Chapitre II.
Le public en France.
Encore faut-il que ce public veuille bien se laisser convaincre et séduire ; il ne
croit que lorsqu’il est disposé à croire, et, dans le succès des livres, sa part est
souvent plus grande que celle de l’auteur. Quand vous parlez à des hommes de religion
ou de politique, presque toujours leur opinion est faite ; leurs préjugés, leurs
intérêts, leur situation les ont engagés d’avance ; ils ne vous écoutent que si vous
leur dites tout haut ce qu’ils pensent tout bas. Proposez de démolir le grand édifice
social pour le rebâtir à neuf sur un plan tout opposé : ordinairement vous n’aurez
pour auditeurs que les gens mal logés ou sans gîte, ceux qui vivent dans les soupentes
et les caves, ou qui couchent à la belle étoile, dans les terrains vagues, aux
alentours de la maison. Quant au commun des habitants dont le logis est étroit, mais
passable, ils craignent les déménagements, ils tiennent à leurs habitudes. La
difficulté sera plus grande encore auprès de la haute classe qui occupe tous les beaux
appartements ; pour qu’elle accepte votre projet, il faudra que son aveuglement ou son
désintéressement soient extrêmes. — En Angleterre, elle s’aperçoit très vite du
danger. La philosophie a beau y être précoce et indigène ; elle ne s’y acclimate pas.
En 1729, Montesquieu écrivait sur son carnet de voyage : « Point de religion en
Angleterre ; quatre ou cinq de la Chambre des Communes vont à la messe ou au sermon de
la Chambre… Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. Un homme
ayant dit de mon temps : Je crois cela comme article de foi, tout le
monde se mit à rire… Il y a un comité pour considérer l’état de la religion, mais cela
est regardé comme ridicule. » Cinquante ans plus tard, l’esprit public s’est
retourné ; « tous ceux qui ont sur leur tête un bon toit et sur leur dos un bon
habit492 » ont vu la portée des nouvelles doctrines. En tout cas, ils sentent que des
spéculations de cabinet ne doivent pas devenir des prédications de carrefour.
L’impiété leur semble une indiscrétion ; ils considèrent la religion comme le ciment
de l’ordre public. C’est qu’ils sont eux-mêmes des hommes publics, engagés dans
l’action, ayant part au gouvernement, instruits par l’expérience quotidienne et
personnelle. La pratique les a prémunis contre les chimères des théoriciens ; ils ont
éprouvé par eux-mêmes combien il est difficile de mener et de contenir les hommes.
Ayant manié la machine, ils savent comment elle joue, ce qu’elle vaut, ce qu’elle
coûte, et ne sont point tentés de la jeter au rebut, pour en essayer une autre qu’on
dit supérieure, mais qui n’existe encore que sur le papier. Le baronnet ou squire, qui
est justice sur son domaine, n’a pas de peine à démêler dans le
ministre de la paroisse son collaborateur indispensable et son allié naturel. Le duc
ou marquis qui siège à la Chambre Haute à côté des évêques a besoin de leurs votes
pour faire passer un bill, et de leur assistance pour rallier à son parti les quinze
mille curés qui disposent des voix rurales. Ainsi tous ont la main sur quelque rouage
social, grand ou petit, principal ou accessoire, ce qui leur donne le sérieux, la
prévoyance et le bon sens. Quand on opère sur les choses réelles, on n’est pas tenté
de planer dans le monde imaginaire ; par cela seul qu’on est à l’ouvrage sur la terre
solide, on répugne aux promenades aériennes dans l’espace vide. Plus on est occupé,
moins on rêve, et, pour des hommes d’affaires, la géométrie du Contrat
social n’est qu’un pur jeu de l’esprit pur.
Tout au rebours en France. « J’y arrivai en 1774493, dit un gentilhomme anglais, sortant de la
maison de mon père qui ne rentrait jamais du Parlement qu’à trois heures du matin, que
je voyais occupé toute la matinée à corriger des épreuves de ses discours pour les
journaux, et qui, après nous avoir embrassés à la hâte et d’un air distrait, courait à
un dîner politique… En France, je trouvai les hommes de la plus haute naissance
jouissant du plus beau loisir. Ils voyaient les ministres, mais c’était pour leur
adresser des choses aimables et en recevoir les respects ; du reste aussi étrangers
aux affaires de la France qu’à celles du Japon », et encore plus aux affaires locales
qu’aux affaires générales, ne connaissant leurs paysans que par les comptes de leur
régisseur. Si l’un d’eux, avec le titre de gouverneur, allait dans une province, on a
vu que c’était pour la montre ; pendant que l’intendant administrait, il représentait
avec grâce et magnificence, recevait, donnait à dîner. Recevoir, donner à dîner,
entretenir agréablement des hôtes, voilà tout l’emploi d’un grand seigneur ; c’est
pourquoi la religion et le gouvernement ne sont pour lui que des sujets d’entretien.
D’ailleurs, la conversation est entre lui et ses pareils, et on a le droit de tout
dire en bonne compagnie. Ajoutez que la mécanique sociale tourne d’elle-même, comme le
soleil, de temps immémorial, par sa propre force ; sera-t-elle dérangée par des
paroles de salon ? En tout cas, ce n’est pas lui qui la mène, il n’est pas responsable
de son jeu. Ainsi point d’arrière-pensée inquiète, point de préoccupations moroses.
Légèrement, hardiment, il marche sur les pas de ses philosophes ; détaché des choses,
il peut se livrer aux idées, à peu près comme un jeune homme de famille qui, sortant
du collège, saisit un principe, tire les conséquences, et se fait un système, sans
s’embarrasser des applications494.
Rien de plus agréable que cet élan spéculatif. L’esprit plane sur les sommets comme
s’il avait des ailes ; d’un regard, il embrasse les plus vastes horizons, toute la vie
humaine, toute l’économie du monde, le principe de l’univers, des religions, des
sociétés. Aussi bien, comment causer si on s’abstient de philosophie ? Qu’est-ce qu’un
cercle où la haute politique et la critique supérieure ne sont point admises ? Et quel
motif peut réunir des gens d’esprit, sinon le désir d’agiter ensemble les questions
majeures Depuis deux siècles en France la conversation touche à tout cela ; c’est
pourquoi elle a tant d’attraits. Les étrangers n’y résistent pas ; ils n’ont rien de
pareil chez eux ; Lord Chesterfield la propose en exemple. « Elle roule toujours,
dit-il, sur quelques points d’histoire, de critique ou même de philosophie, qui
conviennent mieux à des êtres raisonnables que nos dissertations anglaises sur le
temps et sur le whist. » Rousseau, si grognon, avoue « qu’un article de morale ne
serait pas mieux discuté dans une société de philosophes que dans celle d’une jolie
femme de Paris ». Sans doute, on y babille ; mais, au plus fort des caquets, qu’un
homme de poids avance un propos grave ou agite une question sérieuse, l’attention
commence à se fixer à ce nouvel objet ; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tous
se prêtent à le considérer sous toutes les faces, et l’on est étonné du bon sens et de
la raison qui sortent comme à l’envi de ces têtes folâtres ». — À dire vrai, dans
cette fête permanente que cette brillante société se donne à elle-même, la philosophie
est la pièce principale. Sans la philosophie, le badinage ordinaire serait fade. Elle
est une sorte d’opéra supérieur où défilent et s’entrechoquent, tantôt en costume
grave, tantôt sous un déguisement comique, toutes les grandes idées qui peuvent
intéresser une tête pensante. La tragédie du temps n’en diffère presque pas, sauf en
ceci qu’elle a toujours l’air solennel et ne se joue qu’au théâtre ; l’autre prend
toutes les physionomies et se trouve partout, puisque la conversation est partout.
Point de dîner ni de souper où elle n’ait sa place. On est à table au milieu d’un luxe
délicat, parmi des femmes souriantes et parées, avec des hommes instruits et aimables,
dans une société choisie où l’intelligence est prompte et le commerce est sûr. Dès le
second service, la verve fait explosion, les saillies éclatent, les esprits flambent
ou pétillent. Peut-on s’empêcher au dessert de mettre en bons mots les choses les plus
graves ? Vers le café arrive la question de l’immortalité de l’âme et de l’existence
de Dieu.
Pour nous figurer cette conversation hardie et charmante, il nous faut prendre les
correspondances, les petits traités, les dialogues de Diderot et de Voltaire, ce qu’il
y a de plus vif, de plus fin, de plus piquant et de plus profond dans la littérature
du siècle ; encore n’est-ce là qu’un résidu, un débris mort. Toute cette philosophie
écrite a été dite, et elle a été dite avec l’accent, l’entrain, le naturel inimitable
de l’improvisation, avec les gestes et l’expression mobile de la malice et de
l’enthousiasme. Aujourd’hui, refroidie et sur le papier, elle enlève et séduit
encore ; qu’était-ce alors qu’elle sortait vivante et vibrante de la bouche de
Voltaire et de Diderot ? Il y avait chaque jour à Paris des soupers comme celui que
décrit Voltaire495 où
« deux philosophes, trois dames d’esprit, M. Pinto célèbre juif, le chapelain de la
chapelle réformée de l’ambassadeur batave, le secrétaire de M. le prince Galitzin du
rite grec, un capitaine suisse calviniste », réunis autour de la même table,
échangeaient, pendant quatre heures, leurs anecdotes, leurs traits d’esprit, leurs
remarques et leurs jugements « sur tous les objets de curiosité, de science et de
goût ». Chez le baron d’Holbach arrivaient tour à tour les étrangers les plus lettrés
et les plus marquants, Hume, Wilkes, Sterne, Beccaria, Verri, l’abbé Galiani, Garrick,
Franklin, Priestley, Lord Shelburne, le comte de Creutz, le prince de Brunswick, le
futur électeur de Mayence. Pour fonds de société le baron avait Diderot, Rousseau,
Helvétius, Duclos, Raynal, Suard, Marmontel, Boulanger, le chevalier de Chastellux, La
Condamine le voyageur, Barthez le médecin, Rouelle le chimiste. Deux fois par semaine,
le dimanche et le jeudi, « sans préjudice des autres jours, on dîne chez lui à deux
heures, selon l’usage, usage significatif qui réserve pour l’entretien et la gaieté
toute la force de l’homme et les meilleurs moments du jour. En ce temps-là on ne
relègue pas la conversation dans les heures tardives et nocturnes ; on n’est pas forcé
comme aujourd’hui de la subordonner aux exigences du travail et de l’argent, de la
Chambre et de la Bourse : causer est la grande affaire « Arrivés à deux heures, dit
Morellet, nous y étions encore presque tous de sept à huit heures du soir…496 C’est là qu’il fallait entendre la
conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fut jamais…
Point de hardiesse politique ou religieuse qui ne fût mise en avant et discutée pro et contrà… Souvent un seul y prenait la parole et proposait sa
théorie paisiblement et sans être interrompu. D’autres fois c’était un combat
singulier en forme, dont tout le reste de la société était tranquille spectateur.
C’est là que j’ai entendu Roux et Darcet exposer leur théorie de la terre, Marmontel
les excellents principes qu’il a rassemblés dans les Éléments de la
Littérature, Raynal nous dire à livres, sous et deniers, le commerce des
Espagnols à la Vera-Cruz et de l’Angleterre dans ses colonies », Diderot improviser
sur les arts, la morale, la métaphysique, avec cette fougue incomparable, cette
surabondance d’expression, ce débordement d’images et de logique, ces trouvailles de
style, cette mimique qui n’appartenaient qu’à lui, et dont trois ou quatre seulement
de ses écrits nous ont conservé l’image affaiblie. Au milieu d’eux le secrétaire
d’ambassade de Naples, Galiani, un joli nain de génie, sorte de « Platon ou de
Machiavel avec la verve et les gestes d’arlequin », inépuisable en contes, admirable
bouffon, parfait sceptique, « ne croyant à rien, en rien, sur rien497 », pas même à la
philosophie nouvelle, défie les athées du salon, rabat leurs dithyrambes par des
calembours, et, sa perruque à la main, les deux jambes croisées sur le fauteuil où il
perche, leur prouve par un apologue comique qu’ils « raisonnent ou
résonnent, sinon comme des cruches, du moins
comme des cloches », en tout cas presque aussi mal que des
théologiens. « C’était, dit un assistant, la plus piquante chose du monde ; cela
valait le meilleur des spectacles et le meilleur des amusements. »
Le moyen, pour des nobles qui passent leur vie à causer, de ne pas rechercher des
gens qui causent si bien ! Autant vaudrait prescrire à leurs femmes, qui tous les
soirs vont au théâtre et jouent la comédie à domicile, de ne pas attirer chez elles
les acteurs et chanteurs en renom, Jelyotte, Sainval, Préville, le jeune Molé qui,
malade et ayant besoin de réconfortants, « reçoit en un jour plus de deux mille
bouteilles de vins de toute espèce des différentes dames de la cour », Mlle Clairon
qui, enfermée par ordre à For l’Évêque, y attire « une affluence prodigieuse de
carrosses », et trône, au milieu du plus beau cercle, dans le plus bel appartement de
la prison498.
Quand on prend la vie de la sorte, un philosophe avec toutes ses idées est aussi
nécessaire dans un salon qu’un lustre avec toutes ses lumières. Il fait partie du luxe
nouveau ; on l’exporte. Les souverains, au milieu de leur magnificence et au plus fort
de leurs succès, l’appellent chez eux pour goûter une fois dans leur vie le plaisir de
la conversation libre et parfaite. Lorsque Voltaire arrive en Prusse, Frédéric II veut
lui baiser la main, l’adule comme une maîtresse, et plus tard, après tant
d’égratignures mutuelles, ne peut se passer de causer par lettres avec lui.
Catherine II fait venir Diderot, et, tous les jours, pendant deux ou trois heures,
joue avec lui le grand jeu de l’esprit. Gustave III, en France, est intime avec
Marmontel, et reçoit comme un honneur insigne une visite de Rousseau499. On dit avec
vérité de Voltaire qu’il a dans la main « son brelan de rois quatrième », Prusse,
Suède, Danemark, Russie, sans compter les cartes secondaires, princes et princesses,
grands-ducs et margraves qu’il tient dans son jeu. — Visiblement, dans ce monde, le
premier rôle est aux écrivains ; on ne s’entretient que de leurs faits et gestes ; on
ne se lasse pas de leur rendre hommage. « Ici, écrit Hume à Robertson500, je ne me nourris que d’ambroisie, ne bois que du nectar, ne respire que
de l’encens et ne marche que sur des fleurs. Tout homme que je rencontre, et encore
plus toute femme, croirait manquer au plus indispensable des devoirs, si elle ne
m’adressait un long et ingénieux discours à ma gloire. » Présenté à Versailles, le
futur Louis XVI âgé de dix ans, le futur Louis XVIII âgé de huit ans et le futur
Charles X âgé de quatre ans, lui récitent chacun un compliment sur son livre Je n’ai
pas besoin de conter le retour de Voltaire, son triomphe, l’Académie en corps venant
le recevoir, sa voiture arrêtée par la foule, les rues comblées, les fenêtres, les
escaliers et les balcons chargés d’admirateurs, au théâtre une salle enivrée qui ne
cesse de l’applaudir, au dehors un peuple entier qui le reconduit avec des vivats,
dans ses salons une affluence aussi continue que chez le roi, de grands seigneurs
pressés contre la porte et tendant l’oreille pour saisir un de ses mots, de grandes
dames debout sur la pointe du pied épiant son moindre geste501. « Pour concevoir ce que j’éprouvais, dit un des
assistants, il faudrait être dans l’atmosphère où je vivais : c’était celle de
l’enthousiasme. » — « Je lui ai parlé », ce seul mot faisait alors du premier venu un
personnage. En effet, il avait vu le merveilleux chef d’orchestre qui, depuis
cinquante ans, menait le bal tourbillonnant des idées graves ou court-vêtues, et qui,
toujours en scène, toujours en tête, conducteur reconnu de la conversation
universelle, fournissait les motifs, donnait le ton, marquait la mesure, imprimait
l’élan et lançait le premier coup d’archet.
Notez les cris qui l’accueillent : « Vive l’auteur de la Henriade, le défenseur des
Calas, l’auteur de la Pucelle ! » Personne aujourd’hui ne pousserait le premier ni
surtout le dernier bravo. Ceci nous indique la pente du siècle ; on demandait alors
aux écrivains non seulement des pensées, mais encore des pensées d’opposition.
Désœuvrer une aristocratie, c’est la rendre frondeuse ; l’homme n’accepte
volontairement la règle que lorsqu’il contribue à l’appliquer. Voulez-vous le rallier
au gouvernement, faites qu’il y ait part. Sinon, devenu spectateur, il n’en verra que
les fautes, il n’en sentira que les froissements, il ne sera disposé qu’à critiquer et
à siffler. En effet, dans ce cas, il est comme au théâtre ; or au théâtre on veut
s’amuser, et d’abord ne pas être gêné. Que de gênes dans l’ordre établi, et même dans
tout ordre établi En premier lieu, la religion. Pour les aimables « oisifs » que
décrit Voltaire502, pour « les cent mille personnes qui n’ont rien à
faire qu’à jouer et à se divertir », elle est le pédagogue le plus déplaisant,
toujours grondeur, hostile au plaisir sensible, hostile au raisonnement libre, brûlant
les livres qu’on voudrait lire, imposant des dogmes qu’on n’entend plus. À proprement
parler, c’est la bête noire ; quiconque lui lance un trait est le bien venu. — Autre
chaîne, la morale des sexes. Elle semble bien lourde à des hommes de plaisir, aux
compagnons de Richelieu, Lauzun et Tilly, aux héros de Crébillon fils, à tout ce monde
galant et libertin pour qui l’irrégularité est devenue la règle. Nos gens de bel air
adopteront sans difficulté une théorie qui justifie leur pratique. Ils seront bien
aises d’apprendre que le mariage est une convention et un préjugé. Ils applaudiront
Saint-Lambert lorsqu’à souper, levant un verre de champagne, il proposera le retour à
la nature et aux mœurs d’Otaïti503. — Dernière entrave, le gouvernement, la plus gênante de
toutes ; car elle applique les autres et comprime l’homme de tout son poids joint à
tout leur poids. Celui-ci est absolu, il est centralisé, il procède par faveurs, il
est arriéré, il commet des fautes, il a des revers : que de causes de mécontentement
en peu de mots ! Il a contre lui les ressentiments vagues et sourds des anciens
pouvoirs qu’il a dépossédés, états provinciaux, parlements, grands personnages de
province, nobles de la vieille roche qui, comme des Mirabeau, conservent l’esprit
féodal, et, comme le père de Chateaubriand, appellent l’abbé Raynal un « maître
homme ». Il a contre lui le dépit de tous ceux qui se croient frustrés dans la
distribution des emplois et des grâces, non seulement la noblesse de province qui
reste à la porte504 pendant que la noblesse de cour mange le
festin royal, mais encore le plus grand nombre des courtisans, réduits à des bribes,
tandis que les favoris du petit cercle intime engloutissent tous les gros morceaux. Il
a contre lui la mauvaise humeur de ses administrés, qui, lui voyant prendre le rôle de
la Providence et se charger de tout, mettent tout à sa charge, la cherté du pain comme
le délabrement d’une route. Il a contre lui l’humanité nouvelle, qui, dans les salons
les plus élégants, l’accuse de maintenir les restes surannés d’une époque barbare,
impôts mal assis, mal répartis et mal perçus, lois sanguinaires, procédures aveugles,
supplices atroces, persécution des protestants, lettres de cachet, prisons d’État.
— Et j’ai laissé de côté ses excès, ses scandales, ses désastres et ses hontes,
Rosbach, le traité de Paris, Mme du Barry, la banqueroute. — Le dégoût vient ;
décidément, tout est mal. Les spectateurs de la pièce se disent entre eux, non
seulement que la pièce est mauvaise, mais que le théâtre est mal construit, incommode,
étouffant, étriqué, à tel point que, pour être à l’aise, il faudra le démolir et le
rebâtir depuis les caves jusqu’aux greniers.
À ce moment interviennent les architectes nouveaux, avec leurs raisonnements spécieux
et leurs plans tout faits, démontrant que tous les grands édifices publics, religions,
morales, sociétés, ne peuvent manquer d’être grossiers et malsains, puisque jusqu’ici
ils ont été bâtis de pièces et de morceaux, au fur et à mesure, le plus souvent par
des fous et par des barbares, en tout cas par des maçons, et toujours au hasard, à
tâtons, sans principes. Pour eux, ils sont architectes et ils ont des principes, à
savoir la raison, la nature, les droits de l’homme, principes simples et féconds que
chacun peut entendre et dont il suffit de tirer les conséquences pour substituer aux
informes bâtisses du passé l’édifice admirable de l’avenir. — La tentation est grande
pour des mécontents, peu dévots, épicuriens et philanthropes. Ils adoptent aisément
des maximes qui semblent conformes à leurs secrets désirs ; du moins ils les adoptent
en théorie et en paroles. Les grands mots, liberté, justice, bonheur public, dignité
de l’homme, sont si beaux et en outre si vagues ! Quel cœur peut s’empêcher de les
aimer, et quelle intelligence peut en prévoir toutes les applications ? D’autant plus
que, jusqu’au dernier moment, la théorie ne descend pas des hauteurs, qu’elle reste
confinée dans ses abstractions, qu’elle ressemble à une dissertation académique, qu’il
s’agit toujours de l’homme en soi, du contrat social, de la cité imaginaire et
parfaite. Y a-t-il à Versailles un courtisan qui refuse de décréter l’égalité dans
Salente Entre les deux étages de l’esprit humain, le supérieur où se tissent les
raisonnements purs et l’inférieur où siègent les croyances actives, la communication
n’est ni complète ni prompte. Nombre de principes ne sortent pas de l’étage
supérieur ; ils y demeurent à l’état de curiosités ; ce sont des mécaniques délicates,
ingénieuses, dont volontiers on fait parade, mais dont presque jamais on ne fait
emploi. Si parfois le propriétaire les transporte à l’étage inférieur, il ne s’en sert
qu’à demi ; des habitudes établies, des intérêts ou des instincts antérieurs et plus
forts en restreignent l’usage. En cela il n’est pas de mauvaise foi, il est homme ;
chacun de nous professe des vérités qu’il ne pratique pas. Un soir, le lourd avocat
Target ayant pris du tabac dans la tabatière de la maréchale de Beauvau, celle-ci,
dont le salon est un petit club démocratique, reste suffoquée d’une familiarité si
monstrueuse. Plus tard, Mirabeau, qui rentre chez lui ayant voté l’abolition des
titres de noblesse, saisit son valet de chambre par l’oreille et lui crie en riant de
sa voix tonnante : « Ah çà ! drôle, j’espère bien que pour toi je suis toujours
monsieur le comte. » — Ceci montre jusqu’à quel point, dans une tête aristocratique,
les nouvelles théories sont admises. Elles occupent tout l’étage supérieur, et là
elles tissent, avec un bruit joyeux, la trame de la conversation interminable ; leur
bourdonnement est continu pendant tout le siècle ; jamais on n’a vu dans les salons un
tel déroulement de phrases générales et de beaux mots. Il en tombe quelque chose dans
l’étage inférieur, ne serait-ce que la poussière, je veux dire l’espérance, la
confiance en l’avenir, la croyance à la raison, le goût de la vérité, la bonne volonté
juvénile et généreuse, l’enthousiasme qui passe vite, mais qui peut s’exalter parfois
jusqu’à l’abnégation et au dévouement.
Suivons les progrès de la philosophie dans la haute classe. C’est la religion qui
reçoit les premiers et les plus grands coups. Le petit groupe de sceptiques qu’on
apercevait à peine sous Louis XIV a fait ses recrues dans l’ombre ; en 1698, la
Palatine, mère du Régent, écrit déjà « qu’on ne voit presque plus maintenant un seul
jeune homme qui ne veuille être athée505 ». Avec la Régence,
« l’incrédulité se produit au grand jour ». « Je ne crois pas, dit encore la Palatine
en 1722, qu’il y ait à Paris, tant parmi les ecclésiastiques que parmi les laïques,
cent personnes qui aient la véritable foi ou qui croient même en Notre Seigneur. Cela
fait frémir… » Déjà, dans le monde, le rôle d’un ecclésiastique est difficile ; il
semble qu’il y soit un pantin ou un plastron506. « Dès que nous y paraissons, dit l’un
d’eux, on nous fait disputer ; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver
l’utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un
homme qui a nié toute sa vie l’immortalité de l’âme ; l’entreprise est laborieuse, et
les rieurs ne sont pas pour nous. » — Bientôt le scandale prolongé des billets de
confession et l’obstination des évêques à ne point souffrir qu’on taxe les biens
ecclésiastiques soulèvent l’opinion contre le clergé et, par suite, contre la
religion. « Il est à craindre, dit Barbier en 1751, que cela ne finisse sérieusement ;
on pourrait voir un jour dans ce pays-ci une révolution pour embrasser la religion
protestante507. » — « La haine
contre les prêtres, écrit d’Argenson en 1753, va au dernier excès. À peine osent-ils
se montrer dans les rues sans être hués… Comme notre nation et notre siècle sont bien
autrement éclairés » qu’au temps de Luther, « on ira jusqu’où on doit aller ; on
bannira tous prêtres, tout sacerdoce, toute révélation, tout mystère… » — « On n’ose
plus parler pour le clergé dans les bonnes compagnies ; on est honni et regardé comme
des familiers de l’inquisition… Les prêtres ont remarqué cette année une diminution de
plus d’un tiers dans le nombre de leurs communiants. Le collège des jésuites devient
désert ; cent vingt pensionnaires ont été retirés à ces moines si tarés… On a observé
aussi pendant le carnaval de Paris que jamais on n’avait vu tant de masques au bal
contrefaisant les habits ecclésiastiques, en évêques, abbés, moines, religieuses. » —
L’antipathie est si grande, que les plus médiocres livres font fureur dès qu’ils sont
antichrétiens et condamnés comme tels. En 1748, un ouvrage de Toussaint en faveur de
la religion naturelle, les Mœurs, devient tout d’un coup si célèbre,
« qu’il n’y a personne dans un certain monde, dit Barbier, homme ou femme se piquant
d’esprit, qui ne veuille le voir. On s’aborde aux promenades en se disant : Avez-vous
lu les Mœurs ? » — Dix ans plus tard on a dépassé le déisme. « Le
matérialisme, dit encore Barbier, c’est le grand grief… » — « Presque tous les gens
d’étude et de bel esprit, écrit d’Argenson, se déchaînent contre notre sainte
religion… Elle est secouée de toutes parts, et, ce qui anime davantage les incrédules,
ce sont les efforts que font les dévots pour obliger à croire. Ils font des livres
qu’on ne lit guère ; on ne dispute plus, on se rit de tout, et l’on persiste dans le
matérialisme. » Horace Walpole508 qui en 1765 revient en France et dont le bon sens prévoit le danger,
s’étonne de tant d’imprudence : « J’ai dîné aujourd’hui, dit-il, avec une douzaine de
savants ; quoique tous les domestiques fussent là pour nous servir, la conversation a
été beaucoup plus libre, même sur l’Ancien Testament, que je ne le souffrirais à ma
propre table en Angleterre, n’y eût-il pour l’écouter qu’un valet de pied. » On
dogmatise partout. « Le rire est aussi démodé que les pantins ou le bilboquet. Nos
bonnes gens n’ont plus le temps d’être gais, ils ont trop à faire ; il faut d’abord
qu’ils mettent par terre Dieu et le roi ; tous et chacun, hommes et femmes,
s’emploient en conscience à la démolition. À leurs yeux je suis un infidèle, parce que
j’ai encore quelques croyances debout. » — « Savez-vous ce que sont les philosophes et
ce que ce mot signifie ici ? D’abord il comprend presque tout le monde ; ensuite il
désigne les gens qui se déclarent ennemis du papisme, mais qui, pour la plupart, ont
pour objet le renversement de toute religion. » — Ces savants, je leur demande pardon,
ces philosophes sont insupportables, superficiels, arrogants et fanatiques. Ils
prêchent incessamment, vous ne sauriez croire avec quelle liberté, et leur doctrine
avouée est l’athéisme… Voltaire lui-même ne les satisfait plus ; une de leurs dames
prosélytes me disait de lui : il est bigot, c’est un déiste. »
Ceci est bien fort, et pourtant nous ne sommes pas au bout : car, jusqu’ici,
l’impiété est moins une conviction qu’une mode. Walpole, bon observateur, ne s’y est
pas trompé. « D’après ce que je vous ai dit de leurs opinions religieuses ou plutôt
irréligieuses, ne concluez pas, écrit-il, que les personnes de qualité, les hommes du
moins, soient athées. Heureusement pour eux, pauvres âmes ! Ils ne sont pas capables
de pousser le raisonnement si loin, mais ils disent oui à beaucoup d’énormités, parce
que c’est la mode et qu’ils ne savent comment contredire. » À présent que « les petits
maîtres sont surannés » et que tout le monde « est philosophe », ils sont
philosophes ; il faut bien être comme tout le monde. Mais ce qu’ils goûtent dans le
matérialisme nouveau, c’est le piquant du paradoxe et la liberté du plaisir. Ce sont
des écoliers de bonne maison qui font des niches à leur précepteur ecclésiastique. Ils
empruntent aux théories savantes de quoi lui mettre un bonnet d’âne, et leurs
fredaines leur plaisent davantage quand elles sont assaisonnées d’impiété. Un seigneur
de la cour ayant vu le tableau de Doyen, Sainte Geneviève et les
pestiférés, fait le lendemain venir le peintre dans sa petite maison chez sa
maîtresse509 : « Je
voudrais, lui dit-il, que vous peignissiez madame sur une escarpolette qu’un évêque
mettrait en branle ; vous me placeriez, moi, de façon que je sois à portée de voir les
jambes de cette belle enfant, et même mieux, si vous voulez égayer davantage votre
tableau. » La chanson si leste sur Marotte « court avec fureur »
« au bout de quinze jours que je l’ai donnée, dit Collé, je n’ai rencontré personne
qui n’en eût une copie ; et c’est le vaudeville, je veux dire l’assemblée du clergé,
qui fait toute sa vogue » Plus un livre licencieux est irréligieux, plus il est
goûté ; quand on ne peut l’avoir imprimé, on le copie. Collé compte « peut-être deux
mille copies manuscrites de la Pucelle de Voltaire, qui en un mois
se sont répandues à Paris ». Les magistrats eux-mêmes ne brûlent que pour la forme.
« Ne croyez pas que monsieur l’exécuteur des hautes œuvres ait la permission de jeter
au feu les livres dont les titres figurent dans l’arrêt de la Cour. Messieurs seraient
très fâchés de priver leurs bibliothèques d’un exemplaire de chacun de ces ouvrages
qui leur revient de droit, et le greffier y supplée par quelques malheureux rôles de
chicane dont la provision ne lui manque pas510. »
Mais, à mesure que le siècle avance, l’incrédulité, moins bruyante, devient plus
ferme. Elle se retrempe aux sources ; les femmes elles-mêmes se prennent d’engouement
pour les sciences. En 1782511 un personnage de Mme de Genlis écrit : « Il
y a cinq ans je les avais laissées ne songeant qu’à leur parure, à l’arrangement de
leurs soupers ; je les retrouve toutes savantes et beaux-esprits. » Dans le cabinet
d’une dame à la mode, on trouve, à côté d’un petit autel dédié à la Bienfaisance ou à
l’Amitié, un dictionnaire d’histoire naturelle, des traités de physique et de chimie.
Une femme ne se fait plus peindre en déesse sur un nuage, mais dans un laboratoire,
assise parmi des équerres et des télescopes512. La marquise de Nesle, la comtesse de Brancas, la comtesse
de Pons, la marquise de Polignac sont chez Rouelle lorsqu’il entreprend de fondre et
de volatiliser le diamant. Des sociétés de vingt et vingt-cinq personnes se forment
dans les salons, pour suivre un cours de physique ou de chimie appliquée, de
minéralogie ou de botanique. À la séance publique de l’Académie des Inscriptions, les
femmes du monde applaudissent des dissertations sur le bœuf Apis, sur le rapport des
langues égyptienne, phénicienne et grecque. Enfin, en 1786, elles se font ouvrir les
portes du Collège de France. Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lancette et même
le scalpel ; la marquise de Voyer voit disséquer, et la jeune comtesse de Coigny
dissèque de ses propres mains. — Sur ce fondement qui est celui de la philosophie
régnante, l’incrédulité mondaine prend un nouveau point d’appui. Vers la fin du
siècle513 « on voit de jeunes personnes, qui sont dans le monde depuis six ou sept
ans, se piquer ouvertement d’irréligion, croyant que l’impiété tient lieu d’esprit, et
qu’être athée, c’est être philosophe ». Sans doute il y a beaucoup de déistes, surtout
depuis Rousseau ; mais je ne crois pas que, sur cent personnes du monde, on trouve
encore à Paris dix chrétiens ou chrétiennes. « Depuis dix ans514, dit Mercier en 1783,
le beau monde ne va plus à la messe ; on n’y va que le dimanche pour ne pas
scandaliser les laquais, et les laquais savent qu’on n’y va que pour eux. » Le duc de
Coigny515 dans ses terres auprès d’Amiens, refuse de laisser prier pour
lui, et menace son curé, s’il prend cette licence, de le faire jeter en bas de sa
chaire ; son fils tombe malade, il empêche qu’on apporte les sacrements ; ce fils
meurt, il interdit les obsèques et fait enterrer le corps dans son jardin ; malade
lui-même, il ferme sa porte à l’évêque d’Amiens qui se présente douze fois pour le
voir, et meurt comme il a vécu. — Sans doute un tel scandale est noté, c’est-à-dire
rare ; presque tous et presque toutes « allient à l’indépendance des idées la
convenance des formes516 ». Quand la femme de chambre annonce : « Mme la duchesse, le bon
Dieu est là, permettez-vous qu’on le fasse entrer ? Il souhaiterait avoir l’honneur de
vous administrer » ; on conserve les apparences. On introduit l’importun, on est poli
avec lui. Si on l’esquive, c’est sous un prétexte décent ; mais, si on lui complaît,
ce n’est que par bienséance ; « à Surate, quand on meurt, on doit tenir la queue d’une
vache dans sa main ». Jamais société n’a été plus détachée du christianisme. À ses
yeux une religion positive n’est qu’une superstition populaire, bonne pour les enfants
et les simples, non pour « les honnêtes gens » et les grandes personnes. Vous devez un
coup de chapeau à la procession qui passe, mais vous ne lui devez qu’un coup de
chapeau.
Dernier signe et le plus grave de tous Si les curés qui travaillent et sont du
peuple ont la foi du peuple, les prélats qui causent et sont du monde ont les opinions
du monde. Et je ne parle pas seulement ici des abbés de salon, courtisans domestiques,
colporteurs de nouvelles, faiseurs de petits vers, complaisants de boudoir, qui dans
une compagnie servent d’écho, et de salon à salon servent de porte-voix ; un écho, un
porte-voix ne fait que répéter la phrase, sceptique ou non, qu’on lui jette517. Il s’agit des
dignitaires, et, sur ce point, tous les témoignages sont d’accord. Au mois d’août
1767, l’abbé Bassinet, grand vicaire de Cahors, prononçant dans la chapelle du Louvre
le panégyrique de Saint Louis518, « a supprimé jusqu’au
signe de la croix. Point de texte, aucune citation de l’Ecriture, pas un mot du bon
Dieu ni des saints. Il n’a envisagé Louis IX que du côté des vertus politiques,
guerrières et morales. Il a frondé les croisades, il en a fait voir l’absurdité, la
cruauté, l’injustice même. Il a heurté de front et sans aucun ménagement la cour de
Rome ». D’autres « évitent en chaire le nom de Jésus-Christ et ne parlent plus que du
législateur des chrétiens ». Dans le code que l’opinion du monde et la décence sociale
imposent au clergé, un observateur délicat519
précise ainsi les distinctions de rang et les nuances de conduite : « Un simple
prêtre, un curé doit croire un peu, sinon on le trouverait hypocrite ; mais il ne doit
pas non plus être sûr de son fait, sinon on le trouverait intolérant. Au contraire, le
grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque en rira tout à
fait, le cardinal y joindra son mot. » — « Il y a quelque temps, raconte la chronique,
on disait à l’un des plus respectables curés de Paris : Croyez-vous que les évêques,
qui mettent toujours la religion en avant, en aient beaucoup Le bon pasteur, après
avoir hésité un moment, répondit : Il peut y en avoir quatre ou cinq qui croient
encore. » — Pour qui connaît leur naissance, leurs sociétés, leurs habitudes et leurs
goûts, cela n’a rien d’invraisemblable. « Dom Collignon, représentant de l’abbaye de
Mettlach, seigneur haut justicier et curé de Valmunster », bel homme, beau diseur,
aimable maître de maison, évite le scandale, et ne fait dîner ses deux maîtresses à sa
table qu’en petit comité ; du reste aussi peu dévot que possible et bien moins encore
que le vicaire savoyard, « ne voyant du mal que dans l’injustice et dans le défaut de
charité », ne considérant la religion que comme un établissement politique et un frein
moral. J’en citerais nombre d’autres, M. de Grimaldi, le jeune et galant évêque du
Mans, qui prend pour grands vicaires ses jeunes et galants camarades de classe, et
fait de sa maison de campagne à Coulans un rendez-vous de jolies dames520. Concluez des mœurs aux croyances En d’autres cas on n’a pas la
peine de conclure. Chez le cardinal de Rohan, chez M. de Brienne, archevêque de Sens,
chez M. de Talleyrand, évêque d’Autun, chez l’abbé Maury, défenseur du clergé, le
scepticisme est notoire. Rivarol521, sceptique lui-même, déclare qu’aux approches de la
Révolution « les lumières du clergé égalaient celles des philosophes ». — « Le corps
qui a le moins de préjugés, dit Mercier522, qui le croirait ? c’est le clergé. » Et l’archevêque de Narbonne
expliquant la résistance du haut clergé en 1791523, l’attribue, non à la foi, mais au
point d’honneur. « Nous nous sommes conduits alors en vrais gentilshommes ; car, de la
plupart d’entre nous, on ne peut pas dire que ce fût par religion. »
De l’autel au trône la distance est courte, et pourtant l’opinion met trente ans à la
franchir. Pendant la première moitié du siècle, il n’y a point encore de fronde
politique ou sociale. L’ironie des Lettres persanes est aussi
mesurée que délicate ; l’Esprit des Lois est conservateur. Quant à
l’abbé de Saint-Pierre, on sourit de ses rêveries, et l’Académie le raye de sa liste
lorsqu’il s’avise de blâmer Louis XIV. À la fin les économistes d’un côté et les
parlementaires de l’autre donnent le signal. — « Vers 1750, dit Voltaire524, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans,
d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et
de disputes sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. » D’où
vient la cherté du pain ? Pourquoi le laboureur est-il si misérable ? Quelle est la
matière et la limite de l’impôt ? Toute terre ne doit-elle pas payer, et une terre
peut-elle payer au-delà de son produit net ? Voilà les questions qui entrent dans les
salons sous les auspices du roi, par l’organe de Quesnay, son médecin, « son
penseur », fondateur d’un système qui agrandit le prince pour soulager le peuple, et
qui multiplie les imposés pour alléger l’impôt. — En même temps, par la porte opposée,
arrivent d’autres questions non moins neuves. « La France525 est-elle une monarchie tempérée et représentative, ou un
gouvernement à la Turque ? Vivons-nous sous la loi d’un maître absolu, ou sommes-nous
régis par un pouvoir limité et contrôlé ? » — « Les parlementaires exilés… se sont mis
à étudier le droit public dans ses sources, et ils en confèrent comme dans des
académies. Dans l’esprit public et par leurs études, s’établit l’opinion que la nation
est au-dessus du roi, comme l’Église universelle est au-dessus du pape. » — Le
changement est frappant, presque subit. Il y a cinquante ans, dit encore d’Argenson,
le public n’était nullement curieux des nouvelles d’État. Aujourd’hui chacun lit sa
Gazette de Paris, même dans les provinces. On raisonne à tort et à
travers de la politique, mais enfin on s’en occupe. » — Une fois que la conversation a
saisi cet aliment, elle ne le lâche plus, et les salons s’ouvrent à la philosophie
politique, par suite au Contrat social, à l’Encyclopédie, aux prédications de
Rousseau, Mably, d’Holbach, Raynal et Diderot. En 1759, d’Argenson, qui s’échauffe, se
croit déjà proche du moment final. « Il nous souffle un vent philosophique de
gouvernement libre et antimonarchique ; cela passe dans les esprits, et il peut se
faire que ce gouvernement soit déjà dans les têtes pour l’exécuter à la première
occasion. Peut-être la Révolution se ferait avec moins de
contestations qu’on ne pense ; cela se ferait par acclamation
526. »
Non pas encore ; mais la semence lève. Bachaumont, en 1762, note un déluge de
pamphlets, brochures et dissertations politiques, « une fureur de raisonner en matière
de finance et de gouvernement ». En 1765, Walpole constate que les athées, qui
tiennent alors le dé de la conversation, se déchaînent autant contre les rois que
contre les prêtres. Un mot redoutable, celui de citoyen, importé par
Rousseau, est entré dans le langage ordinaire, et, ce qui est décisif, les femmes s’en
parent comme d’une cocarde. « Vous savez combien je suis citoyenne, écrit une jeune
fille à son amie. Comme citoyenne et comme amie, pouvais-je recevoir de plus agréables
nouvelles que celles de la santé de ma chère petite et de la paix527 ? » — Autre mot
non moins significatif, celui d’énergie qui, jadis ridicule, devient
à la mode et se place à tout propos528 — Avec le langage, les sentiments sont changés, et les plus grandes
dames passent à l’opposition. En 1771, dit le moqueur Besenval après l’exil du
Parlement, « les assemblées de société ou de plaisir étaient devenues de petits États
Généraux, où les femmes, transformées en législateurs, établissaient des prémisses et
débitaient avec assurance des maximes de droit public. » La comtesse d’Egmont,
correspondante du roi de Suède, lui envoie un mémoire sur les lois fondamentales de la
France, en faveur du Parlement, dernier défenseur des libertés nationales, contre les
attentats du chancelier Maupeou. « M. le chancelier, dit-elle529, a, depuis six mois, fait
apprendre l’histoire de France à des gens qui seraient morts sans l’avoir sue. » —
« Je n’en doute pas, sire, ajoute-t-elle ; vous n’abuserez pas de ce pouvoir qu’un
peuple enivré vous a confié sans limites… Puisse votre règne devenir l’époque du
rétablissement du gouvernement libre et indépendant, mais n’être jamais la source
d’une autorité absolue. » Nombre d’autres femmes du premier rang, Mmes de la Marck, de
Boufflers, de Brienne, de Mesmes, de Luxembourg, de Croy, pensent et écrivent de même.
« Le pouvoir absolu, dit l’une d’elles, est une maladie mortelle qui, en corrompant
insensiblement les qualités morales, finit par détruire les États… Les actions des
souverains sont soumises à la censure de leurs propres sujets comme à celle de
l’univers… La France est détruite, si l’administration présente subsiste530. » — Lorsque, sous Louis XVI, une
nouvelle administration avance et retire des velléités de réformes, leur critique
demeure aussi ferme. « Enfance, faiblesse, inconséquence continuelle « écrit une
autre531, nous changeons sans cesse et pour être plus mal
que nous n’étions d’abord. Monsieur et M. le comte d’Artois viennent de voyager dans
nos provinces, mais comme ces gens-là voyagent, avec une dépense affreuse et la
dévastation sur tout leur passage, n’en rapportant d’ailleurs qu’une graisse
surprenante : Monsieur est devenu gros comme un tonneau ; pour M. le comte d’Artois,
il y met bon ordre par la vie qu’il mène. » — Un souffle d’humanité en même temps que
de liberté a pénétré dans les cœurs féminins. Elles s’intéressent aux pauvres, aux
petits, au peuple ; Mme d’Egmont recommande à Gustave III de planter la Dalécarlie en
pommes de terre. Lorsque paraît l’estampe publiée au profit des Calas, « toute la
France, et même toute l’Europe, s’empresse de souscrire, l’impératrice de Russie, pour
5 000 livres532. » — « L’agriculture, l’économie, les réformes, la
philosophie, écrit Walpole, sont de bon ton, même à la cour. » — Le
président Dupaty ayant fait un mémoire pour trois innocents condamnés à la « roue »,
on ne parle plus que de cela dans le monde ; « ces conversations de société, dit une
correspondante de Gustave III533, ne sont plus oiseuses, puisque c’est par
elles que l’opinion publique se forme. Les paroles sont devenues des
actions, et tous les cœurs sensibles vantent avec transport un mémoire que
l’humanité anime et qui paraît plein de talent, parce qu’il est plein d’âme ». Lorsque
Latude sort de Bicêtre, Mme de Luxembourg, Mme de Boufflers et Mme de Staël veulent
dîner avec Mme Legros, l’épicière qui « depuis trois années a remué ciel et terre »
pour délivrer le prisonnier. C’est grâce aux femmes, à leur attendrissement, à leur
zèle, à la conspiration de leurs sympathies, que M. de Lally parvient à faire
réhabiliter son père. Quand elles s’éprennent, elles s’engouent : Mme de Lauzun, si
timide, va jusqu’à dire des injures en public à un homme qui parle mal de Necker.
— Rappelez-vous qu’en ce siècle les femmes étaient reines, faisaient la mode,
donnaient le ton, menaient la conversation, par suite les idées, par suite
l’opinion534. Quand
on les trouve en avant sur le terrain politique, on peut être sûr que les hommes
suivent : chacune d’elles entraîne avec soi tout son salon.
Une aristocratie imbue de maximes humanitaires et radicales, des courtisans hostiles
à la cour, des privilégiés qui contribuent à saper les privilèges, il faut voir dans
les témoignages du temps cet étrange spectacle. « Il est de principe, dit un
contemporain, que tout doit être changé et bouleversé535 ». Au plus haut, au
plus bas, dans les assemblées, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi les
privilégiés que des opposants et des réformateurs. En 1787, presque tout ce qu’il y
avait de marquant dans la pairie se déclara dans le Parlement pour la résistance… J’ai
vu mettre en avant dans les dîners qui nous réunissaient alors presque toutes les
idées qui devaient bientôt se produire avec tant d’éclat536. » Déjà en 1774,
M. de Vaublanc, allant à Metz, trouvait dans la diligence un ecclésiastique et un
comte colonel de hussards qui ne cessaient de parler économie politique537.
« C’était alors la mode ; tout le monde était économiste ; on ne s’entretenait que de
philosophie, d’économie politique, surtout d’humanité, et des moyens de soulager le
bon peuple ; ces deux derniers mots étaient dans toutes les bouches. » Ajoutez-y celui
d’égalité ; Thomas, dans un éloge du maréchal de Saxe, disait : « Je ne puis le
dissimuler, il était du sang des rois » ; et l’on admirait cette phrase. — Seuls
quelques chefs de vieilles familles parlementaires ou seigneuriales conservent le
vieil esprit nobiliaire et monarchique ; toute la génération nouvelle est gagnée aux
nouveautés. « Pour nous, dit l’un d’eux, jeune noblesse française538, sans regret pour le
passé, sans inquiétude pour l’avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs
qui nous cachait un abîme. Riants frondeurs des modes anciennes, de l’orgueil féodal
de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait
gênant et ridicule. La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La riante
philosophie de Voltaire nous entraînait en nous amusant. Sans approfondir celle des
écrivains plus graves, nous l’admirions comme empreinte de courage et de résistance au
pouvoir arbitraire… La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son
courage ; l’égalité, par sa commodité. On trouve du plaisir à descendre tant qu’on
croit pouvoir remonter dès qu’on veut ; et, sans prévoyance, nous goûtions à la fois
les avantages du patriciat et les douceurs d’une philosophie plébéienne. Ainsi,
quoique ce fussent nos privilèges, les débris de notre ancienne puissance que l’on
minait sous nos pas, cette petite guerre nous plaisait. Nous n’en éprouvions pas les
atteintes, nous n’en avions que le spectacle. Ce n’étaient que combats de plume et de
paroles qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage à la supériorité
d’existence dont nous jouissions et qu’une possession de plusieurs siècles nous
faisait croire inébranlable. Les formes de l’édifice restant intactes, nous ne voyions
pas qu’on le minait en dedans. Nous riions des graves alarmes de la vieille cour et du
clergé qui tonnaient contre cet esprit d’innovation. Nous applaudissions les scènes
républicaines de nos théâtres539, les discours philosophiques de nos Académies, les ouvrages hardis de nos
littérateurs. » — Si l’inégalité durait encore dans la distribution des charges et des
places, « l’égalité commençait à régner dans les sociétés. En beaucoup d’occasions,
les titres littéraires avaient la préférence sur les titres de noblesse. Les
courtisans, serviteurs de la mode, venaient faire la cour à Marmontel, à d’Alembert, à
Raynal. On voyait fréquemment dans le monde des hommes de lettres du deuxième et
troisième rang être accueillis et traités avec des égards que n’obtenaient pas les
nobles de province… Les institutions restaient monarchiques, mais les mœurs devenaient
républicaines. Nous préférions un mot d’éloge de d’Alembert, de Diderot, à la faveur
la plus signalée d’un prince… Il était impossible de passer la soirée chez d’Alembert,
d’aller à l’hôtel de La Rochefoucauld chez les amis de Turgot, d’assister au déjeuner
de l’abbé Raynal, d’être admis dans la société et la famille de M. de Malesherbes,
enfin d’approcher de la reine la plus aimable et du roi le plus vertueux, sans croire
que nous entrions dans une sorte d’âge d’or dont les siècles précédents ne nous
donnaient aucune idée… Nous étions éblouis par le prisme des idées et des doctrines
nouvelles, rayonnants d’espérance, brûlants d’ardeur pour toutes les gloires,
d’enthousiasme pour tous les talents et bercés des rêves séduisants d’une philosophie
qui voulait assurer le bonheur du genre humain. Loin de prévoir des malheurs, des
excès, des crimes, des renversements de trônes et de principes, nous ne voyions dans
l’avenir que tous les biens qui pouvaient être assurés à l’humanité par le règne de la
raison. On laissait un libre cours à tous les écrits réformateurs, à tous les projets
d’innovation, aux pensées les plus libérales, aux systèmes les plus hardis. Chacun
croyait marcher à la perfection, sans s’embarrasser des obstacles et sans les
craindre. Nous étions fiers d’être Français et encore plus d’être Français du
dix-huitième siècle… Jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus
doux et par des songes plus séduisants ».
Ils ne s’en tiennent pas à des songes, à de purs souhaits, à des espérances passives.
Ils agissent, ils sont vraiment généreux ; il suffit qu’une cause soit belle pour que
leur dévouement lui soit acquis. À la nouvelle de l’insurrection américaine, le
marquis de la Fayette, laissant sa jeune femme enceinte, s’échappe, brave les défenses
de la cour, achète une frégate, traverse l’Océan et vient se battre aux côtés de
Washington. « Dès que je connus la querelle, dit-il, mon cœur fut enrôlé et je ne
songeai plus qu’à rejoindre mes drapeaux. » Quantité de gentilshommes le suivent. Sans
doute ils aiment le danger ; « une probabilité d’avoir des coups de fusil est trop
précieuse pour qu’on la néglige540. » Mais il s’agit en outre d’affranchir des opprimés ;
« c’est comme paladins, dit l’un d’eux, que nous nous montrions philosophes541 » et l’esprit chevaleresque se met au service de
la liberté D’autres services, plus sédentaires et moins brillants, ne les trouvent
pas moins zélés. Aux assemblées provinciales542, les plus grands personnages de
la province, évêques, archevêques, abbés, ducs, comtes, marquis, joints aux notables
les plus opulents et les plus instruits du Tiers-état, en tout un millier d’hommes,
bref l’élite sociale, toute la haute classe convoquée par le roi, établit le budget,
défend le contribuable contre le fisc, dresse le cadastre, égalise la taille, remplace
la corvée, pourvoit à la voirie, multiplie les ateliers de charité, instruit les
agriculteurs, propose, encourage et dirige toutes les réformes. J’ai lu les vingt
volumes de leurs procès-verbaux : on ne peut voir de meilleurs citoyens, des
administrateurs plus intègres, plus appliqués, et qui se donnent gratuitement plus de
peine, sans autre objet que le bien public. La bonne volonté est complète. Jamais
l’aristocratie n’a été si digne du pouvoir qu’au moment où elle allait le perdre ; les
privilégiés, tirés de leur désœuvrement, redevenaient des hommes publics, et, rendus à
leur fonction, revenaient à leur devoir. En 1778, dans la première assemblée du Berry,
l’abbé de Séguiran543, rapporteur, ose dire que « la
répartition de l’impôt doit être un partage fraternel des charges publiques ». En
1780, les abbés, prieurs et chapitres de la même province offrent 60 000 livres de
leur argent, et quelques gentilshommes, en moins de vingt-quatre heures, 17 000
livres. En 1787, dans l’assemblée d’Alençon, la noblesse et le clergé se cotisent de
30 000 livres pour soulager d’autant les taillables indigents de chaque paroisse544. Au mois d’avril
1787, le roi, dans l’Assemblée des Notables, parle de « l’empressement avec lequel les
archevêques et évêques ont déclaré ne prétendre à aucune exemption pour leur
contribution aux charges publiques ». Au mois de mars 1789, dès l’ouverture des
assemblées de bailliage, le clergé tout entier, la noblesse presque tout entière, bref
le corps des privilégiés, renonce spontanément à ses privilèges en fait d’impôt. Le
sacrifice est voté par acclamation ; ils viennent d’eux-mêmes l’offrir au Tiers-état
et il faut voir dans les procès-verbaux manuscrits leur accent généreux et
sympathique. « L’ordre de la noblesse du bailliage de Tours, dit le marquis de
Lusignan545, considérant que ses membres sont hommes et citoyens avant que d’être nobles,
ne peut se dédommager, d’une manière plus conforme à l’esprit de justice et de
patriotisme qui l’anime, du long silence auquel l’abus du pouvoir ministériel l’avait
condamné, qu’en déclarant à ses concitoyens qu’elle n’entend plus jouir à l’avenir
d’aucun des privilèges pécuniaires que l’usage lui avait conservés, et qu’elle fait
par acclamation le vœu solennel de supporter dans une parfaite égalité, et chacun en
proportion de sa fortune, les impôts et contributions générales qui seront consenties
par la nation. » — « Je vous le répète, dit le comte de Buzançais au Tiers-état du
Berry, nous sommes tous frères, nous voulons partager vos charges… Nous désirons ne
porter qu’un seul vœu aux états et, par là, montrer l’union et l’harmonie qui doivent
y régner. Je suis chargé de vous offrir de vous réunir à nous pour ne faire qu’un seul
cahier. » — « Il faut trois qualités à un député, dit le marquis de Barbançon au nom
de la noblesse de Châteauroux : probité, fermeté, connaissances ; les deux premières
se trouvent également dans les députés des trois ordres ; mais les connaissances se
rencontreront plus généralement dans le Tiers-état, dont l’esprit est exercé aux
affaires. » — « Un nouvel ordre de choses se déploie à nos yeux, dit l’abbé Legrand au
nom du clergé de Châteauroux ; le voile du préjugé est déchiré, la raison en a pris la
place. Elle s’empare de tous les cœurs français, sape par le pied tout ce qui n’était
fondé que sur les anciennes opinions et tire sa force d’elle-même. » Non seulement les
privilégiés font les avances, mais ils les font sans effort ; ils parlent la même
langue que les gens du Tiers, ils sont disciples des mêmes philosophes, ils semblent
partir des mêmes principes. La noblesse de Clermont en Beauvoisis546 ordonne à ses députés « de
demander avant tout qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui
appartiennent à tous les hommes ». La noblesse de Mantes et Meulan affirme que « les
principes de la politique sont aussi absolus que ceux de la morale, puisque les uns et
les autres ont pour base commune la raison ». La noblesse de Reims demande « que le
roi soit supplié de vouloir bien ordonner la démolition de la Bastille ». — Maintes
fois, après des vœux et des prévenances semblables, les délégués de la noblesse et du
clergé sont accueillis dans les assemblées du Tiers par des battements de mains, « des
larmes », des transports. Quand on voit ces effusions, comment ne pas croire à la
concorde ? Et comment prévoir qu’on va se battre au premier tournant de la route où,
fraternellement, l’on entre la main dans la main ?
Ils n’ont pas cette triste sagesse. Ils posent en principe que l’homme, surtout
l’homme du peuple, est bon ; pourquoi supposer qu’il puisse vouloir du mal à ceux qui
lui veulent du bien ? Ils ont conscience à son endroit de leur bienveillance et de
leur sympathie. Non seulement ils parlent de leurs sentiments, mais ils les éprouvent.
À ce moment, dit un contemporain547, « la pitié la plus active
remplissait les âmes ; ce que craignaient le plus les hommes opulents, c’était de
passer pour insensibles ». L’archevêque de Paris, qu’on poursuivra à coups de pierres,
a donné cent mille écus pour améliorer l’Hôtel-Dieu. L’intendant Bertier, qu’on
massacrera, a cadastré l’Ile-de-France pour égaliser la taille, ce qui lui a permis
d’en abaisser le taux d’abord d’un huitième, puis d’un quart548. Le financier Beaujon bâtit un hôpital. Necker refuse les appointements
de sa place et prête au trésor deux millions pour rétablir le crédit. Le duc de
Charost, dès 1770549, abolit sur ses terres les corvées seigneuriales et fonde un hôpital
dans sa seigneurie de Meillant. Le prince de Bauffremont, les présidents de Vezet, de
Chamolles, de Chaillot, nombre d’autres seigneurs en Franche-Comté, suivent l’exemple
du roi en affranchissant leurs serfs550.
L’évêque de Saint-Claude réclame, malgré son chapitre, l’affranchissement de ses
mainmortables. Le marquis de Mirabeau établit dans son domaine du Limousin un bureau
gratuit de conciliation pour arranger les procès, et chaque jour, à Fleury, fabrique
neuf cents livres de pain économique à l’usage « du pauvre peuple qui se bat à qui en
aura551 ». M. de Barrai, évêque de Castres,
prescrit à tous ses curés de prêcher et la culture des pommes de terre. Le
marquis de Guerchy monte avec Arthur Young sur les tas de foin pour apprendre à bien
faire une meule. Le comte de Lasteyrie importe en France la lithographie. Nombre de
grands seigneurs et de prélats figurent dans les sociétés d’agriculture, écrivent ou
traduisent des livres utiles, suivent les applications des sciences, étudient
l’économie politique, s’informent de l’industrie, s’intéressent en amateurs ou en
promoteurs à toutes les améliorations publiques. « Jamais, dit encore Lacretelle, les
Français n’avaient été plus ligués pour combattre tous les maux dont la nature nous
impose le tribut, et ceux qui pénètrent par mille voies dans les institutions
sociales. » Peut-on admettre que tant de bonnes intentions réunies aboutissent à tout
détruire ? Tous se rassurent, le gouvernement comme la haute classe, en songeant au
bien qu’ils ont fait ou voulu faire. Le roi se rappelle qu’il a rendu l’état civil aux
protestants, aboli la question préparatoire, supprimé la corvée en nature, établi la
libre circulation des grains, institué les assemblées provinciales, relevé la marine,
secouru les Américains, affranchi ses propres serfs, diminué les dépenses de sa
maison, employé Malesherbes, Turgot et Necker, lâché la bride à la presse, écouté
l’opinion publique552. Aucun gouvernement ne s’est montré
plus doux : le 14 juillet 1789, il n’y avait à la Bastille que sept prisonniers, dont
un idiot, un détenu sur la demande de sa famille, et quatre accusés de faux553. Aucun
prince n’a été plus humain plus charitable, plus préoccupé des malheureux. En 1784,
année d’inondations et d’épidémies, il fait distribuer pour trois millions de secours.
On s’adresse à lui, même pour les accidents privés ; le 8 juin 1785, il envoie deux
cents livres à la femme d’un laboureur breton, qui, ayant déjà deux enfants, vient
d’en mettre au monde trois en une seule couche554. Pendant un hiver rigoureux, il laisse
chaque jour les pauvres envahir ses cuisines. Très probablement, il est, après Turgot,
l’homme de son temps qui a le plus aimé le peuple Au-dessous de lui, ses délégués se
conforment à ses vues ; j’ai lu quantité de lettres d’intendants qui tâchent d’être de
petits Turgots. « Tel construit un hôpital, un autre fonde des prix pour les
laboureurs ; celui-ci admet des artisans à sa table555 » ; celui-là entreprend le défrichement d’un marais.
M. de la Tour, en Provence, a fait tant de bien pendant quarante ans, que, malgré lui,
le Tiers-état lui vote une médaille d’or556. Un gouverneur fait un cours de boulangerie économique Quel danger de
pareils pasteurs peuvent-ils courir au milieu de leur troupeau ? Quand le roi convoque
les États Généraux, nul n’est « en défiance », ni ne s’effraye de l’avenir. « On
parlait557 de l’établissement d’une nouvelle constitution de l’État
comme d’une œuvre facile, comme d’un événement naturel. » — « Les hommes les meilleurs
et les plus vertueux y voyaient le commencement d’une nouvelle ère de bonheur pour la
France et pour tout le monde civilisé. Les ambitieux se réjouissaient de la large
carrière qui allait s’ouvrir à leurs espérances. Mais on n’aurait pas trouvé un
individu, le plus morose, le plus timide, le plus enthousiaste, qui prévît un seul des
événements vers lesquels les États assemblés allaient être
conduits. »
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