Chapitre III
À présent, pour comprendre leurs actions, il faudrait voir l’état de leur esprit, le
train courant de leurs idées, la façon dont ils pensent. Mais, en vérité, est-il
besoin de faire leur portrait, et ne suffit-il pas des détails qu’on vient de donner
sur leur condition ? On les connaîtra plus tard et par leurs actions elles-mêmes,
quand, en Touraine, ils assommeront à coup de sabots le maire et l’adjoint de leur
choix, parce que, pour obéir à l’Assemblée nationale, ces deux pauvres gens ont dressé
le tableau des impositions, ou quand, à Troyes, ils traîneront et déchireront dans les
rues le magistrat vénérable qui les nourrit en ce moment même et qui vient de dresser
son testament en leur faveur Prenez le cerveau encore si brut d’un de nos paysans
contemporains, et retranchez-en toutes les idées qui, depuis quatre-vingts ans, y
entrent par tant de voies, par l’école primaire instituée dans chaque village, par le
retour des conscrits après sept ans de service, par la multiplication prodigieuse des
livres, des journaux, des routes, des chemins de fer, des voyages et des
communications de toute espèce730. Tâchez de vous figurer le paysan d’alors, clos et parqué de père en
fils dans son hameau, sans chemins vicinaux, sans nouvelles, sans autre enseignement
que le prône du dimanche, tout entier au souci du pain quotidien et de l’impôt, « avec
son aspect misérable et desséché731 », n’osant réparer sa maison, toujours tourmenté, défiant, l’esprit
rétréci et, pour ainsi dire, racorni par la misère. Sa condition est presque celle de
son bœuf ou de son âne, et il a les idées de sa condition. Pendant longtemps il est
resté engourdi ; il manque même d’instinct732 ; machinalement et sans lever les yeux, il tire sa charrue
héréditaire. En 1751, d’Argenson écrivait sur son journal : « Rien ne les pique
aujourd’hui des nouvelles de la cour ; ils ignorent le règne… La distance devient
chaque jour plus grande de la capitale à la province… On ignore ici les événements les
plus marqués qui nous ont le plus frappés à Paris… Les habitants de la campagne ne
sont plus que de pauvres esclaves, des bêtes de trait attachées à un joug, qui
marchent comme on les fouette, qui ne se soucient et ne s’embarrassent de rien, pourvu
qu’ils mangent et dorment à leurs heures733. » Ils ne se plaignent pas, « ils ne songent pas même à
se plaindre734 » ; leurs
maux leur semblent une chose de nature, comme l’hiver ou la grêle. Leur pensée, comme
leur agriculture, est encore du moyen âge. — En Toulousain735, pour découvrir l’auteur d’un vol, pour guérir un homme ou
une bête malade, on a recours au sorcier, qui devine au moyen d’un crible. Le
campagnard croit de tout son cœur aux revenants, et, la nuit de la Toussaint, il met
le couvert pour les morts. — En Auvergne, au commencement de la Révolution, une fièvre
contagieuse s’étant déclarée, il est clair que M. de Montlosier, sorcier avéré, en est
la cause, et deux cents hommes se mettent en marche pour démolir sa maison. Aussi bien
leur religion est de niveau : « Leurs prêtres boivent avec eux et leur vendent
l’absolution. Tous les dimanches, aux prônes, il se crie des lieutenances et des
sous-lieutenances (de saints) : à tant la lieutenance de saint Pierre Si le paysan
tarde à mettre le prix, vite un éloge de saint Pierre, et mes paysans de monter à
l’envi736. » — À ces
cerveaux tout primitifs, vides d’idées et peuplés d’images, il faut des idoles sur la
terre comme dans le ciel. « Je ne doutais nullement, dit Rétif de la Bretonne737, que le roi ne pût
légalement obliger tout homme à me donner sa femme ou sa fille, et tout mon village
(Sacy en Bourgogne) pensait comme moi. » Il n’y a pas de place en de pareilles têtes
pour les conceptions abstraites, pour la notion de l’ordre social ; ils le subissent,
rien de plus. « La grosse masse du peuple, écrit Gouverneur Morris en 1789738, n’a pour religion
que ses prêtres, pour loi que ses supérieurs, pour morale que son intérêt ; voilà les
créatures qui, menées par des curés ivres, sont maintenant sur le grand chemin de la
liberté ; et le premier usage qu’elles en font, c’est de s’insurger de toutes parts
parce qu’il y a disette. »
Comment pourrait-il en être autrement ? Avant de prendre racine dans leur cervelle,
toute idée doit devenir une légende, aussi absurde que simple, appropriée à leur
expérience, à leurs facultés, à leurs craintes, à leurs espérances. Une fois plantée
dans cette terre inculte et féconde, elle y végète, elle s’y transforme, elle se
développe en excroissances sauvages, en feuillages sombres, en fruits vénéneux. Plus
elle est monstrueuse, plus elle est vivace, accrochée aux plus frêles vraisemblances
et tenace contre les plus fortes démonstrations Sous Louis XV, pendant l’arrestation
des vagabonds, quelques enfants ayant été enlevés par abus ou par erreur, le bruit
court que le roi prend des bains de sang pour réparer ses organes usés, et la chose
paraît si évidente, que les femmes, révoltées par l’instinct maternel, se joignent à
l’émeute : un exempt est saisi, assommé, et, comme il demandait un confesseur, une
femme du peuple prend un pavé, crie qu’il ne faut pas lui donner le temps d’aller en
paradis, et lui casse la tête, persuadée qu’elle fait justice739 Sous Louis XVI, il
est avéré pour le peuple que la disette est factice : en 1789740, un officier, écoutant les discours de ses soldats, les
entend répéter « avec une profonde conviction que les princes et les courtisans, pour
affamer Paris, font jeter les farines dans la Seine ». Là-dessus, se tournant vers le
maréchal-des-logis, il lui demande comment il peut croire à une pareille sottise.
« C’est bien vrai, mon lieutenant, répond l’autre ; la preuve, c’est que les sacs de
farine étaient attachés avec des cordons bleus. » L’argument leur
semblait décisif ; rien ne put les en faire démordre Il se forge ainsi dans les
bas-fonds de la société, à propos du pacte de famine, de la Bastille, des dépenses et
des plaisirs de la cour, un roman immonde et horrible, où Louis XVI, la reine
Marie-Antoinette, le comte d’Artois, Mme de Lamballe, les Polignac, les traitants, les
seigneurs, les grandes dames, sont des vampires et des goules. J’en ai vu plusieurs
rédactions dans les pamphlets du temps, dans les gravures secrètes, dans les estampes
et dans les enluminures populaires, celles-ci les plus efficaces de toutes, car elles
parlent aux yeux. Cela dépasse l’histoire de Mandrin ou de Cartouche, et cela convient
justement à des hommes qui pour littérature ont la complainte de Cartouche et de
Mandrin.
Jugez par là de leur intelligence politique. Tous les objets leur apparaissent sous
un jour faux ; on dirait des enfants qui, à chaque tournant du chemin, voient dans un
arbre, dans un buisson, un spectre épouvantable. Arthur Young, visitant des sources
près de Clermont, est arrêté741 et l’on veut mettre en prison la femme qui lui a servi
de guide ; plusieurs sont d’avis qu’il a été « chargé par la reine de faire miner la
ville pour la faire sauter, puis d’envoyer aux galères tous les habitants qui en
réchapperont ». Six jours plus tard, au-delà du Puy, et malgré son passe-port, la
garde bourgeoise vient à onze heures du soir le saisir au lit ; on lui déclare « qu’il
est sûrement de la conspiration tramée par la reine, le comte d’Artois et le comte
d’Entragues, grand propriétaire du pays ; qu’ils l’ont envoyé comme arpenteur pour
mesurer les champs, afin de doubler les taxes » Ici nous saisissons sur le fait le
travail involontaire et redoutable de l’imagination populaire : sur un indice, sur un
mot, elle construit en l’air ses châteaux ou ses cachots fantastiques, et sa vision
lui semble aussi solide que la réalité. Ils n’ont pas l’instrument intérieur qui
divise et discerne ; ils pensent par blocs ; le fait et le rêve leur
apparaissent ensemble et conjoints en un seul corps Au moment où l’on élit les
députés, le bruit court en Provence742 « que le meilleur des rois veut que tout soit égal,
qu’il n’y ait plus ni évêques, ni seigneurs, ni dîmes, ni droits seigneuriaux, qu’il
n’y ait plus de titres ni de distinctions, plus de droits de chasse ni de pêche ; …
que le peuple va être déchargé de tout impôt, que les deux premiers ordres
supporteront seuls les charges de l’État ». Là-dessus quarante ou cinquante émeutes
éclatent presque le même jour. « Plusieurs communautés refusent à leur trésorier de
rien payer au-delà des impositions royales. » D’autres font mieux : « lorsqu’on
pillait la caisse du receveur du droit sur les cuirs à Brignolles, c’était avec les
cris de : Vive le roi ! » — « Le paysan annonce sans cesse que le pillage et la
destruction qu’il fait sont conformes à la volonté du roi. » — Un peu plus tard, en
Auvergne, les paysans qui brûlent les châteaux montreront « beaucoup de répugnance » à
maltraiter ainsi « d’aussi bons seigneurs » ; mais ils allégueront que « l’ordre est
impératif, ils ont des avis que « Sa Majesté le veut ainsi743 » À Lyon, quand les cabaretiers de la ville et les
paysans des environs passent sur le corps des douaniers, ils sont bien convaincus que
le roi a pour trois jours suspendu les droits d’entrée744 Autant leur imagination est grande, autant
leur vue est courte. « Du pain, plus de redevances, ni de taxes », c’est le cri
unique, le cri du besoin, et le besoin exaspéré fonce en avant comme un animal affolé.
À bas l’accapareur ! Et les magasins sont forcés, les convois de grains arrêtés, les
marchés pillés, les boulangers pendus, le pain taxé, en sorte qu’il n’arrive plus ou
se cache. À bas l’octroi ! Et les barrières sont brisées, les commis assommés,
l’argent manque aux villes pour les dépenses les plus urgentes. Au feu les registres
d’impôt, les livres de comptes, les archives des municipalités, les chartriers des
seigneurs, les parchemins des couvents, toutes ces écritures maudites qui font partout
des débiteurs et des opprimés ! Et le village lui-même ne sait plus comment
revendiquer ses communaux Contre le papier griffonné, contre les agents publics,
contre l’homme qui de près ou de loin touche au blé, l’acharnement est aveugle et
sourd. La brute lâchée écrase tout en se blessant elle-même, et s’aheurte en mugissant
contre l’obstacle qu’il fallait tourner.
C’est que les conducteurs lui manquent, et que, faute d’organisation, une multitude
n’est qu’un troupeau. Contre tous ses chefs naturels, contre les grands, les riches,
les gens en place et revêtus d’autorité, sa défiance est invétérée et incurable. Ils
ont beau lui vouloir du bien et lui en faire, elle refuse de croire à leur humanité et
à leur désintéressement. Elle a été trop foulée ; elle a des préventions contre toutes
les mesures qui viennent d’eux, même les plus salutaires, même les plus libérales.
« Au seul nom des nouvelles assemblées, dit une commission provinciale en 1787745, nous avons entendu un pauvre laboureur
s’écrier : Hé quoi ! Encore de nouvelles orangeries ! » — Tous leurs supérieurs leur
sont suspects, et du soupçon à l’hostilité il n’y a pas loin. En 1788746, Mercier déclare
que, « depuis quelques années, l’insubordination est visible dans le peuple, et
surtout dans les métiers… Jadis, lorsque j’entrais dans une imprimerie, les garçons
ôtaient leurs chapeaux. Aujourd’hui ils se contentent de vous regarder et ricanent : à
peine êtes-vous sur le seuil, que vous les entendez parler de vous d’une manière plus
leste que si vous étiez leur camarade » Aux environs de Paris, même attitude chez les
paysans, et Mme Vigée-Lebrun747 allant à Romainville chez le maréchal de Ségur, en fait la
remarque : « Non seulement ils ne nous ôtaient plus leurs chapeaux, mais ils nous
regardaient avec insolence ; quelques-uns même nous menaçaient avec leurs gros
bâtons. » — Au mois de mars ou d’avril suivant, à un concert qu’elle donne, ses
invités arrivent consternés. « Le matin, à la promenade de Longchamps, la populace,
rassemblée à la barrière de l’Étoile, a insulté de la façon la plus effrayante les
gens qui passaient en voiture ; des misérables montaient sur les marchepieds en
criant : L’année prochaine, vous serez derrière vos carrosses et nous serons dedans. »
— À la fin de 1788, le fleuve est devenu torrent, et le torrent devient cataracte. Un
intendant748 écrit que, dans
sa province, le gouvernement doit opter, et opter dans le sens populaire, se détacher
des privilégiés, abandonner les vieilles formes, donner au Tiers double vote. Clergé
et noblesse sont détestés, leur suprématie semble un joug. « Au mois de juillet
dernier, dit-il, on eût reçu les (anciens) États avec transport, et leur formation
n’eût trouvé que peu d’obstacles. Depuis cinq mois, les esprits se sont éclairés, les
intérêts respectifs ont été discutés, les ligues se sont formées. On vous a laissé
ignorer que, dans toutes les classes du Tiers-état, la fermentation est au comble,
qu’une étincelle suffit pour allumer l’incendie… Si la décision du roi est favorable
aux deux premiers ordres, insurrection générale dans toutes les parties de la
province, 600 000 hommes en armes et toutes les horreurs de la Jacquerie. » — Le mot
est prononcé et l’on aura la chose. Quand une multitude soulevée repousse ses
conducteurs naturels, il faut qu’elle en prenne ou subisse d’autres. De même une armée
qui, entrant en campagne, casserait tous ses officiers ; les nouveaux grades sont pour
les plus hardis, les plus violents, les plus opprimés, pour ceux qui, ayant le plus
souffert du régime antérieur, crient « en avant », marchent en tête et font les
premières bandes. En 1789, les bandes sont prêtes ; car, sous le peuple qui pâtit, il
est un autre peuple qui pâtit encore davantage, dont l’insurrection est permanente, et
qui, réprimé, poursuivi, obscur, n’attend qu’une occasion pour sortir de ses cachettes
et se déchaîner au grand jour.
Gens sans aveu, réfractaires de tout genre, gibier de justice ou de police,
besaciers, porte-bâtons, rogneux, teigneux, hâves et farouches, ils sont engendrés par
les abus du système, et, sur chaque plaie sociale, ils pullulent comme une vermine
Quatre cents lieues de capitaineries gardées et la sécurité du gibier innombrable qui
broute les récoltes sous les yeux du propriétaire, provoquent au braconnage des
milliers d’hommes d’autant plus dangereux qu’ils bravent des lois terribles et sont
armés. Déjà en 1752749,
autour de Paris, on en voit « des rassemblements de cinquante à soixante, tous armés
en guerre, se comportant comme à un fourrage bien ordonné, infanterie au centre et
cavalerie aux ailes… Ils habitent les forêts, ils y ont fait une enceinte retranchée
et gardée, et payent exactement ce qu’ils prennent pour vivre ». En 1777750, près de Sens en Bourgogne, le procureur général M. Terray, chassant
sur sa terre avec deux officiers, rencontre sept braconniers qui tirent sur le gibier
à leurs yeux et bientôt tirent sur eux-mêmes : M. Terray est blessé, l’un des
officiers a son habit percé. Arrive la maréchaussée, les braconniers font ferme et la
repoussent. On fait venir les dragons de Provins, les braconniers en tuent un,
abattent trois chevaux, sont sabrés ; quatre d’entre eux restent sur la place et sept
sont pris. — On voit par les cahiers des États Généraux que, chaque année, dans chaque
grande forêt, tantôt par le fusil d’un braconnier, tantôt et bien plus souvent par le
fusil d’un garde, il y a des meurtres d’hommes C’est la guerre à demeure et à
domicile ; tout vaste domaine recèle ainsi ses révoltés qui ont de la poudre, des
balles et qui savent s’en servir.
Autre recrue d’émeute, les contrebandiers et les faux sauniers751. Dès qu’une taxe est exorbitante, elle
invite à la fraude, et suscite un peuple de délinquants contre son peuple de commis.
Jugez ici du nombre des fraudeurs par le nombre des surveillants : douze cents lieues
de douanes intérieures sont gardées par 50 000 hommes, dont 23 000 soldats sans
uniforme752. « Dans les pays de
grande gabelle et dans les provinces des cinq grosses fermes, à quatre lieues de part
et d’autre de long de la ligne de défense », la culture est abandonnée ; tout le monde
est douanier ou fraudeur753. Plus l’impôt est excessif, plus la
prime offerte aux violateurs de la loi devient haute, et, sur tous les confins par
lesquels la Bretagne touche à la Normandie, au Maine et à l’Anjou, quatre sous pour
livre ajoutés à la gabelle multiplient au-delà de toute croyance le nombre déjà énorme
des faux sauniers. « Des bandes nombreuses754 d’hommes, armés de frettes ou longs bâtons ferrés et quelquefois de pistolets ou de
fusils, tentent par force de s’ouvrir un passage. Une multitude de femmes et d’enfants
de l’âge le plus tendre franchissent les lignes des brigades, et, d’un autre côté, des
troupeaux de chiens conduits dans le pays libre, après y avoir été enfermés quelque
temps sans aucune nourriture, sont chargés de sel, que, pressés par la faim, ils
rapportent promptement chez leurs maîtres. » — Vers ce métier si lucratif, les
vagabonds, les désespérés, les affamés accourent de loin comme une meute. « Toute la
lisière de Bretagne n’est peuplée que d’émigrants, la plupart proscrits de leur
patrie, et qui, après un an de domicile, jouissent de tous les privilèges bretons :
leur unique occupation se borne à faire des amas de sel pour les revendre aux faux
sauniers. » On aperçoit comme dans un éclair d’orage ce long cordon de nomades
inquiets, nocturnes et traqués, toute une population mâle et femelle de rôdeurs
sauvages, habitués aux coups de main, endurcis aux intempéries, déguenillés, « presque
tous attaqués d’une gale opiniâtre », et j’en trouve de pareils aux environs de
Morlaix, de Lorient et des autres ports, sur les frontières des autres provinces et
sur les frontières du royaume. De 1783 à 1787, dans le Quercy, deux bandes alliées de
soixante à quatre-vingts contrebandiers fraudent la ferme de quarante milliers de
tabac, tuent deux douaniers et défendent, fusil en main, leur entrepôt de la
montagne ; il faudrait pour les réprimer des soldats que les commandants militaires ne
donnent pas. En 1789755, une grosse troupe de
contrebandiers travaille en permanence sur la frontière du Maine et de l’Anjou ; le
commandant militaire écrit que « leur chef est un bandit intelligent et redoutable,
qu’il a déjà avec lui cinquante-quatre hommes, qu’il aura bientôt avec lui un corps
embarrassant par la disposition des esprits et la misère » ; il serait peut-être à
propos de corrompre quelques-uns de ses hommes, et de se le faire livrer puisqu’on ne
peut le prendre. Ce sont là les procédés des pays où le brigandage est endémique Ici
en effet, comme dans les Calabres, le peuple est pour les brigands contre les
gendarmes. On rappelle les exploits de Mandrin en 1754756, sa troupe de cent cinquante hommes qui apporte des ballots de
contrebande et ne rançonne que les commis, ses quatre expéditions qui durent sept mois
à travers la Franche-Comté, le Lyonnais, le Bourbonnais, l’Auvergne et la Bourgogne,
les vingt-sept villes où il entre sans résistance, délivre les détenus et vend ses
marchandises ; il fallut, pour le vaincre, former un camp devant Valence et envoyer
2 000 hommes ; on ne le prit que par trahison, et encore aujourd’hui des familles du
pays s’honorent de sa parenté, disant qu’il fut un libérateur Nul symptôme plus
grave : quand le peuple préfère les ennemis de la loi aux défenseurs de la loi, la
société se décompose et les vers s’y mettent Ajoutez à ceux-ci les vrais brigands,
assassins et voleurs. « En 1782, la justice prévôtale de Montargis instruit le procès
de Hulin et de plus de 200 de ses complices qui, depuis dix ans, par des entreprises
combinées, désolaient une partie du royaume757. » — Mercier compte en France « une armée de plus de 10 000 brigands et
vagabonds », contre lesquels la maréchaussée, composée de 3 756 hommes, est toujours
en marche. « Tous les jours on se plaint, dit l’assemblée provinciale de la
Haute-Guyenne, qu’il n’y ait aucune police dans la campagne. » Le seigneur absent n’y
veille pas ; ses juges et officiers de justice se gardent bien d’instrumenter
gratuitement contre un criminel insolvable, et « ses terres deviennent l’asile de tous
les scélérats du canton758 »
Ainsi chaque abus enfante un danger, la négligence mal placée comme la rigueur
excessive, la féodalité relâchée comme la monarchie trop tendue. Toutes les
institutions semblent d’accord pour multiplier ou tolérer les fauteurs de désordre, et
pour préparer, hors de l’enceinte sociale, les hommes d’exécution qui viendront la
forcer.
Mais leur effet d’ensemble est plus pernicieux encore ; car, de tant de travailleurs
qu’elles ruinent, elles font des mendiants qui ne veulent plus travailler, des
fainéants dangereux qui vont quêtant ou extorquant leur pain chez des paysans qui n’en
ont pas trop peur pour eux-mêmes. « Les vagabonds, dit Letrosne759, sont pour la campagne le fléau
le plus terrible ; ce sont des troupes ennemies qui, répandues sur le territoire, y
vivent à discrétion et y lèvent des contributions véritables… Ils rôdent
continuellement dans les campagnes, ils examinent les approches des maisons et
s’informent des personnes qui les habitent et des facultés du maître Malheur à ceux
qui ont la réputation d’avoir quelque argent !… Combien de vols de grand chemin et de
vols avec effraction ! Combien de voyageurs assassinés, de maisons et de portes
enfoncées ! Combien d’assassinats de curés, de laboureurs, de veuves qu’ils ont
tourmentés pour savoir où était leur argent et qu’ils ont tués ensuite ! » Vingt-cinq
ans avant la Révolution, il n’était pas rare d’en voir quinze ou vingt « tomber dans
une ferme pour y coucher, intimider les fermiers, et en exiger tout ce qu’il leur
plaisait » En 1764, le gouvernement prend contre eux des mesures qui témoignent de
l’excès du mal760 : « Sont réputés vagabonds et gens sans aveu, et
condamnés comme tels, ceux qui, depuis six mois révolus, n’auront exercé ni profession
ni métier, et qui, n’ayant aucun état ni aucun bien pour subsister, ne pourront être
avoués ni faire certifier de leurs bonnes vies et mœurs par personnes dignes de foi…
L’intention de Sa Majesté n’est pas seulement qu’on arrête les vagabonds qui courent
les campagnes, mais encore tous les mendiants, lesquels, n’ayant point de profession,
peuvent être regardés comme suspects de vagabondage. » Pour les valides, trois ans de
galères ; en cas de récidive, neuf ans ; à la seconde récidive, les galères à
perpétuité. Pour les invalides, trois ans de prison ; en cas de récidive, neuf ans ; à
la seconde récidive, la prison perpétuelle. Au-dessous de seize ans, les enfants iront
à l’hôpital. « Un mendiant qui s’est exposé à être arrêté par la maréchaussée, dit la
circulaire, ne doit être relâché qu’avec la plus grande certitude qu’il ne mendiera
plus ; on ne s’y déterminera donc que dans le cas où des personnes dignes de foi et
solvables répondraient du mendiant, s’engageraient à lui donner de
l’occupation ou à le nourrir, et indiqueraient les moyens qu’elles ont pour l’empêcher
de mendier. »
Tout cela fourni, il faut encore, par surcroît, l’autorisation spéciale de
l’intendant. En vertu de cette loi, 50 000 mendiants, dit-on, furent arrêtés tout d’un
coup, et, comme les hôpitaux et prisons ordinaires ne suffisaient pas à les contenir,
il fallut construire des maisons de force. Jusqu’à la fin de l’ancien régime,
l’opération se poursuit avec des intermittences : dans le Languedoc, en 1768, on en
arrêtait encore 433 en six mois, et, en 1787, 205 en quatre mois761. Vers la
même époque, il y en avait 300 au dépôt de Besançon, 500 au dépôt de Rennes, 650 au
dépôt de Saint-Denis. Leur entretien coûtait au roi un million par an, et Dieu sait
comment ils étaient entretenus ! De l’eau, de la paille, du pain, deux onces de
graisse salée, en tout cinq sous par jour ; et, comme depuis vingt ans le prix des
denrées avait augmenté d’un tiers, il fallait que le concierge chargé de la nourriture
les fit jeûner ou se ruinât Quant à la façon de remplir les dépôts, la police est
turque à l’endroit des gens du peuple ; elle frappe dans le tas, et ses coups de balai
brisent autant qu’ils nettoient. Par l’ordonnance de 1778, écrit un intendant762, « les cavaliers de la
maréchaussée doivent arrêter, non seulement les mendiants et vagabonds qu’ils
rencontrent, mais encore ceux qu’on leur dénonce comme tels ou comme personnes
suspectes. Le citoyen le plus irréprochable dans sa conduite et le moins suspect de
vagabondage ne peut donc se promettre de ne pas être enfermé au dépôt, puisque sa
liberté est à la merci d’un cavalier de la maréchaussée constamment susceptible d’être
trompé par une fausse dénonciation ou corrompu à prix d’argent. J’ai vu dans le dépôt
de Rennes plusieurs maris arrêtés sur la seule dénonciation de leurs femmes, et autant
de femmes sur celle de leurs maris ; plusieurs enfants du premier lit à la
sollicitation de leur belle-mère ; beaucoup de servantes grosses des œuvres du maître
qu’elles servaient, enfermées sur sa dénonciation, et des filles dans le même cas, sur
la dénonciation de leur séducteur ; des enfants sur la dénonciation de leur père, et
des pères sur la dénonciation de leurs enfants : tous sans la moindre preuve de
vagabondage et de mendicité… Il n’existe pas un seul jugement prévôtal qui ait rendu
la liberté aux détenus, malgré le nombre infini de ceux qui ont été arrêtés
injustement. » — Supposons qu’un intendant humain, comme celui-ci, les élargisse : les
voilà sur le pavé, mendiants par la faute de la loi qui poursuit la mendicité et qui
ajoute aux misérables qu’elle poursuit les misérables qu’elle fait, aigris de plus,
gâtés de corps et d’âme. « Il arrive presque toujours, dit encore l’intendant, que les
détenus, arrêtés à vingt-cinq ou trente lieues du dépôt, n’y sont renfermés que trois
ou quatre mois après leur arrestation, et quelquefois plus longtemps. En attendant,
ils sont transférés de brigade en brigade dans les prisons qui se trouvent sur la
route, où ils séjournent jusqu’à ce qu’il en soit arrivé un assez grand nombre pour
former un convoi. Les hommes et les femmes sont renfermés dans la même prison, et il
en résulte toujours que celles qui n’étaient pas grosses quand elles ont été arrêtées
le sont toujours quand elles arrivent au dépôt. Les prisons sont ordinairement
malsaines ; souvent la plupart des détenus en sortent malades » ; plusieurs, au
contact des scélérats, en sortent scélérats. Contagion morale et contagion physique :
l’ulcère grandit ainsi par le remède, et les centres de répression deviennent des
foyers de corruption.
Et cependant, avec toutes ses rigueurs, la loi n’atteint pas son objet. « Nos villes,
dit le parlement de Bretagne763, sont tellement peuplées de mendiants, qu’il
semble que tous les projets formés pour bannir la mendicité n’ont fait que
l’accroître. » — « Les grands chemins, écrit l’intendant, sont infestés de vagabonds
dangereux, de gens sans aveu et de véritables mendiants que la maréchaussée n’arrête
pas, soit par négligence, soit parce que son ministère n’est point provoqué par des
sollicitations particulières. » Qu’en ferait-on, si elle les arrêtait ? Il y en a
trop, on ne saurait où les mettre. Et d’ailleurs comment empêcher des gens à l’aumône
de demander l’aumône Sans doute l’effet en est lamentable, mais il est infaillible.
À un certain degré, la misère est une gangrène lente où la partie malade mange la
partie saine, et l’homme qui subsiste à peine est rongé vif par l’homme qui n’a pas de
quoi subsister. « Le paysan est ruiné, il périt victime de l’oppression de la
multitude des pauvres qui désolent les campagnes et se réfugient dans les villes. De
là ces attroupements dangereux à la sûreté publique ; de là cette foule de fraudeurs,
de vagabonds ; de là cette multitude d’hommes devenus voleurs et assassins uniquement
parce qu’ils manquent de pain. Ce n’est là encore qu’une légère idée des désordres que
j’ai vus sous mes yeux764. » — « Excessive en elle-même, la misère des
campagnes l’est encore dans les désordres qu’elle entraîne ; il ne faut point chercher
ailleurs la source effrayante de la mendicité et de tous ses vices765. » — À quoi bon des palliatifs ou des opérations violentes
contre un mal qui est dans le sang et qui tient à la constitution même du corps
social ? Quelle police peut être efficace dans une paroisse où le quart, le tiers des
habitants n’ont pour manger que ce qu’ils vont quêter de porte en porte ? À Argentré,
en Bretagne766, « sur 2 300
habitants sans industrie ni commerce, plus de la moitié ne sont rien moins qu’à l’aise
et plus de 500 sont réduits à la mendicité ». À Dainville, en Artois, « sur 130
maisons, 60 sont sur la table des pauvres767 ». En Normandie, d’après les déclarations des curés, « sur 900
paroissiens de Saint-Malo, les trois quarts peuvent vivre, le reste est malheureux »
« Sur 1 500 habitants de Saint-Patrice, 400 sont à l’aumône ; sur 500 habitants de
Saint-Laurent, les trois quarts sont à l’aumône. » À Marbœuf, dit le cahier, « sur 500
personnes qui habitent notre paroisse, 100 sont réduites à la mendicité, et en outre
nous voyons venir des paroisses voisines 30 ou 40 pauvres par jour768 ». À Boulbonne769, dans le
Languedoc, il y a tous les jours aux portes du couvent « une aumône générale à
laquelle assistent 300 ou 400 pauvres, indépendamment de celle qu’on fait aux
vieillards et aux malades, qui est la plus abondante ». À Lyon, en 1787, « 30 000
ouvriers attendent leur subsistance de la charité publique » ; à Rennes, en 1788,
après une inondation, « les deux tiers des habitants sont dans la misère770 » ; à
Paris, sur 650 000 habitants, le recensement de 1791 comptera 118 784 indigents771
Vienne une gelée et une grêle comme en 1788, que la récolte manque, que le pain soit
à quatre sous la livre, et qu’aux ateliers de charité l’ouvrier ne gagne que douze
sous par jour772 ; croyez-vous que ces gens-là
se résigneront à mourir de faim ? Autour de Rouen, pendant l’hiver de 1788, les forêts
sont saccagées en plein jour, le bois de Bagnères est coupé tout entier, les arbres
abattus sont vendus publiquement par les maraudeurs773. Affamés et maraudeurs, tous marchent ensemble, et le besoin se fait le
complice du crime. De province en province, on les suit à la trace : quatre mois plus
tard, aux environs d’Étampes, quinze brigands forcent trois fermes avant la nuit, et
les fermiers, menacés d’incendie, sont obligés de donner, l’un trois cents francs,
l’autre cent cinquante, probablement tout l’argent qu’ils ont en coffre774. « Voleurs, galériens, mauvais
sujets de toute espèce », ce sont eux qui, dans les insurrections, feront
l’avant-garde, « et pousseront le paysan aux dernières violences775 ». Après le sac de la maison Réveillon à Paris, on
remarque que, « sur une quarantaine de mutins arrêtés, il n’en est presque point qui
n’aient été précédemment des repris de justice, fouettés ou marqués776 ». En toute révolution, la lie d’une société monte à
la surface. On ne les avait jamais vus ; comme des blaireaux de forêt ou comme des
rats d’égout, ils restaient dans leurs tanières ou dans leurs bouges. Ils en sortent
par troupes, et tout d’un coup, dans Paris, quelles figures777 « On ne se souvient pas d’en avoir rencontré de pareilles en plein
jour… D’où sortent-ils ? Qui les a tirés de leurs réduits ténébreux ?… Etrangers de
tous pays, armés de grands bâtons, déguenillés, … les uns presque nus, les autres
bizarrement vêtus » de loques disparates, « affreux à voir », voilà les chefs ou
comparses d’émeute, à six francs par tête, derrière lesquels le peuple va marcher.
« À Paris, dit Mercier778, il est mou, pâle, petit, rabougri,
maltraité, et semble un corps séparé des autres ordres de l’État. Les riches et les
grands qui ont équipage ont le droit barbare de l’écraser ou de le mutiler dans les
rues… Aucune commodité pour les gens de pied, point de trottoirs. Cent victimes
expirent par an sous les roues des voitures. » — « Un pauvre enfant, dit Arthur Young,
a été écrasé sous nos yeux et plusieurs fois j’ai été couvert de la tête aux pieds par
l’eau du ruisseau. Si nos jeunes nobles allaient à Londres, dans les rues sans
trottoir, du même train que leurs frères de Paris, ils se verraient bientôt et
justement rossés de la bonne manière et traînés dans le ruisseau. » — Mercier
s’inquiète en face de ce populaire immense. « Il y a peut-être à Paris deux cent mille
individus qui n’ont pas en propriété absolue la valeur intrinsèque de cinquante écus ;
et la cité subsiste ! » Aussi bien l’ordre n’est maintenu que par la force et la
crainte, grâce aux soldats du guet que la multitude appelle tristes-à-patte. « Ce sobriquet met en fureur cette espèce de milice, qui
appesantit alors les coups de bourrade et qui blesse indistinctement tout ce qu’elle
rencontre. Le petit peuple est toujours sur le point de lui faire la guerre, parce
qu’il n’en a jamais été ménagé. » À la vérité, « une escouade du guet dissipe souvent
sans peine des pelotons de cinq à six cents hommes qui paraissent d’abord fort
échauffés, mais qui se fondent en un clin-d’œil dès que les soldats ont distribué
quelques bourrades et gantelé deux ou trois mutins. » — Néanmoins, « si l’on
abandonnait le peuple de Paris à son premier transport, s’il ne sentait plus derrière
lui le guet à pied et à cheval, le commissaire et l’exempt, il ne mettrait aucune
mesure dans son désordre. La populace, délivrée du frein auquel elle est accoutumée,
s’abandonnerait à des violences d’autant plus cruelles qu’elle ne saurait elle-même où
s’arrêter… Tant que le pain de Gonesse ne manquera pas, la commotion ne sera pas
générale ; il faut que la halle779 y soit
intéressée, sinon les femmes demeureront calmes… Mais si le pain de Gonesse venait à
manquer pendant deux marchés de suite, le soulèvement serait universel, et il est
impossible de calculer à quoi se porterait cette grande multitude aux abois, qui
voudrait se délivrer de la famine, elle et ses enfants. » — En 1789, le pain manque à
Gonesse et dans toute la France.
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