Chapitre I
La Bruyère écrivait juste un siècle avant 1789607 : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles,
répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre
qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix
articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et
en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent
de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer,
de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce
pain qu’ils ont semé. » — Ils en manquent pendant les vingt-cinq années suivantes, et
meurent par troupeaux ; j’estime qu’en 1715 il en avait péri près d’un tiers608, six millions, de misère et de faim. Ainsi,
pour le premier quart du siècle qui précède la Révolution, la peinture, bien loin
d’être trop forte, est trop faible, et l’on va voir que pendant un demi-siècle et
davantage, jusqu’à la mort de Louis XV, elle demeure exacte ; peut-être même, au lieu
de l’atténuer, faudrait-il la charger.
En 1725, dit Saint-Simon, « au milieu des profusions de Strasbourg et de Chantilly,
on vit en Normandie d’herbes des champs. Le premier roi de l’Europe ne peut être un
grand roi s’il ne l’est que de gueux de toutes conditions, et si son royaume tourne en
un vaste hôpital de mourants à qui on prend tout en pleine paix609. » Au
plus beau temps de Fleury et dans la plus belle région de France, le paysan cache
« son vin à cause des aides et son pain à cause de la taille », persuadé « qu’il est
un homme perdu si l’on peut se douter qu’il ne meurt pas de faim610 ». En 1739, d’Argenson écrit dans son journal611 : « La disette vient d’occasionner trois soulèvements dans les
provinces, à Ruffec, à Caen et à Chinon. On a assassiné sur les chemins des femmes qui
portaient du pain… M. le duc d’Orléans porta l’autre jour au conseil un morceau de
pain, le mit devant la table du roi et dit : « Sire, voilà de quel pain se nourrissent
aujourd’hui vos sujets… » — « Dans mon canton de Touraine, il y a déjà plus d’un an
que les hommes mangent de l’herbe » De toutes parts la misère se rapproche ; « on en
parle à Versailles plus que jamais. Le roi interrogeant l’évêque de Chartres sur
l’état de ses peuples, celui-ci a répondu que la famine et la mortalité y étaient
telles, que les hommes mangeaient l’herbe comme des moutons et crevaient comme des
mouches ». En 1740612, Massillon, évêque de
Clermont-Ferrand, écrit à Fleury : « Le peuple de nos campagnes vit dans une misère
affreuse, sans lits, sans meubles ; la plupart même, la moitié de l’année, manquent du
pain d’orge et d’avoine qui fait leur unique nourriture et qu’ils sont obligés
d’arracher de leur bouche et de celle de leurs enfants pour payer les impositions.
J’ai la douleur, chaque année, de voir ce triste spectacle devant mes yeux, dans mes
visites. C’est à ce point que les nègres de nos îles sont infiniment plus heureux ;
car, en travaillant, ils sont nourris et habillés, avec leurs femmes et leurs
enfants ; au lieu que nos paysans, les plus laborieux du royaume, ne peuvent, avec le
travail le plus dur et le plus opiniâtre, avoir du pain pour eux et leur famille, et
payer les subsides. » En 1740613, à Lille, à propos de la sortie
des grains, le peuple se révolte. « Un intendant m’écrit que la misère augmente
d’heure en heure ; le moindre risque pour la récolte fait cet effet depuis trois ans…
La Flandre est surtout bien embarrassée ; on n’a pas de quoi attendre la récolte, qui
ne sera que dans deux mois d’ici. Les meilleures provinces ne sont pas en état d’en
fournir aux autres. Dans chaque ville, on oblige chaque bourgeois à nourrir un ou deux
pauvres et à lui donner quatorze livres de pain par semaine. Dans la seule petite
ville de Châtellerault (qui est de quatre mille habitants), il y avait dix-huit cents
pauvres cet hiver sur ce pied-là… La quantité des pauvres surpasse celle des gens qui
peuvent vivre sans mendier… et les recouvrements se font avec une rigueur sans
exemple ; on enlève les habits des pauvres, leurs derniers boisseaux de froment, les
loquets des portes, etc. L’abbesse de Jouarre m’a dit hier que, dans son canton, en
Brie, on n’avait pas pu ensemencer la plupart des terres. » — Rien d’étonnant si la
famine gagne jusqu’à Paris. « On craint pour mercredi prochain… Il n’y a plus de pain
à Paris, sinon des farines gâtées, qui arrivent et qui brûlent (au four). On travaille
jour et nuit à Belleville, aux moulins, à remoudre les vieilles farines gâtées. Le
peuple est tout prêt à la révolte ; le pain augmente d’un sol par jour ; aucun
marchand n’ose ni ne veut apporter ici son blé. La Halle, mercredi, étant presque
révoltée, le pain y manqua dès sept heures du matin… On avait retranché les vivres aux
pauvres gens qui sont à Bicêtre, au point que, de trois quarterons de mauvais pain, on
n’a plus voulu leur donner que demi-livre. Tout s’est révolté et a forcé les gardes ;
quantité se sont échappés et vont inonder Paris. On y a appelé tout le guet et la
maréchaussée des environs, qui ont été en bataille contre ces pauvres misérables, à
grands coups de fusil, baïonnette et sabre. On compte qu’il y en a quarante ou
cinquante sur le carreau ; la révolte n’était pas encore finie hier matin. »
Dix ans plus tard, le mal est pire614. « De ma campagne, à dix lieues de Paris, je retrouve le
spectacle de la misère et des plaintes continuelles bien redoublées ; qu’est-ce donc
dans nos misérables provinces de l’intérieur du royaume ?… Mon curé m’a dit que huit
familles, qui vivaient de leur travail avant mon départ, mendient aujourd’hui leur
pain. On ne trouve point à travailler. Les gens riches se retranchent à proportion
comme les pauvres. Avec cela on lève la taille avec une rigueur plus que militaire.
Les collecteurs, avec les huissiers, suivis de serruriers, ouvrent les portes,
enlèvent les meubles et vendent tout pour le quart de ce qu’il vaut, et les frais
surpassent la taille… » — « Je me trouve en ce moment en Touraine, dans mes terres. Je
n’y vois qu’une misère effroyable ; ce n’est plus le sentiment triste de la misère,
c’est le désespoir qui possède les pauvres habitants : ils ne souhaitent que la mort
et évitent de peupler… On compte que par an le quart des journées des journaliers va
aux corvées, où il faut qu’ils se nourrissent : et de quoi ?… Je vois les pauvres gens
y périr de misère. On leur paye quinze sous ce qui vaut un écu pour leur voiture. On
ne voit que villages ruinés ou abattus, et nulles maisons qui se relèvent… Par ce que
m’ont dit mes voisins, la diminution des habitants va à plus du tiers… Les journaliers
prennent tous le parti d’aller se réfugier dans les petites villes. Il y a quantité de
villages où tout le monde abandonne le lieu. J’ai plusieurs de mes paroisses où l’on
doit trois années de taille ; mais, ce qui va toujours son train, ce sont les
contraintes… Les receveurs des tailles et du fisc font chaque année des frais pour la
moitié en sus des impositions… Un élu est venu dans le village où est ma maison de
campagne, et a dit que cette paroisse devait être fort augmentée à la taille de cette
année, qu’il y avait remarqué les paysans plus gras qu’ailleurs, qu’il avait vu sur le
pas des portes des plumages de volaille, qu’on y faisait donc bonne chère, qu’on y
était bien, etc Voilà ce qui décourage le paysan, voilà ce qui cause le malheur du
royaume. » — « Dans la campagne où je suis, j’entends dire que le mariage et la
peuplade y périssent absolument de tous côtés. Dans ma paroisse, qui a peu de feux, il
y a plus de trente garçons ou filles qui sont parvenus à l’âge plus que nubile ; il ne
se fait aucuns mariages, et il n’en est pas seulement question entre eux. On les
excite, et ils répondent tous la même chose, que ce n’est pas la peine de faire des
malheureux comme eux. Moi-même j’ai essayé de marier quelques filles en les assistant
et j’y ai trouvé le même raisonnement comme si tous s’étaient donné le mot615. » — « Un de mes curés me mande qu’étant le plus vieux de
la province de Touraine, il a vu bien des choses et d’excessives chertés de blé, mais
qu’il ne se souvient pas d’une aussi grande misère (même en 1709) que celle de cette
année-ci… Des seigneurs de Touraine m’ont dit que voulant occuper les habitants par
des travaux à la campagne, à journées, les habitants se trouvent si faibles et en si
petit nombre, qu’ils ne peuvent travailler de leurs bras. »
Ceux qui peuvent s’en aller s’en vont. « Une personne du Languedoc m’a dit que
quantité de paysans désertent cette province et se réfugient en Piémont, Savoie,
Espagne, effrayés, tourmentés de la poursuite du dixième en régie… Les maltôtiers
vendent tout, emprisonnent tout, comme housards en guerre, et même avec plus d’avidité
et de malice, pour gagner eux-mêmes. » — « J’ai vu un intendant d’une des meilleurs
provinces du royaume, qui m’a dit qu’on n’y trouvait plus de fermiers, que les pères
aimaient mieux envoyer leurs enfants vivre dans les villes, que le séjour de la
campagne devenait chaque jour un séjour plus horrible pour les habitants… Un homme
instruit dans les finances m’a dit qu’il était sorti cette année plus de deux cents
familles de Normandie, craignant la collecte dans leurs villages. » — À Paris, on
fourmille de mendiants ; on ne saurait s’arrêter à une porte que dix gueux ne viennent
vous relancer de leurs clameurs. On dit que ce sont tous des habitants de la campagne
qui, n’y pouvant plus tenir par les vexations qu’ils y essuient, viennent se réfugier
dans la ville, … préférant la mendicité au labeur. » — Pourtant le peuple des villes
n’est guère plus heureux que celui des campagnes. « Un officier dont la troupe est en
garnison à Mézières m’a dit que le peuple est si misérable dans cette ville, que, dès
qu’on avait servi le dîner des officiers dans les auberges, le peuple se jetait dessus
et le pillait. » — « Il y a plus de douze mille ouvriers mendiants à Rouen, tout
autant à Tours, etc. On compte plus de vingt mille de ces ouvriers qui sont sortis du
royaume depuis trois mois pour aller aux étrangers, Espagne, Allemagne, etc. À Lyon,
il y a plus de vingt mille ouvriers en soie qui sont consignés aux portes ; on les
garde à vue, de peur qu’ils ne passent à l’étranger. » À Rouen616 et en Normandie, « les plus aisés ont de la peine à avoir du pain
pour leur subsistance, le commun du peuple en manque totalement, et il est réduit,
pour ne pas mourir de faim, à se former des nourritures qui font horreur à
l’humanité » « À Paris même, écrit d’Argenson617, j’apprends que le jour où M. le Dauphin et Mme
la Dauphine allèrent à Notre-Dame de Paris, passant au pont de la Tournelle, il y
avait plus de deux mille femmes assemblées dans ce quartier-là qui leur crièrent :
Donnez-nous du pain, ou nous mourrons de faim. » — « Un des vicaires de la paroisse
Sainte-Marguerite assure qu’il a péri plus de huit cents personnes de misère dans le
faubourg Saint-Antoine depuis le 20 janvier jusqu’au 20 février, que les pauvres gens
expiraient de froid et de faim dans leurs greniers, et que des prêtres, venus trop
tard, arrivaient pour les voir mourir sans qu’il y eût du remède. » — Si je comptais
les attroupements, les séditions d’affamés, les pillages de magasins, je n’en finirais
pas : ce sont les soubresauts convulsifs de la créature surmenée ; elle a jeûné tant
qu’elle a pu ; à la fin l’instinct se révolte. En 1747618, « il y a des révoltes
considérables à Toulouse pour le pain ; en Guyenne, « il y en a à chaque marché ». En
1750, six à sept mille hommes en Béarn s’assemblent derrière une rivière pour résister
aux commis ; deux compagnies du régiment d’Artois font feu sur les révoltés et en
tuent une douzaine. En 1752, une sédition dure trois jours à Rouen et dans les
environs ; en Dauphiné et en Auvergne, les villageois attroupés forcent les greniers
et prennent le blé au prix qu’ils veulent ; la même année, à Arles, deux mille paysans
armés viennent demander du pain à l’hôtel de ville et sont dispersés par les soldats.
Dans la seule province de Normandie, je trouve des séditions en 1725, en 1737, en
1739, en 1752, en 1764, 1765, 1766, 1767, 1768619, et toujours au sujet du pain. « Des
hameaux entiers, écrit le Parlement, manquant des choses les plus nécessaires à la
vie, étaient obligés, par le besoin, de se réduire aux aliments des bêtes… Encore deux
jours et Rouen se trouvait sans provisions, sans grains et sans pain. » Aussi la
dernière émeute est terrible, et, cette fois encore, la populace, maîtresse de la
ville pendant trois jours, pille tous les greniers publics, tous les magasins des
communautés Jusqu’à la fin et au-delà, en 1770 à Reims, en 1775 à Dijon, Versailles,
Saint-Germain, Pontoise et Paris, en 1782 à Poitiers, en 1785 à Aix en Provence, en
1788 et 1789 à Paris et dans toute la France, vous verrez des explosions
semblables620 Sans doute, sous Louis XVI, le gouvernement s’adoucit, les intendants
sont humains, l’administration s’améliore, la taille devient moins inégale, la corvée
s’allège en se transformant, bref la misère est moindre. Et pourtant elle est encore
au-delà de ce que la nature humaine peut porter.
Parcourez les correspondances administratives des trente dernières années qui
précèdent la Révolution : cent indices vous révéleront une souffrance excessive, même
lorsqu’elle ne se tourne pas en fureur. Visiblement, pour l’homme du peuple, paysan,
artisan, ouvrier, qui subsiste par le travail de ses bras, la vie est précaire ; il a
juste le peu qu’il faut pour ne pas mourir de faim, et plus d’une fois ce peu lui
manque621. Ici, dans quatre élections, « les
habitants ne vivent presque que de sarrasin », et depuis cinq ans les pommes ayant
manqué, ils n’ont que de l’eau pour boisson. Là, en pays de vignobles622, chaque année « les vignerons sont en
grande partie réduits à mendier leur pain dans la saison morte ». Ailleurs, les
ouvriers, journaliers et manœuvres ayant été obligés de vendre leurs effets et leurs
meubles, plusieurs sont morts de froid ; la nourriture insuffisante et malsaine a
répandu des maladies, et dans deux élections on en comte trente-cinq mille à
l’aumône623. Dans un canton reculé, les paysans coupent les blés encore verts et les font
sécher au four, parce que leur faim ne peut attendre. L’intendant de Poitiers écrit
que, « dès que les ateliers de charité sont ouverts, il s’y précipite un nombre
prodigieux de pauvres, quelque soin qu’on ait pris pour réduire les prix et n’admettre
à ce travail que les plus nécessiteux ». L’intendant de Bourges marque qu’un grand
nombre de métayers ont vendu leurs meubles, que « des familles entières ont passé deux
jours sans manger », que, dans plusieurs paroisses, les affamés restent au lit la plus
grande partie du jour pour souffrir moins. L’intendant d’Orléans annonce « qu’en
Sologne de pauvres veuves ont brûlé leurs bois de lit, d’autres leurs arbres
fruitiers », pour se préserver du froid et il ajoute : « Rien n’est exagéré dans ce
tableau, le cri du besoin ne peut se rendre, il faut voir de près la misère des
campagnes pour s’en faire une idée. » De Riom, de La Rochelle, de Limoges, de Lyon, de
Montauban, de Caen, d’Alençon, des Flandres, de Moulins, les autres intendants mandent
des nouvelles semblables. On dirait un glas funèbre qui s’interrompt pour reprendre ;
même lorsque l’année n’est pas désastreuse, on l’entend de toutes parts. En Bourgogne,
près de Châtillon-sur-Seine, « les impôts, les droits seigneuriaux et dîmes, les frais
de culture partagent par tiers les productions de la terre et ne laissent rien aux
malheureux cultivateurs, qui auraient abandonné leurs champs, si deux entrepreneurs
suisses, fabricants de toiles peintes, n’étaient venus jeter par an quarante mille
francs d’argent comptant dans le pays624 ». En Auvergne, les campagnes se dépeuplent journellement : plusieurs
villages ont perdu, depuis le commencement du siècle, plus d’un tiers de leurs
habitants625. « Si on ne se hâtait pas d’alléger le fardeau d’un peuple écrasé, dit
en 1787 l’assemblée provinciale, l’Auvergne perdrait à jamais sa population et sa
culture. » Dans le Comminges, au moment de la Révolution, des communautés menacent de
faire abandon de leurs biens si on ne les dégrève pas626. « Personne n’ignore, dit l’assemblée de la Haute-Guyenne en 1784, que
le sort des communautés les plus imposées est si rigoureux, qu’on a vu plusieurs fois
les propriétaires en abandonner le territoire627. Qui ne se rappelle que les habitants de Saint-Sernin ont fait jusqu’à
dix fois l’abandon de leurs biens et menaçaient encore de revenir à cette résolution
affligeante, lorsqu’ils ont eu recours à l’administration ? On a vu il y a quelques
années un abandon de la communauté de Boisse combiné entre les habitants, le seigneur
et le décimateur de cette communauté » ; et la désertion serait bien plus grande
encore, si la loi ne défendait à tous les taillables d’abandonner un fonds surchargé,
à moins de renoncer en même temps à tout ce qu’ils possèdent dans la même communauté
Dans le Soissonnais, au rapport de l’assemblée provinciale628, « la misère
est excessive ». Dans la Gascogne, « le spectacle est déchirant ». Aux environs de
Toul, le cultivateur, après avoir payé l’impôt, la dîme et les redevances, reste les
mains vides. « L’agriculture est un état d’angoisses et de privations continuelles où
des milliers d’hommes sont obligés de végéter péniblement629. Dans tel
village de Normandie, presque tous les habitants, sans en excepter les fermiers et les
propriétaires, mangent du pain d’orge et boivent de l’eau, vivent comme les plus
malheureux des hommes, afin de subvenir au payement des impôts dont ils sont
surchargés. » Dans la même province, à Forges, « bien des malheureux mangent du pain
d’avoine, et d’autres du son mouillé, ce qui a causé la mort de plusieurs enfants630 ». Il est clair que
le peuple vit au jour le jour ; le pain lui manque sitôt que la récolte est mauvaise.
Vienne une gelée, une grêle, une inondation, toute une province ne sait plus comment
faire pour subsister jusqu’à l’année suivante ; en beaucoup d’endroits il suffit de
l’hiver, même ordinaire, pour amener la détresse. De toutes parts, on voit des bras
tendus vers le roi, qui est l’aumônier universel. Le peuple ressemble à un homme qui
marcherait dans un étang, ayant de l’eau jusqu’à la bouche ; à la moindre dépression
du sol, au moindre flot, il perd pied, enfonce et suffoque. En vain la charité
ancienne et l’humanité nouvelle s’ingénient pour lui venir en aide : l’eau est trop
haute. Il faudrait que son niveau baissât, et que l’étang pût se dégorger par quelque
large issue. Jusque-là le malheureux ne pourra respirer que par intervalles, et à
chaque moment il courra risque de se noyer.
C’est entre 1750 et 1760631 que les oisifs qui
soupent commencent à regarder avec compassion et avec alarme les travailleurs qui ne
dînent pas. Pourquoi ceux-ci sont-ils si pauvres, et par quel hasard, sur un sol aussi
bon que la France, le pain manque-t-il à ceux qui font pousser le grain D’abord,
quantité de terres sont incultes et, ce qui est pis, abandonnées. Selon les meilleurs
observateurs, « le quart du sol est absolument en friche… Les landes et les bruyères y
sont le plus souvent rassemblées en grands déserts, par centaines et par milliers
d’arpents632. »
— « Que l’on parcoure l’Anjou, le Maine, la Bretagne, le Poitou, le Limousin, la
Marche, le Berry, le Nivernais, le Bourbonnais, l’Auvergne, on verra qu’il y a la
moitié de ces provinces en bruyères qui forment des plaines immenses, qui toutes
cependant pourraient être cultivées. » En Touraine, en Poitou, en Berry, ce sont des
solitudes de trente mille arpents. Dans un seul canton, près de Preuilly, la bruyère
couvre quarante mille arpents de bonne terre. La Société d’Agriculture de Rennes
déclare que les deux tiers de la Bretagne sont en friche. — Ce n’est pas stérilité,
mais décadence. Le régime inventé par Louis XIV a fait son effet, et depuis un siècle
la terre retourne à l’état sauvage. « On ne voit que châteaux abandonnés et en ruine ;
tous les chefs-lieux de fiefs, qui autrefois étaient habités par une noblesse aisée,
sont aujourd’hui occupés par de pauvres métayers pâtres, dont les faibles travaux
produisent à peine leur subsistance et un reste d’impôt prêt à s’anéantir par la ruine
des propriétaires et la désertion des colons. » Dans l’élection de Confolens, telle
terre affermée 2 956 livres en 1665, n’est plus louée que 900 livres en 1747. Sur les
confins de la Marche et du Berry, tel domaine qui en 1660 faisait vivre honorablement
deux familles seigneuriales, n’est plus qu’une mince métairie improductive ; « on voit
encore la trace des sillons qu’imprimait autrefois le soc de la charrue sur toutes les
bruyères des alentours ». La Sologne, jadis florissante633, est devenue un marécage et une forêt ; cent ans
plus tôt, elle produisait trois fois autant de grains ; les deux tiers de ses moulins
ont disparu ; il n’y a plus vestige de ses vignobles ; « les bruyères ont pris la
place des raisins ». Ainsi délaissée par la pioche et la charrue, une vaste portion du
sol a cessé de nourrir les hommes, et le reste, mal cultivé, ne fournit qu’à peine à
leurs premiers besoins634.
En premier lieu, si la récolte manque, ce reste demeure inculte ; car le colon est
trop pauvre pour acheter les semences, et maintes fois l’intendant est obligé d’en
distribuer ; sans quoi, au désastre de l’année courante s’ajouterait la stérilité de
l’année suivante635. Aussi bien, en ce temps-là, toute calamité pèse sur
l’avenir autant que sur le présent ; pendant deux ans, en 1784 et 1785, dans le
Toulousain, la sécheresse ayant fait périr les animaux de trait, nombre de
cultivateurs sont obligés de laisser leurs champs en friche. — En second lieu, quand
on cultive, c’est à la façon du moyen âge. Arthur Young, en 1789, juge qu’en France
« l’agriculture en est encore au dixième siècle636 ». Sauf en Flandre et dans la plaine
d’Alsace, les champs restent en jachère un an sur trois, et souvent un an sur deux.
Mauvais outils ; point de charrues en fer ; en maint endroit, on s’en tient à la
charrue de Virgile. L’essieu des charrettes et les cercles des roues sont en bois, et
plus d’une fois la herse est une échelle de charrette. Peu de bestiaux, peu de
fumures ; le capital appliqué à la culture est trois fois moindre qu’aujourd’hui.
Faibles produits : « Nos terres communes, dit un bon observateur, donnent environ, à
prendre l’une dans l’autre, six fois la semence637. » En 1778, dans la
riche contrée qui environne Toulouse, le blé ne rend que cinq pour un ; aujourd’hui,
c’est huit, et davantage. Arthur Young calcule que, de son temps, l’acre anglaise
produit vingt-huit boisseaux de grain, l’acre française dix-huit, que le produit total
de la même terre pendant le même laps de temps est de trente-six livres sterling en
Angleterre, et seulement de vingt-cinq en France. — Comme les chemins vicinaux sont
affreux et que les transports sont souvent impraticables, il est clair que, dans les
cantons écartés, dans les mauvais sols qui rendent à peine trois fois la semence, il
n’y a pas toujours de quoi manger. Comment vivre jusqu’à la prochaine récolte ? Telle
est la préoccupation constante avant et pendant la Révolution. Dans les
correspondances manuscrites, je vois les syndics et maires de village estimer la
quantité des subsistances locales, tant de boisseaux dans les greniers, tant de gerbes
dans les granges, tant de bouches à nourrir, tant de jours jusqu’aux blés d’août, et
conclure qu’il s’en faut de deux, trois, quatre mois pour que l’approvisionnement
suffise. — Un pareil état des communications et de l’agriculture condamne un pays aux
disettes périodiques, et j’ose dire qu’à côté de la petite vérole qui, sur huit morts,
en cause une, on trouve alors une maladie endémique aussi régnante, aussi meurtrière,
qui est la faim.
On se doute bien que c’est le peuple, et surtout le paysan, qui en pâtit. Sitôt que
le prix du pain hausse, il n’y peut plus atteindre, et même sans hausse il n’y atteint
qu’avec peine. Le pain de froment coûte comme aujourd’hui de trois à quatre sous la
livre638, mais la moyenne d’une journée d’homme n’est que de
dix-neuf sous au lieu de quarante, en sorte qu’avec le même travail, au lieu d’un
pain, le journalier ne peut acheter que la moitié d’un pain639. Tout calculé, et les salaires étant ramenés au prix du grain, on trouve
que le travail annuel exécuté par l’ouvrier rural pouvait alors lui procurer neuf cent
cinquante-neuf litres de blé, aujourd’hui dix-huit cent cinquante et un ; ainsi, son
bien-être s’est accru de 93 pour 100. Celui d’un maître valet s’est accru de 70 pour
100 ; celui d’un vigneron de 125 pour 100. Cela suffit pour montrer quel était alors
leur malaise. — Et ce malaise est propre à la France. Par des observations et des
calculs analogues, Arthur Young arrive à montrer qu’en France « ceux qui vivent du
travail des champs, et ce sont les plus nombreux, sont de 76 pour 100 moins à leur
aise qu’en Angleterre, de 76 pour 100 plus mal nourris, plus mal vêtus, plus mal
traités en santé et en maladie ». — Aussi bien, dans les sept huitièmes du royaume, il
n’y a pas de fermiers, mais des métayers. Le paysan est trop pauvre pour devenir
entrepreneur de culture ; il n’a point de capital agricole640. « Le propriétaire qui veut faire valoir sa terre ne trouve pour la
cultiver que des malheureux qui n’ont que leurs bras ; il est obligé de faire à ses
frais toutes les avances de la culture, bestiaux, instruments et semences, d’avancer
même à ce métayer de quoi le nourrir jusqu’à la première récolte. » — « À Vatan, par
exemple, dans le Berry, presque tous les ans les métayers empruntent du pain au
propriétaire, afin de pouvoir attendre la moisson. » — « Il est très rare d’en trouver
qui ne s’endettent pas envers leur maître d’au moins cent livres par an. » Plusieurs
fois, celui-ci leur propose de leur laisser toute la récolte, à condition qu’ils ne
lui demanderont rien de toute l’année ; « ces misérables » ont refusé ; livrés à eux
seuls, ils ne seraient pas sûrs de vivre En Limousin et en Angoumois, leur pauvreté
est telle641, « qu’ils n’ont pas, déduction faite des charges qu’ils
supportent, plus de vingt-cinq à trente livres à dépenser par an et par personne, je
ne dis pas en argent, mais en comptant tout ce qu’ils consomment en nature sur ce
qu’ils ont récolté. Souvent ils ont moins, et, lorsqu’ils ne peuvent absolument
subsister, le maître est obligé d’y suppléer… Le métayer est toujours réduit à ce
qu’il faut absolument pour ne pas mourir de faim » Quant au petit propriétaire, au
villageois qui laboure lui-même son propre champ, sa condition n’est guère meilleure.
« L’agriculture642, telle que l’exercent nos paysans, est une
véritable galère ; ils périssent par milliers dès l’enfance, et, dans l’adolescence,
ils cherchent à se placer partout ailleurs qu’où ils devraient être. » En 1783, dans
toute la plaine du Toulousain, ils ne mangent que du maïs, de la mixture, de
grains, très peu de blé ; pendant la moitié de l’année, ceux des montagnes vivent de
châtaignes ; la pomme de terre est à peine connue, et, selon Arthur Young, sur cent
paysans, quatre-vingt-dix-neuf refuseraient d’en manger. D’après les rapports des
intendants, le fond de la nourriture en Normandie est l’avoine, dans l’élection de
Troyes le sarrasin, dans la Marche et le Limousin le sarrasin avec des châtaignes et
des raves, en Auvergne le sarrasin, les châtaignes, le lait caillé et un peu de chèvre
salée ; en Beauce, un mélange d’orge et de seigle ; en Berry, un mélange d’orge et
d’avoine. Point de pain de froment : le paysan ne consomme que les farines
inférieures, parce qu’il ne peut payer son pain que deux sous la livre. Point de
viande de boucherie : tout au plus il tue un porc par an. Sa maison est en pisé,
couverte de chaume, sans fenêtres, et la terre battue en est le plancher. Même quand
le terrain fournit de bons matériaux, pierre, ardoises et tuiles, les fenêtres n’ont
point de vitres. Dans une paroisse de Normandie643, en 1789, « la plupart sont bâties sur quatre fourches » ; souvent ce
sont des étables ou des granges où l’on a élevé une cheminée avec quatre gaules et de
la boue ». Pour vêtements, des haillons, et souvent, en hiver, des haillons de toile.
Dans le Quercy et ailleurs, point de bas, ni de souliers, ni de sabots. « Impossible,
dit Young, pour une imagination anglaise de se figurer les animaux qui nous servirent
à Souillac, à l’hôtel du Chapeau Rouge ; des êtres appelés femmes
par la courtoisie des habitants, en réalité des tas de fumier ambulants. Mais ce
serait en vain que l’on chercherait en France une servante d’hôtel proprement mise. »
— Lisez quelques descriptions prises sur place, et vous verrez qu’en France l’aspect
de la campagne et des paysans est le même qu’en Irlande, du moins dans les grands
traits.
Dans les contrées les plus fertiles, en Limagne par exemple, chaumières et visages,
tout annonce644 « la misère et la peine » « La plupart des paysans sont faibles,
exténués, de petite stature. » Presque tous récoltent dans leurs héritages du blé et
du vin, mais sont forcés de les vendre pour payer leurs rentes et leurs impositions ;
ils ne mangent qu’un pain noir fait de seigle et d’orge, et n’ont pour boisson que de
l’eau jetée sur le restant des marcs. « Un Anglais645 qui n’a pas quitté son pays ne peut se figurer l’apparence de la
majeure partie des paysannes en France. » Arthur Young, qui cause avec l’une d’entre
elles en Champagne, dit que, « même d’assez près, on lui eût donné de soixante à
soixante-dix ans, tant elle était courbée, tant sa figure était ridée et durcie par le
travail ; elle me dit n’en avoir que vingt-huit ». Cette femme, son mari et son ménage
sont un échantillon assez exact de la condition du petit cultivateur propriétaire. Ils
ont pour tout bien un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval ; leurs sept
enfants consomment tout le lait de la vache. Ils doivent à un seigneur un franchard
(42 livres) de froment et trois poulets, à un autre trois franchards d’avoine, un
poulet et un sou, à quoi il faut joindre la taille et les autres impôts. « Dieu nous
vienne en aide, disait-elle, car les tailles et les droits nous écrasent ! » — Que
sera-ce donc dans les contrées où la terre est mauvaise « Des Ormes (près de
Châtellerault) jusqu’à Poitiers, écrit une dame646, il y a beaucoup de terrain qui ne rapporte rien, et, depuis Poitiers jusque
chez moi (en Limousin), il y a vingt-cinq mille arpents de terrain qui ne sont que de
la brande et des joncs marins. Les paysans y vivent de seigle dont on n’ôte pas le
son, qui est noir et lourd comme du plomb Dans le Poitou et ici, on ne laboure que
l’épiderme de la terre, avec une petite vilaine charrue sans roues… Depuis Poitiers
jusqu’à Montmorillon, il y a neuf lieues, qui en valent seize de Paris, et je vous
assure que je n’y ai vu que quatre hommes, et trois de Montmorillon chez moi, où il y
a quatre lieues ; encore ne les avons-nous aperçus que de loin, car nous n’en avons
pas trouvé un seul sur le chemin. Vous n’en serez pas étonné dans un tel pays… On a
soin de les marier d’aussi bonne heure que les grands seigneurs », sans doute par
crainte de la milice. « Mais le pays n’en est pas plus peuplé, car presque tous les
enfants meurent. Les femmes n’ayant presque pas de lait, les enfants d’un an mangent
de ce pain dont je vous ai parlé ; aussi une fille de quatre ans a le ventre gros
comme une femme enceinte… Les seigles ont été gelés cette année, le jour de Pâques ;
il y a peu de froment ; des douze métairies qu’a ma mère, il y en a peut-être dans
quatre. Il n’a pas plu depuis Pâques : pas de foin, pas de pâturage, aucun légume, pas
de fruits ; voilà l’état du pauvre paysan ; par conséquent, point d’engrais, de
bestiaux… Ma mère, qui avait toujours plusieurs de ses greniers pleins, n’y a pas un
grain de blé, parce que, depuis deux ans, elle nourrit tous ses métayers et les
pauvres. » — « On secourt le paysan, dit un seigneur de la même province647, on le protège, rarement on lui fait tort, mais on le dédaigne. On
l’assujettit s’il est bon et facile ; on l’aigrit et l’on l’irrite s’il est méchant…
Il est tenu dans la misère, dans l’abjection, par des hommes qui ne sont rien moins
qu’inhumains, mais dont le préjugé, surtout dans la noblesse, est qu’il n’est pas de
même espèce que nous… Le propriétaire tire tout ce qu’il peut et, dans tous les cas,
le regardant lui et ses bœufs comme bêtes domestiques, il les charge de voitures et
s’en sert dans tous les temps pour tous voyages, charrois, transports. De son côté, ce
métayer ne songe qu’à vivre avec le moins de travail possible, à mettre le plus de
terrain qu’il peut en dépaître ou pacages, attendu que le produit provenant du croît
du bétail ne lui coûte aucun travail. Le peu qu’il laboure, c’est pour semer des
denrées de vil prix, propres à sa nourriture, le blé noir, les raves, etc. Il n’a de
jouissance que sa paresse et sa lenteur, d’espérance que dans une bonne année de
châtaignes, et d’occupation volontaire que d’engendrer » ; faute de pouvoir louer des
valets de ferme, il fait des enfants Les autres, manœuvres, ont quelques petits
fonds, et surtout « vivent sur le spontané et de quelques chèvres qui dévorent tout ».
Encore bien souvent, et sur ordre du Parlement, elles sont tuées par les gardes. Une
femme avec deux enfants au maillot, « sans lait, sans un pouce de terre », à qui l’on
a tué ainsi deux chèvres, son unique ressource, une autre à qui l’on a tué sa chèvre
unique et qui est à l’aumône avec son fils, viennent pleurer à la porte du château ;
l’une reçoit douze livres, l’autre est admise comme servante, et désormais « ce
village donne de grands coups de chapeau, avec une physionomie bien riante » En
effet, ils ne sont pas habitués aux bienfaits ; pâtir et le lot de tout ce pauvre
monde. « Ils croient inévitable, comme la pluie et la grêle, la nécessité d’être
opprimés par le plus fort, le plus riche, le plus accrédité, et c’est ce qui leur
imprime, s’il est permis de parler ainsi, un caractère de souffre-douleur. »
En Auvergne, pays féodal, tout couvert de grands domaines ecclésiastiques et
seigneuriaux, la misère est égale. À Clermont-Ferrand648, « il y a des rues qui, pour la couleur, la saleté
et la mauvaise odeur, ne peuvent se comparer qu’à des tranchées dans un tas de
fumier. » Dans les auberges des gros bourgs, « étroitesse, misère, saleté, ténèbres ».
Celle de Pradelles est « l’une des pires de France ». Celle d’Aubenas, dit Young,
« serait le purgatoire d’un de mes pourceaux ». En effet, les sens sont bouchés :
l’homme primitif est content dès qu’il peut dormir et se repaître. Il se repaît, mais
de quelle nourriture ! Pour supporter cette pâtée indigeste, il faut ici au paysan un
estomac plus coriace encore qu’en Limousin ; dans tel village où, dix ans plus tard,
on tuera chaque année vingt-cinq porcs, on n’en mange que deux ou trois par an649 Quand on
contemple la rudesse de ce tempérament intact depuis Vercingétorix et, de plus,
effarouché par la souffrance, on ne peut se défendre de quelque effroi. Le marquis de
Mirabeau décrit « la fête votive du Mont-Dore, les sauvages descendant en torrents de
la montagne650, le curé avec étole et surplis, la justice en perruque, la
maréchaussée, le sabre à la main, gardant la place avant de permettre aux musettes de
commencer ; la danse interrompue un quart d’heure après par la bataille ; les cris et
les sifflements des enfants, des débiles et autres assistants, les agaçant comme fait
la canaille quand les chiens se battent ; des hommes affreux, ou plutôt des bêtes
fauves, couverts de sayons de grosse laine, avec de larges ceintures de cuir piquées
de clous de cuivre, d’une taille gigantesque rehaussée par de hauts sabots, s’élevant
encore pour regarder le combat, trépignant avec progression, se frottant les flancs
avec les coudes, la figure hâve et couverte de longs cheveux gras, le haut du visage
pâlissant et le bas se déchirant pour ébaucher un rire cruel et une sorte d’impatience
féroce Et ces gens-là payent la taille ! et l’on veut encore leur ôter le sel ! Et
l’on ne sait pas ce qu’on dépouille, ce qu’on croit gouverner, ce qu’à coups d’une
plume nonchalante et lâche on croira, jusqu’à la catastrophe, affamer toujours
impunément ! Pauvre Jean-Jacques, me disais-je, qui t’enverrait, toi et ton système,
copier de la musique chez ces gens-là aurait bien durement répondu à ton discours. »
Avertissement prophétique, prévoyance admirable que l’excès du mal n’aveugle point sur
le mal du remède. Éclairé par son instinct féodal et rural, le vieux gentilhomme juge
du même coup le gouvernement et les philosophes, l’Ancien Régime et la Révolution.
Quand l’homme est misérable, il s’aigrit ; mais quand il est à la fois propriétaire
et misérable, il s’aigrit davantage. Il a pu se résigner à l’indigence, il ne se
résigne pas à la spoliation ; et telle était la situation du paysan en 1789 ; car,
pendant tout le dix-huitième siècle, il avait acquis de la terre Comment avait-il
fait, dans une telle détresse ? La chose est à peine croyable, quoique certaine ; on
ne peut l’expliquer que par le caractère du paysan français, par sa sobriété, sa
ténacité, sa dureté pour lui-même, sa dissimulation, sa passion héréditaire pour la
propriété et pour la terre. Il avait vécu de privations, épargné sou sur sou. Chaque
année, quelques pièces blanches allaient rejoindre son petit tas d’écus enterré au
coin le plus secret de sa cave ; certainement, le paysan de Rousseau, qui cachait son
vin et son pain dans un silo, avait une cachette plus mystérieuse encore ; un peu
d’argent dans un bas de laine ou dans un pot échappe mieux que le reste à
l’inquisition des commis. En guenilles, pieds nus, ne mangeant que du pain noir, mais
couvant dans son cœur le petit trésor sur lequel il fondait tant d’espérances, il
guettait l’occasion, et l’occasion ne manquait pas. « Malgré tous ses privilèges,
écrit un gentilhomme en 1755651, la noblesse se ruine et s’anéantit tous les jours, le Tiers-état s’empare des
fortunes. » Nombre de domaines passent ainsi, par vente forcée ou volontaire, entre
les mains des financiers, des gens de plume, des négociants, des gros bourgeois. Mais
il est sûr qu’avant de subir la dépossession totale, le seigneur obéré s’est résigné
aux aliénations partielles. Le paysan, qui a graissé la patte du régisseur, se trouve
là avec son magot. « Mauvaise terre, Monseigneur, et qui vous coûte plus qu’elle ne
vous rapporte. » Il s’agit d’un lopin isolé, d’un bout de champ ou de pré, parfois
d’une ferme dont le fermier ne paye plus, plus souvent d’une métairie dont les
métayers besogneux et paresseux tombent chaque année à la charge du maître. Celui-ci
peut se dire que la parcelle aliénée n’est pas perdue pour lui, puisqu’un jour, par
droit de rachat, il pourra la reprendre, et puisqu’en attendant il touchera un cens,
des redevances, le profit des lods et ventes. D’ailleurs, il y a chez lui et autour de
lui de grandes espaces vides que la décadence de la culture et la dépopulation ont
laissés déserts. Pour les remettre en valeur, il faut en céder la propriété ; nul
autre moyen de rattacher l’homme à la terre Et le gouvernement aide à l’opération :
ne percevant plus rien sur le sol abandonné, il consent à retirer provisoirement sa
main trop pesante. Par l’édit de 1766, une terre défrichée reste affranchie pour
quinze ans de la taille d’exploitation, et, là-dessus, dans vingt-huit provinces,
quatre cent mille arpents sont défrichés en trois ans652.
Voilà comment, par degrés, le domaine seigneurial s’émiette et s’amoindrit. Vers la
fin, en quantité d’endroits, sauf le château et la petite ferme attenante qui rapporte
deux ou trois mille francs par an653, le
seigneur n’a plus que ses droits féodaux ; tout le reste du sol est au paysan. Déjà
vers 1750, Forbonnais note que beaucoup de nobles et d’anoblis, « réduits à une
pauvreté extrême avec des titres de propriété immense », ont vendu au petit
cultivateur à bas pris, souvent pour le montant de la taille. Vers 1760, un quart du
sol dit-on, avait déjà passé aux mains des travailleurs agricoles. En 1772, à propos
du vingtième qui se perçoit sur le revenu net des immeubles, l’intendant de Caen,
ayant fait le relevé de ses cotes, estime que, sur cent cinquante mille, « il y en a
peut-être cinquante mille dont l’objet n’excède pas cinq sous et peut-être encore
autant qui n’excèdent pas vingt sous654. » Des observateurs contemporains constatent cette passion du paysan pour la
propriété foncière. « Toutes les épargnes des basses classes, qui ailleurs sont
placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinées en France à
l’achat des terres. » — « Aussi le nombre des petites propriétés rurales va toujours
croissant. Necker dit qu’il y en a « une immensité ». Arthur Young,
en 1789, s’étonne de leur prodigieuse multitude et « penche à croire qu’elles forment
le tiers du royaume ». Ce serait déjà notre chiffre actuel, et l’on trouve encore, à
peu de chose près, le chiffre actuel, si l’on cherche le nombre des propriétaires
comparé au nombre des habitants.
Mais, en acquérant le sol, le petit cultivateur en prend pour lui les charges. Tant
qu’il était simple journalier et n’avait que ses bras, l’impôt ne l’atteignait qu’à
demi : « où il n’y a rien, le roi perd ses droits ». Maintenant, il a beau être pauvre
et se dire encore plus pauvre, le fisc a prise sur lui par toute l’étendue de sa
propriété nouvelle. Les collecteurs, paysans comme lui et jaloux à titre de voisins,
savent ce que son bien au soleil lui a rapporté ; c’est pourquoi on lui prend tout ce
qu’on peut lui prendre. En vain il a travaillé avec une âpreté nouvelle, ses mains
restent aussi vides, et, au bout de l’année, il découvre que son champ n’a rien
produit pour lui. Plus il acquiert et produit, plus ses charges deviennent lourdes. En
1715, la taille et la capitation, qu’il paye seul ou presque seul, étaient de 66
millions ; elles sont de 93 en 1759, de 110 en 1789655. En 1757, l’impôt est de
283 156 000 livres ; en 1789, de 476 294 000. — Sans doute, en théorie, par humanité
et bon sens, on veut le soulager, on a pitié de lui. Mais en pratique, par nécessité
et routine, on le traite, selon le précepte du cardinal de Richelieu, comme une bête
de somme à qui l’on mesure l’avoine, de peur qu’il ne soit trop fort et regimbe,
« comme un mulet qui, étant accoutumé à la charge, se gâte plus par un long repos que
par le travail ».
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