Définition psychologique de la poésie
La poésie intérieure
Est-il bien nécessaire de décrire et d’expliquer le charme particulier de cet état de rêverie ? Si nous voulons savoir jusqu’où peut aller le plaisir de rêver, il nous suffira de relire J.-J. Rousseau6. Nul poète, nul écrivain ne l’a ressenti plus profondément, et ne l’a exprimé en termes plus poétiques.
« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant démon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en lusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes, que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m’offrait l’image ; mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort. »Quand on relit ces descriptions et ces confidences, quand on se rappelle, car de telles pages ont la propriété d’éveiller les souvenirs profonds, les impressions analogues que l’on a pu éprouver, on est tenté de se dire que décidément la rêverie est une chose délicieuse de par sa nature propre. Il ne faut pourtant pas exagérer. Gardons-nous ici d’un mirage. Quand on parle ainsi de la rêverie, on pense à la rêverie des rêveurs, c’est-à-dire des contemplatifs et des poètes, de ceux qui s’y complaisent et y sont entraînés, de ceux qui en ont fait comme le but de leur existence. Ou bien encore, on pense aux heures exceptionnelles, où par un concours de circonstances particulièrement favorable, bien-être physique, quiétude morale, impressions de nature, stimulation artistique, on s’est trouvé porté en pleine rêverie. Alors en effet c’était délicieux. Et cela prouve que la rêverie peut avoir à l’occasion un charme exquis. Mais il n’est pas vraisemblable qu’elle nous donne constamment telle béatitude. Nous avons reconnu dans la rêverie un mode normal, habituel et peut-être même constant de l’activité mentale. A ce titre, il est possible qu’elle nous soit constamment agréable, mais comme l’est tout exercice naturel d’une activité psychique ou d’une fonction vitale, sans qu’il y ait rien de particulier dans ce plaisir, ni qu’il s’élève beaucoup au-dessus de l’indifférence. Une suite d’images n’a rien de plus attrayant en soi qu’une suite de perceptions. La rêverie se caractérise par l’absence d’effort intellectuel. Ce serait une raison suffisante pour la déclarer souverainement agréable, si le moindre effort était notre suprême idéal, et la loi même de notre activité. Singulière loi pour une activité ! En réalité on ne constate pas que tout état psychique dont l’effort est absent soit par cela même agréable. On ne constate pas non plus que l’effort soit dans tous les cas pénible. Tout dépend des conditions physiques et morales dans lesquelles nous nous trouvons et de ce que nous avons d’énergie disponible : il est des cas où rien ne peut nous plaire plus que l’activité allant même jusqu’au maximum d’effort ; d’autres où nous préférerons le repos, la léthargie et le rêve. Je n’accepterais pas non plus sans réserves la théorie qui fait de la rêverie une activité essentiellement agréable sous le prétexte qu’elle constitue un libre jeu de représentations. Suis-je vraiment libre quand je rêve ? J’en doute fort. C’est ma rêverie qui est libre, ce n’est pas moi. Elle m’emporte je ne sais où. Elle-même n’est libre qu’en ce sens qu’elle n’a pas de but fixé d’avance. Elle va, comme le ballon libre, où le vent la pousse. Quand on parle d’un libre jeu d’imagination, on suppose que j’appelle ou repousse, que je combine, que je construis les images selon mon bon plaisir. C’est dans la réflexion volontaire que je suis ainsi maître de mes idées. Dans la pure rêverie au contraire, je me laisse aller ; j’assiste à un spectacle, dont les péripéties sont pour moi de l’imprévu. Je ne rectifie rien, je ne conseille rien ; je suis les événements ; je me demande ce qui va arriver. Il n’y a là rien de comparable au jeu, si ce n’est l’illusion consciente et à demi-volontaire, le faire-semblant, le parti pris de se laisser prendre à des événements fictifs comme s’ils étaient réels, le sérieux affecté qui se retrouve dans toute activité de jeu ; et cette analogie même ne prouve nullement que la rêverie est une sorte de jeu, mais seulement que dans nos jeux, c’est-à-dire dans le développement libre et joyeux que nous donnons à notre activité pour le seul plaisir d’agir, nous faisons toujours entrer une part d’illusion volontaire et de rêverie. Nous serons, je crois, dans la juste mesure en disant qu’en somme l’activité qui constitue la rêverie n’a rien de désagréable en soi, qu’elle peut se prolonger indéfiniment sans nous apporter aucune fatigue, et qu’en général, sauf les cas exceptionnels de délire fiévreux ou d’images obsédantes, elle est plutôt accompagnée d’un certain bien-être. Ce qui détermine vraiment sa qualité affective, c’est la nature des images qu’elle nous apporte. La rêverie sera agréable ou désagréable, selon que nous nous représenterons des choses gaies ou des choses tristes. On ne peut dire qu’en général nous ayons une tendance à pencher d’un côté plutôt que de l’autre. Tout dépend évidemment de notre tempérament, de notre caractère, de notre âge, de notre humeur du jour, des circonstances. Il est assez vraisemblable que la rêverie est plutôt optimiste quand la courbe générale de notre vie est en voie ascendante, pessimiste quand la courbe s’abaisse. Les rêveries de l’enfance sont plutôt faites d’espoirs, celles de la vieillesse d’appréhensions et de regrets ; mais cette loi même comporte bien des exceptions. Peut-être pourrait-on mesurer le plaisir qu’un homme trouve dans la rêverie à la part qu’il lui accorde dans sa vie ; il est probable en effet que ceux qui s’adonnent à la contemplation intérieure le font parce qu’ils y trouvent un plaisir particulier, soit que leur imagination exubérante éprouve le besoin de se dépenser en représentations, soit que la rêverie ait chez eux une tendance optimiste qui la rend plus agréable, soit qu’ils aient été amenés par les mécomptes de la vie réelle à se réfugier dans le monde des souvenirs, des illusions et des rêves. Et cela même n’est pas bien sûr. N’arrive-t-il pas que l’on s’enfonce dans la rêverie sans même y trouver
« le sombre plaisir des cœurs mélancoliques », par simple découragement ? La rêverie n’est pas plus belle en soi qu’elle n’est agréable en soi. Elle le deviendra dans certaines conditions. Puisque nous ne composons pas nos rêveries, puisqu’elles se produisent spontanément, il n’y a aucune raison pour qu’elles répondent à nos goûts personnels et à nos préférences esthétiques, comme elles le feraient si nous les tenions tout à fait à notre disposition. Les images se construisent au hasard, comme les figures que forment les nuages dans le ciel, ou le lichen sur les vieux murs : on remarque celles qui ont un semblant de composition ; en général elles sont assez insignifiantes. De la masse confuse de toutes nos rêveries, il doit être exceptionnel que se dégage quelques représentations d’une réelle valeur esthétique. La rêverie moyenne, j’entends par là ces images fugitives et pâles qui nous passent incessamment par l’esprit, est pure divagation. Aussi en détournons-nous notre attention. Pouvons-nous, par cette invention spontanée, qui ne comporte aucune retouche volontaire, aucune élaboration artistique, imaginer rien de très beau, de plus beau que nature ? Cela n’est pas vraisemblable, et aucune observation authentique ne nous autorise à affirmer que cela se produise en fait. Il nous arrive sans doute, dans nos rêves ou nos rêveries, de nous représenter de beaux paysages, des architectures magnifiques, des fleurs merveilleuses, des figures idéales. Mais ces visions, qui nous laissent l’impression d’une surnaturelle beauté, sont-elles réellement aussi belles que cela ? Ce sont des images diaprées, brillantes, de couleurs vives, analogues à celles que nous pouvons concevoir en contemplant des points lumineux et scintillants ou les braises incandescentes du foyer ; il est assez vraisemblable que nous y faisons entrer les bluettes lumineuses qui fourmillent dans le champ rétinien7. Les formes sont plutôt fantastiques qu’élégantes, plus bizarres que vraiment artistiques. Les édifices que fait surgir l’imagination pure, ce sont ces palais de l’Orlando furioso, prodigieux, féeriques, étincelants de pierreries, invraisemblables. Ces images, au moment où elles nous apparaissent, excitent sans doute un sentiment d’admiration intense ; nous leur trouvons une beauté merveilleuse. Elles sont en effet ce que nous pouvons, dans de telles conditions cérébrales, imaginer de plus beau. Elles ont toutes les conditions de la beauté, sauf le goût et l’art. Nous nous en apercevons quand nous avons repris notre sang-froid ; nous sommes surpris de voir quel étrange objet nous avait ainsi mis en extase. J’en dirai autant de ces figures idéales, qui parfois hantent nos rêveries. Telles que nous les imaginons, valent-elles l’admiration qu’elles nous inspirent ? Dans notre rêve nous les trouvons infiniment belles. En elles-mêmes, elles sont si vagues, si indécises de traits, qu’à peine pourrait-on les qualifier au point de vue esthétique. Aussi pâle est l’image que nous concevons quand dans un conte de fées apparaît une princesse « aussi belle que le jour ». Un des exemples les plus curieux et les plus typiques que l’on puisse citer de ces produits spontanés de l’imagination idéaliste, c’est ce personnage étrange qui hanta l’esprit de George Sand8.
« Dès ma première enfance, j’avais besoin de me faire un monde intérieur à ma guise, un monde fantastique et poétique… Me voilà donc, enfant rêveur, candide, isolé, abandonnée à moi-même, lancée à la recherche d’un idéal et ne pouvant pas rêver un monde, une humanité idéalisée, sans placer au faîte un Dieu, l’idéal même… Et voilà qu’en rêvant la nuit, il me vint une figure et un nom. Le nom ne signifiait rien que je sache ; c’était un assemblage fortuit de syllabes comme il s’en forme dans le rêve. Mon fantôme s’appelait Corambé et ce nom lui resta… Je voulais l’aimer comme un ami, comme une sœur, en même temps que le révérer comme un Dieu. Je ne voulais pas le craindre et, à cet effet, je souhaitais qu’il eût quelques-unes de nos erreurs et de nos faiblesses. Je cherchai celle qui pouvait se concilier avec sa perfection et je trouvai l’excès de l’indulgence et de la bonté9. Ceci me plut particulièrement et son existence, en se déroulant dans mon imagination (je n’oserais dire par l’effet de ma volonté, tant ces rêves me parurent bientôt se formuler d’eux-mêmes), m’offrit une série d’épreuves, de souffrances, de persécutions et de martyres… Le rêve arriva à une sorte d’hallucination douce, mais si fréquente et si complète parfois que j’en étais comme ravie hors du monde réel. »L’imagination de l’enfant s’exalte ; elle dresse un autel à l’objet secret de son adoration. Puis la vision commence à se dissoudre ; née de la libre rêverie, trop inconsistante pour durer longtemps, elle s’efface peu à peu, et Corambé rentre dans l’inconscient dont il était sorti10. Il était important de signaler cette illusion, pour montrer que très rarement la libre rêverie fournit au poète ou à l’artiste une matière artistique tout élaborée. Mais cette tendance que nous avons à trouver charmantes lus images de rêverie, bien que fondée sur une illusion, est pourtant à retenir. Du moment, en effet, qu’il ne s’agit pas d’utiliser ces images dans un but artistique, peu importe que leur beauté soit subjective et qu’elles ne puissent avoir de charme que pour celui qui les conçoit. C’est pour nous-mêmes qu’elles sont faites. Mieux elles seront adaptées à notre goût personnel, autrement dit plus leur valeur esthétique sera subjective, et plus elles auront de prix dans la contemplation intérieure. S’il nous est impossible de donner volontairement à nos rêveries un caractère esthétique, nous pouvons obtenir ce résultat indirectement, en nous mettant dans les conditions reconnues favorables. Ces belles heures de contemplation rêveuse, nous les recherchons ; nous prenons nos dispositions pour que rien ne vienne les gâter. Nous nous recueillons. Nous nous prêtons à certaines pensées, nous en écartons d’autres. Nous cherchons d’instinct à établir dans notre conscience cette harmonie, durable parce qu’elle est parfaite, qui constitue l’état esthétique. Dans la rêverie la plus libre, nous arrivons ainsi à mettre un peu d’art. Souvent même le rêveur cherche une sorte de mise en scène, il aime à s’entourer des objets dont il a éprouvé par expérience la vertu poétique ; il ira chercher la rêverie dans les lieux où il l’a rencontrée déjà ; il y retrouvera des images éparses et flottantes, fils légers auxquels il renouera ses nouveaux rêves. La nature plus ou moins esthétique des images primitives sur lesquelles l’imagination opère, et qui sont comme la matière qu’elle met en œuvre, déterminera en grande partie la qualité de nos rêveries. Si constamment nous avons sous les yeux des spectacles de misère, de laideur, de vulgarité, notre imagination, hantée de ces images, aura peine à en extraire de la beauté. S’il se trouve que par faveur du sort nous avons vécu dans la sérénité et la joie, entourés de gracieuses images, nos pensées prendront d’elles-mêmes une allure esthétique. La culture artistique et littéraire contribuera à mettre de l’idéal dans notre vie intérieure : elle nous fournira des images déjà élaborées dans le sens de la beauté, qui entreront dans nos représentations personnelles et en relèveront le caractère.
La poésie de la nature
Dans les représentations de ce genre, on peut constater une tendance presque fatale de l’imagination à l’anthropomorphisme. Animer la nature, ce sera toujours prêter aux choses ou aux êtres inférieurs des sentiments plus ou moins analogues à ceux de l’homme, les seuls que nous puissions nettement nous représenter ; et avec la représentation de tels sentiments apparaîtront presque fatalement, évoquées par analogie, recherchées par le poète pour rendre plus dramatique l’expression qu’il prête aux choses, des images de la forme humaine. Toute personnification intense des forces de la nature, par la pente naturelle de la rêverie, devient donc anthropomorphique. Cette tendance, que l’on a reprochée à la mythologie grecque, ne lui est pas spéciale : elle se retrouvera dans toute poésie. Nous avons renoncé aux formes du merveilleux antique, à Cybèle, à Phœbus, à Borée, à Amphitrite, aux Naïades, etc. Et nous avons bien fait d’y renoncer, parce que ce sont des formes surannées, dont l’art a épuisé, à force de s’en servir, toute la vertu suggestive : c’est à nous, si nous voulons faire vraiment œuvre de poésie, d’imaginer des mythes nouveaux. Mais nous aurons beau nous ingénier, par la force des choses nous reviendrons toujours à des procédés d’invention analogues. Dans nos personnifications se retrouvera forcément un rappel de la forme humaine. La nature sera représentée maternelle, berçant les hommes sur son sein ; ou cruelle, absorbée dans son œuvre, indifférente à nos joies ou nos tristesses, mais toujours avec quelque trait qui l’humanise. Le vent, ce sera le berger indolent, indécis dont parle Shelley, qui pousse devant lui le troupeau des nuages ; ou quand il s’irritera, il évoquera vaguement l’image d’une figure hurlante, d’un génie ailé qui passe emporté dans un tourbillon. Dans les litanies de la mer, qu’a chantées Richepin, reparaît jusqu’à l’obsession la forme féminine. Prenez une phrase poétique quelconque impliquant une personnification de la nature, et vous verrez s’y dessiner, plus ou moins effacée, parfois presque évanouissante, une image humaine.Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Ce ne sont pas là de simples métaphores verbales, mais des figures de pensée, dans lesquelles l’image réaliste des choses tend à se métamorphoser en une image plus vivante, plus animée, avancée de plusieurs étapes dans la progression des êtres, et par conséquent plus rapprochée de l’homme. Cette métamorphose comporte bien des degrés. On peut pousser le jeu plus ou moins avant, s’enfoncer dans le merveilleux ou s’en retirer. Dans la lutte d’Achille contre le Xanthe (Iliade, ch. XXI), d’abord le fleuve se personnifie pour parler d’une voix humaine, puis il se liquéfie en quelque sorte et n’est plus qu’un torrent débordé dont les eaux grondent et mugissent. Cette instabilité des images qui se succèdent en tableaux fondants a toutes les allures du rêve. De même dans les descriptions de nos modernes poètes, nous passons par transitions insensibles des personnifications les plus fantaisistes de la nature à sa représentation réaliste ; et parfois les deux modes de représentation se superposent, transparaissent l’un à travers l’autre, comme il arrive pour les deux courants de pensée qui se développent simultanément dans une phrase métaphorique. Ainsi le monde réel, en passant par notre esprit, s’y charge de poésie ; et c’est cette poésie qu’ensuite nous retrouvons dans les choses. Tout ce que nous avons mis de nous-mêmes dans la nature, toutes les rêveries qu’elle nous a suggérées, toutes les émotions qu’elle nous a données ou que nous lui avons prêtées, tout cela nous revient au cœur quand nous la contemplons. De là son attrait esthétique. Nos rêveries font les fleurs plus charmantes, le ciel plus profond, les couchants plus diaprés, les voix de la nature plus émouvantes. Elles embellissent le monde de toute la poésie dont elles le pénètrent. Y a-t-il des objets poétiques en eux-mêmes ? On le dit. On le croit. Mais ce n’est qu’une illusion. Un objet perçu dans sa réalité, si charmant, si admirable qu’il puisse être, ne donne jamais une impression de poésie. Nulle réalité matérielle n’est poétique. Il n’y a de poétique que l’imaginaire.
« Je ne peux pas, écrivait A. Daudet12, me rappeler sans sourire le désenchantement que j’ai eu en mettant le pied pour la première fois dans un caravansérail d’Algérie. Ce joli mot de caravansérail, que traverse comme un éblouissement tout l’Orient féerique des Mille et une Nuits, avait dressé dans mon imagination des enfilades de galeries découpées en ogives, des cours mauresques plantées de palmiers, où la fraîcheur d’un mince filet d’eau s’égrenait en gouttes mélancoliques sur des carreaux de faïence émaillée ; tout autour, des voyageurs en babouches, étendus sur des nattes, fumaient leurs pipes à l’ombre des terrasses, et de cette halte montait sous le grand soleil des caravanes une odeur lourde de musc, de cuir brûlé, d’essence de rosé et de tabac doré… Les mots sont toujours plus poétiques que les choses. Au lieu du caravansérail que j’imaginais, je trouvai une ancienne auberge de l’Ile de France, l’auberge du grand chemin, station de rouliers, relai de poste, avec sa branche de houx, son banc de pierre à côté du portail, et tout un monde de cours, de hangars, de granges, d’écuries. »Les mots sont-ils en effet plus poétiques que les choses ? Disons plutôt que l’idée que nous nous faisons des choses est toujours plus poétique que la réalité ; il ne peut même y avoir de poétique dans les choses que l’idée que nous nous en faisons. Il est seulement des objets qui plus que les autres mettent l’imagination en mouvement ; qui nous rappellent des souvenirs plus chers, auxquels nous revenons plus volontiers ; qui se sont trouvés sous nos yeux dans nos heures de joie ou de mélancolie ; qui grâce à leur beauté intrinsèque donnent aux rêveries qu’ils nous suggèrent une allure plus esthétique. Ceux-là nous semblent en effet avoir une sorte de poésie propre, qui émanerait d’eux comme d’une source vive. En réalité il en est d’eux comme des autres. Toute leur poésie vient de nous. Elle est en nous. Eux-mêmes ne nous donneront une impression poétique que dans la mesure où la série des images qu’ils peuvent nous suggérer se développera réellement en nous dans la contemplation rêveuse. La source véritable de toute poésie, c’est l’âme humaine. On a discuté, entre esthéticiens, pour savoir s’il peut y avoir autant de poésie dans ce qui est artificiel que dans ce qui est naturel. Quelques puristes estiment que l’homme, avec son industrie encombrante, ne peut que faire tache au milieu des libres productions de la nature : à les en croire, toute poésie fuirait devant cet être brutal, brusque et accapareur ; il n’interviendrait que pour rompre l’harmonie des choses. — Pourquoi l’homme gâterait-il forcément la nature ? Il en fait partie. Des travailleurs dans les champs, le laboureur penché sur sa charrue, des marins sur la grève, un pâtre dans les prés de la montagne ne rompent pas l’harmonie d’un paysage. Ce qui fait fuir la rêverie, c’est ce qui est grossier, c’est-à-dire ce qui appartenant à un milieu inférieur se trouve transporté dans un milieu supérieur. L’homme dans son milieu naturel n’est pas vulgaire. L’accoutumance ici doit jouer un rôle ; il faut que l’adaptation se soit faite. Ce que nous trouvons prosaïque, c’est moins ce qui est artificiel que ce qui est trop neuf. L’automobile paraît moins poétique que la diligence ; le steamer ne parle pas encore à l’imagination comme l’antique navire à voiles. Les premières cheminées d’usine se dressant à l’horizon ont paru insolites et discordantes : peu à peu, le regard s’y est fait, l’harmonie s’est rétablie. Ces disgracieux objets ont pris quelque chose de la poésie des grandes plaines au milieu desquels ils s’élèvent ; maintenant ils se mêlent à des impressions de nature. Pour quiconque s’est habitué dès son enfance à les voir, ils ont un charme de souvenir. Ils nous font déjà l’effet de ces choses qui semblent avoir de tout temps existé. En somme dans tout objet, si vulgaire qu’il semble, il y a comme une possibilité permanente de poésie. Il est des choses artificielles qui non seulement restent en parfaite harmonie avec la nature et ne lui retirent rien de son charme, mais qui lui ajoutent autant de poésie qu’elles en reçoivent. Dans sa première lettre à John Murray, Byron a plaidé avec éloquence la cause de l’artificiel et de l’humain.
« Il y a autant de poésie, dit-il, dans le Parthénon que dans le rocher qui le porte ; une digue puissante, repoussant l’assaut des vagues, est aussi poétique que les masses d’eau dont elle est frappée. Un mât de vaisseau avec tous ses cordages peut aussi bien inspirer le poète qu’un sapin d’Ecosse ou qu’un cèdre du Liban ». Dans ses Problèmes de l’esthétique contemporaine, Guyau défend contre Sully-Prudhomme la poésie des machines modernes, de la locomotive « courant sur les rails de fer qu’elle fait trembler, puissante comme la volonté humaine », des escadres qui échangent leur salut, du canon qui tonne. Le plus fervent adorateur de la nature qui fut jamais, John Ruskin, a senti aussi profondément que personne la poésie de l’architecture. Tout ce que nous venons de dire de la poésie de la nature nous permet de nous prononcer avec certitude sur la question présente. Toute poésie étant subjective, et consistant dans une attitude mentale que nous prenons en présence des choses plutôt que dans une qualité qui leur serait inhérente, il n’y a aucune raison pour que la nature ait le privilège de déterminer en nous cette attitude. Qu’un objet soit naturel ou artificiel, peu importe, il sera poétique dans la mesure où il pourra nous inciter à la rêverie. Pourquoi l’œuvre des hommes, qui nous touche de si près, qui peut évoquer tant de souvenirs, qui devrait éveiller tant de sympathies, parlerait-elle moins à notre imagination que la nature inanimée ? Ce qu’il y a de plus poétique au monde, c’est l’homme même. Où pouvons-nous trouver une plus riche matière à représentations que dans l’être qui a lui-même la vie psychique la plus intense, la plus riche, la plus harmonieuse et la plus belle ? On s’attendrit sur la fleur qui va s’épanouir ; et c’est en effet une chose qui prête à la rêverie : la vue d’un enfant au berceau, de ce petit être qui s’ouvre peu à peu à la vie consciente, qui commence à s’avancer, souriant et indécis, vers ses mystérieuses destinées, est un objet de contemplation autrement poétique. Rien dans la nature inanimée n’a plus de grâce qu’une adolescence, plus de majesté qu’une âme dans son plein développement, plus de mélancolie que le déclin d’une existence humaine. Sans doute, ici encore, nous avons une tendance, aisément explicable, à trouver l’image des choses plus poétique que la réalité : nous rêverons longuement sur des personnages de drame ou de roman ; leur vie fictive, leurs passions et leurs amours, les péripéties de leur existence nous sembleront très poétiques, et quand nous reviendrons au spectacle de l’existence réelle, nous n’y trouverons que de la prose très vulgaire. C’est que nous ne sommes pas assez poètes. Si nous l’étions davantage, nous saurions transfigurer même cette réalité. Il est des heures exceptionnelles où cette métamorphose s’opère d’elle-même, où la poésie déborde tellement en nous que la vie réelle nous semble plus belle que le plus beau rêve ; ainsi dans l’ivresse de l’adolescence ; ainsi dans l’éveil d’un grand amour. Il ne faut d’ailleurs pas être injuste. Même considéré tel qu’il est, sans qu’il soit nécessaire de se faire illusion sur son compte, l’homme a sa noblesse et sa dignité. Dans l’existence la plus vulgaire il y a encore une place pour l’idéal. Il y a dans la vie, telle qu’elle est, un élément de poésie pure ; ce sont toutes les affections, toutes les tendresses, toutes les passions généreuses, toutes les nobles aspirations, dont seul un pessimisme injuste pourrait nier l’existence ; c’est toute la vie du cœur. On s’indigne parfois de ce qui se fait chez les hommes, on en détourne les yeux, on se réfugie dans la sérénité de la nature.
Dans la nature entière on ne trouvera rien qui vaille plus et mieux que ces êtres que l’on méprise. Que l’on cesse donc d’opposer, comme on le fait parfois, le prosaïsme de la vie humaine à la poésie de la nature. Tout peut être matière à poésie, et par excellence le spectacle de la vie humaine.
La poésie dans l’art
« L’art théâtral, disait Joubert, n’a pour objet que la représentation. Un acteur doit donc avoir l’air demi-ombre et demi-réalité. Ses larmes, ses cris, son langage, ses gestes, doivent sembler demi-feints et demi-vrais. Il faut enfin, pour qu’un spectacle soit beau, qu’on croit imaginer ce qu’on y entend, ce qu’on y voit, et que tout nous y semble un beau songe15. »On ne saurait indiquer avec plus de finesse la condition requise pour qu’une pièce de théâtre produise un effet poétique. Mais on sait aussi combien cet idéal est opposé aux réelles tendances de l’art dramatique. La poésie veut l’illusion consciente. Le drame tend à se rapprocher toujours davantage de la réalité et de la vie. Dans la musique au contraire, nous allons voir la tendance poétique devenir dominante. Il n’est pas de forme d’art qui lui soit comparable à ce point de vue. Nous arriverons même, en analysant les effets qu’elle produit, à constater que vraiment elle est plus poétique que la poésie même, je veux dire que l’art des vers. Nous nous trouvons donc en présence d’un cas éminent auquel il faut que notre définition de la poésie, si elle est exacte, s’adapte d’emblée. Supposons en effet qu’elle se justifie moins aisément dans le cas spécial où précisément le sentiment poétique acquiert toute sa pureté, l’épreuve serait suffisante : elle serait condamnée. Dans le chant, nous trouvons la musique unie à la poésie verbale. Le seul fait de cette union, si intime qu’il en résulte une œuvre d’une homogénéité parfaite, prouve entre les deux arts une singulière affinité de nature. Ce n’est pas seulement par la forme qu’ils se ressemblent, par la commune recherche de l’harmonie sonore, par l’aisance avec laquelle ils s’adaptent aux mêmes rythmes ; c’est bien par le fond et par leur essence intime. Il serait absolument impossible de mettre en musique une ligne de vraie prose, par exemple l’énoncé d’un théorème de géométrie ; des vers un peu prosaïques se laissent difficilement chanter ; les beaux vers semblent appeler d’eux-mêmes, pour développer toute leur poésie, l’expression musicale. Il y a donc affinité entre la poésie verbale dans ce qu’elle a de plus poétique, et la musique dans ce qu’elle a de plus musical. Les deux arts se rejoignent dans leur plus haute expression. En s’unissant à la poésie verbale, la musique donne, à tous les sentiments qu’exprime la parole, sa résonance profonde et prolongée ; elle donne à la voix humaine une richesse de timbre, une variété d’intonations, une vibration, une ampleur, une puissance à laquelle ne saurait atteindre le simple parler : elle augmente d’une façon étonnante la valeur expressive de chaque mot prononcé. En même temps, par son charme propre, par l’harmonie dans laquelle elle nous enveloppe, elle nous amène rapidement à une sorte d’extase et d’ivresse lyrique dans laquelle notre imagination est prête à réagir d’une manière intense à toute suggestion verbale. Dans de telles dispositions physiques et morales, les images surgissent d’elles-mêmes, et prennent le charme de la mélodie qui accompagne leur évocation. On s’explique ainsi que le vers chanté produise un effet poétique que la simple lecture ne lui donnerait pas. Mais la musique n’a pas besoin de l’aide de la parole pour exprimer ce qu’elle veut nous dire. Livrée à elle-même, par ses propres moyens, elle peut évoquer des images. A ce titre elle a droit d’être comptée parmi les arts représentatifs. Elle nous suggérera, par le moyen des sons, des images sonores. L’imagination auditive en effet joue un certain rôle dans la perception des sons eux-mêmes. Quand par exemple un instrumentiste veut nous faire entendre une note déterminée, ce que nous percevons, c’est moins le son réellement émis que la sonorité idéale qu’il a la prétention de représenter ; pourvu que l’exécution ne soit pas décidément trop défectueuse, nous nous contentons d’un à peu près dans la représentation ; nous rectifions mentalement la note, de même que lorsqu’on nous parle une langue qui nous est très familière, nous suppléons par la pensée aux défauts de l’émission vocale, et croyons entendre intégralement des mots dont on ne prononce que la moitié. C’est cette sorte de restitution mentale qui nous permet d’entendre avec plaisir un air joué sur un instrument un peu faux16. Même phénomène se produit pour toute imitation musicale. Il nous suffit de reconnaître le son que la musique veut imiter pour nous imaginer que nous le percevons vraiment : l’image sonore que l’on veut nous suggérer est tellement présente à notre esprit, qu’à peine nous apercevons-nous de l’insuffisance de l’imitation. Le musicien pourra donc dessiner des images sonores d’un trait musical aussi bref, aussi sommaire, aussi conventionnel que la ligne par laquelle le dessinateur représente une image visuelle ; notre imagination complète cette figure schématique, la remplit de ses représentations, et nous fait apparaître l’image intégrale de l’objet. C’est ainsi que la musique représente sans les reproduire tout à fait les bruits de la nature, les murmures de la forêt, le chant des oiseaux, le rythme des vagues, le sifflement du vent, le tonnerre, le grondement du canon, le tintement des cloches, les accents d’une voix joyeuse, irritée ou plaintive. On a beaucoup discuté sur la légitimité de ces imitations. Quelques esthéticiens sévères n’y veulent voir qu’un divertissement puéril. Je crois qu’à la critiquer ainsi ils perdent leur temps. En fait les plus grands musiciens, dans des œuvres très sérieuses, l’ont pratiquée. L’imitation musicale est possible, nous y prenons plaisir et nous sommes libres. Il n’est donc pas probable que nous y renoncions jamais. Quand elle ne serait qu’un jeu, l’art a droit au caprice. Tout ce que l’on peut lui demander, c’est d’être discrète, et plus symbolique que littérale. Mais il serait tout à fait injuste de méconnaître ce qu’il y a de poétique dans ces réminiscences de la nature qui passent de temps à autre dans la musique instrumentale. Avec ces images sonores apparaîtront en même temps, évoquées par association d’idées, les images visuelles correspondantes. Ainsi une imitation même très discrète du bruit rythmé des vagues qui battent une falaise nous les fera voir, glauques, écumantes, bondissant à l’assaut des rochers. Nous ne pouvons entendre une marche funèbre sans nous représenter des images de deuil. Le timbre de certains instruments agit sur l’imagination visuelle d’une manière spéciale.
« Les masses d’instruments de cuivre, dans les grandes symphonies militaires, éveillent l’idée d’une troupe guerrière couverte d’armures étincelantes, marchant à la gloire ou à la mort17. »La harpe éveille des idées de triomphe, de gloire et de splendeur.
« Les sons de la région aiguë ont un éclat cristallin et rayonnant, qui évoque à l’esprit l’idée de fêtes brillantes, de banquets magnifiques inondés de lumière, ou qui transporte notre imagination dans le monde gracieux de la féerie18. »Le cor est un instrument essentiellement poétique.
« Aucun instrument peut-être n’agit aussi puissamment sur la fantaisie de l’auditeur. Les sons du cor transportent l’esprit au loin, dans les libres espaces, au sein des vastes forêts, sous l’ombrage des chênes séculaires, ou dans les pays charmants du rêve et de la féerie, aux bords des claires fontaines où l’on entend par les belles nuits d’été résonner les notes mystérieuses du cor d’Obéron19 ». Telle peut être la puissance de la suggestion musicale, que les images secondaires passent au premier plan de la conscience, et nous fassent oublier la musique même ; nous ne l’entendons plus que d’une oreille distraite, comme un accompagnement à notre rêverie ; ou bien encore nous la faisons entrer dans notre songe, dans lequel elle se fond et se transforme. Ainsi le dormeur qui rêve de batailles pendant que la pluie fouette les vitres perçoit ce bruit sans en avoir conscience ; il l’utilise en quelque sorte pour donner plus d’intensité à ses représentations ; et ce qu’il croit entendre réellement, c’est le crépitement de la fusillade. Jamais bien entendu ces suggestions de la musique n’auront la netteté que peut avoir une description verbale. La musique purement instrumentale ne doit même pas chercher à suggérer des images trop précises. Elle n’y réussirait que très difficilement, et pour l’avoir tenté risquerait d’être obscure. On peut dire que toujours, dans la musique descriptive à programme précis, quelque chose des intentions du musicien échappe à l’auditeur. Le mal ne serait pas très grand si la composition, abstraction faite de toute intention descriptive, restait assez musicale pour intéresser par elle-même. Mais cela précisément n’est possible que si l’auteur s’est abandonné à son inspiration sans chercher à rendre avec précision telle ou telle image, c’est-à-dire s’il n’a pas suivi un programme trop déterminé. S’il a voulu représenter formellement quelque chose, voilà des intentions, étrangères à la musique pure, qui interviennent dans son inspiration ; intentions qui peuvent donner à l’œuvre plus de richesse et d’intérêt si elles sont comprises, mais qui troublent et inquiètent l’auditeur si elles ne le sont pas. On ne se laisse plus aller à ses impressions. On sent bien que cette musique a des prétentions symboliques, qu’elle veut dire quelque chose, mais quoi ? Le sens échappe ; et si l’on renonce à le chercher, l’œuvre, prise au sens propre, écoutée comme de la pure musique, paraîtra bizarre et incohérente. La musique descriptive devra donc se contenter d’entraîner l’esprit de l’auditeur dans une certaine direction, en laissant toujours à la fantaisie individuelle un certain jeu. Dans l’Andante de la symphonie pastorale, il n’est pas douteux d’abord que Beethoven n’ait voulu donner à sa scène musicale un caractère représentatif ; il l’a bien située mentalement au bord du ruisseau, et je puis ajouter en toute certitude, d’après le caractère de la phrase mélodique qui donne son accent à toute la scène, dans la profondeur des bois. Maintenant s’est-il proposé cette gageure puérile, de figurer aussi exactement que possible, par le moyen des sons, un tableau déterminé ? Ce serait lui faire injure, car ce serait supposer qu’il n’était ni musicien, ni poète. Nous devons concevoir tout autrement, et l’état d’âme dans lequel il a composé son œuvre, et la nature des suggestions qu’il veut nous donner. Il s’est transporté en imagination, comme fait le poète, au sein de la nature ; il a prêté l’oreille au chant des oiseaux, à leur appel mélancolique, aux rumeurs profondes de la forêt ; il s’est rappelé ses rêveries de promeneur solitaire ; il a recueilli en lui-même, pour s’en pénétrer davantage, toutes les émotions qu’il en avait reçues. Et librement, pendant que passaient en lui ces images d’allégresse ou de mélancolie, il a chanté. Et de lui-même, parce que son âme était toute musicale, ce chant intérieur s’est mis en harmonie avec ces images. Il n’a voulu rendre ni le murmure du ruisseau, ni les rides légères qui passent à sa surface ; mais la mélodie qui s’est alors présentée spontanément à son esprit était celle que l’on peut concevoir, en pensant à ces choses ; elle était inspirée de ces rêveries, et elle les inspirait aussi, tantôt subordonnée, tantôt dominante, en sorte que parfois les réminiscences de la nature affleurent en quelque sorte dans la composition, que parfois elles s’effacent pour faire place à la musique pure. Qui pourrait déterminer le rapport qui s’établit entre ces images poétiques, fuyantes et mobiles, et le chant qui les accompagne ? Il doit être aussi variable que celui qui s’établit dans la parole émue, par exemple lorsque nous décrivons un spectacle émouvant auquel nous avons assisté, entre la pensée que nous voulons exprimer et les intonations de notre voix ; tantôt ces intonations répondent à l’émotion que nous avons éprouvée, tantôt par une sorte de mimique symbolique elles se font semblables aux objets dont nous parlons, elles en figurent de quelque manière le mouvement, la grandeur, le caractère et jusqu’à la forme même. Il ne faut donc pas se demander si tel effet musical exprime le miroitement de l’eau, ou son murmure, ou l’impression que nous en recevons ; il exprime un peu de tout cela, parce que tout cela était présent à l’esprit du musicien au moment de l’inspiration. Il doit en être de même dans une description musicale quelconque. Si elle est vraiment musicale, elle ne reproduira littéralement aucun des bruits que nous pouvons percevoir dans la réalité, la caractéristique de ces bruits étant de n’être pas musicaux ; elle les transposera ; elle ne nous en présentera qu’un équivalent. Et de même, ce sera par une transposition symbolique, par de véritables métaphores qu’elle représentera l’apparence visible des choses. Ce qu’elle nous fera percevoir en réalité, ce ne seront jamais que des notes, des accords musicaux, des mélodies et de l’harmonie, en un mot de la musique pure. Cette musique sera toujours de quelque manière en correspondance avec les visions qui l’ont inspirée. Mais le seul rapport constant que l’on puisse exiger entre ces deux termes, le seul d’ailleurs qui naturellement s’établisse, c’est un rapport d’harmonie. — Maintenant, que se passera-t-il dans l’esprit de l’auditeur, quand l’œuvre ainsi composée lui sera soumise ? Ici le mouvement psychique s’opère en sens inverse. Le compositeur allait de l’image au motif musical20; l’auditeur devra aller du motif musical, qui seul lui est donné, à l’image. Il a peu de chances pour la retrouver exactement telle que le compositeur l’avait conçue. Que cela ne nous tourmente pas. N’essayons pas de deviner. La musique a bien autre chose à faire que d’exercer notre sagacité. Laissons-nous aller, sans nous imposer aucun effort de pensée, à la simple contemplation. Écoutons cette phrase musicale qui nous enchante comme nous écouterions le bruissement du feuillage, sans plus nous préoccuper de lui trouver un sens. D’elle-même la pente de la rêverie entraînera notre imagination dans le sens voulu. Les images qui spontanément nous apparaîtront se mettront en accord avec la mélodie ; elles en prendront l’allure, le caractère, la teinte sentimentale ; et il se trouvera que sans l’avoir cherché nous nous représenterons des scènes de la nature, sinon identiques, du moins analogues à celles que le musicien avait conçues. Nous sommes ainsi entrés dans son œuvre plus profondément que nous n’aurions fait, si nous nous étions appliqués à l’interpréter : nous en avons retrouvé l’intime poésie. On s’expliquera de la même manière comment la musique arrive à représenter des sentiments complexes tels que l’espérance, le regret, le désespoir, la fureur, la haine ou l’amour. Par les mêmes procédés qui lui servent à décrire les scènes de la nature, elle évoquera les drames de la vie intérieure. Le compositeur, pénétré du sentiment qu’il veut exprimer, et se donnant l’intense représentation de la scène morale qu’il veut décrire, se laissera simplement aller à l’inspiration musicale ; il ne cherchera pas des accords qui signifient qu’il éprouve cette émotion, mais des accords qui soient en harmonie avec elle et qui la lui rendent amplifiée de leur expression. Tous les mouvements de la passion qu’il éprouve pour son compte ou qu’il prêle à son personnage imaginaire, élans ou prostrations, tensions et détentes, auront leur contrecoup dans le tracé de sa phrase mélodique ; ils s’y inscriront comme dans un graphique ; ils détermineront les intonations de ce chant intérieur, thème initial, toujours improvisé, qu’ensuite on développe à loisir. L’auditeur à son tour, s’il a lui-même une âme passionnée en qui ces accents pathétiques doivent trouver un écho, éprouvera par contrecoup des émotions analogues ; et ce sont celles-là que la musique lui semblera exprimer. Nous avons à chercher enfin quel état d’âme correspond à l’audition de la musique purement musicale, de celle qui n’a l’intention de figurer quoi que ce soit, et nous fait simplement percevoir des formes sonores en dehors desquelles nous n’avons rien à nous représenter. Elle est poétique, elle aussi. Elle peut l’être à un degré éminent. Je ne sais si aucun poème, aucune œuvre d’art, aucun spectacle de la nature donne une impression de poésie comparable à celle que produisent certaines œuvres musicales, dont pourtant il serait impossible de dire ce qu’elles représentent ou ce qu’elles expriment. Notre théorie psychologique semble ici se trouver en défaut. Nous nous trouvons en présence d’une œuvre d’art à la perception de laquelle ne semble s’ajouter aucune rêverie, et pourtant elle est poétique. À quel titre, et j’allais dire de quel droit l’est-elle ? La musique non descriptive a déjà cela de la rêverie, qu’elle ne fait aucun appel à la réflexion. Rien ici à interpréter, rien à expliquer. On parle bien d’idées musicales ; ce n’est qu’une façon de parler, assez défectueuse d’ailleurs ; ces prétendues idées ne sont que des thèmes musicaux, des formes sonores, qui n’ont avec une conception intellectuelle aucune analogie. Après quelques instants d’audition, la pensée, comprenant qu’elle n’a rien à faire ici, se désintéresse de ce qui se passe ; elle s’accorde un répit, et s’endort. On entre dans l’état purement contemplatif. On assiste au défilé des images sonores. Et ce défilé, lent ou précipité, a toujours quelque chose d’émouvant, de pathétique. Car la musique non descriptive est néanmoins expressive. Elle l’est puissamment et constamment, au point qu’il n’est pas un accent de la mélodie, pas un accent rythmique, pas un accord qui ne corresponde à une nuance d’émotion particulière.
« La musique, dit Taine, a cela d’exquis qu’elle n’éveille pas en nous des formes, tel paysage, telle physionomie d’homme, tel événement ou situation distincte, mais les états de l’âme, telle nuance d’allégresse ou de mélancolie, tel degré de tension ou d’abandon, la plus riche plénitude de sérénité ou une mortelle défaillance de tristesse. Toute la population ordinaire d’idées a été balayée, il ne reste que le fonds humain, la puissance infinie de jouir et de souffrir, les soulèvements et les apaisements de la créature nerveuse et sentante, les variations et les harmonies innombrables de son agitation et de son calme21. »Tels sont bien les sentiments dont nous affecte immédiatement la musique. Mais agissant à ce point sur la sensibilité, comment n’exercerait-elle pas indirectement une action sur l’imagination ? Comment, nous trouvant dans cet état de détente intellectuelle si favorable au rêve, et par surcroît vibrants, émus, ne rêverions-nous pas ? Ce ne sera rien de précis. Mais il est impossible que ces accents pathétiques n’éveillent pas en nous des espoirs, des désirs, des regrets, des nostalgies, qui comme tous nos sentiments tendront à s’épanouir en souvenirs et en images. Cela bien entendu n’est pas obligatoire. Nous avons parfaitement le droit de prendre la musique au sens propre, d’en goûter la facture, l’élégance, la beauté, l’expression purement musicale, et de ne pas nous dépenser à son sujet en émotions ou rêveries supplémentaires. Mais nous appellerons au contraire ces émotions et ces rêveries de tout notre cœur, si nous sommes poètes. Nous profiterons de cette occasion qui nous est donnée de mettre en jeu notre imagination. Nous irons au-devant des suggestions, loin de leur résister. Nous voyons donc que la musique non descriptive est éminemment poétique en ce sens que plus qu’aucune autre elle nous incite à la libre rêverie. Elle l’est encore en ce sens qu’elle nous donnera, plus que des tableaux et des statues, plus qu’une action dramatique, plus qu’un poème, la sensation de l’imaginaire. La musique est toute d’invention humaine ; elle ne ressemble à rien. Le trait mélodique dessine son arabesque, reste un instant tout entier présent à la conscience, et s’évanouit. Des voix s’élèvent, frémissantes et passionnées, qui ne sont la voix d’aucun être. Parfois s’édifient de merveilleuses architectures ; l’instant d’après elles se trouvent différentes, plus mobiles et décevantes que les palais de la fée Morgane. La musique nous transporte dans un monde étrange et merveilleux, où nous perdons conscience de toutes les réalités. Après quelques minutes d’audition, quand elle nous a saisis tout entiers, elle ne nous donne plus l’impression d’un bruit réel que nous percevrions au dehors ; elle devient intérieure et toute psychique. Elle nous fait l’effet d’un rêve, plus riche, plus coloré, plus pathétique, plus délirant que ceux que peuvent suggérer le haschich ou la fièvre. Je me souviens de m’être un jour trouvé dans cet état d’esprit, d’une manière bien caractérisée, au cours d’une audition musicale. Ce jour-là s’était produit ce phénomène bien connu, cette émotion intense qui parfois prend un auditoire et revient aux exécutants, dont le jeu devient plus expressif encore : alors l’effet est incomparable. On ne voit plus rien. La foule pressée sur les gradins, les instruments, la salle, le scintillement des lustres, tout disparaît. Seule, la grande voix de l’orchestre s’élève comme d’elle-même, et plane dans le silence absolu. J’étais donc perdu dans cette extase. A quoi pensais-je ? A rien je crois. C’était un état de pure contemplation musicale. Mais pendant que je me laissais ainsi aller à cette contemplation, peu à peu, je m’en suis rendu compte après coup, mon attention achevait de se détendre ; je ne m’appliquais même plus à percevoir les formes sonores ; les sons, ne m’affectant plus que comme sensation, devenaient eux aussi un simple état de conscience. Et tout à coup je revins à la réalité. Qui m’y avait ramené ? Peut-être un incident extérieur, un bruit insolite, une sensation de gêne physique due à une immobilité prolongée ; peut-être un retour spontané de l’activité mentale, comme lorsqu’on se réveille simplement parce qu’on a assez dormi. Je regardai autour de moi. L’aspect de la salle, à ce moment, était curieux. Un millier d’êtres humains étaient là immobiles, les yeux fixes, en état d’hypnose, pendant que de son bâton le chef d’orchestre, avec de grands gestes, semblait épandre sur eux le fluide musical. Quelle chose étrange que la musique ! Vraiment je ne sais si nous pouvons jamais nous trouver, tout éveillés, dans un état mental aussi voisin du rêve proprement dit que dans l’audition musicale. Enfin ce rêve est esthétique de sa nature ; il l’est par obligation, il ne peut pas ne pas l’être. La musique en effet se meut dans l’harmonie ; elle n’emploie que des combinaisons sonores qui présentent par elles-mêmes un caractère de beauté. La matière première qu’elle met en œuvre, le simple son musical est déjà quelque chose d’esthétique ; chacune des notes dont se compose une mélodie est en elle-même un pur accord ; dans son émission même il y a de l’art. Une ligne peut être dépourvue de beauté ; un motif musical ne le peut pas. Ainsi la musique est esthétique par essence. Je ne parle pas seulement de la grande expression pathétique qui sort de l’ensemble d’une œuvre donnée ; mais dans le détail, dans chaque mesure, dans chaque accord, il y a une beauté d’expression. Dans les belles œuvres musicales tout concourt à porter l’impression de poésie à son plus haut degré. Certaines symphonies doivent compter parmi les plus beaux rêves que l’homme ait jamais conçus.
La poésie littéraire
Quand je commence à lire ces vers, ma pensée est lucide, mon attention excitée. Il me faut interpréter ce texte, comprendre ce que le poète veut dire, me mettre au courant de la situation. Je suis encore moi. J’ai conscience d’être dans ma chambre, un livre en main. Je vois la page imprimée. J’articule en moi-même les mots que je lis. Mais bientôt la suggestion poétique tend à se produire. Des images m’apparaissent, encore vagues et indécises :
Mais je m’enfonce davantage dans ma lecture. L’intérêt dramatique du poème devient plus intense ; la suggestion opère avec plus de force :
À partir de ce moment, le cours de ma pensée est décidément orienté dans le sens de la rêverie ; et ce moment précis, que l’on pourrait marquer dans toute œuvre d’imagination, est celui où le lecteur éprouve, pour un des personnages mis en scène, une émotion sympathique. Jusque-là, on pensait, on imaginait volontairement. À partir de ce moment, on est pris, saisi, entraîné. On entre dans l’état second, dans une sorte de transe, où l’on devient docile à toutes les suggestions. Nous nous plaçons au point de vue de ce personnage. Nous voyons de ses yeux, et avec la netteté que l’émotion donne à nos représentations, les événements qui vont se dérouler. Ces images visuelles, les premières apparues, vont amener les autres à leur suite. Quand s’engagera la scène épique, héroïque, où Roland, seul contre cent, tranchera de ses grands coups d’épée géants et bandits, je n’aurai plus conscience de me la figurer, je croirai la percevoir. Qu’elle soit merveilleuse, invraisemblable, peu importe maintenant, puisque j’y assiste ! J’entends les chocs d’armure, les gémissements, les clameurs de la bataille.
Longtemps encore après que la lecture est terminée, on est hanté de cette tragique vision, d’autant plus obsédante qu’elle reste inachevée. Elle subsiste au plus profond de nous-mêmes alors même que nous n’y pensons plus, comme une chose réelle quand nous en détournons les yeux. La poésie, avons-nous remarqué, n’est pas inhérente à la forme du vers. Nous aurions pu tout aussi bien en demander des exemples à la prose. Il est des pages de J.-J. Rousseau, de Chateaubriand, de Guyau, de Loti, de Maeterlinck, qui ont un charme comparable à celui des plus beaux poèmes. Veut-on des exemples de la suggestion portée à son degré le plus intense ? C’est dans l’épopée en prose, dans le roman que nous en pourrions trouver. Pour des raisons diverses sur lesquelles nous aurons à revenir, la prose peut ébranler l’imagination plus fortement encore que le vers. La lecture d’un roman peut déterminer en nous de véritables hallucinations. Nous ne vivons plus de notre vie propre, mais de la vie des personnages dont nous suivons l’existence aventureuse. Nous souffrons de leur souffrance, nous nous épouvantons de leurs terreurs, nous aimons de leurs amours. Nous les voyons agir devant nous, et pourtant nous sentons que nous sommes en eux, comme dans notre double, comme dans un Moi qui nous serait extérieur. Notre rêverie prend absolument les caractères du songe ; nous sommes aussi étrangers aux réalités extérieures, aussi isolés dans nos représentations que nous pouvons l’être dans le sommeil le plus profond. Et de fait, sommes-nous vraiment éveillés ? Il me semble plutôt que nous entrons dans un état d’hypnose, accompagné de sensations assez particulières qui montrent que quelque chose dans les fonctions physiologiques du cerveau est modifié : c’est dans la tête une sensation de tiédeur un peu fiévreuse et pourtant agréable ; c’est une allure particulière des images qui se présentent par tableaux tout faits, comme des images coloriées que l’on regarderait et non comme de simples représentations. C’est à un degré à peine atténué ce qui se produit dans la somnolence d’une lourde après-midi d’été, quand sans fermer tout à fait les yeux on s’accorde quelques minutes de rêvasserie ; ou bien en wagon, dans cette sorte d’excitation cérébrale un peu trouble que cause la trépidation du train, dans cette demi-fièvre qui brouille et accélère les associations d’idées, qui fait apparaître et disparaître brusquement les images,
« comme si l’on avait secoué la boîte à souvenirs de l’esprit22 »; ou bien encore au coin du feu, après une longue marche par la pluie et le vent, quand on s’engourdit dans le bien-être de la réaction physique, et que l’afflux du sang au cerveau fait reparaître en demi-hallucination les souvenirs de la journée. Tel est bien l’effet des romans, surtout lorsqu’il s’agit de ces récits merveilleux qui ont déjà par eux-mêmes l’allure du rêve : les Mille et une nuits, Cyrano de Bergerac aux pays du soleil, Gulliver à Lilliput, les Contes fantastiques d’Hoffmann, Andersen, E. Poe, Rudyard Kipling ! Visions hallucinantes qui nous font entrer si profondément dans le monde imaginaire, qu’il nous faudra un effort presque douloureux pour revenir à la réalité. Pendant que nous sommes ainsi hypnotisés, qu’un incident quelconque, une sonnette qui tinte, une voix qui nous interpelle, nous tire brusquement de notre rêve : nous avons ce regard effaré du dormeur qui se réveille en sursaut. Nous considérons avec stupeur les objets qui nous entourent, ne les reconnaissant plus. Nous revenons de si loin ! Nous avons étudié l’effet de la poésie dans des formes assez variées pour pouvoir en déterminer la nature. Nous voyons d’abord que dans la lecture d’une œuvre poétique, notre esprit est plus actif qu’il ne le croit lui-même. Il nous semble que toute notre activité se réduit à la contemplation des images qui nous seraient présentées toutes formées dans l’œuvre même. C’est en effet de cet acte de vision intérieure que nous avons surtout conscience ; mais le meilleur de notre activité est consacré à la formation même de ces images. Elles sont en effet notre œuvre. Nous les attribuons au poète lui-même, parce que c’est lui qui les a le premier inventées ; nous nous figurons même, par une illusion presque irrésistible, les voir dans le texte que nous avons sous les yeux, comme si elles en faisaient partie intégrante. Mais cette page imprimée n’est qu’une surface blanche maculée de noir. Ce n’est pas là qu’est le poème qui nous enchante : il est dans les pensées que nous suggère notre lecture, et ces pensées, nous ne pouvons les retrouver qu’en nous-mêmes, en les concevant à notre tour, c’est-à-dire en concevant des pensées analogues à celles que l’auteur avait dans l’esprit quand il écrivait ces lignes. Lire un poète, c’est faire œuvre de poésie ; c’est imaginer des tableaux conformément aux indications parfois très brèves qui nous sont fournies. Nous le faisons sans effort, car l’art du poète consiste justement à nous épargner tout effort ; il procède par suggestions si délicates que nous n’en prenons même pas conscience ; d’un mot, d’une inflexion de voix il sait réveiller la poésie latente dans l’âme la plus vulgaire. Je ne dis donc pas que nous ayons grand mérite à ce travail de restauration mentale. Je constate qu’il est bien notre œuvre, et que c’est bien dans notre propre esprit que se déroulent toutes les phases du poème, par une incessante création d’images qui est dirigée sans doute, déterminée en grande partie, mais qui demande pourtant une certaine initiative intellectuelle. En second lieu, nous observons que d’ordinaire la phrase poétique ne nous livre toute sa signification que peu à peu, souvent même après coup. Il nous faut un certain temps pour entrer dans cet état de rêverie qui caractérise la contemplation poétique. Au moment où nous lisons un vers, nous n’en apercevons que le sens littéral : et puis les images apparaissent, en suggèrent d’autres, qui ouvrent à notre imagination des perspectives illimitées. Les beaux vers ne peuvent se lire que lentement. Il faut que nous ayons le temps d’en évoquer toute la poésie latente. Les plus poétiques nous font le plus longtemps rêver. Après qu’on les a dits, on peut faire silence ; le poème ne sera pas pour cela interrompu ; longtemps encore il continuera de se développer en nous-mêmes par son mouvement propre ; et c’est peut-être dans cette période qu’il nous donnera l’impression la plus poétique. Ainsi le tintement d’une coupe de cristal se prolonge en vibrations d’une exquise pureté, dont nous entendons encore la résonance idéale quand déjà notre oreille ne les perçoit plus. Nous pouvons déterminer enfin avec quelle force une œuvre littéraire doit agir sur l’imagination pour produire l’effet le plus poétique. Entre les œuvres purement intellectuelles que nous avons citées d’abord comme exemple de prosaïsme absolu, et les œuvres purement imaginatives qui déterminent de véritables hallucinations, il est des degrés à l’infini. De ces degrés divers, quel est le plus favorable ? Examen fait, on reconnaîtra que c’est le degré moyen, où ne se produit que l’illusion consciente et lucide, caractéristique de l’état de rêverie. Les poètes s’ingénient à donner à leurs œuvres les titres les plus divers ; ce seront des Harmonies, des Voix intérieures, des Chants du crépuscule, des Méditations, des Contemplations : en réalité, toutes pourraient aussi bien être intitulées des Rêveries, car elles ne sont pas autre chose. Les suggestions trop intenses nous émeuvent comme le ferait la réalité, mais elles ne nous semblent pas plus poétiques. Relisez un poème très dramatique, vous reconnaîtrez que l’impression poétique se produit surtout dans les instants où l’action se ralentit, et laisse la pensée prendre l’attitude contemplative : par exemple dans les descriptions qui servent de pause au récit. Alors les images se développent à loisir. Rappelons-nous quelques vers qui nous aient paru d’un charme poétique particulier : nous trouverons que ce sont des vers contemplatifs plutôt que dramatiques, qui ont dû être conçus dans un état de vague rêverie auquel ils nous ramènent.
Ce sont bien là de ces visions comme on en peut avoir, au cours d’une paisible traversée, en contemplant la mer bleue. De toutes les pages vraiment poétiques que nous avons pu lire, en prose ou en vers, prenons les plus délicates, les plus exquises, celles qui nous donnent la plus pure impression de poésie. Nous constaterons, le fait est significatif, que ce sont précisément celles où l’auteur décrit un état de rêverie. Parfois il parle en son nom personnel, se met lui-même en scène ; parfois il nous présente quelque personnage imaginaire, dont il nous décrit les pensées. Dans tous les cas les représentations auxquelles on nous convie sont de même ordre. L’état d’âme qui est exprimé dans ces pages, c’est bien la rêverie. On n’y voit pas la pensée au travail, faisant effort pour découvrir la vérité ou la démontrer, mais l’esprit détendu, se laissant aller à la contemplation de la nature, au songe intérieur, au jeu des pures représentations. Nous-mêmes, nous nous donnons cet état d’âme en nous le représentant, avec une vague conscience de ne nous en donner que le spectacle. Nous faisons les mêmes songes, mais sans les prendre tout à fait pour notre compte, puisque nous les rapportons à un personnage imaginaire. Alors même que l’auteur parle en son nom personnel, il n’est par rapport à nous qu’une âme étrangère à laquelle nous ne pouvons nous identifier qu’à demi. De là le caractère idéal de ces pages de pure rêverie, et l’exquise délicatesse des impressions qu’elles nous donnent ; en nous qui les lisons, elles sont la représentation imaginaire d’un état purement imaginatif : le rêve d’un rêve.
Ce n’est pas d’un œil calme et libre que le poète contemple le monde ; c’est avec un intérêt passionné, avec une large sympathie. Sa fonction n’est pas de nous représenter les choses telles qu’elles sont, ou telles qu’elles nous apparaissent vues du dehors : un miroir y suffirait. Il faut qu’il nous présente une œuvre vivante et passionnée, qui frappe l’imagination en touchant le cœur ; il n’y réussira pas, s’il est lui-même rebelle à l’émotion et incapable d’aimer. L’impassibilité sied au savant, peut-être au philosophe. Elle conviendrait mal au poète. J’admets encore que la poésie ne requiert pas des émotions d’une intensité extrême. Trop poignantes, elles nous saisiraient avec tant de force que nous ne pourrions plus en faire un objet de contemplation, et que toute impression de beauté disparaîtrait. Nous sortirions de la poésie, pour rentrer dans la vie réelle. Le seul fait de composer un poème suppose un certain calme, une possession de soi, un souci d’art, incompatible avec les crises de la passion. La sensibilité indispensable au poète est une sensibilité d’artiste, qui dans ses émotions les plus sincères garde le besoin de l’harmonie et le sens de la beauté. Certains sentiments sont trop intenses pour se traduire en vers. L’extrême douleur s’exprimera par un cri, par une plainte, par des paroles amères, par un mouvement de révolte, non par de la poésie. C’est quatre ans après la mort de sa fille, que Victor Hugo pouvait écrire les vers sublimes où s’est exhalée sa douleur de père.En ce monde j’ai mieux à faire
Il fallait que sa douleur se fut apaisée, qu’elle fût devenue résignée, contemplative et comme stagnante pour comporter une expression poétique. Tout cela est vrai ; mais tout ce que l’on en peut conclure, c’est que le sentiment poétique ne doit pas avoir une violence telle, qu’il exclue la libre rêverie ou qu’il enlève au poète tout son sang-froid. De là jusqu’à l’impassibilité, il y a loin. Il est bien rare en somme que nos sentiments atteignent ce degré d’intensité, où ils cesseraient d’être poétiques. Le poète pourra même sans inconvénient dépasser un peu la mesure, aller au-delà de la poésie, oublier qu’il fait œuvre d’art, et mettre tout son cœur dans ses vers. Ces sentiments, qui ne sont plus poétiques pour lui, le seront encore pour nous, qui ne les éprouvons en effet que par sympathie, et par conséquent à un degré assez atténué pour pouvoir en faire, si intenses, si violents, si déchirants qu’ils soient, un objet de contemplation. Nous n’avons donc aucune raison pour regarder le sentiment avec défiance, comme un élément perturbateur, que le poète doit autant que possible éliminer de son œuvre. L’excès de sensibilité est un défaut rare, et qui d’ailleurs, au point de vue poétique, n’aurait pas de grands inconvénients. Nous craindrions beaucoup plus la froideur, le défaut d’émotion. Quand le sentiment décroît, l’effet poétique est moindre. Un poète qui réussirait à s’interdire toute émotion n’aurait fait que renoncer à son moyen d’action le plus efficace. A la rigueur il pourrait suppléer à ce défaut par d’autres qualités poétiques. S’il joignait à une certaine sécheresse de cœur une intelligence souveraine, une extraordinaire puissance d’imagination, il pourrait encore écrire de très beaux vers, magnifiques d’images, superbes de pensée ; mais il y manquerait toujours quelque chose, cette puissance d’émotion sans laquelle il n’y a pas de complète poésie. Nous aussi nous contemplerons son œuvre d’un œil calme ; elle nous restera étrangère, ne nous touchant pas le cœur. Ou bien il faudra que le poète réussisse à nous émouvoir sans être ému lui-même, et cela est possible à force d’art. On peut composer à froid des vers passionnés. On peut jouer magistralement du cœur humain sans se laisser prendre soi-même à ce jeu. Mais cette sorte de ruse est-elle bien digne du poète ? Peut-elle réussir tout à fait ? Il sera bien difficile de donner aux émotions feintes l’intonation de l’émotion vraie. On les mettra trop en dehors, à la façon romantique, et elles se trahiront par leur emphase ; ou bien on affectera de les refouler en soi-même, de les comprimer par un puissant effort de volonté, et ici encore on mettra de l’exagération. Il est malaisé de jouer parfaitement la comédie ; le plus habile simulateur finit toujours par laisser percer l’artifice. Le plus sûr moyen d’avoir l’air ému, c’est encore d’éprouver une émotion réelle. — Mais s’il n’est pas dans mon tempérament d’en éprouver ? — Alors n’écrivez pas de vers ; ou faites de la poésie pittoresque, descriptive, didactique, philosophique. Le champ de la poésie est large ; il n’y manque pas de débouchés, même pour les esprits secs et les impassibles. Seules les régions supérieures leur sont interdites. Je doute que l’on puisse citer un seul poète, vraiment poète, qui ait été dépourvu de sensibilité, un seul vers vraiment poétique d’où l’émotion soit absente. Je n’en trouve pas pour mon compte. Je ne crois même pas que la chose soit possible26. Il y aurait vraiment contradiction. Je vois seulement quelques poètes, quelques écrivains qui ont affecté l’impassibilité, d’ordinaire avec une exagération voulue, comme s’ils craignaient qu’on ne s’y trompât. Quant à ce ton d’ironie que prennent parfois les poètes les plus impressionnables pour parler de leurs émotions, il ne faut même pas y voir une affectation de froideur ; ce n’est qu’un effort pour refouler un sentiment excessif auquel ils craindraient de s’abandonner : ainsi l’on sourit quand on sent venir les larmes, pour réagir contre son émotion ; et c’est précisément quand on lutte contre elle qu’on en sent mieux la force. Il nous paraît impossible en définitive d’exclure le sentiment de la définition de la poésie. Nous nous garderons aussi de l’excès contraire, de celui qui consisterait à ne voir dans la poésie que l’exaltation du sentiment. L’attention des théoriciens et des critiques s’est en général portée trop exclusivement sur les effets pathétiques de la poésie. Ils verront dans l’aptitude à être vivement ému la qualité essentielle du poète, et dans la transmission de ces émotions la fin suprême de son art. La valeur d’une œuvre se mesurera à l’effet qu’elle produit sur le sentiment. Ce sont là des idées courantes. Ce préjugé est tellement enraciné, que les réserves que je vais être obligé de faire sembleront à plusieurs choquantes ; elles feront l’effet d’une hérésie. Il le faut reconnaître pourtant. Le sentiment n’est pas et ne peut pas être en poésie la chose essentielle. Avant d’exprimer des émotions, il faut que la poésie existe. La musique en exprime également ; et la peinture ; et la sculpture. Bien plus, ces différents arts pourront exprimer des sentiments de même nature. Ils diffèrent pourtant les uns des autres. Les définir principalement par la propriété qu’ils ont d’agir sur le sentiment, leur assigner cette fonction comme leur fin suprême, ce serait négliger justement ce qui les différencie les uns des autres, ce qui caractérise chacun d’eux et constitue leur essence propre. La vertu pathétique est une propriété commune à toute œuvre d’art ; une qualité que la poésie, elle aussi, doit posséder, sous peine d’être inférieure aux autres arts : ce n’est pas sa qualité essentielle et distinctive. L’émotion qui nous reste de la lecture d’un poème est chose aussi précieuse que l’on voudra. La regarder comme la fin même pour laquelle a travaillé le poète ; ne voir, dans les vers qu’il nous présente, qu’un moyen d’exprimer cette émotion, ce serait un contresens esthétique. Appliquez cette conception à l’art. Quand vous regardez une œuvre sculpturale d’une expression pénétrante, par exemple le Monument aux morts de Bartholdi, estimerez-vous que la tristesse qui s’en dégage est le véritable objet de cette représentation, et la seule chose que nous en devions retenir ? Évidemment non. Tant de marbre, d’études successives, d’efforts de composition, pour nous suggérer seulement cette pensée, qu’il est triste de mourir, ce serait un labeur presque dérisoire. Quelques mots pathétiques, quelques accords musicaux suffiraient pour nous communiquer à moins de frais une émotion aussi intense. Dégager de l’ensemble des suggestions produites, par une sorte d’abstraction, la tristesse que l’œuvre exprime, et n’y plus voir que cela, comme si c’était la chose principale et essentielle, c’est intervertir absolument les valeurs. Ce que l’artiste nous apporte, ce n’est pas de la douleur, c’est une magnifique et douloureuse vision. Il en est de même pour la poésie. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle exprime des sentiments purs ; elle nous suggère des images toutes pénétrées de sentiment et qui doivent à cette expression un surcroît de valeur esthétique, mais qui ont une valeur en elles-mêmes, abstraction faite de ce sentiment. L’émotion, directement exprimée, n’a en soi aucune valeur poétique. « J’aime ! Je souffre ! » Ces émotions, exprimées avec force, ou bien analysées dans leurs nuances, peuvent être très intéressantes en elles-mêmes, exciter une vive sympathie : je ne vois là rien qui ressemble à de la poésie. Le sentiment, même le plus profond, le plus tendre, le plus délicat, n’est poétique que par son retentissement dans l’imagination ; et c’est précisément la fonction du poète, de développer ces images consécutives ou déterminantes de l’émotion. C’est en cela qu’il fait œuvre de poésie. On ne peut dire qu’une œuvre d’art sera poétique par le seul fait qu’elle sera très pathétique. Il est des romans et des drames où l’émotion est portée à son maximum d’intensité, et qui pourtant ne nous donnent aucune impression de poésie. Cela pourtant devrait être impossible si la fin suprême de la poésie était d’exalter le sentiment. On ne peut même admettre que toute émotion augmente la valeur poétique de l’objet qui nous la donne. Le sentiment n’a donc pas en lui-même et par essence une vertu de poésie. Il sera poétique dans certaines conditions qu’il s’agit de déterminer. Mais dès maintenant nous pouvons regarder la discussion de principe comme close. Le sentiment, disaient les uns, n’est rien en poésie. Il est tout, disaient les autres. Nous avons reconnu que les deux thèses étaient exagérées. La vérité est entre ces deux extrêmes. Nous regardons comme établi ce moyen terme, que la poésie, pour atteindre son optimum d’effet, doit de quelque manière toucher le cœur ; et c’est à cette formule que nous nous en tiendrons. Cela posé, nous pouvons avancer dans notre enquête, en cherchant de quelle nature sont ces émotions qui concourent de façon indéniable à l’effet poétique. Nous avons déjà montré quel devait être leur degré d’intensité. Ce que nous cherchons ici, c’est quelle doit être leur nature. La poésie trouvera de préférence son aliment dans les sentiments contemplatifs, qui ne nous portent pas à l’action, et qui supposent plutôt un certain détachement de tout intérêt pratique ; car ce sont ceux-là qui sont le plus favorables à la rêverie. L’inquiétude, l’angoisse, la peur n’ont rien de poétique ; ce sont des sentiments qui donnent trop à réfléchir : ils tiennent l’esprit cruellement éveillé, ils donnent envie de se débattre contre l’avenir. Dans sa Jeune captive, André Chénier, avec un tact exquis de poète, s’en est tenu au ton de la mélancolie ; ces belles stances n’expriment que le regret anticipé de la vie : la moindre allusion au supplice, un simple frisson en gâterait le charme. Bien des poètes, en strophes désespérées, ont chanté la mort ; ils pouvaient la chanter parce qu’elle est fatale, et qu’il n’y a rien à faire contre elle ; la tombe est d’avance ouverte ; tous y viendront ; un à un les vivants sont engloutis ; c’est une chose à laquelle on assiste, un lugubre objet de contemplation, qui n’inspire pas la terreur, mais plutôt la pitié, une large pitié qui s’étend sur l’humanité entière. La crainte d’un danger terrible, mais évitable, et surtout d’un danger personnel, produirait un effet beaucoup plus dramatique, mais beaucoup moins poétique. Il est toute une catégorie de sentiments qui sont provoqués par de simples représentations. Ce sont ceux qui se rapportent à quelque chose de passé, ou de futur, ou de lointain, ou de fictif. Ils sont moins vifs mais plus poétiques que ceux qui impliquent la présence effective de l’objet. Cela se conçoit sans peine, la nette conscience de la réalité étant incompatible avec la condition essentielle de la poésie, qui est l’état de rêverie. Les regrets, les espoirs, les nostalgies sont au contraire très poétiques comme étant des sentiments rêveurs qui se rapportent à un objet tout idéal. La plus exquise poésie sentimentale est celle des sentiments imaginaires ; j’entends par là ceux qui non seulement se rapportent à un objet idéal, mais qui sont eux-mêmes imaginés. Quand par exemple on me montre un personnage de roman engagé dans quelque situation pathétique, en même temps que je me représente les objets dont il est ému, je me figure ses émotions ; elles deviennent pour moi un objet de contemplation ; et cette représentation du sentiment est plus poétique que le sentiment même. Elle lui donne l’idéalité des pures images, le charme de l’irréel. On dira peut-être, pour expliquer ce singulier état d’âme, que ces prétendus sentiments imaginaires sont tout simplement des émotions très réelles, que j’éprouve par sympathie en me représentant la situation du personnage, et que j’objective en les lui attribuant ; à ce compte, l’effet de la lecture serait d’exciter en moi des sentiments vrais, joie, tristesse, crainte, amour, que j’utiliserais en les faisant entrer dans les phrases où l’écrivain décrit l’état d’âme de son héros. Mais cette analyse me semble très défectueuse. Je ne nie pas la possibilité de ce contrecoup sympathique des sentiments exprimés ; il est très vrai que parfois, me mettant en imagination à la place du personnage romanesque, je finis par me laisser entraîner ; je me fais, des sentiments décrits, une émotion personnelle, qui m’étreint réellement le cœur ; comme le spectateur trop impressionnable quand vient une scène attendrissante, j’accorde de vraies larmes à de simples représentations. Mais ce n’est pas par là que je débute. Avant de sympathiser avec une émotion, il faut bien que nous ayons commencé par nous la représenter. Le plus souvent même, nous en restons là. Nous n’allons pas jusqu’à prendre à notre compte tout ce pathétique ; il reste pour nous un spectacle ; ou si ce spectacle nous émeut, notre émotion personnelle différera de celle que l’on nous représente, en sorte qu’il sera impossible de les confondre ; ainsi un poème douloureux m’inspirera de la pitié, une scène pathétique de l’admiration. On ne le peut nier : il y a des sentiments imaginaires, ou des images de sentiments, qui psychiquement diffèrent d’un sentiment réel autant que la simple représentation d’un objet diffère de sa réelle vision. La différence n’est pas seulement dans le degré d’intensité. Se représenter la souffrance par exemple, ce n’est pas réellement souffrir, même à un degré atténué et d’une manière superficielle : c’est tout autre chose. Se rappeler une joie qu’on a eue, ce n’est pas se réjouir ; quelquefois même c’est s’attrister. — Cette faculté de représentation concrète du sentiment comporte bien entendu des degrés divers ; elle doit être, comme les facultés de vision ou d’audition mentale, très inégalement répartie. On doit la supposer particulièrement développée chez les romanciers, chez les poètes, et chez toute personne qui se complait dans la lecture des poèmes et des romans, car c’est dans de telles œuvres que l’imagination sentimentale trouve le plus d’occasion de s’exercer. J’indiquerais encore, parmi les caractères qui contribuent à rendre un sentiment plus poétique, le fait qu’il sait comme on dit sympathique, c’est-à-dire qu’il soit de ceux que nous comprenons, que nous admettons, et dans lesquels nous entrons volontiers. Quand par exemple, lisant une œuvre d’imagination, nous y trouvons exprimés des sentiments qui sont en concordance avec les nôtres, l’expression la plus discrète de ces sentiments est immédiatement saisie ; nous la comprenons à demi-mot ; elle trouve dans notre propre cœur un écho qui la prolonge et achève de la développer. Si par excellence l’émotion exprimée est de celles qui sont universellement sympathiques, c’est-à-dire que tout homme est disposé à partager, l’expression pathétique de l’œuvre s’amplifie encore du sentiment de cet unisson moral. Toute parole exprimant des sentiments égoïstes ou antipathiques a des intonations sèches : elle semble tomber, isolée, dans un silence froid. Toute parole exprimant un sentiment généreux nous semble plus vibrante. Les grands poètes sont ceux qui nous donnent ces grandes émotions collectives. Leurs sentiments les plus personnels sont toujours largement humains ; ils enveloppent et engendrent d’autres sentiments à l’infini. De là cette magnifique sonorité que prend leur voix, comme si toujours un chœur invisible chantait avec eux. Nous voici amenés ainsi à poser le caractère vraiment distinctif des sentiments poétiques, le caractère de beauté. Il faut que nous puissions trouver en eux quelque chose de charmant, de délicat, de touchant, de noble, d’élevé, en un mot que nous puissions leur appliquer quelque qualificatif d’ordre esthétique. Dès que dans les sentiments qu’exprime une œuvre littéraire, nous pouvons soupçonner quelque chose de mesquin ou de bas, toute impression de poésie s’évanouit. Ce caractère de beauté prime tous les autres ; il les résume et les implique. Le degré d’intensité des sentiments, leur caractère égoïste ou désintéressé, le rôle plus ou moins actif qu’y joue l’imagination, cela est secondaire ; cela n’a d’importance qu’autant que nous y pouvons voir une condition de beauté. Au point de vue de la poésie, seule la qualité esthétique des sentiments importe.
La composition poétique
Ainsi la Muse de la Nuit de mai fait passer dans l’esprit du poète une série d’images qu’elle développe un instant pour le tenter, symbole poétique de ces suggestions spontanées de l’inspiration. Très souvent les meilleures idées sont trouvées par distraction, pendant que l’on travaille à en développer d’autres, comme si par une sorte d’irradiation nerveuse l’excès d’activité d’un des lobes du cerveau se propageait aux lobes voisins et les mettait en activité à leur tour. Ou bien c’est au cours d’une promenade, pendant que l’on croit ne penser à rien ; les idées viennent, justement parce que l’esprit se laisse aller à la libre rêverie. Le fait est même si fréquent que l’on pourrait voir dans la marche un des procédés les plus usités pour stimuler la faculté d’invention28. Le sujet est enfin choisi. Une idée s’est imposée à l’esprit et veut être réalisée, développée. Alors on se met sérieusement à l’œuvre et la période de composition commence. Voici quel sera, dans la méthode d’inspiration, le procédé de développement : on attendra les idées, et quand elles seront venues on fera un tri entre celles qui se présenteront, pour conserver celles qui sont le plus utilisables. Tant que l’on sentira que l’imagination s’oriente dans le sens voulu, on se gardera d’intervenir. Si elle tend à s’écarter du sujet, ou si les conceptions qu’elle apporte manquent à quelque exigence artistique, on l’arrêtera net, on la remettra sur la voie pour de nouveau la laisser aller. Quand on aura tiré du sujet tous les développements qu’il comporte, autrement dit quand l’idée initiale n’en suggérera plus d’autres, on s’arrêtera. Comme on le voit, je n’admets pas que même dans ce genre de composition on reste tout à fait passif. Je suppose que l’on ne rêve pas seulement, mais que vraiment on compose. La volonté, l’intelligence, le goût critique interviennent donc de quelque manière, autant qu’il le faut pour stimuler et utiliser au mieux le travail spontané de l’imagination. Il reste cependant que ce travail est tout spontané, aussi spontané que peut l’être la germination d’une graine ou l’éclosion d’une fleur. La formation même des images reste absolument inconsciente. Tout le positif de la composition, tout ce qui est réellement trouvé a été obtenu par ce procédé. On invente par une libre improvisation dont après coup seulement on contrôle les résultats. L’imagination propose, l’intelligence et le goût disposent. C’est bien ainsi, je crois, que l’on se représente communément la composition poétique, ce qui tend à prouver que cette méthode est en fait très usitée. Elle a bien des avantages. Nous avons vu combien le laisser aller de la rêverie est favorable à la dissolution et recomposition spontanée des images. En s’abandonnant à son inspiration, le poète trouvera des combinaisons d’idées originales, que la réflexion ne lui fournirait pas29. La méthode d’inspiration est particulièrement féconde. Les poètes qui l’ont employée de préférence ont eu une production plus abondante et plus riche. Leurs œuvres ont un développement plus large. Leur phrase même, considérée à part, se fait remarquer par son ampleur, l’idée principale se présentant toujours accompagnée de tout un cortège d’idées accessoires. Autant la phrase de l’écrivain réfléchi est nette, courte et ramassée, autant celle de l’écrivain inspiré est complexe.
« les lignes de leur style ondulent avec la même pureté, la même finesse, la même grâce exquise, que celles des plus belles statues grecques31 ». Telle est bien l’impression que donne cette allure souple et naturelle de la pensée qui se laisse aller à l’inspiration. L’effet à produire sur l’esprit du lecteur étant de l’amener à l’état de contemplation rêveuse, on conçoit qu’il sera plus facile d’obtenir ce résultat quand le poème lui-même aura ce caractère de libre rêverie : alors il nous suffira d’en suivre le mouvement, d’en prendre l’unisson. En le lisant, nous n’y sentirons aucune contrainte, aucun effort. Etant œuvre de pure poésie, il nous donnera une impression plus purement poétique. Constatons encore que l’œuvre d’inspiration aura cette qualité éminente, la sincérité. Nous serons plus disposés à entrer dans l’état d’âme du poète, si nous sentons qu’il parle sans préparation, sans artifice, sous l’influence directe des sentiments qu’il exprime, dans la vision réelle des images qu’il nous décrit. — La poésie lyrique en particulier n’est possible que comme expression d’une effervescence intérieure, d’un sentiment exalté qui déborde en images. Elle ne saurait être préméditée, composée à froid. Soient par exemple ces belles stances lyriques.
La pièce a plus de 600 vers. D’un bout à l’autre c’est ainsi ; une suite ininterrompue de visions, évoquées avec une fécondité d’invention inouïe, chaque vers faisant surgir brusquement une image ; entre ces images, aucun lien ; elles se succèdent d’un mouvement indépendant, parfois glissant l’une sur l’autre, se fondant l’une dans l’autre de telle façon que l’une commence à se projeter sur le fond mental quand l’autre ne s’en est pas encore effacée, à peine reliées entre elles par ces rapports mystérieux d’association qui semblent tout naturels au rêveur et qui échappent à la pensée lucide ; dans la suite des strophes, aucune trace de plan. Évidemment le poète n’a rien prémédité. Ce qui achève de le prouver c’est que la pièce n’aboutit à aucune conclusion ; après quelques strophes de mise en train, elle atteint rapidement son maximum d’effet, et finit par épuisement. Comment le poète a-t-il procédé ? On peut se le représenter assez aisément. Il a senti s’abattre sur lui des idées sombres, et il a commencé à écrire ; les premières images qui se sont présentées à lui en ont appelé d’autres à leur suite, plus lamentables encore. Le rythme même de ses vers, le balancement monotone de la strophe ont fait sur lui l’impression d’un glas funèbre. Il s’est ainsi enfoncé dans une méditation de plus en plus lugubre. La réflexion n’avait pas à intervenir. C’est l’imagination, stimulée par une émotion intense, qui a tout fait. De là l’incohérence, l’illogisme, le caractère presque délirant des images ; de là leur puissance d’expression et leur incomparable lyrisme. Il est encore une occasion où la méthode d’inspiration s’impose : c’est dans le développement de l’action dramatique. Soit un personnage de tragédie ou de roman qui se trouve engagé dans une situation déterminée. Il s’agit de trouver ce qu’il doit penser, ce qu’il doit sentir, comment il doit s’exprimer. Cela n’est pas arbitraire. Les personnages dramatiques, si l’auteur disposait arbitrairement de leur vie intime, ne seraient plus des êtres vivants, mais de simples marionnettes dont il tirerait les fils. Mais d’autre part, il est impossible de déduire, du caractère que l’on a prêté au personnage, le détail des pensées qu’il concevrait, des sentiments qu’il éprouverait et qu’il exprimerait dans cette circonstance. Nous ne pouvons le savoir de science certaine, quelle que puisse être notre expérience de la vie et notre connaissance du cœur humain32. Telle est donc la situation paradoxale faite au poète ; dans le développement de l’action dramatique, il faut qu’il se conforme à des lois qu’il ignore. Ce problème, qui pour l’intelligence lucide serait insoluble, ne sera pour l’imagination qu’un jeu. Le romancier, le dramaturge s’efforcera d’entrer dans ses personnages, de s’identifiera eux ; il se pénétrera de leurs sentiments ; et puis il s’abandonnera au mouvement spontané des idées et des émotions que la situation lui suggérera33. L’œuvre qu’il aura ainsi composée sera forcément vivante, puisqu’elle aura été réellement vécue. La suite des sentiments qu’il prêtera à ses personnages ne pourra manquer d’être conforme aux lois de la psychologie, puisqu’il aura fait jouer ces lois en lui-même. Le seul inconvénient possible de cette méthode, c’est que le dramaturge, en se mettant dans ses personnages, risque de les faire trop semblables à lui-même. Beaumarchais leur prêtera son esprit, Dumas sa verve caustique, Hugo sa grandiloquence, Musset son humour fantasque34. Il est bien rare que le romancier femme ne donne pas à ses héroïnes quelque chose de sa mentalité propre et même de ses traits physiques. Mais même dans ce cas on peut dire que si le poète est en défaut, ce n’est pas pour avoir appliqué la méthode imaginative, c’est pour n’avoir pas fait un suffisant effort d’imagination. Il ne s’est pas assez identifié à ses personnages pour se détacher de lui-même. Ce détachement de soi n’est vraiment accompli que lorsque, dans l’esprit du dramaturge, les êtres qu’il a créés commencent à s’objectiver, à vivre d’une vie indépendante, au point que désormais on ne leur fera plus faire ce qu’on veut : ils se refuseraient à accomplir des actions qui ne seraient pas dans leur caractère. Alors le poète n’a plus à penser pour eux, à chercher ce qu’ils peuvent dire et faire. Il les laisse aller. Il n’a besoin d’intervenir que d’une manière intermittente, pour les remettre dans leur rôle s’ils s’en écartent.
« Pendant que j’écris, dit F. de Curel, je ne suis pas absorbé du tout, mes personnages parlent pour leur compte, je ne suis là que pour juger les choses de style, de scénario, de convenances, etc. Presque un rôle de pion. Il m’arrive très bien, tout en écrivant, de me surprendre pensant à des choses, peu compliquées évidemment, mais absolument étrangères à mon travail. Je suis là comme une Providence qui gouverne ses créatures sans annihiler leur liberté. Mes personnages vont, viennent, discutent comme ils l’entendent ». Une fois le plan général d’une scène établi, non seulement le développement n’exige plus grande réflexion, mais il sera plus naturel, plus vivant, plus pathétique, s’il est fait en dehors de toute réflexion, par inspiration pure. Les scènes dialoguées, dans un roman, sont de beaucoup les plus faciles à écrire, et ne peuvent même être bien écrites que de verve. Enfin l’inspiration est indispensable, dans toute composition littéraire, quand on en arrive au détail de l’exécution. Si préméditée que soit une œuvre, elle ne peut l’être que dans son ensemble ; les détails se trouvent sur le moment ; il faut bien qu’ils soient improvisés : si l’on s’imposait ce programme, de ne pas écrire une ligne sans savoir d’avance très exactement ce qu’on va dire, on ne commencerait jamais. Il arrivera donc toujours un moment, dans l’élaboration de l’œuvre poétique, où l’on devra laisser l’imagination fonctionner d’elle-même, conformément à ses propres lois. Nous avons admis qu’à la rigueur le sujet d’une œuvre pouvait être déduit de considérations abstraites ; mais il ne peut en être ainsi de toute la suite du développement ; autrement l’œuvre entière garderait ce caractère sec et abstrait ; à aucun moment elle ne serait artistique et vivante. Qu’une œuvre à composer se présente d’abord comme un problème à résoudre, soit. La réflexion peut poser le problème, ce n’est pas elle qui le résoudra. Cela est vrai d’un problème géométrique : si précises qu’en soient les données, la solution n’en ressort jamais par pure déduction : elle ne peut se trouver que par tâtonnement intellectuel, en choisissant parmi les idées qui se présenteront au hasard, dans cette méditation inconsciente qui est la rêverie du penseur. A plus forte raison cela sera-t-il vrai des problèmes d’art, qui sont autrement complexes, et ne comportent pas une solution déterminée, mais une infinité de solutions à peu près équivalentes. Pourquoi Edgar Poe, se proposant d’écrire un poème de l’effet poétique le plus intense, c’est-à-dire court, original, d’un caractère mélancolique, avec refrains, est-il justement tombé sur son poème du Corbeau ? C’est évidemment par une suite de hasards, c’est-à-dire parce que ces images se sont présentées spontanément à lui au cours de sa méditation, et lui ont paru répondre assez bien aux données du problème. Peut-être même cette idée le hantait-elle déjà, depuis quelque temps, et lui a-t-elle suggéré elle-même les raisons qu’il s’est données de la choisir. Si, partant de son intention initiale d’écrire un poème aussi esthétique que possible, il était vraiment arrivé par déduction rigoureuse à l’idée qu’il a mise en œuvre, il s’ensuivrait que le Corbeau est le poème par excellence, et que se proposant d’écrire un beau poème on n’en saurait écrire d’autre. En réalité, par la même méthode qu’a employée E. Boutroux pour démontrer la contingence des lois de la nature, on pourrait prouver que la genèse d’une œuvre d’art n’est jamais déterminée par une nécessité logique ; à chaque progrès qu’elle fait apparaissent en elle des éléments nouveaux, inattendus, produits de la pensée libre, qui pour son auteur même sont une surprise.
« Le génie doit créer comme l’imagination travaille, obéissant à une loi, poursuivant un but sans avoir conscience de l’un ni de l’autre. Une œuvre d’art, où nous constaterons l’action d’une réflexion consciente sur la disposition de l’ensemble, nous paraîtra pauvre35. »Ce serait donc précisément par la portion qui échappe aux aperçus conscients de l’intelligence que l’œuvre d’art produirait son effet esthétique. Nous reconnaîtrons volontiers que dans une œuvre d’art il ne doit pas subsister trace de l’effort intellectuel qu’elle a coûté ; et cela est vrai surtout de l’œuvre destinée à donner une impression de poésie. S’ensuit-il que l’effort soit inutile ? En dissuader le poète, ce serait le priver d’un de ses plus puissants instruments de travail. S’imaginer qu’une œuvre poétique de quelque importance, un drame, un poème épique, a jamais été obtenu par élaboration spontanée et inconsciente, sans calcul, ni réflexion, par une pure intuition du génie, c’est se placer en dehors de toute réalité. C’est supposer qu’un édifice peut se construire sans plan ni calcul, sans fondations ni échafaudages, à la façon dont s’édifiaient les palais d’Aladin. La production toute spontanée d’une grande œuvre poétique ne serait pas plus merveilleuse. Je me demande même comment cette étrange hypothèse a jamais pu être soutenue ; car enfin on devrait se douter de la façon dont les écrivains composent ; on les voit au travail ; on sait quel a été le labeur des grands romanciers et des grands poètes. Laissons donc de côté cette théorie du génie qui n’a avec la psychologie d’observation aucun rapport. L’inspiration a un inconvénient, c’est de n’être pas à nos ordres ; il faut l’attendre, elle peut ne pas venir. Le compositeur qui ne compterait que sur elle risquerait fort de perdre bien des journées en flânerie intellectuelle ; son esprit se disperserait, s’éparpillerait, irait d’un sujet à l’autre sans en approfondir aucun. La méthode d’inspiration a encore ce grave défaut, c’est d’abandonner au hasard la composition de l’œuvre. L’auteur ne sait d’avance où il va ; il s’engage dans des impasses ; d’ordinaire il commence bien, parce que l’inspiration est encore fraîche et vive ; puis tout se gâte. (Les romans de George Sand, par exemple, se ressentent trop du défaut de composition ; de même bien des poèmes de Lamartine). Au cours de la composition, le développement risque fort de dévier ; l’idée principale se perd sous les idées parasites. L’imagination a vite fait d’entraîner l’auteur loin de son sujet, car elle est de sa nature distraite et aberrante. L’excitation même du travail mental développe cette tendance des images à la prolifération spontanée. Sans doute l’écrivain peut renoncer à ces idées rencontrées chemin faisant, les éliminer après coup ; il est rare pourtant qu’il le fasse : ces idées de distraction sont d’ordinaire si intéressantes qu’il en coûterait trop de les sacrifier. De là ces développements à côté, ces hors-d’œuvre, ces digressions dont s’encombre l’œuvre des conteurs ou des poètes à l’imagination trop féconde36. On ne peut donc abandonner tout à fait l’imagination à elle-même. Une œuvre poétique, qui prétend à produire une impression d’art, doit être composée. Si nous nous observons d’un peu près, au cours d’un travail qui semblerait au premier abord ne mettre en exercice que notre imagination, nous n’aurons pas de peine à saisir en nous-mêmes tout un jeu subtil de pensées, qui enveloppent comme d’un réseau délié les images en voie de formation, qui les relient les unes aux autres, qui les attirent ou les écartent. Dans l’improvisation la plus rapide, quand nous pourrions croire que les images apparaissent spontanément et au hasard, nous pourrons nous rendre compte que leur formation est dirigée, surveillée, motivée ; elle répond à un programme, elle réalise des intentions, elle est intelligente et préméditée en grande partie. Nous pouvons tenir pour certain que dans toute élaboration littéraire il en est de même. Dans l’œuvre qui semble emportée du mouvement le plus puissant, on discernerait de même des calculs secrets, de petites ruses, des artifices de composition destinés à ménager un effet, à produire un contraste, à tenir la curiosité en suspens. Le véritable artiste, l’homme de génie sait ce qu’il fait ; quand on parle de son inconscience, il laisse dire, puisque c’est un compliment que l’on entend lui faire ; mais que l’on fasse mine de critiquer un détail quelconque de son œuvre, il sera prêt à en donner les raisons. Signalez-lui une faute, il répondra qu’il l’a faite exprès. Le dernier reproche qu’il accepte, c’est celui d’inadvertance. Dans ce travail mental, il y a des moments pénibles, où l’effort intellectuel est porté à une telle intensité, qu’il en devient presque douloureux. C’est dans ces moments qu’il est le plus intéressant de l’étudier. Voyons donc, des diverses opérations intellectuelles que requiert l’invention consciente et réfléchie, quelles sont celles qui coûtent le plus d’effort. Il faut d’abord s’obliger à penser sur le sujet choisi. C’est en partie un effort d’inhibition. Il s’agit, chaque fois que l’imagination part sur de fausses pistes, de couper court à ces digressions, de la remettre sur la voie. C’est déjà une tâche pénible ; il nous en coûte toujours de résister aux idées qui nous sollicitent. Mais cela même ne suffit pas. Il faut accomplir encore un effort positif, concentrer les pensées qui tendent à s’éparpiller, enfermer l’intelligence dans un cycle de plus en plus étroit ; pour cela, se bien définir ce que l’on cherche, se poser des questions précises. Le danger est que, plus les conditions de l’idée que l’on cherche sont déterminées, moins il y a de chance pour que le mouvement spontané de la pensée amène justement celle-là ; en même temps, on s’est interdit de penser à autre chose. Alors l’intelligence se rebute, on a la sensation douloureuse de l’effort à vide ; on se creuse en vain la tête. Parfois cet état se prolonge longtemps, c’est une véritable angoisse, jusqu’à ce qu’enfin l’idée féconde se présente d’elle-même. (Ainsi Zola travaillant à grand-peine à composer son Assommoir, jusqu’au moment où l’idée lui est venue de faire rentrer Lantier dans le ménage de Gervaise). L’important, dans cette recherche des idées, c’est de les saisir au seuil même de la conscience, quand elles y apparaissent encore indécises, et de les tirer à soi de force. Souvent on a cette impression, que l’idée cherchée est prête à venir, qu’elle commence à se former, qu’elle affleure presque dans la conscience. On sent qu’il suffirait d’un léger surcroît d’effort pour la faire décidément apparaître, comme lorsqu’on cherche à se rappeler un mot que l’on a comme on dit sur les lèvres ; mais cet effort, on n’a pas l’énergie de le faire, et l’idée s’évanouit37. Les idées principales une fois trouvées, on peut songer à établir le plan de l’œuvre future. C’est une opération indispensable dans toute composition de quelque importance38. Pendant qu’on y travaille, les idées s’éclaircissent, se complètent ; une fois effectuée, elle donne une plus grande facilité de développement ; elle permet de préparer des effets, d’amener une conclusion. Il faut même que cette opération soit bien nécessaire pour qu’un écrivain et surtout un poète s’y résigne ; car de tout le labeur littéraire, c’est la partie la plus ingrate, la plus pénible de beaucoup et la moins poétique. Il faut mettre en ordre, disposer en série linéaire des idées qui se sont présentées à peu près au hasard, enchevêtrées l’une dans l’autre, en dépendance mutuelle ; il faut essayer toutes les combinaisons possibles, répondre à des exigences complexes et souvent inconciliables ; il faut faire un effort pour tenir simultanément présentes à l’esprit les images à disposer, ce que l’on ne peut faire que dans l’abstrait, en les réduisant à l’état de simples schèmes, sous peine d’encombrer l’esprit qui ne saurait embrasser à la fois plusieurs représentations concrètes. Souvent il est indispensable, pour préparer une situation ou un effet, de composer par régression : comme le disait Pascal, la dernière chose que l’on trouve en composant, c’est celle qui doit être mise la première. Toutes ces opérations doivent s’exécuter à froid, en pleine lucidité d’esprit, autant que possible avec l’intellect seul : car ce n’est qu’une sorte de géométrie, une ars combinatoria, où tout se fait dans l’abstrait39. L’imagination représentative n’a pas à intervenir, si ce n’est tout au plus pour visualiser ces combinaisons : on se fera souvent du plan de l’œuvre projetée une sorte de figure schématique, dans laquelle on cherchera à mettre, comme dans un plan architectural, une certaine symétrie. Mais ce n’est pas là le mode d’imagination que l’on mettra en œuvre au cours de la composition. On voit combien ces opérations mentales, qui mettent surtout en jeu les facultés logiques, doivent coûter à un imaginatif ; et ce qu’il y a de plus irritant, c’est que ce labeur est au moins en apparence stérile ; de tant d’efforts, de tant d’heures passées en tâtonnements et en essais de combinaisons, il ne reste rien que quelques sèches formules, et une grande fatigue. Le plan de l’œuvre une fois arrêté dans ses grandes lignes, l’œuvre de développement commence : ici encore la réflexion peut et doit intervenir pour forcer en quelque sorte l’inspiration. Il faut obliger l’imagination à remplir ce programme ; il faut la faire travailler sur commande. Le difficile, c’est de l’astreindre à développer les idées dans l’ordre qu’on s’est fixé d’avance. Toutes les parties du plan, que l’on a simultanément présentes à l’esprit, sollicitent également la pensée ; elles tendent d’elles-mêmes à se développer ; spontanément elles nous suggèrent des images. On serait toujours tenté, quand on écrit, de vouloir tout dire à la fois ; et ce qu’il y a de plus gênant pour l’esprit, c’est qu’il est surtout sollicité par les idées finales, auxquelles il serait tenté d’arriver tout de suite, puisqu’elles sont le but. Il y aurait bien un moyen d’éluder cette difficulté ; ce serait d’écrire son œuvre à rebours, en développant d’abord ces idées finales. Dans la composition d’un drame ou d’un roman, par exemple, on traiterait d’abord les scènes essentielles, qui doivent être le point culminant de l’œuvre. Dans un poème lyrique on écrirait en premier lieu la dernière strophe ; dans un distique, le second vers. Ce procédé est tentant ; mais expérience faite, on y renoncera toujours ; il ne saurait donner que des résultats défectueux. Il ne serait praticable que si l’on avait d’avance dans la tête un plan de l’œuvre assez détaillé, assez déterminé, pour être sûr de n’avoir à lui faire subir, au cours du développement, aucune modification essentielle ; alors en effet, l’œuvre serait vraiment composée d’avance, il n’y aurait plus qu’à l’écrire, et peu importerait par quel bout on commencerait. Mais il s’agit précisément ici de trouver ces détails ; nous devons supposer que l’on n’a arrêté encore que le scénario du drame, que le plan général du poème. Forcément, au cours de l’exécution, les idées se transformeront un peu ; les détails que l’on imaginera ne peuvent répondre absolument aux simples intentions que l’on avait, puisqu’elles les dépassent. Les situations, en se précisant, se compliqueront ; le caractère des personnages, qui se réduisait dans le scénario projeté à une définition verbale, à une brève formule, achèvera de se déterminer ; il prendra la complexité de la vie. L’œuvre s’enrichira donc, au cours de la composition, de détails imprévus qui devront entrer dans la composition des scènes finales, et contribuer à la déterminer. Ces dernières scènes, point culminant de l’œuvre, en sont en même temps la synthèse ; elles ne peuvent donc être écrites tout d’abord. Si l’on avait eu l’imprudence de les rédiger les premières, quand le moment serait venu de les mettre à leur place, on s’apercevrait qu’elles ne sont plus dans le ton, et il faudrait les recommencer. On peut préparer d’avance et tenir en réserve, pour l’intercaler au bon moment, un mot à effet, un vers, une phrase peut-être, mais non tout un développement. Une œuvre d’imagination ne peut croître que par développement progressif. Il faudra donc en revenir à la méthode commune, et commencer par le commencement. On tiendra ses idées en suspens jusqu’à ce que le moment soit venu de les développer. On s’appliquera à ne pas engager trop tôt ses réserves. L’écrivain qui ne peut penser qu’à ce qu’il écrit actuellement est incapable de composer une œuvre. Le véritable compositeur est celui qui peut disposer d’avance dans sa tête, en une perspective illimitée, toute une série d’idées, qu’il développera l’une après l’autre ; ainsi il s’avance avec certitude ; toute son activité mentale, orientée dans une même direction, est régie par une loi de finalité ; il tend vers un but qu’il a constamment présent à l’esprit, dans un perpétuel effort de préméditation. Dans toutes les opérations intellectuelles que nous venons de signaler, et qui constituent la composition réfléchie, l’allure mentale est toujours la même. L’esprit va de l’abstrait au concret, et c’est justement en cela que consiste son labeur. Dans des analyses d’une étonnante pénétration, H. Bergson a montré comment s’opère cette évolution psychique40. De l’œuvre préméditée, que peut-on concevoir avant de l’avoir réalisée ? Une idée abstraite, qui contient à l’état de pure virtualité les développements futurs ; une brève formule ; tout au plus une image brouillée, confuse, informe, qui demande à être précisée, complétée : quelque chose comme ces griffonnages qu’un dessinateur trace sur le papier quand il cherche à établir sa composition, simples figures schématiques dont on pourrait dire avec H. Bergson qu’elles contiennent moins l’image elle-même que l’indication des opérations à faire pour la reconstituer. Tout le travail de la composition réfléchie consistera dans l’effort de l’idée pour se développer en images de plus en plus concrètes et déterminées. Telle est la fonction des métaphores, dont le poète fait constamment usage et dont il tire ses plus magnifiques effets de poésie. On a grand tort de les regarder parfois comme de simples formes verbales, ne correspondant pas à une pensée réelle. Si elles ne servaient qu’à rendre l’idée principale, ou ce que l’on peut appeler le gros sens de la phrase, sans lui rien ajouter, leur usage serait peu recommandable ; mieux vaudrait cent fois l’expression directe. Mais quand j’exprime métaphoriquement une idée, je mets plus dans ma phrase que cette idée ; j’y mets aussi une image ; et cette image, au moment où je l’exprime, est présente à mon esprit ; elle fait partie de ma pensée. La phrase métaphorique n’exprime donc pas en termes plus compliqués la même chose que la phrase directe ; elle exprime une pensée plus riche, plus pleine, harmonieux composé d’idées et d’images. Il est même des écrivains chez qui l’imagination est à ce point dominante que leur pensée s’enveloppe toujours de symboles. Ils pensent par images. Un écrivain ainsi constitué ne pourra s’exprimer exactement qu’en métaphores. Son style, qui nous semblera figuré à outrance, ne fera que rendre strictement l’allure normale de sa pensée. Quand on dit que le temps vole, on n’exprime pas par un terme figuré cette idée, qu’il passe ; on exprime par un terme très précis cette idée, qu’il a des ailes. On veut réellement susciter cette image, et on emploie le mot technique qui la désigne. C’est cette image même qui est symbolique ; le mot ne l’est pas41. Si subtile que puisse paraître cette distinction, il faut la faire, pour pouvoir maintenir en toute rigueur ce principe, qu’il n’y a pas et ne doit pas y avoir de poésie verbale. Les mots ne doivent être qu’un instrument de transmission, la poésie étant exclusivement dans les sentiments et les images suggérés. La métaphore se trouve donc en définitive justifiée comme la seule forme de style qui puisse rendre intégralement la pensée imagée, dont elle est l’expression adéquate. Si le poète fait des métaphores, s’il les accumule, ce n’est pas pour le plaisir de jongler avec les mots ou de les poser à côté du sens ; c’est pour faire passer ses idées de l’abstrait au concret ; c’est pour profiter de chaque occasion qu’il trouve pour faire surgir de nouvelles images. Il en est de même des comparaisons poétiques. Avant d’être un procédé de style, une figure de luxe, un ornement du discours, la comparaison est une façon pratique de s’exprimer. Elle surgit d’elle-même, dans l’effort que l’on fait pour rendre une image nouvelle qu’aucun mot usuel ne peut suggérer directement ; on s’ingénie à trouver des images plus familières, plus facilement exprimables, qui puissent donner une idée de celle-là. Cette sorte d’excitation et d’impatience qui fait affluer les comparaisons est portée à son maximum quand il s’agit d’exprimer une souffrance physique intense ou une forte émotion morale, telle que l’admiration, le désespoir ou l’exaltation de l’amour. Alors on cherche ce que l’on peut imaginer de plus saisissant pour rendre ce que l’on éprouve, et ce sont des litanies d’images presque délirantes et toujours hyperboliques. Car les comparaisons sont de leur nature exagérées ; elles demandent le plus pour obtenir le moins ; il faut que de gré ou de force elles mettent l’imagination en mouvement. Le poète usera plus fréquemment que personne de ce procédé. Il s’en servira par besoin d’exhaler en les exprimant sous des formes multiples les sentiments qui l’oppressent. Il s’en servira aussi par jeu, pour le plaisir d’élargir ses représentations, défaire surgir par couples des images de la nature entière. La comparaison poétique se distingue de la comparaison utilitaire en ce qu’elle est de luxe, poussée plus avant qu’il ne serait nécessaire, prolongée au-delà de ce qui serait suffisant pour exprimer complètement l’idée. Parfois même, comme dans les comparaisons homériques, le poète perd pied, il ne s’inquiète plus de conserver entre les deux termes de sa comparaison une symétrie quelconque, il se laisse entraîner par la nouvelle image et la développe pour son compte. La comparaison est devenue digression. Mais on le voit, l’allure mentale est toujours la même, le but poursuivi est toujours le même : développer les images, les intensifier, les transporter
« à travers des plans de conscience différents », de l’abstrait au concret. Où le poète prend-il les images qui développent son idée ? Le plus souvent c’est dans son idée même. Nulle idée n’est absolument abstraite. L’abstrait ne peut être tiré que du concret, et il faut bien qu’il en garde quelque chose, au moins un schème, un symbole quelconque, quelque chose qui puisse de quelque manière se représenter42. Le langage courant est plein de métaphores dégradées, atténuées, dernier résidu de ces images dont on s’était servi comme de symbole, dans la transition du concret à l’abstrait. Ces métaphores, la prose les laisse dormir. La poésie en reprend conscience. Cherchant constamment les images, elle les trouve là où elles existent à l’état latent. Elle les ramène au jour. Elle leur rend la force et la vie. Ainsi ce magnifique développement d’images que nous admirons chez les poètes est d’ordinaire issu d’une de ces petites métaphores banales que le parler courant nous apporte constamment sans que nous y pensions. Songeons-y d’ailleurs. Si l’idée, telle que nous la concevons avant de l’exprimer, n’était pas imagée déjà, aucune métaphore, aucune comparaison empruntée aux choses concrètes ne pourrait jamais l’exprimer. Métaphore et comparaison supposent une analogie. Entre une idée pure et une image visuelle, il n’y en aurait aucune l’expression métaphorique de cette idée ne serait donc pas possible. On ne pourrait que la désigner d’un mot spécial. Si l’un des termes de la comparaison est concret, il faut que l’autre le soit aussi de quelque manière. L’opération mentale qui suggère au poète ses comparaisons et ses métaphores revient donc d’ordinaire à remplacer les images vagues et pâles qui accompagnent la pensée courante par des images plus intenses, plus pittoresques, ayant pourtant avec les premières une suffisante analogie. La conception des idées abstraites, ne mettant en œuvre qu’une partie trop restreinte de notre activité intellectuelle, nous fatigue vite. Quand nous nous sommes adonnés quelque temps à un tel travail, nous avons la sensation de penser à vide ; ce perpétuel déroulement de formules que nous ne pouvons réaliser en une intuition actuelle, nous devient presque intolérable. Il faut que l’imagination fonctionne, elle aussi. Elle fait ce qu’elle peut pour intervenir. Elle s’ingénie à illustrer notre pensée, à traduire ce texte abstrait en images symboliques. De là un courant de représentations, parallèle à celui des idées pures, et qui vient l’enrichir. Ce courant de pensée imagée, qui chez la plupart d’entre nous reste inconscient, les poètes le portent à la surface ; ils le mettent en évidence. Tandis que l’homme positif met ses rêves au service de sa réflexion, le poète met sa réflexion au service de ses rêves. Il s’exerce et s’entraîne constamment à réaliser ses idées en images. Il arrive ainsi à se créer une mentalité nouvelle, correspondant à sa fonction spéciale et à son idéal d’art : il se fait une âme de pur imaginatif. Dans mainte période poétique, nous pouvons saisir sur le fait ce passage de la conception abstraite à la conception imaginative, qui caractérise la composition réfléchie. La pensée poétique est surprise en voie d’évolution. La période débute par un terme abstrait, se continue par une métaphore et s’achève sur une image. Il peut arriver que le poète renverse cet ordre et nous présente l’image la première ; mais ce ne sera que par exception, par artifice de style et pour obtenir un effet de surprise. Ce ne peut être son procédé usuel, car ce n’est pas la marche normale de sa pensée. Chez lui l’idée s’épanouit en images plus facilement que les images ne se contractent en idée. Remarquons en outre que la marche de l’abstrait au concret étant progressive, est esthétiquement supérieure. Si l’image nous est présentée la première, nous avons le regret de la voir se décolorer, perdre la netteté de ses contours, se fondre en simples métaphores, et finalement faire place à la pensée abstraite : c’est la poésie qui finit en prose, la source qui tarit et se perd dans les sables. Si l’on nous présente au contraire en dernier lieu le terme qui doit le plus frapper l’imagination, il y a progression ; nous prenons plaisir à voir la pensée s’enrichir, l’imagination entrer en jeu, s’exalter, devenir dominante : la période poétique, d’abord calme et posée, s’élève par élans, et finit en pleine poésie. Nous arrivons à la dernière période de la composition poétique : celle où l’on donne à la pensée sa forme verbale définitive. Cet enveloppement de la pensée dans les mots est toujours une opération délicate. Il s’agit d’exprimer son idée ; cela supposa qu’elle est vraiment donnée, et l’on croit en effet l’avoir présente à l’esprit, puisqu’on cherche à l’exprimer ; mais dès qu’on s’y applique, on s’aperçoit, à une résistance inattendue, que le travail n’est pas aussi avancé qu’on se le figurait. L’idée n’est pas encore exprimable. Elle est encore très incomplète, ou bien elle est confuse, enveloppée, enchevêtrée. Elle ne prendra une forme arrêtée que lorsqu’elle se sera moulée dans une phrase. Mais il faudrait en avoir arrêté la forme pour lui trouver une phrase à sa mesure. On ne pourra donc la bien exprimer que lorsqu’on l’aura nettement conçue, et la nettement concevoir que lorsqu’on l’aura bien exprimée. C’est un cercle vicieux si jamais il en fut. Aussi l’auteur est-il souvent bien embarrassé. Il ne sait par où commencer. Il tâtonne. Il va de l’idée à la phrase, s’efforçant tant bien que mal d’ajuster l’une à l’autre. Il retouche. Il rature. C’est parfois très laborieux. Les manuscrits des poètes, ceux surtout qu’ils n’aiment pas à montrer, la feuille de travail, le brouillon, en feraient foi. Nous nous étonnerons moins maintenant de l’effort que requiert cette dernière période de la composition. On serait tenté de sourire de l’écrivain qui se donne tant de mal pour mettre sur pied quelques phrases. S’il sait son métier, pourquoi cherche-t-il si longtemps ses mots ? Il faut mieux comprendre sa situation. En somme, dans cette mise en œuvre définitive, il doit mener de front, au moins par alternances rapides, deux besognes distinctes : travail de l’expression verbale proprement dite ; travail d’invention supplémentaire. Entre le moment où nous prenons la plume pour exprimer notre idée, et celui où nous achevons d’écrire notre phrase, si court que soit l’intervalle, si simple que soit la phrase, nous avons accompli un travail intellectuel considérable ; notre pensée s’est complétée, achevée ; l’idée s’est épanouie en image ; à vrai dire, c’est dans cette opération ultime que s’effectue la majeure partie du travail total requis par la composition littéraire. A supposer même que l’on sache bien d’avance ce que l’on veut dire, il faut trouver des mots pour rendre son idée. Or le vocabulaire le plus riche est bien pauvre encore pour noter les nuances indéfiniment variables de la pensée. Quoi que l’on fasse, quelque chose en sera toujours perdu. Les formes de phrase usitées ne peuvent non plus nous suffire : il est impossible que les tournures de phrase toutes faites dont nous disposons rendent exactement le mouvement actuel de notre pensée. Il faudra donc nous ingénier, essayer de combinaisons inédites et, par un effort d’invention verbale, briser les clichés du langage courant pour trouver à nos idées une forme satisfaisante ; et cet effort doit être d’autant plus grand que la pensée à exprimer est plus originale. Mais cette tâche devient particulièrement ardue lorsqu’il s’agit de donner une expression verbale à des images concrètes, à des impressions, à des sentiments, ce qui est la matière propre du développement poétique. Nous avons remarqué que presque toujours les idées abstraites se présentent à nous avec leur enveloppe verbale. Le plus souvent, sinon toujours, elles apparaissent dans notre esprit avec quelque phrase qui les exprime, au moins sommairement. Il ne nous reste plus qu’à retoucher un peu cette formule pour la rendre parfaite. Quand nous concevons nettement une idée abstraite, non seulement on peut dire que les mots pour l’exprimer arrivent aisément, mais il est impossible qu’ils ne soient pas déjà venus. Il n’en est pas de même des images, des sentiments. Je puis me représenter très nettement un objet coloré sans trouver aucun terme qui explique sa forme ou sa couleur ; je puis éprouver un sentiment passionné et être incapable de le formuler en phrases. Quand donc l’écrivain s’est donné la représentation intense des choses qu’il veut nous décrire ou des sentiments qu’il veut exprimer, tout reste à faire pour leur donner une forme verbale ; on peut même dire que jamais il n’y réussira entièrement. Quels mots exprimeront jamais avec une exactitude parfaite une vision mentale donnée, un état d’âme donné ? La tâche est donc autrement ardue que lorsqu’il s’agissait seulement d’écrire sous la dictée rapide de la parole intérieure. Voici encore une difficulté particulière à l’expression poétique. S’il ne s’agissait que de donner une idée des choses, en y mettant le temps, on y arriverait toujours. On fournirait aux lecteurs toutes les indications nécessaires pour leur permettre de prendre de l’objet décrit une connaissance exacte. Mais cela exigerait d’eux un labeur intellectuel, incompatible avec l’effet poétique. Il faudra donc faire surgir autant que possible l’image d’un mot. Chaque phrase devra apporter une représentation, à laquelle il sera presque impossible de faire des retouches. C’est comme dans le travail de la fresque, il faut peindre au premier coup. Seuls quelques écrivains, doués du génie de l’expression verbale, trouvent du premier coup le mot juste qui fait voir immédiatement les choses. En général, on pourrait poser cette loi, que l’aisance du style est plutôt en raison inverse de sa puissance d’évocation. C’est dire que le poète ne sera presque jamais dispensé de l’effort d’expression verbale. Ces difficultés, remarquons-le, n’existent pas pour l’écrivain d’inspiration, qui accepte les phrases en même temps que les idées, comme elles lui viennent. De là d’ordinaire la grâce et l’aisance de son style. La phrase de réflexion sera plus écrite, plus artificielle, plus laborieuse. Mais voici la contrepartie. Si la réflexion donne d’abord des résultats inférieurs à l’inspiration, par un effort de plus elle reprend la supériorité. La phrase improvisée, irréfléchie, a parfois de véritables trouvailles d’expression, mais aussi bien souvent des faiblesses, des négligences. La parole suit le cours de la pensée, énonçant les idées à mesure qu’elles se produisent, une à une, en série linéaire, n’usant jamais que des constructions les plus directes et retombant presque toujours sur les mêmes types de phrase. Quand on compose sa phrase à loisir, on n’accepte pas si aisément les premiers mots venus. Le vocabulaire gagne en richesse, en puissance de suggestion. La phrase devient plus variée de tournures, et par conséquent plus expressive. Elle se resserre en formules brèves, ou s’organise en périodes composées avec art. On peut préméditer des effets, tenir en réserve les mots de valeur jusqu’au moment où ils produiront l’impression la plus forte, briser les expressions toutes faites, contrarier les habitudes de la langue pour réveiller ses énergies. Les poètes-stylistes ont été les plus ingénieux inventeurs de langage. C’est d’eux que procèdent tous les raffinements du style, les effets de rythme, d’harmonie imitative, les inversions expressives, le développement de la métaphore, etc. C’est grâce à eux que la prose même, inspirée de leurs exemples, profitant de leurs découvertes, est devenue un art. C’est même chez eux que l’on retrouverait la suprême aisance de style. Quand à force d’exercice on se sera rompu à ces allures artificielles que l’écriture d’art donne à la pensée, l’esprit reprendra sa liberté d’allures, et le style acquerra une valeur esthétique que le langage improvisé ne saurait atteindre. Ainsi, par un incessant labeur, se constituera peu à peu cette œuvre dont le lecteur, qui reçoit les images toutes faites et passe sans effort de l’une à l’autre, recevra une impression de pure poésie. Sans doute cette méthode est très pénible. L’inspiration est certainement plus commode : si elle suffisait toujours, il est bien évident qu’on ne se fatiguerait jamais la tête à réfléchir. Mais encore une fois, il est des cas où la réflexion est nécessaire. Au cours de la composition poétique, il est des opérations indispensables que seule elle peut effectuer. La pratique même indiquera à l’écrivain dans quels cas il doit y recourir. Au cours d’un long travail de composition, il ira d’une méthode à l’autre, selon les besoins du moment. Ce changement se fait d’instinct. On accueille l’idée qui se présente, si elle est de tout point satisfaisante ; si elle ne suffît pas, on cherche, on s’ingénie, on raisonne, on réfléchit jusqu’à ce qu’on ait trouvé. Mais surtout il faut résister à ce préjugé, en vertu duquel on attribue aux productions spontanées de l’imagination une supériorité littéraire. Un chef-d’œuvre ne se crée pas sans travail.
Le génie, c’est un grand effort. Il se produit d’ailleurs, à la suite d’efforts cérébraux intenses, un phénomène psychique remarquable : c’est cette sorte d’excitation des facultés inventives, que finit par provoquer la réflexion même. L’inspiration, dit E. Pailleron, peut être comparée à la mise en train des hauts fourneaux :
« quand c’est rouge, tout va bien43 ». Selon A. Daudet et quelques autres écrivains, ce phénomène se produirait soudainement, comme une crise.
« Tout à coup, brusquement, sans qu’on sache pourquoi ni comment, la crise du travail commence. C’est comme un surcroît de chaleur vitale qui monte au cerveau ; on est pris, envahi par son sujet et on se met à écrire avec fièvre. Alors rien ne vous arrête ; l’encrier est vide, le crayon est cassé ; peu importe, on va toujours. On s’irrite contre la nuit qui tombe, et l’on se crève les yeux dans le crépuscule en attendant la lampe qui ne vient pas. On dispute le temps au sommeil et aux repas. S’il faut partir, aller à la campagne, faire un voyage, on ne peut pas se décider à quitter le travail, on écrit encore debout, sur un coin de sa malle44. »Ainsi, à force de réflexion, on arrive à déterminer une sorte d’inspiration supérieure, parfois pénible encore, quelques écrivains en parlent comme d’un état d’obsession et de fièvre, mais productive, féconde, dans laquelle toutes les facultés s’exaltent à la fois.
La question du vers et l’avenir de la poésie
Ce procédé de style n’est pas tout à fait absurde. On en peut obtenir certains effets. Pour exprimer des idées très vagues, des sentiments très nébuleux, les mots les moins précis ont un sens trop déterminé encore. En posant franchement et de parti pris tous les mots à faux, on abaisse leur vertu suggestive à l’extrême limite, passée laquelle ils ne signifieraient plus rien du tout. Le lecteur perd l’habitude d’en interpréter aucun à la lettre ; la pensée se trouve ainsi délivrée de l’obligation de prendre une forme définie ; l’idée reste flottante, indécise et libre entre ces mots dont aucun n’a de prise sur elle. Il est en tout cas un état d’âme que cette façon d’écrire exprimera parfaitement : c’est celui du poète fatigué, qui n’a même plus la force de chercher ses mots. Les œuvres composées suivant ce système resteront comme un curieux exemple des effets littéraires que l’on peut tirer du laisser-aller verbal. Peut-être est-il bon que l’expérience ait été faite. Mais c’est assez pour une fois, il est à souhaiter qu’on n’y revienne plus. Mais voici la différence essentielle, fondamentale qui sépare la poésie de la prose. La poésie s’est donné une forme qui est bien à elle, qu’elle se réserve pour son usage particulier, et dans laquelle elle s’enferme plus volontiers que dans toute autre. C’est la forme du vers. D’où vient le plaisir particulier que nous éprouvons à lire ou entendre des vers ? A cette question, nous serions tentés de répondre immédiatement : de leur contenu poétique. S’ils produisent un tel effet esthétique, n’est-ce pas par la vertu qu’ils ont d’agir sur l’imagination, par la splendeur des visions qu’ils nous suggèrent, par ce luxe de comparaisons et de métaphores, par la profondeur ou la noblesse des sentiments qu’ils expriment, par leur poésie en un mot ? Rien de plus juste. Mais on n’a pas répondu à la question. La poésie en effet n’est pas chose essentielle au vers, et qui explique son attrait particulier. Comme nous l’avons constaté, on trouve aussi de la poésie dans la prose. D’autre part, le vers n’est pas nécessairement poétique ; il en est d’excellents qui valent par de tout autres qualités que celle-là. Dans ce vers de Racine qu’admirait tant Flaubert,Il faut aussi que tu n’ailles point
où est la poésie ? Peut-être la poésie produit-elle plus d’effet dans les vers que dans la prose, et s’y rencontre-t-elle plus fréquemment, pour des raisons qui restent à expliquer. Mais ce n’est pas dans cette prédominance que peut consister l’attrait très spécial des vers. Il le faut chercher dans quelque chose d’inhérent à la versification ; et cette chose est évidente ; elle saute aux yeux par la seule disposition typographique des vers ; c’est le rythme. La parole humaine a naturellement un certain rythme. Les phrases que nous prononçons, bien qu’elles ne soient assujetties à aucune cadence prédéterminée, ont cependant une tendance à prendre une longueur moyenne, et à se construire suivant un même type, ramenant à intervalles à peu près égaux des intonations à peu près semblables. Toute émotion tend à accentuer encore cette périodicité. Dans l’émotion extrême, la parole devient absolument rythmique, comme l’est une plainte, un rire d’allégresse ou une adjuration passionnée. Dès que l’on a songé à mettre de l’art dans la parole, l’idée devait donc tout naturellement venir de régulariser ce chant spontané de la voix, et d’en fixer le rythme. On a essayé de bien des systèmes de versification ; actuellement encore on trouverait chez les différents peuples une grande variété de formes poétiques, combinées de manière plus ou moins ingénieuse ; mais le but poursuivi est toujours le même : donner à la parole humaine un rythme défini. Le plaisir essentiel que peut donner le vers est donc celui que peut donner le rythme. L’oreille s’adapte à cette cadence qui lui devient un besoin ; elle attend avec une sorte d’anxiété le retour de l’impression sonore qu’elle se tient d’avance toute prête à recevoir, et c’est chaque fois qu’elle la retrouve un plaisir d’attente satisfaite. L’intelligence jouit de l’aisance avec laquelle la phrase ainsi scandée se perçoit et se retient ; objectivement et d’une manière toute désintéressée, elle admire la régularité de ces formes sonores, leurs qualités de facture, l’ingéniosité de leurs combinaisons. Que la phrase poétique, sans rien perdre de sa logique et de son expression, puisse se prêter ainsi aux exigences du vers, qu’elle change de pied quand il le faut, retombe avec tant de grâce sur le rythme voulu, c’est un jeu difficile, un véritable tour de force dont les initiés savent apprécier le mérite. Enfin et surtout, dans le rythme poétique, nous jouissons de la régularité, de la mise en ordre, de la cadence des pensées elles-mêmes. Ne parlons pas toujours des mots et des phrases. Qu’est-ce que cela quand nous lisons des vers ? Le mot n’est qu’un signe ; l’essentiel est la pensée, l’image, le sentiment exprimé. Ce qu’il y a de merveilleux dans le vers, c’est qu’en rythmant les phrases il rythme le sentiment et la pensée. Le récitant, et par sympathie l’auditeur, est entraîné, porté par ce mouvement sonore ; son être entier en prend la cadence ; de chaque vers il reçoit un élan ; et périodiquement, suivant un plus large rythme, chaque stance lui apporte un nouvel afflux d’émotions et de pensées. C’est une houle puissante comme celle de l’Océan, qui le soulève et le berce. Dans l’audition d’un poème, ce ne sont donc pas seulement nos perceptions auditives, c’est notre activité cérébrale toute entière qui prend la forme périodique et s’ordonne suivant un rythme régulier46; on a réussi, chose qui eût pu sembler tout d’abord impossible, à donner une sorte de beauté plastique à de simples états de conscience. Le vers est donc esthétiquement plus riche que la prose ; il met en harmonie des éléments plus nombreux. Il contient en somme plus de beauté. Nous nous expliquons son attrait et sa valeur esthétique. Montrons maintenant quelle est sa valeur poétique. Si les poètes l’ont choisi de préférence pour exprimer la pensée rêveuse, c’est sans doute qu’il se prête, mieux que toute autre forme verbale, à l’expression de cette pensée. Le bercement rythmique du vers est fait, comme tout rythme, pour engourdir la réflexion.
« Valse mélancolique et langoureux vertige », il empêche l’esprit de trop suivre ses idées. Le vers a encore cette particularité, qu’il doit être lu plus lentement que la prose, puisqu’il oblige le lecteur à articuler chaque syllabe ; il lui fait prendre des temps. Dans la stance lyrique, le poète nous accorde à intervalles égaux une pause, un instant de silence et de recueillement, qui nous permette de développer à loisir les images suggérées, de nous pénétrer de notre émotion. Le poète lui-même, pendant qu’il compose, subit cet effet du vers. On a accusé le vers et notamment la rime d’amener entre les idées des associations bizarres et d’introduire le hasard comme facteur essentiel dans la composition poétique. Le poète écrit dans le bruissement des rimes, qui l’étourdit. De là des digressions inattendues, des impropriétés d’expression, des déviations de pensée, et pour dire le mot, une certaine incohérence dans le développement. C’est là en effet un danger. Mais en revanche, que de trouvailles faites au cours de la composition ! La forme du vers est en elle-même suggestive de poésie. Par cela même qu’elle déconcerte la pensée logique, elle oblige l’esprit à se donner une tout autre allure mentale, plus spontanée, plus capricieuse, et vraiment plus poétique. Une question doit pourtant se poser ici, qui remet tout en question. Si le vers est très poétique, à certains points de vue la prose n’est-elle pas plus poétique encore ? De nos jours, elle a fait de tels progrès, elle s’est assouplie, elle s’est enrichie, elle a augmenté sa puissance d’expression à un tel point, que l’on peut se demander si dès maintenant elle ne pourrait pas remplacer avantageusement le vers. Peut-être donne-t-elle une sensation d’art moins caractérisée. Sa beauté propre, perceptible aux seuls initiés, ne se remarque qu’après coup. En revanche, comme son rythme fluide et souple se prête à toutes les évolutions de la pensée ! La prose est plus limpide encore, plus transparente que le vers, plus naturelle et plus spontanée ; notre attention, qui dans les vers est toujours quelque peu distraite par les artifices de la forme, se porte ici tout entière sur les pensées exprimées. Aussi la prose peut obtenir des effets d’émotion que la lecture d’aucun poème ne nous procurera. Sa puissance d’expression pathétique est incomparable. C’est elle, et non le vers, qui pourrait nous transmettre, dans leur poignante sincérité, les émotions intimes du poète.
« Il nous semble, dit Guyau, qu’un vrai poète devrait trembler à la pensée qu’un seul jour, dans un seul de ses vers, il ait pu changer ou dénaturer sa pensée en vue de la sonorité ; quelle misérable chose que de se dire : Cette larme-là ou ce sanglot vient pour la rime riche ! La position du poète rimant ses douleurs ou ses joies est déjà assez choquante par moment, sans qu’on en exagère encore l’embarras en demandant à la rime une lettre de plus qu’il n’en fallait jadis47. »Le mieux serait encore, semble-t-il, de ne pas rimer du tout, de renoncer à toute forme artificielle, et de donner à sa pensée l’expression qu’elle prend le plus naturellement. Oui, s’il s’agissait d’arriver à la parfaite justesse de l’idée, à la parfaite clarté de l’expression ; oui, s’il fallait obtenir le plus puissant effet pathétique, la prose devrait être préférée. Mais la poésie n’est ni la vérité, ni le pathétique extrême : elle est la rêverie esthétique. Or c’est le vers qui nous amène le mieux à l’état de rêverie. C’est lui, par la beauté propre de sa forme, et même par ce qu’elle a d’artificiel, qui maintient le mieux notre rêverie, et les sentiments mêmes qui l’accompagnent, à l’état esthétique. Elle en fait une pure représentation. Elle les transporte en dehors du monde réel ; et c’est dans ces conditions que nous en pouvons recevoir une pure impression de beauté. J’adhérerais pleinement à cette pensée d’E. Poe :
« Je désigne la beauté comme le domaine de la poésie… Or, l’objet-vérité, ou satisfaction de l’intellect, et l’objet-passion, ou excitation du cœur, sont beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen de la prose. En somme, la vérité réclame une précision, et la passion une familiarité (les hommes vraiment passionnés me comprendront), absolument contraires à cette beauté qui n’est autre chose, je le répète, que l’excitation ou le délicieux enlèvement de l’âme48. »Reste le reproche qu’on a fait au vers, de nuire à la sincérité du sentiment. Nulle critique ne saurait être plus grave, si celle-là était fondée. Ce serait là, pour l’art des vers, une tare morale que nulle qualité esthétique ne saurait compenser. Mais l’on se fait une idée fausse de l’état mental du poète, si l’on s’imagine que parce qu’il s’applique à rythmer ses vers, il est incapable d’éprouver en même temps une émotion sincère. Pour le vrai poète, la poésie n’est pas un jeu, mais une chose sérieuse ; il ne craint pas de lui confier ses sentiments les plus chers. L’habitude même de composer des vers fait disparaître cette sorte de gêne que l’on a pu éprouver au début, et le sentiment de ce qu’il y a d’artificiel dans cette forme verbale. Il y a des vers absolument sincères ; nous ne nous y trompons pas, et ce sont ceux-là qui nous vont au cœur. — Mais le fait d’émettre ses sentiments en vers n’en fait-il pas une sorte d’objet idéal ? Ne prendront-ils pas, dans cette transcription d’art, une apparence d’irréalité ? — Sans doute. Mais c’est peut-être pour cette raison même que le poète ose confier au vers des pensées si intimes, des sentiments si personnels, qu’il hésiterait à exprimer dans la langue commune. Certaines choses peuvent se chanter qu’on ne dirait pas, même à voix basse. Le vers reste donc la forme d’art la plus admirable dont le poète puisse revêtir sa pensée. Il serait très intéressant d’étudier, au point de vue de l’effet poétique, les divers systèmes de versification qui ont été successivement usités, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. En France même, actuellement, le poète dispose d’un grand nombre de combinaisons rythmiques, qui chacune ont leur expression particulière. Je dirai seulement quelques mots de notre alexandrin classique, qui reste jusqu’à nouvel ordre le vers typique et normal de la poésie française. Je voudrais répondre à une critique qu’on lui a adressée. Parce que sa mesure est très régulière, on l’a accusé de monotonie. Mais c’est cette régularité même qui permet d’obtenir des effets de rythme si variés et si puissants, par les diverses façons dont cette cadence uniforme du vers se combine avec le rythme propre et indéfiniment variable de la phrase. Tantôt en effet la phrase tombe parfaitement en mesure avec le vers ; tantôt elle est avec lui en différence de phase, et ce sont des effets de contretemps d’une singulière intensité d’expression. Soient ces lignes de prose :
« Le duel reprend ; la mort plane ; le sang ruisselle. Durandal heurte et suit Closamont. L’étincelle jaillit. »C’est une phrase qui a son rythme propre, bref, saccadé, assez expressif, mais en somme de médiocre valeur esthétique. Soient maintenant ces vers :
C’est tout autre chose, et c’est bien mieux. Ici en effet vous avez deux rythmes, celui de la phrase et celui du vers, tantôt s’accordant, tantôt se contrariant comme deux forces indépendantes, et toujours s’accentuant l’un l’autre, par leurs oppositions aussi bien que par leurs rencontres. Quelle valeur incomparable prennent les mots par la façon dont ils tombent en mesure ou à contretemps, en fin de vers ou en rejet ! Tous ces effets de rythme disparaissent si l’on n’a pas constamment présente à l’esprit la cadence du vers, surtout aux moments où elle ne coïncide pas avec la coupe de la phrase49. Le rythme régulier est la mesure normale. Il va de soi qu’on ne pourrait s’en contenter. Pour satisfaire à notre besoin de variété et pour les nécessités de l’expression, on pourra en déranger la cadence, la ralentir, la précipiter, et par instants même, pour porter l’émotion à son maximum, la briser brusquement. Mais pas un instant on ne nous la fera oublier. Les accidents rythmiques, les variations du mouvement sonore, sa plus ou moins grande rapidité n’ont évidemment d’expression que par rapport au mouvement normal, comme exception à une loi dont nous devons garder la notion. Et notre vers français, tel que l’ont forgé nos grands poètes, est précisément construit de manière à nous la conserver toujours. On a beaucoup travaillé de nos jours à le perfectionner encore. On a constaté que dans le vers classique, et même dans le vers romantique, il y avait beaucoup trop de règles arbitraires, de prohibitions irrationnelles, d’entraves toutes gratuites à la liberté de l’écrivain. Pourquoi admettre certains effets de contretemps et n’en pas admettre d’autres ? Pourquoi l’interdiction absolue de l’hiatus ? Pourquoi l’alternance obligatoire des rimes masculines et des rimes féminines ? Tout cela est arbitraire. Nos poètes contemporains se sont affranchis de ces vaines prohibitions. La rime même s’est détendue ; dans certains cas on se contente de l’assonance. On a eu cent fois raison de briser cet étroit formalisme, et de laisser au poète plus d’initiative. Serait-il possible d’imaginer des formes de vers, toutes différentes de l’alexandrin régulier, et capables de produire des effets équivalents ? Rien ne coûte d’essayer, et l’on ne s’en est pas fait faute50. Dans la fièvre de rénovation qui a pris depuis vingt ou trente ans nos versificateurs, que de formes nouvelles nous avons vues apparaître ! Vers en assonances ; vers de neuf pieds, de onze ou de treize ; vers non scandés ; vers de longueur arbitrairement variable ; vers amorphes, etc. Je ne vois pas jusqu’ici que de toutes ces tentatives soit sortie une forme de vers supérieure dans son principe à l’alexandrin, offrant une somme de qualités plus grande et capable de le supplanter comme type normal du vers français : de-ci de-là quelques trouvailles exquises, des formes d’un charme subtil et délicat, applicables à l’expression de certains états d’âme très particuliers et surtout à l’expression du vague dans l’âme ; mais rien de solide, de fort, de définitif. Il faut chercher encore. Peut-être n’a-t-on pas cherché du bon côté. Il me semble que la plupart des novateurs se sont surtout proposé comme programme de réagir en poésie contre la beauté géométrique, et de trouver des formes de vers plus souples que le vers classique, de rythme moins régulier, moins artificiel, mieux capable de s’adapter au rythme spontané de la phrase. Par une coïncidence singulière, en même temps que la poésie tendait à rapprocher son rythme de celui de la prose, la prose, sous prétexte d’écriture artiste, se faisait de plus en plus artificielle, en sorte que ces deux formes d’expression de la pensée humaine semblaient vouloir se rapprocher de plus en plus. Je crois que c’était là une méprise. L’idéal ne me semble pas que la poésie et la prose aillent se rapprochant, mais au contraire qu’elles se différencient le plus possible. Il est facile d’imaginer entre les deux autant de formes intermédiaires que l’on voudra ; toutes seront admissibles à la rigueur, mais avec quelque chose d’équivoque et de bâtard ; aucune ne vaudra la prose simple ou la franche versification. Le vers amorphe notamment, le vers qui ne serait astreint à aucun rythme régulier, est un non-sens. Bouleversez comme vous l’entendrez toutes les règles de la prosodie, mais ne touchez pas au rythme. Nul n’a jamais réussi et ne réussira à faire des vers sans rythme défini, par cette raison toute simple que ce ne seraient plus des vers. Loin de donner la préférence aux formes poétiques où le rythme est le moins accusé, j’accorderais la plus haute valeur à celles qui l’accentuent le plus franchement, aux formes très artificielles, qui pas un instant ne prennent l’allure de la prose. Ainsi notre grande strophe lyrique. Dans cette forme superbe qui lui est préparée d’avance, comment le poète pourrait-il exprimer autre chose que ses plus nobles pensées ? Sur un tel rythme, sur ces larges accords qui accompagnent sa voix, basse obligée de son chant, comment mettrait-il de mesquins et grêles motifs ? Ce sont donc les formes de vers les plus fortement rythmées qui produiront la plus puissante émotion esthétique. Ce sont elles qui mettent le mieux en évidence la beauté propre du vers, l’effet qu’elles produisent étant tout à fait spécial, et tel que l’on ne saurait lui trouver dans la prose aucun équivalent. Ce sont donc les formes typiques auxquelles doit plutôt tendre la poésie. Le vers ne saurait donc être trop bien rythmé. Le véritable progrès, ce serait de trouver d’autres rythmes, et si possible des rythmes plus beaux. Quand on compare la musique et la poésie au point de vue du rythme, on est frappé de l’immense supériorité de la musique. Le musicien tire du rythme des effets surprenants. Quelle variété de cadences, si ingénieusement combinées, si caractérisées, si expressives ! Comme la rythmique des vers est pauvre et presque rudimentaire en comparaison ! Cette pénurie relative me semble pouvoir être attribuée à deux causes. Notre vers français actuel est fondé en principe sur la simple numération des syllabes. Des sons en nombre fixe occupant une durée variable, tel est notre rythme poétique. — On pourrait concevoir un système tout différent : des sons en nombre variable occupant une durée fixe. C’est précisément le principe du rythme musical. Et c’était aussi le principe du vers gréco-latin, où deux syllabes brèves pouvaient tenir la place d’une longue, de telle sorte que le vers conservât sa cadence régulière quel que fût le nombre total de syllabes émises. — Je n’ai pas à établir pour quelles raisons le premier système a prévalu dans la prosodie moderne, et s’est définitivement imposé en France, au point de faire disparaître de notre vers toute combinaison rythmique fondée sur la quantité des syllabes. Nous savons quel parti ont tiré de ce rythme les poètes contemporains. Mais je crois bien qu’ils lui ont fait rendre tout ce que le principe comportait, et que, pour réaliser un progrès nouveau, il faudra chercher ailleurs. En fait, en optant pour le principe de la simple numération des syllabes, on s’est engagé dans une impasse. L’avenir du vers est à mon sens, non pas dans des perfectionnements de détail désormais presque impossibles, tout ayant été essayé, mais dans une révolution du vers, dans le retour au principe du rythme musical : nombre variable de sons réparti sur une durée fixe. Ce principe serait autrement fécond. Le poète tiendrait compte de la durée relative des syllabes, élément très important qu’il ferait entrer dans ses combinaisons rythmiques. Il pourrait imposer au récitant un débit plus ou moins rapide, obliger la voix à appuyer sur certains mots et à passer vite sur d’autres ; il aurait en un mot à sa disposition tous les effets de rythme dont actuellement le musicien dispose. Il ne suffit pas, bien entendu, de poser le principe ; il faudrait trouver les voies et moyens ; mais si l’ingéniosité de nos versificateurs s’exerçait en ce sens, je suis persuadé que pour commencer, ils auraient bien vite trouvé des formes de vers au moins équivalentes aux formes actuelles. Comme notre oreille s’est faite à la mesure arithmétique de nos vers, elle se ferait à cette cadence vraiment rythmique. Mais pour que ces progrès dans le rythme poétique soient possibles, il sera indispensable que la mesure des vers soit notée de quelque manière. Actuellement les poètes dédaignent de le faire. Nous indiquer comment nous devons scander leurs vers, quel enfantillage ! L’oreille, semble-t-il, doit suffire. Oui, elle suffit, pour les rythmes très simples, très connus, très uniformes, qui ont été jusqu’ici usités. Mais déjà elle a des perplexités devant les rythmes inattendus que nous soumettent parfois les poètes contemporains. On vient de lire une pièce de vers écrite en octosyllabes ; quand on est encore accordé au rythme de ce vers, brusquement on tombe sur une pièce écrite en vers de neuf, de onze, ou de treize pieds. L’oreille est choquée ; ces rythmes impairs la déconcertent : nous avons peine à en prendre la cadence. Un signe quelconque, qui nous indiquerait comment ces vers doivent être scandés, nous éviterait cette impression fâcheuse. A plus forte raison sera-t-il nécessaire de multiplier les indications quand on en arrivera à des rythmes absolument nouveaux. L’absence de toute notation, telle me semble être la seconde cause qui a réduit la poésie à une telle pénurie de rythmes. Figurons-nous en quel état d’enfance serait encore la musique, si les musiciens eux aussi s’étaient abstenus d’indiquer en quelle mesure un morceau doit être joué, quelle durée précise il faut donner à chaque note, quand il faut précipiter le mouvement, quand il faut le ralentir ! C’est justement grâce à l’emploi d’une notation très détaillée qu’ils ont pu varier indéfiniment leur rythmique, et la porter à son degré de perfection actuel. S’ils s’étaient contentés, à la manière des poètes, de nous donner la série des notes qui composent un air, s’en remettant à l’oreille du soin d’en trouver la cadence, il est probable que les rythmes musicaux en seraient encore au point où en sont les rythmes poétiques. Autant que l’on peut entrevoir l’avenir, je me représente la poésie future comme établie sur des rythmes aussi variés, aussi expressifs par eux-mêmes, aussi soigneusement notés que ceux de la musique. C’est avec la musique que l’art des vers avait autrefois les rapports les plus étroits : qu’il s’en rapproche de nouveau ; que la poésie redevienne lyrique ! Les poètes contemporains obéissent à un sûr instinct artistique, quand ils réclament une versification plus musicale que la nôtre. Que ne se font-ils musiciens vraiment ? La poésie musicale qu’ils rêvent n’est plus à inventer ; ils l’ont souvent entendue sans la reconnaître ; cette poésie suprême, qui aurait la force de suggestion de la parole et l’expression pathétique de la musique pure, c’est le chant ! Je parle d’une poésie de l’avenir. Ici se pose une question inquiétante. On s’est demandé si l’avenir était à la poésie. Quelques prophètes pessimistes nous menacent d’un retour à la prose, à la prose utilitaire. Ne devenons-nous pas de jour en jour plus pratiques, moins disposés à accorder dans notre vie affairée une place à l’art, à l’idéal, à la poésie ? — On n’a pas le droit de parler ainsi. Aujourd’hui comme autrefois, ce que nous voulons, c’est le progrès. Notre attention est peut-être spécialement attirée en ce moment sur d’autres réformes, plus urgentes encore que celle de la versification : sur des transformations sociales à accomplir, sur des injustices à réparer, sur des souffrances, des misères, des ignorances et autres très laides choses, que nous aurions envie de voir disparaître. En ce sens nous devenons pratiques, songeant au principal avant de songer au superflu. Ce n’est pas le signe d’une moindre élévation de goûts. Je suis persuadé que l’art, loin d’aller baissant de valeur, ira toujours prenant dans la vie humaine une importance plus grande. Le seul fait que la poésie soit d’art pur n’est pas ce qui peut nous inquiéter sur son avenir. D’autre part nous avons vu qu’ayant son domaine propre, elle ne risquait pas d’être évincée par quelque forme d’art plus pure, remplissant mieux qu’elle les mêmes fonctions. Elle subsistera donc. Elle subsistera pour son charme, pour sa noblesse, pour sa difficulté même qui la réserve à l’expression de nos sentiments les plus élevés, pour le rythme et l’harmonie qu’elle met dans toute notre âme. Mais pour acquérir ainsi son plein droit à la survivance, il faut que loin de se rapprocher de la prose, elle aille plutôt s’en différenciant plus encore, de peur de jamais faire double emploi avec elle.