Introduction
Je viens vous avertir que la comédie sera bientôt prête, et que dans un quart d’heure
nous pouvons passer dans la salle.
Chez les Grecs, chez les Romains, chez les classiques français du dix-septième
et du dix-huitième siècle, chez la plupart des écrivains, des causeurs qui, dans nos
journaux, dans nos salons, portent sur les œuvres de l’art et de la poésie des jugements
d’éloge ou de blâme, la critique littéraire n’a jamais douté d’elle-même. Elle n’a jamais
douté, d’abord, de sa puissance et de son droit de dogmatiser, de juger d’après des dogmes
littéraires.
Et puis, il y a tel dogme, tel jugement dont elle ne doute pas
plus que de deux et deux font quatre, d’un côté des Alpes, des Pyrénées
et du Rhin, bien entendu ; car, de l’autre côté, elle ne doute pas davantage du dogme et
du jugement contraires : mais qu’importe aux Français que les étrangers soient absurdes,
et qu’importe aux Allemands, aux Espagnols, que les Français le soient ? Comme exemple, je
citerai deux axiomes de la critique française, que bien certainement aucun esprit assez
mal fait, en France, n’a jamais eu, n’aura jamais l’idée de mettre en doute. Premier
axiome : le poète comique doit disparaître derrière ses personnages. Deuxième axiome : il
doit peindre la réalité. Nous avons foi, nous Français, dans l’un et dans l’autre de ces
principes, et armés de ce double instrument de critique, nous ouvrons le premier théâtre
comique venu, le théâtre d’Alfred de Musset, je suppose, et nous raisonnons ainsi : un
poète comique peut paraître derrière ses personnages de deux manières :
soit en faisant une allusion complaisante à lui-même, à sa vie, à son caractère, à ses
goûts, soit en déployant avec coquetterie les grâces de son imagination et de son
esprit. Or, 1º la personne d’Alfred de Musset remplit son théâtre : il est
l’amant de Camille, le neveu de Van Buch ; il montre trop d’esprit et trop de son esprit,
quand il dispute contre son oncle ; 2º il rêve, il fait de la fantaisie sur la scène, de
même que dans ses Nuits ou dans Rolla ; qu’est-ce
qu’une comédie qui s’ouvre par le chant d’un chœur : « Doucement bercé sur sa mule
fringante, Messer Blazius s’avance dans les bluets fleuris1 ? »
Donc, Alfred de Musset est un grand poète
lyrique ; il n’est pas un bon auteur comique. Nous refermons son théâtre, fort contents de
notre syllogisme. J’ai dit que les Grecs, les Romains, les classiques français du
dix-septième et du dix-huitième siècle, la plupart de ceux qui écrivent ou qui causent,
ont toujours dogmatisé en littérature et jugé d’après des dogmes. Si nous voulons donner
un nom à cette première et nombreuse famille de critiques grands théoriciens et bons
logiciens, nous l’appellerons tout naturellement l’école dogmatique.
Une petite famille de douteurs (ceux qui trouvent que le doute est un mol oreiller pour
une
tête bien faite sont rares, surtout en littérature), une petite famille de
douteurs tourmente l’école dogmatique. — Nous vous mettons au défi, lui disent-ils, de
prouver une seule de vos théories. Nous savons, il est vrai, qu’on ne prouve pas qu’il
fait jour, qu’on ne prouve pas non plus les axiomes, qu’ainsi l’impossibilité de prouver
ne prouve elle-même rien contre certaines vérités, et de peur que vous ne vous avisiez de
dire que vos théories sont évidentes comme la lumière du jour ou comme les axiomes, nous
allons vous montrer comment vous les formez toutes. Vous avez beau remonter à l’origine
des choses et des idées ou à l’A B C de la grammaire et de la rhétorique, suivre un à un
les pas de la logique ou faire appel au sens commun simplement, mettre en avant la raison
ou, ce qui vaut mieux, la nature ; au fond de toutes vos théories littéraires il y a un
sentiment, pas autre chose, analogue, non point au sentiment large
d’un homme libre de préjugés qui trouve belles toutes les belles fleurs et belles toutes
les belles femmes, chacune dans son genre de beauté, mais au sentiment étroit d’un petit
propriétaire qui n’a d’yeux que pour les fleurs de ses plates-bandes
et de ses
pois, ou d’un jeune amoureux prêt à rompre les os au premier qui osera dire que sa
maîtresse n’est pas la plus belle femme du monde. Vous dites, par exemple, que le poète
comique doit disparaître derrière ses personnages, et qu’il doit peindre la réalité. Eh !
pourquoi donc cela ? Vous goûtez, vous admirez, vous aimez Molière, et vous avez bien
raison. Mais vous avez tort de tirer de ce sentiment si juste des propositions
universelles et des règles absolues sur le caractère nécessaire du génie comique, et sur
l’essence éternelle de la comédie. Vous faites comme notre amoureux de tout à l’heure,
qui, s’il adore une femme aux yeux d’un bleu tendre et aux cheveux d’un blond cendré,
s’écrie avec l’accent de l’enthousiasme et de la foi : « Voilà le fond d’une vraie
beauté ! » Est-il donc impossible de concevoir un genre de comédie où le poète, loin de
disparaître derrière ses personnages, se tiendrait cache sous leur masque, prompt à
intervenir à tout moment dans leurs paroles et dans leurs gestes par un feu roulant
d’allusions malignes, d’épigrammes lancées contre ses adversaires, de conseils sagement
fous donnés à un public ami ? Gai pamphlétaire,
couvrant de grelots le fouet de
la satire, il remplirait sur la scène le rôle grave et délicat du bouffon de cour. Est-il
impossible de concevoir un genre de comédie où le poète, loin de peindre la réalité comme
elle est, transporterait l’action dans un monde fantastique, donnerait à des idées
abstraites une existence réelle, aux êtres réels une vie, en quelque sorte, idéale, un
corps, une voix à des nuages, une constitution politique aux habitants de l’air ? Non, un
tel genre de comédie n’est point inconcevable ; il est possible, puisqu’il existe.
Aristophane l’a réalisé, et il faut bien convenir que deux petites pièces telles que Le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira, de
Shakespeare, sont deux chefs-d’œuvre, et deux chefs-d’œuvre essentiellement différents du
Tartuffe et du Misanthrope.
Au siècle où nous sommes parvenus, continuent nos sceptiques, il n’est plus permis de
faire des théories littéraires. Vingt-cinq siècles d’histoire littéraire se chargent de
les réfuter toutes. En voulez-vous quelque exemple ? Si vous dites, pour citer une théorie
qui jouit aujourd’hui d’une faveur incroyable, non seulement parmi les pauvres sols
tout éplorés qu’Alfred de Musset traîne à ses talons, mais auprès des esprits les
plus graves de notre époque, si vous dites que le vrai poète doit être une espèce de don
Juan fatal, victime prédestinée de cet insatiable besoin d’aimer qu’on appelle le génie,
et semblable au pélican qui donne à ses petits son propre cœur en pâture, s’il vous plaît
de répéter cette déclamation, nous vous laisserons faire, et, quand vous aurez fini, nous
vous rappellerons simplement l’admirable possession de soi d’un Cervantes et surtout d’un
Shakespeare, qui dans la force de l’âge et du talent, cesse tout à coup d’écrire et se met
à cultiver son jardin, comme Candide, après avoir eu la tête traversée par un effroyable
torrent d’idées et d’images, dont quelques flots auraient suffi pour faire perdre
l’équilibre à la plus ferme de nos cervelles. Si vous dites qu’à tout le moins l’art doit
toujours être intime, personnel, sincère, nous vous objecterons l’impersonnalité d’un
Sophocle, l’universalité d’un Goethe, le désintéressement ironique d’un Mérimée. Quelle
que soit la théorie que vous inventiez, nous ne serons pas longtemps à trouver un homme de
génie et plusieurs chefs-d’œuvre pour la démentir.
Mais nous exagérons, il y a
des théories littéraires, universelles et incontestables : Si nous recevons jamais du Kamtschatka ou des îles Orcades cette Poétique
qu’attendait Voltaire, il y a à parier que nous nous entendrons avec son auteur sur les
points suivants et sur quelques autres : les épigrammes doivent être courtes — la musique
religieuse doit être grave — le dénouement d’une tragédie ne doit pas faire rire — celui
d’une comédie ne doit pas faire trembler. Tout cela est sûr, et il est sûr aussi que les
miniatures doivent être de petite dimension.
C’est ainsi que les adversaires de l’école dogmatique justifient ou croient justifier
leur aversion pour les dogmes littéraires. Quant à leur propre doctrine à eux, la voici :
Laissons-nous aller, disent-ils avec Molière, laissons-nous aller de bonne foi aux choses
qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous
empêcher d’avoir du plaisir. Saisissons dans leur fleur ces premiers sentiments délicats
et fugitifs qui naissent en nous spontanément avant toute réflexion : la critique
littéraire n’est que l’analyse des sentiments littéraires. Fions-nous à toutes les
impressions du beau et du laid, du sublime, du comique, du tragique, etc. sur
notre esprit et sur notre âme, en priant notre bon ange de nous garder des théories et des
définitions, qui ôtent au sens littéraire sa candeur naïve, et de la logique, qui lue la
liberté. J’ai dit que ceux qui doutent en littérature sont moins nombreux que ceux qui
affirment. Si nous voulons donner un nom à cette deuxième et petite famille de critiques
moins occupés de ce qu’ils croient que de ce qu’ils ne croient pas, nous l’appellerons
sans difficulté l’école critique proprement dite.
L’école critique n’a pas le dernier mot. Une école bien connue reprend et termine son
œuvre qu’elle déclare inachevée. — Vous êtes, dit-elle à sa devancière, fort habile à
détruire. Grâce à vous, l’école dogmatique est morte et bien morte. N’en parlons plus.
Mais vous ne vous entendez pas à fonder. Votre conclusion est insignifiante, vague,
puérile, pis que cela, contradictoire. Comment ! vous montrez aux faiseurs de théories
qu’au fond de tous leurs dogmes il y a un sentiment, pas autre chose, un sentiment étroit,
exclusif, passionné, et puis vous donnez à la critique ce sentiment
pour base !
De quelle façon pourrez-vous éviter par-là dans vos jugements littéraires (car vous jugez
aussi) l’étroitesse, l’exclusisme et la passion ? La véritable largeur n’est point dans la
sensibilité littéraire ; elle est dans l’intelligence, et le plus bel emploi qu’un
philosophe puisse faire de son intelligence, c’est d’expliquer avec calme par une seule
cause naturelle ou par une série logique de causes naturelles, tout ce qui étonne, irrite,
scandalise, désole, chagrine, impatiente les esprits vulgaires et bornés. Tout fait a sa
cause, et toute littérature, toute œuvre d’art est un fait dont il suffît de chercher,
dont il faut sans passion chercher la cause dans les mœurs, les idées et les goûts de la
société qui l’a produite, dans l’esprit du siècle qui l’a inspirée, dans le génie de la
nation qui lui a donné son caractère général, dans le tempérament, les habitudes et la vie
de l’auteur original qui lui a imprimé son cachet particulier. Ainsi parle cette troisième
école qui, ai-je dit, est bien connue. Tout le monde lui a déjà donné son vrai nom et
l’appelle l’école historique.
Mettre en présence ces trois écoles, mettre aux prises des représentants de chacune
d’elles, n’armer
qu’à la légère les philosophe ? qui descendront dans l’arène
et les confiner dans le champ clos de la littérature, entrouvrir cependant de grands
abîmes dans de petits problèmes, éveiller la curiosité du lecteur sur les questions de
critique générale, et lui inspirer, avec le goût de leur examen, le désir de les résoudre
par lui-même, pour lui-même : tel est l’objet de ce livre..
Nos trois écoles sont les grandes divisions de la critique littéraire. Mais ces divisions
comportent d’autres subdivisions dans le détail desquelles je n’ai pas le dessein
d’entrer. Pour citer seulement ici deux noms bien originaux, M. Taine, sorti de l’école
historique, prétend réduire toutes les facultés d’un artiste à une seule faculté
maîtresse, toutes les facultés maîtresses de tous les artistes d’un même peuple à une
grande faculté générale qui sera, par exemple, le génie oratoire pour Rome, enfin les
divers génies des peuples issus d’une souche commune à l’unité de la race, et ainsi,
d’abstraction en abstraction, il raréfie la critique littéraire.
Alexandre Vinet croit ressaisir dans les idées de la morale et même de la religion les
principes absolu ? que l’école dogmatique
sent lui échapper. Entre ses mains
la critique littéraire devient une sorte d’apologie du christianisme. Ces différents
systèmes sont fort curieux ; mais ils ne sont pas compris dans le plan de notre étude.
Non seulement la critique littéraire comporte d’autres divisions que celles que j’ai
indiquées, mais on ne trouverait point de critique assez rigoureux, disons plutôt assez
pauvre, assez incomplet, assez mutilé, pour appartenir exclusivement à l’une ou à l’autre
de nos trois grandes écoles. Dans quelle catégorie les incorrigibles amateurs de
classifications voudront-ils ranger des critiques comme M. Saint-Marc Girardin,
M. Villemain, M. Guizot ? On m’a demandé où je mettais M. Sainte-Beuve ; j’ai répondu que
je n’en savais vraiment rien, et qu’il me suffisait de savoir que par son indépendance
vis-à-vis de tout système, par la finesse de son goût et de sa psychologie,
M. Sainte-Beuve était tout simplement le premier critique de notre temps. En Allemagne, un
homme tel que Hegel unit et concilie avec une profondeur dogmatique incomparable, la plus
grande largeur historique et la sensibilité d’un goût aussi délicat, aussi vif
que celui de Goethe. Voltaire et Boileau sont deux sensitives littéraires, et leurs
dogmes, moins raisonnés que sentis, pour ainsi dire, ne doivent point être séparés de la
violence de leurs impressions. Se figure-t-on que M. Taine soit un représentant fidèle de
l’école historique ? L’école historique le renie comme le plus passionné et le plus
terriblement dogmatique de ses enfants. M. Taine a des antipathies, des préférences.
L’énorme mystique du chaudronnier Bunyan le ravit : Milton lui semble un peu
fade et un peu ridicule ; les orgies de lord Byron l’enivrent tout à fait : Walter Scott,
trop moral, l’ennuie. Et puis, il a sa théorie du génie. On sait que, d’après cette
théorie, le véritable artiste doit être possédé du diable, et si exclusivement dominé par
son imagination, que tout l’équilibre de ses facultés en soit rompu. L’harmonie de la
machine humaine est détruite par la folle du logis. Ce n’est point l’histoire qui a
enseigné cela à M. Taine. C’est une construction a priori de sa raison
intrépide, méprisant les faits, sacrifiant, à la façon allemande, aux superbes nécessités
d’un système, de misérables accidents sans logique et sans signification, et
quelques petits poètes, tels que Sophocle, Virgile, Racine, Goethe, vraiment trop
superflus dans l’histoire littéraire.
Il faut l’avouer : nos trois écoles sont un peu artificielles. Ce sont moins des écoles
que trois différents esprits de la critique, et, pour ainsi dire, trois
moments par lesquels doit passer successivement la pensée de tout
homme qui, dans ce siècle où chaque chose est mise en question, examine la question de la
critique littéraire : 1º le moment dogmatique (l’esprit humain affirme
d’abord) ; 2º le moment critique (c’est vraiment la crise de
l’intelligence ; nous ne croyons plus : resterons-nous sceptiques ?) ; 3º le moment historique (nous retrouvons une croyance, des principes, une méthode :
mais cette nouvelle doctrine n’est pas encore une synthèse ; elle n’est évidemment qu’un
dernier fragment de la vérité totale, de cette inconnue que nous cherchons). Ce livre est
l’histoire d’un esprit qui a passé par ces trois moments.
Mais il a la prétention d’être quelque chose de plus divertissant qu’une confession. Il
est temps de faire paraître les acteurs de ma petite comédie. Je vais,
suivant la règle de l’école dogmatique
française, disparaître moi-même
derrière eux, et je prie instamment le lecteur de vouloir bien se souvenir que jusqu’à la
Conclusion ce n’est plus moi qui parle, et qu’un auteur comique n’est point responsable
des sottises que débitent ses personnages.
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