Quelle est l’action de la souffrance sur l’âme humaine ?
Je sais ce que je ferai, je retournerai vers mon père, je me prosternerai devant lui et je lui dirai : mon père, j’ai péché contre le ciel et contre vous, je ne mérite plus d’être appelé votre fils.— C’est avec cette résignation touchante que s’exprime l’être religieux ; car plus il se croit criminel, moins il s’attribue le droit de quitter la vie, puisqu’il n’a point fait de cette vie ce qu’exigeait le Dieu dont il la tenait. Quant aux coupables qui n’ont point foi à l’existence future et dont la considération dans ce monde est perdue, le Suicide, d’après leur manière de penser, n’a d’autre inconvénient pour eux que de les priver des chances heureuses qui leur resteraient encore, et chacun peut estimer ces chances ce qu’il veut d’après le calcul des probabilités. Je crois qu’on peut affirmer que le déshonneur non mérité n’est jamais durable. L’influence de la vérité sur le public est telle qu’il suffit d’attendre pour être mis à sa place. Le temps est quelque chose de sacré qui semble agir indépendamment même des événements qu’il renferme. C’est un appui du faible et de l’infortuné, c’est enfin l’une des formes mystérieuses par lesquelles la Divinité se manifeste à nous. Le public qui est à quelques égards une chose si différente de chaque individu, le public qui est un homme d’esprit quoiqu’il se compose de tant d’êtres stupides, le public qui a de la générosité quoique des platitudes sans nombre soient commises par ceux qui en font partie, le public finit toujours par se rallier à la justice dès que des circonstances prédominantes et momentanées ont disparu.
Possédez vos âmes en paix par la patience, dit l’Évangile. Ce conseil de la piété est aussi celui de la raison. Quand on réfléchit sur les livres saints, on y trouve l’admirable réunion des meilleurs conseils pour se passer de succès dans ce monde, et souvent aussi des meilleurs moyens pour en obtenir. Les douleurs physiques, les infirmités incurables, toutes ces misères enfin que l’existence corporelle traîne après elle, sembleraient une des causes de Suicide les plus plausibles, et cependant ce n’est presque jamais, surtout parmi les modernes, ce genre de malheur qui porte à se tuer. Les douleurs qui sont dans le cours ordinaire des choses accablent mais ne révoltent pas. Il faut qu’il se mêle de l’irritation dans ce qu’on éprouve pour qu’on se livre à la colère contre le destin et qu’on veuille ou s’en affranchir ou s’en venger, comme d’un oppresseur. Il y a un singulier genre d’erreur dans la manière dont la plupart des hommes considèrent leur destinée. L’on ne saurait trop présenter cette erreur sous ses diverses faces, tant elle a d’influence sur les impressions de l’âme : on dirait qu’il suffit d’avoir un certain nombre de compagnons d’infortune pour se résigner aux événements quels qu’ils soient, et qu’on ne trouve d’injustice que dans les malheurs qui nous sont personnels. Cependant ces variétés comme ces ressemblances ne sont-elles pas pour la plupart compensées, et ne sont-elles pas toutes, je le répète, également comprises dans les lois de la nature ? Je ne m’arrêterai point aux consolations communes qu’on peut tirer de l’espoir d’un changement dans les circonstances : il est des genres de peines qui ne sont pas susceptibles de cette sorte de soulagement ; mais je crois qu’on peut hardiment prononcer qu’un travail fort et suivi a soulagé la plupart de ceux qui s’y sont livrés. Il y a un avenir dans toute occupation et c’est d’un avenir dont l’homme a sans cesse besoin. Les facultés nous dévorent comme le vautour de Prométhée, quand elles n’ont point d’action au dehors de nous, et le travail exerce et dirige ces facultés : enfin quand on a de l’imagination, et la plupart de ceux qui souffrent en ont beaucoup, on peut trouver des plaisirs toujours renouvelés dans l’étude des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, soit qu’on en jouisse comme amateur, ou comme artiste. Une femme d’esprit a dit que
l’ennui se mêlait à toutes les peines, et cette réflexion est pleine de profondeur. L’ennui véritable, celui des esprits actifs, c’est l’absence d’intérêt pour tout ce qui nous entoure combinée avec des facultés qui rendent cet intérêt nécessaire : c’est la soif sans la possibilité de se désaltérer. Tantale est une assez juste image de l’âme dans cet état. L’occupation rend de la saveur à l’existence, et les beaux-arts ont tout à la fois l’originalité des objets particuliers et la grandeur des idées universelles. Ils nous maintiennent en rapport avec la nature ; on peut l’aimer sans le secours de ces médiateurs aimables, mais ils apprennent cependant à la mieux goûter. Il ne faut pas dédaigner, dans quelque tristesse qu’on soit plongé, les dons primitifs du Créateur : la vie et la nature. L’homme social met trop d’importance au tissu de circonstances dont se compose son histoire personnelle. L’existence est en elle-même une chose merveilleuse. L’on voit souvent les malades n’invoquer qu’elle. Les sauvages sont heureux seulement de vivre, les prisonniers se représentent l’air libre comme le bien suprême, les aveugles seraient prêts à donner tout ce qu’ils possèdent pour revoir encore les objets extérieurs ; les climats du midi, qui animent les couleurs et développent les parfums, produisent une impression indéfinissable ; les consolations philosophiques ont moins d’empire que les jouissances causées par le spectacle de la terre et du ciel. Ce qu’il faut donc le plus soigner parmi nos moyens de bonheur, c’est la puissance de la contemplation. On est si à l’étroit dans soi-même, tant de choses nous y agitent et nous y blessent, qu’on a sans cesse besoin de se plonger dans cette mer des pensées sans bornes ; l’on doit, comme dans le Styx, s’y rendre invulnérable ou tout au moins résigné. Nul n’osera dire qu’on peut tout supporter dans ce monde, nul n’osera se confier assez dans ses forces pour en répondre ; il est bien peu d’êtres doués de quelques facultés supérieures, que le désespoir n’ait atteint plus d’une fois, et la vie ne semble souvent qu’un long naufrage, dont les débris sont l’amitié, la gloire et l’amour. Les rives du temps, qui s’est écoulé pendant que nous avons vécu, en sont couvertes ; mais si nous en avons sauvé l’harmonie intérieure de l’âme, nous pouvons encore entrer en communication avec les œuvres de la Divinité. La clémence du Ciel, le repos de la mort, une certaine beauté de l’univers, qui n’est pas là pour narguer l’homme, mais pour lui prédire de meilleurs jours : quelques grandes idées, toujours les mêmes, sont comme les accords de la création, et nous rendent du calme quand nous nous accoutumons à les comprendre. C’est à ces mêmes sources que le héros et le poète viennent puiser leurs inspirations. Pourquoi donc quelques gouttes de la coupe qui les élève au-dessus de l’humanité, ne seraient-elles pas salutaires pour tous ? On accuse le Sort de malignité, parce qu’il frappe toujours sur la partie la plus sensible de nous-mêmes : ce n’est point à la malignité du Sort qu’il faut s’en prendre, mais à l’impétuosité de nos désirs, qui nous précipite contre les obstacles que nous rencontrons, comme on s’enferre toujours plus avant dans la vivacité du combat. Et d’ailleurs l’éducation, que nous devons recevoir de la douleur, porte nécessairement sur la portion de notre caractère, qui a le plus besoin d’être réprimée. Nous ne pouvons admettre la croyance en Dieu, sans supposer qu’il dirige le Sort dans son action sur l’homme ; nous ne pouvons donc considérer ce Sort comme une puissance aveugle : reste à considérer si Celui qui la gouverne a donné la liberté à l’homme pour s’y soumettre ou s’y soustraire. C’est ce que nous allons examiner dans la seconde partie de ces réflexions.
Quelles sont les lois que la religion chrétienne nous impose relativement au Suicide ?
Bénis Dieu, lui dit-elle, et meurs. — Quoi, lui répondit-il, je n’accepterais pas les maux de la même main dont j’ai reçu les biens, et dans quelque désespoir qu’il fût plongé il sut se résigner à son sort et sa patience fut récompensée. On croit que Job a précédé Moïse, il existait du moins bien longtemps avant la venue de Jésus-Christ, et dans une époque où l’espoir de l’immortalité de l’âme n’était point encore garanti au genre humain. Qu’aurait-il donc pensé maintenant ? On voit dans la Bible des hommes qui, tels que Samson et les Machabées, se dévouent à la mort pour accomplir un dessein qu’ils croient noble et salutaire, mais nulle part on ne trouve des exemples du Suicide dont le dégoût ou les peines de la vie soient l’unique cause. Nulle part ce Suicide, qui n’est qu’une désertion du Sort, n’a été considéré comme possible. On a beaucoup dit qu’il n’y avait aucun passage de l’Évangile qui indiquât la désapprobation formelle de cet acte. J.-C. dans ses discours remonte plutôt aux principes des actions qu’à l’application détaillée de la loi : mais ne suffit-il pas que l’esprit général de l’Évangile tende à consacrer la résignation ?
Heureux ceux qui pleurent, dit J.-C., car ils seront consolés : si quelqu’un veut venir avec moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Vous serez bienheureux lorsqu’à cause de moi vous serez injuriés et persécutés.Partout J.-C. annonce que sa mission est d’apprendre aux hommes que le malheur a pour objet de purifier l’âme et que le bonheur céleste est obtenu par les revers supportés religieusement ici-bas. C’est le but spécial de la doctrine de J.-C. que l’explication du sens inconnu de la douleur. On trouve de très belles choses en fait de morale sociale et dans les prophètes hébreux et dans les philosophes païens : mais c’est pour prêcher la charité, la patience et la foi que J.-C. est descendu sur la terre ; et ces trois vertus tendent toutes également à soulager les malheureux. La première : la charité, nous apprend nos devoirs envers eux ; la seconde, la patience, leur enseigne à quelles consolations ils doivent recourir, et la troisième, la foi, leur annonce leur récompense. La plupart des préceptes de l’Évangile manqueraient de base, s’il était permis de se donner la mort ; car le malheur inspire à l’âme le besoin d’en appeler au Ciel, et l’insuffisance des biens de ce monde est ce qui rend surtout une autre vie nécessaire. Il est rare que les individus dans l’enivrement des jours prospères conservent un saint respect pour les choses sacrées. L’attrait des biens de ce monde est si vif qu’il fait tout pâlir, même l’éclat d’une existence future. Un philosophe allemand, en disputant avec ses amis, disait une fois :
je donnerais pour obtenir telle chose deux millions d’années de ma félicité éternelle, et il était singulièrement modéré dans le sacrifice qu’il offrait : car les jouissances temporelles ont d’ordinaire bien plus d’activité que les espérances religieuses, et la vie spirituelle ou le christianisme, ce qui est une et même chose, n’existerait pas, s’il n’y avait pas de la douleur dans le fond du cœur de l’homme. Le Suicide réfléchi est inconciliable avec la foi chrétienne, puisque cette foi repose principalement sur les différents devoirs de la résignation. Quant au Suicide causé par un moment de délire, par un accès de désespoir, il se peut que le divin Législateur des hommes n’ait pas eu l’occasion d’en parler au milieu des Juifs qui n’offraient guère d’exemples de ce genre d’égarement. Il combattait sans cesse dans les Pharisiens les vices d’hypocrisie, d’incrédulité et de froideur. L’on dirait qu’il a considéré les torts des passions comme des maladies de l’âme et non comme son état habituel, et qu’il s’est toujours plus appliqué à l’esprit général de la morale qu’aux préceptes qui peuvent dépendre des circonstances. J.-C. recommande sans cesse à l’homme de ne point s’occuper de la vie en elle-même, mais de ses rapports avec l’immortalité.
Pourquoi vous mettez-vous en souci de vos vêtements ? dit-il : voyez les lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent ; et cependant. Salomon dans toute sa gloire n’a pas été vêtu aussi magnifiquement qu’eux.Ce n’est point la paresse ni l’insouciance que J.-C. conseille par ce passage, mais une sorte de calme qui serait utile même dans les intérêts de ce monde. Les guerriers appellent ce sentiment la confiance dans son bonheur, les hommes religieux l’espoir dans le secours de la Providence : mais les uns et les autres trouvent dans cette disposition intérieure de l’âme un genre d’appui qui fait juger plus clairement les circonstances mêmes de cette vie, tout en donnant des ailes pour y échapper. On croit s’affranchir du joug des événements humains en se promettant de se tuer, si l’on n’atteint pas le but de ses désirs. Dans un tel système l’on se considère comme uniquement au service de soi-même et libre de se quitter dès qu’on n’est plus content des conditions du sort. Si l’Évangile s’accordait avec cette manière de voir, on y trouverait des leçons de prudence : mais toutes celles qui tiennent à la vertu n’auraient qu’une application bien restreinte, car la vertu ne consiste jamais que dans la préférence qu’on donne aux autres, c’est-à-dire, à son devoir sur ses intérêts personnels ; or lorsqu’on renonce à la vie seulement parce qu’on n’est pas heureux, c’est soi seul que l’on préfère à tout, et l’on est pour ainsi dire égoïste en se donnant la mort. De tous les arguments religieux qu’on a faits contre le Suicide, celui sur lequel on est revenu le plus souvent, c’est qu’il est formellement compris dans la défense exprimée par ce commandement de Dieu : tu ne tueras pas. Sans doute cet argument aussi peut être admis, mais comme il est impossible de considérer l’homme qui se tue du même œil qu’un assassin, le véritable point de vue de cette question, c’est que le bonheur n’étant pas le but de la vie humaine, l’homme doit tendre au perfectionnement et considérer ses devoirs comme n’ayant rien à démêler avec ses souffrances. Marc-Aurèle dit
qu’il n’y a pas plus de mal à sortir de la vie que d’une chambre lorsqu’il y fume: certes s’il en était ainsi les Suicides devraient être bien plus fréquents encore qu’ils ne le sont, car il est difficile, quand l’illusion de la jeunesse est passée, de réfléchir sur le cours des choses et d’aimer constamment l’existence. On pourrait persister dans cette existence par la crainte d’en sortir ; mais si ce seul motif nous retenait sur la terre, tous ceux qui ont vaincu la terreur par des habitudes militaires, toutes les personnes dont l’imagination est plus frappée du fantôme de la vie que de celui de la mort, s’épargneraient les derniers jours qui répètent d’une voix si rauque les airs brillants des premiers. J.-J. Rousseau dans sa lettre pour le Suicide dit :
Pourquoi serait-il permis de se faire couper la jambe, s’il ne l’était pas de s’ôter la vie ? La volonté de Dieu ne nous a-t-elle pas également donné l’une et l’autre ?Un passage de l’Évangile semble répondre textuellement à ce sophisme :
Si votre bras vous est une occasion de chute, dit J.-C., coupez-le. Si votre œil vous égare, arrachez-le et le rejetez loin de vous.Ce que l’Évangile dit s’applique à la tentation et non au Suicide ; mais néanmoins on peut y puiser la réfutation de l’argument de J.-J. Rousseau. Il est permis à l’homme de chercher à se guérir de tous les genres de maux : mais ce qui lui est interdit c’est de détruire son être, c’est-à-dire la puissance qu’il a reçue de choisir entre le bien et le mal. Il existe par cette puissance, il doit renaître par elle et tout est subordonné à ce principe d’action auquel se rapporte en entier l’exercice de la liberté. J.-C. en encourageant les hommes à supporter les peines de la vie rappelle sans cesse l’efficacité de la prière.
Heurtez, dit-il, et l’on vous ouvrira : demandez et vous obtiendrez.Mais les espérances qu’il donne ne se rapportent pas aux événements de cette vie : c’est la disposition de l’âme sur laquelle la prière a le plus d’empire. On appelle également bonheur, le contentement intérieur et les prospérités de la terre, et cependant rien ne diffère autant que ces deux sources de jouissances. Les philosophes du dix-huitième siècle ont appuyé la morale sur les avantages positifs qu’elle peut procurer dans ce monde et l’ont considérée comme l’intérêt personnel bien entendu. Les chrétiens ont transposé le foyer de nos plus grandes satisfactions au fond de l’âme. Les philosophes promettent les biens temporels à ceux qui sont vertueux, ils ont raison à quelques égards : car dans le cours ordinaire des choses il est très probable que les bénédictions de cette vie accompagnent une conduite morale ; mais si l’attente à cet égard était trompée, le désespoir serait donc légitime ; car la vertu n’étant considérée que comme une spéculation, lorsqu’elle est manquée, l’on pourrait abdiquer l’existence. Le Christianisme, au contraire, place le bonheur avant tout dans les impressions qui nous viennent par la conscience. N’avons-nous pas éprouvé, même à part des sentiments religieux, que notre disposition intérieure n’était pas toujours en rapport avec nos circonstances, et que souvent l’on se sentait plus ou moins heureux qu’on n’aurait dû l’être d’après l’examen de sa situation ? Si cela est ainsi par le simple effet de la mobilité de notre nature : combien l’action sainte et secrète de la piété sur l’âme n’a-t-elle pas plus de pouvoir ! On peut le demander à ces êtres vertueux, que les afflictions ont visités, que de fois ne leur est-il pas arrivé d’éprouver au fond du cœur un calme inattendu ? Je ne sais quelle musique céleste se faisait entendre dans le désert et semblait annoncer que la source sortirait bientôt du sein même du rocher. Quand on a vu marcher à l’échafaud la victime la plus respectable et la plus pure, que les factieux pussent immoler, Louis XVI,·on se demandait quel secours la main de Dieu lui prêtait dans cet abîme de malheur ? Tout à coup on entendit la voix d’un Ange, qui sous la forme d’un Ministre de l’Église lui disait ; —
Fils de Saint-Louis, montez au Ciel !— Sa grandeur mondaine, ses espérances célestes, tout était rassemblé dans ces simples paroles. Elles le relevaient, en lui rappelant son illustre race, de l’abaissement où les hommes voulaient le précipiter : elles évoquaient ses aïeux, qui sans doute tenaient déjà leurs couronnes prêtes pour accueillir la venue de l’auguste Saint dans le ciel. Peut-être dans cet instant le regard de la foi les lui fit-il apercevoir. Il approchait des bornes du temps, et nos calculs des heures ne le concernaient déjà plus. Qui sait ce qu’un seul moment d’attendrissement put faire goûter alors de délices à son âme ? Lorsqu’une main sanguinaire lia les mains qui avaient porté le sceptre de la France, le même envoyé de Dieu dit à son roi : —
Sire, c’est ainsi que notre Seigneur fut conduit à la mort.— Quel secours il prêtait au martyr en lui rappelant son divin modèle ! En effet le plus grand exemple du sacrifice de la vie n’est-il pas la base de la croyance des chrétiens ? et cet exemple ne fait-il pas ressortir le contraste qui existe entre le Martyre et le Suicide ? Le martyr sert la cause de la vertu en livrant son sang pour l’enseignement du monde : celui qui se rend coupable du Suicide pervertit toutes les idées de courage et fait de la mort même un scandale. Le Martyre apprend aux hommes quelle force il y a dans la conscience, puisqu’elle l’emporte sur l’instinct physique le plus puissant : le Suicide prouve bien aussi le pouvoir de la volonté sur l’instinct, mais c’est celui d’un maître égaré qui ne sait plus tenir les rênes de son char et se précipite dans l’abîme au lieu de se diriger vers son but. On dirait que l’âme, en commettant cet acte terrible, éprouve je ne sais quel accès de fureur qui concentre en un instant l’éternité des peines. La dernière scène de la vie de J.-C. semble être destinée surtout à confondre ceux qui croient qu’on a le droit de se tuer pour échapper au malheur. L’effroi de la souffrance s’empara de celui qui s’était volontairement dévoué à la mort des hommes comme à leur vie. Il pria longtemps son Père dans le jardin des oliviers, et les angoisses· de la douleur couvraient son front. —
Mon Père, s’écria-t-il, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi !— Trois fois Il répéta ce vœu, le visage baigné de larmes. Toutes nos peines avaient passé dans son divin être. Il craignait comme nous les outrages des hommes ; comme nous peut-être Il regrettait ceux qu’Il chérissait, sa mère et ses disciples ; comme nous, et mieux que nous peut-être, Il aimait cette terre féconde et les célestes plaisirs d’une active bienfaisance dont Il remerciait son Père chaque jour. Mais ne pouvant écarter le calice qui Lui était destiné, Il s’écria : —
que ta volonté soit faite, ô mon Père, — et se remit entre les mains de ses ennemis. Que veut-on chercher de plus dans l’Évangile sur la résignation à la douleur et sur le devoir de la supporter avec patience et courage ? La résignation qu’on obtient par la foi religieuse est un genre de Suicide moral, et c’est en cela qu’il est si contraire au Suicide proprement dit, car le renoncement à soi-même a pour but de se consacrer à ses semblables : et le Suicide causé par le dégoût de la vie n’est que le deuil sanglant du bonheur personnel. Saint Paul dit : —
Celui qui passe sa vie dans les délices est mort en vivant.— À chaque ligne on voit dans les livres saints ce grand malentendu des hommes du temps et de ceux de l’éternité : les premiers placent la vie où les autres voient la mort. Il est donc simple que l’opinion des hommes du temps consacre le Suicide, tandis que celle des hommes de l’éternité exalte le Martyre : car celui qui fonde la morale sur le bonheur qu’elle doit donner sur cette terre hait la vie, quand elle ne réalise pas ce qu’il s’en promettait ; tandis que celui qui fait consister la véritable félicité dans l’émotion intérieure qu’excitent les sentiments et les pensées en communication avec la Divinité, peut être heureux malgré les hommes et, pour ainsi dire, à l’insu même du Sort. Quand les épreuves de l’existence nous ont appris la vanité de nos propres forces et la toute-puissance de Dieu, il s’opère quelquefois dans l’âme une sorte de régénération, dont la douceur est inexprimable. On s’accoutume à se juger soi-même, comme si l’on était un autre : à placer sa conscience en tiers entre ses intérêts personnels et ceux de ses adversaires : on se calme sur son propre sort, certain qu’on ne peut le diriger : on se calme aussi sur son amour-propre, certain que ce n’est pas nous-mêmes, mais le Public qui nous fera notre part : on se calme enfin sur ce qu’il est le plus difficile de supporter, les torts de ses amis, soit en reconnaissant nos propres imperfections, soit en confiant à la tombe de l’être qui nous a le plus aimé, nos pensées les plus intimes : soit enfin en reportant vers le Ciel la sensibilité qu’il nous a donnée. Quelle différence entre cette abnégation religieuse de la lutte terrestre et la fureur qui porte à se détruire pour se délivrer de ce qu’on souffre. Le renoncement à soi-même est en tout l’opposé du Suicide. D’ailleurs, comment se croit-on assuré d’échapper par le Suicide à la douleur qui nous poursuit ? Quelle certitude les Athées peuvent-ils avoir de l’anéantissement, et les Philosophes du mode d’existence que la nature leur réserve ? Lorsque Socrate enseigna dans la Grèce l’immortalité de l’âme, plusieurs de ses disciples et des penseurs de son temps se donnèrent la mort, avides de goûter cette vie intellectuelle, dont les confuses images du Paganisme ne leur avait point offert l’idée. L’émotion, que dut causer une doctrine si nouvelle, égara les imaginations ardentes ; mais les Chrétiens, à qui les promesses d’une vie future n’ont été faites qu’en y joignant la menace des punitions pour les coupables, les Chrétiens peuvent-ils espérer que le Suicide soit un moyen de s’arracher à la peine qui les dévore ? Si notre âme survit à la mort, le sentiment qui la remplissait tout entière, de quelque nature qu’il soit, n’en fera-t-il plus partie ? Qui de nous sait quel rapport est établi entre les souvenirs de la terre et les jouissances célestes ? Est-ce à nous d’aborder par notre propre résolution sur cette plage inconnue, dont une terreur violente nous repousse ? Comment anéantir, par un caprice de sa volonté, et j’appelle ainsi tout ce qui n’est pas fondé sur un devoir, l’œuvre de Dieu dans nous-mêmes ? Comment déterminer sa mort, quand on n’a rien pu sur sa naissance ? Comment répondre de son sort éternel, lorsque les plus simples actions de cette courte vie ont souvent été pour nous l’occasion d’amers regrets ? Qui peut se croire plus sage et plus fort que la destinée, et lui dire : — c’en est trop ? — Le Suicide nous soustrait à la Nature aussi bien qu’à son Auteur. La mort naturelle est adoucie presque toujours par l’affaiblissement des forces, et l’exaltation de la vertu nous soutient dans le sacrifice de la vie à ses devoirs. Mais l’homme qui se tue semble arriver avec d’hostiles armes sur l’autre rive du tombeau et délier à lui seul les images de terreur qui sortent des ténèbres. Ah ! qu’il faut de désespoir pour un tel acte ! Que la pitié, la plus profonde pitié soit accordée à celui qui le commet, mais que du moins l’orgueil humain ne s’y mêle pas ! Que le malheureux ne se croie pas plus homme en étant moins Chrétien, et que l’être qui pense sache toujours où placer la véritable dignité morale de l’homme !
De la dignité morale de l’homme.
je me suis bien consolé de n’avoir plus vingt-cinq ans. — En effet il est bien peu de douleurs plus amères que la perte de la jeunesse. L’homme s’y accoutume par degrés, dira-t-on, — sans doute le temps est un allié de la raison, il affaiblit les résistances qu’elle rencontre en nous-mêmes, mais quelle est l’âme impétueuse que n’irrite pas l’attente de la vieillesse ? Les passions se calment-elles toujours en proportion des facultés ? Ne voit-on pas souvent le spectacle du supplice de Mezence renouvelé par l’union d’une âme encore vivante et d’un corps détruit, ennemis inséparables ? Que signifie ce triste avant-coureur dont la nature fait précéder la mort ? Si ce n’est l’ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer chaque jour, fleur après fleur, la couronne de la vie. Les Sauvages n’ayant point l’idée de la destinée religieuse ou philosophique de l’homme croient rendre service à leurs pères en les tuant, quand ils sont vieux : cet acte est fondé sur le même principe que le Suicide. Il est certain que le bonheur, dans l’acception que lui donnent les passions, que les jouissances de l’amour-propre du moins n’existent guère plus pour les vieillards, mais il en est qui par le développement de la dignité morale, semblent nous annoncer l’approche d’une autre vie comme dans les longs jours du nord le crépuscule du soir se confond avec l’aurore du matin suivant. J’ai vu ces nobles regards tout pénétrés d’avenir, ils semblaient déclarer prophète le vieillard qui ne s’occupait plus du reste de ses années, mais se régénérait lui-même par l’élévation de son âme, comme s’il eût déjà franchi le tombeau. C’est ainsi qu’il faut s’armer contre la douleur. C’est ainsi que dans la force de l’âge même, souvent la destinée nous donne le signal de ce détachement de l’existence que le temps nous commandera tôt ou tard. — Vous avez des pensées bien humbles, diront quelques hommes convaincus que la fierté consiste dans ce qu’on exige du sort et des autres, tandis qu’elle consiste au contraire dans ce qu’on se commande à soi-même. Ces mêmes hommes mettent en contraste le christianisme avec la doctrine philosophique des anciens et prétendent que cette doctrine était bien plus favorable à l’énergie du caractère que celle dont la résignation est la base. Mais certes il ne faut pas confondre la résignation à la volonté de Dieu avec la condescendance pour le pouvoir des hommes. Ces héros citoyens de l’antiquité qui auraient supporté la mort plutôt que l’esclavage, étaient capables d’une soumission religieuse envers la puissance du Ciel, tandis que des écrivains modernes qui prétendent que le christianisme affaiblit l’âme pourraient bien, malgré leur force apparente, se plier sous la tyrannie avec plus de souplesse qu’un vieillard débile mais chrétien. Socrate, ce saint des sages, refusa de se sauver de sa prison lorsqu’il était condamné à mort. Il crut devoir donner l’exemple de l’obéissance aux magistrats de sa patrie, quoiqu’ils fussent injustes envers lui. Ce sentiment n’appartient-il pas à la véritable fermeté du caractère ? Quelle grandeur aussi dans cet entretien philosophique sur l’immortalité de l’âme, continué avec tant de calme jusqu’à l’instant où le poison lui fut apporté ! Depuis deux mille ans les penseurs, les héros, les poètes, les artistes ont consacré la mort de Socrate par leur culte ; mais ces milliers de Suicides causés par le dégoût et l’ennui dont les annales de tous les coins du monde sont remplies, quelles traces ont-ils laissées dans le souvenir de la postérité ? Si les anciens s’enorgueillissent de Socrate, les chrétiens, sans compter même les martyrs, peuvent présenter un grand nombre d’exemples de cette force généreuse de l’âme auprès de laquelle l’irritation ou l’abattement qui portent à se tuer ne sont dignes que de pitié. Thomas Morus, chancelier d’Henri VIII, pendant une année entière enfermé dans la tour de Londres, refusa tous les jours les offres qu’un Roi tout-puissant lui faisait faire pour rentrer à son service en étouffant le scrupule de conscience qui l’en tenait éloigné. Thomas Morus sut mourir pendant une année et mourir en aimant la vie, ce qui redouble encore la grandeur du sacrifice. Écrivain célèbre, il aimait ces occupations intellectuelles qui remplissent toutes les heures d’un intérêt toujours croissant. Une fille chérie, une fille qui pouvait comprendre le génie de son père, répandait sur l’intérieur de sa maison un charme habituel. Il était dans un donjon, derrière ces grilles qui ne laissent pénétrer qu’une lueur brisée par des barreaux funèbres : et non loin de cet horrible séjour une campagne délicieuse, sur les bords verdoyants de la Tamise, lui offrait la réunion de tous les plaisirs que les affections de famille et les études philosophiques peuvent donner. Cependant il fut inébranlable, l’échafaud ne put l’intimider : sa santé cruellement altérée n’affaiblit point sa résolution, il trouva des forces dans ce foyer de l’âme qui est inépuisable parce qu’il doit être éternel. Il mourut, parce qu’il le voulait, immolant à sa conscience le bonheur avec la vie ; sacrifiant toutes les jouissances à ce sentiment du devoir, la plus grande merveille de la nature morale, celle qui féconde le cœur comme dans l’ordre physique le soleil éclaire le monde. L’Angleterre, où cet homme si vertueux était né, où tant d’autres citoyens ont sacrifié si simplement leur vie à la vertu : l’Angleterre, dis-je, est pourtant le pays dans lequel il se commet le plus de Suicides : et l’on s’étonne avec raison qu’une nation où la religion exerce un si noble empire offre l’exemple d’un tel égarement. Mais ceux qui se représentent les Anglais comme des hommes d’un caractère froid, se laissent tout à·fait tromper par la réserve de leurs manières. Le caractère anglais est en général très actif et même très impétueux ; leur admirable Constitution qui développe au plus haut degré les facultés morales peut seule suffire à leur besoin d’agir et de penser : la monotonie de l’existence ne leur convient point, quoiqu’ils s’y astreignent souvent. Ils diversifient alors par les exercices du corps le genre de vie qui nous paraît uniforme. Aucune nation n’aime à se hasarder autant que les Anglais, et d’un bout du monde à l’autre, de la chute du Rhin aux cataractes du Nil, si quelque chose de singulier et de dangereux a été tenté ; c’est par un Anglais. Des paris extraordinaires, quelquefois même des excès blâmables sont une preuve de la véhémence de leur caractère. Leur respect pour toutes les lois, c’est-à-dire pour la loi morale, la loi politique et la loi des convenances réprime au-dehors leur ardeur naturelle : mais elle n’en existe pas moins, et quand les circonstances ne leur donnent pas d’aliment ; quand l’ennui s’empare de ces imaginations si vives ; il y produit des ravages incalculables. On prétend aussi que le climat d’Angleterre porte singulièrement à la mélancolie : je n’en puis juger, car le ciel de la liberté m’a toujours paru le plus pur de tous ; mais je ne crois pas que ce soit à cette cause physique qu’on doive surtout attribuer les fréquents exemples de Suicide. Le ciel du nord est bien moins agréable que celui de l’Angleterre, et cependant on y est moins sujet au dégoût de la vie, parce que l’esprit y a moins besoin de mouvement et de diversité. Une autre cause rend aussi les Suicides plus fréquents en Angleterre, c’est l’extrême importance que l’on y attache à l’opinion publique : dès que la réputation d’un homme est altérée, la vie lui devient insupportable. Cette grande terreur du blâme est certainement un frein très salutaire pour la plupart des hommes ; mais il y a quelque chose de plus sublime encore, c’est d’avoir un asile en soi-même et d’y trouver, comme dans un sanctuaire, la voix de Dieu qui nous invite au repentir de nos fautes, ou nous récompense de nos bonnes intentions méconnues. Le Suicide est très rare chez les peuples du midi. L’air qu’ils respirent leur fait aimer la vie, l’empire de l’opinion publique est moins absolu dans un pays où l’on a moins besoin de société, les jouissances d’une si belle nature suffisent aux grands comme au peuple, il y a dans le printemps de l’Italie de quoi distribuer du bonheur à tous les êtres. L’Allemagne offre plusieurs exemples de Suicide, mais les causes en sont diverses et souvent bizarres, comme cela doit arriver chez un peuple où règne un enthousiasme métaphysique qui n’a point encore d’objet fixe ni de but utile. Les défauts des Allemands sont bien plus le résultat de leurs circonstances que de leur caractère, et ils s’en corrigeront, sans doute, s’il existe chez eux un ordre politique fait pour donner une carrière à des hommes dignes d’être citoyens. Un événement récemment arrivé à Berlin peut donner l’idée de la singulière exaltation dont les Allemands sont susceptibles2), les motifs particuliers qui ont pu égarer deux individus quelconques sont de peu d’importance ; mais l’enthousiasme avec lequel on a parlé d’un fait pour lequel on devait tout au plus réclamer l’indulgence, mérite la plus sérieuse attention. Si deux personnes profondément malheureuses s’étaient donné la mort en implorant la commisération des êtres sensibles et en se recommandant aux prières des âmes pieuses, personne n’aurait pu se défendre de donner des larmes à la douleur qui rend insensé, quel que soit le genre de folie qu’elle suggère. Mais peut-on présenter comme le sublime de la raison, de la religion et de l’amour un assassinat mutuel ; peut-on donner le nom de vertu à la conduite d’une femme qui se délie volontairement des devoirs de fille, d’épouse et de mère ! à celle d’un homme qui lui prête son courage pour sortir ainsi de la vie ! Quoi ! cette femme se confie assez dans l’action qu’elle commet pour écrire en mourant :
qu’elle veillera du haut des cieux sur sa fille. Et tandis que le juste tremble souvent au lit de la mort ; elle se croit assurée de la destinée des bienheureux. Deux êtres qu’on dit estimables, admettent la religion en tiers de l’acte le plus sanguinaire ! deux chrétiens comparent le meurtre à la communion en laissant ouvert à côté d’eux le cantique chanté par les fidèles lorsqu’ils se réunissent pour jurer d’obéir au divin modèle de la patience et de la résignation ; quel délire dans la femme et quel abus de ses facultés dans l’homme ! Car pouvait-il ne pas se regarder comme un assassin, bien qu’il eût obtenu le consentement de l’infortunée qu’il immolait ? La volonté toujours momentanée d’un être humain donnait-elle à son semblable le droit d’enfreindre les principes éternels de la justice et de l’humanité ? L’ami s’est tué, dira-t-on, presque en même temps que son amie : mais peut-on se croire ainsi la féroce propriété d’une autre existence, lors même qu’on immole aussi la sienne ? Et cet homme qui voulait mourir, n’avait-il pas de patrie, ne pouvait-il pas combattre pour elle ? N’existait-il aucune entreprise noble et périlleuse dans laquelle il pût offrir un grand exemple ? Quel est celui qu’il a donné ? Il ne s’attendait pas, je pense, que le genre humain se réunît un jour pour abdiquer le don de la vie à la clarté du soleil : et cependant quelle autre conséquence faudrait-il tirer du Suicide de ces deux personnes auxquelles on ne connaissait d’autre malheur que celui d’exister ? Quoi donc ? il restait à ces amis fidèles un an peut-être, du moins un jour pour se voir et pour s’entendre, et volontairement ils ont anéanti ce bonheur ? L’un d’eux a pu défigurer les traits dans lesquels il avait lu de généreuses pensées, l’autre a souhaité de ne plus entendre la voix qui les avait excitées dans son âme ? Et tout ce qu’on expliquerait presque par de la haine s’appellerait de l’amour ? Il s’y mêlait, assure-t-on, la plus parfaite innocence. Est-ce assez pour justifier une si barbare folie ? Et quel avantage de tels égarements ne donnent-ils pas à ceux qui considèrent l’enthousiasme comme un mal ? Le véritable enthousiasme doit faire partie de la raison parce qu’il est la chaleur qui la développe. Peut-il exister une opposition entre deux qualités naturelles à l’âme et qui sont toutes deux les rayons d’un même foyer ? Quand on dit que la raison est inconciliable avec l’enthousiasme, c’est parce qu’on met le calcul à la place de la raison, et la folie à la place de l’enthousiasme. Il y a de la raison dans l’enthousiasme et de l’enthousiasme dans la raison, toutes les fois que l’une et l’autre ont pris naissance dans la nature et qu’aucun mélange d’affectation n’en fait partie. On s’étonne qu’on puisse trouver de l’affectation et de la vanité dans un Suicide : ces sentiments si petits, même dans cette vie, que sont-ils en présence de la mort ? Il semble que rien n’est trop profond ni trop fort pour déterminera l’acte le plus terrible. Mais l’homme a tant de peine à se figurer la fin de son existence, qu’il associe même au tombeau les plus misérables intérêts de ce inonde. En effet, on ne peut s’empêcher de voir de l’affectation sentimentale d’une part et de la vanité philosophique de l’autre dans la manière dont le double Suicide de Berlin a été combiné. La mère envoie sa fille au spectacle la veille du jour où elle veut se tuer, comme si la mort d’une mère devait être considérée comme une fête pour son enfant et qu’il fallût déjà faire entrer dans ce jeune cœur les plus fausses idées de l’imagination égarée. Cette mère se revêt de parures nouvelles ainsi qu’une victime sainte. Dans sa lettre à sa famille elle s’occupe des plus minutieux détails du ménage afin de montrer de l’insouciance pour l’acte qu’elle va commettre, de l’insouciance, grand Dieu, en disposant de soi sans votre ordre ! en passant de la vie à la mort sans que le devoir ou la nature aide à franchir cet abîme. L’homme qui, prêt à tuer son amie, célèbre un festin avec elle et s’exalte par des chants et des liqueurs comme s’il craignait le retour des mouvements vrais et raisonnables ! Cet homme, dis-je, n’a-t-il pas l’air d’un auteur sans génie qui veut produire avec une catastrophe véritable les effets auxquels il ne peut atteindre en poésie ? La vraie supériorité dans tous les genres n’est point de la bizarrerie : c’est une intensité plus énergique et plus profonde dans les impressions qu’éprouve la masse des hommes. Le génie est à plusieurs égards, populaire : c’est-à-dire, qu’il a des points de contact avec la manière de sentir du plus grand nombre. Il n’en est pas ainsi de l’esprit exalté ou de l’imagination travaillée : ceux qui se tourmentent pour attirer l’attention du public, pour l’emporter sur leur semblables, croient avoir fait des découvertes dans des contrées inconnues du cœur humain. Ils vont jusqu’à s’imaginer que ce qui révolte les sentiments de la plupart des hommes est d’un ordre plus relevé que ce qui les touche et les captive. Gigantesque vanité que celle qui nous met, pour ainsi dire, en dehors de notre espèce. L’éloquence et l’inspiration du talent raniment ce qui existait souvent dans le cœur des individus les plus obscurs, et ce qu’étouffaient en eux l’apathie ou les intérêts vulgaires. Les belles âmes par leurs écrits ou par leurs actions dispersent quelquefois les cendres qui couvraient le Feu sacré. Mais créer, pour ainsi dire, un nouveau monde dans lequel la vertu fasse abandonner ses devoirs ; la religion, se révolter contre l’autorité divine ; l’amour, immoler ce qu’on aime : c’est le triste résultat de quelques sentiments sans harmonie, de quelques facultés sans force et d’un besoin de célébrité auquel les dons de la nature ne se prêtaient pas. Il ne vaudrait pas la peine de s’arrêter sur un acte de démence qui peut être excusé par des circonstances personnelles dont nous ignorons jusqu’à un certain point les détails, si cet événement n’avait pas eu des apologistes en Allemagne. Le goût des écrivains allemands pour l’esprit de système se retrouve dans presque tous les rapports de la vie ; ils ne peuvent se résoudre à vouer toutes les forces de leur âme aux simples vérités déjà reconnues ; on dirait qu’ils veulent innover en fait de sentiment et de conduite comme dans une œuvre littéraire. Cependant la nature physique n’invente rien de mieux que le soleil, la mer, les forêts et les fleuves ; pourquoi les affections du cœur ne seraient-elles pas aussi toujours les mêmes dans leur principe, quoique variées dans leurs effets ? N’y a-t-il pas bien plus de vraie chaleur dans ce qui est compris par tous, que dans ces natures humaines inventées, pour ainsi dire, comme une fiction faite à plaisir ? Les Allemands sont doués des qualités les plus excellentes et des lumières les plus étendues ; mais c’est par les livres que la plupart d’entre eux ont été formés, et il en résulte une habitude d’analyse et de sophisme, une certaine recherche de l’ingénieux qui nuit à la mâle décision de la conduite. L’énergie qui ne sait où s’employer inspire les résolutions les plus extravagantes ; mais quand on peut consacrer ses forces à l’indépendance de sa patrie, quand on peut renaître comme nation et faire revivre ainsi le cœur de l’Europe paralysé par la servitude, alors il ne doit plus être question de sentimentalité maladive, de Suicides littéraires, de commentaires abstraits sur ce qui révolte l’âme, il faut imiter ces peuples forts et sains de l’antiquité dont le caractère constant, direct, inébranlable ne commençait rien sans l’achever ; ils regardaient comme aussi lâche dans un citoyen de reculer devant une résolution patriotique, qu’il le serait pour un soldat de fuir un jour de bataille. Le don de l’existence est un miracle de chaque instant, la pensée et le sentiment qui la composent, ont quelque chose de si sublime que l’on ne peut sans étonnement contempler son être à l’aide des facultés de cet être. Qu’est-ce donc que prodiguer dans un moment d’impatience et d’ennui le souffle avec lequel nous avons senti l’amour, reconnu le génie et adoré la divinité ? — Shakespeare dit en parlant du Suicide :
faisons ce qui est courageux et noble suivant le sublime usage des Romains, et que la Mort soit orgueilleuse de nous prendre3. En effet si l’on était incapable de la résignation chrétienne qui soumet à l’épreuve de la vie, au moins devrait-on retourner à l’antique beauté du caractère des anciens, et faire sa divinité de la gloire, lorsqu’on ne se sentirait pas digne d’immoler cette gloire même à de plus hautes vertus. Nous croyons avoir montré que le Suicide dont le but est de se défaire de la vie ne porte en lui-même aucun caractère de dévouement et ne saurait par conséquent mériter l’enthousiasme. L’esprit, le courage même ne sont dignes de louange que quand ils servent à ce dévouement qui peut produire plus de merveilles que le génie. On a vu les plus habiles succomber, mais la réunion des volontés religieuses et patriotiques ne saurait faillir. Il n’y a rien de vraiment grand sans le mélange d’une vertu quelconque. Toute autre règle de jugement conduit nécessairement à l’erreur. Les événements de ce monde, quelque importants qu’ils nous paraissent, sont quelquefois mus par les plus petits ressorts, et le hasard en réclame sa forte part. Mais il n’y a ni petitesse ni hasard dans un sentiment généreux : soit qu’il nous ait fait donner notre vie, ou qu’il n’ait exigé que le sacrifice d’un jour : soit qu’il ait valu la couronne ou qu’il se perde dans l’oubli, soit qu’il ait inspiré des chefs-d’œuvre ou conseillé d’obscurs bienfaits, n’importe. C’était un sentiment généreux : et c’est à ce seul titre que les hommes doivent admirer les paroles ou les actions d’un homme. Il y a des exemples de Suicide chez la nation Française, mais ce n’est d’ordinaire, ni à la mélancolie du caractère ni à l’exaltation des idées, qu’on peut les attribuer. Des malheurs positifs ont déterminé quelques Français à cet acte, et ils l’ont commis avec l’intrépidité mais aussi avec l’insouciance qui souvent les caractérise ; néanmoins cette foule d’émigrés que la révolution a fait naître, a supporté les plus cruelles privations, avec une sorte de sérénité dont aucune autre nation n’eût été capable. Leur esprit est plus enclin à l’action qu’à la réflexion, et cette manière d’être les distrait des peines de l’existence. Ce qui coûte le plus aux Français, c’est d’être éloigné de leur patrie : en effet quelle patrie ne possédaient-ils pas avant que les factions l’eussent déchirée, avant que le despotisme l’eût avilie ? Quelle patrie ne verrions-nous pas renaître si c’était la nation qui disposât d’elle ? L’imagination se représente cette belle France qui nous accueillerait sous son ciel d’azur, ces amis qui s’attendriraient en nous revoyant, ces souvenirs de l’enfance, ces traces de nos parents que nous retrouverions ; à chaque pas ; et ce retour nous apparaît comme une sorte de résurrection terrestre, comme une autre vie accordée dès ici-bas ; mais si la bonté céleste ne nous a pas réservé un tel bonheur, dans quelques lieux que nous soyons nous prierions pour ce pays qui sera si glorieux, si jamais il apprend à connaître la liberté, c’est-à-dire, la garantie politique de la justice
C’est à vous que je dois, mon digne ami, l’instruction religieuse, cette vie de la foi qui peut seule se prolonger à jamais ; mes dernières pensées s’adressent à vous dans l’épreuve solennelle à laquelle je suis condamnée. Trois mois se sont écoulés, depuis la sentence de mort que la Reine a fait prononcer contre mon époux et contre moi, en punition de ce malheureux règne de neuf jours, de cette couronne d’épines, qui n’a reposé sur ma tête que pour la dévouer à la mort. Je croyais, je vous l’avoue, que l’intention de Marie était de m’épouvanter par cette sentence, mais je n’imaginais pas qu’elle voulût répandre mon sang qui est aussi le sien. Il me semblait que ma jeunesse suffisait pour m’excuser, quand il ne serait pas prouvé que j’ai résisté longtemps aux funestes honneurs dont j’étais menacée, et que ma déférence pour les désirs du Duc de Northumberland mon beau-père a pu seule m’entraîner à la faute que j’ai commise ; mais ce n’est pas pour accuser mes ennemis que je vous écris ; ils sont l’instrument de la volonté de Dieu comme tout autre événement de ce monde, et je ne dois réfléchir que sur mes propres émotions. Enfermée dans cette tour je vis de ce que je sens, et ma conduite morale et religieuse ne consiste que dans les combats qui se passent en moi-même. Hier notre ami Asham vint me voir et sa présence me causa d’abord un vif plaisir ; elle réveilla dans mon esprit le souvenir des heures si douces et si fécondes que j’ai goûtées avec lui dans l’étude des anciens. Je voulais ne lui parler que de ces illustres morts dont les écrits m’ont ouvert une carrière de réflexions sans bornes. Asham, vous le savez, est sérieux et calme, il s’appuie sur la vieillesse pour supporter les maux de l’existence ; en effet la vieillesse d’un penseur n’est pas débile, l’expérience et la foi le fortifient, et quand l’espace qui reste est si court, un dernier effort suffit pour le parcourir ; ce terme est encore plus rapproché pour moi que pour un vieillard, mais les douleurs rassemblées sur mes derniers jours seront amères. Asham m’annonça que la Reine me permettait de respirer l’air dans le jardin de ma prison, et je ne puis exprimer la joie que j’en ressentis, elle fut telle que notre pauvre ami n’eut pas d’abord le courage de la troubler. Nous descendîmes ensemble et il me laissa jouir pendant quelque temps de cette nature dont j’étais privée depuis plusieurs mois ; c’était un de ces jours de la fin de l’hiver qui annoncent le printemps, je ne sais si la belle saison elle-même aurait autant frappé mon imagination que ce pressentiment de son retour ; les arbres tournaient leurs branches encore dépouillées vers le soleil ; le gazon était déjà vert, quelques fleurs prématurées semblaient préluder par leurs parfums à la mélodie de la nature quand elle reparaît dans toute sa magnificence ! L’air était d’une douceur inexprimable : il me semblait que j’entendais la voix de Dieu dans le souffle invisible et tout-puissant qui me redonnait à chaque instant la vie ; la vie ! quel mot j’ai prononcé ! je croyais jusqu’à ce jour qu’elle était mon droit et je recueille maintenant ses derniers bienfaits comme les adieux d’un ami. Asham et moi nous nous avançâmes sur le bord de la Tamise, et nous nous assîmes dans le bois encore sans ombrage que la verdure doit bientôt revêtir : les flots semblaient étinceler par le reflet des rayons du ciel, mais quoique ce spectacle fût brillant comme une fête, il y a toujours quelque chose de mélancolique dans le cours des ondes et je défie de les contempler longtemps sans se livrer à ces rêveries dont le charme consiste surtout dans une sorte de détachement de nous-mêmes. Asham s’aperçut de la direction de mes pensées et tout à coup il prit ma main et la baignant de ses larmes, — Oh vous ! (me dit-il) qui êtes toujours ma souveraine, faut-il que je sois chargé de vous apprendre le sort qui vous menace ? Votre père a rassemblé vos partisans pour s’opposer à Marie et cette Reine justement détestée s’en prend à vous de tout l’amour que votre nom fait naître. — Ses sanglots l’interrompirent. — Continuez, lui dis-je, oh ! mon ami, souvenez-vous de ces génies méditatifs qui ont contemplé d’un œil ferme la mort même de ceux qui leur étaient chers, ils savaient d’où nous venons et où nous allons, c’en est assez. — — Hé bien, me dit-il, votre sentence doit être exécutée, mais je vous apporte le secours qui délivra tant d’hommes illustres de la proscription des Tyrans. — Ce vieillard, ami de ma jeunesse, m’offrait en tremblant le poison dont il aurait voulu me sauver au péril de ses jours. Je me rappelai combien de fois nous avions admiré ensemble de certaines morts volontaires parmi les anciens, et je tombai dans des réflexions profondes comme si les lumières du Christianisme s’étaient tout à coup éteintes en moi, et que je fusse livrée à cette indécision, dont l’homme même dans les plus simples occurrences a tant de peine à se tirer. Asham se mit à genoux devant moi, sa tête blanchie était inclinée en ma présence et couvrant ses yeux d’une de ses mains il me tendait de l’autre la ressource funeste qu’il m’avait préparée. Je repoussai doucement cette main, et me recueillant par la prière j’y trouvai la force de répondre ainsi. — Asham, lui dis-je, vous savez avec quelles délices je lisais avec vous les philosophes et les poètes de la Grèce et de Rome ; les beautés mâles de leur langage, l’énergie simple de leur âme resteront à jamais incomparables. La société telle qu’elle est organisée de nos jours a rempli la plupart des esprits de frivolités et de vanités, et l’on n’a pas honte de vivre sans réfléchir, sans chercher à connaître les merveilles du monde qui sont faites pour instruire l’homme par des symboles éclatants et durables. Les anciens l’emportent de beaucoup sur nous, parce qu’ils se sont faits eux-mêmes, mais ce que la révélation a mis dans l’âme du chrétien est plus grand que l’homme. Depuis l’idéal des arts jusqu’aux règles de la conduite, tout doit se rapporter à la foi religieuse, et la vie n’a pour but que d’enseigner l’immortalité. Si je me dérobais au malheur éclatant qui m’est destiné, je ne fortifierais point par mon exemple l’espérance de ceux que mon sort doit émouvoir ; les anciens élevaient leur âme par la contemplation de leurs propres forces, les chrétiens ont un témoin et c’est devant Lui qu’il faut vivre et mourir ; les anciens voulaient glorifier la nature humaine, les chrétiens ne se regardent que comme la manifestation de Dieu sur la terre ; les anciens mettaient au premier rang des vertus la mort qui soustrait au pouvoir des oppresseurs, les chrétiens estiment davantage le dévouement qui nous soumet aux volontés de la Providence. L’activité et la patience ont leur temps tour à tour ; il faut faire usage de sa volonté tant que l’on peut ainsi servir les autres, et se perfectionner soi-même ; mais lorsque la destinée est, pour ainsi dire, face à face avec nous, notre courage consiste à l’attendre, et regarder le sort est plus fier que s’en détourner. L’âme se concentre ainsi dans ses propres mystères, toute action extérieure serait plus terrestre que la résignation. — Je ne chercherai point, me dit Asham, à discuter avec vous des opinions dont l’inébranlable fermeté peut vous être nécessaire, je ne m’inquiète que de la souffrance à laquelle le sort vous condamne ; pourrez-vous la supporter, et cette attente d’un coup mortel, d’une heure fixée, n’est-elle pas au-dessus de vos forces ? Si vous terminiez vous-même votre sort, ne serait-il pas moins cruel ? — Il faut, lui répondis-je, laisser l’esprit divin se ressaisir de ce qu’il a donné. L’immortalité commence avant le tombeau, quand par notre propre volonté nous rompons avec la vie ; dans cette situation les impressions intérieures de l’âme sont plus douces qu’on ne l’imagine. La source de l’enthousiasme devient tout à fait indépendante des objets qui nous entourent, et Dieu fait seul alors toute notre destinée dans le sanctuaire le plus intime de nous-mêmes. — Mais, reprit Asham, pourquoi donner à vos ennemis, à cette Reine cruelle, à ce peuple sans vertus, l’indigne spectacle… — il ne put achever. — Si je me soustrayais, lui dis-je, même par la mort à la fureur de cette Reine, j’irriterais son orgueil, et je ne servirais pas d’instrument à son repentir. Qui sait à quelle époque l’exemple que je vais donner pourra faire du bien à mes semblables ? Comment juger moi-même la place que mon souvenir doit occuper dans la chaîne des événements de l’histoire ? en me tuant qu’apprendrai-je aux hommes, si ce n’est la juste horreur qu’inspire un supplice violent et le sentiment d’orgueil qui porte à s’en délivrer ? Mais en supportant ce terrible sort par la fermeté que la religion me prête, j’inspire aux vaisseaux battus comme moi par l’orage plus de confiance dans l’ancre de la foi qui m’a soutenue. — — Le peuple, dit Asham, croit coupables tous ceux qu’il voit périr de la mort des criminels. — Le mensonge, lui répondis-je, peut tromper quelques individus pendant quelques années, mais les nations et les siècles font toujours triompher la vérité ; il y a de l’éternité dans tout ce qui tient à la vertu, et ce que nous avons fait pour elle arrivera jusqu’à la mer, quelque faible ruisseau que nous ayons été pendant notre vie. Non, je ne rougirai point de subir la punition des coupables, car c’est mon innocence même qui m’y appelle, et ce serait troubler le sentiment de cette innocence que d’accomplir un acte de violence ; on ne peut l’obtenir de soi-même qu’en altérant la sérénité que l’âme doit ressentir à l’approche du ciel. — Ah ! qu’y a-t-il de plus violent, s’écria notre ami, que cette mort sanglante… — Le sang des martyrs, lui répondis-je, n’est-il pas un baume pour les blessures des infortunés ? — Cette mort, reprit-il, imposée par les hommes, par la hache meurtrière qu’un barbare osera lever sur votre tête royale ! — Mon ami, lui dis-je, quand mes derniers moments seraient entourés de respect, ils ne m’inspireraient pas moins d’effroi ; la mort porte-t-elle un diadème sur son front livide ? N’est-elle pas toujours armée de la même faux ? Si c’était dans le néant qu’elle nous entraînât, vaudrait-il la peine de disputer avec cette ombre ? Si c’est l’appel d’un Dieu sous ce voile de ténèbres, sans doute alors le jour est derrière cette nuit, et le ciel ne nous est caché que par de vains fantômes. — — Quoi, dit encore d’une voix ébranlée cet ami que j’avais vu si calme dans d’autres temps, savez-vous que ce supplice peut être douloureux, qu’il peut se prolonger, qu’une main mal assurée… ? — Arrêtez, lui dis-je, je le sais, mais cela ne sera pas. — D’où vous vient cette confiance ? — De ma propre faiblesse, repris-je, j’ai toujours craint la douleur physique et mes efforts pour me donner le courage qui la brave ont été vains. Je crois donc qu’elle me sera toujours épargnée. Car il y a beaucoup de protections secrètes exercées en faveur du chrétien, lors même qu’il semble le plus malheureux, et ce que nous sentons au-dessus de nos forces ne nous arrive presque jamais. L’on ne connaît d’ordinaire que l’extérieur du caractère de l’homme, ce qui se passe en lui-même peut offrir encore des aperçus nouveaux pendant des milliers de siècles. L’irréligion a rendu l’esprit superficiel, on s’en est pris de tout au-dehors, à la circonstance, à la fortune ; le vrai trésor de la pensée comme de l’imagination, ce sont les rapports du cœur humain avec son Créateur ; là sont les pressentiments, là les oracles, là les prodiges, et tout ce que les anciens ont cru voir dans la nature n’était qu’un reflet de ce qu’ils éprouvaient au-dedans d’eux-mêmes à leur insu. — Nous gardâmes ensuite quelque temps le silence Asham et moi ; une inquiétude me poursuivait et je n’osais l’exprimer, tant j’en étais troublée. — Avez-vous vu mon époux ? lui dis-je. — Oui, me répondit Asham. — L’avez-vous consulté sur l’offre que vous vouliez me faire ? — Oui, reprit-il encore. — Achevez de grâce, lui dis-je. Si Guilford et ma conscience n’étaient pas d’accord, lequel de ces deux pouvoirs me semblerait légitime ? — Lord Guilford, me dit Asham, n’a pas exprimé d’opinion sur le parti que vous deviez prendre, mais quant à lui sa résolution de périr sur l’échafaud est inébranlable. — Oh mon ami, m’écriai-je, combien je vous remercie de m’avoir laissé le mérite du choix ; si j’avais su plus tôt la résolution de Guilford, je n’aurais pas même délibéré, et l’amour aurait suffi pour m’inspirer ce que la religion me commande. Pourrais-je ne pas partager le sort d’un tel époux ? Pourrais-je m’épargner une seule de ses souffrances ? et chacun de ses pas vers la mort ne me trace-t-il pas ma route ? — Asham comprit alors que j’étais inébranlable ; il s’éloigna de moi, triste et pensif, et me promit de me revoir. Le docteur Feckenham, chapelain de la reine, vint peu d’heures après me déclarer que le jour de mon supplice était fixé à vendredi prochain, dont cinq jours encore me séparaient. Je vous l’avouerai, il me sembla que je n’étais préparée à rien, tant la désignation d’un jour me fit éprouver de terreur, J’essayai de la cacher, mais sans doute Feckenham s’en aperçut, car il se hâta de profiter de mon trouble pour m’offrir la vie si je voulais changer de religion. Vous voyez, mon digne ami, que Dieu vint à mon secours dans cet instant, car la nécessité de repousser une offre si indigne de moi, me rendit les forces que j’avais perdues. Le docteur Feckenham voulut entrer dans des controverses que je repoussai en lui observant que mes lumières étant nécessairement obscurcies par la situation dans laquelle je me trouvais ; je n’irais pas, moi mourante, remettre en discussion les vérités dont j’avais été convaincue lorsque mon esprit était dans toute sa force. Il essaya de m’effrayer en me disant qu’il ne me reverrait plus, ni dans ce monde, ni dans le ciel, dont m’excluait ma croyance religieuse. — Vous me causeriez plus d’effroi que mes bourreaux, lui répondis-je, si je pouvais vous croire ; mais la religion à laquelle on immole sa vie, est toujours la vraie pour notre cœur. Les lumières de la raison sont bien vacillante dans des questions si hautes, et je m’en tiens au dogme du sacrifice, c’est celui-là dont je ne puis douter. — Cet entretien avec le docteur Feckenham releva mon âme abattue, la Providence venait de m’accorder ce qu’Asham désirait pour moi, une mort volontaire ; je ne me tuais pas, mais je refusais de vivre, et l’échafaud consenti par ma volonté, ne me semblait plus que l’autel choisi par la victime. Renoncer à la vie qu’on ne pourrait acheter qu’au prix de sa conscience, c’est le seul genre de Suicide qui soit permis à l’homme vertueux. Depuis que je croyais avoir fait mon devoir j’osais compter sur mon courage, mais bientôt l’attachement à l’existence que je me suis quelquefois reproché dans les jours de ma félicité, se réveilla dans mon faible cœur. Asham revint le lendemain et nous allâmes encore une fois sur les bords de cette Tamise, l’orgueil de notre belle contrée ; j’essayai de reprendre mes sujets habituels d’entretien, je récitai quelques passages des beaux chants de l’Iliade et de Virgile, que nous avions étudiés ensemble, mais la poésie sert surtout à se pénétrer d’un noble enthousiasme pour l’existence, le mélange séducteur des pensées et des images, de la nature et de l’âme, de l’harmonie du langage et des émotions qu’il retrace, nous enivre de la puissance de sentir et d’admirer ; et ce n’était plus pour moi que ces plaisirs étaient faits ! je ramenai l’entretien sur les écrits plus sévères des philosophes. Asham considère Platon comme une âme prédestinée au christianisme, mais lui-même et la plupart des anciens sont trop fiers des forces intellectuelles de l’esprit humain ; ils jouissent tellement de la faculté de penser, que leurs désirs ne se portent point vers une autre vie, ils croient pouvoir l’évoquer en eux-mêmes par l’énergie de la contemplation : jadis aussi je goûtais les plus pures délices en méditant sur le ciel, le, génie et la nature. À ce souvenir un regret insensé de la vie s’empara de moi ; je me la représentai sous des couleurs auprès desquelles le monde à venir ne me paraissait plus qu’une abstraction sans charmes. Quoi, me disais-je, l’éternelle durée des sentiments vaudra-t-elle cette succession de crainte et d’espoir qui renouvelle si vivement les affections les plus tendres ? La connaissance des secrets de l’univers égalera-t-elle jamais l’attrait inexprimable du voile qui les couvre ? La certitude aura-t-elle le prestige décevant du doute ? L’éclat de la vérité donnera-t-il jamais autant de jouissances que sa recherche et sa découverte ? La jeunesse, l’espoir, le souvenir, l’habitude, que seront-ils si le cours du temps est arrêté ? Enfin, l’Être suprême dans toute sa splendeur pourra-t-Il faire à sa créature un plus beau présent que l’amour ? Ces craintes étaient impies, je le confesse humblement devant vous, mon digne ami. Asham qui dans notre entretien de la veille semblait moins religieux que moi, reprit bientôt tout son avantage sur ma douleur rebelle. — Vous ne devez pas, me dit-il, vous servir des bienfaits mêmes pour mettre en doute la puissance du Bienfaiteur : cette· vie que vous regrettez, qui l’a faite ? et si ses incomplètes jouissances vous semblent d’un tel prix, pourquoi les croyez-vous irréparables ? Certes, notre imagination même peut concevoir mieux que cette terre, mais quand elle n’y parviendrait pas, est-ce à nous de considérer la Divinité comme un poète qui ne saurait créer une seconde œuvre plus belle que la première ? — Cette simple réflexion me fit rentrer en moi-même, et je rougis de l’égarement où m’avait plongée l’angoisse de la mort. Oh mon ami, qu’il en coûte pour creuser cette pensée ! Des abîmes toujours plus profonds s’entrouvrent sous ses abîmes. Dans quatre jours je n’existerai plus, cet oiseau qui vole dans les airs me survivra, j’ai moins d’avenir que lui ; les objets inanimés qui m’entourent conserveront leur forme, et rien de moi ne subsistera sur la terre, que le souvenir de mes amis. Inconcevable mystère de l’esprit qui prévoit sa fin ici-bas et ne peut la prévenir. La main retient les rênes des coursiers qui nous conduisent, la pensée ne peut conquérir un instant sur la mort. Pardonnez ma faiblesse, ô mon père en religion, vous qui m’avez tendrement chérie ; nous serons réunis dans le ciel, mais entendrai-je encore cette voix si touchante qui m’annonçait un Dieu de bonté ? mes yeux contempleront-ils vos traits vénérables ? Oh Guilford, oh mon époux, vous dont la noble figure est sans cesse présente à mon cœur, vous retrouverai-je, tel que vous êtes, parmi les anges dont vous étiez l’image sur la terre ? Mais que dis-je ? Mon âme sans force ne sait souhaiter par-delà le tombeau que le retour de la vie actuelle ! (Jeudi) Mon époux m’a fait demander de me voir aujourd’hui pour la dernière fois. J’ai refusé cet instant dans lequel la joie et le désespoir se confondraient de trop près. J’ai craint de n’être plus résignée ; vous l’avez vu, mon cœur a trop d’attachement au bonheur, il n’y fallait pas retomber. Mon père, m’approuvez-vous ? ce sacrifice n’a-t-il pas tout expié ? je ne crains plus maintenant que l’existence me soit encore chère. (Le matin même de l’exécution) Oh mon père, je l’ai vu ! il marchait au supplice d’un pas aussi ferme que s’il eût commandé ceux qui l’y conduisaient. Guilford a levé les yeux vers ma prison, puis il les a portés plus haut, je l’ai compris : il a continué sa route. Au détour du chemin qui mène à la place où la mort est préparée pour nous deux, il s’est arrêté pour me revoir encore ; ses derniers regards ont béni celle qui fut sa compagne sur le trône et sur l’échafaud. (une heure après) On a porté les restes de Guilford sous les fenêtres de la tour, un linceul couvrait son corps mutilé, à travers ce linceul une image horrible s’est offerte… Si le même coup ne m’était pas réservé, quelle est la terre qui pourrait porter le poids de ma douleur ! mon père, quoi j’ai pu regretter si vivement le jour ! Oh sainte mort, don du ciel comme la vie, c’est vous qui maintenant êtes mon ange tutélaire, c’est vous qui me rendez du calme. Mon souverain Maître à disposé de moi, mais puisqu’il me réunit à mon époux Il ne m’a rien demandé qui surpassât mes forces, et je remets sans crainte mon âme entre ses mains.