« Votre livre n’a ni but ni sens 1. Son unité semble être dans ce gros souci fondamental : Vivrai-je ? Nous comprenons que la question vous intéresse ; mais qu’est-ce que vous voulez que cela nous fasse ? Vous vouliez rire ? il y fallait plus de gaieté et de belle humeur. Étiez-vous sérieux ? c’est lugubre. Eh non ! misérable avorton de lettres, tu ne vivras pas. Où est l’idée féconde et neuve que tu as mise en circulation ? Quelle forme inédite et heureuse as-tu imaginée ? As-tu inventé la moindre méthode en critique littéraire ? As-tu seulement trouvé, pour les titres de tes ouvrages, un de ces termes prestigieux, comme l’adjectif « psychologique » ou le substantif « évolution », qui, sans rien changer à ce que font depuis tant d’années tous les moralistes et tous les historiens, collent adroitement une étiquette flambante d’un éclat frais sur la vieille marchandise ? « Rien de neuf : ce n’est pas assez dire ; professeur, mon ami, vous êtes vieux jeu, terriblement. Vous retardez de plus d’un siècle. Votre livre a dû s’imprimer à Genève ou à Neufchâtel vers 1760. N’est-il pas piquant que vous soyez vous-même un exemple de ces écrivains nés trop tard qui sont le sujet d’une de vos doctes et creuses dissertations ? « Le style, enfin, qui vous inspire un culte puéril, suranné comme votre pensée, le style, dont vous ne parlez qu’avec le frisson presque religieux de la dévotion, de l’adoration, le style, resté pour vous, survivant effaré du dernier âge classique, l’ambition suprême de l’homme et le plus haut degré de l’éloge littéraire, — le style, pauvre vieux cuistre, vous n’en avez pas pour un sou. Car est-ce un style, cette langue correcte, abstraite et neutre, à laquelle vous vous appliquez, soigneusement égayée par intervalles de métaphores élégantes ? Cela s’acquiert en un certain nombre de bonnes leçons de grammaire et de rhétorique. Ce n’est pas le style qui est l’homme même, par où l’individu se distingue, sort, n’importe comment, de la foule anonyme, et vit. « Donc, notre conclusion est très nette et très sûre. Puisque vous savez manier la plume proprement, comme tous les lettrés, contribuez encore à l’histoire littéraire par quelques solides études particulières ou générales ; mais écrivez-les en brave homme qui fait tout simplement son métier de maçon et ne s’imagine pas appartenir à la même race, être formé de la même matière et pour la même destinée que les grands architectes de la littérature. Vous sentez-vous de force à nous amuser ? amusez-nous ; mais c’est plus malin. Cela implique aussi un certain oubli de sa propre personne, le pouvoir de sortir de son horizon étroit, l’entente des talents divers par lesquels on peut réussir aujourd’hui à piquer les imaginations. Si enfin vous vous amusez tout seul, cela même ne vous est pas interdit non plus. Il y a des jeux solitaires qui sont un emploi comme un autre du désœuvrement. Enfiler des phrases n’est pas plus ridicule que d’enfiler des perles. Mais ce spectacle est, pour la société, sans charme comme sans profit. « C’est pourquoi gardez pour vous-même vos songes fantastiques, vos tête-à-tête intimes avec votre moi, et n’ajoutez pas un nouveau volume, inutile et sans agrément, à l’horrible monceau des choses imprimées que le néant dévore. »Voilà le conseil de la sagesse. Il est sans réplique, et je sens bien que ma réponse sera très faible. Elle n’aura pour elle que l’excuse naïve de sa sincérité toute nue. J’ai connu à Grenoble un amateur de musique, de première force sur le piano, qui s’enfermait avec deux ou trois exécutants, aussi habiles que lui, pour jouer des concerts à portes si hermétiquement closes, que pas un étranger, pas un ami ne fut jamais invité à en jouir. Cet homme, dans son quartier, passait pour un peu fou : je ne crois pas que ce fût injustement. L’égoïsme, gonflé de vanité, bon enfant, assez humble pour quêter l’admiration et se payer même d’aussi pauvre chose que de la fausse monnaie des compliments, est sympathique, parce qu’il est humain. Rien, au contraire, ne se fait moins aimer que l’insociable orgueil, également égoïste, mais contre nature, qui affecte un mépris farouche des hommes. Quand on met dans son intérieur de l’ordre, de la propreté, un peu d’art et de luxe, c’est pour soi d’abord, je le veux bien ; mais, à moins d’être un ours, c’est aussi pour la compagnie…
Au travail de la plume maintenant, c’est-à-dire au souverain plaisir, et donnons-nous en à cœur joie ! J’écrirai, puisque cette chimère me soutient, non seulement pour la volupté d’écrire, mais pour le public idéal dont je garde et chéris le songe enchanté. Cela revient exactement au même que de n’y point songer du tout et de jouer pour moi seul ma musique à huis clos ; car, à soixante ans tout à l’heure, après tant d’efforts vains et de recommencements, d’autres yeux que les miens verraient avec clarté que cette société de lecteurs amis désespérément espérée est un mirage et que je m’enfonce de plus en plus dans l’aride désert…
Réputation et considération
5 février et .
Examen de conscience
« Tu as eu tort. Tes Billets de la province sont un livre manqué. Oui, manqué, parce que la charité en est absente. Ils sont remplis, d’un bout à l’autre, du plus dur et du plus méprisant orgueil. La tristesse même, cette tristesse patriotique, dont tout bon Français doit être pénétré en l’heure grave où nous sommes, dont tu constatais sympathiquement l’existence dans les grandes âmes d’Auguste Couat et de Félix Pécaut, il n’y en a pas trace dans ton livre. Il semble, au contraire, que tu exultes de ce qui est un sujet de douleur et d’humiliation. Le triomphe insultant de cette raison dont tu es fier est pourtant un pauvre avantage dans la malheureuse discorde du pays, dans la ruine de tant d’amitiés anciennes qui devraient être plus chères à ton cœur que la victoire d’une idée, même juste, à ton intelligence. Les outrages que tu as prodigués à tes adversaires ne sont que la trop fidèle expression d’un état d’âme aujourd’hui commun ; et, précisément à cause de cela, ils n’ont rien ni de moralement beau, ni même d’original dans l’ordre littéraire. À quoi bon t’être dérangé de tes philosophiques études pour faire œuvre de journaliste, si tu ne devais pas t’élever au-dessus du style vulgaire de la polémique courante ? Oh ! quel magnifique thème d’éloquence tu as gâté à plaisir ! Si, devançant les temps heureux où la paix sera rétablie et la santé rendue à la France, tu avais appelé, préparé cet avenir par tes sages conseils, au lieu d’étaler et d’irriter, comme le premier scribe venu, les misères du présent ; si, au lieu d’accepter l’état de guerre avec une sorte de joie mauvaise, tu avais, par ton exemple et par tes leçons, prêché la tolérance ; si, enfin, au lieu de perdre et d’aliéner irrévocablement par l’injure les gens qui ne pensent pas comme toi, tu avais cherché ce terrain de conciliation qu’il est toujours possible de trouver dans quelque vérité reçue par tous les cœurs honnêtes, par tous les esprits droits : c’est alors que ton livre eût pu te faire honneur ; c’est alors qu’il aurait intéressé peut-être, plus vivant, plus durable que la crise d’un jour, les lecteurs de demain. »C’est vrai. Je me suis trompé. J’ai fait fausse route. À la confession de l’erreur que j’ai commise il faut que j’ajoute celle (est-ce une aggravation ou quelque essai d’excuse ?) du trouble de la vue qui devait m’égarer. Depuis le jour où l’universelle fièvre m’a saisi, j’ai constaté chez moi une lamentable impuissance de mes facultés critiques. Obligé par ma profession d’entrer dans les états d’esprit les plus divers, il en est un que je ne pouvais aucunement m’assimiler. Malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à comprendre la possibilité d’être honnête homme, au sens de la double culture morale et intellectuelle, et de vouloir maintenir une iniquité avérée dès les révélations du procès Zola. Je ne concevais point qu’on pût avoir fait ses humanités et placer quelque chose, fût-ce l’intérêt de la patrie, au-dessus du devoir sacré d’être juste ; j’aurais, avec Curiace,
ou plutôt, j’avais du patriotisme une idée qui m’interdisait de croire que la patrie pût jamais être heureuse et prospère en restant criminelle. Je ne concevais point qu’on pût avoir fait sa logique et ne pas voir que le tout est distinct de la partie, et que le véritable « honneur de l’armée » consiste à répudier courageusement ce qui la déshonore. Je ne concevais point qu’on pût avoir la moindre connaissance des hommes et répéter des niaiseries aussi puériles que la fameuse phrase sur l’accord des sept officiers du conseil et des cinq ministres de la guerre. Comme si tout ne s’expliquait pas pleinement par la solidarité de l’esprit militaire ! Comme si « l’engrenage » n’était pas la mieux établie des vérités psychologiques ! Comme si l’on pouvait encore ignorer, après tous les enseignements de l’histoire et de la vie, qu’un mensonge commande un mensonge, qu’un faux nécessite vingt autres faux, et que le crime naît tout naturellement d’une faute vénielle, d’une simple erreur obstinément niée par l’orgueil ! Mais surtout ce que je ne pouvais concevoir, c’est qu’on eût l’âme assez basse et assez vile pour chercher des motifs intéressés à la belle protestation des gens de bien et pour attribuer à l’or juif le soulèvement de leurs consciences indignées. Voilà l’origine du mépris impitoyable, entier, sans tempérament aucun d’indulgence, que j’ai conçu, dès le commencement de la lutte, pour la déchéance intellectuelle et morale des stupides partisans de « la chose jugée », et que je versais sur eux, le 5 octobre, dans une préface trop vive, où, en vérité, pas un mot ne frémit et ne crie qui ne me semble encore juste aujourd’hui. Je souffrais néanmoins de cet état violent, contraire à ma nature, et je suppliais tous mes amis, les uns après les autres, de m’apporter quelque raison honorable qui, en justifiant nos adversaires ou, du moins en les excusant, me permît de ne pas les mépriser. Leur réponse invariable était : « Ces gens-là ne sont ni méchants, ni bêtes ; seulement, ils ignorent tout. » Je n’ai jamais trouvé digne d’un honnête homme le refus indolent ou systématique de connaître une affaire dont la gravité menaçait la France d’une guerre civile et religieuse ; mais, à supposer que cette faible excuse eût hier une apparence de valeur, que vaut-elle aujourd’hui ? Il était déjà prodigieux que le faux avoué et le suicide d’Henry n’eussent pas ouvert les yeux de tout le monde comme par un éclair révélateur ; l’arrêt unanime de la Cour de cassation, rendu dans des conditions extra-légales, insolites, incorrectes, perfidement dirigées contre la vérité, qui lui donnent une autorité étrange et singulière, achève l’écrasante évidence, ne laissant plus qu’à des idiots la force de balbutier et qu’à des fous l’audace de se révolter contre lui. En sorte que les tristes vaincus, que nous consentirons à ne point accabler s’ils ont la franchise d’avouer leur défaite et leur honte, ont perdu le bénéfice de l’alternative où nous les laissions se mouvoir : « Ou mauvaise foi, leur disions-nous, ou aveuglement ; messieurs, il faut choisir. » Frappés, malgré eux, de la lumière qu’ils repoussaient, comment pourraient-ils désormais se dire ignorants et mal informés ? Ils n’ont plus » la pauvre ressource de plaider l’infirmité intellectuelle, et il ne leur restera, s’ils résistent, que la monstruosité morale. Donc, une fois encore, ma critique sort meurtrie des efforts désespérés qu’elle fait depuis quinze mois pour découvrir une ombre d’honnêteté chez les défenseurs de l’injustice et pour leur rendre une parcelle d’estime. Mais, si je ne puis absolument pas les estimer, il me reste un moyen de les rejoindre et, par là, de faire cesser la souffrance que cause le sentiment d’un abîme entre soi et ceux qu’on traitait d’amis : c’est de ne plus avoir de sotte estime pour moi-même. Le tort des égarés ne me donne pas raison. La méchanceté d’autrui ne fait pas de moi un homme de bien. L’orgueil reste mauvais, la dureté détestable, et aucune excuse tirée de la faute des autres ne saurait justifier l’absence de toute charité, de toute pitié, de toute tristesse même, qui déshonore mes Billets de la province. La colère et l’ironie ne font nul bien ; jamais elles ne vaudront, ni pour l’écrivain dont elles sèchent le cœur, ni pour les lecteurs qu’elles amusent ou qu’elles offensent, le mouvement tendre et humble de la main qui se tend, de la voix qui supplie. Je suis coupable de l’avoir oublié. Et comment ai-je pu oublier aussi qu’aucun homme n’aie droit de mépriser les hommes ? Il n’est pas nécessaire de se connaître bien profondément pour sentir la convenance d’accorder à tous ses semblables une indulgente douceur dont on a soi-même tant besoin. Mon mérite, enfin, n’est pas grand d’avoir suivi la bonne voie où tout m’engageait : ma famille, mon éducation, ma religion. Qui sait si, dans un autre milieu, avec des habitudes d’esprit différentes, je n’aurais pas trouvé naturel ce qui confond aujourd’hui ma raison et ma conscience ? Unissons-nous donc, mes frères, non dans un amour qui est devenu impossible, mais dans une commune pitié pour les tristes échantillons que nous sommes tous, chacun à sa manière, de l’humanité misérable. Buvons à la même coupe comme des communiants, et savourons ensemble l’amertume du mépris que nous avons tous mérité.
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Il y a même une ingénieuse doctrine esthétique, tout entière consacrée à établir le droit qu’ont les grands fauves de la littérature de dévorer les pauvres moutons. On proclame qu’en art l’exécution est tout ; l’invention, presque rien. Comme exemples à l’appui de ce paradoxe, on allègue Shakespeare et les autres grands tragiques, qui ont pris dans l’histoire ou dans la légende les données de tous leurs drames ; La Fontaine, dont les seules mauvaises fables sont celles qu’il a entièrement imaginées lui-même ; et l’on fait remarquer qu’il n’y a rien de plus trivial que les sujets des principaux chefs-d’œuvre de la peinture. C’est vrai, mais ce n’est pas du tout la question. Car il ne s’agit point ici d’une vague propriété tombée dans le domaine commun : il s’agit de choses définies et nullement anonymes, de morceaux exécutés et signés, ravis aux faibles par les forts ; il s’agit, non de la source banale où tout le monde puise, mais de ma trouvaille à moi, de mon pauvre petit ouvrage à moi, que vous dérobez, fond et forme. Et cela, c’est un vol littéraire bien caractérisé. — On vous rend service, malheureux ! puisque personne ne saurait que cette scène existe, si un homme de génie ne vous l’avait pas empruntée. — Merci. Mais les érudits seuls savent que j’en suis l’auteur, le sauveur de mon œuvre étant si peu celui de ma gloire qu’il n’a pas eu l’honnêteté vulgaire de me nommer dans sa préface. Les apologies délicates de ces vols littéraires tirées de l’inexistence d’une idée qui n’a pas reçu sa forme définitive, et des ébauches imparfaites qui précèdent toujours les vraies créations, ne sont valables qu’autant qu’il y a eu un véritable remaniement de l’ouvrage inférieur par l’artiste souverain. Elles ne valent évidemment rien, en cas de larcin pur et simple. Pourquoi donc l’humanité témoigne-t-elle si peu d’intérêt pour les victimes, et tant d’indulgence pour l’animal puissant qui les croque ? C’est l’effet des deux vices qui expliquent tout dans la soi-disant justice distributive de la postérité : la paresse et le culte de la force. Afin de ne point charger leur mémoire d’un trop grand nombre de noms, les hommes procèdent par voie de simplification sommaire ; et en littérature, comme en politique, ils adorent le despote qui fait régner l’ordre. Or, il n’y a pas d’ordre plus simple que celui d’une monarchie ou, à son défaut, d’une oligarchie solidement assise qu’aucune réclamation n’inquiète ni ne dérange. La raison du plus fort sera toujours la grande raison. Jamais on ne fera ressortir assez, pour la confusion de notre misérable justice humaine, les causes purement extérieures et accidentelles par lesquelles s’établit trop souvent une renommée, sans le concours actif, et, quelquefois même, sans la moindre participation des causes intrinsèques, je veux dire, du génie ou de la vertu. Quel est l’inventeur de l’imprimerie ? — Gutenberg ! répondent tous les enfants qui ont fait leurs classes. — Ce n’est pas vrai. Il a contribué à cette découverte comme tant d’autres, mais pas plus que d’autres, pas plus que Laurent Coster ou Jean Fust. Son nom s’élève seul, par l’heureuse fortune de trois syllabes bien sonnantes, dans le vaste désert de ses collaborateurs oubliés. Il les résume tous ; c’est un symbole. Le nom de Palafox, « l’héroïque défenseur de Saragosse », en est un autre, avec cette différence, que le héros légendaire de l’Espagne n’a eu ni génie, ni vaillance, ni aucune espèce de mérite, si nous devons en croire le général Marbot. Celui-ci raconte, en effet, dans ses Mémoires 6, que, dès les premiers jours du siège, Palafox, gravement malade, remit le commandement au général Saint-Marc, Belge au service de l’Espagne. Saint-Marc seul soutint toutes les attaques des Français, avec un courage et un talent admirables. Mais, comme il était étranger, l’orgueil espagnol reporta toute la gloire de la défense sur Palafox, dont le nom continue d’éblouir la postérité, tandis que celui du brave et modeste général Saint-Marc est tombé dans l’oubli. Il n’a pas mal réussi à Sésostris, homme médiocre, nous apprennent aujourd’hui les historiens, et qui ne fut rien moins qu’un grand conquérant, d’effacer des monuments, partout où il l’a pu, les noms des rois ses prédécesseurs qui les avaient construits, pour y substituer le sien propre et donner ainsi le change à l’histoire7. Le royaume de la gloire est aux violents et aux habiles d’abord ; il appartient aussi à quelques heureux, que choisit le hasard, pour se moquer de nous. Qu’on le sache bien : l’histoire des réputations littéraires et de toutes les autres réputations n’est qu’un long répertoire d’erreurs, de méprises, de jugements ignares, injustes et faux, toujours sujets à revision. Mais le même respect imbécile pour « la chose jugée », qui voudrait étouffer, au nom de la paix publique, les campagnes entreprises pour la réparation des iniquités judiciaires, fait haïr au vil troupeau humain, comme des perturbateurs, les généreux amis de la lumière, ambitieux d’introduire dans la tranquille nuit des préjugés reçus, des opinions toutes faites et des antiques mensonges, un rayon de justice et de vérité.
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Le Public
« Tout ce tapage était produit par cent ou cent cinquante personnes au plus, y compris les individus payés qui gagnaient consciencieusement leur pièce de quarante sous, en sifflant ou en criant, y compris les claqueurs, payés aussi… Il restait à peu près quinze cents personnes (le public) qui ne disaient rien, qui attendaient l’issue de cette bataille. Ces quinze cents personnes avaient l’air d’être là en pays étranger. Elles ne savaient pas pour qui elles devaient prendre parti. La pièce était-elle bonne ou mauvaise ? S’étaient-elles amusées ou ennuyées ? Elles n’en savaient rien. Elles assistaient, par-dessus le marché, gratis, à un second spectacle qui leur fournirait le lendemain un sujet de conversation durant les visites du jour. Voilà ce qu’on appelle le public, et à qui l’on en appelle constamment, c’est-à-dire une masse incapable de juger par elle-même, dont dispose, séance tenante, une claque bien organisée ou une cabale bien faite. »C’est bien cela. Le public n’est pas méchant, il est badaud ; quand des meneurs font tomber une pièce de théâtre, il assiste à deux spectacles, à celui qu’il a payé, et à un autre, auquel il ne participé pas, où il est étranger et dont il se désintéresse, mais qui lui est servi « gratis, par-dessus le marché » : c’est deux divertissements pour un, c’est double profit. « Le public n’existe pas » : c’est aussi l’avis de M. Alfred Smith quand il s’agit de peinture. Cet artiste considère comme absolument méprisable et nul le jugement de la foule. Nous autres snobs, nous achèterons ses toiles ; nous achèterons même celles de Henri Martin : mais ce n’est pas parce que nous les aurons trouvées belles, c’est parce que des juges éclairés nous auront dit qu’elles l’étaient. Si un tableau original qui doit nous déplaire nous était fortement recommandé par un bon juge, nous nous empresserions de lui donner la préférence sur tant d’autres dont la vulgarité nous ravit, et d’en faire l’emplette, au moins à titre d’opération commerciale et comme placement d’argent. Avec le temps, nous parviendrons très bien à nous persuader qu’il est beau, et nous nous fâcherons même contre les gens sincères qui continuent à porter sur lui notre jugement d’autrefois. L’opinion, en peinture, est faite par les artistes, — les critiques d’art, qui autrefois écrivaient leurs « salons » au pied levé, ayant été convaincus de tant de sottises qu’ils n’osent plus guère juger spontanément, sans le contrôle des personnes du métier. À force d’entendre répéter qu’une œuvre est belle par des gens qui doivent s’y connaître, le public finit par le croire et même par le comprendre et le sentir jusqu’à un certain point. Les premiers tableaux de Courbet, de Manet furent accueillis par des huées ; aujourd’hui, ce souvenir honteux nous humilie. Il en est de même en musique. Rien n’est plus propre à nous confondre, à nous rendre prudents et modestes, que de songer que non seulement Tannhaüser, mais le Barbier lui-même, ce chef-d’œuvre étincelant d’esprit, éclatant de gaieté et de lumière, rencontra d’abord la plus vive hostilité. En musique et en peinture, il peut souvent arriver qu’un grand artiste échoue momentanément par la jalousie de ses rivaux. S’il est vrai que « de confrère à confrère les éloges sont des certificats de ressemblance16 », tandis que, selon la formule de Stendhal, « différence en gendre haine » ; si, en outre, le féroce égoïsme, l’orgueil démesuré de notre nature est cause que « personne presque ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre17 », on devine tout ce qu’un talent nouveau peut soulever d’inimitiés. Mais elles ne durent pas très longtemps, parce que le même intérêt qui conseille aux artistes de laisser un rival dans l’ombre les obligera de l’en tirer dès qu’il pourra servir à éclipser d’autres ambitions naissantes. Dans le monde de l’art pur, les talents originaux et les juges compétents sont relativement trop peu nombreux pour que le génie y coure un grand risque de rester toujours méconnu ; et la promesse du bon Horace, Exstinctus amabitur idem, conserve probablement, dans ce domaine au moins, toute sa vérité consolante. La même loi régit la république des lettres. Ici, non plus, le public n’existe pas ; les autorités de la critique mènent la danse, et le troupeau suit. Mais, en littérature, la production est si considérable qu’il est impossible au juge, même le plus consciencieux, d’être attentif à tout. La probabilité est donc très grande qu’il sera commis d’abord beaucoup d’oublis, d’erreurs, de méprises et d’injustices. Ajoutez qu’en cette matière tout le monde prétend être juge ; lecteurs, auteurs, critiques, chacun donne son avis avec assurance, et la ligne de démarcation n’est ni respectée ni précise entre les compétences spéciales et ces cultures moyennes où nous avons cherché la vraie définition du public littéraire. La sentence d’un écrivain sur un livre est loin d’avoir la même autorité que celle d’un peintre sur un tableau. Dans ces conditions très ingrates, qui ne laissent au talent aucune garantie, il y aurait de sa part une énorme naïveté à compter sur son mérite seul pour réussir, c’est-à-dire pour percer l’horrible nuit qui menace d’engloutir les meilleurs avec les pires et les médiocres. C’est un bien téméraire oubli des lois les plus élémentaires du succès, d’espérer que, parce que nous avons du mérite, nous n’aurons plus à nous inquiéter de rien, et que la notoriété ou la gloire nous viendra d’elle-même en dormant. Sans doute le hasard est un grand faiseur de renommées, plus puissant dans ses caprices de roi souverain que l’habileté, la volonté et même le génie ; mais le hasard, c’est l’imprévu, et, par conséquent, il ne peut jamais entrer dans nos calculs. Je ne saurais donc blâmer les écrivains qui se remuent comme de beaux diables pour attirer sur eux l’attention. Flaubert lui-même, ce grand contempteur des « bourgeois » et de la popularité vulgaire, prouve bien qu’il ne faut pas le prendre au mot dans son mépris affecté pour l’agitation que se donnent les pauvres auteurs luttant contre le néant noir et assoiffés de vie. Car il reprochait à son ami, le poète Bouilhet, de ne pas soigner sa gloire, et il lui écrivait : « Tu ne sais pas assez l’importance des petites choses dans le pays des petites gens. À Paris, le char d’Apollon est un fiacre. La célébrité s’y obtient à force de courses18 ». Il faut nous jeter dans la mêlée, veiller, courir, avoir l’œil à tout, ne point manquer le coche et saisir au vol l’occasion. Vite ! vite ! gare aux flâneurs ! franchissez, renversez, écrasez les obstacles. La course à la vie, en littérature, est un sauve-qui-peut général. Quand un écrivain est mort, quand sur sa pauvre cendre éteinte les années et les années ont passé, l’initiative du public, qui n’est jamais bien réelle, qui, du vivant de l’auteur, ne paraît quelque chose que grâce à la confusion de toutes les voix, et que, très probablement, une analyse exacte réduirait toujours à zéro, devient visiblement de plus en plus nulle dans l’ensemble des causes qui créent la renommée. La curiosité des érudits peut s’amuser quelquefois à galvaniser un squelette, à ressusciter Fumars, le fabuliste, à réchauffer la vie de Sénancourt défunt, ou à remettre sur ses pieds le spectre shakespearien de l’auteur de Tyr et Sidon 19 : il est clair que, dans le musée des réputations, le public n’ira pas ouvrir les caisses qu’on n’a point déballées et qu’il ne regardera que les figures qu’on lui montre. « Les suffrages du petit nombre d’hommes éclairés qui apparaissent à de rares intervalles dans les siècles, écrit Schopenhauer20, et qui rendent leurs arrêts, constituent à eux seuls, en s’accumulant, l’autorité et l’arbitre auxquels on entend faire appel, quand on invoque le jugement de la postérité ; car, dans l’avenir, la foule sera et restera toujours aussi arriérée et aussi stupide qu’elle n’a cessé de l’être dans le passé. » — « Le peuple, mon ami, disait Diderot à Falconet, n’est à la longue que l’écho de quelques hommes de goût. » Combien sont-ils par siècle, ces hommes de goût ? Cent à deux cents peut-être. Et voilà ce que M. Bersot21 appelle magnifiquement « l’Église invisible », « le petit nombre d’élus qui met le prix aux ouvrages et forme le jugement éternel ! » Voilà ce qui inspirait à Renan une confiance absolue : « Nous autres, critiques et historiens, nous rendons en un sens un vrai jugement de Dieu22 ». Mais Dieu sait tout, mais Dieu n’oublie rien, mais Dieu est juste, mais Dieu venge et répare. Tandis que vous, petite église fermée et superbe, vous perpétuez l’ignorance, vous répétez l’erreur, vous confirmez et consacrez l’injustice. Hélas ! non, grands pontifes de la littérature, qui formez le public et qui êtes à vous seuls toute la postérité, je n’ai en vous et ne puis avoir nulle confiance. Des guides fort peu sûrs, malgré leur assurance et leur orgueil, conduisant un troupeau d’ombres irréelles, insaisissables, inexistantes : est-ce donc sous cette image qu’il convient de nous représenter la critique et le public littéraires ? J’inclinerais trop volontiers vers ce point de vue pessimiste ; mais des faits importants me mettent sur mes gardes, et la réflexion m’avertit aussi qu’à trop abonder dans ce sens, on ferait de l’histoire un roman d’aventures confus et incompréhensible. Si la libre initiative des critiques littéraires déterminait l’opinion publique, sans être elle-même déterminée par rien, l’anarchie de toutes les contradictions régnerait dans la république des lettres. Du moment que, sous quelques divergences particulières, subsiste au fond un accord général, il faut nécessairement en conclure ou qu’une certaine manière de voir s’imposait d’elle-même à tout le monde, ou qu’un homme d’une immense autorité a imposé la sienne à tous les critiques en sous-ordre. Mais cette seconde hypothèse est trop invraisemblable, et la première seule a de l’apparence. De quelque façon qu’on explique le phénomène, on est obligé de reconnaître l’existence d’un esprit de l’époque, qui n’est déterminé ni par un individu ni par un groupe d’individus (car il faudrait supposer entre eux une entente préalablement concertée, et cette supposition est une absurdité), mais qui détermine au contraire les œuvres et les hommes, le génie, la critique et l’opinion. Voici un choix de faits historiques servant à montrer, en des temps divers, la prépondérance d’un esprit public, antérieur et supérieur à toutes les velléités du libre arbitre individuel. De 1730 à 1780, l’admiration des Français pour les tragédies de Voltaire fut unanime, et ce sentiment avait tant de poids et de force, que les ennemis même dont Voltaire ne manquait pas déposaient les armes devant ses tragédies. Si c’est pour le faire enrager qu’ils inventèrent, vers 1748, la gloire de Crébillon, ils n’avaient pourtant pas la prétention folle d’en accabler celle du plus grand poète de l’époque ; ils voulaient seulement, contre le nouveau Racine, élever un autre Corneille, sans déranger l’accord avec lequel tout le xviiie siècle mettait Racine au-dessus de son rival. Aujourd’hui quelques amateurs peuvent plaider pour les tragédies de Voltaire ; mais c’est une cause plus ou moins paradoxale qui ne passionne pas l’opinion, et ce que le public, d’un commun accord, admire désormais dans ses œuvres, ce qui lui paraît beau et vivant, ce ne sont point celles « où il a copié les formes du passé », ce sont les opuscules « où il a déposé l’élégant témoignage de sa finesse, de son immoralité, de son spirituel scepticisme23. » M. Antoine Benoist a remarqué qu’« il fallait que le courant qui portait Diderot vers le genre bourgeois fût bien fort, pour qu’il se soit engagé dans une voie d’où tout devait l’écarter. Rien de plus curieux que de le voir recommander la simplicité avec emphase et faire l’éloge du drame bourgeois en style lyrique… Personne n’était plus apte que lui à comprendre la grande poésie, et c’était de ce côté que ses instincts l’entraînaient24. » Si ce dernier exemple peut ne paraître pas très probant, parce qu’enfin, chez Diderot, des instincts plébéiens et même très grossiers s’alliaient avec la plus admirable sensibilité poétique qu’on ait jamais vue, en voici d’autres qui montrent mieux encore « comment la formation d’un état d’esprit général et permanent est chose sociale plus qu’individuelle, et comment même un grand homme vient apporter sa pierre à l’édifice sans savoir comment cette pierre sera employée25. » Les philosophies de Kant et de Fichte sont d’abord les philosophies de Kant et de Fichte ; et puis elles sont tout ce qu’autour d’eux la tendance de l’esprit public en a fait. Voilà deux moralistes sévères dont toute la vie, dont toute la volonté s’est employée à fonder la morale sur une base indestructible, d’une solidité à l’épreuve de tous les assauts du scepticisme ; et ils ont fait justement le contraire de ce qu’ils voulaient ! et le scepticisme se réclame d’eux ! et le mouvement de dissolution des croyances non seulement religieuses, mais morales, a son origine dans leurs ouvrages d’une si stoïque austérité26 ! Darwin, Taine, Littré et Renan présentent le même phénomène étrange d’une contradiction entre leur première et vraie pensée et leur oeuvre définitive et réelle, celle-ci ayant dévié du but qu’elle visait, sous l’influence de l’orientation générale des esprits. Darwin était, au fond, conservateur et optimiste ; il croyait en Dieu. Mais ses adversaires et surtout ses disciples s’emparèrent des conséquences de ses doctrines pour les exagérer ou les dénaturer. La théorie de la concurrence vitale, généralisée d’une façon excessive, étendue des végétaux et des animaux aux hommes et à toute chose, devint une loi sociale et une loi du monde. On se plut à en tirer les applications les plus brutales, et elle passa, du domaine scientifique, dans les lieux communs de la conversation, du journalisme, de la littérature et même du théâtre. La doctrine de Taine fut également simplifiée. On méconnut ce qu’il y avait d’idéalisme élevé dans sa théorie de l’art, de délicatesse dans les règles qu’il donne pour évaluer le beau, en mesurant le « degré de bienfaisance » de l’œuvre ; on ne retint que deux ou trois formules sommaires : « l’œuvre d’art est un résultat de la race, du milieu et du moment » ; — « l’homme fait son œuvre, comme l’abeille son miel » ; — « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », et l’on fit, de ce penseur sérieux, probe et doux, un prédicateur intransigeant du matérialisme et du fatalisme. De Littré, savant modeste et scrupuleux, simple vulgarisateur, en philosophie, d’une partie de la pensée d’Auguste Comte, on fit une espèce de « libertin » malgré lui et d’épouvantail de l’Église. Son nom devint le symbole de la révolution anti-religieuse, de la guerre déclarée à toutes les antiques croyances spiritualistes. Inconsciemment cet honnête homme trompa le monde sur la vraie portée de ses doctrines et de son esprit, et la méprise alla si loin qu’on vit en lui, critique réservé et prudent du darwinisme, l’inventeur de la théorie des origines simiennes de l’homme27 ! Enfin, Renan est un exemple particulièrement intéressant et curieux de la réciprocité d’action que l’esprit du siècle et le génie d’un grand écrivain peuvent exercer l’un sur l’autre. Son premier livre, d’où toutes ses œuvres sont sorties, l’Avenir de la science, enfanté dans l’ardeur de la méditation solitaire, était un acte de foi profonde. Il ne badinait pas alors avec les dilettantes ni avec les sceptiques. Plus tard, il a beaucoup versé dans ce sens, et l’on peut attribuer le changement de son allure à ce que certains ballons d’essai qu’il avait lancés, pour tâter le vent, ayant plu singulièrement aux contemporains, il se mit avec eux en frais de coquetterie, s’amusant de plus en plus à un jeu dangereux qui n’était pas dans sa nature première et qui risquait de ne pas plaire toujours. C’est une chose bien remarquable, en effet, qu’à cet égard le goût public a complètement changé, et que les personnes qui continueraient à voir et à goûter dans Ernest Renan un homme peu sérieux, ne seraient plus à la mode. Ce qui est devenu distingué depuis sa mort, c’est, au contraire, de faire ressortir les côtés graves de son esprit et de son caractère ; ce qu’on aime à présent en lui, c’est ce qu’il était quand il écrivit l’Avenir de la science ; ce qu’on cherche dans sa production ultérieure, dans sa pensée et dans sa vie, c’est tout ce qu’il en a conservé. Ce Renan nouveau — ou ancien, puisqu’il date de 1848, — fantaisie, lui aussi, dans une certaine mesure, de l’imagination populaire, malgré tout ce qu’il pouvait avoir de réel et de vrai, ce Renan, ou cette image de Renan, était symptomatique de la réaction d’abord bienfaisante qui suivit l’incrédulité légère et railleuse, le matérialisme vulgaire et l’excès de frivolité où a sombré l’empire. Tant que le mouvement resta dans les nuages d’un mysticisme religieux qui était une aspiration plutôt qu’une doctrine ou un programme, on n’a pu lui reprocher que son vague et son imprécision. Les rêves des poètes symboliques ; la renaissance du spiritisme, de la magie, du goût pour le mystère ; le fiasco de l’art pour l’art décidément tombé au rang d’un baladinage ; le discrédit de l’opérette, la faveur rendue aux pièces à thèses, la vogue du roman russe et de la musique ennuyeuse ; la banqueroute avérée du naturalisme et la proclamation, purement déclamatoire, de celle de la science, furent les étapes de cette marche sublime à l’étoile, qui édifiait le monde, dont quelques bonnes âmes pleuraient d’espérance et dont personne ne s’alarmait. Mais bientôt des signes inquiétants parurent. On entendit une suite de discoureurs d’académie, aux applaudissements d’un public d’élite, railler, sous la coupole de l’Institut, la révolution française, faire l’apologie de l’ancien régime, prôner comme le dernier cri de l’élégance le culte du moyen âge, chercher dans le passé un refuge et une défense contre l’avenir, maudire la science et la liberté, prescrire pour le salut de la société tout ce qui abêtit la raison, et prier, d’une façon plus ou moins transparente, pour le règne béni d’un grand sabre au service de la sainte Église. La réaction, à l’heure qu’il est, a pris le caractère le plus menaçant. On lui reprochait d’être imprécise : elle est devenue d’une netteté brutale ; elle appelle tout simplement le retour des siècles d’horreur où les hérétiques étaient persécutés. La fureur antisémite, anti-protestante, antilibérale, déchaînée à l’occasion d’un déni de justice dont l’évidence est un scandale pour le monde étonné, menace, en ramenant des temps, des spectacles, des mœurs, qu’on ne croyait plus rencontrer que dans les anciens récits de l’histoire, de précipiter la ruine de la France, réduite au misérable néant de l’Espagne et des autres pays de la décadence latine. Ainsi, il semble bien qu’il y ait comme des vents du siècle, capricieux en apparence, autant que ceux de l’atmosphère, mais obéissant, comme eux et comme tous les faits de nature, à des lois qu’on peut découvrir et qu’on ne doit pas chercher dans le seul pouvoir des critiques et des auteurs de génie. Assurément ce pouvoir est très grand ; pourtant il ne va pas jusqu’à faire sauter, du sud au nord et de l’est à l’ouest, la direction des souffles. L’homme vraiment habile serait-il donc celui qui, sans rien prévoir ni calculer, oriente simplement son moulin dans l’axe du tourbillon, au risque et péril que les ailes, ayant tourné à grand fracas pendant une heure, cassent tout à coup dans un soubresaut de la tempête ? Non ; c’est celui qui prend le temps, observe les nuages, suit les variations de l’état du ciel, plie au besoin ses toiles et ménage l’avenir. L’art suprême est d’avoir, avec l’esprit d’aujourd’hui, l’esprit de demain et d’après-demain. Il y a de l’analogie entre la mode en littérature et la mode dans les toilettes. D’où vient celle-ci ? On ne sait pas. Un mystère plane sur ses origines. On pourrait croire qu’un congrès de critiques, je veux dire de tailleurs, de modistes, de chapeliers, décide, à certaines époques, quelles nouveautés on lancera. Mais si pareil congrès tenait ses assises, on le saurait, sans doute ; les journaux, qui sont à l’affût de tout, divulgueraient et discuteraient ses délibérations. Le fait est que la mode paraît et s’impose sans qu’on voie clairement d’où elle sort. Agréable ou déplaisante, on la subit, pour faire comme les autres, pour être à la suite, et ne pas se singulariser. Les femmes dont la seule pensée est d’être dans le dernier chic, étalent, exagèrent la mode : un an se passe, ce qu’on portait il y a douze mois est devenu « une chose horrible ». Mais les personnes de goût atténuent et louvoient : ou bien elles réduisent la mode au minimum, au strict nécessaire, afin que, le jour où elle changera, la transition soit moins dure ; ou bien elles continuent à porter ce qui est toujours de mise. Avec un peu moins d’insolente bizarrerie et de vertigineuse rapidité dans leur succession, les modes littéraires se renouvellent. L’écrivain le plus sûr de vivre est celui qui, en se conformant au goût nouveau du jour, a su lui sacrifier le moins de ce qui fit plaisir dans le passé et plaira dans l’avenir. Deux choses sont également et diversement dangereuses pour la gloire : le mépris de la mode, et l’oubli du peu d’instants qu’elle règne. Qui oublie le second point ne dure pas ; mais qui méprise le premier risque de ne jamais commencer à vivre. Quand un succès (ce qui arrive souvent) est aussi éphémère que vif, il ressemble à ces légères pâtisseries soufflées qui montent, montent sur le feu, puis s’abattent soudain. Le solide pain de ménage, destiné à la nourriture des familles, est honnête et louable ; mais comme il n’est pas très appétissant, il moisit quelquefois sur les rayons du boulanger. En résumé, la question reste obscure, de savoir par quelles causes le public se détermine, si, d’une part, non seulement son intelligence et sa capacité de choisir, mais son existence même et sa réalité objective s’évanouissent à l’examen ; si, d’autre part, l’action des individus qui le poussent et le mènent dans une grande mesure ne semble pas être une explication suffisante de tous ses mouvements. Qu’est-ce qu’un esprit humain qui n’est ni dans la foule ni dans ses conducteurs ? Quelle est donc cette puissance mystérieuse qui n’est point l’homme et qui fait l’histoire ? Y a-t-il une idée plus fantastique que celle d’une société, ayant ses lois propres, sa vie, son âme comme un corps organisé, indépendamment des membres qui la composent ? Réaliser de pareilles abstractions verbales, quelle duperie de l’imagination !
Les philosophes qui approfondissent ce problème, maintiennent malaisément l’équilibre entre deux réponses contraires qui tranchent la question sans la résoudre, et inclinent, par une simple prévention de leur esprit, soit vers l’une soit vers l’autre. Carlyle a héroïquement essayé de tout ramener, en histoire, à l’initiative de quelques grands hommes. M. Gabriel Tarde insiste aussi sur le pouvoir initial des individus, sur l’instinct d’imitation qui entraîne le grand nombre et sur ses conséquences infinies. Mais M. Durkheim établit fortement le groupe social, comme antérieur et supérieur aux individus qui le constituent. « La vie collective, écrit-il, n’est pas née de la vie individuelle ; c’est, au contraire, la seconde qui est née de la première… Chaque individu est beaucoup plus un produit de la société qu’il n’en est l’auteur… L’esprit social est le fait primitif et dominant, l’initiative individuelle étant consécutive et subordonnée29. » M. Louis Bourdeau, dans son ouvrage paradoxal et suggestif sur L’Histoire et les Historiens, compromet à plaisir la même idée par l’exagération provocante des termes : « Les courants de l’inspiration nationale, dit-il, ont des causes dont l’ordre domine toute ingérence particulière. Il n’est au pouvoir de personne de les provoquer quand ils ne sont pas encore établis, de les retenir quand ils se précipitent, ou de les précipiter s’ils se ralentissent… Les auteurs sont des enfants à la lisière qui vont où une main ferme les conduit. Le public, qui fait les chutes et les succès, tient les lisières. » Sainte-Beuve prétend que « le critique n’est que le secrétaire du public », un secrétaire, ajoute-t-il, « qui n’attend pas qu’on lui dicte, mais qui devine, démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde30. » Francisque Sarcey, dans ses feuilletons, estime, lui aussi, que le public existe et qu’il est vraiment l’auteur des succès et des chutes. J’ai consciencieusement exposé les raisons de croire à la réalité d’un esprit public plus puissant que tous les individus, et j’en reconnais la force ; cependant je n’arrive point à concevoir clairement cet esprit. Quand je cherche les éléments dont il se compose, je ne trouve que des ombres, et les philosophes qui me montreront partout dans l’histoire des grands hommes en tête, un troupeau à la suite, voilà ceux qui me feront toujours le plus de plaisir.
L’Elite
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et personne ne taxait d’erreur ou d’exagération la piquante justesse de ce paradoxe : « La foule m’applaudit : quelle sottise ai-je dite ? » Mais les paradoxes, à l’usage, dégénèrent en banalités. La roue tourne, et comme « tout est dit depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent » (ou ne pensent pas), ce qui redevient, un beau jour, original et neuf, à leur place, c’est la vieille idée fausse contre laquelle ils avaient longtemps prévalu. Ainsi s’explique la faveur inouïe que vient de reconquérir aujourd’hui la moins raisonnable des doctrines humaines, celle de la foi en la sagesse du suffrage universel, celle de la soumission, comme à la voix même de Dieu, au jugement d’un souverain aussi peu instruit, aussi mal éclairé, aussi pleutre, aussi veule, aussi nul, aussi bête que le bonhomme Demos. Il faut vraiment n’être pas dégoûté ou avoir (ce qui revient au même) le goût perverti par de bien étranges raffinements, pour oser servir à des lecteurs qui raisonnent cet argument bon pour les gobe-mouches de la Patrie : trente millions de Français croient à la culpabilité de Dreyfus : jugez s’il est archi-coupable ! Quand cette idée a pour apôtre un esprit dogmatique tel que M. Brunetière, on peut la regarder comme faisant partie d’un système de guerre au rationalisme et de restauration de la discipline catholique, renouvelé des Bonald et des Joseph de Maistre. Quand elle se rencontre sous la plume d’écrivains moins systématiques qu’ingénieux et délicats, tels que M. de Vogüé ou M. Jules Lemaître, on doit l’attribuer à cette espèce de dilettantisme qui aux choses simples, justes et solides, préfère l’absurde… quia absurdum. Il y a, en effet, de très beaux mots et d’assez jolies théories pour consacrer et légitimer l’instinct de la foule dans son désaccord avec l’intelligence de l’élite. On appelle cela, en langage magnifique, « l’obscur travail de l’Inconscient », et on oppose la sûreté de sa marche franchement aveugle aux hésitations, aux tâtonnements, aux erreurs de notre petite lumière incertaine.
« Notre procédé critique en littérature et en histoire, écrivait M. de Vogüé dans la Revue des deux Mondes du 15 janvier 1892, oppose la finesse de quelques érudits aux instincts créateurs de la collectivité, à la conspiration de l’Inconscient… De quel droit nous proposez-vous une restitution dont vous n’êtes jamais sûr, comme plus vraie que la figure actuelle, due à la collaboration de tous ?… Ces fines recherches, ces dissections habiles, sont-elles autre chose qu’un jeu d’idées dans quelques cerveaux ingénieux, jeu sans valeur sérieuse et appréciable, si on le compare aux forces plastiques de la nature et du large instinct humain ? »Guyau lui-même, qui pourtant n’a pas l’habitude de parler pour ne rien dire, déclare qu’il préfère quelquefois, en matière d’art, le jugement de la foule aux appréciations des critiques de profession, par cette raison, dit-il, « que la foule n’a pas de personnalité qui résiste à l’artiste »31. Je le crois, qu’elle n’a pas de personnalité ! La muraille de Chine, non plus. Fatigués du simple bon sens et de ses aphorismes éternellement les mêmes, nous avons à présent le goût du bizarre et du compliqué. Mais il ne suffit pas qu’une évidence ait l’éclat du soleil, pour que nous fassions sagement de la rejeter comme suspecte ; et il ne suffit pas non plus qu’une idée soit biscornue, pour qu’elle doive agréer d’emblée à notre pessimisme mélancolique. Or, s’il y a une vérité qui soit restée certaine depuis l’antiquité, sans variation, sans diminution, sans que la règle ait jamais souffert une de ces ’exceptions dont on dit qu’elles la confirment (il vaudrait mieux dire : ne l’infirment pas), c’est que ni l’activité, ni la curiosité, ni l’initiative, ni le savoir, ni l’intelligence, ni la vie, sans parler de là justice, n’appartiennent au grand nombre ; et que, si l’humanité marche, si elle pense, si elle vit et si elle voit clair, c’est aux minorités seulement qu’elle le doit. La majorité est naturellement apathique, parce qu’étant le nombre et ayant la force, elle n’a besoin de rien de plus et ne demande qu’à laisser les choses en l’état. Même dans le cas d’un pouvoir despotique qui la comprime, elle préfère sa tranquille servitude aux hasards de toute entreprise qui pourrait empirer son sort. Mais les minorités doivent remplacer la force que le nombre ne leur donne pas, par celle qui se tire du mouvement et de l’action. « Si tôt qu’un pays s’agite, écrit l’admirable auteur de l’Avenir de la Science 32, nous sommes portés à envisager son état comme fâcheux. S’il jouit, au contraire, d’un calme plat, nous disons, et cette fois avec plus de raison : ce pays s’ennuie. L’agitation semble une regrettable transition ; le repos semble le but : et le repos ne vient jamais, et s’il venait, ce serait le dernier malheur… L’état le plus dangereux pour l’humanité serait celui où la majorité, se trouvant à l’aise et ne voulant pas être dérangée, maintiendrait son repos aux dépens de la pensée et d’une minorité opprimée… La force de traction de l’humanité a résidé jusqu’ici dans la minorité. Ceux qui se trouvent bien du monde tel qu’il est, ne peuvent aimer le mouvement… La minorité ne doit nullement se faire scrupule de mener contre son gré la majorité sotte ou égoïste… La seule portion de l’humanité qui mérite d’être prise en considération, c’est la partie active et vivante, c’est-à-dire celle qui ne se trouve pas à l’aise. » Ce n’est certes pas la majorité de la nation française qui, en 1789, fit la Révolution ; ce fut une minorité active et turbulente. Le suffrage universel, si on l’avait interrogé, aurait maintenu le statu quo, ne voulant point acheter le progrès au prix d’une crise si douloureuse, ni même au prix d’une crise quelconque. On se tromperait donc lourdement si l’on doutait du triomphe définitif de la justice, parce qu’une majorité stupide s’est roidie, en 1898, sans même savoir pourquoi, contre la réparation d’une iniquité judiciaire. Dès le premier jour, il fut certain que les « Intellectuels », qui n’étaient au début qu’une poignée d’hommes vaillants, remporteraient la victoire, non seulement parce qu’il faut bien que la raison finisse toujours par avoir raison, mais parce qu’il est impossible que ce qui pense, ce qui lutte, ce qui vit, ne l’emporte pas, à la longue, sur la force inerte d’un poids mort. C’est un fait bien significatif et que nous remarquons à peiné,-sans doute parce qu’il nous crève les yeux, mais qui sera la stupéfaction de l’avenir, que la prodigieuse nullité philosophique et littéraire de cette immense majorité numérique où l’on compte pourtant quelques « Intellectuels » égarés., il y a une littérature dreyfusiste, considérable par la multiplicité de ses productions, importante par la haute valeur de quelques-unes, et qui aura sa place dans l’histoire littéraire de notre époque ; de l’autre côté, il n’y a rien. Comment ! voilà des hommes qui prétendent défendre la patrie, l’armée française et toutes nos institutions menacées par notre levée de boucliers, et l’ardeur généreuse dont leurs âmes devraient être remplies ne leur a inspiré ni un ouvrage ni un opuscule qui fasse quelque figure devant les écrits de leurs adversaires ! Leur éloquence est muette, leur esprit pitoyablement éteint, et le méchant article d’un des leurs « Après le procès », le discours presque aussi mauvais qu’un autre a prononcé comme président de la L. P. F. ne servent qu’à souligner ce néant. Jamais la supériorité de l’élite pensante, la non-existence spirituelle de la force et du nombre, même appuyés d’un dilettante qui s’amuse et d’un doctrinaire qui s’évertue à dire le contraire de la vérité, n’éclata plus manifestement qu’en cette affaire. Des catholiques se sont fait un singulier honneur en se rangeant ouvertement du côté de la raison et du droit dans une cause où le catholicisme en masse avait pour mot d’ordre l’obéissance à l’autorité, même injuste. Mais ces courages isolés et rares, qu’aucune grande voix d’évêque n’a soutenus, sont des exceptions trop individuelles et surtout trop contraires à l’esprit du catholicisme pour constituer un parti qu’on puisse appeler proprement une minorité au sein de la religion dominante. Inversement, les protestants, indignes de ce nom, qui ont trahi la cause de la justice et de la vérité, mentent trop bassement à leur principe pour représenter dans le protestantisme une nuance particulière de quelque valeur ; nous n’en tenons nul compte, et nous les renvoyons, avec le dernier mépris, à la grande majorité catholique dont ils n’auraient jamais dû sortir. . Le protestantisme est, essentiellement, le libre exercice de la conscience et de la raison ; le catholicisme est la soumission de l’esprit individuel à la communauté. Il résulte de cette définition même que, dans un pays peuplé de catholiques et de protestants, ces derniers sont, à coup sûr, l’élite de la nation, mais à condition qu’ils restent une minorité ; car la majorité s’endort vite dans un repos et dans un contentement funestes au progrès. La minorité protestante et la minorité juive sont vraiment le sel de la France. Si une nouvelle révocation de l’édit de Nantes exterminait du sol de la patrie ces ferments utiles de sa vie et de sa civilisation ; si le rêve absurde des nationalistes « la France aux Français ! » c’est-à-dire la France fermée, exclusive, uniforme, amoindrie, tombée aussi bas que l’Espagne, était réalisé, ce serait pour elle l’immobilité, la stagnation, la mort, l’arrêt de son activité glorieuse et l’histoire commencée de sa décadence. Il y a plus à attendre aujourd’hui des socialistes, voire des anarchistes, pour la marche en avant de l’humanité, que de tous les conservateurs réunis, et en écrivant cette pensée révolutionnaire, j’avais peur d’avancer un paradoxe, et je m’aperçois que je ne dis qu’un truisme. « C’est de révolte en révolte, a dit le sage Vinet33, que les sociétés se perfectionnent, que la civilisation s’établit, que la justice règne, que la vérité fleurit. » Sans doute, par cela même que les minorités s’inquiètent et se remuent, elles sont exposées au risqué de l’erreur ; mais, qui veut faire du chemin, mieux vaut qu’il marche, même au prix des faux pas et des chutes, que de s’endormir où il est. En littérature, comme dans les beaux arts, le progrès se fait aussi par les minorités, par l’initiative de quelques individus, très utilement secondés du concours actif des groupes que leur génie rassemble et entraîne. L’action à distance des grands solitaires est possible, mais rare. Toute idée soutenue avec foi et passion doit faire des prosélytes prochains. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit raisonnable, ou plutôt il est bon qu’elle ne le soit pas trop. La froide raison n’attire point de disciples fervents, et il n’y a que les folies sublimes qui suscitent des martyrs. L’absurdité d’une chose n’est pas du tout un gage du peu de fortune probable qui l’attend. N’a-t-on pas vu, de nos jours, de jeunes poètes et même des critiques mûrs, béants autour de Stéphane Mallarmé, rendre un culte, non seulement à sa personne, qui avait peut-être un charme magique, non seulement à sa conversation, qui était peut-être riche de sens, mais à ses vers et à sa prose écrite, que nous pouvons juger ? La persistance du phénomène n’a pas permis d’en rester à sa première explication, qu’on avait cru trouver dans la simple plaisanterie d’un mystificateur ayant des complices plutôt que des dupes. Il est devenu impossible de douter que l’étrange écrivain eût des admirateurs sérieux et convaincus. Son influence s’est révélée durable, active et réelle. Il doit donc y avoir une idée juste, au fond, dans l’esprit curieux et inventif de cette minorité vraiment intéressante parce qu’elle est novatrice avec une foi sincère, et, bien qu’on ne voie pas clairement encore ce que peut être cette idée ni ce qui sortira des tortures singulières que les symbolistes infligent à la pensée, à la langue et à la versification française, le poète futur qui ne tiendrait nul compte de cette contorsion inquiète vers quelque chose de nouveau s’exposerait fort au péril de n’être qu’un continuateur arriéré des formes du passé.
Ni dans les lettres, ni dans les sciences, ni dans les arts, on ne devient une célébrité française provinciale, et il est ridicule d’être membre d’une académie de province. Quand un poète né en France acquiert une grande célébrité qui n’est point parisienne d’abord, c’est qu’il n’a pas écrit en langue française, comme, par exemple, Mistral ; s’il a écrit en français, alors c’est un Belge ou un Suisse ; mais il n’y a plus de grand écrivain lyonnais ou bordelais. Il y en avait autrefois. Au xvie siècle, la ville de Lyon était un vrai centre littéraire. Montaigne est bien un gascon. Il médite les Essais dans son château du Périgord, et pourtant lui aussi voyage, va fréquemment à Paris, et, quand il s’agit de lancer son livre, il sait parfaitement, le pèlerin, malgré tout ce qu’il a écrit avec très peu de bonne foi sur le mépris de la gloire, dans quel lieu unique se trouvent et se paient les trompettes de la renommée. Au siècle de Louis XIV, l’attraction monarchique est trop puissante pour laisser subsister d’autres centres que Versailles et Paris, la cour et la ville. La province est déjà ridiculisée ; Molière rapporte de ses voyages les Précieuses, la Comtesse d’Escarbagnas, Monsieur de Pourceaugnac. Au xviiie siècle, le prestige royal s’étant effacé, il est vrai qu’« il se créa des académies provinciales, des foyers littéraires, notamment à Bordeaux, à Dijon, à Nancy, à Trévoux et ailleurs. Montesquieu et Buffon séjournent ordinairement dans leurs antiques manoirs ; Rousseau cherche la solitude, et Voltaire passe la moitié de sa vie en province ou à l’étranger »34. Mais la Révolution, en détruisant les provinces, a fait, de l’ancienne capitale monarchique, la capitale de la démocratie. Comment ressusciter aujourd’hui ce qui était déjà mort quand 89 l’a tué ? Même au xviiie siècle, où il semble qu’il y ait eu un regain de vie pour certains centres provinciaux, les réputations littéraires ne se fondaient pas ailleurs qu’à Paris. Ce sont alors les salons qui, dans la société française encore aristocratique, tirent de l’ombre un auteur et le baptisent grand écrivain ; les journaux, habituellement rédigés par de petites gens qu’on méprisait, étaient fort loin d’avoir sur l’opinion publique autant d’autorité que les salons. Montesquieu dut à Madame de Tencin le premier succès de l’Esprit des lois, dont elle acheta un grand nombre d’exemplaires pour les distribuer dans sa « ménagerie », comme elle appelait les habitués de sa maison. « Voyons », disait Helvétius à ses amis, quand il eut publié son livre De l’esprit, « voyons comment Madame Geoffrin me recevra ; ce n’est qu’après avoir consulté ce thermomètre de l’opinion que je pourrai savoir au juste quel est le succès de mon ouvrage. » Aujourd’hui, sur le succès proprement dit d’un ouvrage, j’entends sur sa vente et sur le nombre de ses lecteurs, je ne crois pas que les femmes du monde aient conservé une part appréciable de l’influence énorme qu’elles avaient autrefois. Leur action, qui reste très réelle dans de certaines limites, se borne à pouvoir faire obtenir un prix de l’Institut au candidat qu’elles protègent, et aussi (chose immense) à le faire entrer lui-même à l’Académie, parce qu’ici le suffrage est extrêmement restreint ; mais elles ne peuvent ni lutter contre l’opinion publique manifestée dans les journaux ou inspirée par eux, ni apporter aux journaux, en étant avec l’opinion, un appui vraiment utile et de poids. Leur vaine opposition serait celle de l’enfant qui barre le flot de la marée ; leur faveur légère s’ajoute comme une molle et simple caresse au vent soufflant d’ailleurs, qui seul enfle et pousse la voile. L’ancienne conversation française, qui était un art et une puissance, est devenue caduque, en même temps que cette branche de la littérature, qu’on appelait « le genre épistolaire », par suite de l’importance absolument sans rivale que les journaux ont prise, et des mœurs nouvelles qui se sont introduites dans la société. Excepté chez Mme Aubernon-Nerville35, où l’effort pour rétablir les anciens usages a un peu trop le caractère d’un artifice et d’une imitation légèrement pédantesque, il n’y a plus nulle part de conversation générale. Chez tout le monde la préoccupation est visible d’éviter avec soin les questions trop intéressantes qui pourraient engager une discussion sérieusement animée. Cependant on cause beaucoup, et même à voix très haute ; mais, comme personne ne parle pour l’assistance entière et que tous parlent à la fois, il en résulte un bruit perçant et confus qui casse la tête, n’offre aucun sens suivi à l’esprit distrait et fatigué, et qui eût bien étonné Rivarol ou Diderot. Après dîner, les femmes, restées seules au salon, échangent de vagues propos sur les inconvénients de la pluie, du froid, des distances, de la boue, des voitures trop rares ou des tramways pleins à certaines heures. Les hommes les ont quittées, ils ont tous disparu aussitôt bue la tasse de café qu’elles leur ont gracieusement offerte, et ils ne les rejoindront qu’au moment du thé, c’est-à-dire du départ, après avoir fumé deux ou trois cigares de suite, si le maître de la maison ne leur en donne pas d’assez gros pour exiger une bonne heure et demie de tirage ininterrompu. C’est pourtant au fumoir, entre hommes, que se disent les choses les plus savoureuses : à savoir, des contes gras, qui, selon l’excellente hygiène de Rabelais, dispersent les humeurs et favorisent la digestion, en secouant le diaphragme par les éclats et les spasmes du rire. D’autres causeurs, plus sérieux, font de la politique : entendez par là qu’ils répètent, comme des échos, les nouvelles et les commentaires de leur journal du jour. Mais n’y a-t-il pas d’autres heures pour la conversation que ces dîners d’une si ahurissante confusion et ces soirées d’une organisation si bizarre ? Si fait. Il y a les jours des dames, les visites de l’après-midi. Mais c’est là que règne l’art de* parler sans rien dire ! Le bon ton veut qu’on y soit superficiel et absolument insignifiant. L’anglais Sterne, Duclos, Stendhal, Taine ont tous fait la même observation, chacun à son tour : ils ont noté qu’un visiteur qui se permettrait de raisonner, de penser, d’apporter quelque fantaisie ou quelque préoccupation étrangère au répertoire des lieux communs, commettrait une espèce d’inconvenance et donnerait à croire qu’il ne sait pas vivre ; ils ont écrit que, dans la bonne société française, il faut faire comme tout le monde, parler comme tout le monde, être comme tout le monde, et qu’on est « un original », autrement dit, un excentrique, un braque, dès qu’on se distingue, par le moindre trait d’indépendance, de l’universelle banalité. Cette convention singulière n’exerce-t-elle pas toujours le même empire sur tous ceux que la force de leur génie, de leur caractère ou de leur humeur n’autorise pas à être de ces « originaux » dont le monde s’étonne et s’égaie ? La seule nuance nouvelle me semble être que l’obligation d’être nul, en devenant consciente d’elle-même, a pris quelque chose de plus contraint et de plus triste, et que le bavardage des diseurs de riens brode désormais ses phrases vides sur un fond de morne silence gardé par les esprits délicats ou graves que ce vain bruit ennuie. Pouvoir parler à propos de tout, sans rien dire, est d’ailleurs un talent ou un don très précieux que doivent admirer avec envie les natures infertiles qui en sont dépourvues, et il faut savourer l’exquise sagesse de ce conseil de Montesquieu : « Ne vous avisez pas d’aller dire des choses, si vous êtes assez heureux pour savoir dire des riens. » Réfléchissez-y une seconde : que voulez-vous qu’on dise, sinon des lieux communs, à des gens qu’on connaît à peine ? Voilà la société parisienne ; et voilà l’élite, qu’un provincial doit venir rechercher, fréquenter, du fond de sa retraite, s’il veut que le monde fasse quelque attention à sa personne et à ses œuvres. Faut-il voir, dans cette sélection d’hommes quelconques rassemblés sur un point géographique, une de ces minorités auxquelles appartient exclusivement le monopole de toutes les initiatives et dont Renan disait, avec un aristocratique dédain pour la multitude : « La force de traction de l’humanité a résidé jusqu’ici dans les minorités » ? Oui, si l’on considère sa faiblesse numérique, relativement au reste de la population ; non, si l’on considère son esprit. Car l’essence des minorités est d’être actives, et la nullité intellectuelle de ce petit nombre l’assimile au lourd bétail humain que les majorités sont par nature. L’exacte vérité est que Paris est la tête, non l’âme du public, cet animal. Il le dirige, en ce sens que tous les mouvements qu’il fait sont suivis par la province ; mais ce serait lui faire beaucoup trop d’honneur que de lui en attribuer l’initiative, comme à une volonté pensante. L’absence, chez cette minorité, cette élite parisienne, d’une personnalité qui résiste, ne permet pas de voir en elle autre chose qu’une foule. Elle a des conducteurs, qu’elle n’aperçoit pas, parce que sa vanité les lui cache, et parce que, étant devenue démocratique, elle s’imagine qu’elle est sa propre maîtresse. Nulle part l’esprit moutonnier d’imitation ne domine, au contraire, plus souverainement que dans un troupeau où toutes les bêtes sont reines et croient gouverner. L’unanimité, comme M. Tarde en a fait la remarque, s’y manifeste aisément et dans maintes circonstances ; mais il ne faut pas voir dans ce phénomène le triomphe d’une idée ralliant tous les esprits par le pouvoir de la vérité ; c’est le simple entraînement d’une file de créatures humaines analogue à celui qui précipite les uns sur les autres les capucins qu’on fait avec des cartes. Les voix que vingt échos répètent, puis cent, puis mille, puis des millions, et tout Paris et la France entière, sont donc uniquement celles des cinq ou six personnes influentes qui tiennent l’oreille du public parisien, et, comme le corps marche par l’ordre de la tête, l’oreille de tout le public français. Mais il n’est point nécessaire qu’elles parlent d’abord dans les salons ; si par hasard elles y prononcent leurs oracles, l’ancien chemin de la conversation, qui était au siècle de Voltaire et de Rousseau la grande voie directe, est devenu un détour sans utilité ; elles s’adressent d’emblée, par la presse, à l’immense multitude. Tout au plus pourrait-on dire que les autorités de la critique littéraire ont encore quelque besoin de l’intermédiaire de l’élite pour certaines opérations très délicates : par exemple, faire accepter à tous l’idée neuve et la beauté propre de la poésie décadente, ou bien la réputation d’un grand écrivain étranger de langue française, Amiel, Maeterlinck ou Vinet. J’ai lu des articles intelligibles, avec citations inintelligibles à l’appui, sur le mérite des œuvres de la littérature symbolique : ils ne m’ont point convaincu ; j’ai pu supposer que la camaraderie, la complaisance ou même une certaine ironie, ô Anatole France ! étaient l’âme des éloges ; mais quand je vois des personnes raisonnables et sans malice comme sans intérêt, quand je vois surtout des jeunes gens admirer ces obscures merveilles, c’est alors que je commence à me sentir un peu ébranlé dans la conviction où j’étais qu’un si pénible effort n’est que la farce de quelques Lemice-Terrieux qui s’amusent, imitée, prise au sérieux et gobée par toute une naïve légion de cervelles détraquées et vides. La parole vivante, même faible, peut avoir beaucoup plus d’efficacité que l’écriture : que ne devient-elle pas capable d’accomplir avec l’accent d’une foi sincère ? Le fameux article de Scherer, publié dans un grand journal de Paris, qui a fondé le culte d’Amiel, aurait pu, à lui tout seul, rester sans effet ; mais, à la voix du critique, une petite église s’est d’abord formée, et la religion nouvelle s’est vue solidement établie du jour où l’on a donné le nom du dieu à des villas de la campagne suburbaine. Maeterlinck, porté aux nues par Mirbeau, a eu tout de suite la même chance heureuse. Quel que soit le génie de ces deux hommes, il n’est point sûr que le subjectivisme un peu maladif du moraliste de Genève et les premières langueurs mièvres du poète que l’auteur de Dégénérescence avait très durement et très injustement appelé « l’idiot belge », n’aient pas été utiles à leur popularité ; mais il est bien sûr que, sans le tapage de la presse, sans les articles du Temps et du Figaro, les parfums les plus faisandés de leurs écrits n’auraient jamais touché l’odorat du public indifférent. Vinet, plus grand que l’un et que l’autre et sain comme un classique, n’a pas eu l’heur de plaire aussi vite et aussi complètement que ces deux représentants exotiques et sympathiques de notre décadence. Oh ! quelle peine a l’éminent penseur de Lausanne pour prendre enfin dans la littérature française la place qui lui est due, et cela, beaucoup moins par la résistance d’un public naturellement stupide et inerte, dont on finira toujours par faire tout ce qu’on voudra, que par le manque de foi, la tiédeur, les réticences perfides et la trahison des critiques qui poussent avec mollesse le siège de l’opinion ! Paris reste donc bien la grande fabrique centrale des réputations littéraires, et c’est à Paris que doit se rendre tout écrivain français qui veut parvenir. Qu’il fasse sa cour aux dames, comme autrefois ; aux puissances et aux hommes en place, comme de tout temps ; mais surtout à Sa Majesté la presse, reine des reines, impératrice du monde ! C’est elle qui désormais est le seul grand organe des autorités qui mènent le public, moins encore les revues mensuelles ou hebdomadaires que la presse quotidienne et à un sou. Que peuvent les salons, les ministères, les palais, en face de l’usine à vapeur imprimant et vomissant par jour six cent mille feuilles ? Aucune emphatique hyperbole ne peut exagérer l’actuel pouvoir des journaux, d’abord parce que, aussi effrontés que lâches, pour la plupart, ils forment en réalité l’opinion publique, qu’ils font semblant de suivre ; ensuite parce qu’ils deviennent chaque jour davantage, avec le roman nouveau qu’ils découpent par petites tranches, la seule nourriture intellectuelle de la foule, et souvent de l’élite.
Les Autorités.
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Je vois de nos jours des hommes que l’avenir ne connaîtra probablement pas, dont il ne lira les écrits qu’avec distraction, mais dont on peut affirmer qu’ils ont pensé les premiers tout ce qu’on pense, dit d’abord, avec plus de feu, ce qu’on redira peut-être avec plus d’autorité ; ils ont en eux, plus que ceux qui vivront, le sentiment ému, profond, délicat de vérités nouvelles ; ils les ont revêtues d’un éclat qui pâlira, mais qui les a signalées au monde. Je sais des peintres qui ont autrement d’idées, de conceptions, de connaissances de la beauté délicate que d’autres peintres dont les tableaux moins riches iront à la postérité. Je sais des critiques d’une pénétration, d’un esprit poétique, d’une sagacité qui surpassent ceux-là même dont la destinée est de laisser à l’âge suivant le compte de notre état intellectuel38.Modestement, mais avec plus de modestie que de vérité, il me semble, Marivaux a écrit :
Je crois qu’à l’exception de quelques génies supérieurs qui n’ont pu être maîtrisés et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance, je crois qu’en tout siècle la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d’imaginer que la pure imitation de certain goût d’esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur.Il est vrai que Fontanes n’a pas été inutile à Chateaubriand. Gœthe a fait la remarque générale qu’auprès de tous les hommes célèbres on trouve des individus non arrivés à la célébrité, que les premiers tenaient pourtant pour leurs égaux ou leurs supérieurs, et Descartes, déjà, avait dit la même chose39. Mais en règle ordinaire, la critique est impuissante à retenir le génie sur la voie où il penche, et en règle ordinaire cette impuissance vaut mieux. Car la force propre du génie est plus sûre et bien autrement active que le secours qu’il pourrait tirer de conseils et d’avertissements, négatifs de leur nature, pour la plupart. On perfectionne par la critique le simple talent ; mais corriger le génie de ses défauts est une expression qui n’a guère de sens, si les défauts sont la condition, la rançon de qualités qui, sans eux, n’existeraient pas. Que nous aurait donné Victor Hugo, s’il avait écouté Planche et Nisard ? Plus d’œuvres dans le goût des pièces les plus sages de ses Odes et ballades, de ses Feuilles d’automne ; rien dans le sens inquiétant de l’exagération progressive qui devait aboutir aux grandioses merveilles de la Légende des siècles : la belle avance !
« Il est rare, dit Sarcey dans un de ses feuilletons, qu’en art dramatique, comme dans tous les autres arts d’ailleurs, on doive ou l’on puisse se corriger de ses défauts. Il faut faire tout son possible pour les changer en qualités : ce qui est bien différent. La plupart du temps, une qualité n’est qu’un défaut qui a monté en grade. » « On n’a de chance, écrivait Flaubert à un ami, qu’en suivant son tempérament et en l’exagérant. Des concessions, monsieur ? Mais ce sont les concessions qui ont conduit Louis XVI à l’échafaud40 ! »Le droit le plus précieux du critique est le droit à l’erreur, c’est-à-dire la liberté. Il ne faut pas qu’il se défasse de ce beau et dangereux présent, par une nouvelle et toujours vaine tentative de réduire la critique littéraire en science. La critique est un art, au service duquel toute la science du monde est appelée ; mais elle est si peu une science qu’elle ne possède pas même une méthode ayant des règles sûres pour la garantir de l’erreur. Le critique reste souverainement libre de se tromper : qu’il se le dise, et qu’il use de sa liberté avec tremblement ! C’est un pouvoir redoutable que celui qui fait vivre ou qui tue. Un critique que nous n’avons plus à ménager, depuis que son alliance avec les ennemis de la vérité, de l’humanité et de la justice a montré qu’il n’avait pas d’autres vertus morales que les qualités brillantes de son très bel esprit, a tué l’auteur du beau sonnet des Deux cortèges. La critique méchante et la méchante critique qu’il en a faite, venant d’une plume aussi autorisée, a paralysé l’inspiration du pauvre Soulary, qui a brisé sa plume et, plein d’un sombre désespoir, répétait dans les derniers jours de sa vie : « L… m’a tué, L… m’a tué ! » L’inimitié d’un homme puissant peut prolonger durant des siècles son action meurtrière. Les victimes de Boileau n’étaient peut-être pas toutes contemptibles, mais elles sont toutes anéanties. On sait le mortel pouvoir, d’une épigramme. Le Franc de Pompignan, le seul poète du dix-huitième siècle qui ait profondément compris la poésie des livres saints et qui l’a rendue quelquefois en vers d’une grande beauté, ne s’est point relevé des épigrammes de Voltaire. Sébastien Castellion, protestant libéral, pourrait être fameux aujourd’hui comme un des plus brillants prosateurs du seizième siècle, et aussi comme un de ceux dont la pensée nous étonnerait le plus par sa force et par sa nouveauté dans le temps où il écrivait : qui connaît ses ouvrages ? qui sait même son nom, en dehors des érudits ? Il est resté sous le coup des prohibitions d’imprimer que la censure du terrible Calvin a fait peser sur toutes ses œuvres. Le courage du critique nain attaquant une grande réputation contemporaine mériterait souvent notre estime ; mais l’humanité est lâche, et il suffit toujours d’un seul bon mot du géant pour mettre les rieurs de son côté. L’abbé Trublet, critique judicieux de la Henriade, et le brave Fréron en savent quelque chose. Victor Hugo s’est vengé de Planche, de Nisard, de Veuillot, de Mérimée, avec beaucoup moins de succès que Voltaire, parce que sa grosse imagination n’est pas toujours spirituelle et parce que nous étions d’avance trop avertis de l’effet que la moindre piqûre devait produire sur son orgueil démesuré. On peut assez souvent préciser le moment et le lieu où une réputation s’est fondée par l’autorité d’un grand critique. Frédéric Logau était obscur ; Lessing le tira un jour de l’ombre en publiant ses épigrammes, et depuis lors Logau n’a cessé de tenir une place honorable parmi les écrivains allemands. Manzoni doit à Gœthe sa grande célébrité. On n’avait eu pour lui, en Italie, que du dédain jusqu’en 1827 ; mais, quand Gœthe eut proclamé son admiration pour les Fiancés, la gloire de l’auteur fut établie, et Walter Scott se rendit à Milan tout exprès pour voir ce romancier, son élève, qui était passé maître. Montaigne a mis en lumière La Boétie, Chateaubriand Joubert, et Voltaire Vauvenargues. Je remercie les parrains et je félicite les filleuls ; mais, de bonne foi, si l’abbé Trublet, ayant flatté au lieu de critiquer l’auteur de la Henriade (c’est une supposition), avait eu ses bonnes grâces, au lieu de sa colère, croit-on qu’il eût été bien difficile à Voltaire de faire entrer dans le répertoire des choses qu’on admire toujours, et qu’on lit, les Essais de morale et de littérature, de Trublet, cinq fois réimprimés de 1735 à 1754, et où l’on trouve des pensées dignes de nos meilleurs moralistes41 ? Lamartine lança la gloire de Mistral. Les plus beaux vers de Mme Ackermann, insérés dans la Revue moderne, avaient passé inaperçus ; un article de Caro la fit connaître tout d’un coup, et elle eut depuis lors un groupe d’admirateurs fervents. Le culte d’Amiel, qui a aussi sa petite église, date d’un chaleureux article de Seherer dans le Temps ; malgré l’opposition hargneuse d’un critique, le penseur suisse a été reçu d’emblée dans la littérature française ; Renan lui a donné un sourire, et M. Paul Bourget lui a fait une belle place dans ses Essais de psychologie contemporaine. Célébré avec enthousiasme par Octave Mirbeau dans le Figaro, si je ne me trompe (car le nom du journal a une grande importance, et une petite trompette ne porterait pas loin), un autre écrivain étranger de langue française, que M. Max Nordau appelait « l’idiot belge »42, est devenu, aux yeux des jeunes gens, une manière de Shakespeare. Oh ! quelle bonne fortune pour un auteur de rencontrer un critique qui le gobe, mais là, comme il faut, et non pas qui le loue du bout des dents ! Quelle différence entre un article poli, complaisant, dicté par la froide estime, quand il n’est pas arraché par l’importunité, et la généreuse louange d’un journaliste emballé à fond ! Comme je sens bien, messieurs les critiques, que vous n’avez jamais fait que de la copie quelconque avec vos écrits sur mes écrits, et comme je m’explique bien pourquoi, personne n’ayant été forcé d’ajouter foi aux vagues et molles assurances des vôtres, si peu d’amateurs ont pu avoir la curiosité de lire les miens ! Non seulement la critique a le pouvoir de fonder une grande réputation, quand l’objet de ses éloges les justifie en quelque mesure ; elle peut encore créer de toutes pièces une gloire dont le héros est un pur néant. Jules Janin avait fait cette gageure, et sa réussite a prouvé qu’il n’y a point de farce qu’un critique en faveur ne puisse jouer au public, point de bourde qu’il n’ait le secret de lui faire avaler. Il a créé Debureau. Au tome I de son Histoire de la littérature dramatique, le fameux feuilletoniste s’amuse à soutenir que, lorsqu’il n’y a pas de grand artiste, il faut en inventer un, et voici la plaisante histoire qu’il raconte :
Une de mes fêtes, c’est d’en avoir inventé au moins un ; avec ce grand comédien de mon invention, j’ai vécu six semaines et j’ai eu le plaisir de voir mon paradoxe accepté sans conteste. Ah ! la bonne folie ! et comme elle étonna le fin fond du boulevard où se cachait mon héros enfariné ! Ma trouvaille avait nom Debureau. Son théâtre était un affreux trou, sans issue, où tout était repoussant, l’air empesté, les violons criards, la société en blouse et en marmotte, un monde à part, qui s’amusait à voir son héros donnant et recevant des coups de pied au bon endroit. C’était une peste, à vrai dire, et je vous laisse à penser si le public de ce grand Journal des Débats, un public sérieux, positif, dans l’âge qui est un peu au-delà des passions, fut intrigué, quand, un beau matin, en ouvrant son grave journal, il vit imprimée en toutes lettres, honneur qui n’avait encore été accordé à aucun artiste vivant, la biographie de Debureau.À peine Jules Janin, écrit Sarcey, eut-il jeté dans le monde stupéfait le nom glorieux du funambule, que soudain, grâce à la toute-puissance du feuilleton, le parterre fut envahi par des enthousiastes qui ne juraient plus que par Debureau. Les esprits les plus délicats, les plus beaux messieurs et les plus belles dames du faubourg Saint-Germain se mêlaient aux enfants du faubourg Saint-Antoine.
C’était, poursuit Jules Janin, une confusion de dentelles et de loques sans nom, do velours et de blouses immondes ; l’ambre mêlé à l’âcre odeur de l’ail, le bouquet de camélias coudoyant le cornet rempli de pommes de terre frites, le sabot et le soulier de soie ; ici, les trous et les taches, et là le gant blanc dans toute sa pureté ; des mains calleuses et des mains de duchesse. Au même instant, vous eussiez entendu le murmure de ces voix moqueuses et le cri rauque des voix avinées. C’était rare et curieux, le feu de ces regards disciplinés et de ces prunelles ardentes qui tutoient tout le monde. Le pierrot des Funambules a fait, ce soir-là, en quelques gambades, ce que Napoléon, avec, toute sa gloire et ses quinze ans de toute-puissance, avait à peine osé rêver : une fusion entre les deux faubourgs.Deux mots bien sentis ont plus de poids qu’un volume, et rien n’est plus puissant pour fonder une gloire qu’un compliment très court en style lapidaire. C’est le pendant et l’inverse de la flèche empoisonnée des épigrammes. Beaucoup de lettrés, qui ne lisent point l’Esprit des lois, s’en tiennent sur Montesquieu au magnifique éloge de Voltaire : « Le genre humain avait perdu ses titres, M. de Montesquieu les a retrouvés. » Il est vrai que du même coup ils peuvent justifier leur ignorance en ajoutant que « Montesquieu a fait de l’esprit sur les lois. » « Il n’est pas si aisé, écrit gravement La Bruyère, de se faire un nom par un ouvrage parfait que d’en faire valoir un médiocre parle nom qu’on s’est déjà acquis. » C’est trop vrai, penseur judicieux, et il y a plusieurs variantes de ton truisme. Swift a dit, avec plus de vivacité et d’agrément que toi : « Le grand avantage d’être considéré par le monde comme un homme d’esprit, c’est qu’on peut impunément faire la bête. » — « Quand un homme, écrit aussi Voltaire, a établi sa réputation par des morceaux sublimes et qu’un siècle entier a mis le sceau à sa gloire, on approuve en lui ce qu’on censure dans ses contemporains. » Sosie, auquel Amphitryon impose silence, murmure en se taisant :
On s’explique sans peine que le même jugement obtienne un crédit différent selon la bouche d’où il sort, que « telle pensée qui ne fixe point notre attention lorsque nous la rencontrons sous la plume d’un auteur inconnu, arrête et sollicite nos réflexions, si elle appartient à un profond connaisseur de la nature humaine43. » Il faut reconnaître ici le prestige de l’autorité, mais reconnaissons aussi que nous sommes les jouets d’un certain snobisme, que le cadre fait valoir à nos yeux le tableau, qu’une sardine nous paraît meilleure servie dans un plat d’or que dans une assiette d’étain, mais que c’est toujours la même sardine. M. Brunetière a proclamé la faillite de la science dans une diatribe fameuse ; on n’aurait pas pris garde à cette déclamation injuste et banale ; injuste, parce que la science est accusée d’avoir failli à des promesses que les vrais savants n’ont jamais faites ; banale, parce que cette accusation traîne partout : mais quoi ! c’était Brunetière ; le bruit a été grand. Anatole France conte une bonne histoire :
On est allé jusqu’à se pâmer d’admiration devant des fautes d’impression ou de lecture, devant de véritables non-sens, tant qu’on a cru y voir la leçon même de quelque grand écrivain. Le manuscrit des Pensées de Pascal n’est pas commode à déchiffrer. Pendant longtemps on y a lu, entre autres sottises : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; voilà ma place au soleil… » et l’on s’extasiait devant un trait si hardi. « Ce chien ! » qu’en dites-vous ? quelle idée originale ! ce n’est pas un auteur ordinaire qui aurait imaginé un chien comme premier sujet de dispute sur la propriété ! Muni d’une meilleure loupe, un éditeur récent a découvert qu’il fallait lire : « Ce coin est à moi… » La solide vérité de fait proclamée par la naïve remarque de La Bruyère a reçu une bien curieuse application chez les Anglais, qui sont gens pratiques : c’est l’industrie des spectres. Elle est encore peu connue, et l’on n’a pas songé, que je sache, à l’introduire en France45. Voici comment fonctionne ce mécanisme ingénieux. Un « spectre » est un débutant obscur, qui, gardant son obscurité, consent, pour un salaire honnête, à laisser mettre sur son oeuvre le nom d’un romancier célèbre. C’est une affaire excellente pour tout le monde : pour le public, qui a vraiment du nouveau, au lieu du radotage que lui aurait servi le vieil auteur usé ; pour l’éditeur, que rassure contre les risques d’une mévente l’étiquette de la marchandise ; pour le romancier célèbre, qui n’a rien à faire, et enfin pour le spectre, qui touche de l’argent, au lieu qu’une publication entreprise sous son nom lui en aurait coûté, sans parler de la pénible lutte qu’il faut toujours soutenir pour être imprimé, pour être édité et pour obtenir des articles. Le grand romancier, qui reçoit pour l’ouvrage 500 livres sterling, par exemple, en abandonne 200 à son… collaborateur anonyme, sans que sa conscience lui reproche rien, puisqu’il peut se dire qu’en vérité il a collaboré au succès de l’oeuvre par son nom. La seule ombre au tableau, c’est qu’il peut encore se trouver de naïfs jeunes gens qui tiennent à l’argent moins qu’à l’honneur, en sorte que leur rêve de gloire n’est point satisfait. Le 15 juin 1892, un peintre paysagiste, nommé Alcide Lorron, âgé de trente-huit ans, se tira un coup de revolver au cœur dans son domicile, 19, rue Monsieur. Il avait été second prix de Rome, et ses amis lui reconnaissaient du talent. Mais il n’avait pas réussi. Des besognes inférieures le faisaient vivre. Des industriels l’exploitaient, au point de lui acheter à vil prix ses tableaux, à condition qu’il consentît à ce qu’ils fussent signés d’un autre nom que le sien. Souvent, dans les Salons et dans les ventes publiques, Lorron avait eu la douleur de voir ses œuvres exposées sous des noms étrangers qui les recommandaient… Il se tua. « Personne presque, dit encore La Bruyère, ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre », et voilà, pour le coup, une pensée amère et forte, extrêmement profonde dans sa simplicité.Il y a une quinzaine d’années, dans l’examen d’admission au volontariat d’un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés. — Où ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si baroques et si ridicules ? — Ils les avaient prises pourtant dans un très beau livre. C’était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux les plus estimés : « En latitude, les zones de la France se marquent aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amère du Nord, etc. » J’ai vu des connaisseurs rire de ce style, qu’ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet. Cette page est admirable ; mais pour être admirée d’un consentement unanime, faut-il encore qu’elle soit signée44.
Toujours et partout on résiste d’abord à l’astre nouveau, et les raisons de cette résistance sont multiples. Les plus générales sont évidemment la jalousie, l’envie, l’égoïsme et l’éternelle paresse. Mais il y en a d’autres : ainsi, la peur de sortir de la majorité et de se singulariser même tout à fait. Car il y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf chances sur mille pour que le livre signé d’un nom nouveau ne vaille rien, pour qu’il soit inutilement venu grossir l’encombrant amas des choses imprimées ; en le condamnant d’avance, nous sommes donc à peu près sûrs de ne pas nous tromper, d’être avec tout le monde, et de donner une opinion avantageuse de notre goût. Les critiques craignent beaucoup plus le ridicule d’admirer trop que l’injustice de ne pas louer assez. On reste ainsi dans la moyenne, cet idéal de sagesse commune qui suffit aux âmes ordinaires, et voilà pourquoi « c’est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément46. » On croit montrer sa propre force en paraissant supérieur à celui qu’on juge, c’est-à-dire en lui rendant moins que ce qui lui est dû. La chose la plus difficile et la plus rare, chez les gens cultivés, c’est de porter sur quoi que ce soit un jugement naïf, comme on appelait au dix-septième siècle la sincérité, la vérité ingénue. Quand on juge les auteurs du passé, c’est presque impossible, à cause des préjugés de toute la tradition accumulée ; et c’est presque impossible aussi quand on juge les auteurs du temps présent, à cause de préjugés d’une autre sorte. Personne n’ose dire ce qu’il pense, exprimer ce qu’il sent. Timidement on consulte l’opinion ambiante, et on la suit. Si l’on fait partie d’une assemblée, cette préoccupation de l’avis du grand nombre est visible ; mais elle ne quitte jamais celui même qui croit penser seul. Où est l’homme assez courageux pour avouer aujourd’hui qu’il aime la peinture de Bouguereau, par exemple, ou qu’il n’aime pas la nature, ou qu’il préfère à tous les voyages le coin de son feu ? Cette espèce existe pourtant. Lamennais a osé écrire : « Je doute qu’il y ait au monde un pays plus ennuyeux que la Suisse. Quant aux curiosités naturelles, montagnes, vallées, lacs, torrents, cascades, ce sont des choses bientôt vues et qui ne me séduisent pas autrement. J’aime mieux mes tisons47. » Il a raison, cet homme, non de ne pas aimer la puisse, mais, ne l’aimant point, d’en convenir. Un érudit italien, M. d’Ancona, ayant réédité le Voyage de Montaigne en Italie, a eu l’idée de rechercher l’impression produite par l’Italie sur les voyageurs étrangers, aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Arrivé au dix-neuvième, le savant professeur s’est aperçu que les voyages des touristes n’avaient plus d’intérêt pour le but qu’il s’était proposé. Car ils arrivent tous en Italie avec des impressions formées d’avance par leurs lectures, et d’observation naïve, spontanée, il n’y en a plus trace. Pour retrouver un sentiment original, il faudrait aller le chercher dans des pays peu explorés, sur lesquels les journaux et les livres ne nous ont pas encore fourni une opinion toute faite. Les peintres ont tort de s’indigner, dans les salles d’exposition, contre certains jugements du public profane qui dénotent un goût mal éduqué ; pourvu que ces jugements soient sincères, ne sont-ils pas plus intéressants que ceux des snobs qui affectent d’admirer le plus les choses que souvent ils goûtent le moins ? On admire le courage militaire et ses beaux entraînements ; mais on lui préfère, comme plus rare encore, le courage civil, qui consiste à braver les foules ou à résister aux parlements : le simple courage d’avoir son opinion et de la dire est le premier degré du courage civil. L’acte du critique est moral, parce qu’il demande, avec toutes les qualités de l’esprit, de véritables vertus du cœur et du caractère : le courage, la sincérité, la charité, la sévérité, la conscience. « La vraie touche des esprits, a dit Mlle de Gournay, c’est l’examen d’un nouvel auteur, et celui qui le lit se met à l’épreuve plus qu’il ne l’y met. » On peut distinguer, en critique, deux familles de juges : les charmeurs et les autoritaires. Il n’y a entre elles qu’une différence, grande il est vrai, d’humeurs et de tempéraments. La méthode, au fond, reste la même ; et, qu’on l’avoue ou non, c’est toujours, pour chacun, la liberté de se tromper, la liberté de juger à ses risques et périls. Les charmeurs, parce qu’ils se promènent et causent avec nous, persuasifs, séduisants, aimables, jamais cuistres, se piquent de n’apporter en critique que des impressions et non des jugements : ils nous tendent simplement un piège de plus, qu’on pardonne à leur malice et qu’on n’impute pas à la naïveté ; mais les autoritaires, assez simples pour croire que leurs jugements sont des vérités objectives, suffisamment soustraites aux impressions et à toutes les influences de leur personnalité, sont les dupes d’une si grande illusion qu’il est presque permis de douter que la faculté critique puisse coexister chez eux avec une aussi profonde ignorance d’eux-mêmes. Non différente, en cela, du charme, l’autorité réside tout entière dans la forme. La force intérieure de la vérité n’est point ce qui la constitue. On peut avoir raison et manquer d’autorité pour convaincre ; on peut avoir tort et jouir du pouvoir singulier d’imposer sa conviction. Herbert Spencer remarque que « souvent une simple assertion articulée avec assurance produit, en l’absence de preuves ou même en présence de preuves contraires, une conviction inébranlable… Nous voyons non seulement le ton affirmatif et l’air d’autorité créer la foi, mais encore la foi diminuer à la suite d’explications. Ce n’est pas le témoignage logique et concluant qui engendre la conviction dans l’esprit, c’est d’entendre parler le langage naturel à la conviction48. » Et de là vient que l’autorité ne se perd pas, quelques preuves d’ignorance, d’erreur ou d’ineptie qu’ait données l’homme qui la possède. Vous pouvez, Cratès, entasser fautes sur fautes, mensonges sur mensonges ; si vous avez le don de l’autorité, tout écrit échappé de votre plume aura toujours du poids ; toute parole tombée de votre bouche gardera du crédit. Arsène et Cydias auront pu impunément trahir la cause du droit et de la vérité dans le sombre drame judiciaire qui a si nettement séparé les consciences justes… des autres : ils continueront à régner sur nous, le premier par l’autorité, le second par le charme. Un des éléments de l’autorité chez un critique, c’est une confiance intrépide en son propre jugement : si bien qu’il est contraire à l’idée de l’autorité d’avoir trop d’intelligence ; car le premier exercice que fait de sa critique un homme intelligent, c’est sur lui-même, appliquant la méthode des astronomes qui cherchent d’abord leur « équation personnelle », c’est-à-dire la quantité d’erreur constante à laquelle leurs observations sont exposées, du fait qu’ils sont Herschell, Laplace, Arago ou Schiaparelli, et qu’ils observent avec leurs lunettes la planète Mars, de l’observatoire de Milan ou de celui des Montagnes-Rocheuses. Le sage sait en gros qu’il lui manque beaucoup ; l’homme d’esprit sait en détail ce qui lui manque : d’où la modestie, qui passe pour une vertu, et la défiance de soi, qu’on blâme comme une faiblesse. Le comble de l’habileté, de la part d’un critique qui veut régner quelque temps sur le monde, c’est d’inventer un système ; mais le comble de l’ingénuité chez son inventeur, c’est d’y croire. Quelqu’un pourrait-il ignorer encore que les systèmes les plus indestructibles durent une dizaine d’années, et qu’ils ne sont tous qu’une organisation artificielle d’idées partiellement justes au moyen d’une idée générale qui est fausse, parce qu’elle est exagérée ?Ces gens (les critiques), ajoute-t-il, laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu’ils ont de la capacité et des lumières, qu’ils savent juger, trouver bon ce qui est bon et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c’est un premier ouvrage, l’auteur ne s’est pas encore fait un nom, il n’a rien qui prévienne en sa faveur… On ne vous demande pas de vous récrier : C’est un chef-d’œuvre de l’esprit, l’humanité ne va pas plus loin, c’est jusqu’où la parole peut s’élever ; on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce ; phrases outrées, dégoûtantes… Que ne disiez-vous seulement : Voilà un bon livre ! Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues. Il n’est plus temps.
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je ferai observer que le régime des morceaux choisis a commencé depuis longtemps non seulement pour eux, mais pour la plupart de leurs glorieux prédécesseurs. Qui donc aujourd’hui, sans « un commandement exprès du roi », je veux dire sans la contrainte d’une nécessité littéraire ou d’un devoir professionnel, lit Bourdaloue, Massillon et Bossuet lui-même dans leurs œuvres complètes ? Assurément le prestige du « canon » classique est immense ; il nous éblouit, nous fascine, nous rend superstitieux et bêtes, à un degré qu’on ne saurait dire. Ce prestige explique comment les hérétiques de la libre pensée dans le Temple du goût sont punis par une ridicule impuissance ; mais enfin la religion classique ne s’est pas établie sans la prédication de ses apôtres : elle a des prêtres, qui en portent toute la responsabilité. Si quelqu’un estime assez les jugements des hommes pour tenir absolument à ce que l’obscurité littéraire d’un aussi grand orateur sacré qu’Adolphe Monod se justifie dans une certaine mesure, il peut tout simplement s’adresser à moi-même ; j’ai indiqué50 à ceux qui répètent, après Régnier et Boileau :
une explication très plausible de ce fait désormais acquis, et je la tiens pour un peu meilleure que celle qu’on croirait avoir trouvée dans la page de Cournot. La raison raisonnable de l’insuccès final de Monod, c’est donc d’abord l’anachronisme d’un style trop étudié, plus emprunté aux livres et aux modèles classiques que moderne et vivant ; et c’est aussi l’anachronisme d’une pensée trop orthodoxe pour avoir été en parfaite harmonie avec la conscience et la raison contemporaines. La vie éternelle, en littérature, ayant toujours ses racines dans une époque particulière de l’histoire, s’il y a quelque contradiction entre l’écrivain et la société où il paraît, l’avenir le rejette parce que le présent ne l’a pas adopté. On n’entre dans l’éternité que par la porte du temps51. Mais il ne faudrait pas exagérer cette discordance avec l’âme de sa génération, de l’homme qui a écrit Les grandes âmes, Le Fatalisme, Qui a soif ? et, d’ailleurs, n’est-il pas dans la mission même de l’éloquence religieuse de faire la guerre à l’esprit du siècle, et, par conséquent, de le contredire ? Non. L’explication que nous cherchons se trouve toute dans un ordre de faits bien moins relevé. Voltaire ayant écrit dans le Siècle de Louis XIV : « Un des premiers qui étala dans la chaire une raison toujours éloquente fut le P. Bourdaloue… Il y a eu après lui d’autres orateurs de la chaire… Aucun ne l’a fait oublier… Quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur », ce jugement du grand oracle de la critique classique a fait loi, tellement que Bossuet eut une certaine peine à reprendre sa place, et que Vinet lui-même a hésité à la lui rendre ! Une grave légion de cuistres, une nuée babillarde de perroquets et de serins, qui n’ont jamais lu Bourdaloue, qui ne voudraient et ne pourraient pas le lire, ont répété de confiance ce qu’avait dit le maître du chœur. Il faut aux gens cultivés, pour emmagasiner commodément leurs idées et leurs connaissances, un petit nombre de types littéraires dont chacun représente éminemment quelque chose. Peu à peu, l’opinion du monde s’est cristallisée dans ces formules définitives : Bossuet, la flamme ; Bourdaloue, la dialectique ; Massillon, l’abondance élégante et diserte. Trois, cela suffit. Fermons maintenant les compartiments, et qu’on ne dérange plus ce bel ordre ! Si quelque nouveau prédicateur, tel que Monod, unit à un degré génial la chaleur et la dialectique, qui est-il, cet intrus bizarrement mélangé du talent de Bourdaloue et de celui de Bossuet ? Un imitateur, à coup sûr. Le grand évêque de Meaux concentre en lui seul et il épuise tout ce que l’éloquence passionnée a d’admirable ; et comment voulez-vous qu’on admire beaucoup l’argumentation du pasteur protestant, quand on trouve dans les raisonnements du Père jésuite des beautés transcendantes ? Il y avait pourtant un moyen bien simple de donner satisfaction à ce besoin paresseux de classification sommaire qui explique, en littérature, la plupart des injustices de la postérité. N’était-il pas tout naturel que le protestantisme français eût son grand orateur ? Un contre trois, c’était une proportion acceptable ; et, puisque le choix de Saurin souffre des difficultés, pourquoi ne prenait-on pas Monod ? Parce que, en France, pays catholique, l’orgueilleux préjugé de la majorité religieuse s’y opposait. Mais la véritable raison de notre défaite dans la lutte que nous avons entreprise pour rétablir selon l’équité l’injuste distribution des gloires de la chaire chrétienne, c’est l’autorité souveraine des grands oracles de la critique, appuyée sur l’imbécile docilité du régiment de pions marchant et parlant par leur ordre.
La Réclame
« J’ose dire que l’industriel qui a trouvé cette phrase est un grand homme. Ses confrères se lancent dans des phrases de réclame qui n’en finissent point… entrent dans toutes sortes d’explications qui sont discutables… Et remarquez même que M. Perron ne donne point son adresse à la fin de la phrase. Ceci est un trait de génie. Un nom de rue, un numéro, ce sont des choses transitoires qui ôteraient au chocolat Perron ce qu’il a d’éternel et d’immuable… Avez-vous réfléchi à l’énorme puissance d’une même phrase qui vient sans cesse frapper le cerveau à coups réguliers ? Elle s’y enfonce peu à peu ; elle y pénètre si profondément qu’il devient impossible de l’en arracher. C’est la goutte d’eau qui creuse les roches les plus dures. Répétez tous les jours d’un sot avéré qu’il est homme d’esprit, il ne faudra pas bien longtemps pour que le public dise à son tour : « C’est un homme d’esprit. » Les meilleures raisons du monde ne peuvent rien contre une phrase toute faite. Il faut, pour comprendre de bonnes raisons, avoir de l’intelligence et se donner du mal. La foule est imbécile et paresseuse et se compose presque tout entière de moutons de Panurge. Je suppose qu’aujourd’hui l’Académie, des sciences analyse le chocolat de M. Perron et démontre clair comme le jour qu’il est fait avec de la farine et de la mélasse : voilà qui est bel et bien, dira la foule, mais il n’en est pas moins vrai que le meilleur chocolat est le chocolat Perron. »Répétez à un lecteur de la Croix : « Le meilleur gouvernement est le gouvernement des curés », il n’a pas besoin d’autre chose pour en être pleinement convaincu. Qu’est-ce qu’un auteur ? Une espèce d’industriel qui, par le débit de sa marchandise, veut gagner ou de l’argent, ou de la réputation, ou l’un et l’autre. Cette définition ne peut être contestée que par les poseurs qui prétendent écrire pour la seule volupté d’écrire et sans autre récompense que la satisfaction d’avoir écrit. Mais, alors, qu’ils ne nous communiquent pas leurs monologues ! Il est contradictoire de les publier et d’attendre avec indifférence le sort que leur fera le public. J’ai dit là-dessus mon sentiment dans ma première série d’Essais, et, bien que j’aie reçu plusieurs lettres d’auteurs maintenant la prétention aussi vaine qu’orgueilleuse de ne point se soucier du succès de leurs ouvrages, je persiste à soutenir que, s’ils ne mentent pas avec impudence, ils se trompent certainement par la plus misérable ignorance d’eux-mêmes. Non, je ne conviens pas, écrivain mon ami, que tu te contentes de ton propre suffrage, ni de celui de ton vieux maître, ni de celui de Dieu. Dis donc la vérité, et tu avoueras que le bruit des éloges du monde est pour toi une musique céleste, puisque c’est elle qui sonne ta naissance à la vie. Un auteur étant un industriel qui place sa marchandise et qui entend faire un certain gain par ce commerce, il est logique qu’il emploie, pour écouler ses produits, des moyens exactement pareils à ceux de tous les autres vendeurs de denrées. Qu’un seigneur de l’Empyrée fasse ses affaires aussi habilement qu’un boutiquier du faubourg, l’antithèse est réjouissante. Olympio peut être doublé d’un Potin et même d’un Mangin ; j’avoue qu’il ne me déplaît nullement d’apprendre que Victor Hugo ne croyait pas qu’il lui suffirait d’écrire de beaux vers pour que la gloire vînt s’abattre sur lui, toutes ailes déployées, comme un essaim de mouches sur la friandise exposée au soleil. Il comprenait l’utilité de « faire un bruit du diable. » Il savait la vertu des prospectus, des mirifiques annonces, et l’avant-veille du procès qui suivit la première représentation du drame, Le roi s’amuse, il écrivait à Renduel : « Je crois, mon cher éditeur, qu’il est important pour vous, pour moi, pour le retentissement du drame et de l’affaire, que la chose soit énergiquement annoncée la veille par les journaux. Voici sept petites notes que je vous envoie, en vous priant d’user de toute votre influence pour qu’elles paraissent demain dans les sept principaux journaux de l’opposition. » Cet intelligent emploi de la réclame est d’autant plus remarquable chez un auteur tel que Victor Hugo, qu’il avait, en même temps, à son service l’outil le plus puissant de la gloire : un groupe de disciples enthousiastes de son génie, et l’amitié d’un critique influent. Sainte-Beuve saluait de louanges démesurées chacune de ses publications ; il s’était constitué son héraut d’armes ; ce qui a fait dire à Henri Heine : « Comme en Afrique, quand le roi du Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix là plus éclatante : « Voici venir le buffle, véritable descendant du buffle, le taureau des » taureaux ; tous les autres sont des bœufs », celui-ci est le seul véritable buffle ! », ainsi Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. » Et Lamartine ? vous imaginez-vous qu’il ait versé sur les hommes la pluie d’or de sa poésie sans aucun souci de l’accueil qui lui serait fait ? Non, puisqu’aux sots amis qui lui reprochaient d’user de la réclame, il répondit spirituellement et magnifiquement : « Dieu lui-même a besoin qu’on le sonne. » Vigny a expié, par la froideur d’une gloire sans popularité, c’est-à-dire sans le tumulte et l’entrain de la vie, la fierté de caractère qui lui faisait mépriser le bruit, l’assistance tapageuse de la camaraderie auxiliaire. Dans un article sur la femme distinguée qui obtint dans les lettres une demi-notoriété sous le nom de Daniel Stern, Scherer56 lui reproche amicalement d’avoir mal compris certaines conditions inférieures, mais indispensables, du succès : « Son mérite me paraît supérieur à sa renommée. Je dis plus : c’est ce mérite même qui, à quelques égards, lui a fait tort. N’oublions pas qu’on réussit dans le monde par ses défauts autant que par ses qualités, et que le succès tient à une juste proportion entre les uns et les autres. Il faut incontestablement de la puissance pour attirer, pour fixer l’attention des contemporains ; mais il faut en même temps un alliage inférieur, — procédé, exagération, charlatanisme, que sais-je ? — pour que le noble métal entre un peu largement dans la circulation. » La réclame parcourt, dans ses inventions, une vraie gamme d’immoralité qui s’étend depuis la simple exploitation, plus ou moins licite, de la badauderie humaine, jusqu’au charlatanisme le plus éhonté et jusqu’à toutes sortes de mensonges et de fraudes. Un de ses tours les moins malhonnêtes est de préjuger le succès, en le suscitant par cette anticipation, s’il est vrai, comme Guichardin l’avait observé, que les habiles gens créent le succès par la seule affirmation, souvent réitérée, qu’il existe, « On fait queue chaque matin devant le théâtre pour retenir sa place à la pièce nouvelle ; amateurs, hâtez vous ! » Sur cet avis pressant, vous vous précipitez, dès neuf heures, au bureau de location, où une dame souriante vous offre la primeur d’une feuille encore vierge de toute écriture, mais qui, avant le soir, sera noircie de croix. La veille de la publication en librairie du drame Le roi s’amuse, Victor Hugo fit annoncer par la presse que mille exemplaires étaient retenus d’avance. Une attrape ordinaire et couramment admise chez les éditeurs, même les plus sérieux, est de changer la couverture d’un livre pour faire croire à une nouvelle édition. Il n’y a vraiment d’édition nouvelle que lorsqu’il y a un tirage nouveau ; mais vous pouvez facilement diviser en quatre éditions ou davantage un tirage de mille exemplaires. M. de Biré nous apprend que la prétendue huitième édition de Notre-Dame de Paris n’était en réalité que la seconde. La fable d’une quatorzième édition des Orientales un mois après la publication de la première est sans doute en ce genre la plus forte imposture qu’un auteur ait jamais osée ; pour l’imposer au monde, Hugo fut sage d’attendre onze ans. Le truc du drame anonyme est très honnête, et il est si simple, il a tant de chances de réussir, qu’on s’étonne qu’il ne soif pas plus souvent employé. L’anonymat est un grand excitant de l’imagination. La pensée ne vient pas d’abord à l’esprit du public qu’un auteur qui cache son nom puisse être obscur ; car les débutants nous ont habitués à plus de confiance et à moins de modestie. On suppose plutôt que le dramatiste voilé est un grand personnage politique, qui n’a pas voulu risquer sa considération dans une comédie ; ou bien que c’est Dumas lui-même essayant des hardiesses nouvelles, qui cette fois se dérobe pour en examiner l’effet sur un public non prévenu. On écoute donc la pièce dans une disposition de curiosité favorable. Elle est bien reçue. On la rejoue. L’imagination continuant son travail, au bout de trois jours le succès se change en triomphe. L’auteur nouveau livre au public son nom ; le voilà célèbre, et désormais il pourra impunément donner au théâtre des platitudes signées. J’ai lu, dans la Revue bleue, que le théâtre de Berlin représenta, je ne sais plus en quelle année, un drame anonyme intitulé Mauvaise graine. L’attribuant à tous les grands dramaturges allemands, les uns après les autres, le public applaudit jusqu’aux scènes les plus insignifiantes. En quelques soirées l’ouvrage alla aux nues. Quand l’auteur se fit connaître, il se trouva que c’était un vaudevilliste sifflé. Et voici la contrepartie de l’histoire. M. de Wildenbruch, poète favori de Guillaume II, est mal vu, à ce titre, de l’opposition libérale. Il eut l’imprudence de faire jouer, sous son nom, une féerie satirique qui fit un four. Elle n’est pas mauvaise, pourtant, et s’il avait gardé l’incognito, elle aurait peut-être fait florès. Il peut arriver qu’un livre réussisse d’abord, pour des raisons moins bonnes que celles qui lui valent sa réputation dans l’avenir. C’est une grande habileté d’amorcer le goût contemporain par de petits scandales, dans l’ouvrage solide et sérieux qui fonde la gloire, et quelquefois cette habileté est inconsciente. Nous nous figurons assez mal aujourd’hui le très vif intérêt, d’espèce un peu malsaine ou, tout au moins, maligne, avec lequel les hommes de la fin du dix-septième siècle lisaient les Caractères de La Bruyère, si pleins d’allusions personnelles et de traits satiriques. Les indiscrétions et les clefs firent bien plus pour le succès immédiat du livre que la portion de vérité universelle et de morale largement humaine qu’il contient. Même remarque pour la prédication de Bourdaloue, où les portraits nous servent à expliquer comment des sermons, devenus illisibles, ont pu usurper une gloire nominale qui résiste encore à notre indifférence pour une œuvre si prodigieusement ennuyeuse. Les Provinciales n’ont pas subi beaucoup de déchet ; tout au plus y rencontrons-nous avec un peu d’ennui quelques citations un peu longues, quelques discussions doctrinales un peu subtiles ou arides ; mais ces détails même étaient lus avec avidité par les contemporains, passionnément curieux du spectacle d’une lutte où l’on voyait un laïque de grand courage aux prises avec deux terribles pouvoirs, la Sorbonne et la Société de Jésus ; tandis que, maintenant, c’est la vérité des idées générales, la beauté éternelle du style, la force du comique et celle de l’éloquence qui intéressent à jamais la postérité. Un nom vulgaire est un lourd éteignoir ; mais il suffit parfois d’y changer une lettre pour le rendre éblouissant. Le peintre Charles Durand n’a eu qu’à supprimer le d final et à traduire Charles en latin : Carolus Duran. Le sâr Péladan (Joséphin, par son baptême) s’est enveloppé glorieusement d’un nom mystérieux et sublime. Gavroche seul peut avoir l’impertinence de dire : « le sâr, qu’est qu’c’est qu’ça ? » Le sâr est le sâr, et les bourgeois, devant ce nom auguste, demeurent frappés d’un respect involontaire, entretenu par la magie du salon de la Rose + Croix, par les « wagnéries chaldéennes » de ce « Fils des étoiles, fiancé de l’au-delà vermeil », par ses « éthopées », par ses « hiérophanies », et par les « monitoires » de ses visiteurs. Il les reçoit, en pinçant d’un air distrait les cordes d’une mandoline. Sa barbe fine et blonde est symétriquement divisée ; ses cheveux longs, bouclés et soyeux, lui donnent une physionomie de Christ. Il a un page en pourpoint, et il est lui-même revêtu d’une robe écarlate, pareille à la simarre d’un doge. Si Joséphin avait du talent, quel tremplin serait pour le lancement de ses œuvres une pareille mise en scène, sans qu’il eût même besoin de les tracer en caractères cunéiformes ! Sylvain Dormon, l’échassier, a tenu pendant plusieurs jours les yeux de la France fixés sur lui ; c’est dommage qu’il n’ait pas profité de l’occasion pour écrire n’importe quoi. Baudelaire, assoiffé de paradoxe et de cabotinage, imagina un jour, raconte Maxime du Camp, de teindre ses cheveux en vert. Les dentelles et les bottes de Barbey d’Aurevilly sont célèbres et ont plus servi que son talent à la célébrité de ses ouvrages. Il y avait à Munich un peintre nommé Diefenbach. Il remplaça le génie qui lui manquait par un long manteau de bure, qui était son costume unique, l’hiver comme l’été. Nu-pieds et nu-tête, il parcourait les rués accoutré de cette façon, et les portiers des hôtels faisaient sortir de leurs chambres les touristes anglais pour le voir passer. Cela lui servit à vendre quelques tableaux. Alphonse Karr n’était ni un grand écrivain ni un grand penseur. Il eut l’art de se faire passer pour un philosophe, pour l’incarnation même du bon sens, en donnant une haute idée de ses talents pratiques. Se tenant avec ostentation à l’écart de tous les groupes littéraires, il vécut à Sainte-Adresse, à Etretat, à Nice et à Saint-Ruphaël, où il fut jardinier, canotier, sauveteur, marchand fleuriste et éleveur de chiens, toujours coiffé d’un très large chapeau de paille. De là il envoyait à Paris des pamphlets qu’on trouva originaux, parce qu’il les écrivait sur de petites pages, avec beaucoup d’interlignes, illustrant ses épigrammes, fort banales et inoffensives, par des vignettes qui représentaient des guêpes. Il faudra qu’un lettré nous donne un jour la genèse de l’érudition de Victor Hugo. Dans quels dictionnaires le poète a-t-il trouvé ces kyrielles de noms propres dont l’effet sûr est moins encore de nous jeter de la poudre aux yeux que de nous casser la tête :
Il n’y a rien qui impose plus au lecteur que l’étalage du savoir, et en général il n’y a rien qu’il soit plus facile d’usurper. Quelques cahiers d’extraits, avec un Index rerum 57 bien tenu, font l’affaire. Un peu de science vraie permet d’en étaler beaucoup de fausse. Certain maître critique, adaptateur pédantesque du mot « évolution » aux choses de la littérature, connaît bien ce secret. Les inventions de la réclame, étant fondées sur l’éternelle badauderie de l’homme, sont anciennes, comme tout ce qui est humain ; il ne faudrait pas croire qu’elles soient particulières à notre siècle de charlatanisme. Au temps même de notre belle littérature classique, comme M. Despois nous l’apprend58, la réclame était florissante. On louait un carrosse pour « se donner créance chez ces damnés de libraires. » On employait déjà non seulement les prospectus louangeurs, mais les critiques feintes, où l’on se chargeait soi-même de toutes sortes de fautes pour y répondre ensuite victorieusement et triompher d’une diatribe remplie d’injustices. Pradon n’imagina-t-il pas un jour de se siffler lui-même, pour exciter le zèle de ses amis ? Il y mit tant d’acharnement, qu’un de ses voisins, impatienté, finit par le rosser d’importance. Oh ! que cette volée dut lui être douce ! Le libraire de la Calprenède, pour « affiner » le public, annonça, en imprimant La mort de Mithridate, celle de l’auteur de ce roman. On savait, dès ce temps-là, renouveler le titre et la robe d’un ouvrage qui, d’ailleurs, restait tout pareil. On connaissait le pouvoir de l’affiche, le prestige des grandes lettres et l’art d’ameuter des admirateurs de commande. L’abbé de Villiers nous a conservé le jargon de ces enthousiastes : « Ah ! quel goût ! quel empâtement de pinceau ! » L’argot des peintres appliqué aux choses de la littérature n’est donc pas une invention de l’époque romantique. J’entends bien que, si l’ouvrage est mauvais ou médiocre, il finira sûrement par périr, malgré la vie factice que lui fait la réclame, — le bruit, comme Cherbuliez l’a dit, étant « un usurier qui prête à gros intérêt à la réputation et qui finit toujours par la ruiner. » Mais, d’abord, cette vie d’un jour suffit à certaines ambitions peu ambitieuses. Et puis, je me demande si demain, si après-demain, un bon livre qui, pour réussir, ne s’appuie que sur son mérite propre, se trouvera dans une situation vraiment meilleure qu’un médiocre ou qu’un mauvais qu’on a bien lancé ? C’est la troublante question qui m’a mis, il y a six ans, la plume à la main ; et, plus j’y applique mon étude et mes réflexions, plus ma confiance diminue dans les réponses prudhommesques de la sagesse officielle : « Le monde n’a pas de longues injustices. » — « Le temps remet enfin chaque chose à sa place. » Ô sainte candeur que celle qui se repose sur ces sentences pompeuses ! Bon jeune homme, laisse-moi t’embrasser. Alors, tu crois que, du seul fait que ton œuvre est bonne, elle est assurée de la vie future ? Mais vivre, malheureux, c’est sonner dans la mémoire des hommes, et, pour sonner, il faut bien que quelqu’un attache le grelot.. Comment peux-tu donc être si sûr de trouver un jour cet officieux ami de ta gloire ? Pour qu’il ne surgisse jamais, il n’est point nécessaire de supposer la noire envie et je ne sais quelle horrible conspiration du silence ; l’ignorance et la paresse suffisent. Le lendemain de ta mort, on insérera, je le veux bien, une notice nécrologique dans le journal auquel tu as donné quelques Variétés : ce n’est point ce qui te fera sortir du néant. On n’en sort que par miracle, à la voix d’un puissant ressusciteur. Tu n’as pas su ou tu n’as pas voulu trouver ton héraut d’armes, pendant ta vie ; à plus forte raison, tu as dédaigné les formes diverses du charlatanisme ou redouté les frais de la réclame sonore : dors en paix, mon ami, et meurs avec la conscience de ton mérite pour toute consolation… Oblectatio solertiæ unus suavissimus pastus animorum. Certains hommes, dont les noms et les œuvres appartiennent bien authentiquement à la littérature, n’ont eu aucun souci de leur réputation littéraire ; c’est dans l’humble effacement de leur propre gloire derrière celle de Dieu, qu’ils ont trouvé le secret même d’une force qui, après avoir rendu leurs paroles et leurs écrits aussi admirables qu’utiles à leurs contemporains, entretient dans l’avenir leur célébrité. Ce sont les grands prédicateurs. Tel fut, en particulier, Bossuet, avec une sincérité d’abnégation, une humilité si parfaites que personne, à cet égard, ne lui est comparable. Mais, en dehors de cette classe unique d’écrivains, tous ceux qui tiennent une plume ont cure de leur succès personnel ; ils veulent vivre, c’est-à-dire laisser un nom qui voltige sur la bouche des hommes, c’est-à-dire être loués. L’humilité, vertu purement chrétienne, n’est point le fait de ces honnêtes gens remplis d’eux-mêmes d’abord. Je pense que cela est évident pour les artistes ; si quelqu’un en doute encore, tant pis ! je ne peux pas passer mon temps à répéter toujours la même chose. Mais l’historien qui travaille, dit-il, pour la patrie ; l’érudit qui travaille pour la science ; le moraliste qui se pique peut-être (ô le menteur !) de travailler pour la vertu, tous élèvent leur monument pour y inscrire leur nom. Qu’ils s’interrogent et qu’ils répondent ; c’est une simple question de bonne foi. La modestie diffère de l’humilité, autant que la vanité de l’orgueil. C’est moins une vertu qu’une politesse, imposée aux gens bien élevés par les conventions de la vie sociale ; c’est une simagrée, c’est un masque dont nous couvrons l’éclat de notre mérite et de nos succès, afin de nous les faire pardonner ; c’est aussi une timidité, dont la cause est la crainte, comme l’a finement observé M. Ribot59, de ne pas nous montrer à la hauteur de l’estime que nous faisons de nous-mêmes. « Il est tout aussi impossible, écrit Schopenhauer60, à un homme de mérite d’être inconscient de sa valeur qu’à un homme de six pieds de haut de ne pas s’apercevoir qu’il domine les autres. Je suspecte toujours les célébrités modestes d’avoir quelque bonne raison pour l’être. Gœthe l’a déclaré sans détour : il n’y a que les gueux qui soient modestes. » Sainte-Beuve appelait la modestie « un aveu d’impuissance. » Mais ce qui diminue la signification, ou plutôt ce qui aggrave le tort de cet aveu, c’est que tout le inonde sait bien qu’il n’est pas sincère. Hypocrisie, alors ? Oui ; mais, comme le mot est gros, nous dirons par un détour, avec le spirituel penseur genevois Petit-Senn :
« Si l’hypocrisie mourait, la modestie devrait prendre au moins le petit deuil. »Le fait est que les écrivains vraiment grands se sont quelquefois vantés eux-mêmes avec une franchise singulière. Je ne pense pas seulement à l’orgueilleux Rousseau appelant la quatrième et la sixième partie de sa Nouvelle Héloïse « des chefs d’œuvre de diction », mais l’auteur même des Provinciales, ce chrétien si humble devant Dieu, se fait écrire, sur sa première lettre, par son correspondant supposé :
« Elle est tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer. Elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées. Elle raille finement… Et il y a tant d’art, tant d’esprit et tant de jugement dans cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l’a faite. »Si, par une très rare exception, nous rencontrons chez un poète l’accent d’une sincère modestie, c’est toujours chez un de ceux qui n’ont pas su faire « l’effraction de la gloire. » Tel, par exemple, le bon et sympathique Edouard Grenier, vaincu dans sa lutte pour la vie éternelle, sans en avoir gardé d’amertume :
Ce n’est pas ainsi qu’ont parlé d’eux-mêmes, ni Malherbe :
ni Ronsard :
ni toi, Hugo-Olympio,
C’est une question controversable, s’il est sage de dire de soi-même beaucoup de bien ? Cela peut offrir quelque danger ; mais le plus souvent c’est habile et utile. Dire au contraire du mal de soi est, à coup sûr, une imprudence, parce que la malignité humaine s’empresse de nous prendre au mot. Corneille a beaucoup souffert de l’aveu qu’il a fait que son génie avait baissé et du désespoir hautain avec lequel il s’est publiquement déclaré vaincu. Bacon a une bien jolie pensée sur la nécessité d’un peu de vaine gloire, et une bien jolie comparaison de cette vanité nécessaire avec le vernis : « La vaine gloire, écrit il en latin, est d’un grand secours pour propager et perpétuer la vraie… La renommée de Cicéron, de Sénèque, de Pline-le-Jeune, n’aurait pas duré jusqu’à nos jours, ou du moins elle ne serait pas restée aussi fraîche et aussi vigoureuse, si elle n’avait pas été jointe à quelque vanité, à quelque jactance chez ces grands hommes. La vaine gloire est comme le vernis, qui ne sert pas seulement à faire briller le bois, mais aussi à le faire durer. » Ostentations artes, ajoute Bacon, parlant des manèges de la modestie. Sois donc modeste, ô écrivain ! rougis de la réclame, et, plein d’une généreuse fierté, abandonne-la avec mépris à la médiocrité tapageuse. N’écris point de lettres aux critiques puissants et ne leur fais pas de visites. Contente-toi de tes vingt-cinq exemplaires d’auteur, sur lesquels tu mettras froidement ton hommage et ta signature, ou une simple griffe du libraire pour dédicace, ou rien du tout. Fie-toi bonnement à ton éditeur pour faire « le service de la presse. » Quand tu présenteras ton livre aux concours de l’Académie française pour un prix, n’assiège point le bureau de l’obligeant Pingard, ne cherche pas à savoir les noms de tes juges, et surtout ne fais rien pour apprendre celui du rapporteur de la commission. Dédaigne l’intrigue et la courtisanerie. Respecte religieusement la pudeur de ton œuvre, vierge de toutes les hontes dont souillent leurs ouvrages les industriels du succès. Construis dans ton imagination les excellents articles que les journaux devraient d’eux-mêmes publier sur elle. Récompense l’injuste oubli du présent par une anticipation superbe de ta gloire dans l’avenir, et enivre-toi des fumées de ce rêve ; mais, entre deux bouffées, médite un peu sur cette autre pensée de Petit-Senn, que je te livre aussi en terminant :
« Si le mérite fait sottement la violette, trop de gens sont enrhumés du cerveau pour le découvrir à son odeur. »
7-
Examinez l’homme qui vit misérable parce qu’il ne brille pas sur d’autres hommes ; qui va de ci, de là, se produisant lui même, dans le prurit et l’anxiété de ses dons et de ses prétentions ; essayant d’obtenir de force de chacun et, pour ainsi dire, mendiant pour l’amour de Dieu, auprès de chacun, qu’on le reconnaisse grand homme et qu’on le place sur la tête des hommes ! Une telle créature est parmi les plus misérables spectacles qu’on voie sous ce soleil. Un grand homme ? un pauvre homme vide au prurit morbide, plus digne d’une salle d’hôpital que d’un trône parmi les hommes. Je vous conseille de vous tenir hors de son chemin. Il ne peut marcher dans des sentiers tranquilles ; si vous ne le regardez, si vous ne l’admirez, si vous n’écrivez des articles sur lui, il ne peut vivre. Il est la vacuité de l’homme, non sa grandeur. Parce qu’il n’y a rien en lui, il est affamé et assoiffé de vous voir trouver quelque chose en lui. En bonne vérité, je crois qu’aucun grand homme, pour peu du moins qu’il fût un homme ingénu, ayant santé et substance réelle en lui de n’importe quelle grandeur ne fut jamais bien tourmenté de cette façon.Il est vrai que le spectacle n’est pas beau. Le contraste de la grandeur d’âme, qu’on suppose en principe et par définition chez les hommes supérieurs au vulgaire, avec cette misérable soif des « louanges de ceux qui ne furent jamais loués », comme disait le peintre Poussin, a quelque chose de comique et de dégradant. Si nos cœurs sont mal à leur aise et si la rougeur monte à nos fronts en voyant le talent se prostituer au gain matériel d’une fortune, l’humiliation n’est guère moindre de le voir rechercher anxieusement la publicité, payer des réclames, mendier des articles, estimer quelque chose l’empressement et la curiosité d’un peuple de badauds, jouir, comme du souverain bien, du plaisir d’entendre les gens dire à voix basse en se poussant les coudes : « C’est monsieur X. », et placer au-dessus de tout autre bonheur la joie de rencontrer sa photographie aux vitrines du boulevard. Mais la même chose peut paraître ridicule, indifférente ou louable, suivant l’aspect sous lequel elle est présentée. Quand on considère que ce désir ardent d’avoir sa place au soleil n’est qu’une forme, et une des plus hautes, du besoin d’exister et de vivre, on ne peut le condamner que si l’on pense, avec Schopenhauer, que la suprême sagesse est, pour l’individu, d’anéantir en soi la volonté de vivre. Identifiez, comme je le fais toujours dans ces Essais, l’amour de là gloire et l’amour de la vie : je ne crois pas, à moins que vous ne soyez un pessimiste enragé, que vous puissiez continuer à trouver honteux ce « prurit » de louanges qui scandalise Carlyle. L’amour de la gloire, dans ce qu’il a de supérieur et de vraiment noble, se confond absolument avec l’horreur de la mort et du néant. Le fait est que les plus grands hommes n’ont pas craint d’avouer, et souvent avec une franchise qui me les rend bien autrement sympathiques que les contempteurs toujours suspects de la réputation, un sentiment trop humain et trop naturel pour qu’on puisse, sans injustice, le taxer de vanité pure et de faiblesse indigne des grandes âmes. Dante écrit, au XXIVe chant de l’Enfer : « Sans la renommée, celui qui dissipe sa vie ne laisse pas plus de traces de lui sur la terre que dans l’air la fumée et dans l’onde l’écume » ; et, comme tous les lieux communs, celui-ci prend un accent nouveau et cesse d’être banal par l’intensité du sentiment personnel qu’il exprime. Burckhardt, dans son Histoire de la Renaissance en Italie, nous raconte en effet que « Dante aspirait au laurier poétique de toutes les forces de son âme… Il est fier de dire que tout ce qu’il a produit est essentiellement neuf, que non seulement il est le premier, mais encore qu’il veut être appelé le premier qui ait marché dans des voies inconnues… Les âmes des pauvres pécheurs reléguées dans l’enfer demandent à Dante de renouveler leur gloire et d’entretenir leur souvenir sur la terre… Pétrarque dit que ses chants d’amour lui assurent l’immortalité, à lui et à celle qu’il aime… Sannazar, voulant châtier Alphonse de Naples qui s’est enfui devant Charles VIII, n’a pas de plus terrible vengeance pour ce lâche que la menace d’une éternelle obscurité… Ange Politien exhorte sérieusement le roi Jean de Portugal à songer, pendant qu’il en est temps encore, à la gloire et à l’immortalité, c’est-à-dire à lui envoyer des matériaux littéraires. Autrement, dit-il, il pourrait avoir le sort de ceux dont les actions, oubliées des écrivains, restent cachées dans le grand amas de décombres où vont se perdre les souvenirs de la fragilité humaine. » Cervantès nous montre le plus modeste et le plus désintéressé des chevaliers errants, promettant à son fidèle coursier, dès leur première sortie en quête d’aventures, que leurs communs exploits, peints sur bois, gravés dans le bronze, sculptés en marbre, vivront éternellement dans la mémoire des âges futurs. Nos poètes classiques français, comme leurs modèles de l’antiquité, visent ostensiblement la gloire et en parlent couramment. Si les romantiques ont un peu moins fréquenté ce thème, ce n’est pas que leurs imaginations en fussent moins remplies ; c’est par une double pudeur, littéraire et morale, qui, d’une part, leur faisait reléguer la « gloire », avec les « lauriers », parmi les oripeaux du genre le plus poncif ; d’autre part, leur interdisait l’aveu d’une passion qui peut paraître un peu trop naïvement égoïste. Mais c’est avec l’orgueil ingénu d’un classique et de Pindare lui-même que Victor Hugo déclare ouvertement dans son ode A M. David, statuaire :
On me dira qu’il y a une grande différence entre l’ambition de rester illustre dans l’avenir, sentiment avouable, louable même, et la recherche vaniteuse de la notoriété, c’est-à-dire du bruit qu’on fait de son vivant. On ajoutera que le véritable artiste a si peu le souci de ce tapage éphémère que c’est précisément dans l’espoir d’une récompense posthume, ainsi que dans la pure jouissance de son art, qu’il cherche une consolation et un refuge contre l’abandon et les dédains de l’heure présente. On me rappellera enfin cette pensée qui est, je crois, de Renan : « La vie de l’homme est courte, mais la mémoire des hommes est éternelle, c’est dans cette mémoire qu’on vit réellement », ou les beaux vers de Meilhac à la mémoire de Léo Delibes :Jusque dans le siècle où nous sommes
Mépris pour l’injuste présent, confiance en l’avenir réparateur : la doctrine est belle ; pour marquer avec précision jusqu’où elle est vraie, il faut distinguer deux formes de la défaveur qui peut accueillir un artiste ou un écrivain : l’opposition et l’indifférence. L’opposition ! mais c’est, après le succès immédiat, avant ce succès, pour mieux dire, la plus heureuse fortune que puisse rêver un auteur ! Il est vivant, puisqu’on veut le tuer ; il est une force, puisqu’on lui résiste ; il anticipe l’avenir, puisque le présent ne peut le rejoindre ; il est neuf, original, hardi, car on ne proteste pas contre les rééditions des choses connues et approuvées. « Quand un cavalier quitte l’écurie, disait Gœthe, tous les chiens aboient ; que signifie cette grande clameur ? qu’il file sur son cheval. » Il disait encore : « Tout homme qui prétend à quelque renommée doit forcer ses contemporains à lâcher ce qu’ils ont contre lui in petto. » Samuel Johnson comparait la renommée à un volant qui ne rebondit en l’air qu’à la condition de tomber et qui ne volerait pas longtemps s’il n’y avait qu’une raquette. Instruit par sa propre expérience, Victor Hugo écrit :
L’artiste et le poète ne souhaitent pas trop n’être point contestés. Être discuté, c’est traverser l’épreuve ; épuiser de son vivant la contradiction est utile. Le rabais qui n’aura pas été essayé sur vous votre vie durant, vous le subirez plus tard. À la mort, les incontestés décroissent et les contestés grandissent. La postérité veut toujours retravailler à une gloire62.Mais l’indifférence, c’est la mort, et rien n’est plus terrible. On espère ressusciter plus tard. Ce miracle n’est pas impossible, puisqu’il s’est vu. S’est-il vu ? J’en cherche quelque exemple, je voudrais en trouver, et je n’en trouve point63. Les écrivains méconnus, pourvu qu’ils ne soient pas inconnus, ont leur revanche ; les inconnus, complètement ignorés de leur vivant, qu’on exhume de l’oubli, se traînent dans l’histoire littéraire ainsi que des fantômes, peu solides sur leurs pieds, exsangues, pâles, sans vigueur, exhalant je ne sais quelle odeur fade de cadavre. Il est sage, en tout cas, de ne pas faire grand fond sur le museau des érudits qui nous flaireront un jour sous la terre, et voilà pourquoi un auteur n’est point fat d’avoir quelque souci de commencer à vivre pendant qu’il vit encore ; c’est le plus sûr de beaucoup. Si les poètes sont suspects d’exploiter un lieu commun en développant le thème de la gloire comme ils développent celui de l’amour ou de l’universelle mortalité, voici un philosophe, le plus pénétré qui fut jamais du néant de tout ce qui n’est pas Dieu, l’Être unique, seule substance réelle, dont tous les êtres particuliers ne sont que des apparences transitoires ; voici Spinoza. Son biographe Kortholt64 raconte qu’il était avide de gloire au point de « souhaiter d’être déchiré comme le furent ses amis de Witt, pourvu qu’il s’acquît par là, au prix d’une courte existence, une renommée impérissable. » Il est bien inutile, après un tel récit, d’ajouter qu’il n’avait aucune soif de l’or, auro plane non inhiabat ; la constatation est sans intérêt, parce que, de la part d’un philosophe tel que Spinoza, ce désintéressement de la matière est trop attendu et trop naturel pour être une vertu. On sait que, pour gagner sa vie de chaque jour, il polissait des verres de lunettes, se contentant d’un pain de gruau aux raisins et au beurre, qui lui coûtait quatre sous, avec un pot de bière d’un sou et demi. Schopenhauer nous a-t-il laissé, sur l’amour de la gloire, son sentiment personnels Je dis « personnel », parce que nous connaissons sur ce point toute sa doctrine. Mais ce n’est pas la même chose. J’apprendrais sans la moindre surprise une nouvelle contradiction ici entre sa théorie et ses instincts, comme il y en a entre son pessimisme philosophique et son optimisme pratique, entre la couleur sombre de ses idées et la gaieté de son humeur, entre ses aspirations vers la mort et son penchant aux joies de la vie, entre son prétendu mépris du beau sexe et l’attrait réel qu’offraient à ses sens, pour emprunter au vieux Malherbe son succulent langage « les délices que nous font goûter les femmes par la douceur incomparable de leur communication ». Je continue à ne pas comprendre mieux qu’il y a six ans la pensée suivante de Guyau : « Rien de plus naïf, pour qui regarde de haut, que la peur de l’obscurité, la peur de ne pas être quelqu’un 65 ». Si ce philosophe, qui m’est cher, n’avait pas dit aussi : « Le livre écrit marque le suprême effort de l’homme pour résister à la mort ; si imparfait qu’il soit, il est encore une des expressions les plus hautes de l’éternel vouloir vivre, et à ce titre il est toujours respectable », je ne pourrais plus avoir pour lui l’amitié que je ne garde, en littérature, qu’aux écrivains d’une entière bonne foi. Tocqueville écrivait à un de ses amis, tout bonnement : « Il y a quelque chose de tout à fait phénoménal pour moi à voir qu’un homme qui a autant d’idées que toi, et souvent des idées aussi neuves et aussi profondes, n’ait jamais tenté de faire un grand ouvrage qui le classe et fixe son nom dans la mémoire des contemporains et de la postérité. » Non, non, il n’est pas vrai qu’un homme sain et bien portant, qu’un individu conforme au type normal de l’humanité, puisse avoir au cœur un désir plus ardent et plus vif que celui d’exciter l’amour des femmes et l’admiration jalouse des hommes. « Être celle (ou celui) qu’on regarde, qu’on admire, qu’on envie… quel rêve ! » s’écrie, dans un moment de sincère abandon, le philosophique auteur d’Aurora Leigh, Mrs. Elisabeth Browning. Et Balzac écrivait à sa sœur : « Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs, être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits ? » Taine, pourtant, va trop loin quand il écrit dans sa Philosophie de l’art : « Vous savez qu’un artiste ne compose que pour être apprécié et loué, c’est sa passion dominante. » Les artistes, si on les consultait sur ce point, protesteraient d’abord, diraient une chose, puis une autre, et finalement ne seraient d’accord ni entre eux ni avec eux-mêmes. Commençons par recueillir quelques-uns de leurs témoignages. Delacroix écrivait dans une lettre66 : « Quel exécrable métier que de faire consister son bonheur dans les choses de pur amour propre ! Voilà six mois de travail qui aboutissent à me faire passer la plus f… des journées… L’amour de la gloire, passion menteuse, feu follet ridicule, qui conduit toujours droit au gouffre de, tristesse et de vanité ! » Mais, dans une autre lettre, il disait : « Vous le savez, et tous les artistes le savent, les éloges sont le vent qui enfle la voile et nous pousse à aller plus loin. » Hippolyte Flandrin fait à Ambroise Thomas cet aveu67 : « Je me suis rappelé ce que tu me disais un jour en remontant le Pincio, que nous serions heureux si notre nom pouvait un jour avoir quelque éclat… Tu disais cela, et j’y applaudissais ; il faut nous le redire encore, car cette excitation est bonne. » Voilà un sentiment plus naturel, voilà même une idée plus raisonnable que le propos assez singulier qu’on attribue à Mlle Mars : « Oh ! comme nous jouerions mieux, si nous ne tenions pas tant à être applaudis ! » Le sens probable de ce paradoxe est que la complaisance pour un certain mauvais goût du public, analogue à celui qui fait qu’on bat des mains aux roulades des chanteuses, risque de rendre les acteurs infidèles au grand art et à la vraie imitation de la nature ; Mlle Mars n’a pas pu vouloir dire que l’artiste dramatique doive rester indifférent au succès immédiat, qui est, pour lui plus que pour aucun autre, l’unique forme de la gloire et de l’existence. On voyait le peintre Zeuxis, dans sa vieillesse, se pavaner aux jeux olympiques enveloppé d’un manteau où son nom était écrit en lettres d’or. Parrhasius se montrait vêtu d’une robe de pourpre et couronné d’or ; il ajoutait à sa signature certains vers faits à sa louange. Cette vanité rappelle un trait du caractère de Lamartine, assez petit, mais bien humain. « Souvent, raconte M. Edouard Grenier68, en me promenant avec Lamartine dans le petit jardin du Chalet, je le voyais s’approcher de la grille sous prétexte de voir le mont Valérien ou les cimes du bois de Boulogne ; il ne lui déplaisait pas, — et c’était visible, de s’exposer à la curiosité et à l’admiration des promeneurs qui passaient sur le boulevard. » Cependant, il y a des poètes qui pensent, et Lamartine tout le premier estimait, sans aucun doute, que le vrai et suprême plaisir n’est point qu’on sache que nous avons fait un poème exquis, c’est d’avoir fait ce poème. Poussin disait : « La fin de la peinture est la délectation ; il me suffit bien de me pouvoir contenter moi-même », et Roll, notre grand contemporain : « L’idée d’un tableau me vient malgré moi, me saisit, m’empoigne ; il faut que je me mette à l’œuvre, coûte que coûte, quand même je saurais d’avance que personne ne comprendrait mon idée, ne partagerait mon sentiment. » Je vais conter trois anecdotes et produire trois cas psychologiques, où les fins connaisseurs du cœur humain verront, je crois, avec un intérêt profond, le même sentiment délicat, inconnu du vulgaire, particulier à l’âme des auteurs, s’élever progressivement, de l’ordre naturel, à la plus haute sublimité morale. Le 15 novembre 1591, Bussy-Leclerc, Crucé et les plus animés de la faction des Seize se rendirent au Palais, en arrachèrent le président Brisson, les conseillers Claude Larcher et Jean Tardif, et les conduisirent au Châtelet, où un prêtre et le bourreau les reçurent. Bris-son demanda avec instance d’être mis au pain et à l’eau entre quatre murailles pour y achever un livre qu’il avait commencé. Il fut pendu sur l’heure. Pourquoi Brisson tenait-il tant à terminer son livre avant d’être pendu ? Comme il ne s’agit ici ni d’un artiste, ni d’un penseur, ni même d’un écrivain à proprement parler, on peut supposer simplement que le malheureux désirait attester certains faits intéressants pour l’histoire et sans doute utiles à sa mémoire personnelle. Cet ardent souci du souvenir des hommes, au moment de périr par une mort violente, a déjà son ordre de grandeur. Beethoven, devenu sourd, désespéré de son infirmité, appelait la mort ; mais son opéra de Fidelio étant inachevé, il sut résister au découragement. Est-ce pour augmenter sa gloire que Beethoven voulait finir son œuvre ? Un besoin intérieur et autrement impérieux, le même que nous constations tout à l’heure chez le peintre Roll, le dominait : celui de donner l’être à l’enfant qu’il portait dans son sein. « L’art seul m’a retenu, il m’a semblé que je ne pouvais quitter le monde avant d’avoir produit tout ce que je sentais en moi. » Tels certains insectes, tant qu’ils n’ont pas déposé leurs œufs, s’agitent désespérément, comme en proie à une terreur instinctive de la mort. Dès qu’ils ont pondu, l’agitation cesse ; les voilà tranquilles, ils peuvent mourir. La veille de sa mort, Socrate, dans sa prison, priait un musicien de lui enseigner un air sur la lyre. « À quoi bon, dit l’autre, puisque tu vas mourir ? » — « A le savoir avant de mourir », répondit Socrate. — « Voilà, s’écrie Flaubert, une des choses les plus hautes en morale que je connaisse, et j’aimerais mieux l’avoir dite que d’avoir pris Sébastopol. » Ce qui fait la sublime beauté de cette réponse de Socrate, c’est qu’on y sent le désintéressement absolu de la créature mortelle, ambitieuse seulement et contente d’enrichir son être et de perfectionner dans sa personne le type humain, au moment de s’éteindre comme individu. En fait, tous les artistes, tous les poètes, tous les penseurs, tous les grands écrivains, dominés, d’une part, par la passion si naturelle et si légitime de la gloire, et de l’autre, par la pudeur d’en faire l’aveu, mais obéissant aussi, obéissant même d’abord à l’instinct irrépressible de leur propre fécondité, analysent d’une façon peu exacte les mobiles divers de la production artistique ou littéraire et tombent dans des contradictions. Ils ressemblent tous plus ou moins à Rousseau, qui maudissait sa renommée et ne visait qu’à l’accroître et à la défendre, recherchait la solitude et voulait être connu de tout l’univers, affectait de mépriser les faveurs des grands et des femmes et dévorait son dépit de n’en être pas comblé. Volontiers ils écrivent sur la vanité de la gloire des choses belles et justes en soi, mais qui nous donnent rarement l’impression de la franchise et qui n’attestent pas une vraie connaissance d’eux-mêmes. C’est pourquoi je n’admire qu’à titre de vérité idéale et je laisse dans le doute comme fait d’expérience, certaine réflexion qui console les auteurs dont le succès n’a pas égalé le mérite qu’ils s’attribuaient. « Consolons-nous de tout, écrit Alfred de Vigny dans son Journal, par la pensée que nous jouissons de notre pensée même et que, cette jouissance, rien ne peut nous la ravir. » L’auteur de la Princesse de Bagdad a la même prétention élevée : « Ce que nul ne peut m’enlever, dit-il, c’est le plaisir que le travail m’a procuré, ce sont les jouissances pures que m’a causées la conception et l’exécution de ces œuvres bonnes ou mauvaises, toujours sincères. » Dumas fils est ailleurs plus explicite encore :
Il y a, dans notre recherche de la célébrité par les travaux littéraires, je ne sais quoi de puéril qui amoindrit l’autorité de l’écrivain et la portée de l’œuvre. Le c’est moi qui ai fait cela que nous arborons comme un panache sur la couverture de nos livres nous désigne tout autant au ridicule qu’à la renommée… On veut être au-dessus des autres, et nominativement… J’ai une pauvre opinion de l’homme mûr qui jouit réellement de sa célébrité. La joie douloureusement exquise de lutter avec l’idée à la fois vague, provocante et rebelle, jusqu’à ce qu’on lui ait imposé l’expression qu’on croit être la plus juste, la seule par laquelle on espère la rendre fixe, solide et durable, cette joie devrait suffire à l’ambition de ceux qui pensent gravement et ne veulent répandre leurs pensées que dans l’intérêt de tous69.C’est l’application au domaine littéraire de la règle morale que Montaigne a formulée lorsque, voulant placer aussi haut que possible la récompense du juste, il la définit en ces termes : « le contentement qu’une conscience bien réglée reçoit en soi de bien faire70. » Arrière donc le faux homme de bien qui n’est honnête que pour qu’on le sache et pour qu’on l’en estime ! Arrière aussi le faux homme de talent qui a besoin des louanges pour accomplir son œuvre et pour produire son chef-d’œuvre ! Schopenhauer a illustré cette belle pensée des vives et fortes couleurs dont son imagination est coutumière :
Le génie est à lui-même sa propre récompense ; car ce que chacun est de meilleur, il doit nécessairement l’être pour soi-même. Qui est né avec un talent et pour un talent y trouve la plus belle partie de son existence, disait Gœthe. Quand notre regard se porte sur un des grands hommes des temps passés, nous ne pensons pas qu’il est heureux d’être aujourd’hui encore admiré de tous ; mais combien il a dû être heureux dans la jouissance immédiate d’un esprit dont les vestiges délassent encore une suite de siècles ! Le mérite ne réside pas dans la gloire, mais dans les facultés qui la procurent, et la jouissance est dans la création d’œuvres immortelles. Aussi ceux qui croient prouver le néant de la renommée, en disant que ceux qui y parviennent après leur mort n’en savent rien, peuvent être rapprochés de celui qui fait l’entendu et, pour détourner un homme de jeter des regards d’envie sur un amas d’écailles d’huîtres placées dans la cour du voisin, cherche à lui en démontrer gravement l’entière inutilité71.Mais l’écrivain qui dame le pion à tous les autres par l’énergie avec laquelle il exprime non seulement son mépris de la gloire, non seulement son dégoût de la popularité, mais son indifférence pour la publicité même et pour la vie au grand jour qu’un livre reçoit de l’impression, c’est Gustave Flaubert :
Je regarde comme néant tout ce qui est en dehors de l’œuvre en elle-même. Le succès, le temps, l’argent et l’imprimerie sont relégués au fond de ma pensée dans des horizons très vagues et parfaitement indifférents. Tout cela me semble bête comme chou et indigne (je répète le mot indigne) de vous émouvoir la cervelle… L’impatience qu’ont les gens de lettres à se voir imprimés, joués, connus, vantés, m’émerveille comme une folie. Cela me semble avoir autant de rapports avec leur besogne qu’avec le jeu de dominos ou la politique. Voilà… La typographie me pue tellement au nez que je recule devant elle, toujours. J’ai laissé la Bovary dormir six mois après sa terminaison, et, quand j’ai eu gagné mon procès, sans ma mère et Bouilhet, je m’en serais tenu là et n’aurais pas publié en volume. Lorsqu’une œuvre est finie, il faut songer à en faire une autre. Quant à celle qui vient d’être faite, elle me devient absolument indifférente, et, si je la fais voir aa public, c’est par bêtise et en vertu d’une idée reçue, qu’il faut publier, chose dont je ne sens pas pour moi le besoin. Je ne dis même pas là-dessus tout ce que je pense, dans la crainte d’avoir l’air d’un poseur72.En vérité, Flaubert pouvait avoir cette crainte. On hésite à soupçonner d’insincérité un homme dont le franc-parler était si grand et l’indépendance d’esprit si entière. Mais enfin nous savons qu’il entendait aussi l’art de soigner sa gloire, puisqu’il donnait à son ami Bouilhet des conseils très pratiques sur ce point capital. S’il tardait à publier sa Bovary en volume, il avait aisément consenti à la servir par tranches dans une feuille périodique, et c’est une voie de publicité bien autrement rapide et large que le livre. Quand on a des idées, avec du talent pour les rendre, surtout si la pensée est originale et si la forme est neuve, il est contre la raison, il est contre la nature de les garder pour soi ; et, tant qu’on ne sera pas seul sur la terre, tant qu’il y aura une société et une littérature, c’est la prétention de ne pas écrire pour les autres hommes qui doit nous « émerveiller comme une folie » ; car, plus on la sonde, moins on trouve ce qui la distingue d’un non-sens. Aspirer à la gloire étant la même chose qu’aspirer à la vie, être indifférent au succès, à la publicité, à l’impression, c’est une espèce d’appétit de la mort ; et le fait est que Flaubert avait cet appétit singulier. C’était, avec la haine furieuse des « bourgeois », une des deux principales formes de la folie géniale [chez ce grand artiste, atteint d’épilepsie, comme on sait. « Les notaires de Rouen me regardent comme un toqué ; j’ai pour l’action une paresse qui n’a pas de nom », disait-il à Edmond de Goncourt, qui, dans son Journal du 21 juin 1872, note le souvenir suivant : « Puis il me ramène au chemin de fer, et accoudé sur là traverse, où l’on fait queue pour prendre les billets, il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort, et mort sans métamorphose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi73. » Et voilà, sans qu’il soit nécessaire d’accuser le grand Flaubert, comme tant d’autres auteurs, d’un manque de clairvoyance ou de franchise, l’explication bien suffisante, hélas, de son paradoxe sur « l’imprimerie ». Ma conclusion n’aura rien d’original. Peut-être en sera-t-elle d’autant plus juste. Taine commet une erreur et une injustice quand il voit dans le désir d’être apprécié et loué la passion dominante des artistes. Leur passion dominante est le besoin de produire, qui doit être assez impérieux pour résister d’abord, dans leur jeunesse, quand il s’agit pour eux de choisir une carrière, à la volonté de leurs parents ; plus tard, à l’indifférence de la foule, à l’ironie de l’élite intellectuelle et même à l’opposition de toute la critique. S’ils étaient dominés, comme Taine le prétend, par l’amour des louanges, ils seraient les courtisans serviles du goût public, et leur art, dépourvu de sincérité comme de liberté, ne ferait d’eux que de pauvres instruments sonores, « pareils à l’airain qui résonne et à la cymbale qui retentit ». L’artiste, le poète, le penseur écrivent et composent, parce qu’ils ont quelque chose à dire et quelque chose à faire, parce que, remplis de plus de vie et d’humanité que les autres hommes, ils aspirent à plus d’existence encore, à cette forme supérieure de l’être qui s’appelle le chef-d’œuvre, à cette prolongation infinie de l’être qui s’appelle la gloire dans l’avenir. Il y a de la maternité dans le génie, et l’enfantement d’un ouvrage de l’art ou de la pensée a une analogie profonde avec celui d’une créature humaine. « Le génie, dit admirablement Guyau, est une puissance d’aimer, qui, comme tout amour véritable, tend énergiquement à la fécondité et à la création de la vie74. » Quant au bruit enivrant de la renommée, si ce n’est point, si ce ne doit jamais être le mobile souverain de l’artiste, pourtant nous n’aurons garde de commettre le sot et niais mensonge qui affecte d’en faire fi. Nous dirons donc d’abord, en répétant les métaphores connues, que c’est l’aiguillon de son activité créatrice, le vent qui enfle sa voile, la couronne qui l’attend, le prix justement espéré et la récompense très légitime de ses travaux. Mais les idées que ces brillantes images expriment sont encore bien loin d’être suffisantes. La gloire, c’est la vie. Vivre dans la mémoire de la postérité, c’est laisser un nom qui voltige comme une âme, petit souffle léger, sur les lèvres des hommes et des femmes. La mort, c’est l’oubli et c’est le silence. Un chef-d’œuvre littéraire que personne ne connaît, dont personne ne parle, est pareil à un opéra manuscrit qui ne trouvera jamais son orchestre. C’est une vie en puissance, si vous voulez ; mais ce n’est point la vie effective et réelle. Comprenez bien cela, et vous estimerez à leur juste valeur, c’est-à-dire à rien ou à peu de chose, les lieux communs sur la vanité de la gloire qui abondent dans Montaigne et dans les classiques. Cette « vaine fumée », cette « opinion fantastique », qu’est-ce, sinon l’unique forme de la persistance active de l’être chez ceux qui ne sont plus ? Je sais bien qu’on nous réconforte par la conscience du service qu’a rendu notre œuvre, même oubliée, dans l’effort commun de l’humanité ; par la satisfaction que nous devons éprouver en songeant que notre minuscule travail de fourmi n’a pas été perdu pour la grande fourmilière : mais, c’est honteux à dire, l’individualiste incurable que je suis ne goûtera guère de consolation en mourant, dans la pensée qu’il fut, pour toute sa part de mérite et d’honneur, un bon petit pionnier de la besogne universelle. À ceux qui ont laissé fuir l’espérance de l’immortalité céleste des âmes, la seule qu’on puisse décemment offrir en substitution est l’immortalité du souvenir nominal entretenu par la vie éternelle d’une œuvre. Il est donc absurde de blâmer l’artiste qui aime la gloire, c’est-à-dire la vie future, dont il peut, dès son vivant, savourer la délicieuse aurore. Mais, comme ce sentiment est égoïste, l’aveu qu’on en fait risque beaucoup de n’être pas au goût de tout le monde, et il sera toujours prudent de n’en point faire un étalage trop naïf. Il y a des sentiments naturels qu’une juste pudeur prend garde d’avouer, quoiqu’ils n’aient rien de déshonorant. Car on sait bien qu’en général la poursuite d’une fin personnelle est le signe de toutes les âmes médiocres, et qu’il n’y a de vraiment noble que l’activité, désintéressée ayant pour but quelque grand résultat humain. De plus (et, en cela, Montaigne a bien raison), « c’est le sort qui nous applique la gloire selon sa témérité, c’est le pur ouvrage de Fortune ». On ne peut donc jamais se promettre la gloire comme un gain exactement proportionné à sa mise. La Fortune s’amuse capricieusement à combler ceux qui n’ont pris presque aucune peine pour avoir ses faveurs, et elle se rit sans pitié des efforts les plus méritants. « Il n’est pas sain, dit Renan, de parler tant que cela de gloire… Le succès vient quand on ne le cherche pas, il ne vient pas quand on le cherche 75. » C’est la même pensée que celle de Jésus : « Qui veut sauver sa vie la perdra. » Maisie, artiste peintre, demande à Dick, dans un roman de Rudyard Kipling76 : « Ai-je tort de tâcher d’obtenir un peu de succès ? » — « Oui, répond Dick, parce que vous tâchez. Un bon ouvrage est une chose, le succès en est une autre. Elles n’ont point de rapport nécessaire. Le succès n’appartient pas à l’auteur d’un bon ouvrage comme sa conséquence forcée ; c’est un pur accident heureux qui tombe sur lui on ne sait d’où. »
Illusions
Préjugés
Ce bel alexandrin ne vit que dans la mémoire d’un petit nombre de lettrés, parce qu’il n’est pas d’un poète du premier ordre ; il n’est que de Louis Bouilhet. Le vers de Thomas Corneille :
est certainement fameux ; mais combien ne serait-il pas loué et cité davantage, si c’était son grand frère qui l’eût signé ! C’est l’imagination qui donne aux choses leur prix. Où sont les œuvres assez belles pour pouvoir se passer de la recommandation que leur apporte la signature ? Nous admirons une page, une poésie, une pensée, non parce qu’elle est admirable, mais parce que, d’avance, nous sommes disposés à la trouver telle par un préjugé favorable à son auteur. Ce préjugé peut être si fort qu’il va, dans certains cas, jusqu’à une véritable idolâtrie. Quand Edmond Scherer publia l’article où il se permet de dire que Molière n’écrit pas toujours bien, ce fut un scandale, malgré toutes les précautions oratoires que le critique avait prises, à commencer par l’humble titre de son paradoxe : « Une hérésie littéraire. » Les apologies du dieu mis en cause furent subtiles et firent honneur à l’esprit ingénieux de ses dévots ; mais il aurait été plus raisonnable de passer condamnation tout simplement. Est-il donc si étrange et si téméraire de critiquer ce que d’ailleurs on admire ? La critique n’est-elle pas d’abord, selon l’étymologie, un discernement ? Le refus ou l’incapacité de distinguer le bon au milieu du mauvais, le mauvais au travers du bon, voilà ce qui caractérise essentiellement les jugements du vulgaire. Ce fut une vulgaire injustice d’appeler Scherer un détracteur de Molière, parce qu il avait franchement dénoncé, dans sa manière d’écrire, des chevilles, du remplissage et des solécismes ; injustice aussi et vulgarité de faire le même procès à Vauvenargues, à La Bruyère, à Fénelon, qui pourtant a dit sur Molière ce mot audacieux de la part d’un évêque et dont Bossuet aurait été bien incapable : « Je le trouve grand. » Les moliéristes songent-ils que Molière, novateur large et libre, ennemi de toutes les superstitions, les aurait trouvés ridicules ? Mon mérite est absolument nul ici de réclamer l’alliance du blâme et de l’éloge à l’intérieur du même jugement critique ; car, en vérité, je ne trouve pas la moindre difficulté à les unir. C’est un de mes étonnements, qu’on ne comprenne pas mieux ce que la critique littéraire gagnerait à la fois d’agrément et d’autorité à cette allure indépendante et si facile à suivre. Je regarde Victor Hugo comme le plus grand des poètes français, comme celui qui a réalisé le plus complètement l’idée de la poésie, et je crois avoir donné quelques, preuves de la profonde et sincère admiration qu’il m’inspire. Mais cela ne m’empêchera jamais de voir ni de dire ses fautes, de rire de lui à l’occasion, et même de savourer à lèche-doigts, comme un régal de haut goût, les traits d’une piquante saveur, d’une mordante amertume, dont le poursuit sans pitié son adversaire le plus implacable et le plus perspicace, le merveilleux styliste Veuillot. Pourquoi serait-ce là du dilettantisme ? c’est tout bonnement la curiosité saine, je crois, d’un appétit ouvert qui refuse de se mettre en prison et qui aime à varier ses plaisirs. Qu’on m’annonce de Trissotin une jolie chose, je la hume d’avance comme une huître exquise ; qu’on me signale dans Molière du galimatias, je dirai : « C’est du galimatias », le tenant, Dieu merci, en assez haute estime pour penser qu’il n’a aucun besoin qu’on le glorifie même quand il se crotte, et qu’on adore jusqu’à ses excréments. Je sais des gens qui se pâment d’admiration devant cette pensée de Pascal : « Le froid est agréable pour se chauffer », et qui me feraient passer un mauvais quart d’heure si je m’avisais de leur représenter, d’abord, que cela est mal écrit, le froid n’étant ni un combustible, ni un calorifère, ni un siège pour nos fesses ; ensuite, que la remarque, clairement exprimée en bonne langue française, a peu d’intérêt.
Talent et génie
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Conseil à propos des réputations usurpées
Phénomènes d’arrière-vie
« Cette vie ressemble à l’eau impétueuse d’une cascade qui se jette dans un gouffre sans jamais s’arrêter ; elle donne le vertige et trouble la tête… C’est le mouvement continuel ; ce sont des centaines de voitures qui filent, s’entrecroisent, se choquent ; c’est une foule compacte qui se précipite vers je ne sais quoi ; c’est le sifflement des machines, la fumée des cheminées, les cris des marchands, le son des clochettes, et que sais-je encore ? Pourquoi tout cela ? Est-ce que ces malheureux ont jamais le temps de s’arrêter, de se recueillir, de se demander qui ils sont, d’où ils vont : ce qui est le seul but de la vie d’un être doué de raison ? »Paris a beau donner, par ses chemins de fer et par ses télégraphes, une impulsion directe au reste de la France et à une grande partie du monde, on peut continuer toujours à se figurer les idées qui partent de ce centre comme une diffusion d’ondes circulaires, qui s’amortissent et se ralentissent à mesure que le cercle s’élargit et s’étend davantage au loin. Car il ne suffit pas de lire, à distance, des télégrammes, des lettres, des journaux et des livres, pour subir l’influence profonde du milieu qui les a produits ; il faut être en contact avec ce milieu vivant, et plus on est éloigné, plus la communication immédiate avec le foyer central de la vie devient difficile et rare. Voilà pourquoi, en dépit de tous les progrès qu’on a faits et qu’on pourra faire dans le transport rapide de la pensée, il est normal que la province et l’étranger continuent à retarder plus ou moins sur Paris. Comme une étoile éteinte aux yeux de ses voisines brille longtemps encore pour les mondes lointains, on voit des auteurs dont la gloire est morte dans le chef-lieu des réputations littéraires, continuer à jouir d’une sorte d’arrière-vie dans les villes de la Savoie ou de la Basse-Bretagne et au-delà des frontières françaises. Emile Souvestre, né à Morlaix, est resté vivant pour ses compatriotes longtemps après que les Parisiens ne le lisaient plus. Il est probable que bien des bibliothèques de province où les sombres chefs-d’œuvre de Dostoïewsky n’ont pas pénétré, comptent toujours de nombreux amateurs pour les Prisons un peu enjolivées de Silvio Pellico. La paix et les loisirs de la campagne sont favorables aux entreprises de longue haleine ; c’est là qu’on retrouve les conditions qui peuvent encore rendre lentement savoureux certains grands romans, devenus inabordables dans le tourbillon de la vie parisienne, et dont nos pères faisaient leurs délices : la Nouvelle Héloïse, Clarisse Harlowe et peut-être même l’Astrée. C’est là aussi que dorment et qu’on peut réveiller, pour une lecture en famille, le soir, les comédies de Picart et les proverbes de Carmontelle. Beaucoup de nos étudiants de province consultent, comme des autorités, des critiques littéraires démodés depuis quarante ans, que leurs camarades de Paris auraient honte de citer et de lire. D’heureuses traductions, faites par un écrivain de grande autorité, peuvent rendre un poète plus célèbre à l’étranger que chez lui. Béranger, traduit par Chamisso, jouit en Allemagne d’une gloire qu’il n’a pas conservée en France. Inversement, Hoffmann, l’auteur des Contes fantastiques, très fameux en France, et dont Alfred de Musset associe le nom à ceux de Mozart et de Shakespeare, n’a jamais été mis très haut par les Allemands. Il paraît bien que Du Bartas, poète illustre de son vivant, qui eut en cinq ans trente éditions, qui fut traduit en latin, en italien, en espagnol, en allemand et en anglais, mais qui est complètement mort dans sa patrie depuis trois siècles, sans y avoir jamais ressuscité, comme Ronsard, a toujours conservé en Allemagne un groupe d’admirateurs fidèles81. Le fait est que Gœthe l’a loué en termes enthousiastes dans une page fort curieuse : « Cet auteur, maintenant proscrit et dédaigné par les siens et tombé dans l’oubli, conserve en Allemagne son antique renommée ; nous lui gardons une admiration fidèle, et plusieurs de nos critiques lui ont donné le titre de roi des poètes français… Notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite… Supérieurs à des productions plus récentes et bien autrement vantées, ses vers sont parmi ceux qui font le plus d’honneur aux muses françaises… Mais je suis persuadé que les Français persisteront dans leur dédain pour ces poésies si chères à leur ancêtres et à nous, tant le goût est local et instantané ! tant il est vrai que ce qu’on admire en deçà du Rhin, souvent on le méprise au-delà, et que les chefs-d’œuvre d’un siècle sont les rapsodies d’un autre82 ! » L’histoire de la réputation en Allemagne de Du Bartas, poète français, a pour pendant celle de la réputation en France de Gessner, poète suisse. Pendant un quart de siècle environ, sous l’influence d’un faux goût champêtre, à la mode du petit Trianon de Marie-Antoinette, les fades idylles enrubannées de ce bucolique ennuyeux ont joui chez nous d’une vogue dont Hegel s’étonnait et qu’il expliquait par la frivolité et la sentimentalité de notre nation83. La popularité, longtemps persistante, de Gessner s’explique surtout par l’incontestable empire que conserve, malgré les réclamations de la critique, l’éternel « goût bourgeois », dont on n’exagérera jamais la secrète puissance, même sur ceux qui s’en croient affranchis, et dont j’ai tenté la description dans la première série de ces Essais84. Sur cinq mille visiteurs qui entrent au Louvre le dimanche, combien y en a-t-il qui ne regardent pas les tableaux de Greuze avec les yeux de Diderot, je veux dire, qui ne continuent pas à être touchés par la fable dramatique et la leçon morale, beaucoup plus que par les qualités de la peinture ? Le goût bourgeois, qui avait mis sur le trône Carrache et Guide, n’a jamais compris leur déchéance et serait très empressé à leur rendre le sceptre. Il admire sans effort la rhétorique ingénieuse, un peu déclamatoire, du Laocoon, ne se montrant pas, après tout, plus sot que Pline l’Ancien, Winckelmann ou Lessing ; mais les marbres du Parthénon le laissent froid. On a vu le goût bourgeois, même en pays anglais, se plaire à Dickens, mais lui préférer Paul de Kock ! On l’a vu, en France, donner raison à Ponson du Terrail qui avait fait, contre Aurélien Scholl, le pari que, dans toutes les petites villes, dans tous les villages où ils iraient ensemble, ils ne trouveraient personne qui n’eût lu ses ouvrages, tandis qu’à peine un petit nombre de lettrés connaîtraient le nom de Flaubert. Enchanté du dénouement optimiste qui substitue, dans le drame de Blanchette, une moralité douce à la vérité amère et brutale, le goût bourgeois est assez puissant, même chez vous, critiques, qui lui faites la guerre, pour vous interdire désormais de regretter sérieusement l’ancienne catastrophe. Une bourgeoise de Munich me demandait, en 1877, comment j’avais trouvé « le Musée » ? Ne doutant point qu’elle voulût parler de l’ancienne Pinacothèque, je lui en vantai les merveilles, peut-être (que Rembrandt me pardonne !) avec une forte part d’enthousiasme convenu et appris ; mais elle, brave femme, sincère et naïve, se montrant peu sensible aux antiques chefs-d’œuvre, je m’aperçus bientôt que toute son admiration était pour la Pinacothèque nouvelle, où les toiles sont claires, brillantes et jolies. La province, plus tranquille et plus lente, moins prompte que la capitale aux brusques caprices de la mode, maintient la stabilité relative de certains cultes en littérature. L’esprit de médiocrité ayant là sa demeure d’élection, un écrivain bien avisé, qui s’applique à le satisfaire, pourra gagner sa récompense : je veux dire traîner dans quelques cités endormies une agonie de plusieurs mois, au lieu de s’éteindre du matin au soir… C’est quelque chose par le temps qui court.
Révolutions du goût
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Talleyrand admirait fort une ode du général Dupont, ancien ministre de la guerre, sur l’éléphant du Jardin des Plantes et sur sa femelle, trop fière pour daigner reproduire dans l’état de captivité et pour donner « des sujets à ses oppresseurs ». Il écrivait dans une lettre de 1828102 : « Le général Dupont est ici depuis quelques jours. Il fait des vers et m’en a dit quelques-uns. Voici une strophe que j’ai placée dans ma mémoire. Je la trouve très belle… C’est en sortant du Jardin des Plantes qu’il a fait l’ode d’où cette strophe est tirée :Des sentiments d’une maîtresse
N’est-il pas extrêmement probable que certaine poésie contemporaine, « dont l’abracadabrance dépassait en hauteur septante fois sept fois », et qui a trouvé des admirateurs (car tout en trouve), deviendra bien plus ridicule encore que ceci aux yeux de la postérité ? J’aime mieux, d’ailleurs, les vers du général Dupont sur l’éléphant que ceux de l’abbé Chaulieu sur lui-même. Ils ont un tour de spirituelle élégance, selon l’ancienne mode française, et l’on conçoit la possibilité d’un regain de faveur pour ce genre léger et galant, le jour où le goût public serait las des brutalités naturalistes et du mysticisme symbolique. Quand on éprouvera le besoin de changer de galimatias, le passé offrira des modèles qui auront le piquant du neuf. Cette possibilité d’un retour de fortune est admise pour Voiture, qui doit appartenir à l’esprit français par quelques liens étroits, puisque Fénelon, en 1693, le nommait à côté de Corneille dans son discours de réception à l’Académie française, puisque, en 1701, Boileau le louait encore, puisque La Bruyère vante « son naturel », et puisque Voltaire l’accepte en partie. Nous avons vu, de nos jours et dans l’espace d’une vie d’homme, monter, descendre et quelquefois reparaître plusieurs gloires : celles de Chateaubriand et de Béranger d’abord ; puis celles de Lamartine et de Musset, tombés presque dans le mépris sous l’influence des Parnassiens ; nous les avons vues accomplir toute une révolution dans ce ciel où ne brillent
Des apothéoses comme celles de Ronsard, de Voltaire et de Victor Hugo provoquent, par un retour fatal, cette vengeance des Dieux jaloux que les anciens avaient personnifiée dans la terrible et sublime figure de Némésis. Ronsard, après une expiation deux fois séculaire de son insolent orgueil, est enfin ressuscité, et il ne nous semble pas probable qu’une seconde mort le menace. Cependant, il faut avouer que la grande gloire populaire lui manque et lui manquera toujours, et que le lien qui l’attache à la vie est assez fragile, la pensée, chez lui, ayant relativement peu de valeur, et presque tout le prix de ses poésies étant dans une forme qui n’intéresse que les artistes. Voltaire, au contraire, a trop d’importance comme ennemi de ce qu’une moitié de l’humanité déteste et de ce que l’autre adorera longtemps encore, pour redouter, tant que durera cet antagonisme, l’indifférence, qui est la seule mort en littérature. C’est le plus haï des écrivains, et ce n’en est pourtant pas le plus aimé ; mais les passions qu’il excite suffisent pour entretenir sa gloire et sa vie. Quant à Victor Hugo, j’estime qu’artiste supérieur comme Ronsard, il se recommande en outre à la postérité par la valeur relative d’une pensée, beaucoup moins riche sans doute que son imagination, plus riche toutefois que celle de presque tous les autres grands lyriques, et qui ne dérobe sa réelle richesse que sous l’éclat et sous le bruit de sa prodigieuse opulence verbale. Mais c’est là une opinion trop particulière et même trop généralement contestée pour qu’on puisse, avec la moindre confiance, y voir le jugement de l’avenir. Les génies « entrés vivants dans l’immortalité », dont l’apothéose impudente et imprudente, contemplée par eux-mêmes de leurs yeux charnels, est un défi aux dieux, ont pour pendants les spectres d’abord misérables d’Homère, mendiant aveugle ; de Dante, persécuté et banni, errant de ville en ville, « montant et descendant l’escalier d’autrui et mangeant le pain amer de l’étranger » ; de Shakespeare, si peu illustre en 1616, année de sa mort, que la première édition complète de ses œuvres ne parut que huit ans après, et que, dans l’espace de vingt et un ans, mille exemplaires à peine s’en vendirent ; de Milton, qui reçut 250 francs pour son manuscrit du Paradis perdu ; de Molière, qui faillit manquer pour la sépulture chrétienne de son pauvre corps, d’« un peu de terre obtenu par prière. » Ainsi rien n’est stable, ainsi rien n’est sûr de n’être pas un jour emporté dans ce grand tourbillon des révolutions du goût qui bouleverse et qui renouvelle le ciel de l’art. Seuls, un très petit nombre de génies, après l’épreuve fatale des éclipses et des vicissitudes, paraissent assurés de cette immortalité vraie, qui ne consiste pas dans la gloire froide du nom, mais dans la vie de l’œuvre éternellement lue et citée : ce sont les auteurs dont la pensée même, et non seulement la forme dont ils l’ont revêtue, est devenue un aliment nécessaire aux hommes ; mais, pour que ce pain quotidien reste assimilable à toutes les générations qui se succèdent, il faut que chaque époque puisse le pétrir et le refaçonner à sa manière. Partout où cette possibilité manque, la vie éternelle de l’œuvre est en péril. Voilà pourquoi les ouvrages dont la substance est pauvre, dont la beauté n’est que dans la forme, ont peu de chance d’occuper constamment l’attention de l’esprit humain ; nous les admirons en passant, comme les marbres d’un musée d’antiques, nous n’en faisons pas le sujet favori de nos méditations ; car ils n’ont qu’un aspect, toujours le même, celui où la main de l’artiste les a fixés, ne varietur. Ce que nous aimons, au contraire, à méditer, c’est ce qui est intéressant, actuel, toujours nouveau ; et cela seul remplit vraiment cette condition, qui, à la solidité des choses éternelles, ajoute la souplesse des choses vivantes ; qui peut être commenté, traduit ; qui ne dit pas, comme un certain art : « Voilà le dernier mot ; il est clair, complet, définitif », mais qui parle, comme la nature, un langage toujours recommençant et plein de choses profondes. Or, on trouve des artistes qui brillent et qui passent, parce qu’ils ont exprimé leur pensée dans une forme qui lui est si indissolublement unie, que la forme ayant vieilli par l’effet du temps, la pensée n’est bientôt plus qu’une fleur fanée dans un vase caduc ; mais il y a bien peu d’auteurs, même parmi les plus grands, dont l’âme s’échappe du corps et survive, toujours jeune, au dépérissement de la matière. Horace et Montaigne sont peut-être les seuls exemples parfaits de ces écrivains nourriciers dont la substance ne vieillit pas, leur forme, d’ailleurs, n’ayant jamais cessé d’amuser et de plaire. « Sous les mots des odes d’Horace, écrit Doudan103, des idées nouvelles, des sentiments nouveaux se glissent furtivement. » Ronsard est loin d’avoir cette heureuse plasticité. Victor Hugo, qui en a plus que Ronsard, en a moins que Molière et moins que La Fontaine. Homère, Dante et Shakespeare sont, par elle, les poètes les plus vivants de toute la littérature. Anatole France ayant remarqué104 que l’Iliade nous charme aujourd’hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons de bonne foi, tandis qu’au xviie siècle on louait Homère d’avoir observé les régies de l’épopée, ajoute : « Les idées du xviie siècle nous semblent ridicules ; les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu’Homère est barbare et que la barbarie est admirable. » Oui, nos idées deviendront ridicules ; mais la vivante gloire d’Homère n’y perdra rien, puisque nos descendants découvriront toujours des aspects nouveaux dans une œuvre qui vraiment n’est plus, depuis tant de siècles qu’on la commente et qu’on la défigure, que ce que l’imagination la fait être. Le Paradis perdu, moins plastique que l’Iliade et que la Divine comédie, ne semble pas destiné à leur haute fortune, mais plutôt à celle de la Jérusalem délivrée : je veux dire que Milton et le Tasse, grands hommes en leur temps ou après leur temps, et ayant dans l’histoire littéraire une place qui ne leur sera plus ôtée, mais lus de moins en moins, délaissés désormais sans être ni méprisés, ni oubliés, abrités par l’indifférence contre la malveillance, respectés, glorieux même, paraissent devoir rester éternellement de grands noms éclatants et sonores… « J’en connais de plus misérables. »
C’est par une tradition héritée des classiques anciens que nous avons toujours à la bouche et sous notre plume ces grands mots d’éternité et de siècles, dont Ronsard, cet unique vers excepté, a fait plus d’abus que personne. Cela ne pouvait convenir qu’à un temps où, la production littéraire étant restreinte, l’expérience n’avait pas encore appris aux écrivains avec quelle effroyable rapidité le temps dévore tout ce qui s’imprime. La question qu’on entend poser si souvent : « Que restera-t-il des œuvres du xixe siècle ? » cette question, écrit Renan dans ses Feuilles détachées, « a quelque chose de superficiel et de naïf. On est égaré par ce grand fait qui s’est passé deux ou trois fois dans l’histoire, de littératures classiques dont le prestige s’est étendu à des nations très diverses, à des siècles très divers, et qui sont restées des modèles pour le genre humain. Il n’est pas probable que ce phénomène se passe désormais. » Le philosophe Caro disait à Jules Simon que la réputation d’un académicien, quand cet académicien n’est pas Corneille ou Victor Hugo, dure deux ans. Et Jules Simon paraît trouver cette moyenne encore exagérée. « Il faut, remarque-t-il, trois mois au secrétaire perpétuel pour composer l’éloge du dernier mort. Quand il commence à l’écrire, la mémoire de son héros est présente à tous les esprits ; elle est partout effacée, trois mois après, quand il écrit les dernières lignes106. » Dans un article sur Edmond de Pressensé, daté du 9 mai 1894, Jules Simon distingue entre la réputation d’un homme célèbre, qui peut durer deux ans, et celle des hommes de bien, qui dure à peine quelques semaines, et sa conclusion mélancolique et honnête est qu’« il faut faire le bien gratis ». « La gloire fait banqueroute parce qu’elle a trop de créanciers. Trop de gens ont des droits sur elle ; elle ne sait plus qui choisir pour se libérer, même partiellement ; elle est en faillite par embarras107. » Songez qu’au xixe siècle, en France, la production littéraire, rien que pour le roman, se solde par le chiffre de cinquante mille ouvrages, qu’il se publie, par jour, une soixantaine de volumes en librairie, sans compter les journaux et les revues, et que nous avons à la fois, tous les soirs et tous les matins, cinq cents journalistes au moins qui ont du talent, de l’esprit et de la verve. De leur côté, les sculpteurs, les dessinateurs, les peintres, les musiciens sont légion. À Paris, un salon de peinture ne suffit plus ; il y en a deux, il y en a trois, il y en a dix. Chaque année voit poindre tant de réputations qu’il n’est plus possible de tenir la carte de toute cette poussière d’étoiles. Les pauvres poètes se morfondent, en constatant, par la lecture des manuels d’histoire de la littérature, qu’il fut un temps où il suffisait d’une élégie telle que la Chute des feuilles pour devenir classique comme Millevoye, et ils ont raison dans leur désespoir amer ; car ils ont souvent bien plus de talent que les heureux usurpateurs de gloire du temps passé, immortels à si peu de frais. Qu’ils se consolent, s’ils le peuvent, par la satisfaction intime que goûtent les âmes fières à faire d’excellents vers gratis. Qu’ils se calment aussi par la comparaison de ce qu’il est raisonnable d’attendre et de ce qu’il serait absurde d’espérer. À moins d’une catastrophe qu’on ne peut concevoir que sous la forme d’un bouleversement de notre planète et d’un renouvellement de la vie humaine, l’activité littéraire ira en s’étendant de plus en plus, sur une immense surface, et les chances de se distinguer éminemment dans la masse énorme des talents estimables diminueront toujours davantage. Pour s’intéresser à nos œuvres, pour entretenir même la mémoire de nos noms, la postérité sera beaucoup trop occupée par les nouveaux venus, et surtout par ses propres affaires, par ses plaisirs, par ses passions, par l’assouvissement de ses deux gros besoins matériels, qui sont l’amour et la faim, par tous les efforts et tous les incidents de sa lutte pour la vie. Comment aurait-elle le temps de nous lire ou seulement la curiosité d’apprendre qu’un jour nous vécûmes et nous écrivîmes ? Pensée bien raisonnable. Mais la raison n’est pas ce qui règle l’ambition des pauvres insensés, avides de gloire littéraire, qui briseraient leur plume ou se ravaleraient honteusement à la plus rampante médiocrité, s’ils ne s’envolaient pas sur les ailes de cette chimère enivrante. Contre toute raison, contre toute espérance, nous continuerons donc de chérir l’illusion qui nous soutient et d’aspirer à la cime inaccessible qui couronne les avenues de la littérature, si assiégées de vivants et de morts, si glissantes de sang et de pleurs, si encombrées de ruines, qu’on ne peut plus s’y frayer ni route ni sentier. Ce n’est pas deux ans, ni vingt ans, ni un siècle, c’est l’éternité que nous anticiperons comme jadis, avec la même foi qu’au temps d’Horace, foi devenue folie et absurdité. Nous serrerons au fond de notre coffre-fort, comme notre trésor le plus précieux, ce papier sans valeur, notre billet de loterie, et nous rêverons jour et nuit au gros lot, pour lequel nous avons une chance contre tant de millions.
Un habile homme
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Journaliste, fondateur du Mercure galant avec Donneau de Visé, il comprit ce que pouvait rapporter la réclame, et il n’oublia pas d’inscrire, dans le contrat passé avec son copropriétaire, qu’outre le bénéfice régulier de cette publication périodique, les deux compères partageraient par moitié « tout le profit qui pourrait leur revenir des présents en argent, meubles, bijoux, pensions, etc. » Un jour, comme les recettes de la Devineresse avaient un peu baissé, les directeurs du Mercure galant, pour relever leurs affaires, firent distribuer dans Paris un almanach illustré où se trouvaient figurés et expliqués les trucs les plus nouveaux de la pièce. Les Italiens possédant un riche matériel pour certains grands spectacles qui tenaient le milieu entre la tragédie et opéra, et le public ayant toujours montré beaucoup de goût pour ce genre de divertissement, Thomas Corneille composa des féeries qui permirent d’utiliser tout ce qu’il y avait de décors dans les magasins. Tant de sens pratique devait avoir son salaire et sa récompense : notre poète fut en effet « le mieux renté » de tous les auteurs dramatiques du siècle. Les recettes de Circé furent énormes, bien supérieures à celles du Misanthrope. Quoique Molière cumulât les trois fonctions d’auteur, d’acteur et de chef de troupe, Thomas était mieux payé que lui. Il finit par toucher le septième de la recette, et parfois des gratifications supplémentaires vinrent s’ajouter à ce revenu régulier. En une seule année, un de ses ouvrages fit entrer dans la caisse du théâtre plus de 50.000 livres. Avec la même facilité qui, de la comédie, l’avait fait passer à la tragédie, à l’opéra, aux pièces à machines et à grand spectacle, Thomas Corneille prit le style impersonnel du journaliste, si parfaitement qu’il était impossible de distinguer ses articles de ceux de son collaborateur Donneau de Visé. Il finit par devenir grammairien, lexicographe, compilateur d’énormes dictionnaires, lorsque, vers 1700, sa collaboration au Mercure ayant pris fin, il se vit privé de sa ressource la plus lucrative. Il atteignit, après une longue vie de travail soutenu et de brillants succès, le bel âge de quatre-vingt-quatre ans. C’était un parfait honnête homme, si éloigné de toute hauteur insolente, qu’il écrivait modestement dans la dédicace de sa tragédie la plus fêtée : « Si Timocrate voit quelque chose de flatteur dans les acclamations qui en ont fait jusqu’ici tout l’éclat, il sait qu’elles n’ont rien de durable… » Il n’avait point d’ennemis ; dans la querelle des Anciens et des Modernes, il se garda de prendre parti, d’avoir une opinion et, par là, sut rester en bons termes avec tout le monde ; son caractère aimable et le nom de Corneille lui valurent, quand il se présenta à l’Académie française, après la mort de Pierre, l’honneur unique, je crois, dans l’histoire de cette institution d’être élu à l’unanimité des suffrages. La conclusion de la thèse bien documentée, bien pensée, bien écrite, que M. Gustave Reynier a consacrée à cet habile homme, humble frère d’un grand homme, c’est qu’on songe « avec mélancolie au lendemain des admirations de la mode » ; c’est que « Thomas Corneille est oublié parce qu’il a été l’esclave du public au lieu d’essayer de s’en rendre maître, et aussi parce que, abusant de son étonnante facilité pour se dépenser dans une production trop hâtive, il ne fut jamais tourmenté de cet éternel souci du mieux dont sont travaillés les vrais artistes » ; c’est enfin que, « tâtant ses contemporains pour leur donner ce qui pouvait leur plaire, satisfait d’écrire une œuvre qui fût celle d’une société et d’un temps, il n’a point pensé à la postérité, et que, par un juste retour, la postérité ne pense plus à lui. » Qu’est-ce que cela lui fait à présent ? Croyez-vous que les hommes qui ont fait du bruit sur la terre sortiront en secret de leurs tombeaux, comme Bossuet s’exprime110, pour entendre ce qu’on dira d’eux ? Thomas Corneille a goûté la gloire de son vivant, c’est-à-dire tout le temps qu’il a pu en jouir. « Si j’étais de ceux à qui le monde peut devoir louange, disait Montaigne, je l’en quitterais pour la moitié et qu’il me la payât d’avance. Qu’elle se hâtât et amoncelât tout autour de moi, plus épaisse qu’allongée, plus pleine que durable. Et qu’elle s’évanouît hardiment avec ma connaissance quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles… Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu’en papier111 ». L’intelligent calcul et digne d’un homme de sens, pensait Regnier,Ils sont tels que nos neveux
Les Muses chantaient à Ronsard les sornettes suivantes :
mais Ronsard, poète pratique, répondit à ces rêveuses :
Il s’en faut bien d’ailleurs que la gloire de Thomas Corneille se soit éteinte brusquement avec sa vie. Pendant plus de cent ans, quelques-unes de ses pièces sont restées au répertoire. On jouait au xviiie siècle le Baron d’Albikrac, et, le 29 juin 1823, cette comédie retouchée, réduite à trois actes, égaya une fois encore le public. Le régal offert à la jeune dauphine Marie-Antoinette, arrivant en France, fut une représentation de l’Inconnu, dont le succès durait depuis plus d’un siècle. De la tragédie du Comte d’Essex, le nom au moins subsiste ; la postérité en a retenu un beau vers, et Ariane faisait pleurer M. Nisard. Que voulez-vous de plus ? — « Je veux, dit Pierre, lutter et souffrir. Je veux faire le Cid, et vaincre les poètes jaloux, les critiques pédants, l’Académie française et un grand ministre ligués contre moi. Je veux écrire Polyeucte, et déplaire extrêmement par cet ouvrage à l’hôtel de Rambouillet. « Je veux, sans l’appui du beau monde, sans brigues, sans quêter des suffrages de réduit en réduit, ne devoir qu’à moi seul toute ma renommée ; je sais ce que je vaux, et je méprise des conseils littéraires dictés par l’envie s’ils sont de mes rivaux, dictés par l’ignorance s’ils viennent des salons et des ruelles. « Je veux être sans grâces, bourru, pesant, d’une conversation si ennuyeuse qu’elle soit à charge dès qu’elle dure un peu ; il me suffit qu’on m’entende à l’hôtel de Bourgogne. « Je veux m’affranchir du mauvais goût de mon temps, entrer dans le génie des siècles disparus, et faire parler mes héros avec bienséance. Je veux, les yeux fixés sur mon idée du drame et de la poésie, en poursuivre l’exécution jusqu’au bout, enragé dans mon système malgré la critique, sans faire la moindre concession au prétendu art nouveau des Quinault et des Racine, aimant passionnément mes ouvrages et refusant de croire que Suréna et Othon, dont je récrirai trois fois le cinquième acte, soient des cadets indignes de Cinna. « Je veux, dût-il m’en coûter cher, dire quelquefois au grand roi lui-même la vérité :
« Je veux que ma pension soit supprimée ; je veux mourir misérable, abandonné, oublié de tous mes contemporains, mais laisser un nom vraiment glorieux et une œuvre immortelle. » C’est Pierre qui a raison.
Mais une strophe bien faite de cinq petits vers ne prouve pas que le poète qui l’a peut-être rencontrée par un exceptionnel bonheur, fût un maître dans l’art de versifier et d’écrire. Il faut donc citer quelque chose de plus étendu. Le morceau suivant est tiré de la tragédie des Lacènes par Antoine de Montchrestien, poète de l’école de Robert Garnier, qui fut lui-même un écrivain très remarquable. On va voir si les stances ont eu besoin de l’avènement de Malherbe pour apprendre « à tomber avec grâce » :
En toute chose, on sait mal qui est « le premier ». Généralement les hommes auxquels on attribue cette gloire sont les héritiers habiles ou heureux d’une suite de prédécesseurs oubliés. Ils ont eu le mérite ou la chance de couronner par un coup d’éclat de longues et anciennes tentatives. L’élaboration du progrès se faisant par une série d’ouvriers anonymes, il n’y pas d’inventions, à proprement parler, mais de continuels perfectionnements, qui sont comme les anneaux d’une chaîne sans fin113. Guyau a remarqué que des idées philosophiques, religieuses, sociales, inconnues jusqu’alors des poètes, se font jour au milieu des classiques alexandrins de l’abbé Delille. Pourquoi les véritables novateurs ne sont-ils presque jamais les signataires éclatants des choses ou des formes qu’un autre qu’eux passera pour avoir inventées ? Peut-être, tout simplement, parce que l’homme balbutie avant de parler, parce qu’il y a une analogie entre les créations de l’art et celles de la nature, toujours précédées d’ébauches imparfaites, et parce que, en vertu de cette loi, il fallait que Lamartine eût parmi ses prédécesseurs un poète obscur nommé Loyson, qui né devait pas voler très bien si l’on a pu dire de sa poésie :
L’auteur d’une forte étude sociologique sur les Lois de l’imitation, M. Gabriel Tarde, écrit115 :
« L’histoire, d’après les érudits, serait la collection des choses les plus célèbres ; nous dirons plutôt : des choses les plus réussies, c’est-à-dire, des initiatives les mieux imitées. Telle chose qui a eu un immense succès peut n’avoir eu aucune célébrité : par exemple, un nouveau mot qui se glisse, un jour, dans une langue et l’envahit peu à peu sans attirer l’attention ; un rite religieux, une idée nouvelle, qui fait insensiblement et obscurément son chemin dans le peuple ; un procédé industriel, sans nom d’auteur, qui se répand à travers le monde. »On attribue à Harvey la découverte de la circulation du sang : il l’a simplement complétée ; avant lui, Michel Servet avait découvert la circulation pulmonaire, qui devait facilement conduire à l’autre116. Les origines du romantisme sont multiples et diffuses. On remonte de plus en plus haut dans le passé sans pouvoir se flatter jamais d’avoir découvert la vraie source. La préface de Cromwell a été précédée, entre autres, de celle que François Ogier écrivit en 1628 pour la tragi-comédie de Tyr et Sidon. Quel est l’inventeur de l’espèce de pièce de théâtre appelée comédie sérieuse ou drame bourgeois ? Diderot ? La Chaussée ? Ni l’un ni l’autre. Corneille en avait exposé la théorie dans l’épître à M. de Zuylichem, en tête de sa comédie héroïque de Don Sanche d’Aragon. Avant lui, le vieux poète Alexandre Hardy en avait donné une monstrueuse ébauche dans Scédase ou l’Hospitalité violée. Au xvie siècle, Claude Rouillet, auteur de Phïlanire ; Jean Bretog, auteur d’une « Tragédie française à huit personnages traitant de l’amour d’un serviteur pour sa maîtresse », avaient fait des drames bourgeois qui eux-mêmes venaient en droite ligne des Moralités du Moyen-Age117. Mais l’érudition ne s’arrête point là. Elle remarque, avec M. Gustave Lanson, que certaines scènes de l’Amphitryon et du Stichus de Plaute, que les Captifs, le Trinummus et l’Hecyre appartiennent vraiment au genre de la comédie sérieuse, puisque « la vertu et la morale y débordent » ; que la comédie devint, avec Ménandre, sentimentale et pathétique ; que le ton bourgeois de certains héros d’Euripide est frappant, et que la Fleur, pièce perdue du poète Agathon, que mentionne Aristote, semble avoir été le prototype de toute cette littérature.
Les disputes de goût
« On vante avec raison, écrit Kant dans sa Critique du jugement, les ouvrages des anciens comme des modèles ; les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple. Le goût a besoin d’apprendre, par des exemples, ce qui, dans le progrès général de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s’il ne veut pas redevenir inculte et retomber dans la grossièreté de ses premiers essais. »Le philosophe Cournot dit à peu près de même118 : « Sans tradition littéraire, sans règles, sans types consacrés, cette branche de l’art qu’on appelle la littérature risquerait fort de devenir une branche de la mode ; elle en aurait la fluidité et l’inconsistance, au point que plusieurs modes littéraires pourraient se succéder dans le cours de la vie d’un homme. Il ne faut rien (de) moins que le maintien d’une éducation littéraire d’après des types convenus, que leur antiquité place hors de toute comparaison, pour modérer l’ardeur d’innovation, en conservant à la littérature d’un peuple ses traits distinctifs et surtout cet air de dignité, incompatible avec l’absence de règle et de tradition. » Dans ces paroles très sages de Cournot et de Kant, je constate avec plaisir qu’il ne se trouve pas un mot qui m’oblige de croire à l’existence de quelque vérité idéale et objective faisant, pour la raison, loi en matière de goût ; je ne vois que l’utilité hautement proclamée, pour le bien des études et le bon ordre de la société, d’un simple règlement de police. Flaubert ne voulait pas que Mme Sand se permît de rire ; il souffrait cruellement de son désaccord avec de chères intelligences, quand il combattait pour Chateaubriand, objet de son culte, contre les mécréants Tourgueneff et Zola ; mais son irritation la plus vive, d’où venait-elle ? du sentiment profond de son impuissance à convaincre ses adversaires, ses amis, par aucune raison décisive qui les contraignît à rendre les armes. Et cette sérieuse souffrance que Flaubert éprouvait, se rendait-il bien compte qu’il pouvait lui-même la causer à d’autres, lorsque, par exemple, on faisait de vains efforts pour le convertir à l’adoration d’Alfred de Musset, ou des Misérables de Victor Hugo, qu’il goûtait peu ? C’est là le caractère essentiel de tous les jugements de goût. Ce sont des sentiments, tellement sûrs d’être fondés en raison, qu’ils exigent avec une foi intolérante que tout être raisonnable les partage, mais condamnés par leur nature même à l’humiliante douleur de ne pouvoir triompher de la contradiction par aucune preuve que la raison soit forcée de trouver victorieuse. On n’aime pas Chateaubriand par logique, parce qu’il y a telle ou telle raison de l’aimer ; mais on trouve des raisons de l’aimer parce qu’on l’aime. M. de Roannez disait assez finement à Pascal : « Les raisons me viennent après ; mais d’abord la chose m’agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » Mais Pascal lui répondit, avec plus de finesse encore : « Je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque. » Il y a, dans une lettre de Bossuet au maréchal de Bellefonds119, une idée bien juste, mais d’une terrible conséquence, et que le grand autoritaire se serait prudemment gardé d’exprimer si sa philosophie, beaucoup plus courte que son éloquence, en avait aperçu la portée désastreuse : « Nous ne cherchons ni la raison ni le vrai en rien ; mais, après que nous avons choisi quelque chose par notre humeur ou plutôt que nous nous y sommes laissé entraîner, nous trouvons des raisons pour appuyer notre choix. » C’est, au fond, tout un ensemble très riche et très complexe de dispositions morales, sentimentales, imaginatives, intellectuelles, bref, c’est tout ce qui constituait leur nature, qui était cause que Flaubert aimait Chateaubriand et que Tourgueneff ne l’aimait pas. Les raisons que ces deux hommes faisaient valoir en faveur de leurs jugements contraires, n’étant, en fin de compte, que l’analyse naïve et complaisante de leur propre humeur personnelle, ne pouvaient pas avoir de prise les unes sur les autres. Chez les grands artistes, cette humeur est singulièrement intransigeante. Voilà pourquoi, hors de l’horizon étroit de leur propre talent, où ils peuvent avoir, au contraire, des vues plus profondes que personne, les artistes sont, en général, d’assez mauvais critiques, si la critique a pour condition première la souplesse qui peut et qui sait pénétrer dans la diversité des âmes et des esprits. Mais, à l’âge de l’éducation, pendant que l’autorité a de l’influence et que le caractère se forme, il est très possible de donner au goût des jeunes gens une certaine direction, et tel est justement l’objet de la culture esthétique. Sortis du collège, les hommes, qui ne sont pas des artistes pour la plupart, qui ne sont pas des critiques non plus et qui se moquent bien de savoir ce qu’il faut penser de Gautier et de Chateaubriand, de Tourgueneff, de Zola et de Flaubert, de Musset et d’Hugo, de Pascal et de Bossuet, continuent d’accepter sans examen l’ancienne parole du maître et forment le grand troupeau de la tradition.
Du style comme condition de la vie
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Mais le malheureux Flaubert, qui certainement était des seconds, « obsédé, nous raconte Guy de Maupassant, par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière d’exprimer une chose, un seul nom pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour ranimer », fut une victime illustre de cette religion de l’art littéraire qui, en France, a eu des martyrs ; il soulevait, en gémissant comme un damné, son rocher de Sisyphe, et c’est avec une espèce d’horreur sacrée qu’il maudissait l’enfer de l’écrivain et les « affres du style ». « Du style » — c’est Flaubert que je cite et qui parle. J’éviterai provisoirement remploi de ce mot, car je ne m’élève pas de prime abord à la notion du style ; les vocables : langue, diction, expression, phrase, écriture, doivent nous suffire pour commencer et sont les termes justes tant qu’il ne s’agit que du travail de la pensée jouant ou luttant avec la forme. Quoi que nous ayons tous affirmé, vous et moi, de l’identité du fond et de la forme, la formé étant nécessairement, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, déterminée par le fond, je crois bien (entre nous) que cela n’est vrai qu’en théorie, mais que, dans la réalité, il y a des pensées excellentes qui sont mal venues à la lumière ; des poètes qui ne sont pas des artistes ; de bons historiens et de grands philosophes qui ne sont pas des écrivains. Dans le Saint-Genest de Rotrou, Dioclétien répond à Valérie, sa fille, après qu’elle a intercédé pour les comédiens condamnés à mort :
Voilà qui est bien pensé, et fort mal dit. Charles d’Orléans a eu identiquement l’idée dont Villon a trouvé l’expression incomparable dans sa Ballade des Dames du temps jadis ; mais si les conceptions furent les mêmes, la différence de la forme met entre les deux poètes une distance « infiniment infinie » ; voici les pauvres vers du prince :
Jean Bodin, jurisconsulte et moraliste français, précurseur de Montésquieu, a rempli les six livres de sa République de vues ingénieuses et profondes, auxquelles il ne manque qu’une forme digne d’elles. Alfred de Vigny ne sera jamais qu’un grand poète du second rang, faute d’avoir su égaler en général ses vers à sa pensée. Maine de Biran, Auguste Comte, Gabriel Tarde, Renouvier, sont des mines très riches, mais où le métal précieux, enfoui dans sa gangue, est sans aucun éclat. De Thiers on ne cite pas de phrases ridicules ; mais on ne cite pas non plus une seule page vraiment éloquente et belle ; qu’il parlât ou qu’il écrivît, la forme chez lui est indifférente, emportée par le fond, comme dans un mémoire de statistique sans ambition littéraire. Mme de Staël, causeuse et improvisatrice brillante, pleine d’idées, bien supérieure à Chateaubriand par l’étendue et la fécondité de l’esprit, n’est pas un écrivain ; et, si elle vit, et si elle règne, ce n’est point par le « sceptre d’or125 ». Les diverses façons de bien écrire, qui paraissent nombreuses, peuvent se ramener à, deux types principaux : l’écriture simple et l’écriture artiste ; et, comme il ne faut pas moins d’art pour l’une que pour l’autre, il semble qu’on pourrait à la rigueur les unifier ; mais il restera toujours entre elles une sensible différence de méthode : l’écriture simple s’évertue, en effet, à concentrer toute l’attention du lecteur sur l’idée ou sur l’objet qu’il s’agit de rendre, elle s’efface ; l’écriture artiste, au contraire, se pique d’en distraire une partie sur le tour et l’expression, elle est coquette. Stendhal prétendait qu’un auteur avait atteint la perfection lorsqu’on se souvenait de ses idées sans pouvoir se rappeler ses phrases. Selon Descartes, quand la langue et la santé sont parfaites, on ne les sent plus ; leur nature consiste donc à être insensibles quand elles sont présentes et à accuser leur absence là où elles manquent ; c’est par la privation qu’elles nous apprennent leur essence et leur prix126. Idée analogue à celle de Winckelmann : « La beauté parfaite est comme l’eau pure qui n’a point de saveur particulière. » Mais prenons bien garde, nous touchons ici aux confins de la platitude ; il faut donc distinguer avec beaucoup de soin entre ce qui est peut-être le plus haut effort de l’art et ce qui en est l’ignorance ou la négation. Il y a, dans l’enfance des littératures, une simplicité naturelle, dont le charme est très grand parce que notre imagination est disposée à lui faire toutes les concessions et à voir des grâces dans ce qui est négligence ; son vrai nom est naïveté. C’est ainsi que, chez les enfants, non seulement nous pardonnons, mais nous goûtons vivement des choses qui deviennent intolérables avec l’âge. On ne conçoit plus un retour à l’écriture simple du bon Joinville ou d’Amyot. C’est par exception et comme par éclairs que la naïveté reparaît dans certains écrits, quand elle a disparu de la littérature devenue consciente et réfléchie ; on en a constaté la présence, toujours fugitive, chez La Fontaine, chez Fénelon, chez Bossuet. Manon Lescaut doit encore son charme unique à une simplicité si naturelle qu’on y sent à peine l’art de l’écrivain. Mais, en général, la simplicité, la vérité, la nature ne sont plus, passé une certaine époque, que des qualités littéraires obtenues à force de labeur et d’habileté ; et plus l’art d’écrire se perfectionne, plus l’écriture simple est obligée de devenir savante. Dans la simplicité de Paul et Virginie il y a déjà plus d’art que dans celle de Manon Lescaut, et la simplicité de Colomba s’élève au comble d’une certaine perfection dont l’idéal consiste à éviter si bien non seulement tous les défauts, mais aussi toutes les qualités trop apparentes, que l’œil du lecteur ne soit ni choqué ni ébloui par rien, ne remarquant pas plus de splendeurs que de taches, baigné et reposé dans cette transparence neutre de la clarté blanche qu’on ne voit pas elle-même et qui fait tout voir. Victor Hugo, qui n’a jamais voulu comprendre théoriquement la valeur de la sobriété, bien qu’il ait quelquefois été sobre d’instinct, trouvait Mérimée « plat » ; mais, pour distinguer de la platitude la sobriété, ou plutôt la simplicité, telle que l’entendait l’artiste supérieur qui a fait Colomba, il suffit d’observer que l’écrivain simple est si exclusivement attentif à la vérité de l’objet, que, dans son passionné désir de n’exprimer qu’elle, il s’interdit sévèrement les mots inutiles, les bavures, les scories, la prolixité et la diffusion, qui sont inséparables de la platitude et de la négligence. Il atteint par le moindre appareil possible la plénitude de sens où l’écrivain plat et vulgaire aboutit par d’ennuyeuses longueurs, et dont l’écrivain coquet se détourne pour faire admirer ses moyens. Si donc il y a eu autrefois des écrivains simples naturellement, il ne peut plus y en avoir, à notre âge de culture excessive ; rien n’est plus docte, en général, que les écrits qui paraissent simples. Ludovic Halévy estimait que ce sont les seuls qui « soient faits pour traverser paisiblement les siècles » ; mais Anatole France, sagement sceptique, propose de remplacer « les siècles » par les « années ». La forme simple s’élaborant, en effet, par élimination de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la représentation de l’objet ou de l’idée, a des chances de s’alléger de tous les poids morts qui peuvent empêcher un écrit de voguer quelque temps sur l’océan où sombrent tant d’esquifs lourds de leurs richesses. L’écriture artiste, au contraire, risque de vieillir vite, parce que sa loi unique n’étant pas l’expression absolue des choses, et sa force se dépensant en partie à poursuivre des formes qui ne sont point essentielles, il arrivera presque fatalement que celles-ci seront empruntées aux agréments périssables de la mode publique et de la fantaisie particulière. L’écriture artiste est donc condamnée à dater davantage que l’écriture simple et à devenir archaïque plus tôt. On est assez embarrassé pour citer des écrivains artistes au sens que je viens de définir, parce que, s’ils sont vraiment grands et dignes qu’on les compte, ils furent aussi des écrivains simples. Quand on a nommé MM. de Goncourt, qui sont, je crois, les inventeurs de ces mots, écriture artiste, ainsi que de la chose dans toute sa prétention, la liste est presque épuisée, à moins qu’on n’y ajoute, dans les siècles passés, Voiture et toute l’école de la manière et de la préciosité. Mais La Bruyère, Chateaubriand, Paul-Louis Courier, Louis Veuillot, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Leconte de Lisle, Hérédia et tous les grands pittoresques, s’ils furent des écrivains artistes, ont su être aussi des écrivains simples, et c’est très probablement par la simplicité qu’ils échappent au déchet qui serait leur destinée, s’ils n’avaient voulu que briller et nous éblouir. L’écriture artiste et l’écriture simple, distinctes et différentes en théorie, se rejoignent ainsi et se confondent dans la perfection pratique de l’art. Les écrivains qui appartiennent délibérément et d’intention à l’une ou à l’autre école, ont en commun une préoccupation extrême de bien écrire. Il faut avouer que ce dominant et continuel souci caractérise en général tous les écrivains secondaires et n’absorbe que par exception les auteurs de tout premier ordre ; c’est pourquoi les modèles de l’art d’écrire sans fautes se trouvent plutôt chez ceux qui sont les seconds que chez les plus grands, plutôt dans Horace que dans Lucrèce, plutôt dans Nicole et Bourdaloue que dans Pascal et Bossuet. La correction négative devient une obsession, surtout chez les écrivains trop épris de simplicité, qui comprime l’essor de toutes sortes de beautés hardies et heureuses. Et c’est aussi pourquoi une certaine littérature est une diminution ou une altération de la vérité. Quand on tient, avec Flaubert, que « le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses » ; quand on approuve ce que dit Buffon : « Toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent dans un beau style, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet », on n’est pas loin du vertige qui fait regarder la plume comme le sceptre du monde, et la réalité comme un rêve ou un thème. Toute recherche de la forme littéraire, en façonnant l’idée, peut la perfectionner et l’accroître, mais peut aussi en sacrifier quelque chose et la dénaturer plus ou moins. S’il y a de tels rapports de mots qu’ils procurent à l’artiste qui les trouve « une plénitude de bonheur intellectuel comparable au bonheur que l’évidence procure aux mathématiciens127 » ; si, dans la lutte des idées pour la vie, il ne faut laisser vivre que « celles qui le méritent par une organisation achevée128 » ; si enfin « la forme sous laquelle s’exprime la pensée est une partie essentielle de la beauté de cette pensée129 », les choses et la vérité elle-même courent grand risque de ne plus avoir d’existence que par la magie de l’art et la volonté de l’écrivain. Plutarque était tellement rhéteur, au dire de Courier, qu’il aurait fait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela eût pu « arrondir tant soit peu sa phrase » ; dans une comédie de Regnard, un personnage ouvre emphatiquement une bouche ronde pour prononcer deux vers parfaitement creux, mais d’une grande et belle sonorité, qui pourraient servir de devise à certains artistes littéraires, musiciens ronflants de la phrase ou peintres éclatants du mot, au lieu d’être les traducteurs fidèles et soumis de l’idée :Par quoy le puis voir clairement,
Le terrain est déblayé, et maintenant nous pouvons nous élever sans encombre à la notion du style. Qu’est-ce que le style ? Je le définis : l’expression naturelle d’une personnalité forte dans une écriture originale, quelquefois travaillée, mais le plus souvent libre du besoin anxieux de la perfection exemplaire. Il y a une très grande variété de styles, s’il y en a autant, non seulement que d’écrivains de génie, mais que d’écrivains vraiment personnels. Il n’est pas absolument nécessaire qu’un grand homme qui a un style écrive toujours bien ; car bien écrire et avoir un style sont deux choses. Ni Montaigne, ni Pascal, ni Molière, ni Saint-Simon, ni Lamartine, ni Balzac ne sont des modèles impeccables. On a dit de Shakespeare qu’il était un monde et qu’il avait en lui « des continents » : donc, des terres incultes, des aspérités, des marais, des landes, des précipices. Généralement, les hommes de grand style n’ont guère réfléchi ni sur « l’écriture simple », ni sur « l’écriture artiste ». Un don du ciel, c’est ainsi que Chateaubriand définit le style, en ajoutant qu’il ne s’apprend pas et qu’il y en a de mille sortes. Écrivant sous la dictée divine, les écrivains de génie font, comme dirait Victor Hugo, les fautes habituelles à Dieu130. Mais les hommes de simple talent, qui n’ont que leurs moyens humains pour réussir, attachent une importance vitale à ne point se compromettre par la moindre tache qui déshonore leur écriture. Mérimée avait trop peur de se tromper : de là le style rectiligne et circonspect que certains démoniaques lui reprochent non sans raison ; car « il y a des défauts qu’il est bon d’avoir, c’est le déchet nécessaire de la création »131. Renan, malin, savait fausser exprès le « carillon de ses phrases », afin de moins ressembler aux humbles qui ne se recommandent que de leur petite sonnerie régulière et n’oseraient, pour rien au monde, en déranger un peu le monotone tic-tac. Si, comme M. Brunetière l’a bien remarqué et bien dit132, la première loi de l’écrivain est de « faire vivant », et si la vie est quelque chose « de mêlé et de trouble », si elle est « le mouvement qui dérange les lignes », si elle est « confusion, désordre, irrégularité, illogisme », qui ne voit que l’ordre parfait et la symétrie ne sont pas, pour le poète et le romancier, la meilleure façon d’imiter le Créateur ? Il est vrai que l’art ne peut pas s’empêcher d’être plus simple et mieux ordonné que la nature ; mais il doit conserver quelque chose, et le plus possible, de la riche complexité de celle-ci, et la rigoureuse pureté du style ne s’obtient peut-être que par le sacrifice d’un nombre trop grand des éléments multiples et divers dont la vie se compose. « Il y a jusqu’à des incorrections, observe Alexandre Dumas, qui donnent quelquefois la vie à l’ensemble, comme de petits yeux, un gros nez, une grande bouche et des cheveux ébouriffés donnent souvent plus de grâce, de physionomie, d’accent et de passion à une tête que la régularité grecque. » Citons encore et admirons une fort jolie remarque de M. Brunetière sur le style de Zaïre : « C’est une erreur, dit-il,133 de croire qu’il n’y ait que les œuvres bien écrites qui passent à la postérité ; il y a aussi les œuvres fortement pensées ; et il y a surtout les œuvres vivement senties, pour ainsi parler… L’expression est souvent faible dans Zaïre, mais les sentiments y sont tout à fait justes… Les faiblesses de l’exécution, les négligences, l’air d’improvisation et de facilité, bien loin de nuire à la pièce, lui donnent, au contraire, une grâce ou un charme de plus et en achèvent d’expliquer la séduction durable. Comme l’héroïne elle-même du poète, sa tragédie est forte de sa faiblesse, et véritablement elle a des défauts qu’on préfère à des qualités. » Flaubert, asservi comme un forçat aux règles classiques de l’art d’écrire, sentait modestement et douloureusement ce qui lui manquait de libre audace pour prendre rang parmi les souverains maîtres du style : « Nous, les petits, nous ne valons que par l’exécution achevée. Hugo, en ce siècle, enfoncera tout le monde, quoiqu’il soit plein de mauvaises choses, mais quel souffle !… Je hasarde ici une proposition que je n’oserais dire nulle part : c’est que les grands hommes écrivent souvent fort mal, et tant mieux pour eux ! Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère)134. » — « Les chefs-d’œuvre sont bêtes, disait-il encore ; ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes135. » C’est dans l’argument ingénieux, et vraiment un peu trop commode, tiré de ce mélange impur de toutes sortes de choses où réside la plénitude de la vie, que les apologistes superstitieux du style de Molière trouvent une facile réponse aux critiques qui reprochent à notre grand poète des chevilles, des redondances, des négligences, des constructions embarrassées et des images vicieuses. Saint-Simon est l’incarnation même du style personnel, opposé à la correction classique ; il est le type des écrivains grands seigneurs « écrivant à la diable pour la postérité ». Balzac rebute les amateurs délicats du bon langage ; mais cet Hercule du labeur littéraire s’est forgé un style lourd, massif, compact, touffu, chargé de mots, à l’image de sa puissante conception de la « Comédie humaine ». Je ne dirai pas, comme Anatole France, qui n’en croit pas un mot, que « M. Brunetière écrit très bien » ; le charme de sa phrase est trop souvent celui d’un « pesant chariot de six chevaux traînant des pierres de taille », et la musique de sa prose est trop souvent celle qu’a décrite quelque part M. Henry Bérenger, en termes merveilleux :
« Écaillé, hérissé, grinçant, muni de pinces, de crocs et de dards, ce style s’avance sur le lecteur comme une carapace de crustacé en colère… Croassement des corbeaux autour des ruines, discordes des volailles dans les basses-cours, grincement des scies sur la pierre des bâtisses, vous êtes des concerts auprès d’un pareil style ! »Mais enfin c’est un style, et par là, M. Brunetière mérite le respect d’écrivains plus soigneux qui sont extrêmement loin d’avoir sa forte personnalité et sa griffe puissante. Napoléon, médiocre en grammaire, avait, à l’occasion, le style d’un maître du monde, éclatant et prompt comme la foudre. Esterhazy a un style. Il ne faut donc pas exagérer, par une espèce de superstition, le prix de cette qualité littéraire et morale, en la logeant trop haut, dans une région presque inaccessible. Assurément, il s’en faut bien que tous les écrivains aient un style, le Créateur ayant béni l’engeance des êtres nuls, médiocres, effacés, anonymes, sans accent, sans volonté, sans initiative, sans caractère, qui n’osent pas être ce qu’ils sont, qui imitent et qui suivent, étant
Néanmoins il y a beaucoup plus de styles que d’écrits remarquables si, à partir de l’âge où la personnalité est formée, tout homme qui est un homme peut avoir le sien. D’autre part, les gens qui écrivent bien sont légion aujourd’hui. Hélas, que de talents ! Et tout cela mourra ! Et la plus grande partie de tout cela, n’ayant jamais été tirée du néant où elle dort par la trompette de la réclame, n’a pas même commencé à vivre ! Nous ne pouvons donc nous confier ni dans le style ni dans la bonne écriture, comme dans un sûr passe-port pour la postérité. Inversement, il ne nous reste pas même la consolation de nous venger par la pensée de la destruction certaine réservée à tout ce qui est mal écrit. On meurt très bien avec un chef-d’œuvre de diction. On meurt très bien en affirmant sa personnalité et son style dans un écrit fortement original. Et, au contraire, on voit du galimatias heureux traverser les siècles gaillardement, à cette indispensable condition toutefois (c’est la seule chose vraie qui subsiste des aphorismes courants sur le style comme condition de la vie) que le galimatias soit d’un maître. Homme qui tiens une plume, tâche de bien écrire, et ne tâche pas d’avoir un style ; mais sois un homme et montre-toi tel que tu es : c’est le conseil le plus sage. Je ne te garantis point que tu vivras ; mais tu auras une parcelle de chance.
« M. X… se distingue par le style qu’il a ou, plus exactement, parce qu’il n’a pas de style. Et tant mieux ! Le style et l’application au style sont une preuve de médiocrité intellectuelle des écrivains. Preuve de médiocrité intellectuelle des hommes, le prix que ceux-ci attachent encore au style. Ils s’attardent à la forme par inaptitude à pénétrer jusqu’à la réalité… Oui, le temps viendra où, pour l’humanité plus intelligente, les œuvres vaudront indépendamment du style et dureront sans lui. Alors le style ne sera point l’élément principal par quoi peut se constituer pour la foule la personnalité d’un écrivain. Et même, on peut espérer que les écrivains perdront toute personnalité, etc., etc. »Oh ! l’état mental d’une créature ayant probablement fait ses humanités, qui signe et qui pense ces choses ! Si « différence engendre haine », selon la loi psychologique de Stendhal, combien ne dois-je pas haïr un barbare, ennemi de la littérature, qui renverse ainsi mes autels et mes dieux et ma religion et ma pensée même et ma vie intellectuelle et toute la raison de mon travail et tout le sens de mon activité ! Qu’il puisse y avoir des gens de lettres pour écrire des énormités pareilles et un public lettré pour les lire sans scandale, peut-être sans étonnement, cela montre bien le vide et le chaos des intelligences au temps où nous sommes. Et maintenant que je suis calmé, raisonnons un peu. Le hanneton sans cervelle qui se rue dans l’erreur d’une allure si réjouie, a-t-il prétendu parler des purs artistes littéraires eux-mêmes, des poètes, des romanciers ? Vraiment on serait tenté de le croire ; mais, en ce cas, je n’ai rien du tout à lui dire, ne voulant pas perdre mon temps à réfuter une absurdité évidente. Il est probable que son paradoxe ne s’applique qu’aux écrivains de la nombreuse classe intermédiaire, qui ne sont ni de simples scribes notant des chiffres ou des faits, ni des créateurs enthousiastes de belles formes : j’entends, aux penseurs, aux historiens, aux moralistes, aux philosophes, aux critiques. Il est lui-même de ces derniers, et je soutiens d’abord qu’il n’est pas de bonne foi ou qu’il se moque de nous, s’il prétend nous faire croire qu’il n’a que de l’indifférence pour la façon dont sa pensée est rendue, pourvu que tant bien que mal il la rende. Si cela était vrai, je le plaindrais sincèrement, comme je plains tous ceux qui font leur métier sans plaisir et sans goût ; et j’aggraverais ma pitié du blâme le plus dur : car personne n’étant obligé d’écrire des articles de critique, je ne sais ce qu’il est allé faire dans cette galère. N’y avait-il pas pour lui un autre moyen de gagner aussi honorablement et plus agréablement sa vie ? Il a manqué sa vocation. C’est, je crois, Michaud, l’historien des Croisades, qui a énoncé cet aphorisme hautement judicieux et profondément honnête : « Tout ce qui vaut la peine d’être fait, mérite et exige d’être bien fait. » De deux choses l’une : ou l’idée que vous exprimez vous intéresse, ou elle ne vous intéresse pas. Si elle ne vous intéresse pas, j’aime autant ne pas la connaître ; elle m’ennuie d’avance, comme elle vous ennuie vous-même. Si elle vous intéresse, il est monstrueux et contre nature que vous ne mettiez pas tout votre soin à la bien rendre. « Négliger le style, a dit très justement Béranger, c’est ne pas aimer assez les idées qu’on veut faire adopter aux autres. » Quelle plus vraie marque d’amour peut-on donner à son idée, que de chercher pour elle une forme qui la fasse vivre ? Point d’idée si modeste, qui ne puisse prétendre à cette vie de la forme ; point d’idée si belle ou si utile, qui ne soit condamnée à mort, si la forme ne la sauve pas. Buffon et Flaubert avaient bien raison : dans le choix des nombres, des sons, des images, des mots, il y a des rapports d’une si absolue justesse que l’esprit en reçoit, même sans un très haut prix de l’idée, le genre de contentement esthétique que la plénitude de la perfection peut seule donner ; la joie est de trouver ces rapports, le plaisir est de les chercher, l’honneur de tout homme cultivé est de les sentir, et si je n’étais pas aiguillonné délicieusement par cette volupté intense, je préférerais au métier d’écrivain n’importe quelle occupation manuelle. Les ouvrages de critique peuvent être de la bonne et belle prose. Il nous est permis à nous-mêmes de rêver la gloire d’une petite place dans les anthologies. Plusieurs pages de Sainte-Beuve, de Taine, de Renan, sont des chefs-d’œuvre. Quelles sont ces pages qui dureront ? celles qu’ils ont écrites avec un frémissement d’amour analogue à la passion de l’artiste pour ses créations les plus chères, les pages où ils ont mis le meilleur d’eux-mêmes et qui résument le fond de leur nature morale. Hélas ! mes pauvres chefs-d’œuvre à moi : d’abord, cette large et profonde étude d’Hermann et Dorothée, si bêtement ignorée du public instruit, qui devrait s’enquérir des lectures principales à faire sur certains grands sujets, mais qui, sur celui-ci, n’a jamais su vaguement qu’une chose, c’est que le fameux J.-J. Weiss en fit jadis sa thèse de docteur ! Et puis, mes chères, mes savoureuses causeries sur la Famille et les Amis de Montaigne !… Quand donc un brave critique se lèvera-t-il pour dire :
« Lecteurs, voici des livres ; non pas des contributions banales et quelconques à la connaissance de Montaigne et de Goethe, comme la librairie classique en compte par centaines, mais des livres appartenant à la littérature par deux signes authentiques : parce que l’auteur s’y est livré lui-même tout entier, qu’il y a mis son esprit et son âme, le fond de sa pensée et de son cœur, son caractère, son humeur, sa physionomie, sa personne ; et parce qu’il les a passionnément écrits dans cette langue française qu’il adore, avec le soin religieux de la forme parfaite qu’inspire au véritable écrivain l’amour qu’il a pour ses idées. »Oh ! quel jour viendra-t-il l’homme de vérité qui saura faire entendre, sur mes meilleurs ouvrages, la parole de délivrance, sans laquelle la puissance de vie qui est dans les livres reste éternellement semblable à la mort ?… De profundis clamavi ad te, Domine 138 ! Sarcey passe pour un écrivain plutôt débraillé. On a pu cependant extraire du fatras de sa plume quelques morceaux dignes de vivre. Soyez sûrs qu’ils étaient, non de la copie quelconque de journal, mais des enfants préférés de son esprit, que ce gros homme avait voulu accoutrer avec un brin de coquetterie, et sur lesquels — un instant — sa patte s’était tendrement posée, pour assurer leur nœud de cravate et les bénir… avant de les envoyer à tous les diables d’un grand coup de pied au cul.
L’illusion littéraire.
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Août et.
À l’intoxication spéciale de l’artiste littéraire, si enivré de son œuvre qu’il n’estime qu’elle seule dans sa vie, faisant bon marché de tout le reste, il est utile d’opposer les maximes de la plus haute sagesse, conformes en ce point à celles du sens commun, et surtout les leçons de l’expérience.
« La vie des hommes de génie, écrit Renan, présente presque toujours le ravissant spectacle d’une vaste capacité intellectuelle jointe à un sens poétique très élevé et à une charmante bonté d’âme, si bien que leur vie, dans sa calme et suave placidité, est presque toujours leur plus bel ouvrage et forme une partie essentielle de leurs œuvres complètes143. »Je ne crois pas qu’il soit vrai de dire que la vie des grands auteurs présente ce spectacle « presque toujours » ; mais elle devrait le présenter. « Quel que je soye, disait Montaigne, je le veux estre ailleurs qu’en papier. » Si grande estime qu’il fît des ouvrages de La Boétie, il appréciait sa personne bien plus encore, puisqu’il écrivait après sa mort : « Le vrai suc et moelle de sa valeur l’ont suivy, et ne nous en est demeuré que l’escorce et les feuilles. » Je ne serais pas étonné que Gœthe dût une grande partie du prestige qu’il conserve dans la postérité à l’impression qu’il a su laisser au monde, malgré toutes ses défaillances morales, d’un artiste intérieur continuellement appliqué à « faire de lui-même une plus noble créature ». Rousseau, au contraire, qui n’était ni meilleur (en dépit de sa prétention) ni plus mauvais qu’un autre, a fâcheusement contredit, par un trop cynique aveu de ses vices, l’idéal poème de sa vie. Depuis que j’ai retravaillé à ma mode le lieu commun de Montesquieu sur la Considération et la Réputation144, je me suis plus d’une fois demandé si ma conclusion était juste, et s’il était bien vrai que la réputation littéraire d’un auteur pût souffrir de ce qui porte atteinte à sa considération morale ? Les raisons d’en douter ne manquent pas. La principale est la facilité avec laquelle tout s’oublie, l’empressement du monde à remettre sur son piédestal l’idole qu’on piétinait la veille. Mais cette légèreté mobile des hommes qui les rend incapables de jugement ferme et de discernement, leur fait, avec la même injustice, tout condamner aussi vite que tout excuser en bloc. Le déchet exagéré que peut subir l’œuvre d’un homme de lettres par suite d’une faute éclatante de sa conduite ou d’un travers choquant de son caractère, n’est pas un phénomène plus rare que l’indulgente indifférence qui lui donne une trop entière absolution. Il est vrai qu’il suffit de bien peu de chose pour restaurer, comme pour fonder une réputation ; mais avec quelle rapidité aussi les réputations croulent ! À partir du jour où Cydias s’est compromis dans la plus détestable des campagnes politiques, parce qu’elle est faite non de foi passionnée, mais de dépit, d’ennui, de mécontentement intérieur, d’entêtement à s’engager de plus en plus dans une erreur volontaire que son clair esprit voit, dans une injustice évidente que condamne tout bas sa conscience d’honnête homme, poussé par une ambition vague, dominé par d’inavouables influences, — ses adversaires, avec l’emportement aveugle qui est propre aux partis, se sont rués contre son œuvre littéraire elle-même, ce qui était parfaitement absurde ; mais ils ont trouvé, dans le public, des oreilles très disposées à avaler cette sottise, que l’écrivain délicieux d’hier ne reste pas un critique, un poète, un nouvelliste exquis. Il serait intéressant de savoir, par les comptes des libraires, si le débit de ses ouvrages n’a pas eu un peu ou beaucoup à souffrir de son lamentable égarement. La vérité est que Cydias n’est au-dessous de lui-même que lorsqu’il se mêle de politique, métier pour lequel il est fait comme une jolie femme pour les œuvres malpropres des artistes de la compagnie Lesage, et que l’ancien littérateur subsiste tout entier. À l’heure même où il atteignait le comble du ridicule par sa lourde et comique fureur contre le Président récemment élu de la République, il prononçait, à Port-Royal, pour le centenaire de Racine, un discours qui est une pure merveille de grâce, de délicatesse et d’esprit. Mais combien y a-t-il de gens capables de faire une distinction si juste ? Arsène, critique d’un grand savoir et d’un grand talent, a beaucoup de peine à triompher du préjugé défavorable qu’entretient contre lui, sans reparler d’autres défauts bien plus graves, sa morgue et sa hauteur pédantesque. Son humeur combative se plaît aujourd’hui dans cette lutte ; mais quand l’athlète ne sera plus là pour se faire admirer et craindre, il est probable que la postérité fera toujours expier plus ou moins à l’auteur la désagréable impression que l’homme continuera de faire. Puisque j’en suis aux allusions et aux personnalités, il faut que je raconte ici, pour l’instruction de mes confrères, les pauvres gratteurs de papier, ce que Jules Lemaître me disait un jour dans une visite que j’eus l’honneur de lui faire, il y a nombre d’années, bien avant que Cydias ne fût entré en scène. Une charmante nouvelle de sa façon venait de paraître dans la Reçue bleue, et je lui en faisais mon compliment bien sincère. Il me répondit simplement : « Vous me faites grand plaisir. Personne ne m’a encore soufflé mot de ces pages, et sans doute personne ne m’en dira rien. Ou ne me parle jamais de ce que j’écris. » Songez qu’il s’agit d’un écrivain célèbre, caressé et choyé du beau monde, bercé sur les genoux des duchesses. S’il se plaignait doucement, avec une fine et discrète amertume, du mutisme de son entourage immédiat, et si telle est la destinée des plus glorieux, à quel silence de tombe ne devons-nous pas nous attendre, nous à qui l’ironie du langage réserve l’épithète agaçante d’écrivains « distingués », c’est-à-dire honorablement exclus du bruit que fait toujours et que fait seule la vraie notoriété ! à quelles chiquenaudes sur le nez de notre vanité littéraire ! à quels seaux d’eau réfrigérante sur les illusions de notre orgueil ! à quelles rebuffades ! à quels camouflets ! à quelles avanies ! Sur le théâtre intérieur de tout homme de lettres de mon ordre, exercé par une longue suite de mécomptes dans l’observation critique de sa propre histoire, se rejoue, d’ouvrage en ouvrage, l’éternelle comédie suivante. — « Voilà », se dit-il en replaçant dans l’écritoire la plume qui vient de corriger la dernière épreuve, « voilà un article qui fera sensation ; voilà un livre qui sera un événement littéraire. Que va-t-on en dire ? » Et il écoute, et il ouvre bien grande son oreille… « Mon frère, qu’entends-tu ? » — « J’entends le petit cri d’une souris moqueuse échappée de la montagne en travail ; j’entends le vent sonore qui sort des antres creux et qui chasse les nuées légères ; j’entends le bruit des hommes qui passent et qui vont à leurs affaires ou à leurs plaisirs. » Rien. Nul mouvement, nul son, nul écho. La comparaison d’une pierre jetée dans l’eau du lac qui s’ouvre et referme aussitôt sa glace immobile, serait ici peu juste, car le caillou fait quelque bruit ; mais notre livre, notre article tombe dans l’indifférence universelle avec le même tapage et le même effet qu’une feuille flétrie sur la mousse. Par ignorance du véritable état des choses, par malignité secrète, par froide indifférence surtout, peut être aussi par pudeur et par un dégoût sincère pour les compliments, encens banal et fausse monnaie, nos amis ne nous parlent jamais de nos ouvrages. La convention reçue est que nous n’avons que faire des éloges du tiers et du quart, et que nous devons en être saturés. La vérité est, au contraire, que le moindre mot de louange nous fait « grand plaisir », parce que c’est un régal très rare. Ici, j’entends de nouveau la voix des farceurs qui voudraient nous faire croire qu’ils méprisent l’opinion et que, s’ils publient quelque chose, ce n’est pas pour le public. Je les renvoie à cette tautologie de la langue française, à l’évidence des faits, aux éléments de la logique, aux vérités de la morale, aux constatations irrécusables de la psychologie et de l’histoire, et je les rappelle à la franchise. On sait que j’ai pris le parti très simple de ne plus leur répondre que ceci : « Vous posez, vous mentez, ou vous ne vous connaissez pas vous-mêmes. » Nous ne demandons point à nos amis de ces hyperboles dont l’insincérité cache un outrage pire que les mauvais compliments ; nous leur demandons tout bonnement, lorsqu’ils ont été intéressés, charmés ou émus, de nous le dire, puisqu’ils sont au premier rang de l’amphithéâtre pour lequel nous travaillons et qui nous jugé, puisque notre succès, c’est-à-dire notre vie, consiste dans l’encouragement que donnera leur estime, non à notre adresse éphémère d’histrions qu’on applaudit et qu’on oublie, mais à notre effort persévérant et sérieux pour sauver notre mémoire de la mort… Hélas, ils ne nous disent rien ! Non seulement pour tous ceux qui fréquentent notre vivante personne, nos ouvrages sont absolument comme s’ils n’étaient pas ; mais nous avons à nous les faire pardonner, à les faire oublier le plus possible. Nous devons paraître les oublier nous-mêmes ; une fausse modestie nous est imposée, et nous sommes ridicules si nous nous permettons la moindre allusion à leur existence ; impertinents et fats jusqu’à un excès insupportable, si nous avons l’air seulement de penser qu’ils ne sont pas plus vains que la vanité même, plus insubstantiels que l’ombre et plus contemptibles que le néant. Pour plaire et pour réussir, la conversation a une importance et un pouvoir tellement supérieurs à l’écriture, que tenter la fortune de la lettre moulée est une témérité extrême de la part de tout brillant causeur qui règne par la parole. Une tactique habile des gens vraiment malins, c’est de donner à leurs connaissances une très haute idée de l’ouvrage qu’ils pourraient écrire, et de n’écrire jamais cet ouvrage. Chapelain jouissait d’une grande autorité dans le monde des lettres : l’impression de la Pucelle, souveraine imprudence, perdit tout. Les disciples de Stéphane Mallarmé nous assurent que ce maître était un homme supérieur : nous les croirions sans difficulté sur leur parole ; malheureusement, il a publié des vers et de la prose : dès lors la connaissance que nous avons de ses ouvrages nous inquiète et sur la réalité de son génie et sur le bon sens de ses admirateurs. Pour conclure très simplement ce premier point, l’homme sociable qui cherche l’estime, l’admiration, l’amour des autres hommes, doit les mériter par des qualités excellentes. Si ces qualités ne sont que dans ses livres, il trouvera autour de lui peu de sympathie. Plus qu’insuffisants pour notre succès personnel, nos écrits, bien loin d’y servir par eux-mêmes à coup sûr, risquent beaucoup plutôt de lui faire ombrage. Ils excitent la jalouse envie de nos confrères et la méfiance instinctive du monde. Ils rendent suspecte la réalité de notre mérite en prétendant attirer sur ce qui n’en est que la projection extérieure, l’estime uniquement due à l’âme et au foyer. Quiconque se fie trop à ses seuls ouvrages du soin de sa fortune et ne fait rien pour gagner le cœur des hommes par sa valeur propre, par cette « bonté charmante » que le bon Renan s’imaginait découvrir dans tout vrai génie, recueille la parfaite indifférence du prochain, étant de ces égoïstes superbes dont l’Évangile nous dit que leur orgueil intime a reçu son salaire. Ceux que récompense l’affection du monde sont les créatures personnellement aimables, utiles et bienfaisantes ; les êtres réellement supérieurs, dont le talent, qu’on admire à distance, est d’abord une vertu morale qui rayonne autour d’eux ; les hommes d’action, les hommes de foi, les hommes de cœur, les hommes de bien,
Voilà, dans notre entourage immédiat, les conditions du succès dont nous pouvons jouir pendant la vie ; ce ne sont point nos livres ni nos articles ; ils y restent aussi étrangers que « l’or » et « la grandeur » au bonheur véritable. Étendons maintenant le cercle, et regardons ce qui se passe de plus en plus loin de nous dans l’espace et dans le temps. Il est très vrai qu’au-delà de son horizon prochain les qualités personnelles d’un auteur perdent beaucoup de leur importance, bien que la raison nous dise toujours de voir dans une œuvre littéraire non un phénomène indépendant et spontané, comme quelque météore, mais une production naturelle, comme le fruit d’un arbre, et que, si l’arbre est réputé mauvais, on n’en puisse pas attendre de bons fruits. Mais l’auteur cessant d’être vu, on peut oublier plus ou moins sa personne, elle s’efface ; ses écrits passent au premier plan, et notre insouciance, fort sotte d’ailleurs, pour l’opinion que nos contemporains ont de nous-mêmes est fondée sur l’incommensurable espoir que cette substitution autorise. « En mon climat de Gascogne, écrit Montaigne, on tient pour drôlerie de me voir imprimé : d’autant que la cognoissance qu’on prend de moy s’esloigne de mon giste, j’en vaux d’autant mieux sur cet incident se fondent ceux qui se cachent vivants et présents, pour se mettre en crédit trespassés et absents. » Notre vanité de prophète incompris et méconnu dans son pays peut quelquefois goûter la douceur de se croire écouté hors de la frontière ; elle peut savourer la violente illusion de voir dans ce succès barbaresque la promesse et l’image d’une justice tardive de la postérité. Il paraît que j’existe en Suède, en Italie, et dans je ne sais quelle petite ville d’Amérique où des curieux, qui me sont complètement inconnus, ont eu la singulière idée de faire de quelques-uns de mes opuscules des traductions, sans doute en iroquois, qu’il m’est bien permis d’attribuer au goût vif qu’ils avaient réellement pour ces monstres. Bonnes gens, qui probablement avez cru que je comptais chez moi pour quelque chose, je vous aime ; mais vous n’êtes pas dans le mouvement. L’éloignement détruit les proportions de la réalité, favorise le jeu de l’imagination, et ce qu’il grandit, ce sont des ombres. Les écrivains déshérités, que l’étranger adopte, ne redeviennent pas les fils de la maison. Paris, fabrique centrale des réputations littéraires, continue toujours d’être, sinon le lieu où elles naissent, du moins celui où elles se consacrent et s’achèvent. Le cosmopolitisme de Paris, sa badauderie, son facile engouement pour les étrangetés exotiques, pour toutes les bêtes curieuses, pourra lui faire admettre dans sa galerie de célébrités bigarrées même un provincial hirsute et farouche, si tel est un jour son caprice ; mais il faut, pour cela, qu’un barnum bien en cour ait fait admirer au Souverain les grimaces et les cabrioles de son hamadryas. Comme une aube rêvée par l’ardeur du désir blanchit de lueurs imaginaires la noire opacité d’une nuit lente et sans fin, un invincible espoir soutient le courage du mérite méconnu : c’est que ni les oublis injustes ni les faveurs surprises ne dureront, en vertu de ce qu’on appelle la justice de la postérité. Je me flatte de pouvoir faire avec netteté la part de ce que cette confiance a de solide ; et s’il est une chose, indistincte à presque tous les yeux, qu’au terme de cette œuvre et bientôt de ma vie, une longue et profonde étude du sujet me fasse apercevoir clairement, c’est la quantité d’illusion contenue dans cet adage que la tradition classique nous a légué : la postérité est toujours juste. D’abord, il n’est point vrai que les faveurs surprises aient un sûr retour. L’histoire littéraire compte de trop nombreux exemples de réputations usurpées, qui durent et continueront de durer. Mais il est probable que ce scandale deviendra de plus en plus rare et finira par disparaître tout à fait. Depuis que nous n’avons plus assez de niches pour loger tous nos écrivains de valeur, le luxe d’entretenir le culte des nullités paraîtra une fantaisie trop coûteuse. Les anciennes idoles resteront sans doute à leur place, sauvées par l’indifférence même des fidèles ; mais les nouveaux faux dieux ont peu de chance de faire un long établissement. Quant aux oublis injustes, il est évidemment impossible d’en faire le compte, vu que ce calcul implique contradiction ; on n’additionne pas des absents anonymes, on ne relève pas des oublis qu’on ignore. Mais il faut admettre le fait comme une nécessité fatale des choses. Toujours dure et aveugle, cette loi sans merci a augmenté sa rigueur et ses effets avec la rapidité d’une progression géométrique, à cause de l’encombrement, devenu inextricable, de talents trop multipliés. Ne sait-on pas que, dans les concours d’agrégation, beaucoup de candidats qu’on est obligé d’évincer n’auraient pas été moins dignes du diplôme que les élus ? Il en est de même dans les lettres. Et là aussi la victoire est aux lestes conquérants du premier ou du deuxième assaut, plutôt qu’aux vétérans chagrins qui s’obstinent. Il y a toujours quelque violence heureuse dans l’escalade du royaume des cieux. Lorsqu’on dit que la Fortune est femme et n’aime que les hommes jeunes, on exprime par une piquante image un fait constant d’observation, en littérature au moins. À tous les grands écrivains la gloire sourit de bonne heure, ou ne sourit jamais. Les vieux barbons auxquels elle donne un baiser furtif, comme celui que Marguerite d’Écosse, dans un mouvement de pitié gracieuse, posa sur la laideur du pauvre Alain Chartier, combien eu comptez-vous dans l’histoire littéraire ? Auguste Couat me disait, il y a quelques années (et c’était un compliment ad hominem), qu’il ne comprenait pas, quand on n’était point illustre à trente ans, que l’on pût conserver l’illusion de le devenir. Après cet âge, selon lui, l’affaire est définitivement enterrée ; il faut alors, comme un beau joueur qui a perdu, passer à la brillante jeunesse l’arc et la flèche qui visaient là-haut la cible d’or, pour prendre la pioche et la bêche du brave homme courbé sur son ingrat sillon. Utile ouvrier des études classiques, ce sage, dont je devrais suivre l’exemple, a continué d’écrire sur Aristophane, sur la Poésie alexandrine, sur Marc-Aurèle, uniquement pour rendre service à une centaine de travailleurs, sans la moindre prétention d’illustrer sa mémoire et en acceptant son lot d’obscurité avec le même stoïcisme que tout le reste de sa destinée. On s’étonne de l’âge assez avancé où Rousseau commença d’écrire ; mais il n’avait pas encore tout à fait trente-huit ans, et il ne fit pas un long siège de la fortune : son succès fut un coup de foudre. En règle presque absolue, il faut conquérir jeûne la gloire littéraire et maintenir jalousement sa conquête jusqu’à la mort par une activité incessante, par un progrès soutenu, par un renouvellement continuel des formes de son talent, par la preuve infatigablement répétée qu’on n’a pas volé le premier prix. Le vers célèbre :
est l’expression éloquente, non point d’une exception, comme l’a cru son auteur, mais de la loi même. La gloire immortelle n’est promise à personne ; seuls peuvent l’espérer les très rares élus qui en ont goûté, vivants, les prémices. Littérairement, la mort tue presque tous les vivants. Comment n’anéantirait-elle pas ceux qui sont déjà morts ou qui n’ont jamais existé ? Le miracle de la résurrection ne peut être accompli par quelque puissant thaumaturge que sur un cadavre encore chaud ; d’extraordinairement difficile et rare, le prodige devient impossible sur des cendres refroidies. On compte sur la mort comme sur un lever de rideau qui révélera la vérité ; et, pour l’écrivain qui se croit méconnu, la vérité, c’est son mérite. Plaisante superstition ! La mort n’a point ce pouvoir magique. Si, de votre vivant, vous n’avez pas réussi à attirer sur vous les regards du monde, pourquoi un phénomène aussi naturel que la mort produirait-il cet effet extraordinaire ? À supposer que votre mérite soit réel, il faut toujours, pour que les hommes le voient, que quelqu’un de très autorisé, de très écouté, le leur montre, et le leur répète, et le leur crie : c’est une chance que vous pouvez rencontrer, comme toutes les chances ; ce n’est point une nécessité intérieure des choses. Rien en soi, dans des écrits oubliés, ne force l’attention à revenir sur eux. On cassera plutôt un arrêt injustement, mais formellement rendu, qu’on ne réveillera l’indifférence qui n’a pas même examiné des titres ; et si le flot qui emporte l’humanité emporte aussi et la fantaisie et le loisir et la volonté et le pouvoir de remonter le cours du temps, il y a, contre une seule et bien maigre chance, des probabilités infinies pour que personne ne s’occupe plus de vous. La postérité, c’est le public de l’avenir. Or, le public n’est ni injuste ni juste. Il n’est pas. Son initiative est nulle. Sa conscience est nulle. Sa responsabilité est nulle. Son intelligence est nulle. Il existe formidablement, en tant que nombre ; mais son existence, comme être libre et spirituel, est nulle. Il suit ses conducteurs. C’est donc eux qu’il faut d’abord gagner. Faites vite, il n’y a point de temps à perdre ; la vie est courte et doit être remplie utilement. Quand vous serez mort et que vous n’aurez plus, pour vous seconder, les amis qui vous prêtent leurs bons offices à charge de revanche, les camaraderies de presse, les coudes qu’on pousse, les genoux qu’on embrasse, les platitudes, les importunités, les flatteries, les cadeaux, les petits soins, les visites, le monde, les dîners, les salons et les intrigues de femmes, quand vous n’aurez plus que vos ouvrages, j’ai peur que la partie ne soit perdue. Cependant, je l’avoue, il peut arriver (mais c’est surtout dans l’ordre des inventions scientifiques) que toutes les circonstances conspirent d’abord contre un homme de génie pour empêcher que justice lui soit rendue de son vivant ; et puis, que la mort révèle soudain son mérite, comme si elle faisait brusquement cesser l’inimitié d’un dieu jaloux. Il arrive aussi, dans tous les ordres d’activité intellectuelle, littérature, beaux-arts, philosophie, sciences, recherches et découvertes du nouveau, du beau, du vrai, quel qu’il soit, qu’une hostilité extrêmement violente non des dieux, mais des hommes, conteste longtemps le génie et lui fasse une guerre à mort. Mais cette hostilité, c’est la vie même, c’est une des formes les plus authentiques du succès. Elle n’est pas moins douce au cœur de l’artiste et du savant bien trempés que le miel des louanges, le velours des murmures flatteurs et la rosée des applaudissements. Elle est toujours compensée par l’enthousiasme d’une secte ardente d’admirateurs et de fidèles. Si elle n’est pas encore la gloire, la gloire faisant au ciel une ascension triomphale et tranquille, elle est l’orage d’une chaude journée, auquel une soirée splendide succédera, et c’est en ce sens seulement qu’un poète a eu raison de dire :
ce n’est point, comme certains rêveurs se l’imaginent, dans le sens d’un éclat posthume succédant, par le seul fait de la mort, aux ténèbres injustes d’une vie silencieuse et oubliée. Car il est peuplé de bien des milliers d’ombres, et il s’étend aujourd’hui sur une surface immense, le cimetière des hommes d’un grand talent, sur la tombe desquels nulle clarté ne se lève et que jamais aucun rayon ne consolera de la profonde obscurité où ils vécurent et s’endormirent.
Ainsi, je ne compte guère sur ma seconde consolation. Elle a bien plus d’élévation que la première, mais elle en a trop ; car elle est si haute, que je n’ai jamais pu croire à sa vertu pratique. La troisième consolation que j’offre à mes frères consiste à savourer le plaisir de la production littéraire et le sentiment de notre mérite, avec un égoïsme et un orgueil entiers, sans le moindre souci de ce que l’opinion publique pense de nos ouvrages et surtout de ce qu’elle n’en pense pas. La volupté d’écrire est si grande et si parfaite, qu’ayant en elle-même sa plénitude elle peut très bien se passer des excitations extérieures, des allèchements accessoires, et de toute autre récompense que de sa propre ivresse. Pour ma part, je ne connais point de plus vive, de plus complète satisfaction que celle que je goûte dans l’expression juste et agréable, fine ou forte, d’une pensée intéressante et un peu difficile à traduire par des mots. Non seulement cette occupation ne me lasse jamais, ne m’ennuie jamais, et suffit au bonheur de ma vie ; mais tout le temps qui lui est dérobé me paraît pris à ce qui, étant à la fois ma fonction et ma joie, remplit vraiment ma destinée. À la promenade, je ne désire pas d’autre société que celle de mes chères idées vaguement dansantes devant moi ; je m’amuse à en arrêter la forme, et quand je crois enfin l’avoir saisie, assis ou debout, je crayonne rapidement des lignes illisibles, que je rature encore, sur de petits carrés de papier carton que j’ai toujours dans ma poche. Dans la conversation, je suis un causeur peu aimable, parce qu’étant presque toujours plus intéressé par mon rêve que par ce qui se dit autour de moi, j’ai des absences, qui font que mes familiers me disent : « A quoi penses-tu ? tu fais encore une phrase ? » J’éprouve avec intensité la douce et violente manie qui faisait écrire à Flaubert : « L’existence n’est tolérable que dans le délire littéraire ; mais le délire a des intermittences, et c’est alors qu’on s’embête. » Seulement, comme je n’ai probablement nulle scintille du talent de peindre et de raconter, qui passe, avec celui des vers et du théâtre, pour la plus haute forme de l’art littéraire, quand je lis des descriptions ou des histoires qui m’assomment, il me semble à tort qu’elles ont dû bien ennuyer aussi leurs auteurs. Non, ils se sont amusés tout autant que moi, mais d’une autre manière. Trahit sua que-nique voluptas. Ce qui m’amuse, moi, passionnément, mais ce qui ferait bâiller d’autres écrivains, c’est le jeu des idées, c’est l’expression de vérités d’une philosophie moyenne, d’un intérêt humain et général, qui soient à la portée, non des esprits frivoles ou incultes, pour lesquels je n’écris pas, mais de toutes les intelligences honnêtement cultivées. J’écris pour ce fantôme de public, dont l’existence en chair et en os (je n’ai jamais eu la mauvaise foi d’en disconvenir) ajouterait certainement quelque chose et même beaucoup à mon bonheur, mais dont l’absence n’empêche pas que j’aie joui d’abord de mon œuvre, autant que si elle avait dû trouver ensuite des lecteurs par milliers. Flaubert se délectait à l’idée de construire dans le désert sa pyramide, contre laquelle pisseraient les chacals et sur laquelle monteraient, sans voir et sans comprendre, des escouades de bourgeois stupides en voyage. L’écrivain doit tremper son cœur dans la fortifiante amertume de pensées comme celle-là. « Il est dur d’être seul à sentir son génie », a dit André Lefèvre. Oui, mais comme est dure la cuirasse qui rend insensible et invulnérable. C’est dur, mais c’est aussi une volupté. Le sentiment qu’on n’est pas traité selon ses mérites a d’intimes et hautaines jouissances qui peuvent être supérieures à celles du succès le plus éclatant. Avec quel triomphant mépris de la sottise humaine, avec quel spasme délicieux d’orgueil on s’applique alors comme un baume ces fières paroles de Schopenhauer : « Une grande supériorité intellectuelle isole plus que toute autre chose », resserrées par Mme Swetchine en cinq petits mots d’une admirable concision : « Toute supériorité est un exil ! » Certes, on ne voudrait pas changer son désert pour l’affluence de badauds empressés autour des auteurs fêtés qui ont surpris la faveur banale de la foule ; on boit jusqu’à la lie son épreuve âcre et salubre, on s’en lèche les doigts et les lèvres, on bénit les dieux d’un tel régal, et l’on s’écrie avec Oreste :
Lecteur patient, que j’ai habitué à de bien indiscrètes et impertinentes confessions, n’allais-je pas te raconter et te confier encore la tendresse aveugle de mon faible cœur paternel pour quelques-uns de mes pauvres enfants disgraciés ?… Mais, cette fois, je m’arrête à temps ; car ces secrets intimes sont essentiellement personnels et incommunicables, et en pareille affaire il n’y eut jamais que deux classes d’hommes : nos bons amis, que l’infortune de nos chers livres fait tressaillir de joie ; et la multitude indifférente, qui s’en moque comme des coryzas du Grand-Turc. Restons donc renfermés, calmes et ironiques ; rentrons notre ‘ orgueil profondément, et ne donnons point prise aux moqueries d’un monde trop disposé et trop bien fondé aussi à prendre pour de la rage le rire amer par lequel nous nous consolons. Soyons pleins d’indulgence et de sérénité à force de hauteur. « Ceux que leur excellence intérieure, a dit Renan, rend susceptibles, irritables, jaloux d’une dignité extérieure proportionnée à leur mérite, n’ont pas encore dépassé un certain niveau ni compris la vraie royauté des hommes de l’esprit. » Comme on finit par avoir réellement les vertus dont on s’applique à faire les gestes, nous finirons par être vraiment bons et vraiment sages. Nous cesserons de regretter, c’est-à-dire de désirer encore, les succès que nous n’avons pas obtenus. Nous en sentirons le néant, puisqu’ils sont suspendus au jugement du public, dont la bêtise est un abîme sans bornes et sans fond. Nous cultiverons dans notre désert nos fleurs exquises et inglorieuses, charmés de leurs couleurs, ravis de leurs parfums, et nous pourrons y être parfaitement heureux, sans rien demander à autrui, sans rien attendre des hommes froids ou méchants qui passent… Le poète lyonnais Clair Tisseur n’ignorait pas qu’il n’écrivait que pour lui-même et pour quelques amis :
Pauca Paucis : c’est le titre de ses poèmes fiers et discrets. Il ne les a pas mis en vente. Il les a donnés à un petit nombre de personnes choisies. Ils ne portent que le nom de l’imprimeur et le millésime de l’impression. Voilà ma consolation numéro trois. Elle a du bon, et je m’en accommoderais peut-être… si seulement je pouvais parvenir à la bien distinguer de la grimace que fait devant la grappe d’or, suspendue au haut de la treille, « certain renard gascon, d’autres disent normand », déjà rencontré sur notre chemin. J’ai gardé pour la fin, comme la meilleure, ma quatrième et dernière consolation. Elle est dans l’exercice de l’intelligence satisfaite de savoir et de comprendre le pourquoi des choses ; elle est dans l’activité libre de l’esprit, détaché des liens de l’amour-propre, curieux de chercher et content de trouver, comme s’il s’agissait d’une vérité purement objective, la raison suffisante, — dût-elle nous faire monter le chagrin au cœur et la rougeur au front, — de nos mécomptes et de nos déboires littéraires. Tout le monde sait, et va répétant, qu’il n’y a point d’effet sans cause ; mais peu de gens raisonnent et agissent comme on devrait agir et raisonner quand on en est bien convaincu. Nous accusons le « Sort », mot à peu près vide de sens, faute d’avoir saisi la vraie cause des contrariétés qui nous arrivent et qui, neuf fois sur dix (je veux bien ne pas dire : toujours), sont notre ouvrage. Pour nous juger nous-mêmes équitablement, il est nécessaire de nous dédoubler et de donner la moitié de notre personne en spectacle à l’autre moitié. L’effort n’est pas très difficile à faire, et même il ne coûte rien à notre nature, parce que la plus sévère condamnation que nous prononcerons sur nous-mêmes aura toujours un ample dédommagement dans la satisfaction intérieure d’avoir été des juges si pénétrants, si justes et si fermes. L’un de nos deux moi peut être sot comme un panier : si c’est notre autre moi qui fait la découverte, il pourra se croire fin comme une lame de Tolède et sage comme Salomon. Il y a donc certaines délices intellectuelles à s’exécuter soi-même, et ma suprême consolation consiste en somme à reconnaître qu’on n’est qu’une bête, en comprenant bien comment et pourquoi. Je vais produire trois exemples d’hommes de lettres ayant mis eux-mêmes dans les roues de leur fortune tous les grands et petits bâtons propres à l’empêcher de tourner ; et je ne les prends pas dans la catégorie des simples fruits secs (le cas n’aurait rien d’intéressant), mais dans celle de ces valeurs indécises et crépusculaires qui, pouvant avec un peu d’habileté sortir du clair-obscur, sont restées toute leur vie, par leur misérable faute, hors du glorieux rayon. Pour plus de commodité, et parce que des noms propres auraient trop d’insolence, je donne à mes trois types des noms communs, et j’appelle le premier, Jean-Pierre ; le second, Michel ; le troisième, Nicodème. Quand le vieux Jean-Pierre, écrivain par goût, par démangeaison du bon style, mais sans avoir jamais nettement su ce qu’il voulait écrire ; professeur par accident et sans véritable vocation, jette un regard sur la longue carrière au terme de laquelle il est presque arrivé, elle lui apparaît comme un écheveau embrouillé et confus d’incertitudes, d’interruptions, de recommencements, d’hésitations, de maladresses. Aucun esprit de suite. De très belles occasions manquées. Nulle consultation du temps opportun. Paresseuse négligence des moyens de parvenir. Connaissance inactive et purement théorique de l’utilité de la réclame. Absurde aversion des petites camaraderies et du grand monde ; stérile et farouche attrait pour une solitude égoïste. Grave indifférence aux choses pratiques, aux questions humaines, politiques et sociales, aux affaires matérielles ; une manie bizarre d’ourdir seul, en toute occasion, son thème littéraire, lui ayant fait passer tout le temps de sa vie dans l’état irréel et inconsistant du rêve. Enfin le caprice et le hasard menant la barque, au lieu de l’intelligente, patiente et tenace volonté. Ses timides ouvrages, comme si toujours il débutait, allant frapper humblement aux portes de sept ou huit éditeurs différents : sûr indice qu’on n’est qu’un mendiant vagabond et qu’on n’est reçu dans aucune maison comme un hôte attitré et bienvenu. Ses articles de même, semés çà et là dans des revues diverses, en sorte que son nom étonne un peu partout comme une nouveauté fugitive et ne s’impose nulle part comme une autorité d’ancienne fondation. Et, par je ne sais quel vertigineux penchant vers l’abîme, quand on a offert à ce pauvre homme de le tirer de son néant, quand certains grands organes de la publicité lui ont fait des avances, l’effroi d’accepter une pareille fortune et la démence de repousser la main que des sauveteurs lui tendaient ! Trois fois il n’aurait eu qu’à répondre à de gracieuses invitations des princes de la critique, et, pour ainsi dire, qu’à se baisser pour prendre, dans le journalisme parisien, une de ces grandes situations dont on ne saurait dire qu’elles soient moins belles et moins dignes d’envie que les fonctions du haut enseignement, puisque le choix doit dépendre des aptitudes, et que, précisément, Jean-Pierre semble moins fait pour la grave ordonnance du discours didactique que pour les jeux légers et les vifs combats de la plume ; trois fois il a reculé, par manque de décision, de hardiesse et de vraie connaissance de lui-même. Il a changé de direction comme professeur, et, par suite, comme critique et comme écrivain, flottant d’une littérature à une autre, des langues étrangères à la langue nationale, de l’allemand à l’anglais, de l’anglais indistinctement à toutes les époques de la poésie et de la prose françaises. Quelqu’un de mieux avisé et de plus résolu que lui se serait cantonné, pour n’en plus sortir, dans une province unique qu’il aurait explorée à fond, dans une seule étude où il serait passé maître. On n’arrive, et, de plus en plus, on n’arrivera à l’un des sommets qu’il faut atteindre, qu’en se spécialisant ; mieux vaut, pour devenir quelqu’un, dominer en une chose que se distinguer en plusieurs. Le public est comme Napoléon : il aime les genres tranchés. Or, en littérature, rien ne se vit jamais de plus mal défini que les ouvrages de Jean-Pierre. On ne sait ce que c’est, ni chair ni poisson, ni l’amusant ni le sérieux, ni la fantaisie ailée ni l’érudition solide, ni le pain des fortes études ni les petite fours du five o’clock : tellement que les éditeurs, ne pouvant les faire rentrer dans aucune de leurs catégories, ne pouvant les classer sous aucune de leurs étiquettes marchandes, hésitent fort à s’en charger. Cependant, un de ses livres s’est assez bien vendu : c’est le plus banal et le plus médiocre de tous. Pourquoi cette unique bonne fortune ? Serait-ce parce que le public est inepte ? Assurément ; mais ici le public n’est pas même en cause, et l’explication est beaucoup plus piteuse. L’heureux volume s’est trouvé être, par hasard et par exception, un livre de classe assez convenable : c’est la raison de son débit relatif. On le donne en prix, on le met dans les bibliothèques scolaires, et l’écoulement de la marchandise s’explique par les commandes des commissions ministérielles, qu’il ne faut point confondre avec un succès de vente mondaine. Ô naïfs professeurs, ne vous gonflez pas tant ! Quand un de vos ouvrages atteint plusieurs éditions, n’allez pas vous imaginer que le public l’achète : le ministre, tout simplement, l’a inscrit sur ses catalogues. Michel est-il jeune ? On le croirait, à voir la passion qui l’emporte. Mais le fait est qu’il manque étrangement de l’ordinaire prudence qu’on attend des hommes de son âge, et que sa belle ardeur n’est qu’étourderie. Rompant soudain avec la profonde tranquillité d’études esthétiques si peu troublantes qu’elles ne piquaient et ne touchaient personne, il a payé un jour son tribut à la fièvre de folie dont la France et le monde ont souffert durant les débats d’un procès retentissant, en écrivant un violent pamphlet sur lequel sa naïveté comptait beaucoup pour devenir célèbre, mais qui a, pour seul résultat, renversé l’édifice de toute sa fortune littéraire. Non, l’image d’un jardinier confiant la garde de ses plates bandes à une chatte en fureur, ou encore celle d’un propriétaire louant la cave de son hôtel pour des expériences de dynamite, figureraient à peine l’insigne maladresse de ces Provinciales d’un nouveau genre ! J’omets, comme négligeables, l’irréparable tort qu’elles ont fait au crédit dont Michel jouissait dans le monde officiel et dans la société, la perte d’amitiés utiles ou chères, la ruine de son présent et de son avenir professionnels, l’impossibilité où il a réduit ses protecteurs eux-mêmes (s’il en a conservé) de le proposer désormais pour un avancement au choix ou pour une promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur ; j’omets ces choses, puisqu’elles paraissent lui être indifférentes et que sa destinée d’écrivain est la seule dont il se soucie. Mais uniquement au point de vue de sa carrière littéraire, quel coup de barre, grand Dieu ! droit sur l’écueil, droit dans l’abîme, que cette incartade insensée ! Il a insulté les autorités de la critique, et combien de fois ne l’ai-je pas entendu soutenir que tout notre sort dépend d’elles, les moutons dont le public se compose ne faisant que marcher à leur suite ! Il a insulté les académiciens, ceux-là précisément qui font les élections, et sa seule ambition terrestre, mais bien ancienne et bien chère, était l’Académie française ! Michel répondra-t-il qu’il a eu du courage, et qu’il est beau de sacrifier toute considération personnelle à l’enthousiasme pour la justice et pour la vérité ? Allons donc ! On peut toujours défendre une bonne cause sans blesser les gens à mort. Zola lui-même, dénonciateur ardent et direct des grands criminels galonnés, n’a pas commis la faute d’anéantir le rêve de sa candidature académique, en outrageant leurs avocats à palmes vertes. Tu ne seras donc rien, pas même académicien, et tu l’as voulu, Georges Dandin. Après avoir écrit une multitude de ces bons livres dont on parle peu, comme des honnêtes femmes, Nicodème, sur ses vieux jours, a eu une idée originale : étudier de plus près que personne ne l’avait fait encore les conditions de la réputation littéraire, faire de ce dernier grand travail son œuvre essentielle et y attacher son nom. Il est clair qu’un profond égoïsme devait être l’âme d’un tel ouvrage, inspiré par les réflexions de l’auteur sur sa propre destinée, et ce n’est peut être pas une raison pour qu’il en valût moins, si la sincérité d’un sentiment personnel intense est ce qui donne aux productions littéraires leur prix. Malheureusement Nicodème ne s’est pas aperçu d’une chose : son Benjamin, le livre de son amour, qui n’est au fond qu’un suprême effort pour sauver sa mémoire du gouffre où ce misérable père a vu tous ses fils aînés sombrer les uns après les autres, est condamné à périr, comme ses frères, parce qu’il repose sur une contradiction intérieure. Notre nigaud se plaint de son obscurité dans cet ouvrage, et il rassemble les raisons qui la justifient. Il veut vivre, et il sonne ses funérailles. Il proteste contre son insuccès, et ce fut de tout temps la plus sotte manière d’y remédier. On va directement ainsi contre son but. Jamais on n’a vu un auteur convaincre la critique par des arguments qu’elle s’était trompée sur son compte. Pour changer les dispositions de ses juges, il faut faire un chef-d’œuvre. Le public, non plus, ne voudra pas se déjuger ; la seule réponse qu’il fasse aux réclamations de ce genre est toujours la moquerie. Et puis, Nicodème a vraiment une bien singulière façon de l’amadouer, ce bon public ! Il ne peut trouver do terme assez méprisant pour qualifier sa nullité intellectuelle et morale, son inertie, sa passivité, sa veulerie : est-ce avec ce miel-là qu’il prétend l’attirer ? On estime en général et Challemel-Lacour a écrit151 qu’un auteur qui veut réussir et plaire est habilement prodigue de flatteries au public non moins qu’aux individus. Peut-être est-il permis de n’en rien croire et de nier qu’il soit vraiment utile de passer sa main sur le cou de l’hydre aux mille têtes. Il me semble, en effet, qu’en bonne psychologie les collectivités doivent être aussi peu sensibles aux compliments qu’aux injures, les particuliers dont elles se composent s’exceptant eux-mêmes toujours des outrages généraux et ne trouvant jamais dans de banales louanges l’hommage précis et complet dû à leur mérite personnel. Mais, si les gros mots à l’adresse du public sont sans offense, ils sont aussi sans vertu aucune. Rien de perdu peut-être, mais rien de gagné. La bonne bête ne se fâchera pas, elle rira même, et restera ce qu’on lui dit qu’elle est. Nicodème ne se fera donc point d’amis ; il restera seul avec lui-même et avec le stérile honneur d’avoir écrit un livre sans utilité, sans portée efficace, sans valeur objective, sans aucune des qualités solides que les grands succès récompensent ; n’ayant, pour se consoler, que la satisfaction intellectuelle de comprendre toute la justice de ce fiasco. Voilà ma quatrième et dernière consolation ; on trouvera qu’elle est maigre : je la maintiens comme la meilleure, et je n’en ai pas de plus haute à offrir à des hommes pensants, puisqu’elle a son siège dans l’intelligence. Littérateurs inconsolables de l’oubli qui vous menace ou qui vous tient, répondez à une question terrible : Votre livre était-il nécessaire ? Ne peut-on en imaginer l’absence sans qu’aussitôt quelque chose d’essentiel manque à la littérature ? Êtes-vous des auteurs ? avez-vous réellement accru le trésor de l’esprit humain ? Avez-vous apporté au monde une idée ou une forme nouvelle ? Dans un roman de Rudyard Kipling, le peintre Dick juge en ces termes l’ouvrage d’une jeune apprentie : « Il n’est pas mauvais, ton tableau ; mais quoi ! je n’aperçois pas bien la raison de son existence » (There is no special reason why it should be done at all). « On a imprimé, depuis 1848, écrit un historien littéraire, une infinité de livres estimables. » Il est clair que l’estime qu’ils méritent ne suffit point pour rendre viables cette nuée infinie de livres. Il faut, en outre, qu’ils aient ce qui faisait défaut, selon Chateaubriand, au genre de beauté de M. Clausel de Coussergue : « Un caractère original, ce quelque chose de particulier dans la physionomie, qui invite le regard et qui donne envie de s’y arrêter. » Distingué n’est rien ; estimable est moins que rien ; éminent ferait mieux l’affaire, si l’asiatique emphase de la politesse contemporaine ne nous donnait pas de l’« éminent » à presque tous : ce qu’il faut être, c’est éminemment distinct et singulier. Il faut que notre ouvrage, en étant excellent, soit unique en son genre, à tel point qu’il devienne typique, légendaire, proverbial, et qu’il laisse à la postérité, avec une image populaire et traditionnelle de son auteur, un répertoire commode d’éternelles citations. Hommes de lettres obscurs, votre chef-d’œuvre méconnu est-il cela ? Vous savez bien que non. Eh bien, alors ? Il va sans dire qu’ici, pas plus qu’ailleurs, je ne parle des ouvrages non littéraires, comme l’histoire, la philosophie, la morale, la politique, la critique et l’érudition en comptent par flottes innombrables, et qui se contentent d’employer l’écriture à la propagation d’idées ou de connaissances utiles, sans la moindre ambition d’empreindre sur l’écrit un cachet personnel ; mais je n’entends pas me borner non plus aux œuvres d’imagination et d’art pur, telles que le roman, la poésie ou les pièces de théâtre. Un écrit, de quelque nature qu’il soit, peut devenir littéraire par le style. Il n’est pas défendu aux orateurs, aux historiens, aux philosophes, aux moralistes, aux érudits, il ne nous est pas défendu à nous-mêmes, critiques, d’être des artistes. Le style est la seule ligne de démarcation entre les ouvrages qui sont du papier noirci et ceux qui sont de la littérature, et c’est pourquoi j’admets la possibilité endoctrine, malgré les mauvais compliments qu’un critique m’a faits, d’avoir écrit des livres qui fussent de la même qualité, matière et façon, que les chefs-d’œuvre, n’accusant que ma propre faiblesse si je n’ai pas su faire ce qui était possible. C’est pourquoi aussi je vois venir avec horreur et avec dégoût, comme un état de barbarie où la science pourra régner armée jusqu’aux dents, mais où toute grâce et toute fleur de littérature aura péri, l’ère nouvelle, saluée avec joie par les Huns et les Teutons de France, où d’innombrables scribes, empressés et modestes, se précipiteront pour servir à l’Humanité les écrits utiles dont elle fait sa nourriture, livrant à l’ogre leurs personnes avec leurs griffonnages, sans souci de la vie, sans amour de la gloire et sans culte du style ! Cependant, cette abomination sera. C’est pour la victoire de l’impossible que je combats, moi le dernier croyant de l’ancienne foi littéraire. La vérité est si décourageante que garder une lueur d’espoir est folie. Art autrefois secret, réservé à l’élite, le talent d’écrire est devenu une immense foire banale. Tout le monde écrit, écrit bien ; mais de style, il n’y en a plus. Le livre, ce testament de l’écrivain, a disparu, noyé dans l’abondance incontinente des volumes. On en a compté quinze cent mille, édités depuis deux ans, trois ans, quatre ans au plus152, qui ont fini par se vendre au poids, pour retourner à la pâte de papier. Dans tous les autres commerces, une marchandise qui ne s’écoule pas diminue sagement ses produits ; il arrive même enfin que la boutique se ferme, c’est la règle ordinaire ; mais une espèce de vertige a fait perdre aux producteurs de volumes toute logique et toute raison, et plus la demande devient rare, plus l’offre se multiplie. Les anciens moyens de réclame et de charlatanisme continuent, quoique bien usés, à exercer leur prestige, d’abord sur les auteurs eux-mêmes, qui, croyant volontiers ce qu’ils désirent, se laissent toujours éblouir plus ou moins par l’effronté mensonge d’une suite rapide d’éditions très nombreuses. M. Albert Cim, qui a pu consulter les registres des libraires, nous fait connaître les chiffres réels, bien différents de ceux que l’industrie invente ou que l’imagination suppose. De 1889 à 1894, le plus glorieux et le plus populaire de nos romanciers contemporains a touché, pour ses droits d’auteur, un peu plus de trois mille francs par an, « à peu près ce que touche un expéditionnaire dans un ministère. » Les bénéfices des libraires, pour les cinq romanciers le plus en vogue, ont été, durant cette période, de quelques centaines de francs tout au plus153. Une édition, d’ailleurs, peut s’épuiser (et c’est même de beaucoup le cas le plus fréquent) sans qu’un seul exemplaire en ait été vendu. Considérez, en effet, que de nos ouvrages il faut faire d’abord une large consommation pour les journalistes, qui ne les lisent pas, n’en parlent pas, et, le jour même, les vendent au bouquiniste dans leur nouveauté. Il faut ensuite les distribuer à toutes nos connaissances, qui ne les lisent pas davantage ; car lire est un effort au bout duquel on espère une récompense, et on ne fait cet effort que si on escompte assez cher la récompense pour l’avoir payée quelque chose. Jette-t-on par hasard un regard rapide sur ce que nous avons mis tant de soin, tant de passion à écrire, c’est d’un œil si distrait, qu’on ne sait rien de nos ouvrages et qu’on n’y comprend rien, oubliant tout ce que nous avons dit, nous prêtant ce que nous n’avons point dit ! Le don obligatoire d’un livre est une simple politesse mondaine, analogue à l’envoi d’une carte de visite, qu’on jette au panier si elle est d’un homme de rien, qu’on place en évidence sur un plateau si elle est d’un personnage. Quand il nous naît un garçon, des billets imprimés font part de la nouvelle ; ici, c’est le nouveau-né lui-même que nous expédions par colis postal. Mais ce n’est pas la seule différence entre l’envoi d’un livre et celui d’une lettre de faire-part ; il y a celle-ci encore, qu’on n’a jamais vu personne d’assez impoli pour ne pas répondre à l’annonce d’un événement domestique triste ou heureux, tandis que l’enfant bien-aimé de notre esprit, le fruit de nos veilles et de nos insomnies, conçu dans la joie, enfanté dans la peine et dans l’espérance, n’est pas même honoré d’un regard ni payé d’un remerciement ! Les étrangers que nous n’avons point servis, les connaissances que nous avons oubliées ou dû omettre, n’achètent jamais notre livre ; si, par caprice soudain, on est curieux de le feuilleter, on le loue à une bibliothèque publique, à un cabinet de lecture ; ou bien on l’emprunte au voisin, comme un parapluie. Pourquoi achèterait-on nos livres et pourquoi les lirait-on ? Pour un sou, on a de quoi lire, et on n’est embarrassé que par le choix. Deux mille deux cent quatre-vingt-sept journaux quotidiens paraissaient à Paris en 1894. Dans le cours de 1889, la poste parisienne en a expédié cent quatre-vingt-dix-sept millions. Pour une centaine de francs par an, un honnête homme s’abonne à deux ou trois revues mensuelles ou de la quinzaine qui lui fournissent plus de lecture qu’il ne peut en faire en un mois. Le livre est un vaincu dans des conditions pareilles. Pour faire une retraite digne, il devrait se renfermer plutôt dans le fier retranchement de sa propre rareté, de peur de paraître lutter contre les journaux et les revues avec l’arme même que ces feuilles emploient, je veux dire, avec la force d’un nombre nécessairement inférieur, quoique considérable ; mais, multiplié lui-même sans mesure, il est étouffé, écrasé, anéanti par les périodiques. C’est l’ensevelissement du torrent sous l’avalanche. Contemplons, pour nous faire une raison consolée, la solidité éternelle des astres, fort peu occupés de nos petits moi, et laissons l’impersonnelle Science achever son œuvre, dont la fin sera la guérison radicale de tout égoïsme littéraire. Elle a découvert de belles et grandes choses, et elle en a inventé aussi de bien jolies : entre autres, la fabrication rapide du papier à très bon marché. Elle l’extrait aujourd’hui du bois et de la paille ; demain elle le tirera de la houille ; elle trouvera bientôt un moyen de le façonner avec la terre ou pourriront nos corps. C’est sur cette ordure qu’on nous imprime, et voilà une fameuse leçon pour l’orgueil de nos constructeurs de monuments ! Ces feuilles faites avec rien se décomposent en quelques années, se tachent, s’usent, se déchirent, redeviennent poussière et cendre et rentrent avec avidité dans le néant dont elles n’auraient jamais dû sortir. Gloire à la Nature ! place à la Science ! et vive l’Humanité ! Le char roule sur un terrain uni ; les détritus encombrants et inutiles disparaissent grand train, et le nettoyage de la planète se fait de lui-même économiquement, lestement, sans que de longs siècles attendent et regardent venir, comme pour les solides bouquins des vieux âges, la dent joyeuse de la souris et le sombre baiser du ver silencieux.