Chapitre III
Pendant longtemps, la philosophie nouvelle, enfermée dans un cercle choisi, n’avait
été qu’un luxe de bonne compagnie. Négociants, fabricants et boutiquiers, avocats,
procureurs et médecins, comédiens, professeurs ou curés, fonctionnaires, employés et
commis, toute la classe moyenne était à sa besogne. L’horizon de chacun était
restreint ; c’était celui de la profession ou du métier qu’on exerçait, de la
corporation dans laquelle on était compris, de la ville où l’on était né et tout au
plus de la province où l’on habitait558. La disette des idées et la
modestie du cœur confinaient le bourgeois dans son enclos héréditaire. Ses yeux ne se
hasardaient guère au-delà, dans le territoire interdit et dangereux des choses
d’État ; à peine s’il y coulait un regard furtif et rare ; les affaires publiques
étaient « les affaires du roi ». — Point de fronde alors, sauf dans le barreau,
satellite obligé du Parlement et entraîné dans son orbite. En 1718, après un lit de
justice, les avocats de Paris s’étant mis en grève, le régent s’écriait avec colère et
surprise : « Quoi ! ces drôles-là s’en mêlent aussi559 ! » Encore faut-il remarquer que, le plus souvent, beaucoup d’entre eux se
tenaient cois. « Mon père et moi, écrit plus tard l’avocat Barbier, nous ne nous
sommes pas mêlés dans ces tapages, parmi ces esprits caustiques et turbulents. » — Et
il ajoute cette profession de foi significative : « Je crois qu’il faut faire son
emploi avec honneur, sans se mêler d’affaires d’État sur lesquelles on
n’a ni pouvoir ni mission. » — Dans toute la première moitié du dix-huitième
siècle, je ne vois dans le Tiers-état que ce seul foyer d’opposition, le Parlement et,
autour de lui, pour attiser le feu, le vieil esprit gallican ou janséniste. « La bonne
ville de Paris, écrit Barbier en 1733, est janséniste de la tête aux pieds », non
seulement les magistrats, les avocats, les professeurs, toute l’élite de la
bourgeoisie, « mais encore tout le gros de Paris, hommes, femmes, petits enfants, qui
tiennent pour cette doctrine, sans savoir la matière, sans rien entendre aux
distinctions et interprétations, par haine contre Rome et les jésuites. Les femmes,
femmelettes et jusqu’aux femmes de chambre s’y feraient hacher… Ce parti s’est grossi
des honnêtes gens du royaume qui détestent les persécutions et l’injustice. » — Aussi,
quand toutes les chambres de magistrature, jointes aux avocats, donnent leur démission
et défilent hors du palais « au milieu d’un monde infini, le public dit : Voilà de vrais Romains, les pères de la patrie ; on bat des mains au passage
des deux conseillers Pucelle et Menguy et on leur jette des couronnes ».
— Incessamment rallumée, la querelle du Parlement et de la Cour sera l’une des
flammèches qui provoqueront la grande explosion finale, et les brandons jansénistes
qui couvent sous la cendre trouveront leur emploi en 1791 lorsqu’on attaquera
l’édifice ecclésiastique Mais, dans cet antique foyer, il ne peut y avoir que des
cendres chaudes, des tisons enfouis, parfois des pétillements et des feux de paille ;
par lui-même et à lui seul, il n’est point incendiaire. Sa structure emprisonne sa
flamme et ses aliments limitent sa chaleur. Le janséniste est trop fidèle chrétien
pour ne pas respecter les puissances instituées d’en haut. Le parlementaire,
conservateur par état, aurait horreur de renverser l’ordre établi. Tous les deux
combattent pour la tradition et contre la nouveauté ; c’est pourquoi, après avoir
défendu le passé contre le pouvoir arbitraire, ils le défendront contre la violence
révolutionnaire et tomberont, l’un dans l’impuissance et l’autre dans l’oubli.
Aussi bien, l’embrasement est tardif dans la classe moyenne, et, pour qu’il s’y
, il faut qu’au préalable, par une transformation graduelle, les matériaux
réfractaires soient devenus combustibles Un grand changement s’opère au dix-huitième
siècle dans la condition du Tiers-état. Le bourgeois a travaillé, fabriqué, commercé,
gagné, épargné, et tous les jours il s’enrichit davantage560. On peut dater de Law ce grand essor des entreprises, du négoce, de la
spéculation et des fortunes ; arrêté par la guerre, il reprend plus vif et plus fort à
chaque intervalle de paix, après le traité d’Aix-la-Chapelle en 1748, après le traité
de Paris en 1763, et surtout à partir du règne de Louis XVI. L’exportation française,
qui en 1720 était de 106 millions, en 1735 de 124, en 1748 de 192, est de 257 millions
en 1755, de 309 en 1776, de 354 en 1788. En 1786, Saint-Domingue seul envoie à la
métropole pour 131 millions de ses produits et en reçoit pour 44 millions de
marchandises561. Sur ces
échanges, on voit, à Nantes, à Bordeaux, se fonder des maisons colossales. « Je tiens
Bordeaux, écrit Arthur Young, pour plus riche et plus commerçante qu’aucune ville
d’Angleterre, excepté Londres… Dans ces derniers temps, les progrès du commerce
maritime ont été plus rapides en France qu’en Angleterre même. » Selon un
administrateur du temps, si les taxes de consommation rapportent tous les jours
davantage, c’est que depuis 1774 les divers genres d’industrie se développent tous les
jours davantage562. Et ce progrès est
régulier, soutenu. « On peut compter, dit Necker en 1781, que le produit de tous les
droits de consommation augmente de deux millions par an. » — Dans ce grand effort
d’invention, de labeur et de génie, Paris, qui grossit sans cesse, est l’atelier
central. Bien plus encore qu’aujourd’hui, il a le monopole de tout ce qui est œuvre
d’intelligence et de goût, livres, tableaux, estampes, statues, bijoux, parures,
toilettes, voitures, ameublements, articles de curiosité et de mode, agréments et
décors de la vie élégante et mondaine ; c’est lui qui fournit l’Europe. En 1774, son
commerce de librairie était évalué à 45 millions, et celui de Londres au quart
seulement563. Sur les bénéfices s’élèvent
beaucoup de grandes fortunes, encore plus de fortunes moyennes, et les capitaux ainsi
formés cherchent un emploi. — Justement, voici que les plus nobles mains du royaume
s’étendent pour les recevoir, nobles, princes du sang, états provinciaux, assemblées
du clergé, au premier rang le roi, qui, étant le plus besogneux de tous, emprunte à
dix pour cent et est toujours en quête de nouveaux prêteurs. Déjà sous Fleury la dette
s’est accrue de 18 millions de rente, et, pendant la guerre de Sept Ans, de 34 autres
millions de rente. Sous Louis XVI, M. Necker emprunte en capital 530 millions, M. Joly
de Fleury 300 millions, M. de Calonne 800 millions, en tout 1 630 millions en dix ans.
L’intérêt de la dette, qui n’était que de 45 millions en 1755, s’élève à 106 millions
en 1776, et monte à 206 millions en 1789564. Que de créanciers
indiqués par ce peu de chiffres ! Et remarquez que, le Tiers-état étant le seul corps
qui gagne et épargne, presque tous ces créanciers sont du Tiers-état. Ajoutez-en des
milliers d’autres : en premier lieu, les financiers qui font au gouvernement des
avances de fonds, avances indispensables, puisque, de temps immémorial, il mange son
blé en herbe, et que toujours l’année courante ronge d’avance le produit des années
suivantes : il y a 80 millions d’anticipations en 1759, et 170 en 1783. En second
lieu, tant de fournisseurs, grands et petits, qui, sur tous les points du territoire,
sont en compte avec l’État pour leurs travaux et fournitures, véritable armée qui
s’accroît tous les jours, depuis que le gouvernement, entraîné par la centralisation,
se charge seul de toutes les entreprises, et que, sollicité par l’opinion, il
multiplie les entreprises utiles au public : sous Louis XV, l’État fait six mille
lieues de routes, et, sous Louis XVI, en 1788, afin de parer à la famine, il achète
pour quarante millions de grains.
Par cet accroissement de son action et par cet emprunt de capitaux, il devient le
débiteur universel ; dès lors les affaires publiques ne sont plus seulement les
affaires du roi. Ses créanciers s’inquiètent de ses dépenses, car c’est leur argent
qu’il gaspille ; s’il gère mal, ils seront ruinés. Ils voudraient bien connaître son
budget, vérifier ses livres : un prêteur a toujours le droit de surveiller son gage.
Voilà donc le bourgeois qui relève la tête et qui commence à considérer de près la
grande machine dont le jeu, dérobé à tous les regards vulgaires, était jusqu’ici un
secret d’État. Il devient politique et, du même coup, il devient mécontent Car, on ne
peut le nier, ces affaires où il est si fort intéressé sont mal conduites. Un fils de
famille qui mènerait les siennes de la même façon mériterait d’être interdit.
Toujours, dans l’administration de l’État, la dépense a dépassé la recette. D’après
les aveux officiels, le déficit annuel était de soixante-dix millions en 1770, de
quatre-vingts en 1783565 : quand on a tenté
de le réduire, ç’a été par des banqueroutes, l’une de deux milliards à la fin de
Louis XIV, l’autre presque égale au temps de Law, une autre du tiers et de moitié sur
toutes les rentes au temps de Terray, sans compter les suppressions de détail, les
réductions, les retards indéfinis de payement, et tous les procédés violents ou
frauduleux qu’un débiteur puissant emploie impunément contre un créancier faible. « On
compte cinquante-six violations de la foi publique depuis Henri IV jusqu’au ministère
de M. de Loménie inclusivement566 » et l’on
aperçoit à l’horizon une dernière banqueroute plus effroyable que toutes les autres.
Plusieurs, Besenval, Linguet, la conseillent hautement comme une amputation nécessaire
et salutaire. Non seulement il y a des précédents, et en cela le gouvernement ne fera
que suivre son propre exemple ; mais telle est sa règle quotidienne, puisqu’il ne vit
qu’au jour le jour, à force d’expédients et de délais, creusant un trou pour en
boucher un autre, et ne se sauvant de la faillite que par la patience forcée qu’il
impose à ses créanciers. Avec lui, dit un contemporain, ils n’étaient jamais sûrs de
rien, et il fallait toujours attendre567.
« Plaçaient-ils leurs capitaux dans ses emprunts, ils ne pouvaient jamais compter sur
une époque fixe pour le payement des intérêts. Construisaient-ils ses vaisseaux,
réparaient-ils ses routes, vêtaient-ils ses soldats, ils restaient sans garanties de
leurs avances, sans échéances pour le remboursement, réduits à calculer les chances
d’un contrat avec les ministres comme celles d’un prêt fait à la grosse aventure. » On
ne paye que si l’on peut et quand on peut, même les gens de la maison, les
fournisseurs de la table, les serviteurs de la personne. En 1753, les domestiques de
Louis XV n’avaient rien reçu depuis trois années. On a vu que ses palefreniers
allaient mendier pendant la nuit dans les rues de Versailles, que ses pourvoyeurs « se
cachaient », que, sous Louis XVI, en 1778, il était dû 792 620 francs au marchand de
vin, et 3 467 980 francs au fournisseur de poisson et de viande568. En 1788, la détresse
est telle, que le ministre de Loménie prend et dépense les fonds d’une souscription
faite par des particuliers pour les hospices ; au moment où il se retire, le Trésor
est vide, sauf quatre cent mille francs dont il met la moitié dans sa poche. Quelle
administration Devant ce débiteur qui manifestement devient insolvable, tous les
gens qui, de près ou de loin, sont engagés dans ses affaires, se consultent avec
alarme, et ils sont innombrables, banquiers, négociants, fabricants, employés,
prêteurs de toute espèce et de tout degré : au premier rang les rentiers, qui ont mis
chez lui tout leur avoir en viager et qui seront à l’aumône s’il ne leur paye pas
chaque année les 44 millions qu’il leur doit, les industriels et marchands, qui lui
ont confié leur honneur commercial et auraient horreur de faillir par contre-coup ;
derrière ceux-ci, leurs créanciers, leurs commis, leurs ouvriers, leurs proches, bref
la plus grande partie de la classe laborieuse et paisible, qui jusqu’ici obéissait
sans murmure et ne songeait point à contrôler le régime établi. Désormais elle va le
contrôler avec attention, avec défiance, avec colère ; et malheur à ceux qu’elle
prendra en faute, car elle sait qu’ils la ruinent en ruinant l’État !
En même temps elle a monté dans l’échelle sociale, et, par son élite, elle rejoint
les plus haut placés. Jadis, entre Dorante et M. Jourdain, entre don Juan et
M. Dimanche, entre M. de Sotenville lui-même et George Dandin, l’intervalle était
immense : habits, logis, mœurs, caractère, point d’honneur, idées, langage, tout
différait. Maintenant la distance est presque insensible. D’une part, les nobles se
sont rapprochés du Tiers-état ; d’autre part, le Tiers-état s’est rapproché des
nobles, et l’égalité de fait a précédé l’égalité de droit Aux approches de 1789, on
aurait peine à les distinguer dans la rue. À la ville, les gentilshommes ne portent
plus l’épée ; ils ont quitté les broderies, les galons, et se promènent en frac uni,
ou courent dans un cabriolet qu’ils conduisent eux-mêmes569. « La simplicité des coutumes anglaises » et les usages du Tiers leur ont
paru plus commodes pour la vie privée. Leur éclat les gênait, ils étaient las d’être
toujours en représentation. Désormais ils acceptent la familiarité pour avoir le
sans-gêne, et sont contents « de se mêler sans faste et sans entraves à tous leurs
concitoyens » Certes, l’indice est grave, et les vieilles âmes féodales avaient
raison de gronder. Le marquis de Mirabeau, apprenant que son fils veut être son propre
avocat, ne se console qu’en voyant d’autres, et de plus grands, faire pis encore570. « Quoique ayant de la peine à avaler l’idée que le petit-fils
de notre grand-père, tel que nous l’avons vu passer sur le Cours, toute la foule,
petits et grands, ôtant de loin le chapeau, va maintenant figurer à la barre de
l’avant-cour, disputant la pratique aux aboyeurs de chicane, je me suis dit ensuite
que Louis XIV serait un peu plus étonné s’il voyait la femme de son
arrière-successeur, en habit de paysanne et en tablier, sans suite, sans pages ni
personne, courant le palais et les terrasses, demander au premier polisson en frac de
lui donner la main que celui-ci lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. » — En
effet, le nivellement des façons et des dehors ne fait que manifester le nivellement
des esprits et des âmes. Si l’ancien décor se défait, c’est que les sentiments qu’il
annonçait se défont. Il annonçait le sérieux, la dignité, l’habitude de se contraindre
et d’être en public, l’autorité, le commandement. C’était la parade fastueuse et
rigide d’un état-major social. À présent la parade tombe, parce que l’état-major s’est
dissous. Si les nobles s’habillent en bourgeois, c’est qu’ils sont eux-mêmes devenus
des bourgeois, je veux dire des oisifs qui, retirés des affaires, causent et
s’amusent. — Sans doute ils s’amusent en gens de goût et causent en gens de bonne
compagnie. Mais la difficulté ne sera pas grande de les égaler en cela. Depuis que le
Tiers s’est enrichi, beaucoup de roturiers sont devenus gens du monde. Les successeurs
de Samuel Bernard ne sont plus des Turcaret, mais des Pâris-Duverney, des Saint-James,
des Laborde, affinés, cultivés de cœur et d’esprit, ayant du tact, de la littérature,
de la philosophie, de la bienfaisance571, donnant des fêtes,
sachant recevoir. À une nuance près, on trouve chez eux la même société que chez un
grand seigneur, les mêmes idées, le même ton. Leurs fils, MM. de Villemur, de
Francueil, d’Épinay, jettent l’argent par les fenêtres aussi élégamment que les jeunes
ducs avec lesquels ils soupent. Avec de l’argent et de l’esprit, un parvenu se
dégourdit vite, et son fils, sinon lui, sera initié : quelques années d’exercices à
l’académie, un maître de danse, une des quatre mille charges qui confèrent la noblesse
lui donneront les dehors qui lui manquent. Or, en ce temps-là, dès qu’on sait observer
les bienséances, saluer et causer, on a son brevet d’entrée partout. Un Anglais572
remarque que l’un des premiers mots que l’on emploie pour louer un homme est de dire
« qu’il se présente parfaitement bien ». La maréchale de Luxembourg, si fière, choisit
toujours Laharpe pour cavalier ; en effet, « il donne si bien le bras ! » — Non
seulement le plébéien entre au salon s’il a de l’usage, mais il y trône s’il a du
talent. La première place dans la conversation et même dans la considération publique
est pour Voltaire, fils d’un notaire, pour Diderot, fils d’un coutelier, pour
Rousseau, fils d’un horloger, pour d’Alembert, enfant-trouvé recueilli par un
vitrier ; et quand, après la mort des grands hommes, il n’y a plus que des écrivains
de second ordre, les premières duchesses sont encore contentes d’avoir à leur table
Chamfort, autre enfant-trouvé, Beaumarchais, autre fils d’horloger, Laharpe, nourri et
élevé par charité, Marmontel, fils d’un tailleur de village, quantité d’autres moins
notables, bref tous les parvenus de l’esprit.
Pour s’achever, la noblesse leur emprunte leur plume et aspire à leurs succès. « On
est revenu, disait le prince de Hénin, de ces préjugés gothiques et absurdes sur la
culture des lettres573. Quant à moi, j’écrirais demain une comédie si j’en avais le talent, et,
si l’on me mettait un peu en colère, je la jouerais. » Et, de fait, « le vicomte de
Ségur, fils du ministre de la guerre, joue le rôle d’amant dans Nina
sur le théâtre de Mlle Guimard, avec tous les acteurs de la comédie italienne574 ». Un personnage de Mme de Genlis, revenant à Paris après cinq ans
d’absence, dit « qu’il a laissé les hommes uniquement occupés de jeu, de chasse, de
leurs petites maisons, et qu’il les retrouve tous auteurs575 ». Ils colportent de salon en salon leurs tragédies, comédies, romans,
églogues, dissertations et considérations de toute espèce. Ils tâchent de faire
représenter leurs pièces, ils subissent le jugement préalable des comédiens, ils
sollicitent un mot d’éloge au Mercure, ils lisent des fables aux
séances de l’Académie. Ils s’engagent dans les tracasseries, dans les glorioles, dans
les petitesses de la vie littéraire, bien pis, de la vie théâtrale, puisque, sur cent
théâtres de société, ils sont acteurs et jouent avec les vrais acteurs. Ajoutez à
cela, si vous voulez, leurs autres petits talents d’amateurs : peindre à la gouache,
faire des chansons, jouer de la flûte. — Après ce mélange des classes et ce
déplacement des rôles, quelle supériorité reste à la noblesse ? Par quel mérite
spécial, par quelle capacité reconnue se fera-elle respecter du Tiers ? Hors une fleur
de suprême bon ton et quelques raffinements dans le savoir-vivre, en quoi
diffère-t-elle de lui ? Quelle éducation supérieure, quelle habitude des affaires,
quelle expérience du gouvernement, quelle instruction politique, quel ascendant local,
quelle autorité morale peut-elle alléguer pour autoriser ses prétentions à la première
place En fait de pratiques, c’est déjà le Tiers qui fait la besogne et fournit les
hommes spéciaux, intendants, premiers commis des ministères, administrateurs laïques
et ecclésiastiques, travailleurs effectifs de toute espèce de tout degré.
Rappelez-vous ce marquis dont on parlait tout à l’heure, ancien capitaine aux gardes
françaises, homme de cœur et loyal, avouant aux élections de 1789 que les
connaissances essentielles à un député « se rencontreront plus généralement dans le
Tiers-état, dont l’esprit est exercé aux affaires ». — Quant à la théorie, le roturier
en sait autant que les nobles, et il croit en savoir davantage ; car, ayant lu les
mêmes livres et pénétré des mêmes principes, il ne s’arrête pas comme eux à mi-chemin
sur la pente des conséquences, mais plonge en avant, tête baissée, jusqu’au fond de la
doctrine, persuadé que sa logique est de la clairvoyance et qu’il a d’autant plus de
lumières qu’il a moins de préjugés. — Considérez les jeunes gens qui ont vingt ans aux
environs de 1780, nés dans une maison laborieuse, accoutumés à l’effort, capables de
travailler douze heures par jour, un Barnave, un Carnot, un Roederer, un Merlin de
Thionville, un Robespierre, race énergique qui sent sa force, qui juge ses rivaux, qui
sait leur faiblesse, qui compare son application et son instruction à leur légèreté et
à leur insuffisance, et qui, au moment où gronde en elle l’ambition de la jeunesse, se
voit d’avance exclue de toutes les hautes places, reléguée à perpétuité dans les
emplois subalternes, primée en toute carrière par des supérieurs en qui elle reconnaît
à peine des égaux. Aux examens d’artillerie, où Chérin, généalogiste, refuse les
roturiers, et où l’abbé Bossut, mathématicien, refuse les ignorants, on découvre que
la capacité manque aux élèves nobles, et la noblesse aux élèves capables576 ; gentilhomme et instruit, ces deux qualités
semblent s’exclure ; sur cent élèves, quatre ou cinq réunissent les deux conditions.
Or, à présent que la société est mêlée, de pareilles épreuves sont fréquentes et
faciles. Avocat, médecin, littérateur, l’homme du Tiers, avec lequel un duc
s’entretient familièrement, qui voyage en diligence côte à côte avec un comte colonel
de hussards577, peut apprécier son interlocuteur ou son
voisin, compter ses idées, vérifier son mérite, l’estimer à sa valeur ; et je suis sûr
qu’il ne le surfera pas Depuis que la noblesse, ayant perdu la capacité spéciale, et
que le Tiers, ayant acquis la capacité générale, se trouvent de niveau par l’éducation
et par les aptitudes, l’inégalité qui les sépare est devenue blessante en devenant
inutile. Instituée par la coutume, elle n’est plus consacrée par la conscience, et le
Tiers s’irrite à bon droit contre des privilèges que rien ne justifie, ni la capacité
du noble, ni l’incapacité du bourgeois.
Défiance et colère à l’endroit du gouvernement qui compromet toutes les fortunes,
rancune et hostilité contre la noblesse qui barre tous les chemins, voilà donc les
sentiments qui grandissent dans la classe moyenne par le seul progrès de sa richesse
et de sa culture Sur cette matière ainsi disposée, on devine quel sera l’effet de la
philosophie nouvelle. Enfermée d’abord dans le réservoir aristocratique, la doctrine a
filtré par tous les interstices comme une eau glissante, et se répand insensiblement
dans tout l’étage inférieur Déjà en 1727, Barbier, qui est un bourgeois de l’ancienne
roche et ne connaît guère que de nom la philosophie et les philosophes, écrit dans son
journal : « On retranche à cent pauvres familles des rentes viagères qui les faisaient
subsister, acquises avec des effets dont le roi était débiteur et dont le fonds est
éteint ; on donne cinquante-six mille livres de pension à des gens qui ont été dans
les grands postes où ils ont amassé des biens considérables, toujours aux dépens du
peuple, et cela pour se reposer et ne rien faire578 » Une à une, les idées de réforme pénètrent dans son cabinet
d’avocat consultant ; il a suffi de la conversation pour les , et le gros sens
commun n’a pas besoin de philosophie pour les admettre. « La taxe des impositions sur
les biens, dit-il en 1750, doit être proportionnelle et répartie également sur tous
les sujets du roi et membres de l’État, à proportion des biens que chacun possède
réellement dans le royaume ; en Angleterre, les terres de la noblesse, du clergé et du
Tiers-état payent également sans distinction ; rien n’est plus juste. » — Dans les dix
années qui suivent, le flot grossit ; on parle en mal du gouvernement dans les cafés,
aux promenades, et la police n’ose arrêter les frondeurs, « parce qu’il faudrait
arrêter tout le monde ». Jusqu’à la fin du règne, la désaffection va croissant. « En
1744, dit le libraire Hardy, pendant la maladie du roi à Metz, des particuliers font
dire et payent à la sacristie de Notre-Dame six mille messes pour sa guérison ; en
1757, après l’attentat de Damiens, le nombre des messes demandées n’est plus que de
six cents ; en 1774, pendant la maladie dont il meurt, ce nombre tombe à trois. » —
Discrédit complet du gouvernement, succès immense de Rousseau, de ces deux événements
simultanés on peut dater la conversion du Tiers à la philosophie579 Au commencement du règne de Louis XVI, un voyageur qui rentrait après
quelques années d’absence, et à qui l’on demandait quel changement il remarquait dans
la nation, répondit : « Rien autre chose, sinon que ce qui se disait dans
les salons se répète dans les rues
580 » Et
ce qu’on répète dans les rues, c’est la doctrine de Rousseau, le Discours
sur l’inégalité, le Contrat social amplifié, vulgarisé et
répété par les disciples sur tous les tons et sous toutes les formes. Quoi de plus
séduisant pour le Tiers Non seulement cette théorie a la vogue, et c’est elle qu’il
rencontre au moment décisif où ses regards, pour la première fois, se lèvent vers les
idées générales ; mais de plus, contre l’inégalité sociale et contre l’arbitraire
politique, elle lui fournit des armes, et des armes plus tranchantes qu’il n’en a
besoin. Pour des gens qui veulent contrôler le pouvoir et abolir les privilèges, quel
maître plus sympathique que l’écrivain de génie, le logicien puissant, l’orateur
passionné qui établit le droit naturel, qui nie le droit historique, qui proclame
l’égalité des hommes, qui revendique la souveraineté du peuple, qui dénonce à chaque
page l’usurpation, les vices, l’inutilité, la malfaisance des grands et des rois Et
j’omets les traits par lesquels il agrée aux fils d’une bourgeoisie laborieuse et
sévère, aux hommes nouveaux qui travaillent et s’élèvent, son sérieux continu, son ton
âpre et amer, son éloge des mœurs simples, des vertus domestiques, du mérite
personnel, de l’énergie virile ; c’est un plébéien qui parle à des plébéiens Rien
d’étonnant s’ils le prennent pour guide, et s’ils acceptent ses doctrines avec cette
ferveur de croyance qui est l’enthousiasme et qui toujours accompagne la première idée
comme le premier amour.
Un juge compétent, témoin oculaire, Mallet du Pan581, écrit en 1799 : « Dans les classes
mitoyennes et inférieures, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que Voltaire.
C’est lui seul qui a inoculé chez les Français la doctrine de la souveraineté du
peuple et de ses conséquences les plus extrêmes. J’aurais peine à citer un seul
révolutionnaire qui ne fût transporté de ces théorèmes anarchiques et qui ne brûlât du
désir de les réaliser. Ce Contrat social, qui dissout les sociétés,
fut le Coran des discoureurs apprêtés de 1789, des jacobins de 1790, des républicains
de 1791 et des forcenés les plus atroces… J’ai entendu Marat en 1788 lire et
le Contrat social dans les promenades publiques aux applaudissements
d’un auditoire enthousiaste. » — La même année, dans la foule immense qui remplit la
Grand’Salle du Palais, Lacretelle entend le même livre cité, ses dogmes allégués582 « par
des clercs de la Basoche, par de jeunes avocats, par tout le petit peuple lettré qui
fourmille de publicistes de nouvelle date ». On voit par cent détails qu’il est dans
toutes les mains comme un catéchisme. En 1784583, des fils de
magistrats allant prendre leur première leçon de droit chez un agrégé, M. Sareste,
c’est le Contrat social que leur maître leur donne en guise de
manuel. Ceux qui trouvent trop ardue la nouvelle géométrie politique en apprennent au
moins les axiomes, et, si les axiomes rebutent, on en trouve les conséquences
palpables, les équivalents commodes, la monnaie courante dans la littérature en
vogue, théâtre, histoire et romans584. Par les Éloges de Thomas,
par les pastorales de Bernardin de Saint-Pierre, par la compilation de Raynal, par les
comédies de Beaumarchais, même par le Jeune Anacharsis et par la
vogue nouvelle de l’antiquité grecque et romaine, les dogmes d’égalité et de liberté
filtrent et pénètrent dans toute la classe qui sait lire585. « Ces jours derniers, dit Métra586, il y avait un
dîner de quarante ecclésiastiques de campagne chez le curé d’Orangis, à cinq lieues de
Paris. Au dessert et dans la vérité du vin, ils sont tous convenus qu’ils étaient
venus à Paris voir le Mariage de Figaro… Il semble que jusqu’ici les
auteurs comiques ont toujours eu l’intention de faire rire les grands aux dépens des
petits ; ici au contraire ce sont les petits qui rient aux dépens des grands. » De là
le succès de la pièce. — Tel régisseur d’un château a trouvé un Raynal dans la
bibliothèque, et les déclamations furibondes qu’il y rencontre le ravissent à ce point
que, trente ans après, il les récitera encore sans broncher. Tel sergent aux gardes
françaises brode la nuit des gilets pour gagner de quoi acheter les nouveaux livres.
— Après la peinture galante de boudoir, voici la peinture austère et patriotique : le
Bélisaire et les Horaces de David indiquent
l’esprit nouveau du public et des ateliers587. C’est l’esprit de Rousseau, « l’esprit républicain588 » ; il a
gagné toute la classe moyenne, artistes, employés, curés, médecins, procureurs,
avocats, lettrés, journalistes, et il a pour aliments les pires passions aussi bien
que les meilleures, l’ambition, l’envie, le besoin de liberté, le zèle du bien public
et la conscience du droit.
Toutes ces passions s’exaltent les unes par les autres. Rien n’est tel qu’un
passe-droit pour aviver le sentiment de la justice. Rien n’est tel que le sentiment de
la justice pour aviver la douleur d’un passe-droit. À présent que le Tiers se juge
privé de la place qui lui appartient, il se trouve mal à la place qu’il occupe, et il
souffre de mille petits chocs que jadis il n’aurait pas sentis. Quand on se sent
citoyen, on s’irrite d’être traité en sujet, et nul n’accepte d’être l’inférieur de
celui dont il se croit l’égal. C’est pourquoi, pendant les vingt dernières années,
l’ancien régime a beau s’alléger, il semble plus pesant, et ses piqûres exaspèrent
comme des blessures. On en citerait vingt cas pour un. — Au théâtre de Grenoble,
Barnave enfant589 était avec sa mère dans
une loge que le duc de Tonnerre, gouverneur de la province, destinait à l’un de ses
complaisants. Le directeur du théâtre, puis l’officier de garde viennent prier Mme
Barnave de se retirer ; elle refuse ; par ordre du gouverneur, quatre fusiliers
arrivent pour l’y contraindre. Déjà le parterre prenait parti et l’on pouvait craindre
des violences, lorsque M. Barnave, averti de l’affront, vint emmener sa femme et dit
tout haut : « Je sors par ordre du gouverneur ». Le public, toute la bourgeoisie
indignée s’engagea à ne revenir au spectacle qu’après satisfaction, et en effet le
théâtre resta vide pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que Mme Barnave eût consenti à y
reparaître. Le futur député se souvint plus tard de l’outrage, et dès lors se jura
« de relever la caste à laquelle il appartenait de l’humiliation à laquelle elle
semblait condamnée ». — Pareillement Lacroix, le futur conventionnel590, poussé, à la
sortie du théâtre, par un gentilhomme qui donne le bras à une jolie femme, se plaint
tout haut. — « Qui êtes-vous ? » — Lui, encore provincial, a la bonhomie de défiler
tout au long ses nom, prénoms et qualités. — « Eh bien, dit l’autre, c’est très bien
fait à vous d’être tout cela ; moi, je suis le comte de Chabannes et je suis très
pressé. » Sur quoi, « riant démesurément », il remonte en voiture. « Ah ! monsieur,
disait Lacroix encore tout chaud de sa mésaventure, l’affreuse distance que l’orgueil
et les préjugés mettent entre les hommes ! » — Soyez sûr que chez Marat, chirurgien
aux écuries du comte d’Artois, chez Robespierre, protégé de l’évêque d’Arras, chez
Danton, petit avocat « chargé de dettes », chez tous les autres, en vingt rencontres,
l’amour-propre avait saigné de même. L’amertume concentrée qui pénètre les Mémoires de Mme Roland n’a pas d’autre cause. « Elle ne591 pardonnait pas à la
société la place inférieure qu’elle y avait longtemps occupée592. »
Grâce à Rousseau, la vanité, si naturelle à l’homme, si sensible chez un Français, est
devenue plus sensible. La moindre nuance, un ton de voix, semble une marque de dédain.
« Un jour593 que l’on parlait devant le
ministre de la guerre d’un officier général parvenu à ce grade par son mérite : Ah
oui, dit le ministre, officier général de fortune ! Ce mot fut répété, , et
fit bien du mal. » Les grands ont beau condescendre, « accueillir avec une égale et
douce bonté tous ceux qui leur sont présentés » ; chez le duc de Penthièvre les nobles
mangent avec le maître de la maison, les roturiers dînent chez son premier gentilhomme
et ne viennent au salon que pour le café. Là ils « trouvent en force et le ton haut »
les autres qui ont eu l’honneur de manger avec Son Altesse et « qui ne manquent pas de
saluer les arrivants avec une complaisance pleine de protection594 ». Cela suffit ; le duc a beau
« pousser les attentions jusqu’à la recherche », Beugnot, si pliant, n’a nulle envie
de revenir On leur garde rancune, non seulement des saluts trop courts qu’ils font,
mais encore des révérences trop grandes qu’on leur fait. Chamfort conte avec aigreur
que d’Alembert, au plus haut de sa réputation, étant chez Mme du Deffand avec le
président Hénault et M. de Pont-de-Veyle, arrive un médecin nommé Fournier, qui en
entrant dit à Mme du Deffand : « Madame, j’ai l’honneur de vous présenter mon très
humble respect » ; au président Hénault : « Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous
saluer » ; à M. de Pont-de-Veyle : « Monsieur, je suis votre très humble serviteur »,
et à d’Alembert : « Bonjour, Monsieur595 ». Quand le cœur est révolté, tout est pour lui sujet de
ressentiment. Le Tiers, à l’exemple de Rousseau, sait aux nobles mauvais gré de tout
ce qu’ils font, bien mieux, de tout ce qu’ils sont, de leur luxe, de leur élégance, de
leur badinage, de leurs façons fines et brillantes. Chamfort est aigri par les
politesses dont ils l’ont accablé. Siéyès leur en veut de l’abbaye qu’on lui a promise
et qu’on ne lui a pas donnée. Chacun, outre le grief général, a son grief personnel.
Leur froideur comme leur familiarité, leurs attentions comme leurs inattentions, sont
des offenses, et sous ces millions de coups d’épingle, réels ou imaginaires, la poche
au fiel s’emplit.
En 1789, elle est pleine et va crever. « Le titre le plus respectable de la noblesse
française, écrit Chamfort, c’est de descendre immédiatement de quelque trente mille
hommes casqués, cuirassés, brassardés, cuissardés, qui, sur de grands chevaux bardés
de fer, foulaient aux pieds huit ou dix millions d’hommes nus, ancêtres de la nation
actuelle. Voilà un droit bien avéré au respect et à l’amour de leurs descendants ! Et,
pour achever de rendre cette noblesse respectable, elle se recrute et se régénère par
l’adoption de ces hommes qui ont accru leur fortune en dépouillant la cabane du pauvre
hors d’état de payer ses impositions596. » —
« Pourquoi le Tiers, dit Siéyès, ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie
toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des
conquérants et de succéder à des droits de conquête597 ? Je suppose qu’à défaut de police Cartouche se fût rétabli plus solidement
sur un grand chemin ; aurait-il acquis un véritable droit de péage ? S’il avait eu le
temps de vendre cette sorte de monopole, jadis assez commun, à un successeur de bonne
foi, son droit serait-il devenu beaucoup plus respectable entre les mains de
l’acquéreur ?… Tout privilège est, de sa nature, injuste, odieux et contraire au pacte
social. Le sang bouillonne à la seule idée qu’il fut possible de consacrer légalement
à la fin du dix-huitième siècle les abominables fruits de l’abominable féodalité… La
caste des nobles est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple qui, ne
pouvant, faute d’organes utiles, exister par lui-même, s’attache à une nation réelle,
comme ces tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu’elles
fatiguent et dessèchent. » — Ils sucent tout, il n’y a rien que pour eux. « Toutes les
branches du pouvoir exécutif sont tombées dans la caste qui fournit (déjà) l’église,
la robe et l’épée. Une sorte de confraternité ou de compérage fait que les nobles se
préfèrent entre eux et pour tout au reste de la nation… C’est la cour qui a régné et
non le monarque. C’est la cour qui crée et distribue les places. Et qu’est-ce que la
cour, sinon la tête de cette immense aristocratie qui couvre toutes les parties de la
France, qui, par ses membres, atteint à tout, et exerce partout ce qu’il y a
d’essentiel dans toutes les parties de la puissance publique ? » — Mettons fin « à ce
crime social, à ce long parricide qu’une classe s’honore de commettre journellement
contre les autres… Ne demandez plus quelle place enfin les privilégiés doivent occuper
dans l’ordre social ; c’est demander quelle place on veut assigner dans le corps d’un
malade à l’humeur maligne qui le mine et le tourmente, … à la maladie affreuse qui
dévore sa chair vive ». — La conséquence sort d’elle-même : extirpons l’ulcère, ou
tout au moins balayons la vermine. Le Tiers, à lui seul et par lui-même, est « une
nation complète », à qui ne manque aucun organe, qui n’a besoin d’aucune aide pour
subsister ou se conduire, et qui recouvrera la santé lorsqu’il aura secoué les
parasites incrustés dans sa peau.
« Qu’est-ce que le Tiers ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre
politique598 ? Rien. Que demande-t-il ? À y
devenir quelque chose. » — Non pas quelque chose, mais tout. Son ambition politique
est aussi grande que son ambition sociale, et il aspire à l’autorité aussi bien qu’à
l’égalité. Si les privilèges sont mauvais, celui du prince est le pire, car il est le
plus énorme, et la dignité humaine, blessée par les prérogatives du noble, périt sous
l’arbitraire du roi. Peu importe qu’il en use à peine, et que son gouvernement, docile
à l’opinion publique, soit celui d’un père indécis et indulgent. Affranchi du
despotisme réel, le Tiers s’indigne contre le despotisme possible, et il croirait être
esclave s’il consentait à rester sujet. L’orgueil souffrant s’est redressé, s’est
raidi, et, pour mieux assurer son droit, va revendiquer tous les droits. Il est si
doux, si enivrant, pour l’homme qui, de toute antiquité, a subi des maîtres, de se
mettre à leur place, de les mettre à sa place, de se dire qu’ils sont ses mandataires,
de se croire membre du souverain, roi de France pour sa quote-part, seul auteur
légitime de tout droit et de tout pouvoir Conformément aux doctrines de Rousseau,
les cahiers du Tiers déclarent à l’unanimité qu’il faut donner une constitution à la
France ; elle n’en a pas, ou, du moins, celle qu’elle a n’est pas valable. Jusqu’ici
« les conditions du pacte social étaient ignorées599 » ; à présent qu’on les
a découvertes, il faut les écrire. Il n’est pas vrai de dire, comme les nobles d’après
Montesquieu, que la constitution existe, que ses grands traits ne doivent point être
altérés, qu’il s’agit seulement de réformer les abus, que les États Généraux n’ont
qu’un pouvoir limité, qu’ils sont incompétents pour substituer à la monarchie un autre
régime. Tacitement ou expressément, le Tiers refuse de restreindre son mandat, et
n’admet pas qu’on lui oppose des barrières. Par suite, à l’unanimité, il exige que les
députés votent, « non par ordre, mais par tête et conjointement » « Dans le cas où
les députés du clergé et de la noblesse refuseraient d’opiner en commun et par tête,
les députés du Tiers, qui représentent 24 millions d’hommes, pouvant et devant
toujours se dire l’Assemblée nationale malgré la scission des représentants de 400 000
individus, offriront au roi, de concert avec ceux du clergé et de la noblesse qui
voudront se joindre à eux, leur secours à l’effet de subvenir aux besoins de l’État,
et les impôts ainsi consentis seront répartis entre tous les sujets du roi
indistinctement600. » — « Le Tiers,
disent d’autres cahiers, étant les 99 pour 100 de la nation, n’est pas un ordre.
Désormais, avec ou sans les privilégiés, il sera, sous la même dénomination, appelé le
peuple ou la nation. » — N’objectez pas qu’un peuple ainsi mutilé devient une foule,
que des chefs ne s’improvisent pas, qu’on se passe difficilement de ses conducteurs
naturels, qu’à tout prendre ce clergé et cette noblesse sont encore une élite, que les
deux cinquièmes du sol sont dans leurs mains, que la moitié des hommes intelligents et
instruits sont dans leurs rangs, que leur bonne volonté est grande, et que ces vieux
corps historiques ont toujours fourni aux constitutions libres leurs meilleurs
soutiens. Selon le principe de Rousseau, il ne faut pas évaluer les hommes, mais les
compter ; en politique, le nombre seul est respectable ; ni la naissance, ni la
propriété, ni la fonction, ni la capacité, ne sont des titres : grand ou petit,
ignorant ou savant, général, soldat ou goujat, dans l’armée sociale chaque individu
n’est qu’une unité munie d’un vote ; où vous voyez la majorité, là est le droit. C’est
pourquoi le Tiers pose son droit comme incontestable, et, à son tour, dit comme
Louis XIV : « L’État, c’est moi ».
Une fois le principe admis ou imposé, tout ira bien. « Il semblait, dit un
témoin601,
que c’était par des hommes de l’âge d’or qu’on allait être gouverné. Ce peuple libre,
juste et sage, toujours d’accord avec lui-même, toujours éclairé dans le choix de ses
ministres, modéré dans l’usage de sa force et de sa puissance, ne serait jamais égaré,
jamais trompé, jamais dominé, asservi par les autorités qu’il leur aurait confiées.
Ses volontés feraient ses lois, et ses lois feraient son bonheur. » La nation va être
régénérée : cette phrase est dans tous les écrits et dans toutes
les bouches. À Nangis602, Arthur Young
trouve qu’elle est le fond de la conversation politique. Le chapelain d’un régiment,
curé dans le voisinage, ne veut pas en démordre ; quant à savoir ce qu’il entend par
là, c’est une autre affaire. Impossible de rien démêler dans ses explications, « sinon
une perfection théorique de gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans
ses développements et chimérique quant à ses fins ». Lorsque l’Anglais leur propose en
exemple la Constitution anglaise, « ils en font bon marché », ils sourient du peu ;
cette Constitution ne donne pas assez à la liberté ; surtout elle n’est pas conforme
aux principes Et notez que nous sommes ici chez un grand
seigneur, dans un cercle d’hommes éclairés. À Riom, aux assemblées d’élection603, Malouet voit « de petits
bourgeois, des praticiens, des avocats sans aucune instruction sur les affaires
publiques, citant le Contrat Social, déclamant avec véhémence contre
la tyrannie, et proposant chacun une Constitution ». La plupart ne savent rien et ne
sont que des marchands de chicane ; les plus instruits n’ont en politique que des
idées d’écoliers. Dans les collèges de l’Université, on n’enseigne point
l’histoire604. « Le nom de Henri IV, dit Lavalette, ne nous avait pas
été prononcé une seule fois pendant mes huit années d’études, et, à dix-sept ans,
j’ignorais encore à quelle époque et comment la maison de Bourbon s’est établie sur le
trône. » Pour tout bagage, ils emportent, comme Camille Desmoulins, des bribes de
latin, et ils entrent dans le monde, la tête farcie « de maximes républicaines »,
échauffés par les souvenirs de Rome et de Sparte, « pénétrés d’un profond mépris pour
les gouvernements monarchiques ». Ensuite, à l’Ecole de Droit, ils ont appris un droit
abstrait, ou n’ont rien appris. Aux cours de Paris, point d’auditeurs ; le professeur
fait sa leçon devant des copistes qui vendent leurs cahiers. Un élève qui assisterait
et rédigerait lui-même serait mal vu ; on l’accuserait d’ôter aux copistes leur
gagne-pain. Par suite le diplôme est nul ; à Bourges on l’obtient en six mois ; si le
jeune homme finit par savoir la loi, c’est plus tard par l’usage et la pratique Des
lois et institutions étrangères, nulle connaissance, à peine une notion vague ou
fausse. Malouet lui-même se figure mal le Parlement anglais, et plusieurs, sur
l’étiquette, l’imaginent d’après le Parlement de France Quant au mécanisme des
constitutions libres ou aux conditions de la liberté effective, cela est trop
compliqué. Depuis vingt ans, sauf dans les grandes familles de magistrature,
Montesquieu est suranné. À quoi bon les études sur l’ancienne France ? « Qu’est-il
résulté de tant et de si profondes recherches ? Des conjectures laborieuses et des
raisons de douter605. » Il est bien plus commode de partir des droits de l’homme et d’en déduire
les conséquences. À cela la logique de l’Ecole suffit, et la rhétorique du collège
fournira les tirades Dans ce grand vide des intelligences, les mots indéfinis de
liberté, d’égalité, de souveraineté du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de
ses successeurs, tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons allumés, et
dégagent une fumée chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague
s’interpose entre l’esprit et les objets ; tous les contours sont brouillés et le
vertige commence. Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles.
Jamais ils n’ont été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue
troublée ne les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger
imaginaire. Les étrangers qui sont de sang-froid et qui assistent à ce spectacle,
Mallet du Pan, Dumont de Genève, Arthur Young, Jefferson, Gouverneur Morris, écrivent
que les Français ont l’esprit dérangé. Dans ce délire universel, Morris ne peut citer
à Washington qu’une seule tête saine, Marmontel, et Marmontel ne parle pas autrement
que Morris. Aux clubs préparatoires et aux assemblées d’électeurs, il est le seul qui
se lève contre les propositions déraisonnables. Autour de lui, ce ne sont que gens
échauffés, exaltés à propos de rien, jusqu’au grotesque606. Dans tout usage du régime établi, dans toute mesure de l’administration,
« dans les règlements de police, dans les édits sur les finances, dans les autorités
graduelles sur lesquelles reposaient l’ordre et la tranquillité publiques, il n’y
avait rien où l’on ne trouvât un caractère de tyrannie… Il s’agissait du mur
d’enceinte et des barrières de Paris qu’on dénonçait comme un enclos de bêtes fauves,
trop injurieux pour des hommes ». — « J’ai vu, dit l’un des orateurs, j’ai vu à la
barrière Saint-Victor, sur l’un des piliers en sculpture, le croiriez-vous ? j’ai vu
l’énorme tête d’un lion, gueule béante, et vomissant des chaînes dont il menace les
passants ; peut-on imaginer un emblème plus effrayant de despotisme et de
servitude ? » — L’orateur lui-même imitait « le rugissement du lion ; tout l’auditoire
était ému, et moi, qui passais si souvent à la barrière Saint-Victor, je m’étonnais
que cette image horrible ne m’eût pas frappé. J’y fis ce jour-là même une attention
particulière, et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier, suspendu à une
chaîne mince que le sculpteur avait attachée à un petit mufle de lion, comme on voit à
des marteaux de porte ou à des robinets de fontaine ». — Sensations perverties,
conceptions délirantes, ce seraient là pour un médecin des symptômes d’aliénation
mentale ; et nous ne sommes encore qu’aux premiers mois de 1789 Dans des têtes si
excitables et tellement surexcitées, la magie souveraine des mots va créer des
fantômes, les uns hideux, l’aristocrate et le tyran, les autres adorables, l’ami du
peuple et le patriote incorruptible, figures démesurées et forgées par le rêve, mais
qui prendront la place des figures réelles et que l’halluciné va combler de ses
hommages ou poursuivre de ses fureurs.
Ainsi descend et se la philosophie du dix-huitième siècle. — Au premier étage
de la maison, dans les beaux appartements dorés, les idées n’ont été que des
illuminations de soirée, des pétards de salon, des feux de Bengale amusants ; on a
joué avec elles, on les a lancées en riant par les fenêtres Recueillies à l’entresol
et au rez-de-chaussée, portées dans les boutiques, dans les magasins et dans les
cabinets d’affaires, elles y ont trouvé des matériaux combustibles, des tas de bois
accumulés depuis longtemps, et voici que de grands feux s’allument. Il semble même
qu’il y ait un commencement d’incendie ; car les cheminées ronflent rudement, et une
clarté rouge jaillit à travers les vitres. — « Non, disent les gens d’en haut, ils
n’auraient garde de mettre le feu à la maison, ils y habitent comme nous. Ce sont là
des feux de paille, tout au plus des feux de cheminée : mais, avec un seau d’eau
froide, on les éteint ; et d’ailleurs ces petits accidents nettoient les cheminées,
font tomber la vieille suie. »
Prenez garde : dans les caves de la maison, sous les vastes et profondes voûtes qui
la portent, il y a un magasin de poudre.
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