Chapitre I.
Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même
philosophie en Angleterre.
Des théories analogues ont plusieurs fois traversé l’imagination des hommes, et des
théories analogues la traverseront encore plus d’une fois. En tout temps et en tout
pays, il suffit qu’un changement considérable s’introduise dans la conception de la
nature humaine, pour que, par contre-coup, on voie aussitôt l’utopie et la découverte
germer sur les territoires de la politique et de la religion Mais cela ne suffit pas
pour que la doctrine nouvelle se , ni surtout pour que, de la spéculation, elle
passe à l’application. Née en Angleterre, la philosophie du dix-huitième siècle n’a pu
se développer en Angleterre ; la fièvre de démolition et de reconstruction y est restée
superficielle et momentanée. Déisme, athéisme, matérialisme, scepticisme, idéologie,
théorie du retour à la nature, proclamation des droits de l’homme, toutes les témérités
de Bolingbroke, Collins, Toland, Tindal et Mandeville, toutes les hardiesses de Hume,
Hartley, James Mill et Bentham, toutes les doctrines révolutionnaires y ont été des
plantes de serre, écloses çà et là dans les cabinets isolés de quelques penseurs : à
l’air libre, elles ont avorté, après une courte floraison, sous la concurrence trop
forte de l’antique végétation à qui déjà le sol appartenait451 Au contraire, en France,
la graine importée d’Angleterre végète et pullule avec une vigueur . Dès
la Régence, elle est en fleur452. Comme une espèce favorisée par
le sol et le climat, elle envahit tous les terrains, elle accapare l’air et le jour pour
elle seule, et souffre à peine sous son ombre quelques avortons d’une espèce ennemie, un
survivant d’une flore ancienne comme Rollin, un spécimen d’une flore excentrique comme
Saint-Martin. Par ses grands arbres, par ses taillis serrés, par l’innombrable armée de
ses broussailles et de ses basses plantes, par Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot,
d’Alembert et Buffon, par Duclos, Mably, Condillac, Turgot, Beaumarchais, Bernardin de
Saint-Pierre, Barthélemy et Thomas, par la foule de ses journalistes, de ses
compilateurs et de ses causeurs, par l’élite et la populace de la philosophie, de la
science et de la littérature, elle occupe l’académie, le théâtre, les salons et la
conversation. Toutes les hautes têtes du siècle sont ses rejetons, et, parmi celles-ci,
quelques-unes sont au nombre des plus hautes qu’ait produites l’espèce humaine C’est
que la nouvelle semence est tombée sur le terrain qui lui convient, je veux dire dans la
patrie de l’esprit classique. En ce pays de raison raisonnante, elle ne rencontre plus
les rivales qui l’étouffaient de l’autre côté de la Manche, et tout de suite elle
acquiert, non seulement la force de sève, mais encore l’organe de propagation qui lui
manquait.
Cet organe est « l’art de la parole, l’éloquence appliquée aux sujets les plus
sérieux, le talent de tout éclaircir453 » « Les bons écrivains de cette
nation, dit leur grand adversaire, expriment les choses mieux que ceux de toute autre
nation… » — « Leurs livres apprennent peu de chose aux véritables savants », mais
« c’est par l’art de la parole qu’on règne sur les hommes », et « la masse des hommes,
continuellement repoussée du sanctuaire des sciences par le style dur et le goût
détestable des (autres) ouvrages scientifiques, ne résiste pas aux séductions du style
et de la méthode française ». Ainsi l’esprit classique qui fournit les idées fournit
aussi leur véhicule, et les théories du dix-huitième siècle sont comme ces semences
pourvues d’ailes, qui volent d’elles-mêmes sur tous les terrains. Point de livre alors
qui ne soit écrit pour des gens du monde et même pour des femmes du monde. Dans les
entretiens de Fontenelle sur la Pluralité des mondes, le personnage
central est une marquise. Voltaire compose sa Métaphysique et son
Essai sur les mœurs pour Mme du Châtelet, et Rousseau son Émile pour Mme d’Épinay. Condillac écrit le Traité des
sensations d’après les idées de Mlle Ferrand, et donne aux jeunes filles des
conseils sur la manière de lire sa Logique. Baudeau adresse et
explique à une dame son
Tableau économique
. Le plus profond des écrits de Diderot est
une conversation de Mlle de l’Espinasse avec d’Alembert et Bordeu454. Au milieu de
son Esprit des lois, Montesquieu avait placé une invocation aux
Muses. Presque tous les ouvrages sortent d’un salon, et c’est toujours un salon qui,
avant le public, en a eu les prémices. À cet égard, l’habitude est si forte, qu’elle
dure encore à la fin de 1789 ; les harangues qu’on va débiter à l’Assemblée nationale
sont aussi des morceaux de bravoure qu’on répète au préalable, en soirée, devant les
dames. L’ambassadeur américain455, homme pratique,
explique à Washington avec une ironie grave la jolie parade académique et littéraire
qui précède le tournoi politique et public. « Les discours sont lus d’avance dans une
petite société de jeunes gens et de femmes, au nombre desquelles se trouve
ordinairement la belle amie de l’orateur ou la belle dont il désire faire son amie ;
et la société accorde très poliment son approbation, à moins que la dame qui donne le
ton au petit cercle ne trouve à blâmer quelque chose, ce qui naturellement conduit
l’auteur à remanier son œuvre, je ne dis pas l’améliorer. »
Rien d’étonnant si, parmi de pareilles mœurs, les philosophes de profession
deviennent des hommes du monde. Jamais et nulle part ils ne l’ont été si
habituellement et au même degré. « Pour un homme de science et de génie, dit un
voyageur anglais, ici le principal plaisir est de régner dans le cercle brillant des
gens à la mode456. » Tandis qu’en Angleterre ils s’enterrent morosement
dans leurs livres, vivent entre eux et ne figurent dans la société qu’à la condition
de « faire une corvée politique », celle de journaliste ou de pamphlétaire au service
d’un parti, en France, tous les soirs, ils soupent en ville, et sont l’ornement,
l’amusement des salons où ils vont causer457. Parmi les maisons où l’on dîne, il n’y en a pas qui n’ait son philosophe en
titre, un peu plus tard son économiste, son savant. Dans les correspondances et les
mémoires, on les suit à la trace, de salon en salon, de château en château, Voltaire à
Cirey chez Mme du Châtelet, puis chez lui à Ferney, où il a un théâtre et reçoit toute
l’Europe, Rousseau chez Mme d’Epinay et chez M. de Luxembourg, l’abbé Barthélemy chez
la duchesse de Choiseul, Thomas, Marmontel et Gibbon chez Mme Necker, les
encyclopédistes aux amples dîners de d’Holbach, aux sages et discrets dîners de Mme
Geoffrin, dans le petit salon de Mlle de Lespinasse, tous dans le grand salon officiel
et central, je veux dire à l’Académie française, où chaque élu nouveau vient faire
parade de style et recevoir de la société polie son brevet de maître dans l’art de
discourir Un tel public impose à un auteur l’obligation d’être écrivain encore plus
que philosophe. Le penseur est tenu de se préoccuper de ses phrases au moins autant
que de ses idées. Il ne lui est point permis de n’être qu’un homme de cabinet. Il
n’est pas un simple érudit, plongé dans ses in-folio à la façon allemande, un
métaphysicien enseveli dans ses méditations, ayant pour auditoire des élèves qui
prennent des notes, et pour lecteurs des hommes d’étude qui consentent à se donner de
la peine, un Kant qui se fait une langue à part, attend que le public l’apprenne, et
ne sort de la chambre où il travaille que pour aller dans la salle où il fait ses
cours. Ici au contraire, en fait de paroles, tous sont experts et même profès. Le
mathématicien d’Alembert publie de petits traités sur l’élocution ; le naturaliste
Buffon prononce un discours sur le style ; le légiste Montesquieu compose un essai sur
le goût ; le psychologue Condillac écrit un volume sur l’art d’écrire En ceci
consiste leur plus grande gloire ; la philosophie leur doit son entrée dans le monde.
Ils l’ont retirée du cabinet, du cénacle et de l’école pour l’introduire dans la
société et dans la conversation.
« Madame la maréchale, dit un des personnages de Diderot458, il faudra
que je reprenne les choses d’un peu haut De si haut que vous voudrez, pourvu que je
puisse vous entendre Si vous ne m’entendiez pas, ce serait bien ma faute Cela est
poli, mais il faut que vous sachiez que je n’ai jamais lu que mes Heures. » — Il n’importe, et la jolie femme, bien conduite, va philosopher
sans le savoir, trouver sans effort la définition du bien et du mal, comprendre et
juger les plus hautes doctrines de la morale et de la religion Tel est l’art du
dix-huitième siècle et l’art d’écrire. On s’adresse à des gens qui savent très bien la
vie et qui, le plus souvent, ne savent pas l’orthographe, qui sont curieux de tout et
ne sont préparés sur rien ; il s’agit de faire descendre la vérité jusqu’à eux. Point
de termes scientifiques ou trop abstraits ; ils ne tolèrent que les mots de leur
conversation ordinaire. Et ceci n’est pas un obstacle : il est plus aisé avec cette
langue de parler philosophie que préséances et chiffons. Car, dans toute question
générale, il y a quelque notion capitale et simple de laquelle le reste dépend, celles
d’unité, de mesure, de masse, de mouvement en mathématiques, celles d’organe, de
fonction, de vie en physiologie, celles de sensation, de peine, de plaisir, de désir
en psychologie, celles d’utilité, de contrat, de loi en politique et en morale, celles
d’avances, de produit, de valeur, d’échange en économie politique, et de même dans les
autres sciences, toutes notions tirées de l’expérience courante, d’où il suit qu’en
faisant appel à l’expérience ordinaire, au moyen de quelques exemples familiers, avec
des historiettes, des anecdotes, de petits récits qui peuvent être agréables, on peut
reformer ces notions et les préciser. Cela fait, presque tout est fait ; car il n’y a
plus qu’à mener l’auditeur pas à pas, de gradin en gradin, jusqu’aux dernières
conséquences « Madame la maréchale aura-t-elle la bonté de se souvenir de sa
définition Je m’en souviendrai : vous appelez cela une définition Oui C’est donc
de la philosophie Excellente Et j’ai fait de la philosophie Comme on fait de la
prose, sans y penser. » — Le reste n’est qu’une affaire de raisonnement, c’est-à-dire
de conduite, de bon ordre dans les questions, de progrès dans l’analyse. De la notion
ainsi renouvelée et rectifiée, on fait sortir la vérité la plus prochaine, puis, de
celle-ci, une seconde vérité contiguë à la première, et ainsi de suite jusqu’au bout,
sans autre obligation que le soin d’avancer pied à pied et de n’omettre aucun
intermédiaire Avec cette méthode, on peut tout expliquer, tout faire comprendre, même
à des femmes, même à des femmes du monde. C’est elle qui au dix-huitième siècle, fait
toute la substance des talents, toute la trame des chefs-d’œuvre, toute la clarté,
toute la popularité, toute l’autorité de la philosophie. C’est elle qui a construit
les Éloges de Fontenelle, le Philosophe ignorant
et le Principe d’action de Voltaire, la Lettre à
M. de Beaumont et le Vicaire savoyard de Rousseau, le Traité de l’homme et les Epoques de la nature de
Buffon, les Dialogues sur les blés de Galiani, les Considérations de d’Alembert sur les mathématiques, la Langue des
calculs et la Logique de Condillac, un peu plus tard l’Exposition du système du Monde de Laplace et les Discours
généraux de Bichat et de Cuvier459. C’est elle enfin que Condillac érige en théorie, qui, sous le nom
d’Idéologie, aura bientôt l’ascendant d’un dogme, et qui semble alors résumer toute
méthode. À tout le moins, elle résume le procédé par lequel les philosophes du siècle
ont gagné leur public, leur doctrine et conquis leur succès.
Grâce à cette méthode on est compris ; mais, pour être lu, il faut encore autre
chose. Je compare le dix-huitième siècle à une société de gens qui sont à table ; il
ne suffit pas que l’aliment soit devant eux, préparé, présenté, aisé à saisir et à
digérer ; il faut encore qu’il soit un mets, ou mieux une friandise. L’esprit est un
gourmet ; servons-lui des plats savoureux, délicats, accommodés à son goût ; il
mangera d’autant plus que la sensualité aiguisera l’appétit. Deux condiments
particuliers entrent dans la cuisine du siècle, et, selon la main qui les emploie,
fournissent à tous les mets littéraires un assaisonnement gros ou fin Dans une
société épicurienne à qui l’on prêche le retour à la nature et les droits de
l’instinct, les images et les idées voluptueuses s’offrent d’elles-mêmes ; c’est la
boîte aux épices appétissantes et irritantes. Chacun alors en use et en abuse ;
plusieurs la vident tout entière sur leur plat. Et je ne parle pas seulement de la
littérature secrète, des livres que lit Mme d’Andlau, gouvernante des
enfants de France et qui s’égarent aux mains des filles de Louis XV460, ni d’autres livres plus singuliers
encore461 où le raisonnement
philosophique apparaît comme un intermède entre des ordures et des gravelures, et que
des dames de la cour ont sur leur toilette avec ce titre : Heures de
Paris. Il ne s’agit ici que des grands hommes, des maîtres de l’esprit public.
Sauf Buffon, tous mettent dans leur sauce des piments, c’est-à-dire des gravelures ou
des crudités. On en rencontrerait jusque dans l’Esprit des lois ; il
y en a d’énormes, concertées et compassées, au milieu des Lettres
persanes. Dans ses deux grands romans, Diderot les jette à pleines mains, comme
en un jour d’orgie. À toutes les pages de Voltaire, ils craquent sous la dent, comme
autant de grains de poivre. Vous les retrouvez, non pas piquants, mais âcres et d’une
saveur brûlante, dans la Nouvelle Héloïse, en vingt endroits de
l’Émile, et d’un bout à l’autre des Confessions.
C’était le goût du temps ; M. de Malesherbes, si honnête et si grave, savait par cœur
et récitait la Pucelle ; du plus sombre des Montagnards, Saint-Just,
on a un poème aussi lubrique que celui de Voltaire, et le plus noble des Girondins,
Mme Roland, a laissé des confessions aussi risquées, aussi détaillées que celles de
Rousseau462 D’autre part, voici une seconde boîte, celle qui contient le vieux sel
gaulois, je veux dire la plaisanterie et la raillerie. Elle s’ouvre toute grande aux
mains d’une philosophie qui proclame la souveraineté de la raison. Car ce qui est
contraire à la raison est absurde, partant ridicule. Sitôt qu’un geste adroit a fait
brusquement tomber le masque héréditaire et solennel qui couvrait une sottise, nous
éprouvons cette étrange convulsion qui écarte les deux coins de la couche et qui
secoue violemment la poitrine, en nous donnant le sentiment d’une détente soudaine,
d’une délivrance inattendue, d’une supériorité reconquise, d’une vengeance accomplie
et d’une justice faite. Mais, selon la façon dont le masque est ôté, le rire peut être
tour à tour léger ou bruyant, contenu ou déboutonné, tantôt aimable et gai, tantôt
amer et sardonique. La plaisanterie comporte toutes les nuances, depuis la
bouffonnerie jusqu’à l’indignation ; il n’y a point d’assaisonnement littéraire qui
fournisse tant de variétés et de mixtures, ni qui se combine si bien avec le précédent
Les deux ensemble ont été, dès le moyen âge, les principaux ingrédients dont la
cuisine française a composé ses plus agréables friandises, fabliaux, contes, bons
mots, gaudrioles et malices, héritage éternel d’une race grivoise et narquoise, que La
Fontaine a conservé à travers la pompe et le sérieux du dix-septième siècle, et qui,
au dix-huitième siècle, reparaît partout dans le festin philosophique. Devant cette
table si bien servie, l’attrait est vif pour la brillante société dont la grande
affaire est le plaisir et l’amusement. Il est d’autant plus vif que, cette fois, la
disposition passagère est d’accord avec l’instinct héréditaire, et que le goût de
l’époque vient fortifier le goût national. Joignez à cela l’art exquis des cuisiniers,
leur talent pour mélanger, proportionner et dissimuler les condiments, pour
diversifier et ordonner les mets, leur sûreté de main, leur finesse de palais, leur
expérience des procédés, la tradition et la pratique qui, depuis cent ans déjà, font
de la prose française le plus délicat aliment de l’esprit. Rien d’étrange si vous les
trouvez habiles pour apprêter la parole humaine, pour en exprimer tout le suc et pour
en distiller tout l’agrément.
À cet égard, quatre d’entre eux sont supérieurs, Montesquieu, Voltaire, Diderot et
Rousseau. Il semble qu’il suffise de les nommer ; l’Europe moderne n’a pas d’écrivains
plus grands ; et pourtant il faut regarder de près leur talent, si l’on veut bien
comprendre leur puissance Pour le ton et les façons, Montesquieu est le premier.
Point d’écrivain qui soit plus maître de soi, plus calme d’extérieur, plus sûr de sa
parole. Jamais sa voix n’a d’éclats ; il dit avec mesure les choses les plus fortes.
Point de gestes ; les exclamations, l’emportement de la verve, tout ce qui serait
contraire aux bienséances répugne à son tact, à sa réserve, à sa fierté. Il semble
qu’il parle toujours devant un petit cercle choisi de gens très fins et de façon à
leur donner à chaque instant l’occasion de sentir leur finesse. Nulle flatterie plus
délicate ; nous lui savons gré de nous rendre contents de notre esprit. Il faut en
avoir pour le lire : car, de parti pris, il écourte les développements, il omet les
transitions ; à nous de les suppléer, d’entendre ses sous-entendus. L’ordre est
rigoureux chez lui, mais il est caché, et ses phrases discontinues défilent, chacune à
part, comme autant de cassettes ou d’écrins, tantôt simples et nues d’aspect, tantôt
magnifiquement décorées et ciselées, mais toujours pleines. Ouvrez-les ; chacune
d’elles est un trésor ; il y a mis, dans un étroit espace, un long amas de réflexions,
d’émotions, de découvertes, et notre jouissance est d’autant plus vive que tout cela,
saisi en une minute, tient aisément dans le creux de notre main. « Ce qui fait
ordinairement une grande pensée, dit-il lui-même, c’est lorsqu’on dit une chose qui en
fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que
nous ne pouvions espérer qu’après une longue lecture. » En effet, telle est sa
manière ; il pense par résumés : dans un chapitre de trois lignes, il concentre toute
l’essence du despotisme. Souvent même le résumé a un air d’énigme, et l’agrément est
double, puisque, avec le plaisir de comprendre, nous avons la satisfaction de deviner.
En tout sujet, il garde cette suprême discrétion, cet art d’indiquer sans appuyer, ces
réticences, ce sourire qui ne va pas jusqu’au rire. « Dans ma Défense de
l’Esprit des lois, disait-il, ce qui me plaît, ce n’est pas de voir les
vénérables théologiens mis à terre, c’est de les y voir couler tout doucement. » Il
excelle dans l’ironie tranquille, dans le dédain poli463, dans le sarcasme déguisé. Ses Persans jugent la France en
Persans, et nous sourions de leurs méprises ; par malheur, ce n’est pas d’eux, mais de
nous qu’il faut rire ; car il se trouve que leur erreur est une vérité464. Telle lettre d’un grand sérieux
semble une comédie à leurs dépens, sans aucun rapport à nous, toute pleine des
préjugés mahométans et d’infatuation orientale465 :
réfléchissez : sur le même sujet, notre infatuation n’est pas moindre. Des coups d’une
force et d’une portée sont lancés, en passant et comme sans y songer,
contre les institutions régnantes, contre le catholicisme altéré qui, « dans l’état
présent où est l’Europe, ne peut subsister cinq cents ans », contre la monarchie gâtée
qui fait jeûner les citoyens utiles pour engraisser les courtisans parasites466. Toute la philosophie nouvelle éclôt sous sa main avec un air
d’innocence, dans un roman pastoral, dans une prière naïve, dans une lettre
ingénue467. Aucun des dons par lesquels on peut frapper et
retenir l’attention ne manque à ce style, ni l’imagination grandiose, ni le sentiment
profond, ni la vivacité du trait, ni la délicatesse des nuances, ni la précision
vigoureuse, ni la grâce enjouée, ni le burlesque imprévu, ni la variété de la mise en
scène. Mais, parmi tant de tours ingénieux, apologues, contes, portraits, dialogues,
dans le sérieux comme dans la mascarade, la tenue demeure irréprochable et le ton
parfait. Si l’auteur développe le paradoxe, c’est avec une gravité presque anglaise.
S’ils étale toute l’indécence des choses, c’est avec toute la décence des mots. Au
plus fort de la bouffonnerie comme au plus fort de la licence, il reste homme de bonne
compagnie, né et élevé dans ce cercle aristocratique où la liberté est complète, mais
où le savoir-vivre est suprême, où toute pensée est permise, mais où toute parole est
pesée, où l’on a le droit de tout dire, mais à condition de ne jamais s’oublier.
Un pareil cercle est étroit et ne comprend qu’une élite ; pour être entendu de la
foule, il faut parler d’un autre ton. La philosophie a besoin d’un écrivain qui se
donne pour premier emploi le soin de la répandre, qui ne puisse la contenir en
lui-même, qui l’épanche hors de soi à la façon d’une fontaine regorgeante, qui la
verse à tous, tous les jours et sous toutes les formes, à larges flots, en fines
gouttelettes, sans jamais tarir ni se ralentir, par tous les orifices et tous les
canaux, prose, poésie, grands et petits vers, théâtre, histoire, romans, pamphlets,
plaidoyers, traités, brochures, dictionnaire, correspondance, en public, en secret,
pour qu’elle pénètre à toute profondeur et dans tous les terrains : c’est Voltaire
« J’ai fait plus en mon temps, dit-il quelque part, que Luther et Calvin », et en
cela il se trompe. La vérité est pourtant qu’il a quelque chose de leur esprit. Il
veut comme eux changer la religion régnante, il se conduit en fondateur de secte, il
recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres d’exhortation, de prédication et
de direction, il fait circuler les mots d’ordre, il donne « aux frères » une devise ;
sa passion ressemble au zèle d’un apôtre et d’un prophète Un pareil esprit n’est pas
capable de réserve ; il est par nature militant et emporté ; il apostrophe, il
injurie, il improvise, il écrit sous la dictée de son impression, il se permet tous
les mots, au besoin les plus crus. Il pense par explosions ; ses émotions sont des
sursauts, ses images sont des étincelles ; il se lâche tout entier, il se livre au
lecteur, c’est pourquoi il le prend. Impossible de lui résister, la contagion est trop
forte. Créature d’air et de flamme, la plus excitable qui fut jamais, composée
d’atomes plus éthérés et plus vibrants que ceux des autres hommes, il n’y en a point
dont la structure mentale soit plus fine ni dont l’équilibre soit à la fois plus
instable et plus juste. On peut le comparer à ces balances de précision qu’un souffle
dérange, mais auprès desquelles tous les autres appareils de mesure sont inexacts et
grossiers Dans cette balance délicate, il ne faut mettre que des poids très légers,
de petits échantillons ; c’est à cette condition qu’elle pèse rigoureusement toutes
les substances ; ainsi fait Voltaire, involontairement, par besoin d’esprit et pour
lui-même autant que pour ses lecteurs. Une philosophie complète, une théologie en dix
tomes, une science abstraite, une bibliothèque spéciale, une grande branche de
l’érudition, de l’expérience ou de l’invention humaine se réduit ainsi sous sa main à
une phrase ou à un vers. De l’énorme masse rugueuse et empâtée de scories, il a
tout l’essentiel, un grain d’or ou de cuivre, spécimen du reste, et il nous le
présente sous la forme la plus maniable et la plus commode, dans une comparaison, dans
une métaphore, dans une épigramme qui devient un proverbe. En ceci, nul écrivain
ancien ou moderne n’approche de lui ; pour simplifier et vulgariser, il n’a pas son
égal au monde. Sans sortir du ton de la conversation ordinaire et comme en se jouant,
il met en petites phrases portatives les plus grandes découvertes et les plus grandes
hypothèses de l’esprit humain, les théories de Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke
et Newton, les diverses religions de l’antiquité et des temps modernes, tous les
systèmes connus de physique, de physiologie, de géologie, de morale, de droit naturel,
d’économie politique468, bref, en tout ordre de
connaissances, toutes les conceptions d’ensemble que l’espèce humaine au dix-huitième
siècle avait atteintes. — Sa pente est si forte de ce côté, qu’elle l’entraîne trop
loin ; il rapetisse les grandes choses à force de les rendre accessibles. On ne peut
mettre ainsi en monnaie courante la religion, la légende, l’antique poésie
populaire, les créations spontanées de l’instinct, les demi-visions des âges
primitifs ; elles ne sont pas des sujets de conversation amusante et vive. Un mot
piquant ne peut pas en être l’expression ; il n’en est que la parodie. Mais quel
attrait pour des Français, pour des gens du monde, et quel lecteur s’abstiendra d’un
livre où tout le savoir humain est rassemblé en mots piquants Car c’est bien tout le
savoir humain, et je ne vois pas quelle idée importante manquerait à un homme qui
aurait pour bréviaire les Dialogues, le Dictionnaire et les Romans. Relisez-les cinq ou six fois, et
alors seulement vous vous rendrez compte de tout ce qu’ils contiennent. Non seulement
les vues sur le monde et sur l’homme, les idées générales de toute espèce y abondent,
mais encore les renseignements positifs et même techniques y fourmillent, petits faits
semés par milliers, détails multipliés et précis sur l’astronomie, la physique, la
géographie, la physiologie, la statistique, l’histoire de tous les peuples,
expériences innombrables et personnelles d’un homme qui par lui-même a lu les textes,
manié les instruments, visité les pays, touché les industries, pratiqué les hommes, et
qui, par la netteté de sa merveilleuse mémoire, par la vivacité de son imagination
toujours flambante, revoit ou voit, comme avec les yeux de la tête, tout ce qu’il dit
à mesure qu’il le dit. Talent unique, le plus rare en un siècle classique, le plus
précieux de tous, puisqu’il consiste à se représenter les êtres, non pas à travers le
voile grisâtre des phrases générales, mais en eux-mêmes, tels qu’ils sont dans la
nature et dans l’histoire, avec leur couleur et leur forme sensibles, avec leur
saillie et leur relief individuels, avec leurs accessoires et leurs alentours dans le
temps et dans l’espace, un paysan à sa charrue, un quaker dans sa congrégation, un
baron allemand dans son château, des Hollandais, des Anglais, des Espagnols, des
Italiens, des Français chez eux469, une grande
dame, une intrigante, des provinciaux, des soldats, des filles470, et le reste du
pêle-mêle humain, à tous les degrés de l’escalier social, chacun en raccourci et dans
la lumière fuyante d’un éclair.
Car c’est là le trait le plus frappant de ce style, la rapidité prodigieuse, le
défilé éblouissant et vertigineux de choses toujours nouvelles, idées, images,
événements, paysages, récits, dialogues, petites peintures abréviatives, qui se
suivent en courant comme dans une lanterne magique, presque aussitôt retirées que
présentées par le magicien impatient qui en un clin d’œil fait le tour du monde, et
qui, enchevêtrant coup sur coup l’histoire, la fable, la vérité, la fantaisie, le
temps présent, le temps passé, encadre son œuvre tantôt dans une parade aussi
saugrenue que celles de la foire, tantôt dans une féerie plus magnifique que toutes
celles de l’Opéra. Amuser, s’amuser, « faire passer son âme par tous les modes
imaginables », comme un foyer ardent où l’on jette tour à tour les substances les plus
diverses pour lui faire rendre toutes les flammes, tous les pétillements et tous les
parfums, voilà son premier instinct. « La vie, dit-il encore, est un enfant qu’il faut
bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme. » Il n’y eut jamais de créature mortelle plus
excitée et plus excitante, plus impropre au silence et plus hostile à l’ennui471, mieux douée pour la conversation,
plus visiblement destinée à devenir la reine d’un siècle sociable où, avec six jolis
contes, trente bons mots et un peu d’usage, un homme avait son passeport mondain et la
certitude d’être bien accueilli partout. Il n’y eut jamais d’écrivain qui ait possédé
à un si haut degré et en pareille abondance tous les dons du causeur, l’art d’animer
et d’égayer la parole, le talent de plaire aux gens du monde. Du meilleur ton quand il
le veut, et s’enfermant sans gêne dans les plus exactes bienséances, d’une politesse
achevée, d’une galanterie exquise, respectueux sans bassesse, caressant sans
fadeur472 et toujours aisé, il lui suffit d’être en public pour prendre
naturellement l’accent mesuré, les façons discrètes, le demi-sourire engageant de
l’homme bien élevé qui, introduisant les lecteurs dans sa pensée, leur fait les
honneurs du logis. Êtes-vous familier avec lui, et du petit cercle intime dans lequel
il s’épanche en toute liberté, portes closes, le rire ne vous quittera plus.
Brusquement, d’une main sûre et sans avoir l’air d’y toucher, il enlève le voile qui
couvre un abus, un préjugé, une sottise, bref quelqu’une des idoles humaines. Sous
cette lumière subite, la vraie figure, difforme, odieuse ou plate, apparaît ; nous
haussons les épaules. C’est le rire de la raison agile et victorieuse. En voici un
autre, celui du tempérament gai, de l’improvisateur bouffon, de l’homme qui reste
jeune, enfant et même gamin jusqu’à son dernier jour, et « fait des gambades sur son
tombeau ». Il aime les caricatures, il charge les traits des visages, il met en scène
des grotesques473, il les
promène en tous sens comme des marionnettes, il n’est jamais las de les reprendre et
de les faire danser sous de nouveaux costumes ; au plus fort de sa philosophie, de sa
propagande et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre de poche, ses
fantoches, un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte,
Fréron, le roi David, et tant d’autres qui viennent devant nous pirouetter et
gesticuler en habit de scaramouche et d’arlequin. — Quand le talent de la farce
s’ajoute ainsi au besoin de la vérité, la plaisanterie devient toute-puissante ; car
elle donne satisfaction à des instincts universels et profonds de la nature humaine, à
la curiosité maligne, à l’esprit de dénigrement, à l’aversion pour la gêne, à ce fonds
de mauvaise humeur que laissent en nous la convention, l’étiquette et l’obligation
sociale de porter le lourd manteau de la décence et du respect ; il y a des moments
dans la vie où le plus sage n’est pas fâché de le rejeter à demi et même tout à fait.
— À chaque page, tantôt avec un mouvement rude de naturaliste hardi, tantôt avec un
geste preste de singe polisson, Voltaire écarte la draperie sérieuse ou solennelle, et
nous montre l’homme, pauvre bimane, dans quelles attitudes474. Swift seul a risqué de
pareils tableaux. À l’origine ou au terme de tous nos sentiments exaltés, quelles
crudités physiologiques ! Quelle disproportion entre notre raison si faible et nos
instincts si forts ! Dans quels bas-fonds de garde-robe la politique et la religion
vont-elles cacher leur linge sale De tout cela il faut rire pour ne pas pleurer, et
encore, sous ce rire, il y a des larmes ; il finit en ricanement ; il recouvre la
tristesse profonde, la pitié douloureuse. À ce degré et en de tels sujets, il n’est
plus qu’un effet de l’habitude et du parti pris, une manie de la verve, un état fixe
de la machine nerveuse lancée à travers tout, sans frein et à toute vitesse.
— Prenons-y garde pourtant : la gaieté est encore un ressort, le dernier en France qui
maintienne l’homme debout, le meilleur pour garder à l’âme son ton, sa résistance et
sa force, le plus intact dans un siècle où les hommes, les femmes elles-mêmes, se
croyaient tenus de mourir en personnes de bonne compagnie, avec un sourire et sur un
bon mot475.
Quand le talent de l’écrivain rencontre ainsi l’inclination du public, peu importe
qu’il dévie et glisse, puisque c’est sur la pente universelle. Il a beau s’égarer ou
se salir ; il n’en convient que mieux à son auditoire, et ses défauts lui servent
autant que ses qualités. — Après une première génération d’esprits sains, voici la
seconde, où l’équilibre mental n’est plus exact. Diderot, dit Voltaire, est « un four
trop chaud qui brûle tout ce qu’il cuit » ; ou plutôt, c’est un volcan en éruption
qui, pendant quarante ans, dégorge les idées de tout ordre et de toute espèce,
bouillonnantes et mêlées, métaux précieux, scories grossières, boues fétides ; le
torrent continu se déverse à l’aventure, selon les accidents du terrain, mais toujours
avec l’éclat rouge et les fumées âcres d’une lave ardente. Il ne possède pas ses
idées, mais ses idées le possèdent ; il les subit ; pour en réprimer la fougue et les
ravages, il n’a pas ce fond solide de bon sens pratique, cette digue intérieure de
prudence sociale qui, chez Montesquieu et même chez Voltaire, barre la voie aux
débordements. Tout déborde chez lui, hors du cratère trop plein, sans choix, par la
première fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les hasards d’une lecture, d’une
lettre, d’une conversation, d’une improvisation, non pas en petits jets multipliés
comme chez Voltaire, mais en larges coulées qui roulent aveuglément sur le versant le
plus escarpé du siècle. Non seulement il descend ainsi jusqu’au fond de la doctrine
antireligieuse et antisociale, avec toute la raideur de la logique et du paradoxe,
plus impétueusement et plus bruyamment que d’Holbach lui-même ; mais encore il tombe
et s’étale dans le bourbier du siècle qui est la gravelure, et dans la grande ornière
du siècle qui est la déclamation. Dans ses grands romans, il développe longuement
l’équivoque sale ou la scène lubrique. La crudité chez lui n’est point atténuée par la
malice ou recouverte par l’élégance. Il n’est ni fin, ni piquant ; il ne sait point,
comme Crébillon fils, peindre de jolis polissons. C’est un nouveau venu, un parvenu
dans le vrai monde ; vous voyez en lui un plébéien, puissant penseur, infatigable
ouvrier et grand artiste, que les mœurs du temps ont introduit dans un souper de
viveurs à la mode. Il y prend le dé de la conversation, conduit l’orgie, et par
contagion, par gageure, dit à lui seul plus d’ordures et plus de « gueulées » que tous
les convives476 Pareillement, dans
ses drames, dans ses Essais sur Claude et Néron, dans son sur Sénèque, dans ses additions à l’Histoire
philosophique de Raynal, il force le ton. Ce ton, qui règne alors en vertu de
l’esprit classique et de la mode nouvelle, est celui de la rhétorique sentimentale.
Diderot le pousse à bout jusque dans l’emphase larmoyante ou furibonde, par des
exclamations, des apostrophes, des attendrissements, des violences, des indignations,
des enthousiasmes, des tirades à grand orchestre, où la fougue de sa cervelle trouve
une issue et un emploi En revanche, parmi tant d’écrivains supérieurs, il est le seul
qui soit un véritable artiste, un créateur d’âmes, un esprit en qui les objets, les
événements et les personnages naissent et s’organisent d’eux-mêmes, par leurs seules
forces, en vertu de leurs affinités naturelles, involontairement, sans intervention
étrangère, de façon à vivre pour eux-mêmes et par eux-mêmes, à l’abri des calculs et
en dehors des combinaisons de l’auteur. L’homme qui a écrit les Salons, les Petits Romans, les Entretiens, le
Paradoxe du Comédien, surtout le Rêve de d’Alembert et le Neveu de Rameau, est d’espèce unique en son temps. Si alertes et si
brillants que soient les personnages de Voltaire, ce sont toujours des mannequins ;
leur mouvement est emprunté ; on entrevoit toujours derrière eux l’auteur qui tire la
ficelle. Chez Diderot, ce fil est coupé ; il ne parle point par la bouche de ses
personnages, ils ne sont pas pour lui des porte-voix ou des pantins comiques, mais des
êtres indépendants et détachés, à qui leur action appartient, dont l’accent est
personnel, ayant en propre leur tempérament, leurs passions, leurs idées, leur
philosophie, leur style et leur âme parfois, comme le Neveu de
Rameau, une âme si originale, si complexe, si complète, si vivante et si
difforme, qu’elle devient dans l’histoire naturelle de l’homme un monstre incomparable
et un document immortel. Il a dit tout sur la nature477, sur l’art, la morale et
la vie478, en deux opuscules dont vingt
lectures successives n’usent pas l’attrait et n’épuisent pas le sens : trouvez
ailleurs, si vous pouvez, un pareil tour de force et un plus grand chef-d’œuvre ;
« rien de plus fou et de plus profond479 ». Voilà l’avantage de ces
génies qui n’ont pas l’empire d’eux-mêmes : le discernement leur manque, mais ils ont
l’inspiration ; parmi vingt œuvres fangeuses, informes ou malsaines, ils en font une
qui est une création, bien mieux une créature, un être animé, viable par lui-même,
auprès duquel les autres, fabriqués par les simples gens d’esprit, ne sont que des
mannequins bien habillés C’est pour cela que Diderot est un si grand conteur, un
maître du dialogue, en ceci l’égal de Voltaire, et, par un talent tout opposé, croyant
tout ce qu’il dit au moment où il le dit, s’oubliant lui-même, emporté par son propre
récit, écoutant des voix intérieures, surpris par des répliques qui lui viennent à
l’improviste, conduit comme sur un fleuve inconnu par le cours de l’action, par les
sinuosités de l’entretien qui se développe en lui à son insu, soulevé par l’afflux des
idées et par le sursaut du moment jusqu’aux images les plus inattendues, les plus
burlesques ou les plus magnifiques, tantôt lyrique jusqu’à fournir une strophe presque
entière à Musset480, tantôt bouffon et saugrenu avec des éclats qu’on n’avait point
vus depuis Rabelais, toujours de bonne foi, toujours à la merci de son sujet, de son
invention et de son émotion, le plus naturel des écrivains dans cet âge de littérature
artificielle, pareil à un arbre étranger qui, transplanté dans un parterre de
l’époque, se boursoufle et pourrit par une moitié de sa tige, mais dont cinq ou six
branches, élancées en pleine lumière, surpassent tous les taillis du voisinage par la
fraîcheur de leur sève et par la vigueur de leur jet.
Rousseau aussi est un artisan, un homme du peuple mal adapté au monde élégant et
délicat, hors de chez lui dans un salon, de plus mal né, mal élevé, sali par sa
vilaine et précoce expérience, d’une sensualité échauffée et déplaisante, malade d’âme
et de corps, tourmenté par des facultés supérieures et discordantes, dépourvu de tact,
et portant les souillures de son imagination, de son tempérament et de son passé
jusque dans sa morale la plus austère et dans ses idylles481 les plus pures ; sans verve d’ailleurs, et
en cela le contraire parfait de Diderot, avouant lui-même « que ses idées s’arrangent
dans sa tête avec la plus incroyable difficulté, que telle de ses périodes a été
tournée et retournée cinq ou six nuits dans sa tête avant qu’elle fût en état d’être
mise sur le papier, qu’une lettre sur les moindres sujets lui coûte des heures de
fatigue », qu’il ne peut attraper le ton agréable et léger, ni réussir ailleurs que
« dans les ouvrages qui demandent du travail482 » Par contre, dans ce foyer brûlant, sous les prises de cette méditation
prolongée et intense, le style, incessamment forgé et reforgé, prend une densité et
une trempe qu’il n’a pas ailleurs. On n’a point vu depuis La Bruyère une phrase si
pleine, si mâle, où la colère, l’admiration, l’indignation, la passion, réfléchies et
concentrées, fassent saillie avec une précision plus rigoureuse et un relief plus
fort. Il est presque l’égal de La Bruyère pour la conduite des effets ménagés, pour
l’artifice calculé des développements, pour la brièveté des résumés poignants, pour la
raideur assommante des ripostes inattendues, pour la multitude des réussites
littéraires, pour l’exécution de tous ces morceaux de bravoure, portraits,
descriptions, parallèles, invectives, où, comme dans un crescendo musical, la même
idée, diversifiée par une série d’expressions toujours plus vives, atteint ou dépasse
dans la note finale tout ce qu’elle comporte d’énergie et d’éclat. Enfin, ce qui
manque à La Bruyère, ses morceaux s’enchaînent ; il écrit, non seulement des pages,
mais encore des livres ; il n’y a pas de logicien plus serré. Sa démonstration se
noue, maille à maille, pendant un, deux, trois volumes, comme un énorme filet sans
issue, où, bon gré, mal gré, on reste pris. C’est un systématique qui, replié sur
lui-même et les yeux obstinément fixés sur son rêve ou sur son principe, s’y enfonce
chaque jour davantage, en dévide une à une les conséquences, et tient toujours sous sa
main le réseau entier. N’y touchez pas. Comme une araignée effarouchée et solitaire,
il a tout ourdi de sa propre substance, avec les plus chères convictions de son
esprit, avec les plus intimes émotions de son cœur. Au moindre choc, il frémit, et,
dans la défense, il est terrible483,
hors de lui484, venimeux même, par exaspération contenue, par sensibilité blessée,
acharné sur l’adversaire qu’il étouffe dans les fils tenaces et multipliés de sa
toile, mais plus redoutable encore à lui-même qu’à ses ennemis, bientôt enlacé dans
son propre rets485, persuadé que la France et l’univers sont
conjurés contre lui, déduisant avec une subtilité prodigieuse toutes les preuves de
cette conspiration chimérique, à la fin désespéré par son roman trop plausible, et
s’étranglant dans le lacs admirable qu’à force de logique et d’imagination il s’est
construit.
Avec de telles armes on court risque de se tuer, mais on est bien puissant. Rousseau
l’a été, autant que Voltaire, et l’on peut dire que la seconde moitié du siècle lui
appartient. Étranger, protestant, original de tempérament, d’éducation, de cœur,
d’esprit et de mœurs, à la fois philanthrope et misanthrope, habitant d’un monde idéal
qu’il a bâti à l’inverse du monde réel, il se trouve à un point de vue nouveau. Nul
n’est si sensible aux vices et aux maux de la société présente. Nul n’est si touché du
bonheur et des vertus de la société future. C’est pourquoi il a deux prises sur
l’esprit public, l’une par la satire, l’autre par l’idylle Sans doute aujourd’hui ces
deux prises sont moindres ; la substance qu’elles saisissaient s’est dérobée ; nous ne
sommes plus les auditeurs auxquels il s’adressait. Les célèbres discours sur
l’influence des lettres et sur l’origine de l’inégalité nous semblent des
amplifications de collège ; il nous faut un effort de volonté pour lire la Nouvelle Héloïse. L’auteur nous rebute par la continuité de son
aigreur ou par l’exagération de son enthousiasme. Il est toujours dans les extrêmes,
tantôt maussade et le sourcil froncé, tantôt la larme à l’œil et levant de grands bras
au ciel. L’hyperbole, la prosopopée et les autres machines littéraires jouent chez lui
trop souvent et de parti pris. Nous sommes tentés de voir en lui tantôt un sophiste
qui s’ingénie, tantôt un rhéteur qui s’évertue, tantôt un prédicateur qui s’échauffe,
c’est-à-dire, dans tous les cas, un acteur qui soutient une thèse, prend des attitudes
et cherche des effets. Enfin, sauf dans les Confessions, son style
nous fatigue vite ; il est trop étudié, incessamment tendu. L’auteur est toujours
auteur, et communique son défaut à ses personnages ; sa Julie plaide
et disserte pendant vingt pages de suite sur le duel, sur l’amour, sur le devoir, avec
une logique, un talent et des phrases qui feraient honneur à un académicien moraliste.
Partout des lieux communs, des thèmes généraux, des enfilades de sentences et de
raisonnements abstraits, c’est-à-dire des vérités plus ou moins vides et des paradoxes
plus ou moins creux. Le moindre fait circonstancié, des anecdotes, des traits de
mœurs, feraient bien mieux notre affaire ; c’est qu’aujourd’hui nous préférons
l’éloquence précise des choses à l’éloquence lâche des mots. Au dix-huitième siècle,
il en était autrement, et, pour tout écrivain, ce style oratoire était justement le
costume de cérémonie, l’habit habillé qu’il fallait endosser pour être admis dans la
compagnie des honnêtes gens. Ce qui nous semble de l’apprêt n’était alors que de la
tenue ; en un siècle classique, la période parfaite et le développement soutenu sont
des convenances et par suite des obligations. — Notez d’ailleurs que cette draperie
littéraire qui nous cache aujourd’hui la vérité ne la cachait pas aux contemporains ;
ils voyaient sous elle le trait exact, le détail sensible que nous ne voyons plus.
Tous les abus, tous les vices, tous les excès de raffinement et de culture, toute
cette maladie sociale et morale que Rousseau flagellait en phrases d’auteur, étaient
là sous leurs yeux, dans leurs cœurs, visible et manifestée par des milliers
d’exemples quotidiens et domestiques. Pour appliquer la satire, ils n’avaient qu’à
regarder ou à se souvenir. Leur expérience complétait le livre, et, par la
collaboration de ses lecteurs, l’auteur avait la puissance qui lui manque aujourd’hui.
Mettons-nous à leur place, et nous retrouverons leurs impressions. Ses boutades, ses
sarcasmes, les duretés de toute espèce qu’il adresse aux grands, aux gens à la mode et
aux femmes, son ton raide et tranchant font scandale, mais ne déplaisent pas. Au
contraire, après tant de compliments, de fadeurs et de petits vers, tout cela réveille
le palais blasé ; c’est la sensation d’un vin fort et rude, après un long régime
d’orgeat et de cédrats confits. Aussi son premier discours contre les arts et les
lettres « prend tout de suite par-dessus les nues ». Mais son idylle touche les cœurs
encore plus fortement que ses satires. Si les hommes écoutent le moraliste qui gronde,
ils se précipitent sur les pas du magicien qui les charme ; les femmes surtout, les
jeunes gens sont à celui qui leur fait voir la terre promise. Tous les mécontentements
accumulés, la fatigue du présent, l’ennui, le dégoût vague, une multitude de désirs
enfouis jaillissent, pareils à des eaux souterraines sous le coup de sonde qui pour la
première fois les appelle au jour. Ce coup de sonde, Rousseau l’a donné juste et à
fond, par rencontre et par génie. Dans une société tout artificielle, où les gens sont
des pantins de salon et où la vie consiste à parader avec grâce d’après un modèle
convenu, il prêche le retour à la nature, l’indépendance, le sérieux, la passion, les
effusions, la vie mâle, active, ardente, heureuse et libre en plein soleil et au grand
air. Quel débouché pour les facultés comprimées, pour la riche et large source qui
coule toujours au fond de l’homme et à qui ce joli monde ne laisse pas d’issue Une
femme de la cour a vu près d’elle l’amour tel qu’on le pratique alors, simple goût,
parfois simple passe-temps, pure galanterie, dont la politesse exquise recouvre mal la
faiblesse, la froideur et parfois la méchanceté, bref des aventures, des amusements et
des personnages comme en décrit Crébillon fils. Un soir, au moment de partir pour le
bal de l’Opéra, elle trouve sur la toilette la Nouvelle Héloïse
486, je ne m’étonne point si elle fait attendre
d’heure en heure ses chevaux et ses gens, si, à quatre heures du matin, elle ordonne
de dételer, si elle passe le reste de la nuit à lire, si elle est étouffée par ses
larmes ; pour la première fois, elle vient de voir un homme qui aime Pareillement, si
vous voulez comprendre le succès de l’Émile, rappelez-vous les
enfants que nous avons décrits, de petits Messieurs brodés, dorés, pomponnés, poudrés
à blanc, garnis d’une épée à nœud, le chapeau sous le bras, faisant la révérence,
offrant la main, étudiant devant la glace les attitudes charmantes, répétant des
compliments appris, jolis mannequins en qui tout est l’œuvre du tailleur, du coiffeur,
du précepteur et du maître à danser ; à côté d’eux, de petites Madames de six ans,
encore plus factices, serrées dans un corps de baleine, enharnachées d’un lourd panier
rempli de crin et cerclé de fer, affublées d’une coiffure haute de deux pieds,
véritables poupées auxquelles on met du rouge et dont chaque matin la mère s’amuse un
quart d’heure pour les laisser toute la journée aux femmes de chambre487. Cette mère vient de lire l’Émile ; rien
d’étonnant si tout de suite elle déshabille la pauvrette, et fait le projet de nourrir
elle-même son prochain enfant. — C’est par ces contrastes que Rousseau s’est trouvé si
fort. Il faisait voir l’aurore à des gens qui ne s’étaient jamais levés qu’à midi, le
paysage à des yeux qui ne s’étaient encore arrêtés que sur des salons et des palais,
le jardin naturel à des hommes qui ne s’étaient jamais promenés qu’entre des
charmilles tondues et des plates-bandes rectilignes, la campagne, la solitude, la
famille, le peuple, les plaisirs affectueux et simples à des citadins lassés par la
sécheresse du monde, par l’excès et les complications du luxe, par la comédie uniforme
que, sous cent bougies, ils jouaient tous les soirs chez eux ou chez autrui488. Des auditeurs ainsi disposés ne distinguent pas nettement entre
l’emphase et la sincérité, entre la sensibilité et la sensiblerie. Ils suivent leur
auteur, comme un révélateur, comme un prophète, jusqu’au bout de son monde idéal,
encore plus pour ses exagérations que pour ses découvertes, aussi loin sur la route de
l’erreur que dans la voie de la vérité.
Ce sont là les grandes puissances littéraires du siècle. Avec des réussites moindres,
et par des combinaisons de toute sorte, les éléments qui ont formé les talents
principaux forment aussi les talents secondaires : au-dessous de Rousseau, les
écrivains éloquents et sensibles, Bernardin de Saint-Pierre, Raynal, Thomas,
Marmontel, Mably, Florian, Dupaty, Mercier, Mme de Staël ; au-dessous de Voltaire, les
gens d’esprit vif et piquant, Duclos, Piron, Galiani, le président de Brosses,
Rivarol, Chamfort, et, à parler exactement, tout le monde. Chaque fois qu’une veine de
talent, si mince qu’elle soit, jaillit de terre, c’est pour , porter plus
avant la doctrine nouvelle ; on trouverait à peine deux ou trois petits ruisseaux qui
coulent en sens contraire, le journal de Fréron, une comédie de Palissot, une satire
de Gilbert.
La philosophie s’insinue et déborde par tous les canaux publics et secrets, par les
manuels d’impiété, les Théologies portatives et les romans lascifs
qu’on colporte sous le manteau, par les petits vers malins, les épigrammes et les
chansons qui chaque matin sont la nouvelle du jour, par les parades de la foire489 et les harangues d’académie, par la tragédie et par l’opéra,
depuis le commencement jusqu’à la fin du siècle, depuis l’Œdipe de
Voltaire jusqu’au Tarare de Beaumarchais. Il semble qu’il n’y ait
plus qu’elle au monde ; du moins elle est partout et elle inonde tous les genres
littéraires ; on ne s’inquiète pas si elle les déforme, il suffit qu’ils lui servent
de conduits. En 1763, dans la tragédie de Manco-Capac
490, « le principal rôle, écrit un contemporain, est celui d’un sauvage qui débite
en vers tout ce que nous avons lu épars dans l’Émile et le Contrat social sur les rois, sur la liberté, sur les droits de
l’homme, sur l’inégalité des conditions ». Ce vertueux sauvage sauve le fils du roi
sur lequel un grand-prêtre levait le poignard, puis, désignant tour à tour le
grand-prêtre et lui-même, il s’écrie : « Voilà l’homme civil ; voici l’homme
sauvage. » Sur ce vers, applaudissements, grand succès, tellement que la pièce est
demandée à Versailles et jouée devant la cour.
Il reste à dire la même chose avec adresse, éclat, gaieté, verve et scandale : ce
sera le Mariage de Figaro. Jamais la pensée du siècle ne s’est
montrée sous un déguisement qui la rendît plus visible, ni sous une parure qui la
rendît plus attrayante. Le titre est la Folle journée, et en effet
c’est une soirée de folie, un après-souper comme il y en avait alors dans le beau
monde, une mascarade de Français en habits d’Espagnols, avec un défilé de costumes,
des décors changeants, des couplets, un ballet, un village qui danse et qui chante,
une bigarrure de personnages, gentilshommes, domestiques, duègnes, juges, greffiers,
avocats, maîtres de musique, jardiniers, pâtoureaux, bref un spectacle pour les
oreilles, pour les yeux, pour tous les sens, le contraire de la comédie régnante, où
trois personnages de carton, assis sur des fauteuils classiques, échangent des
raisonnements didactiques dans un salon abstrait. Bien mieux, c’est un imbroglio où
l’action surabonde, parmi des intrigues qui se croisent, se cassent et se renouent, à
travers un pêle-mêle de travestissements, de reconnaissances, de surprises, de
méprises, de sauts par la fenêtre, de prises de bec et de soufflets, tout cela dans un
style étincelant où chaque phrase scintille par toutes ses facettes, où les répliques
semblent taillées par une main de lapidaire, où les yeux s’oublieraient à contempler
les brillants multipliés du langage, si l’esprit n’était entraîné par la rapidité du
dialogue et par la pétulance de l’action. Mais voici un bien autre attrait, le plus
pénétrant de tous pour un monde qui raffole de Parny ; selon le comte d’Artois dont je
n’ose citer le mot, c’est l’appel aux sens, l’éveil des sens qui fait toute la verdeur
et toute la saveur de la pièce. Le fruit mûrissant, savoureux, suspendu à la branche,
n’y tombe pas, mais semble toujours sur le point de tomber ; toutes les mains se
tendent pour le cueillir, et la volupté un peu voilée, mais d’autant plus provocante,
pointe, de scène en scène, dans la galanterie du comte, dans le trouble de la
comtesse, dans la naïveté de Fanchette, dans les gaillardises de Figaro, dans les
libertés de Suzanne, pour s’achever dans la précocité de Chérubin. Joignez à cela un
double sens perpétuel, l’auteur caché derrière ses personnages, la vérité mise dans la
bouche d’un grotesque, des malices enveloppées dans des naïvetés, le maître dupé, mais
sauvé du ridicule par ses belles façons, le valet révolté, mais préservé de l’aigreur
par sa gaieté, et vous comprendrez comment Beaumarchais a pu jouer l’ancien régime
devant les chefs de l’ancien régime, mettre sur la scène la satire politique et
sociale, attacher publiquement sous chaque abus un mot qui devient proverbe et qui
fait pétard491, ramasser en quelques traits toute la
polémique des philosophes contre les prisons d’État, contre la censure des écrits,
contre la vénalité des charges, contre les privilèges de naissance, contre
l’arbitraire des ministres, contre l’incapacité des gens en place, bien mieux, résumer
en un seul personnage toutes les réclamations publiques, donner le premier rôle à un
plébéien, bâtard, bohème et valet, qui, à force de dextérité, de courage et de bonne
humeur, se soutient, surnage, remonte le courant, file en avant sur sa petite barque,
esquive le choc des gros vaisseaux, et devance même celui de son maître en lançant à
chaque coup de rames une pluie de bons mots sur tous ses rivaux Après tout, en France
du moins, l’esprit est la première puissance. Il suffit toujours que la littérature se
mette au service de la philosophie. Devant leur complicité, le public ne fait guère de
résistance, et la maîtresse n’a pas de peine à convaincre ceux que la servante a déjà
séduits.
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