Chapitre II.
Deuxième élément, l’esprit classique.
Ce grand et magnifique édifice de vérités nouvelles ressemble à une tour dont le
premier étage, subitement achevé, devient tout d’un coup accessible au public. Le public
y monte, et les constructeurs lui disent de regarder, non pas au ciel et dans les
espaces, mais devant lui, autour de lui, du côté de la terre, pour connaître enfin le
pays qu’il habite. Certainement, le point de vue est bon et le conseil est judicieux.
Mais on en conclurait à tort que le public verra juste ; car il reste encore à examiner
l’état de ses yeux, s’il est presbyte ou myope, si, par habitude ou par nature, sa
rétine n’est pas impropre à sentir certaines couleurs. Pareillement il nous reste à
considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de leur œil intérieur, je
veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux, sans le savoir et sans
le vouloir, sur leur nouvelle tour.
Cette forme fixe est l’esprit classique, et c’est elle qui, appliquée à l’acquis
scientifique du temps, a produit la philosophie du siècle et les doctrines de la
Révolution. On reconnaît sa présence à divers indices, notamment au règne du style
oratoire, régulier, correct, tout composé d’expressions générales et d’idées
contiguës. Elle dure deux siècles, depuis Malherbe et Balzac jusqu’à Delille et
M. de Fontanes ; pendant cette période si longue, nulle intelligence, sauf deux ou
trois, et encore dans des mémoires secrets comme Saint-Simon, dans des lettres
familières comme le marquis et le bailli de Mirabeau, n’ose et ne peut se soustraire à
son empire. Bien loin de finir avec l’ancien régime, elle est le moule d’où sortent
tous les discours, tous les écrits, jusqu’aux phrases et au vocabulaire de la
Révolution. Or, quoi de plus efficace qu’un moule préalable, imposé, accepté, dans
lequel, en vertu du naturel, de la tradition et de l’éducation, tout esprit s’enferme
pour penser ? Celui-ci est donc une force historique et de premier ordre. Pour le bien
connaître, voyons-le se former. — Il s’établit en même temps que la monarchie
régulière et la conversation polie, et il les accompagne non par accident, mais par
nature. Car il est justement l’œuvre de ce public nouveau que forment alors le nouveau
régime et les nouvelles mœurs : je veux dire de l’aristocratie désœuvrée par la
monarchie envahissante, des gens bien nés, bien élevés, qui, écartés de l’action, se
rejettent vers la conversation et occupent leur loisir à goûter tous les plaisirs
sérieux ou délicats de l’esprit348. À la fin, ils n’auront plus d’autre emploi ni d’autre intérêt :
causer, écouter, s’entretenir avec agrément et avec aisance de tous les sujets, graves
ou légers, qui peuvent intéresser des hommes ou même des femmes du monde, voilà leur
grande affaire. Au dix-septième siècle, on les appelle « les honnêtes gens », et c’est
à eux désormais que s’adresse l’écrivain, même le plus abstrait. « L’honnête homme,
dit Descartes, n’a pas besoin d’avoir lu tous les livres ni d’avoir appris
soigneusement tout ce qu’on enseigne dans les écoles » ; et il intitule son dernier
traité « Recherche de la vérité selon les lumières naturelles qui, à elles seules et
sans le secours de la religion et de la philosophie, déterminent les opinions que doit
avoir un honnête homme sur toutes les choses qui doivent faire
l’objet de ses pensées349 ». En effet, d’un bout à l’autre de sa philosophie, pour toute
préparation il ne demande à ses lecteurs que « le bon sens naturel », joint à cette
provision d’expérience courante que donne la pratique du monde. — Comme ils sont
l’auditoire, ils sont les juges. « C’est le goût de la cour qu’il faut étudier, dit
Molière350, il
n’y a point de lieu où les décisions soient si justes… Du simple bon sens naturel et
du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit qui, sans
comparaison, juge plus finement les choses que tout le savoir enrouillé des pédants. »
— À partir de ce moment, on peut dire que l’arbitre de la vérité et du goût n’est
plus, comme auparavant, l’érudit, Scaliger par exemple, mais l’homme du monde, un La
Rochefoucauld, un Tréville351. Le pédant, et à sa suite le savant, l’homme spécial est écarté.
« Les vrais honnêtes gens, dit Nicole d’après Pascal, ne veulent point d’enseigne. On
ne les devine point, ils parleront des choses dont on parlait quand ils sont entrés.
Ils ne sont point appelés poètes ni géomètres, mais ils jugent de tous ceux-là352. » — Au dix-huitième siècle, leur autorité est
souveraine. Dans la grande foule composée « d’imbéciles » et parsemée de cuistres, il
y a, dit Voltaire, « un petit troupeau séparé qu’on appelle la bonne
compagnie ; ce petit troupeau, étant riche, bien élevé, instruit, poli, est
comme la fleur du genre humain ; c’est pour lui que les plus grands hommes ont
travaillé ; c’est lui qui donne la réputation353 ». L’admiration, la faveur, l’importance appartiennent, non
à ceux qui en sont dignes, mais à ceux qui s’adressent à lui. « En 1789, disait l’abbé
Maury, l’Académie française était seule considérée en France et donnait réellement un
état. Celle des Sciences ne signifiait rien dans l’opinion, non plus que celle des
Inscriptions… Les langues sont la science des sots. D’Alembert avait honte d’être de
l’Académie des Sciences. Un mathématicien, un chimiste, etc., ne sont entendus que par
une poignée de gens ; le littérateur, l’orateur s’adressent à l’univers354. » — Sous une pression si forte, il faut bien que l’esprit prenne
le tour oratoire et littéraire, et s’accommode aux exigences, aux convenances, aux
goûts, au degré d’attention et d’instruction de son public. De là le moule classique :
il est formé par l’habitude de parler, d’écrire et de penser en vue d’un auditoire de
salon.
La chose est visible, et du premier coup d’œil, pour la langue et le style. Entre
Amyot, Rabelais, Montaigne d’un côté, et Chateaubriand, Victor Hugo, Honoré de Balzac
de l’autre, naît et finit le français classique. Dès l’origine il a son nom : c’est la
langue des honnêtes gens ; il est fait, non seulement pour eux, mais par eux355, et Vaugelas, leur secrétaire, ne s’applique pendant trente ans
qu’à enregistrer les décisions « du bon usage ». C’est pourquoi, dans toutes ses
parties, vocabulaire et grammaire, la langue se réforme et se reforme sur le modèle de
leur esprit, qui est l’esprit régnant En premier lieu, le vocabulaire s’allège. On
exclut du discours la plupart des mots qui servent à l’érudition spéciale et à
l’expérience technique, les expressions trop latines ou trop grecques, les termes
propres d’école, de science, de métier, de ménage, tout ce qui sent de trop près une
occupation ou profession particulière et n’est pas de mise dans la conversation
générale. On en ôte quantité de mots expressifs et pittoresques, tous ceux qui sont
crus, gaulois ou naïfs, tous ceux qui sont locaux et provinciaux ou personnels et
forgés, toutes les locutions familières et proverbiales356, nombre de
tours familiers, brusques et francs, toutes les métaphores risquées et poignantes,
presque toutes ces façons de parler inventées et primesautières qui, par leur éclair
soudain, font jaillir dans l’imagination la forme colorée, exacte et complète des
choses, mais dont la trop vive secousse choquerait les bienséances de la conversation
polie. « Il ne faut qu’un mauvais mot, disait Vaugelas, pour faire mépriser une
personne dans une compagnie », et, à la veille de la Révolution, un mauvais mot
dénoncé par Mme de Luxembourg rejette encore un homme au rang des « espèces », parce
que le bon langage est toujours une partie des bonnes façons Par ce grattage
incessant la langue se réduit et se décolore : Vaugelas juge déjà qu’on a retranché la
moitié des phrases et des mots d’Amyot357. Sauf chez La Fontaine, un génie spontané et isolé qui rouvre les sources
anciennes, sauf chez La Bruyère, un chercheur hardi qui ouvre une source nouvelle,
sauf chez Voltaire, un démon incarné qui, dans ses écrits anonymes ou pseudonymes,
lâche la bride aux violences et à la crudité de sa verve358, les mots propres tombent en désuétude. Un jour, à
l’Académie, Gresset, dans un discours, en osa lâcher cinq ou six359 : il
s’agissait, je crois, de voitures et de coiffures ; des murmures éclatèrent ; pendant
sa longue retraite, il était devenu provincial et avait perdu le ton Par degrés, on
en vient à ne plus composer le discours que « d’expressions générales ». Même, selon
le précepte de Buffon, on les emploie pour désigner les choses particulières. Cela est
plus conforme à l’urbanité, qui efface, qui atténue, qui évite les accents brusques et
familiers, à qui nombre d’idées sembleraient grossières ou triviales, si on ne les
enveloppait d’un demi-voile. Cela est plus commode pour l’attention paresseuse ; il
n’y a que les termes généraux de la conversation pour réveiller à l’instant les idées
courantes et communes ; tout homme les entend par cela seul qu’il est du salon ; au
contraire, des termes particuliers demanderaient un effort de mémoire ou
d’imagination ; si, à propos des sauvages ou des anciens Francs, je dis « la hache de
guerre », tous comprennent du premier coup ; si je dis « le tomahawk », ou « la
francisque », plusieurs supposeront que je parle teuton ou iroquois360. À cet égard, plus le genre est élevé, plus le scrupule est fort ; tout mot
propre est banni de la poésie ; quand on en rencontre un, il faut l’esquiver ou le
remplacer par une périphrase. Un poète du dix-huitième siècle n’a guère à sa
disposition que le tiers environ du dictionnaire, et la langue poétique à la fin sera
si restreinte que, lorsqu’un homme aura quelque chose à dire, il ne pourra plus le
dire en vers.
En revanche, plus on élague et plus on éclaircit. Réduit à un vocabulaire de choix,
le français dit moins de choses, mais il les dit avec plus de justesse et d’agrément.
« Urbanité, exactitude », ces deux mots qui naissent en même temps que l’Académie
française sont l’abrégé de la réforme dont elle est l’organe et que les salons, par
elle et à coté d’elle, imposent au public. De grands seigneurs retirés, de belles
dames oisives s’amusent à démêler les nuances des termes pour en composer des maximes,
des définitions et des portraits. Avec un scrupule admirable et une délicatesse de
tact infinie, écrivains et gens du monde s’appliquent à peser chaque mot et chaque
locution, pour en fixer le sens, pour en mesurer la force et la portée, pour en
déterminer les affinités, l’usage et les alliances, et ce travail de précision se
poursuit depuis les premiers académiciens, Vaugelas, Chapelain et Conrart, jusqu’à la
fin de l’âge classique, par les Synonymes de Beauzée et de Girard,
par les Remarques de Duclos, par le de
Voltaire sur Corneille, par le Lycée de Laharpe361, par l’effort, l’exemple, la pratique
et l’autorité des grands et petits écrivains qui sont tous corrects. Jamais
architectes, obligés de n’employer pour bâtir que les pavés de la grande route
publique, n’ont si bien connu chacune de leurs pierres, ses dimensions, sa coupe, sa
résistance, ses attaches possibles, sa place convenable Cela fait, il s’agit de
construire avec le moins de peine et le plus de solidité qu’il se pourra, et la
grammaire se réforme en même temps et dans le même sens que le dictionnaire. Elle ne
permet plus aux mots de se suivre selon l’ordre variable des impressions et des
émotions ; elle les dispose régulièrement et rigoureusement selon l’ordre immuable des
idées. L’écrivain perd le droit de mettre en tête et en vedette l’objet ou le trait
qui le frappe le plus vivement et d’abord : le cadre est fait, les places sont
désignées d’avance. Chaque partie du discours a la sienne : défense d’en omettre ou
d’en transposer une seule, comme on faisait au seizième siècle362 ; il
les faut toutes et aux endroits marqués, d’abord le sujet avec ses appendices, puis le
verbe, puis le régime direct, enfin le complément indirect. De cette façon, la phrase
est un échafaudage gradué, où l’esprit place d’abord la substance, puis la qualité,
puis les manières d’être de la qualité, comme un bon architecte qui pose en premier
lieu le fondement, puis la bâtisse, puis les accessoires, par économie et par
prudence, afin de préparer dans chaque morceau de son édifice un support pour le
morceau qui suit. Il n’y a pas de phrase qui demande une moindre dépense d’attention,
ni où l’on puisse, à chaque pas, constater plus sûrement l’attache ou l’incohérence
des parties363 La méthode qui arrange la phrase simple arrange aussi la
période, le paragraphe et la série des paragraphes ; elle fait le style, comme elle a
fait la syntaxe. Dans le grand édifice total, il y a, pour chaque petit édifice
partiel, un lieu distinct, et il n’y en a qu’un. À mesure que le discours avance,
chaque emplacement doit se remplir à son tour, jamais avant, jamais après, sans que
jamais un membre parasite soit introduit, sans que jamais un membre légitime usurpe
sur son voisin ; et tous ces membres, liés entre eux par leur position même, doivent
concourir de toutes leurs forces à un seul objet. Enfin, pour la première fois, voici
dans un écrit des groupes naturels et distincts, des ensembles clos et complets, dont
aucun n’empiète ni ne subit d’empiètement. Il n’est plus permis d’écrire au hasard et
selon le caprice de la verve, de jeter ses idées par paquets, de s’interrompre par des
parenthèses, d’enfiler l’enfilade interminable des citations et des énumérations. Un
but est donné : il y a quelque vérité à prouver, quelque définition à trouver, quelque
persuasion à produire ; pour cela, il faut marcher toujours, et toujours droit.
Ordonnance, suite, progrès, transitions ménagées, développement continu, tels sont les
caractères de ce style. Cela va si loin qu’à l’origine364 les lettres familières, les romans, les plaisanteries de société, les pièces
de galanterie et de badinage sont des morceaux d’éloquence méthodique. À l’hôtel de
Rambouillet, la période explicative s’étale avec autant d’ampleur et de raideur que
chez Descartes lui-même. Un des mots les plus fréquents chez Mlle de Scudéry est la
conjonction car. On déduit sa passion en raisonnements bien liés.
Des gentillesses de salon s’allongent en phrases aussi concertées qu’une dissertation
académique. L’instrument à peine formé manifeste déjà ses aptitudes ; on sent qu’il
est fait pour expliquer, démontrer, persuader et vulgariser ; un siècle plus tard,
Condillac aura raison de dire qu’il est par lui-même un procédé systématique de
décomposition et de recomposition, une méthode scientifique analogue à l’arithmétique
et à l’algèbre. À tout le moins, il a cet avantage incontesté, qu’en partant de
quelques termes usuels il conduit aisément et promptement tout lecteur, par une série
de combinaisons simples, jusqu’aux combinaisons les plus hautes365.
À ce titre, en 1789, la langue française est la première de toutes. L’Académie de
Berlin propose en concours l’explication de sa prééminence. On la parle dans toute
l’Europe. On ne parle qu’elle dans la diplomatie. Elle est internationale comme
autrefois le latin, et il semble qu’elle soit désormais l’organe préféré de la
raison.
Elle n’est que l’organe d’une certaine raison, la raison raisonnante, celle qui veut
penser avec le moins de préparation et le plus de commodité qu’il se pourra, qui se
contente de son acquis, qui ne songe pas à l’accroître ou à le renouveler, qui ne sait
pas ou ne veut pas embrasser la plénitude et la complexité des choses réelles. Par son
purisme, par son dédain pour les termes propres et les tours vifs, par la régularité
minutieuse de ses développements, le style classique est incapable de peindre ou
d’enregistrer complètement les détails infinis et accidentés de l’expérience. Il se
refuse à exprimer les dehors physiques des choses, la sensation directe du spectateur,
les extrémités hautes et basses de la passion, la physionomie prodigieusement composée
et absolument personnelle de l’individu vivant, bref cet ensemble unique de traits
innombrables, accordés et mobiles, qui composent, non pas le caractère humain en
général, mais tel caractère humain, et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakespeare
lui-même ne pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs
témérités enrichissent encore, ne venait prêter ses nuances aux détails multipliés de
leur observation366. Avec ce
style, on ne peut traduire ni la Bible, ni Homère, ni Dante, ni Shakespeare367 ; lisez le monologue d’Hamlet dans Voltaire,
et voyez ce qu’il en reste, une déclamation abstraite, à peu près ce qui reste
d’Othello dans son Orosmane. Regardez dans Homère, puis dans Fénelon, l’île de
Calypso : l’île rocheuse, sauvage, où nichent les mouettes et les autres oiseaux de
mer aux longues ailes », devient dans la belle prose française un parc quelconque
arrangé « pour le plaisir des yeux ». Au dix-huitième siècle, des romanciers
contemporains, et qui sont eux-mêmes de l’âge classique, Fielding, Swift, Defoe,
Sterne, Richardson, ne sont reçus en France qu’avec des atténuations et après des
coupures ; ils ont des mots trop francs, des scènes trop fortes ; leurs familiarités,
leurs crudités, leurs bizarreries feraient tache ; le traducteur écourte, adoucit, et
parfois, dans sa préface, s’excuse de ce qu’il a laissé. Il n’y a place dans cette
langue que pour une portion de la vérité, portion exiguë, et que l’épuration
croissante rend tous les jours plus exiguë encore. Considéré en lui-même, le style
classique court toujours risque de prendre pour matériaux des lieux
communs minces et sans substance. Il les étire, il les entrelace, il les
tisse ; mais, de son engrenage logique, il ne sort qu’un filigrane fragile ; on en
peut louer l’élégant artifice, mais, dans la pratique, l’œuvre est d’usage petit, nul,
ou dangereux.
D’après ces caractères du style, on devine ceux de l’esprit auquel il a servi
d’organe Deux opérations principales composent le travail de l’intelligence humaine.
Placée en face des choses, elle reçoit l’impression plus ou moins exacte, complète et
profonde ; ensuite, quittant les choses, elle décompose son impression, et classe,
distribue, exprime plus ou moins habilement les idées qu’elle en tire Dans la seconde
de ces opérations, le classique est supérieur. Obligé de s’accommoder à ses auditeurs,
c’est-à-dire à des gens du monde qui ne sont point spéciaux et qui sont difficiles, il
a dû porter à la perfection l’art de se faire écouter et de se faire entendre,
c’est-à-dire l’art de composer et d’écrire Avec une industrie délicate et des
précautions multipliées, il conduit ses lecteurs par un escalier d’idées doux et
rectiligne, de degré en degré, sans omettre une seule marche, en commençant par la
plus basse et ainsi de suite jusqu’à la plus haute, de façon qu’ils puissent toujours
aller d’un pas égal et suivi, avec la sécurité et l’agrément d’une promenade. Jamais
d’interruption ni d’écart possible : des deux côtés, tout le long du chemin, on est
maintenu par des balustrades, et chaque idée se continue dans la suivante par une
transition si insensible, qu’on avance involontairement, sans s’arrêter ni dévier,
jusqu’à la vérité finale où l’on doit s’asseoir. Toute la littérature classique porte
l’empreinte de ce talent ; il n’y a pas de genre où il ne pénètre et n’introduise les
qualités d’un bon discours Il domine dans les genres qui, par eux-mêmes, ne sont qu’à
demi littéraires, mais qui, grâce à lui, le deviennent, et il transforme en belles
œuvres d’art des écrits que leur matière semblait reléguer parmi les livres de
science, parmi les instruments d’action, parmi les documents d’histoire, traités
philosophiques, exposés de doctrine, sermons, polémique, dissertations et
démonstrations, dictionnaires mêmes, depuis Descartes jusqu’à Condillac, depuis
Bossuet jusqu’à Buffon et Voltaire, depuis Pascal jusqu’à Rousseau et Beaumarchais,
bref la prose presque tout entière, même les dépêches officielles et la correspondance
diplomatique, même les correspondances intimes, et, depuis Mme de Sévigné jusqu’à Mme
du Deffand, tant de lettres parfaites échappées à la plume de femmes qui n’y
songeaient pas Il domine dans les genres qui, par eux-mêmes, sont littéraires, mais
qui reçoivent de lui un tour oratoire. Non seulement il impose aux œuvres dramatiques
un plan exact, une distribution régulière368, des proportions calculées, des coupures et
des liaisons, une suite et un progrès, comme dans un morceau d’éloquence ; mais encore
il n’y tolère que des discours parfaits. Point de personnage qui n’y soit un orateur
accompli ; chez Corneille, Racine et Molière lui-même, un confident, un roi barbare,
un jeune cavalier, une coquette de salon, un valet, se montrent passés maîtres dans
l’art de la parole. Jamais on n’a vu d’exordes si adroits, de preuves si bien
disposées, de raisonnements si justes, de transitions si fines, de péroraisons si
concluantes. Jamais le dialogue n’a si fort ressemblé à une joute oratoire. Tous les
récits, tous les portraits, tous les exposés d’affaires pourraient être détachés et
proposés en modèle dans les écoles, avec les chefs-d’œuvre de la tribune antique. Le
penchant est si grand de ce côté, qu’au moment suprême et dans le plus fort de la
dernière angoisse, le personnage, seul et sans témoins, trouve moyen de plaider son
délire et de mourir éloquemment.
Cet excès indique une lacune. Des deux opérations qui composent la pensée humaine, le
classique fait mieux la seconde que la première. En effet, la seconde nuit à la
première, et l’obligation de toujours bien dire l’empêche de dire tout ce qu’il
faudrait. Chez lui la forme est plus belle que le fonds n’est riche, et l’impression
originale, qui est la source vive, perd, dans les canaux réguliers où on l’enferme, sa
force, sa profondeur et ses bouillonnements. La poésie proprement dite, celle qui
tient du rêve et de la vision, ne saurait naître. Le poème lyrique avorte, et aussi le
poème épique369. Rien ne pousse dans ces confins reculés et sublimes par
lesquels la parole touche à la musique et à la peinture. Jamais on n’entend le cri
involontaire de la sensation vive, la confidence solitaire de l’âme trop pleine370 qui ne parle que pour se
décharger et s’épancher. S’il s’agit, comme dans le poème dramatique, de créer des
personnages, le moule classique n’en peut façonner que d’une espèce : ce sont ceux
qui, par éducation, naissance ou imitation, parlent toujours bien, en d’autres termes,
des gens du monde. Il n’y en a pas d’autres au théâtre ni ailleurs, depuis Corneille
et Racine jusqu’à Marivaux et Beaumarchais. Le pli est si fort, qu’il s’impose
jusqu’aux animaux de La Fontaine, jusqu’aux servantes et aux valets de Molière,
jusqu’aux Persans de Montesquieu, aux Babyloniens, aux Indiens, aux Micromégas de
Voltaire. — Encore faut-il ajouter que ces personnages ne sont réels qu’à demi. Dans
un caractère vivant, il y a deux sortes de traits : les premiers, peu nombreux, qui
lui sont communs avec tous les individus de sa classe et que tout spectateur ou
lecteur peut aisément démêler ; les seconds, très nombreux, qui n’appartiennent qu’à
lui et qu’on ne saisit pas sans quelque effort. L’art classique ne s’occupe que des
premiers ; de parti pris, il efface, néglige ou subordonne les seconds. Il ne fait pas
des individus véritables, mais des caractères généraux, le roi, la reine, le jeune
prince, la jeune princesse, le confident, le grand prêtre, le capitaine des gardes,
avec quelque passion, habitude ou inclination générale, amour, ambition, fidélité ou
perfidie, humeur despotique ou pliante, méchanceté ou bonté native. Quant aux
circonstances de temps et de lieu, qui de toutes sont les plus puissantes pour
façonner et diversifier l’homme, il les indique à peine ; il en fait abstraction. À
vrai dire, dans la tragédie, la scène est partout et en tout siècle, et l’on pourrait
affirmer aussi justement qu’elle n’est dans aucun siècle ni nulle part. C’est un
palais ou un temple quelconque, où, pour effacer toute empreinte historique et
personnelle, une convention uniforme importe des façons et des costumes qui ne sont ni
français ni étrangers, ni anciens ni modernes371. Dans ce
monde abstrait, on se dit toujours « vous », « seigneur » et « madame », et le style
noble pose la même draperie sur les caractères les plus opposés. Quand Corneille et
Racine, à travers la pompe ou l’élégance de leurs vers, nous font entrevoir des
figures contemporaines, c’est à leur insu ; ils ne croyaient peindre que l’homme en
soi ; et, si aujourd’hui nous reconnaissons chez eux tantôt les cavaliers, les
duellistes, les matamores, les politiques et les héroïnes de la Fronde, tantôt les
courtisans, les princes, les évêques, les dames d’atour et les menins de la monarchie
régulière, c’est que leur pinceau, trempé involontairement dans leur expérience,
laissait par mégarde tomber de la couleur dans le contour idéal et nu que seul ils
voulaient tracer. Rien qu’un contour, une esquisse générale que la diction correcte
remplit de sa grisaille unie. — Même dans la comédie, qui, de parti pris, peint les
mœurs environnantes, même chez Molière si franc et si hardi, le modelé est incomplet,
la singularité individuelle est supprimée, le visage devient par instants un masque de
théâtre, et le personnage, surtout lorsqu’il parle en vers, cesse quelquefois de
vivre, pour n’être plus que le porte-voix d’une tirade ou d’une dissertation372. Parfois on oublie de
nous marquer son rang, sa condition, sa fortune, s’il est gentilhomme ou bourgeois,
provincial ou parisien373.
Rarement on nous fait sentir, comme Shakespeare, ses dehors physiques, son
tempérament, l’état de ses nerfs, son accent brusque ou traînant, son geste saccadé ou
compassé, sa maigreur ou sa graisse374. Souvent on ne prend pas la peine
de lui trouver un nom propre ; il est Chrysale, Orgon, Damis, Dorante, Valère. Son nom
ne désigne qu’une qualité pure, celle de père, de jeune homme, de valet, de grondeur,
de galant, et, comme un pourpoint banal, s’ajuste indifféremment à toutes les tailles
à peu près pareilles en passant de la garde-robe de Molière à celle de Regnard, de
Lesage, de Destouches et de Marivaux375. Il manque au personnage l’étiquette personnelle,
l’appellation authentique et unique qui est la marque première de l’individu. Tous ces
détails, toutes ces circonstances, tous ces supports et compléments de l’homme sont en
dehors du cadre classique. Pour en insérer quelques-uns, il a fallu le génie de
Molière, la plénitude de sa conception, la surabondance de son observation, la liberté
extrême de sa plume. Encore est-il vrai que souvent il les omet, et que, dans les
autres cas, il n’en introduit qu’un petit nombre, parce qu’il évite de donner à des
caractères généraux une richesse et une complexité qui embarrasseraient l’action. Plus
le thème est simple, et plus le développement est clair ; or, dans toute cette
littérature, la première obligation de l’auteur est de développer clairement le thème
qu’il s’est choisi.
Il y a donc un défaut originel dans l’esprit classique, défaut qui tient à ses
qualités et qui, maintenu d’abord dans une juste mesure, contribue à lui faire
produire ses plus purs chefs-d’œuvre, mais qui, selon une règle universelle, va
s’aggraver et se tourner en vice par l’effet naturel de l’âge, de l’exercice et du
succès. Il était étroit, il va devenir plus étroit. Au dix-huitième siècle, il est
impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel, tel qu’il existe effectivement
dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire comme un ensemble indéfini, comme un
riche réseau, comme un organisme complet de caractères et de particularités
superposées, enchevêtrées et coordonnées. La capacité lui manque pour les recevoir et
les contenir. Il en écarte le plus qu’il peut, tant qu’enfin il n’en garde qu’un
écourté, un résidu évaporé, un nom presque vide, bref ce qu’on appelle une
abstraction creuse. Il n’y a de vivant au dix-huitième siècle que les petites
esquisses brochées en passant et comme en contrebande par Voltaire, le baron de
Thundertentrunck, mylord Whatthen, les figurines de ses contes, et cinq ou six
portraits du second plan, Turcaret, Gil Blas, Marianne, Manon Lescaut, le neveu de
Rameau, Figaro, deux ou trois pochades de Crébillon fils et de Collé, œuvres où la
familiarité a laissé rentrer la sève, que l’on peut comparer à celles des
petits-maîtres de la peinture, Watteau, Fragonard, Saint-Aubin, Moreau, Lancret,
Pater, Baudouin, et qui, reçues difficilement ou par surprise dans le salon officiel,
subsisteront encore, lorsque les grands tableaux sérieux auront moisi sous l’ennui
qu’ils exhalaient. Partout ailleurs la sève est tarie, et, au lieu de plantes
florissantes, on ne trouve que des fleurs de papier peint. Tant de poèmes sérieux,
depuis la Henriade de Voltaire jusqu’aux Mois de
Roucher ou à l’Imagination de Delille, que sont-ils sinon des
morceaux de rhétorique garnis de rimes ? Parcourez les innombrables tragédies et
comédies dont Grimm et Collé nous donnent l’ mortuaire, même les bonnes pièces
de Voltaire et de Crébillon, plus tard celles des auteurs qui ont la vogue, Belloy,
Laharpe, Ducis, Marie Chénier. Éloquence, art, situations, beaux vers, tout y est,
excepté des hommes ; les personnages ne sont que des mannequins bien appris, et le
plus souvent des trompettes par lesquels l’auteur lance au public ses déclamations.
Grecs, Romains, chevaliers du moyen âge, Turcs, Arabes, Péruviens, Guèbres, Byzantins,
ils sont tous la même mécanique à tirades. Et le public ne s’en étonne point ; il n’a
pas le sentiment historique ; il admet que l’homme est partout le même ; il fait un
succès aux Incas de Marmontel, au Gonzalve et aux
Nouvelles de Florian, à tous les paysans, manœuvres, nègres,
Brésiliens, Parsis, Malabares, qui viennent lui débiter leurs amplifications. On ne
voit dans l’homme qu’une raison raisonnante, la même en tout temps, la même en tout
lieu ; Bernardin de Saint-Pierre la prête à son Paria, Diderot à ses Otaïtiens. Il est
de principe que naturellement tout esprit humain parle et pense comme un livre Aussi
quelle insuffisance dans l’histoire ! À part Charles XII, un contemporain que Voltaire
ranime grâce aux récits de témoins oculaires, à part les vifs raccourcis, les lestes
croquis d’Anglais, de Français, d’Espagnols, d’Italiens, d’Allemands qu’il sème en
courant dans ses contes, ici encore où sont les hommes ? Chez Hume, Gibbon, Robertson
qui sont de l’école française et tout de suite adoptés en France, dans les recherches
de Dubos et de Mably sur notre moyen âge, dans le Louis XI de Duclos, dans
l’Anacharsis de Barthélemy, même dans l’Essai sur les mœurs et dans
le Siècle de Louis XIV de Voltaire, même dans la Grandeur des Romains, et l’Esprit des Lois de Montesquieu,
quelle étrange lacune ! Érudition, critique, bon sens, exposition presque exacte des
dogmes et des institutions, vues philosophiques sur l’enchaînement des faits et sur le
cours général des choses, il n’y manque rien, si ce n’est des âmes. Il semble, à les
lire, que les climats, les institutions, la civilisation, qui transforment l’esprit
humain du tout au tout, soient pour lui de simples dehors, des enveloppes
accidentelles qui, bien loin de pénétrer jusqu’à son fond, touchent à peine sa
superficie. La différence prodigieuse qui sépare les hommes de deux siècles ou de deux
races leur échappe376. Le Grec ancien, le
chrétien des premiers siècles, le conquérant germain, l’homme féodal, l’Arabe de
Mahomet, l’Allemand, l’Anglais de la Renaissance, le puritain apparaissent dans leurs
livres à peu près comme dans leurs estampes et leurs frontispices, avec quelques
différences de costume, mais avec les mêmes corps, les mêmes visages et la même
physionomie, atténués, effacés, décents, accommodés aux bienséances. L’imagination
sympathique, par laquelle l’écrivain se transporte dans autrui et reproduit en
lui-même un système d’habitudes et de passions contraires aux siennes, est le talent
qui manque le plus au dix-huitième siècle. Dans la seconde moitié de son cours, sauf
chez Diderot qui l’emploie mal et au hasard, elle tarit tout à fait. Considérez tour à
tour, pendant la même période, en France et en Angleterre, le genre où elle a son plus
large emploi, le roman, sorte de miroir mobile qu’on peut transporter partout et qui
est le plus propre à refléter toutes les faces de la nature et de la vie. Quand j’ai
lu la série des romanciers anglais, Defoe, Richardson, Fielding, Smollett, Sterne et
Goldsmith, jusqu’à Miss Burney et Miss Austen, je connais l’Angleterre du dix-huitième
siècle ; j’ai vu des clergymen, des gentilshommes de campagne, des fermiers, des
aubergistes, des marins, des gens de toute condition, haute et basse ; je sais le
détail des fortunes et des carrières, ce qu’on gagne, ce qu’on dépense, comment l’on
voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit ; j’ai en mains une file de biographies
circonstanciées et précises, un tableau complet, à mille scènes, de la société tout
entière, le plus ample amas de renseignements pour me guider quand je voudrai faire
l’histoire de ce monde évanoui. Si maintenant je lis la file correspondante des
romanciers français, Crébillon fils, Rousseau, Marmontel, Laclos, Rétif de la
Bretonne, Louvet, Mme de Staël, Mme de Genlis et le reste, y compris Mercier et
jusqu’à Mme Cottin, je n’ai presque point de notes à prendre ; les petits faits
positifs et instructifs sont omis ; je vois des politesses, des gentillesses, des
galanteries, des polissonneries, des dissertations de société, et puis c’est tout. On
se garde bien de me parler d’argent, de me donner des chiffres, de me raconter un
mariage, un procès, l’administration d’une terre ; j’ignore la situation d’un curé,
d’un seigneur rural, d’un prieur résident, d’un régisseur, d’un intendant. Tout ce qui
concerne la province et la campagne, la bourgeoisie et la boutique377, l’armée et le soldat, le clergé et les couvents, la justice et
la police, le négoce et le ménage, reste vague ou devient faux ; pour y démêler
quelque chose, il me faut recourir à ce merveilleux Voltaire qui, lorsqu’il a mis bas
le grand habit classique, a ses coudées franches et dit tout. Sur les organes les plus
vitaux de la société, sur les règles et les pratiques qui vont provoquer une
révolution, sur les droits féodaux et la justice seigneuriale, sur le recrutement et
l’intérieur des monastères, sur les douanes de province, les corporations et les
maîtrises, sur la dîme et la corvée378, la littérature ne m’apprend presque rien. Il semble que pour elle il n’y ait
que des salons et des gens de lettres. Le reste est non avenu ; au-dessous de la bonne
compagnie qui cause, la France paraît vide Quand viendra la Révolution, le
retranchement sera plus grand encore. Parcourez les harangues de tribune et le club,
les rapports, les motifs de loi, les pamphlets, tant d’écrits inspirés par des
événements présents et poignants ; nulle idée de la créature humaine telle qu’on l’a
sous les yeux, dans les champs et dans la rue ; on se la figure toujours comme un
automate simple, dont le mécanisme est connu. Chez les écrivains, elle était tout à
l’heure une serinette à phrases ; pour les politiques, elle est maintenant une
serinette à votes, qu’il suffit de toucher du doigt à l’endroit convenable pour lui
faire rendre la réponse qui convient. Jamais de faits ; rien que des abstractions, des
enfilades de sentences sur la nature, la raison, le peuple, les tyrans, la liberté,
sortes de ballons gonflés et entrechoqués inutilement dans les espaces. Si l’on ne
savait pas que tout cela aboutit à des effets pratiques et terribles, on croirait à un
jeu de logique, à des exercices d’école, à des parades d’académie, à des combinaisons
d’idéologie. En effet, c’est l’idéologie, dernier produit du siècle, qui va donner de
l’esprit classique la formule finale et le dernier mot.
Suivre en toute recherche, avec toute confiance, sans réserve ni précaution, la
méthode des mathématiciens ; , circonscrire, isoler quelques notions très
simples et très générales ; puis, abandonnant l’expérience, les comparer, les
combiner, et, du composé artificiel ainsi obtenu, déduire par le pur raisonnement
toutes les conséquences qu’il enferme : tel est le procédé naturel de l’esprit
classique. Il lui est si bien inné, qu’on le rencontre également dans les deux
siècles, chez Descartes, Malebranche379 et les partisans des idées pures, comme chez les partisans de la sensation, du
besoin physique, de l’instinct primitif, Condillac, Rousseau, Helvétius, plus tard
Condorcet, Volney, Siéyès, Cabanis et Destutt de Tracy. Ceux-ci ont beau se dire
sectateurs de Bacon et rejeter les idées innées ; avec un autre point de départ que
les cartésiens, ils marchent dans la même voie, et, comme les cartésiens, après un
léger emprunt, ils laissent là l’expérience. Dans cet énorme monde moral et social,
dans cet arbre humain aux racines et aux branches innombrables, ils détachent l’écorce
visible, une superficie ; ils ne peuvent pénétrer ni saisir au-delà ; leurs mains ne
sauraient contenir davantage. Ils ne soupçonnent pas qu’il y ait rien de plus ;
l’esprit classique n’a que des prises courtes, une compréhension bornée. Pour eux,
l’écorce est l’arbre entier, et, l’opération faite, ils s’éloignent avec l’épiderme
sec et mort, sans plus jamais revenir au tronc. Par insuffisance d’esprit et par
amour-propre littéraire, ils omettent le détail caractéristique, le fait vivant,
l’exemple circonstancié, le spécimen significatif, probant et complet. Il n’y en a
presque aucun dans la Logique et dans le Traité des
sensations de Condillac, dans l’Idéologie de Destutt de
Tracy, dans les Rapports du physique et du moral de Cabanis380. Jamais, avec eux, on n’est sur le terrain palpable et
solide de l’observation personnelle et racontée, mais toujours en l’air, dans la
région vide des généralités pures. Condillac déclare que le procédé de l’arithmétique
convient à la psychologie et qu’on peut démêler les éléments de notre pensée par une
opération analogue « à la règle de trois ». Siéyès a le plus profond dédain pour
l’histoire, et « la politique est pour lui une science qu’il croit avoir achevée381 » du premier coup, par un effort de tête, à la façon de Descartes, qui trouva
ainsi la géométrie analytique. Destutt de Tracy, voulant Montesquieu,
découvre que le grand historien s’est tenu trop servilement attaché à l’histoire, et
il refait l’ouvrage en construisant la société qui doit être au lieu de regarder la
société qui est. — Jamais, avec un aussi mince de la nature humaine, on n’a
bâti des édifices si réguliers et si spécieux. Avec la sensation Condillac anime une
statue, puis, par une suite de purs raisonnements, poursuivant tour à tour dans
l’odorat, dans le goût, dans l’ouïe, dans la vue, dans le toucher, les effets de la
sensation qu’il suppose, il construit de toutes pièces une âme humaine. Au moyen d’un
contrat, Rousseau fonde l’association politique, et, de cette seule donnée, il déduit
la constitution, le gouvernement et les lois de toute société équitable. Dans un livre
qui est comme le testament philosophique du siècle382, Condorcet déclare que cette méthode est « le dernier pas de la
philosophie, celui qui a mis en quelque sorte une barrière éternelle entre le genre
humain et les vieilles erreurs de son enfance ». — « En l’appliquant à la morale, à la
politique, à l’économie politique, on est parvenu à suivre dans les sciences morales
une marche presque aussi sûre que dans les sciences naturelles. C’est par elle qu’on a
pu découvrir les droits de l’homme. » Comme en mathématiques, on les a déduits d’une
seule définition primordiale, et cette définition, pareille aux premières vérités
mathématiques, est un fait d’expérience journalière, constaté par tous, évident de
soi. — L’école subsistera à travers la Révolution, à travers l’Empire, jusque pendant
la Restauration383, avec la tragédie dont elle est la sœur, avec l’esprit classique qui est leur
père commun, puissance primitive et souveraine, aussi dangereuse qu’utile, aussi
destructive que créatrice, aussi capable de l’erreur que la vérité, aussi
étonnante par la rigidité de son code, par l’étroitesse de son joug, par l’uniformité
de ses œuvres, que par la durée de son règne et par l’universalité de son
ascendant.
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