sexe, tous les extrêmes de la vie, toutes les
ressources de la scène sont contenus dans ce contraste, et si jamais le contraste a
été complet, c’est ici.
Que le lecteur lise lui-même quelques-unes de ces pièces, autrement il n’aura pas
l’idée des fureurs dans lesquelles le drame s’est précipité ; la force et la fougue
s’y lancent à chaque instant jusqu’à l’atrocité, et plus loin encore s’il y a quelque
chose au-delà. Assassinats, empoisonnements, supplices, vociférations de la démence et
de la rage, aucun emportement et aucune souffrance ne sont trop extrêmes pour leur
élan ou leur effort. La colère ici est une folie, l’ambition une frénésie, l’amour un
délire. Hippolyte, qui
a perdu sa maîtresse60, l’aperçoit rayonnante dans le ciel
comme une vision bienheureuse. « Elle est là-haut, sur ces tours d’étoiles, debout,
les yeux fixés sur moi pour savoir si je lui reste fidèle. » Arétus, pour se venger de
Valentinien, l’empoisonne après s’être empoisonné lui-même, et, râlant, se fait porter
devant le lit de son ennemi pour lui donner un avant-goût de l’agonie. La reine
Brunehaut a chez elle un pourvoyeur d’amants qu’elle emploie sur la scène, et fait
tuer les deux fils l’un par l’autre. La mort est partout ; à la fin de chaque drame,
tous les grands personnages trébuchent ensemble dans le sang ; tueries et boucheries,
la scène devient un champ de bataille ou un cimetière61. Conterai-je quelques-unes de ces tragédies ? Francesco,
pour venger sa sœur séduite62, veut séduire à son tour la duchesse Marcella, femme de Sforza,
le séducteur ; il la veut, il l’aura, il le lui dit avec des cris d’amour et de rage :
« Avec ces bras, je traverserai une mer de sang, je me ferai un pont avec des
ossements d’hommes, mais mes bras iront jusqu’à vous, jusqu’à vous, ma bien-aimée, la
plus aimée et la meilleure des femmes. » Car c’est le duc qu’il veut atteindre à
travers elle, vivante ou morte, sinon par le déshonneur, du moins par le meurtre ; le
second vaut le premier, et vaut mieux puisqu’il fera
plus de mal. Il la
calomnie, et le duc, qui l’adore, la tue, puis, désabusé, devient forcené, ne veut pas
croire qu’elle soit morte, fait exposer le corps revêtu d’habits royaux sur un lit de
parade, s’agenouille devant elle, hurle et pleure. Il connaît maintenant le nom du
traître, et à cette idée il tombe dans des défaillances ou des transports63 : « Je le suivrai dans l’enfer,
jusqu’à ce que je l’y trouve, — et j’habiterai là, furie acharnée pour le torturer. —
Pour cette détestable main, pour ce bras qui ont guidé — l’acier maudit, — je les
déchiquèterai pièce à pièce — avec des fers rougis, et je les mangerai comme un
vautour que je suis, fait pour goûter pareille charogne. » Tout d’un coup, il halète
et tombe ; Francesco y a pourvu, et le poison fait son office. Le duc meurt, et on
emmène le meurtrier à la torture. — Il y a pis ; pour trouver des sentiments assez
violents, ils vont jusqu’à ceux qui dénaturent l’homme. Massinger met sur la scène un
père justicier qui poignarde sa fille ; Webster et Ford, un fils qui assassine sa
mère ; Ford, les amours incestueux d’un frère et de sa sœur64. C’est l’amour
irrésistible, qui tombe sur eux, l’amour antique de Pasiphaé ou de Myrrha, sorte de
folie qui ressemble à un enchantement, et sous lequel toute volonté plie. « Perdu, je
suis perdu, dit Giovani, ma destinée m’a condamné à mort65. — Plus je lutte, et
plus j’aime ; et plus j’aime, — moins j’espère ; je vois ma ruine sûre. — J’ai
vainement fatigué le ciel de prières, — épuisé la source de mes larmes continuelles,
— desséché mes veines de jeûnes assidus. Ce que l’invention ou l’art — peuvent
conseiller, je l’ai fait, et après tout cela, ô malheur, — je trouve que tout cela
n’est qu’un rêve, un conte de vieillard, — pour contenir la jeunesse. Je reste
toujours le même. — Il faut que je parle ou que je meure. » Quels transports
ensuite ! Quelles âpres et poignantes délices, et aussi combien courtes, combien
douloureuses et traversées d’angoisses, surtout pour elle ! On la marie à un autre,
lisez vous-même l’admirable et horrible scène qui représente la nuit de noces. Elle
est grosse, et Soranzo, le mari, la traîne à terre, avec des exécrations, voulant
savoir le
nom de son amant66. « Catin des catins ! parfaite, notable
prostituée ! N’y avait-il point d’autre homme à Parme pour être l’endosseur du micmac
qui grouille dans cet ignoble ventre, dans ce sac de bâtards ? Faut-il que votre
prurit, votre chaleur de luxure se soient gorgés jusqu’au trop-plein, et aviez-vous
besoin de me trier entre cent pour être le manteau de vos tours secrets, de vos tours
d’alcôve ? Je le traînerai dans la poussière ce corps pourri de luxure. Qui est-ce ?
Dis-moi
le nom, ou je hacherai ta chair en lambeaux. Qui est-ce ? » Elle
rit, l’excès de l’opprobre et de la peur l’a relevée ; elle l’insulte en face ; elle
chante ; que cela est bien femme ! Elle se laisse frapper et traîner. « Faites,
faites. » En cet état, les nerfs s’exaltent, et ne sentent plus rien ; elle refuse de
dire le nom, et par surcroît, elle loue son amant, elle l’adore en présence de
l’autre. Cet acte d’adoration au plus fort du danger est comme une rose qu’elle
cueille et dont elle s’enivre. « Vous n’êtes pas digne de le prononcer, ce nom ; pour
avoir l’honneur de l’entendre d’une autre bouche, il faudrait vous mettre à deux
genoux. » — « Qui est-ce ? » — Elle rit nerveusement et tout haut :
« Pas
si vite, nous n’en sommes pas encore là. Qu’il vous suffise de savoir que vous aurez
la gloire de fournir un père à ce qu’un si brave père a engendré. C’est un garçon,
félicitez-vous, monsieur, vous aurez un garçon pour hériter de votre nom. — Misérable
damnée ! — Ah ! si vous ne voulez pas écouter, je ne dirai plus rien. — Si, parle,
et ce sont tes dernières paroles. — Accepté, accepté ! » Quel mot, quel cri soudain,
rompant ce torrent d’ironie, vrai cri d’exaltée, qui est affamée de mourir et demande
qu’on se dépêche ! — À la fin, tout s’est découvert, et les deux amants savent qu’ils
vont mourir. Pour la dernière fois, ils se voient dans la chambre d’Annabella,
écoutant au-dessous d’eux le bruit de la fête qui leur servira de funérailles.
Giovanni, qui a pris sa résolution en furieux, regarde Annabella toute parée,
éblouissante. Il la regarde silencieusement, et se souvient. Il pleure67. « Ce sont des larmes funéraires, Annabella, des larmes
pour votre tombe ; de pareilles larmes sillonnaient mes joues, quand pour la première
fois je vous aimais et ne savais comment vous prier d’amour… Donnez-moi votre main.
Comme la vie coule suavement dans ces veines azurées ! Comme ces mains promettent
bien la santé !… Embrasse-moi encore, pardonne-moi. Adieu. » Sur ce mot il
la poignarde, et, arrachant le cœur, l’apporte au bout de sa lame dans la salle du
banquet, devant Soranzo, avec des ricanements et des insultes. « Tiens, voilà le cœur
de ta femme ; c’est un échange royal, je prends le tien en échange. » Il le tue, et se
jetant sur des épées, se fait tuer lui-même. Il semble que la tragédie ne puisse aller
au-delà.
Elle a été au-delà ; car si ce sont ici des mélodrames, ce sont des mélodrames
sincères, fabriqués, non pas comme les nôtres, par des littérateurs de café pour des
bourgeois paisibles, mais écrits par des hommes passionnés et experts en fait
d’actions tragiques, pour une race violente, surnourrie et triste. De Shakspeare à
Milton, à Swift, à Hogarth, nulle ne s’est plus soûlée de crudités et d’horreurs, et
ses poëtes lui en donnent à foison, Ford encore moins que Webster, celui-ci un homme
sombre, et dont la pensée semble habiter incessamment les sépulcres et les charniers.
« Les places à la cour, dit-il, sont comme des lits dans un hôpital, où la
tête de l’un est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, toujours en
descendant68. »
Voilà de ses images. Pour faire des
désespérés, des scélérats parfaits, des misanthropes acharnés69, pour noircir et blasphémer la vie
humaine, surtout pour peindre la dépravation
effrontée et la férocité
raffinée des mœurs italiennes, personne ne l’égale70. La duchesse de Malfi a épousé secrètement son
intendant Antonio, et son frère apprend qu’elle a des enfants ; presque fou71 de fureur et d’orgueil
blessé, il se tait, attendant pour savoir le nom du père ; puis, tout d’un coup, il
arrive : il veut la tuer, mais en lui faisant savourer la mort. Qu’elle souffre bien,
et surtout ne meure pas trop vite ! Qu’elle souffre du cœur, ces douleurs-là sont
pires que celles de la chair. Il envoie des assassins contre Antonio, et cependant il
vient à elle dans l’obscurité avec des paroles affectueuses, semble se réconcilier
avec elle et subitement lui montre des figures de cire couvertes de blessures, qu’elle
prend pour son mari et ses enfants égorgés. Elle s’abat sous le coup, et reste morne,
sans crier, comme « un misérable brisé sur la route. » Aux encouragements, aux
consolations, elle ne répond que par un étrange sourire de statue. « Allons, courage,
je sauverai votre vie72. — En vérité, je n’ai pas le loisir
de songer à une si petite chose. — Sur ma parole, j’ai pitié de vous. —
Alors, tu es fou de dépenser ta pitié ainsi ; moi je ne peux pas avoir pitié de
moi-même… Mon cœur est plein de poignards. » Paroles lentes, prononcées à mi-voix,
comme en un rêve ou comme si elle parlait d’un autre. Son frère lui envoie une bande
de fous qui gambadent, et hurlent, et divaguent lugubrement autour d’elle, horrible
vue capable de renverser la raison, et qui est comme un avant-goût de l’enfer. Elle ne
dit rien, elle regarde ; son cœur est mort, ses yeux sont fixes73 : « À quoi
pensez-vous ? — À
rien. Quand je rêve ainsi, je dors. — Comme une folle,
les yeux ouverts. — Crois-tu que nous nous connaîtrons l’un l’autre, dans l’autre
monde ? — Oui, sans aucun doute. — Oh ! si l’on pouvait avoir un entretien de deux
jours seulement avec les morts ! J’apprendrais quelque chose que je ne saurai jamais
ici, j’en suis sûre. Je vais te dire un miracle. Je ne suis pas encore
folle… Le ciel sur ma tête semble d’airain fondu, et la terre de soufre enflammé, et
pourtant je ne suis pas folle. J’ai pris l’habitude du désespoir, comme un galérien
tanné celle de son aviron. » En cet état, les membres, comme ceux d’un supplicié,
tressaillent encore, mais la sensibilité est usée ; le misérable corps ne remue plus
que machinalement ; il a trop souffert. — Enfin, le fossoyeur vient avec des
bourreaux, un cercueil, et on chante devant elle son service funèbre. « Adieu,
Cariola, songe à donner à mon petit garçon un peu de sirop pour son rhume, et fais
dire à la petite fille ses prières avant qu’elle s’endorme… À présent, à votre
volonté. Quelle mort ? — L’étranglement ; voici vos exécuteurs. — Je leur pardonne :
une toux, l’apoplexie, le catarrhe en feraient autant… Vous donnerez mon corps à mes
femmes, n’est-ce pas ?… Serrez, serrez ferme ; … vous direz à mes frères, quand je
serai ensevelie, qu’ils peuvent dîner tranquilles. » Après la maîtresse, la suivante :
celle-ci crie et se débat : « Je ne veux pas mourir, je ne puis pas mourir, je suis
engagée à un jeune gentilhomme. » — « La corde vous servira d’anneau de mariage. — Si
vous me tuez maintenant, je suis damnée, il y a deux ans que je n’ai été à confesse. —
Vite donc. — Je suis grosse. » — Elle égratigne et mord, on l’étrangle et les deux
enfants avec elle. Antonio est assassiné ; le cardinal et sa maîtresse, le duc et son
confident sont empoisonnés ou égorgés ; et les paroles solennelles des mourants
viennent au
milieu de ce carnage dénoncer, comme des trompettes de deuil,
une malédiction universelle sur la vie. « Ô ce sombre monde74 ! — Dans quelle ombre, dans quel profond puits d’obscurité
vit cette pauvre humanité craintive ! — Nous courons après la grandeur, comme les
enfants après les bulles soufflées dans l’air. — Le plaisir, qu’est-ce ? Rien que les
heures de répit dans une fièvre, un repos qui nous prépare à supporter la douleur. —
Quand nous tombons par l’ambition, par le meurtre, par la volupté, — toujours comme
les diamants, nous sommes tranchés par notre propre poussière75. » Vous ne trouveriez rien
de plus triste et de plus grand de l’Edda à lord Byron.
On devine bien quels puissants caractères il faut pour soutenir ces terribles drames.
Tous ces personnages sont prêts aux actions extrêmes ; leurs résolutions partent comme
des coups d’épée ; on suit, on voit, à chaque tournant des scènes, leurs yeux ardents,
leurs lèvres blêmies, le tressaillement de leurs muscles, la tension de tout leur
être. Le trop-plein de la volonté crispe leurs mains violentes, et leur passion
accumulée éclate en foudres qui déchirent et ravagent tout autour d’eux et
dans leur propre cœur. On les connaît les héros de cette population tragique, les
Iago, les Richard III, les lady Macbeth, les Othello, les Coriolan, les Hotspur, tous
comblés de génie, de courage et de désirs, le plus souvent insensés ou criminels,
toujours précipités par eux-mêmes dans leur tombe. Il y en a autant autour de
Shakspeare que chez Shakspeare ; laissez-moi en montrer un seul, cette fois encore,
chez ce Webster. Personne, après Shakspeare, n’a vu plus avant dans les profondeurs de
la nature diabolique et déchaînée. The White Devil, c’est le nom
qu’il donne à son héroïne. Sa Victoria Corambona prend pour amant le duc de Brachiano,
et dès la première entrevue songe à l’issue76.
« Pour passer le temps, je dirai à Votre Grâce un rêve que j’ai fait la nuit dernière.
Un rêve bien vain, bien ridicule. » Certainement, il est bien conté et encore mieux
choisi, de sens profond, et de sens fort clair. « Charmant démon, dit tout bas son
frère, l’entremetteur, elle lui apprend sous couleur de rêve à expédier son mari et la
duchesse. » En effet, le mari est étranglé, la duchesse empoisonnée, et Victoria,
accusée des deux crimes, est amenée devant le tribunal. Pied à pied, comme un soldat
acculé contre une muraille, elle se
défend, réfutant et bravant les
avocats et les juges, incapable de pâlir ou de se troubler, l’esprit lucide, et la
parole prête, au milieu des injures et des preuves, sous la menace de l’échafaud.
L’avocat parle d’abord latin77 : « Non, qu’il parle en langue ordinaire ; autrement, je
ne répondrai pas. — Mais vous comprenez le latin. — Je le comprends, mais je veux
que toute cette assemblée entende. » Poitrine ouverte, en pleine lumière, elle veut un
duel public, et provoque l’avocat : « Me voici au blanc, tirez sur moi, je vous dirai
si vous touchez près. » Elle le raille sur son jargon, l’insulte, avec une ironie
mordante. « Sûrement, messeigneurs, cet avocat a avalé quelque ordonnance ou quelque
formule d’apothicaire, et maintenant les gros mots indigestes lui reviennent au bec,
comme les pierres que nous donnons aux faucons en manière de médicaments.
Certainement, après son latin, ceci est du bas-breton. » — Puis, au plus fort des
malédictions
des juges78 : « Au fait, et pas de
phrases ; pas de grâce non plus. Prouvez-moi coupable, séparez ma tête de mon corps ;
nous nous quitterons bons amis, mais je dédaigne de devoir ma vie à votre pitié,
monsieur, ou à celle de tout autre… Quant à vos grands mots, libre à vous,
monseigneur, d’effrayer les petits enfants avec des diables peints. Je n’ai plus l’âge
de ces terreurs vaines. Pour vos noms de catin et d’homicide, ils viennent de vous ;
comme lorsqu’un homme crache contre le vent, son ordure lui revient à la face. »
Argument contre argument, elle a une parade contre tous les coups, une parade et une
riposte79. « Vous m’avez
déjà mise à l’aumône, et vous voulez encore me perdre. J’ai des maisons, des bijoux et
un pauvre reste de ducats ; sans doute cela vous donnera le moyen d’être
charitables… » Puis, d’une voix stridente : « En vérité, monseigneur, vous feriez bien
d’aller tirer vos pistolets contre les mouches : le jeu serait plus noble. » On la
condamne à être enfermée dans
une maison de repenties. «80Une maison de repenties ? qu’est-ce que cela ? —
Une maison de catins repentantes. — Est-ce que les nobles de Rome l’ont bâtie pour
leurs femmes, qu’on m’envoie loger là ? » Le sarcasme part droit comme un coup d’épée,
puis sur celui-ci un autre, puis des cris et des exécrations. Elle ne pliera pas, elle
ne pleurera pas. Elle sort debout, âpre et toujours plus hautaine : « Une maison de
repenties ? Non, ce ne sera pas une maison de repenties. Ma conscience me la fera plus
honnête que le palais du pape, et plus paisible que ton âme, quoique tu sois un
cardinal. » — Contre son amant furieux qui l’accuse d’infidélité, elle est aussi forte
que contre ses juges ; elle lui tient tête, elle lui jette à la face la mort de sa
duchesse, elle le force à demander pardon, à l’épouser ; elle jouera la comédie
jusqu’au bout sous le pistolet, avec une effronterie et un courage de courtisane
et d’impératrice81 ; prise au piége à la fin, elle restera sous le poignard aussi brave
et encore plus insultante. « Je ne crains rien, je recevrai la mort comme un prince
reçoit les grands ambassadeurs. Je ferai la moitié du chemin pour aller au-devant de
ton arme… Un coup viril que tu viens de faire là. Ton premier sera d’égorger quelque
enfant à la mamelle. Alors tu seras célèbre82. » Quand une femme se dépouille de son sexe,
ses actions vont au-delà de celles de l’homme, et il n’y a plus rien qu’elle ne sache
souffrir ou oser.
En face de cette bande tragique aux traits grimaçants, aux fronts d’airain, aux
attitudes militantes, est un chœur de figures suaves et timides, tendres par
excellence, les plus gracieuses et les plus dignes d’amour qu’il ait été donné à
l’homme d’imaginer ; vous les retrouverez, chez Shakspeare, dans Miranda, Juliette,
Desdémone, Virginia, Ophélia, Cordélia, Imogène ; mais, elles abondent aussi chez les
autres, et
c’est le propre de cette race de les avoir fournies, comme
c’est le propre de ce théâtre de les avoir représentées. Par une rencontre singulière,
les femmes sont plus femmes et les hommes plus hommes ici qu’ailleurs. Les deux
natures vont chacune à son extrême ; chez les uns vers l’audace, l’esprit d’entreprise
et de résistance, le caractère guerrier, impérieux et rude ; chez les autres vers la
douceur, l’abnégation, la patience, l’affection inépuisable83 ; chose inconnue dans
les pays lointains, surtout en France, la femme ici se donne sans se reprendre, et met
sa gloire et son devoir à obéir, à pardonner, à adorer, sans souhaiter ni prétendre
autre chose que se fondre et s’absorber chaque jour davantage en celui qu’elle a
volontairement et pour toujours choisi84. C’est cet instinct, un antique instinct
germanique, que ces grands peintres de l’instinct mettent tous ici en lumière :
Penthéa, Dorothea, chez Ford et Greene ; Isabelle et la duchesse de Malfi, chez
Webster ; Bianca, Ordella, Aréthusa, Juliane, Euphrasie, Amoret, d’autres encore, chez
Beaumont et Fletcher ; il y en a vingt qui, parmi les
plus dures épreuves
et les plus fortes tentations, manifestent cette admirable puissance d’abandon et de
dévouement85. L’âme, dans cette race, est à la fois
primitive et sérieuse. La candeur chez les femmes y subsiste plus longtemps
qu’ailleurs. Elles perdent moins vite le respect, elles pèsent moins vite les valeurs
et les caractères ; elles sont moins promptes à deviner le mal et à mesurer leurs
maris. Aujourd’hui encore, telle grande dame habituée aux réceptions est capable de
rougir en présence d’un inconnu et de se trouver mal à l’aise comme une petite fille ;
les yeux bleus se baissent et la pudeur enfantine arrive d’abord aux joues vermeilles.
Elles n’ont pas la netteté, la hardiesse d’idées, l’assurance de conduite, la
précocité qui chez nous en six mois font d’une jeune fille une femme d’intrigue et une
reine de salon86. La vie enfermée et
l’obéissance leur sont plus faciles. Plus pliantes et plus sédentaires, elles sont en
même temps plus concentrées, plus intérieures, plus disposées à suivre des yeux le
noble rêve qu’on nomme le devoir, et qui ne s’éveille guère en l’homme que dans le
silence des sens. Elles ne sont point tentées par la suavité voluptueuse qui, dans les
pays du Midi, s’exhale du climat, du ciel et du spectacle de toutes choses, qui fond
les résistances, qui fait considérer la privation comme une duperie et la vertu comme
une théorie. Elles
peuvent se contenter des sensations ternes, se passer
d’excitations, supporter l’ennui, et, dans cette monotonie de la vie réglée, se
replier sur elles-mêmes, obéir à une pure idée, employer toutes les forces de leur
cœur au maintien de leur noblesse morale. Ainsi appuyées sur l’innocence et la
conscience, on les voit porter dans l’amour un sentiment profond et honnête, mettre
bas la coquetterie, la vanité et les manéges, ne pas mentir, ne pas minauder.
Lorsqu’elles aiment, ce n’est pas un fruit défendu qu’elles goûtent, c’est leur vie
tout entière qu’elles engagent. Ainsi conçu, l’amour devient une chose presque
sainte : le spectateur n’a plus envie de faire le malin et de plaisanter ; elles
songent non à leur bonheur, mais au bonheur de celui qu’elles aiment ; c’est le
dévouement qu’elles cherchent, et non le plaisir. « On m’appela en hâte, dit Euphrasie
à Philaster en lui contant son histoire87,
pour vous entretenir ; jamais homme, — soulevé tout d’un coup d’une hutte de berger
jusqu’au trône, — ne se trouva si grand dans ses pensées que moi. Vous laissâtes
alors un baiser — sur ces lèvres qui maintenant ne toucheront plus jamais les vôtres.
— Je vous entendis parler, — votre voix était bien au-dessus d’un chant. Après que
vous fûtes parti, — je rentrai dans mon cœur et je cherchai — ce qui le troublait
ainsi ; hélas ! je trouvai que c’était l’amour ! — Non pas l’amour des sens. Si
seulement j’avais pu vivre en votre présence, — j’aurais eu tout mon désir. » Elle
s’est déguisée en page, elle l’a suivi, elle a été sa servante88 ; et quel plus grand
bonheur pour une femme que de servir à genoux celui qu’elle aime ? Elle s’est laissé
rudoyer par lui, menacer de mort, blesser. « Bénie soit la main qui m’a blessée ! »
Quoi qu’il fasse, il ne peut sortir de ce cœur, de ces lèvres pâles, que des paroles
de tendresse et d’adoration. Bien plus, elle prend sur elle un crime dont il est
accusé, elle
contredit ses aveux, elle veut mourir à sa place. Bien plus
encore, elle le sert auprès de la princesse Aréthusa qu’il aime ; elle justifie sa
rivale, elle accomplit leur mariage, et pour toute grâce, demande à les servir tous
deux89.
Quelle idée de l’amour ont-ils donc en ce pays ? D’où vient que tout égoïsme, toute
vanité, toute rancune, tout sentiment petit, personnel ou bas, disparaît à son
approche ? Comment se fait-il que l’âme se donne ainsi tout entière, sans hésitation,
sans réserve, et ne songe plus qu’à se prosterner et s’anéantir comme en présence d’un
Dieu90 ? Bianca,
croyant Césario ruiné, vient s’offrir à lui comme épouse, et, apprenant qu’il n’en est
rien, renonce à lui à l’instant sans une plainte. « Ne m’aimez plus ; je prierai pour
vous afin que vous ayez une femme vertueuse et belle, et quand je serai morte, pensez
à moi quelquefois, avec un peu de pitié pour ma témérité… J’accepte votre baiser,
c’est un cadeau de noces sur une tombe de vierge91. » La duchesse
de Brachiano est
trahie, insultée par son mari infidèle ; pour le soustraire à la vengeance de sa
famille, elle prend sur elle la faute de la rupture, joue exprès la mégère, et, le
laissant libre avec sa courtisane, va mourir en embrassant son portrait. — Aréthusa
se laisse blesser par Philaster, arrête les gens qui veulent retenir le bras du
meurtrier, déclare qu’il n’a rien fait, que ce n’est pas lui, prie pour lui, l’aime en
dépit de tout, jusqu’au bout, comme si toutes ses
actions étaient sacrées,
comme s’il avait droit de vie et de mort sur elle. — Ordella s’offre afin que le roi
son mari puisse avoir des enfants92 ; elle s’offre au
sacrifice, simplement, sans grands mots, tout entière93 ; quoi que ce
soit ; « pourvu que ce soit honnête, elle est prête à tout hasarder et à tout
souffrir. » — Lorsqu’on
la loue de son héroïsme, elle répond qu’elle fait
« simplement son devoir. — Mais ce sacrifice est terrible ! — Il n’en est que plus
noble. — Il est plein d’ombres effrayantes ! — Le sommeil aussi, seigneur, et toute
chose qui est humaine et mortelle. Nous serions nés dieux, autrement. Mais toutes ces
peurs, sitôt qu’elles sentent la flamme des pensées nobles, s’envolent et
s’évanouissent comme des nuages. — Supposez que ce soit la mort. — Je l’ai supposé.
— La mort, et la perte éternelle de tout ce que nous aimons, la jeunesse, la force,
le plaisir, la compagnie, l’avenir, la raison elle-même. Car, dans le tombeau
silencieux, les entretiens, la joyeuse démarche des amis, la voix des amants, les
conseils affectueux d’un père, rien, on n’entend plus rien, il
n’y a plus
rien ; tout est oubli, poussière, obscurité éternelle ; et osez-vous bien, femme,
souhaiter une pareille demeure ? — C’est de tous les sommeils le plus doux. Les rois
y reviennent, du haut de leurs grandeurs fardées, comme des brouillards qui tombent.
Insensés ceux qui la craignent ou essayent de la retarder, jusqu’à ce que la
vieillesse ait soufflé leur lampe. — Ainsi vous pouvez vous offrir ? — Aussi
volontiers que je le dis. — Martell, un miracle, une femme qui ose mourir ! Pourtant,
dites-moi, êtes-vous mariée ? — Je le suis, seigneur. — Et vous avez des enfants ?…
Elle soupire et pleure. — Oh non ! seigneur. — Avez-vous bien le courage, pour une
pauvre stérile louange que vous n’entendrez jamais, de renoncer à ces chères
espérances ? — À tout, excepté au ciel. » Cela n’est-il pas énorme ? Comprenez-vous
qu’un être humain se détache ainsi de lui-même, qu’il s’oublie et se perde dans un
autre ? Elles s’y perdent comme dans un abîme. Quand elles aiment en vain et sans
espérance, ni leur raison, ni leur vie n’y résistent ; elles languissent, deviennent
folles, et meurent comme Ophélia. Aspasia délaissée, « marche sombre, les yeux humides
et attachés sur la terre94. — Elle ne se plaît
qu’aux bois solitaires,
et, quand elle voit une rive, — toute pleine de
fleurs, avec un soupir, elle dit à ses femmes, — quelle jolie place ce serait pour y
ensevelir des amants ; elle leur dit — de cueillir les fleurs et de l’en joncher comme
une morte. — Partout avec elle, elle porte sa peine, qui, comme une contagion, —
gagne tous les assistants. Elle chante — les plus tristes choses que jamais une
oreille ait entendues, — puis soupire et chante encore. Et quand les autres jeunes
dames, — dans la gaieté folâtre de leur jeune sang, — content tour à tour des contes
joyeux qui remplissent la chambre de rires, — elle, avec un regard désolé, apporte
l’Histoire de la mort silencieuse — de quelque jeune fille abandonnée, avec des
paroles si douloureuses — qu’avant la fin elle les renvoie toutes une à une les larmes
aux yeux. » Comme un spectre autour d’une tombe, elle erre incessamment autour des
restes de son amour détruit, languit, pâlit, s’affaisse, et finit par s’achever
elle-même. — Plus tristes encore sont celles qui, par devoir et soumission, se sont
laissé conduire à un autre mariage. Elles ne se résignent pas, elles ne se relèvent
pas, comme la Pauline de Polyeucte. Elles sont brisées. Penthéa est
aussi honnête, mais non aussi forte que Pauline ; c’est l’épouse
anglaise, mais ce n’est point l’épouse romaine, stoïque et calme95. Elle est
désespérée, doucement, silencieusement, et se laisse mourir. Au fond du cœur, elle se
juge mariée avec celui à qui elle a engagé son âme ; c’est le mariage du cœur qui, à
ses yeux, est le seul véritable ; l’autre n’est qu’un adultère déguisé. En épousant
Bassanès, elle a péché contre Orgilus ; l’infidélité morale est pire que l’infidélité
légale, et, désormais, elle est déchue à ses propres yeux96 : « Tuez-moi, mon frère, je vous en prie ;
dites,
le voulez-vous ?… Vous avez fait de moi une parjure, une prostituée
salie. Pardonnez-moi, j’en suis une de fait, non de désir, les dieux m’en sont
témoins. Oui, j’en suis une ; car celle qui est la femme d’Orgilus, et vit en adultère
public avec Bassanès, est à tout le moins une prostituée. À présent, voulez-vous me
tuer ?… Une servante à gages à la campagne étanche sa soif, avec ses chevreaux et ses
agneaux, dans une source fraîche, et moi je n’ai que mes larmes pour apaiser la
chaleur de ma poitrine… » Avec une grandeur tragique, du haut de son deuil incurable,
elle jette les yeux sur la vie97 : « Nous nous
travaillons en vain pour allonger notre pauvre voyage, ou nous implorons un répit afin
de respirer ; notre patrie est dans le tombeau… Ah ! chère princesse, le sablier de ma
vie n’a plus guère que quelques minutes à couler ; le sable est épuisé ; je sens les
avertissements d’un messager intérieur et sûr qui m’appelle pour partir
vite… Un remède ? Mon remède sera un suaire, une enveloppe de plomb, et un coin de
terre où personne n’ira marcher. » Point de révolte, ni d’aigreur ; elle aide
affectueusement son frère qui a causé son malheur ; elle tâche de lui faire obtenir la
femme qu’il aime ; la bonté, la douceur féminine surnagent en elle au plus fort du
désespoir. L’amour ici n’est point despotique, emporté, comme dans les climats du
Midi. Il n’est que profond et triste ; la source de la vie est tarie, voilà tout ;
elle ne vit plus, parce qu’elle ne peut plus vivre ; tout s’en va par degrés, la
santé, la raison, puis l’âme ; au dernier moment, elle délire, et on la voit venir
échevelée, les yeux tout grands ouverts, avec des paroles entrecoupées. Il y a dix
jours qu’elle ne dort plus et ne veut plus manger, et toujours la même fatale pensée
lui serre la poitrine, parmi de vagues rêves de tendresse et de bonheur maternel
frustré, qui reviennent en son esprit comme des fantômes98. « Nulle fausseté n’égale
une promesse rompue. Il n’y a pas de cheveu planté sur ma tête qui, comme un morceau
de plomb, ne m’enfonce dans ma tombe. J’aurais pu être la mère de jolis petits enfants
qui auraient babillé sur mes genoux. Quand j’aurais souri, ils auraient souri, et
certainement quand ils auraient pleuré, j’aurais pleuré. Bien vrai, mon père aurait dû
me choisir un mari, et alors mes petits enfants n’auraient pas été bâtards ; mais il
est trop tard pour me marier maintenant ; je suis trop vieille pour avoir des
enfants ; ce n’est pas ma faute… Donne-moi ta main ; crois-moi, je ne te ferai pas de
mal ; ne te plains pas si je la serre trop fort, je la baiserai. Oh ! c’est une belle
main douce !… Bon Dieu, nous aurions été heureux ! trop heureux, le bonheur rend
hautain, à ce qu’on dit… Il n’y a pas de paix pour une épouse arrachée à son vrai
mari, arrachée de force par un mariage infâme. Dans toute mémoire désormais, le nom de
Penthéa, de la pauvre Penthéa, est sali… Pardonnez-moi, oh ! je défaille. » Elle
meurt, demandant
quelque douce voix qui lui chante un air plaintif, un air
d’adieu, un doux chant funèbre. Je ne sais rien au théâtre de plus pur et de plus
touchant.
Lorsqu’on rencontre une structure d’âme si neuve et capable d’aussi grands effets, il
faut regarder le corps. Les actions extrêmes de l’homme proviennent, non de sa
volonté, mais de sa nature99 ;
pour comprendre les grandes tensions de toute sa machine, c’est sa machine entière
qu’il faut regarder, j’entends son tempérament, la façon dont son sang coule, dont ses
nerfs vibrent, et dont ses muscles se bandent ; le moral traduit le physique, et les
qualités humaines ont leur racine dans l’espèce animale. Considérez donc l’espèce ici,
c’est-à-dire la race ; car les sœurs de l’Ophélia et de la Virginia de Shakspeare, de
la Claire et de la Marguerite de Gœthe, de la Belvidera d’Otway, de la Paméla de
Richardson, font une race à part, molles et blondes, avec des yeux bleus, d’une
blancheur de lis, rougissantes, d’une délicatesse craintive, d’une douceur sérieuse,
faites pour se subordonner, se plier et s’attacher. Leurs poëtes le sentent bien,
quand ils les amènent sur la scène ; ils mettent autour d’elles la poésie qui leur
convient, le bruissement des ruisseaux, les chevelures pendantes des saules, les
frêles et moites fleurs de leur pays, toutes semblables à elles100, « la primevère, pâle comme leur
visage, la
jacinthe des prés, azurée comme leurs veines, la fleur de
l’églantier, aussi suave que leur haleine101. » Ils les font douces « comme le zéphyr qui
de son souffle penche la tête des violettes », abattues sous le moindre reproche, déjà
courbées à demi par une mélancolie tendre et rêveuse. Philaster dit en parlant
d’Euphrasie qu’il prend pour un page, et qui s’est déguisée ainsi pour obtenir d’être
à son service102 :
« Je l’ai rencontré
pour la première fois assis au bord d’une fontaine, —
il y puisait un peu d’eau pour étancher sa soif, — et la lui rendait en larmes. —
Une guirlande était auprès de lui faite par ses mains, — de maintes fleurs diverses,
nourries sur la rive, — arrangées en ordre mystique, tellement que la rareté m’en
charma. — Mais quand il tournait ses yeux tendres vers elles, il pleurait — comme
s’il eût voulu les faire revivre. — Voyant sur son visage cette charmante innocence,
— je demandai au cher pauvret toute son histoire. — Il me dit que ses parents, de
bons parents étaient morts, — le laissant à la merci des champs, — qui lui donnaient
des racines, des fontaines cristallines qui ne lui refusaient pas leurs eaux, — et du
doux soleil qui lui accordait encore sa lumière. — Puis il prit la guirlande et me
montra ce que chaque fleur, dans l’usage des gens de campagne, signifie, — et comment
toutes, rangées de la sorte, exprimaient sa peine. — Je le pris, et j’ai gagné ainsi
le plus fidèle, — le plus aimant, le plus gentil enfant qu’un maître ait jamais eu. »
L’idylle naît d’elle-même parmi ces fleurs humaines ; le drame
suspend son
cours pour s’attarder devant la suavité angélique de leurs tendresses et de leurs
pudeurs. Parfois même l’idylle naît complète et pure, et le théâtre tout entier est
occupé par une sorte d’opéra sentimental et poétique. Il y en a deux ou trois dans
Shakspeare ; il y en a chez le rude Jonson, chez Fletcher, le Berger
affligé, le Berger fidèle
103. Titres ridicules
aujourd’hui, parce qu’ils nous rappellent les fadeurs interminables de d’Urfé ou les
gentillesses maniérées de Florian ; titres charmants, si l’on regarde la sincère et
surabondante poésie qu’ils recouvrent. C’est dans le pays imaginaire que vit Amoret,
la bergère fidèle, pays plein de dieux antiques, et pourtant anglais, pareil à ces
paysages humides et verdoyants, où Rubens fait danser des nymphes104. « Les plaines
penchées descendent, étendant leurs bras jusqu’à la mer, et les bois épais cachent des
creux que n’a jamais baisés le soleil… Là est une source sacrée, où les fées agiles
forment leurs rondes, à la pâle clarté de la lune ; elles y trempent les
petits enfants dérobés, pour les affranchir des lois de notre chair fragile, et de
notre grossière mortalité… Là est un air aussi frais et aussi suave que lorsque le
zéphyr en se jouant vient caresser la face des eaux frémissantes. Là sont des fleurs
choisies, toutes celles que donne le jeune printemps, des chèvrefeuilles, des
narcisses, des chrysanthèmes. » — Le soir venu, « la brume monte, les gouttes de rosée
viennent baiser chaque petite fleur et se suspendre à leur tête de velours, comme une
corde de grains de corail. » Ce sont là les plantes et les aspects de la campagne
anglaise toujours fraîche, tantôt enveloppée d’une pâle brume diaphane, tantôt
luisante sous le soleil qui l’essuie, toute regorgeante d’herbes, d’herbes si emplies
de séve si délicates qu’au milieu de leur plus éclatant lustre et de leur plus
florissante vie, on sent que le lendemain va les faner. Là, pendant une nuit d’été,
selon l’usage du temps105, les jeunes hommes et les jeunes filles
vont cueillir des fleurs et échanger
des promesses ; Amoret avec Périgot,
« Amoret, plus belle que la chaste aube rougissante, ou que cette belle étoile qui
guide le marin errant à travers l’abîme », pudique comme une vierge et tendre comme
une épouse. « Je te crois, dit-elle à Périgot ; cher ami, il me serait dur de te tenir
pour infidèle, plus dur qu’à toi de me tenir pour impure. » Si fortes que soient les
épreuves, ce cœur donné ne se retirera jamais. Périgot trompé, poussé au désespoir,
persuadé qu’elle est une débauchée, la frappe de son épée et la jette à terre,
sanglante. Les calomniateurs vont la jeter dans la profonde fontaine ; mais le dieu,
prenant une des perles de sa chevelure liquide, la laisse tomber sur la blessure ; la
chaste chair se referme au contact de l’eau divine, et la jeune fille, revenue à elle,
va retrouver celui qu’elle aime encore106 : « Parle, si tu es là, c’est ton Amoret, ta
bien-aimée — qui prononce ton cher
nom. C’est ton amie, — ton Amoret.
Viens ici, pour mettre fin — à tous ces déchirements ; regarde-moi, mon ami bien-aimé,
— j’ai oublié les souffrances, les chères peines — que j’ai souffertes pour l’amour
de toi ; je veux bien — être encore ton amour. Pourquoi as-tu déchiré — ces cheveux
bouclés où j’ai souvent attaché — des roses fraîches et des rubans, et où j’ai versé —
des eaux distillées pour te parer et t’embellir, pour t’embaumer de senteurs plus
douces que des bouquets un jour de noces ? — Pourquoi croises-tu tes bras et
courbes-tu ta tête — sur ta poitrine, laissant tomber coup sur coup de tes deux yeux,
— de tes deux yeux, mon ciel, — une pluie de larmes plus précieuses, plus pures que
les perles — suspendues autour du front pâle de la lune ? Quitte ces désespoirs. Me
voici, — la même que j’ai toujours été, aussi tendre et toute à toi comme auparavant.
— Je suis capable de vous pardonner avant que vous le demandiez. — En vérité, j’en
suis capable, car c’est fait. » Quelqu’un peut-il résister à ce sourire si doux et si
triste ? — Toujours trompé, il la blesse encore ; elle tombe mourante, mais sans
colère. — « Voici la fin. Adieu, et vis. Ne trompe
pas celle qui t’aimera
la première après moi. » — Enfin, une nymphe la guérit, et Périgot, désabusé, vient se
mettre à genoux devant elle. Elle lui tend les bras ; il a eu beau faire, elle n’a pas
changé. « Je suis ton amour — encore et pour toujours ton amour. — Frappe encore une
fois sur ma poitrine nue, et je me montrerai — encore aussi constante. Oh ! que
seulement tu veuilles m’aimer encore ! — et comme j’oublierai vite toutes mes
peines107 ! » Voilà les touchantes et poétiques figures que ces poëtes
mettent dans leurs drames ou à côté de leurs drames, parmi les meurtres, les
assassinats, le cliquetis des épées, et les hurlements des tueries, aux prises avec
des furieux qui les adorent ou les supplicient, conduites comme eux jusqu’à
l’extrémité de leur nature, emportées par leurs tendresses comme ils le sont par leurs
violences ; c’est ici le déploiement complet, comme l’opposition parfaite de
l’instinct féminin porté jusqu’à l’effusion abandonnée, et de l’âpreté virile portée
jusqu’à la roideur meurtrière. Ainsi composé et ainsi muni, ce théâtre a pu mettre au
jour le plus intime fonds de l’homme, et mettre en jeu les plus puissantes émotions
humaines, amener sur la scène Hamlet et Lear, Ophélie et Cordélia, la mort de
Desdémone, et les meurtres de Macbeth.
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