Delille
Rien n’est doux comme, après le triomphe, de revenir sur les entraînements de la lutte,
et d’être juste, impartial, pour ceux qu’on a blessés dans l’attaque et malmenés. Ces
sortes d’amnisties ont surtout leur charme en affaires littéraires, et l’esprit, dont le
propre est de comprendre, jouit du plaisir singulier de se rendre compte, après-coup, de
ce qu’il avait d’abord nié, et de ce qu’il a, autant qu’il l’a pu, détruit. Il devra
paraître à quelques-uns, je le sens, assez présomptueux d’être indulgent de cette sorte
envers Delille, et de se donner à son égard pour des victorieux radoucis. Où donc est la
victoire, peut-on dire, et qu’avez-vous produit, vous, École poétique nouvelle, qui soit
si supérieur et si à l’abri d’un revers ? Sans répondre à ce qu’aurait de trop direct la
question, et d’embarrassant pour l’orgueil ou pour la modestie, il est permis d’affirmer,
selon l’entière évidence, que la victoire de l’école nouvelle se prouve du moins dans la
ruine complète de l’ancienne, et que dès lors on a loisir de juger sans colère et de
mesurer en détail celle-ci, dût quelque partisan de l’heureux Pompée de cette poésie nous
venir dire :
Notre ami M. Géruzez, dans un article sur Delille, postérieur de date à
celui-ci, a bien voulu, au milieu de témoignages indulgents auxquels il nous a accoutumé,
s’arrêter à ce début pour le contester avec une sorte d’ironie tout aimable, que pourtant
nous n’acceptons pas entièrement, et dans laquelle il n’a peut-être pas assez tenu compte
de la nôtre. Nous maintenons l’abbé Delille mort et bien mort, dans le sens qu’on va lire.
Nous doutons surtout extrêmement que le pronostic du bienveillant critique s’accomplisse,
et que Delille soit précisément à la veille de reprendre faveur ; nous
doutons encore plus que M. Villemain, dans sa jolie page d’il y a trente ans, citée par
M. Géruzez, et que nous-même mentionnons avec éloge, ait rien prédit du jugement de l’avenir. M. Villemain, engagé alors dans un concours académique, n’a
fait, en louant Delille, que saisir un de ces à-propos et se tirer d’une de ces
difficultés dont il triomphe toujours avec tant de grâce. Le jugement, d’ailleurs, vu hors
du cadre, et si l’on y cherchait une conclusion définitive, ne soutiendrait pas l’examen ;
il est parfaitement faux que Delille, en vieillissant, ait enfanté des
beautés plus hardies et plus fières ; c’est le contraire plutôt qu’il faudrait
dire. — Il est un fait que j’oserai révéler. A l’Académie, dans nos séances intérieures,
quand on lit et qu’on discute le Dictionnaire historique de la Langue,
s’il arrive à M. Patin, le rédacteur, de citer à la rencontre un ou deux vers de l’abbé
Delille, il s’élève d’ordinaire, au seul nom du spirituel poëte tombé en disgrâce, une
sorte de murmure défavorable ou même de clameur ; on chicane les vers cités, on en
conteste la langue ; rarement on leur fait grâce. Et qui, dans l’Académie, prend donc la
défense de Delille ? qui ? c’est encore nous, sortis de l’école contraire, qui sommes les
premiers et le plus souvent les seuls à demander qu’on le maintienne, à sa date, à titre
de témoin et d’autorité.
Je viens d’ailleurs ici moins m’apitoyer sur la destinée de l’abbé Delille, et la
contempler du haut de notre point de vue actuel, que tâcher de m’y reporter et de la
reproduire. Les critiques essentielles, sans qu’on y vise, se trouveront toutes chemin
faisant, et plus piquantes dans la bouche même des personnages ses contemporains. On verra
qu’il a été de tout temps jugé, et que les bons mots sur son compte ont été dits il y a
beau jour. Mais vivant, mais brillant d’esprit et de grâces, on l’aimait, on jouissait de
lui jusque dans ses défauts, dulcibus vitiis. Sa personne, son agrément
de conversation, son débit, ne sauraient se séparer du succès de ses vers. L’à-propos de
circonstance, la facilité d’expression et de coloris qu’il possédait, ses sources et ses
jets d’inspirations habituelles, allaient aux sentiments et aux modes de son époque. Sa
gloire se composait de toute une partie affectueuse et charmante, qui a dû périr avec lui
et avec ceux de son âge. Témoin encore de cette faveur dont il fut l’objet, et lecteur
charmé de Delille dans mon enfance, j’ai peu d’efforts à faire pour rentrer dans l’esprit
qui le faisait goûter, et pour me souvenir, en parlant de lui, qu’il a régné, et en quel
sens on le peut dire.
Delille a régné, ou du moins il a été le prince des poètes de son temps. Il y a eu à
divers moments en France de tels princes des poètes, et il serait
curieux d’en noter la dynastie assez irrégulière, assez capricieuse. Sans remonter si haut
que le Moyen-Age, que l’époque de Chrestien de Troyes, du roi Adenès et
autres, qui étaient les rois des trouvères, nous apercevons, sur la pente de ces vieux
siècles et de notre côté, Jean de Meun, Villon, surtout Marot, qui méritèrent ce nom.
Ronsard l’eut plus qu’aucun :
lui disait Charles IX. Malherbe, après lui, régna ; mais ce fut déjà d’une autre espèce
d’autorité, où le jugement et la grammaire entraient autant que l’agrément poétique et que
la vogue mondaine. Ce nom de prince des poètes implique en effet quelque
chose de galant et de mondain, quelque chose comme une rosette de rubans piquée au chapeau
de laurier. Voiture, vrai prince des beaux esprits, et galamment chaperonné de la sorte,
n’eut qu’un moment. Boileau régna, mais à la façon sérieuse de Malherbe, et on ne peut
dire que ce fut un prince des poètes ; c’en fut plutôt l’oracle et le
conseil. Les grands poètes du règne de Louis XIV, et leur gloire solide, se prêtaient mal
à la gentillesse de rôle que suppose ce titre raffiné. La Fontaine seul y aurait donné, je
crois bien, par nonchaloir, par complaisance pour les Iris et les Climènes, si on l’avait
laissé faire. Fontenelle eut, comme Voiture, chez les caillettes de bonne maison, un vif
et assez long règne de bergerie en tapinois dans les ruelles. Voltaire, qui, dans la
dernière moitié de sa vie, régna véritablement, fut monarque comme philosophe, comme
historien, non moins que comme poète. Delille, à quelques égards son successeur, n’hérita
que de la partie légère et brillante de son sceptre ; il y rattacha des rubans retrouvés,
rajeunis, du goût de Fontenelle et de Voiture. Ce fut Voiture cultivant des genres
sérieux, un Gresset qui avait tout à fait réussi. Il devint de son temps un vrai prince des poètes, comme on l’était avant Louis XIV, avec tout ce que
l’idée de mode et d’engouement ramène sous ce nom. Le monde le choya, les femmes
l’adorèrent ; ce fut, pour tout ce qui le connut, un jouet charmant et une idole.
Jacques Delille, né près d’Aigue-Perse, en Auvergne, d’une naissance clandestine, au mois
de juin 1738, fut baptisé à Clermont et reconnu sur les fonts par M. Montanier, avocat,
qui mourut peu après, en lui laissant une petite rente. La mère de Delille, à laquelle ce
fruit d’un amour caché dut être enlevé en naissant, était une personne de condition, de la
descendance du chancelier L’Hôpital. Il ne paraît pas pourtant que l’enfance du poète ait
été assiégée de trop pénibles images, et quand il eut à chanter plus tard ses premiers
souvenirs, il n’en trouvait que de riants :
De cette école du presbytère, le jeune Delille fut envoyé à Paris, et vint faire ses
études au collège de Lisieux, où on le reçut comme boursier. Est-ce à la surveillance
secrète de sa mère, à la protection de quelque tuteur, ami de son père, qu’il dut cette
direction heureuse ? C’est ce qui n’a pas été dit. Il se distingua par les plus brillants
succès universitaires, et, dans sa seconde année de rhétorique principalement, il obtint
tous les premiers prix. Trois ans après, il remporta encore un prix d’éloquence latine
proposé aux élèves de l’Université qui visaient au professorat. Tous les rangs étant
occupés pourtant, il dut se rabattre à une simple place de maître de quartier au collège
de Beauvais, où se trouvaient également alors, comme simples maîtres, son compatriote
Thomas, l’abbé Lagrange, depuis traducteur de Lucrèce, et Selis, depuis traducteur de
Perse. Dans un vilain livre de Desforges, qu’on n’ose désigner, on trouve de jolis détails
sur la vie de Delille à cette époque ; les sobriquets que lui donnaient les écoliers
étaient écureuil ou sapajou, ad libitum : « Il est
certain, dit l’auteur du Poète, que cet aimable jeune homme avait toute
la vivacité, toute la gentillesse de l’un et de l’autre, et, disons la vérité, un peu de
la malice du dernier ; mais il en avait aussi l’innocence et la grâce. Il était fort bien
fait, et aimait assez à voir un beau bas de soie noir dessiner sa jambe fine et bien
tournée. Du reste, presque aussi enfant que nous, il se faisait un plaisir et même un
mérite de n’être que primus inter pares, et tout n’en allait que mieux,
grâce à cette presque égalité. » Le soir, au coin du feu, il proposait à ses élèves et
mettait au concours entre eux la traduction de vers et de passages des Géorgiques, dont il s’occupait déjà.
Nous connaissons la physionomie de Delille, et elle ne fera que se dessiner en ce sens de
plus en plus. Le malheur de cette enfance sans mère, cette éducation orpheline et à la
charge d’autrui, cette pauvreté du jeune homme, n’ont pas altéré un trait de son amabilité
gracieuse. Tout en nous dépend du tour des caractères, quand ils sont donnés par la nature
un peu décidément. Voltaire reçoit, jeune, des coups de bâton d’un grand seigneur, et il
ne reste pas moins ami de la noblesse, du beau monde, et l’opposé en cela de Jean-Jacques.
Dans un exemple moindre, mais qui me frappe aussi, madame Desbordes-Valmore, jeune fille,
va en Amérique, d’où, après des pertes et d’affreux malheurs, elle revient élégiaque
éplorée, tandis que Désaugiers revient de là même, après des malheurs pareils, le plus gai
des chansonniers du Caveau. Ainsi Delille, enfant naturel, élevé par charité, n’en sera
pas moins, dès son premier pas dans le monde, et au rebours de l’aigre La Harpe ou de
l’âcre Chamfort, le petit abbé le plus espiègle et le bel esprit le plus charmant.
C’est pendant et peut-être même avant son séjour au collège de Beauvais, et lors de ses
premiers essais de la traduction des Géorgiques, qu’il fit à Louis
Racine cette visite touchante dont il est parlé dans la préface de l’Homme
des Champs. Au premier mot d’une traduction en vers des Géorgiques, Louis Racine se récria : « Les Géorgiques ! dit-il
d’un ton sévère, c’est la plus téméraire des entreprises. Mon ami M. Le Franc, dont
j’honore le talent, l’a tentée, et je lui ai prédit qu’il échouerait. » — « Cependant,
continue Delille en son récit, le fils du grand Racine voulut bien me donner un
rendez-vous dans une petite maison où il se mettait en retraite deux fois par semaine,
pour offrir à Dieu les larmes qu’il versait sur la mort d’un fils unique… Je me rendis
dans cette retraite (du côté du faubourg Saint-Denis) ; je le trouvai
dans un cabinet au fond du jardin, seul avec son chien qu’il paraissait aimer extrêmement.
Il me répète plusieurs fois combien mon entreprise lui paraissait audacieuse. Je lis avec
une grande timidité une trentaine de vers. Il m’arrête, et me dit : Non-seulement je ne
vous détourne plus de votre projet, mais je vous exhorte à le poursuivre. »
Ginguené, parlant de l’Homme des Champs dans la Décade, relève ce qu’a d’intéressant cette visite qui lie ensemble la chaîne des
noms et des souvenirs poétiques, et il ajoute avec un beau sentiment de piété littéraire :
« On sait que le poëte Le Brun eut avec Louis Racine les liaisons les plus intimes, et
qu’il fut, pour ainsi dire, élevé par lui dans l’art des vers avec son fils, jeune homme
de la plus belle espérance, le même dont le père pleurait la mort quand Delille eut de lui
la permission de l’aller voir dans sa retraite. Ainsi les deux plus grands poëtes que nous
ayons encore sont, avec un seul intermédiaire, de l’école de Racine et de Boileau. Ils
sont chefs d’école à leur tour. Les différences qui existent dans leur talent et dans le
système de leur style s’apercevront un jour dans leurs élèves, mais tous tiendront plus ou
moins à la grande et primitive école. Et voilà comment se perpétue ce bel art qui a besoin
de traditions orales, et dont tous les secrets ne s’apprennent pas dans les livres. »
Delille, en effet, se rattache, sans interruption ni secousse, à cette école qu’il fit
dégénérer en la faisant refleurir. L’auteur du poëme de la Religion, à
quelques égards le père de la poésie descriptive au xviiie
siècle, dut accueillir les vers élégants dont lui-même avait enseigné
l’heureux tour dans son morceau sur le nid de l’hirondelle, sur la circulation de la sève
et ailleurs. Voltaire dut accueillir aussi un disciple de cette poésie facile, spirituelle
et brillante, qu’il ne concevait guère, pour son compte, plus profonde et plus sévère.
Delille, arrivant sous leurs auspices, favorisé et comme autorisé des maîtres, fut
novateur sans y viser, et en s’efforçant plutôt de ne pas l’être. Comme Ovide, il eut le
culte de ses devanciers, dont il allait corrompre si agréablement l’héritage. Au sortir de
cette retraite janséniste, où il avait pris oracle du fils du grand Racine inclinant vers
la tombe, il pouvait se redire avec le transport d’un amant des
Muses :
Si Delille ne peut être dit le fils bien légitime des célèbres poëtes ses prédécesseurs,
il fut du moins pour eux, dès qu’il parut, comme un filleul gâté et caressant.
Ses strophes à Le Franc, insérées dans l’Année littéraire (1758),
suivirent probablement cette visite à Louis Racine, de qui il avait appris que Le Franc
traduisait Virgile comme lui. Il y fait de Le Franc un grand chêne,
auquel, simple lierre, il s’attache. Les premiers vers qu’on a de Delille à cette époque,
son ode à la Bienfaisance, qui concourut pour le prix de l’Académie
française, son épître sur les Voyages, couronnée par l’Académie de
Marseille, ses autres épîtres de collège, ne sont remarquables que par la facilité,
l’abondance, une certaine pureté ; mais nulle idée neuve, nulle couleur originale. Le goût
des arts, des lettres, les sentiments d’un esprit vif et honnête, s’y montrent selon les
traditions reçues. Les artistes en vogue y sont nommés et admirés sans aucune gradation,
Boucher au niveau de Rembrandt, et Vanloo aux touches enflammées à côté
de Voltaire. La plume de Rollin et la lyre de Coffin,
le double honneur du collège de Beauvais, y ont leur part. Bien débité, cela devait être
infiniment agréable à une thèse ou à une distribution de prix. Dans l’épître à M. Laurent,
à l’occasion d’un bras artificiel qu’il a fait pour un soldat invalide
(1761), on trouve pourtant déjà tout le poëte didactique ; les merveilles de l’industrie
et de la mécanique moderne y sont décrites en une série de périphrases accompagnées de
notes indispensables :
Ce qui veut dire qu’on fait des glaces. Glaces donc, tapisseries,
écriture, imprimerie, moulin à vent, moulin à eau, pompes, écluses, ponts portatifs,
automates de Vaucanson, machine de Marly, tout est passé en revue à l’occasion de ce bras
artificiel. On ne sait plus lequel de M. Laurent ou du poëte est le mécanicien. Cette
épître à M. Laurent semble avoir été pour Delille le programme qu’il se posa, ou, si c’est
trop dire, l’écheveau qu’il tourna et dévida toute sa vie.
Le bannissement des jésuites laissait vacants beaucoup de colléges de France, et le jeune
maître de quartier du collège de Beauvais fut appelé comme professeur à celui
d’Amiens21, dans cette
patrie de Voiture, où Gresset vivait alors dévot et retiré. Delille ne manqua pas d’y
visiter ce spirituel poëte, de qui il tenait beaucoup plus qu’il ne le soupçonnait. Occupé
des Géorgiques de Virgile, il se croyait une muse grave : il ne savait
pas combien il était proche parent de Vert-Vert, et de quel danger
mortel les dragées seraient pour son talent. Gresset, qu’on avait essayé dans un temps
d’opposer à Voltaire, et dont Jean-Baptiste Rousseau exaltait les débuts, n’avait eu ni
assez de force de talent ni assez de pensée pour soutenir la lutte, et il avait été vite
jeté de côté. Delille arrivant, comme un autre Gresset, sur les derniers temps de
Voltaire, reprit, à quelques égards, le rôle manqué par le premier, et avec du brillant,
du mondain à force, rien du collège, mais peu de philosophie et de pensée, il réussit à
succéder en poésie au trône, encore imposant, qui devint aussitôt pour lui un tabouret
chez la reine.
En attendant, il succédait, au collège d’Amiens, à ces jésuites dont il allait introduire
en français les procédés de vers latins et tant de descriptions didactiques ingénieuses.
Rapin, Vanière, par les sujets comme par la manière, semblent avoir été ses maîtres ; il y
a du Père Sautel dans Delille.
Un discours sur l’Éducation, prononcé par Delille, en 1766, à une
distribution de prix du collège d’Amiens, marquerait, au besoin, combien peu d’idées la
prose fournissait à l’élégant diseur dans un sujet déjà fécondé par l’Émile. Les autres rares morceaux de prose qu’on a de l’abbé Delille, depuis son
éloge de la Condamine, lors de sa réception à l’Académie, jusqu’à son article La Bruyère
dans la Biographie universelle, ne démentent pas cette observation ;
agréables de tour et de récits anecdotiques, ils sont très-clair-semés d’idées. Son
morceau le plus capital, la préface des Géorgiques, est même en grande
partie traduite de Dryden, que Delille combat en un endroit, sans dire jusqu’à quel point
il en profite22.
Du collège d’Amiens, le jeune professeur fut rappelé comme agrégé à Paris, et nommé pour
faire la classe de troisième au collège de La Marche : il y était encore lors de sa
réception à l’Académie, en 1774. Mais la disproportion entre cette gloire si littéraire,
si mondaine, et ces thèmes qu’il dictait encore, devenait trop criante, et l’amitié de
M. Le Beau, professeur d’éloquence latine au Collège de France, l’appela à professer,
comme suppléant d’abord, la poésie qui était comprise dans cette chaire.
La traduction des Géorgiques parut à la fin de l’année 1769 ; elle
était annoncée à l’avance par de nombreuses lectures dans les salons, que fréquentait déjà
beaucoup Delille. Le succès alla aux nues. C’était la mode de la nature ; on adorait la
campagne du sein des boudoirs. Les Géorgiques furent sur les toilettes
comme un volume de l’Encyclopédie ou comme le livre de l’Esprit ; on crut lire Virgile. Le grand Frédéric déclara cette traduction une
œuvre originale. Voltaire s’éprit de Virgilius-Delille
(il était fort en sobriquets), et écrivit à l’Académie française pour l’y pousser (4 mars
1772) : « Rempli de la lecture des Géorgiques de M. Delille, je sens
tout le prix de la difficulté si heureusement surmontée, et je pense qu’on ne pouvait
faire plus d’honneur à Virgile et à la nation. Le poëme des Saisons et
la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poëmes qui
aient honoré la France après l’Art poétique…… » La Harpe, dans le Mercure, célébra tout d’abord la traduction ; Fréron, dans l’Année littéraire, ne l’attaqua point ; s’il la trouva infidèle souvent, comme
reproduction du modèle, il convint qu’il était difficile de mieux tourner un vers, et ne
craignit pas d’y reconnaître le faire de Boileau. Clément de Dijon seul,
Clément l’inclément, comme dit Voltaire avec son volume d’Observations critiques (1771), que suivit bientôt un second volume de Nouvelles Observations (1772), vint troubler le succès du traducteur des Géorgiques et du poëte des Saisons. Saint-Lambert eut le crédit et le tort
d’obtenir un ordre pour faire conduire Clément au For-l’Évêque, et pour faire saisir
l’édition (encore sous presse) de sa critique. Le prétexte était que Clément disait sur
Doris certains mots, lesquels on aurait pu appliquer à madame
d’Houdetot. On fit des cartons à ces endroits, le livre parut, et tout le monde lut
Clément.
Il disait de bonnes choses, et tout ce qui se peut dire de judicieux de la part d’un
homme sérieux, instruit de l’antiquité, amateur du goût solide, mais que le rayon poétique
direct n’éclaire pas. Où se trouvait alors, est-il vrai de dire, ce rayon, ce sentiment du
style poétique, si l’on excepte Le Brun, qui en avait l’instinct, l’intention, et André
Chénier naissant, qui allait le retrouver ? Le Brun, d’ailleurs, n’était pas étranger à la
critique de Clément, son ami, à qui il avait confié sa traduction, encore inédite, de
l’épisode d’Aristée, pour être opposée à celle qu’en avait donnée Delille. Celui-ci, bon
et modeste, profita, dans les éditions suivantes, des critiques de Clément en ce qu’elles
lui paraissaient renfermer de juste, et il rendit sa traduction plus fidèle en bien des
points. Ce qu’il n’y a pas ajouté, et ce qui était incommunicable, à moins de l’avoir tout
d’abord senti, c’est un certain art et style poétique qui fait que, dans la lutte de poëte
à poëte, indépendamment de la fidélité littérale, des beautés du même ordre éclatent en
regard, et comme un prompt équivalent d’autres beautés forcément négligées. Delille est
élégant, facile, spirituel aux endroits difficiles, correct en général, et d’une grâce
flatteuse à l’oreille ; mais la belle peinture de Virgile, les grands traits fréquents,
cette majesté de la nature romaine :
les vieux Sabins, les Umbriens laboureurs menant les bœufs du Clitumne ; cette antiquité
sacrée du sujet (res antiquae laudis et artis) ; cette nouveauté et
cette invention perpétuelle de l’expression, ce mouvement libre, varié, d’une pensée
toujours vive et toujours présente, ont disparu, et ne sont pas même soupçonnés chez le
traducteur. On glisse avec lui sur un sable assez fin, peigné d’hier, le long d’une double
palissade de verdure, dans de douces ornières toutes tracées. M. de Chateaubriand a mieux
rendu notre idée que nous ne pourrions faire, quand il dit : « Son chef-d’œuvre est la
traduction des Géorgiques. C’est comme si on lisait Racine traduit dans
la langue de Louis XV. On a des tableaux de Raphaël merveilleusement copiés par Mignard. »
J’ajouterai qu’un grand paysage du Poussin, copié par Watteau, serait encore supérieur
(comme style) aux grands paysages de Virgile reproduits par le futur chantre des jardins
de Bagatelle, de Belœil et de Trianon. Quelque chose comme Poussin, par Watelet. Une villa
des collines d’Évandre, transportée à Moulin-Joli.
La question tant agitée de la traduction en vers des poëtes n’en est pas une pour nous.
Nul doute que si un vrai et grand poëte se mettait en tête de nous traduire Virgile,
Homère ou Dante, ou tel autre maître, il n’y réussît à force de temps et de soins, sinon
pour la lettre stricte, du moins pour le sentiment et la couleur. Mais à quoi bon ? Jamais
poëte de cette trempe ne s’enchaînera ainsi au char d’un autre. Il pourra s’y essayer par
moments ; il pourra dans sa jeunesse, un jour de loisir, détacher et agiter ce bouclier
suspendu, bander cet arc impossible, manier ce glaive de Roland. Mais, une fois sa force
essayée et reconnue, il l’emploiera pour son compte, et en se rappelant, en nous rappelant
par éclairs ses autres grands égaux, il sera lui-même.
Dans André Chénier, dans plusieurs des poëtes du xvie
siècle, qui ont imité ou traduit des fragments de poëtes anciens, le
sentiment exquis du modèle, ce sentiment que je ne puis définir autrement que celui de
l’art même, se révèle à qui est fait pour l’apprécier, Il n’y a pas trace de ce genre de
sentiment chez Delille, qui a d’ailleurs, dans sa traduction, le mérite de l’élégance,
telle qu’on l’entend vulgairement, le mérite aussi de la continuité et de la longueur de
la tâche, et enfin celui d’avoir fait connaître agréablement aux femmes et à une quantité
de gens du monde un beau poème qui n’était pas lu.
En un mot, il a rendu, pour les Géorgiques, le même service à peu près
que l’abbé Barthélemy allait rendre pour la Grèce. Il a été, par sa traduction, une espèce
d’Anacharsis parisien de la campagne et de la poésie romaine.
Le grand succès des Géorgiques décida la vocation de Delille, si elle
n’était décidée déjà : il tourna au didactique et au descriptif. En entendant dernièrement
M. Ampère exposer, à propos des poèmes didactiques du moyen âge, l’histoire piquante de ce
genre, je pensais à Delille et me disais combien ce qui avait paru si neuf de son temps
était vieux sous le soleil. Le genre d’Hésiode, de Lucrèce, et de Virgile dans les Géorgiques, a chez eux sa simplicité, sa grandeur philosophique, sa
beauté pittoresque. Le didactique et le descriptif ne sont que l’abus et l’excès de ce
genre dans sa décadence, et quand l’esprit poétique s’en est retiré. Déjà, à Alexandrie,
on avait fait un poème des Pierres précieuses qu’on osa imputer à
Orphée. Dans la littérature latine, les poèmes de la Pêche, de la Chasse, les descriptions
sans fin de villes, de fleuves et de poissons, qu’on retrouve si souvent chez Ausone,
n’ont plus rien de cette beauté de peinture, de ces hautes vues et pensées, dont Lucrèce
et Virgile avaient fait la principale inspiration de leurs poèmes. Au moyen âge, le genre
dans son aridité s’étendit et foisonna. Que de poèmes sur les bêtes, oiseaux, pierres, que
de lapidaires, bestiaires, volucraires, de poèmes sur l’équitation, sur
le jeu d’échecs particulièrement, que Delille remaniait avec gentillesse après des
siècles, sans se douter de ses devanciers d’avant Villon ! Au xvie
siècle Du Bartas, au xviie
le Père
Lemoyne et les jésuites, continuèrent, soit dans le didactique, soit dans le descriptif ;
mais ce qui s’était perpétué assez obscurément, comme dans les coulisses du siècle de
Louis XIV, revint sur la scène au xviiie
. Delille ne fit
autre chose, toute sa vie, que travailler, polir, tourner, vernisser, monnayer, mieux
qu’aucun de ses contemporains, les matières de ce genre, y tailler, pour ainsi dire, des
meubles Louis XV et Louis XVI, des ornements de cheminée et de toilette, bons pour tous
les boudoirs, pour Bagatelle, je l’ai dit, pour Gennevilliers et Trianon. Il fabriqua, en
quelque sorte, les joujoux d’une époque encyclopédique, et, par lui, Lavoisier,
Montgolfier, Buffon, Daubenton, Lalande, Dolomieu, que sais-je ? eux et leurs sciences,
furent modelés en figurines de cire, et mis pour les salons en airs de serinette. Ainsi il
alla sans se douter de tout ce qui l’avait devancé dans cette carrière de poésie
technique. Le dernier triomphe, et comme le bouquet du genre, est aussi la dernière grande
production de Delille, les Trois Règnes, qu’on peut définir la mise en
vers de toutes choses, animaux, végétaux, minéraux, physique, chimie, etc.
Tout ce qu’on saurait imaginer de ressources, de grâces, de facilité, de hors-d’œuvre et
de main-d’œuvre (non pas d’art véritable) dans ce genre, il le déploya ; et le prestige,
malgré des protestations nombreuses, dura jusqu’à sa mort. La première moitié florissante
de l’existence de Delille, il ne faut pas l’oublier, est de 1770 à 89 ; il eut là près
d’une vingtaine d’années de succès, de faveur, de délices ; c’est au goût de ce moment du
xviiie
siècle qu’il se rapporte directement. Si, de
1800 à 1813, il domina de sa renommée et décora de ses œuvres abondantes la poésie dite de
l’Empire, il ne fut rien moins lui-même qu’un poète de l’Empire. La
plupart des ouvrages publiés par lui à partir de 1800 avaient été composés ou du moins
commencés longtemps auparavant ; il les avait lus par fragments à l’Académie, au Collège
de France, dans les salons ; c’était l’esprit de ce monde brillant qui les avait inspirés
et caressés à leur naissance ; c’est le même esprit de ce monde recommençant, et enfin
rallié après les orages, qui les accueillit, lors de leur publication, avec un
enthousiasme auquel les sentiments politiques rendaient, il est vrai, plus de vie et une
nouvelle jeunesse. Le pathétique, chez Delille, alla en augmentant à travers le technique,
et il y eut sympathie de plus en plus vive de toute une partie de la société pour ce qui
semblait n’avoir dû être d’abord qu’un passe-temps de ses loisirs.
Nommé en 1772 à l’Académie, en même temps que Suard, Delille se vit rejeté ainsi que lui
par le roi, sous prétexte qu’il était trop jeune (il avait trente-quatre ans), mais en
réalité comme suspect d’encyclopédisme23. L’abbé
Delille encyclopédiste ! On lui fit bientôt réparation, et il fut reçu en 1774 à la place
de La Condamine. Le comte d’Artois, devenu l’un des protecteurs les plus affectueux du
poëte, le fit d’abord nommer chanoine de Moissac, dans le Quercy, puis il lui donna
l’abbaye de Saint-Severin, dépendante de la généralité d’Artois, et qui n’astreignait
qu’aux Ordres moindres. Aussi heureux qu’on pouvait l’être en ces heureuses années,
l’aimable poëte n’eut plus que des douceurs, qu’interrompaient à peine, de loin en loin,
quelques critiques épigrammatiques, des plis de rose. Les Mémoires du temps, la
Correspondance de Grimm, les Souvenirs, récemment publiés, de madame
Lebrun, nous le montrent dans toute la vivacité et la naïveté de sa gentillesse. Madame Le
Coulteux du Moley, chez qui il passait une partie de sa vie à la Malmaison, a tracé de lui
le plus piquant des portraits24 :
« … Rien ne peut se comparer ni aux grâces de son esprit, ni à son feu, ni à sa gaieté, ni
à ses saillies, ni à ses disparates. Ses ouvrages même n’ont ni le caractère ni la
physionomie de sa conversation. Quand on le lit, on le croit livré aux choses les plus
sérieuses25 ; en le voyant, on jurerait
qu’il n’a jamais pu y penser ; c’est tour à tour le maître et l’écolier. Il ne s’informe
guère de ce qui occupe la société ; les petits événements le touchent peu ; il ne prend
garde à rien, à personne, pas même à lui. Souvent, n’ayant rien vu, rien entendu, il est à
propos : souvent aussi il dit de bonnes naïvetés ; mais il est toujours agréable…
« Sa figure, … une petite fille disait qu’elle était tout en zigzag. Les femmes ne
remarquent jamais ce qu’elle est, et toujours ce qu’elle exprime ; elle est vraiment
laide, mais bien plus curieuse, je dirais même intéressante. Il a une grande bouche, mais
elle dit de beaux vers. Ses yeux sont un peu gris, un peu enfoncés ; il en fait tout ce
qu’il veut, et la mobilité de ses traits donne si rapidement à sa physionomie un air de
sentiment, de noblesse et de folie, qu’elle ne lui laisse pas le temps de paraître laide.
Il s’en occupe, mais seulement comme de tout ce qui est bizarre et peut le faire rire ;
aussi le soin qu’il en prend est-il toujours en contraste avec les occasions : on l’a vu
se présenter en frac chez une duchesse, et courir les bois, à cheval, en manteau
court.
« Son âme a quinze ans, aussi est-elle facile à connaître ; elle est caressante, elle a
vingt mouvements à la fois, et cependant elle n’est point inquiète. Elle ne se perd jamais
dans l’avenir et a encore moins besoin du passé. Sensible à l’excès, sensible à tous les
instants, il peut être attaqué de toutes les manières ; mais il ne peut jamais être
vaincu….. Votre conversation l’attache, il est vrai ; mais il passe aussi fort bien deux
heures à caresser son cheval, que pourtant il oublie aussi quelquefois, ou bien à s’égarer
dans les bois où, quand il n’a pas peur, il rêve à la lune, a un brin d’herbe, ou, pour
mieux dire, à ses rêveries. » Elle conclut en disant : « C’est le poëte de Platon, un être
sacré, léger et volage. »
C’était du moins, à coup sûr, le plus aimable des causeurs et des hôtes familiers ; on se
l’enviait, on se l’arrachait. On l’enlevait quelquefois pour une semaine, et il se
laissait faire. On a dit de l’abbé Galiani que c’était un meuble indispensable à la
campagne par un temps de pluie ; à plus forte raison, et en tout temps, l’abbé Delille.
Madame Lebrun, qui nous le fait connaître à merveille, raconte qu’à la Malmaison, chez
madame du Moley, il était convenu, pour plus de liberté, qu’en se promenant dans les
jardins, on tiendrait à la main une branche de verdure, si l’on désirait ne pas se
chercher ou s’aborder : « Je ne marchais jamais sans ma branche, dit-elle ; mais je la
jetais bien vite, si j’apercevais l’abbé Delille. »
Madame Lebrun elle-même, avec sa facilité, son goût vif à peindre et sa séduction de
coloris, me semble avoir été, dans ce même monde, une chose légère,
assez semblable à l’abbé Delille. Elle peignait tout avec une singulière grâce, les
personnes, les cascades, d’après nature ou de souvenir, promptement, fraîchement, comme
Delille versifiait : « Nous allâmes d’abord voir, dit-elle, les cascatelles de Tivoli,
dont je fus si enchantée que ces messieurs ne pouvaient m’en arracher. Je les crayonnai
aussitôt avec du pastel, désirant colorer l’arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes
d’eau. » Ce mot me fait l’image de son talent, et de celui surtout du poëte son ami. Tous
les endroits qui n’étaient qu’au pastel, et qui brillaient comme des fleurs, se sont
fanés.
Dans cette société de M. de Vaudreuil, de M. de Choiseul-Gouffier, du prince de Ligne, du
duc de Bragance, des Bouflers, des Narbonne, des Ségur, au milieu de ces conversations
charmantes où nul plus que lui n’étincelait, Delille croyait aimer la campagne et ne
rêvait qu’à la peindre. M. Villemain, en une de ses leçons, a remarqué qu’on se trouvait
alors si bien dans le salon, qu’on mettait au plus la tête à la fenêtre pour voir la
nature ; … et encore, c’était du côté du jardin. Il y avait pourtant, dans le poëte, un
certain fonds naïf sous la coquetterie du dehors, et il était sérieusement crédule dans
son prétendu amour des champs, comme La Fontaine par exemple, s’il avait cru aimer la
cour26. Volney tenait de d’Holbach une
anecdote qui ne peint pas moins Delille que Diderot, deux figures si diverses27 : « On venait de vanter le bonheur de la campagne devant
Diderot ; sa tête se monte, il veut aller passer du temps à la campagne : où ira-t-il ? Le
gouverneur du château de Meudon arrive en visite ; il connaît Diderot, il apprend son
désir ; il lui assigne une chambre au château. Diderot va la voir, en est enchanté, il ne
sera heureux que là : il revient en ville, l’été se passe sans qu’il retourne là-bas.
Second été, pas plus de voyage. En septembre, il rencontre le poëte Delille qui l’aborde
en disant : « Je vous cherchais, mon ami ; je suis occupé de mon poëme ; je voudrais être
solitaire pour y travailler. Madame d’Houdetot m’a dit que vous aviez à Meudon une jolie
chambre où vous n’allez point. » — « Mon cher abbé, écoutez-moi : nous avons tous une
chimère que nous plaçons loin de nous ; si nous y mettons la main, elle se loge ailleurs.
Je ne vais point à Meudon, mais je me dis chaque jour : J’irai demain. Si je ne l’avais
plus, je serais malheureux. » — Delille aurait été un peu embarrassé, je pense, si
Diderot l’avait pris au mot, et il se serait vite ennuyé de cette chambre solitaire. La
campagne fut toujours, si l’on peut dire, le dada de l’abbé Delille ; il
en parlait, même aveugle, comme d’un charme présent. Bernardin de Saint-Pierre, dans une
lettre à sa femme, raconte que l’abbé Delille est venu s’asseoir près de lui à
l’Institut : « Je l’ai trouvé si aimable et si amoureux de la campagne, dit-il, et il m’a
fait des compliments qui m’ont causé tant de plaisir, que je lui ai offert de venir à
Éragny… » — Après bien des lectures à l’Académie et dans les soupers, le poëme des Jardins, premier fruit raffiné de ce goût champêtre, parut en 1782, et
n’eut pas de peine à fixer toute l’attention, alors si prompte.
Nous aurions peu de chose à en dire de nous-même, qui n’eût déjà été mieux dit par des
contemporains. La Harpe, après en avoir entendu des , le jugeait par avance un ouvrage dont les idées sont un peu usées, mais plein de détails
charmants
28 L’auteur de l’Année littéraire, qui d’ailleurs allégea toujours sa férule pour Delille,
prononçait29 que le poëme de l’abbé Delille
était un véritable jardin anglais : « On pourrait, dit-il, être tenté de croire que le
poëme est construit de morceaux détachés et de pièces de rapport réunies sous le même
titre. Les idées y semblent jetées au hasard, déchiquetées par petits couplets qu’étrangle
à la fin une sentence30. » Ce reproche est fondamental à l’égard
de Delille et tient à la nature même de son procédé. Lorsqu’il débuta dans le monde, on ne
songeait qu’à des morceaux, et tout dépendait du succès d’une lecture. Il alla droit à cet
écueil et s’y complut. Rivarol disait de lui : « Il fait un sort à chaque vers, et il
néglige la fortune du poème ! » Quand Delille avait achevé quelque portion descriptive,
quelque morceau, il avait coutume de dire : « Eh bien, où mettrons-nous ça maintenant ? »
On le voit, c’était moins un poème qu’il composait, qu’un appartement, en quelque sorte,
qu’il ornait et meublait selon la fantaisie ou l’occurrence.
Le Mercure, qui donna sur les Jardins un pur article
d’ami31, nous montre
quelle était alors dans le monde la vraie situation du poète, en ces mots : « Voici le
moment que la critique attendait pour se venger de ce dupeur d’oreilles,
dont le débit enchanteur la réduisait au silence. M. l’abbé Delille respecte toutes les
réputations, applaudit à tous les talents, ménage l’amour-propre de tout le monde ;
n’importe ! on affligera le sien, si l’on peut ; c’est la règle. Pense-t-il être
impunément le poète le plus aimable et le plus aimé ? » Ce caractère inoffensif et
bienveillant de l’abbé Delille le rendit, jusque bien avant dans la Révolution, étranger à
toutes les querelles. Il n’était pas encyclopédiste, et il voyait Diderot, et il récitait
des vers, près de Roucher qu’on lui comparait encore, aux déjeuners de l’abbé Morellet. Il
n’était ni gluckiste ni picciniste, au grand déplaisir de Marmontel qui, dans son poème de
l’Harmonie, disait :
épigramme que Delille réfuta suffisamment dans la seconde moitié de sa vie, en étant du
parti des malheureux32.
La critique la plus célèbre qui parut contre les Jardins est celle de
Rivarol, c’est-à-dire le Dialogue du Chou et du Navet,
qui se plaignent d’avoir été oubliés par l’abbé-poète dans ses peintures de luxe :
Il courut dans le temps une épigramme qui piqua, dit-on, le poète plus que la pièce même
de Rivarol ; on la peut lire dans les Mémoires secrets (23 décembre
1782). Piron l’eût écrite s’il eût vécu ; c’est une protestation un peu crue du Dieu des Jardins contre les oripeaux du poète glacé.
Ducis, vers le munie temps, écrivait à Thomas au retour d’une course dans les montagnes du
Dauphiné, et plein encore de l’impression magnifique qu’il en avait rapportée : « Le poème
des Jardins, dont vous me parlez avec tant de goût, avec le goût de
l’âme qui est le bon, ne m’a point donné de ces émotions-là. » Un peu avant la publication
et au sortir d’une séance de l’Académie où Delille avait lu des morceaux, le même Ducis
écrivait : « Parlons un peu du poème des Jardins ; on ne peut pas se
tromper sur le charme de la lecture. Quelle perfection de vers ! quelles tournures !
quelle brillante exécution ! C’est véritablement le petit chien qui secoue
des pierreries. » Ainsi, en y regardant bien, on verrait qu’à chaque époque toutes
les opinions sur les talents vivants sont représentées, exprimées. On les oublie ensuite,
et on croit les retrouver pour son compte, en supposant chez les contemporains une
unanimité d’admiration qui n’a jamais existé.
Notre opinion particulière sur les Jardins, si on nous la demande, est
que, toutes réserves faites sur l’art et le style en poésie, nous aimons encore cet
agréable poème, un des plus frais ornements de la fin du xviiie
siècle. La sensibilité, qui y perce par endroits, est
bien celle qu’on voulait alors, un peu de mélancolie comme assaisonnement de beaucoup de
plaisir. On relit avec une sorte de surprise, toujours flatteuse, l’épisode du jeune
Potaveri, l’apostrophe à Vaucluse, et, sous la forme plus complète dans laquelle le poème
fut publié en 1800, la belle invocation aux bois dépouillés de Versailles. Mais, il faut
en convenir, jamais on n’y trouve d’accents comme ceux d’André Chénier, par exemple,
chantant également Versailles et ses triples cintres d’ormeaux :
L’épisode du vieillard du Galèse est hors de prix à côté du poème des Jardins ; et, dans notre langue, l’Élysée de la Nouvelle
Héloïse, avec sa peinture, la première si neuve, reste le bosquet sacré d’où
Delille n’a fait que tailler des boutures. La Fontaine lui-même, déjà, dans le Songe de Vaux, avait introduit et fait parler Hortésie
ou l’art des jardins, qui dispute le prix à Palatiane,
Appellanire et Calliopée (les arts de l’architecture, de la
peinture et de la poésie). Quoique ce morceau soit de sa première et un peu fade manière,
on y trouve des traits tels que Delille n’en a pas assez connu, comme, par exemple, quand
Hortésie étant introduite devant les juges et ne parlant point encore, ceux-ci eurent
beaucoup de peine à ne se pas laisser corrompre aux charmes même de son
silence. Dans les Amours de Psyché, La Fontaine a aussi décrit
les merveilles naissantes de Versailles : les vers, le plus souvent techniques, sont
parfois éclairés d’un reflet d’âme inattendu, que je ne retrouve pas à travers le bel
esprit de Delille :
Malgré les critiques qu’on fit des Jardins, Delille ne continua pas
moins d’être le plus brillant et le plus enfant gâté des poëtes. Il ne publia rien de
nouveau jusqu’après la Révolution ; mais il travailla dès lors, et par fragments toujours,
à la plupart des ouvrages qui parurent ensuite coup sur coup à dater de 1800.
M. de Choiseul-Gouffier l’emmena ou plutôt l’enleva sur le vaisseau qu’il montait comme
ambassadeur à Constantinople33. Delille visita Athènes, composa des morceaux de son poëme de
l’Imagination aux rivages de Byzance. Une lettre écrite par lui en
France sur son voyage était à l’instant un événement de société ; un bon mot qu’il avait
dit sur des pirates fit fortune. Sa vue s’affaiblissait déjà ; ce soleil lumineux et cette
blancheur des murailles du Levant lui causaient plus de souffrance que de joie. A son
retour en France, il reprit sa vie mi-partie studieuse et distraite, et la Révolution
seule la vint troubler.
Delille vit la Révolution avec les sentiments qu’on peut aisément supposer, et tout
d’abord il s’écarta. Il alla passer l’été de 89 en Auvergne, près de sa mère qui vivait,
et dans toutes sortes de triomphes. Quand il revint, il y avait eu le 14 juillet et le 5
octobre. Il écrivait à madame Lebrun, bientôt réfugiée à Rome : « La politique a tout
perdu, on ne cause plus à Paris. » Il n’émigra point pourtant ; mais inoffensif,
généralement aimé, se couvrant du nom de Montanier-Delille, et de plus en plus rapproché
de sa gouvernante, qui passa bientôt pour sa nièce34 et devint plus tard
sa femme, il baissait la tête en silence durant les années les plus orageuses. Il quitta
sa tonsure et mit des sabots. Cette époque de sa vie est assez obscure, et l’esprit de
parti qui s’en est mêlé plus tard n’a pas aidé à l’éclaircir. Les royalistes ont exalté
son courage, d’avoir ainsi bravé, par sa présence, les tyrans et les bourreaux : l’honnête
M. Amar l’a comparé à Vernet se faisant attacher au mât du navire dans l’orage, pour être
jusqu’au bout témoin de ce qu’il aurait à peindre. On a cité son Dithyrambe qui lui avait
été demandé pour la fête de l’Être Suprême, et dont plusieurs vers étaient la satire des
oppresseurs. M. Tissot a judicieusement, selon moi, discuté ce point, et rabattu des
exagérations qu’on en a faites après coup35. Ce qu’il y a de
certain, c’est que Chaumette protégea Delille ; ce qui le protégeait surtout, c’était son
humeur, sa gloire chère à tous dès le collège, son air enfant, son gentil caractère ;
souris qui joue dans l’antre du lion ; épagneul que la griffe terrible épargne. Jamais un
poëte capable de porter ombrage et suspect de sonner la trompette d’alarme n’aurait ainsi
échappé : André Chénier mérita de mourir. Les serins chantent dans les
cages, a dit l’autre Chénier de Delille ; du moins ce serin charmant, qu’on trouva
dans le palais fumant du sang des maîtres, et qu’on aurait voulu faire chanter, le serin,
disons-le à son honneur, fut triste et ne chanta pas36.
Delille ne quitta Paris qu’après le 9 thermidor, c’est-à-dire au moment où c’était plutôt
le cas de rester ; et, une fois parti, il ne parut occupé que de rentrer le plus tard
possible et à son corps défendant, comme s’il eût boudé contre son cœur. Cette bizarrerie
est restée inexpliquée. On a dit plaisamment qu’une faute de français, un cuir d’un membre du Comité de salut public qu’il rencontra, le fit s’écrier :
« Décidément on ne peut plus habiter ce pays-ci. » On a raconté non moins plaisamment37 que l’abbé de Cournand, alors son ami, et qui depuis crut lui jouer un
mauvais tour en retraduisant les Géorgiques, étant de garde aux
Tuileries, reconnut le poëte qui se promenait malgré sa mise en arrestation au logis,
qu’il fit mine de le vouloir reconduire chez lui au nom de la loi, et que depuis lors
Delille avait peur de la garde nationale et de l’abbé de Cournand. Delille était encore à
la rentrée publique du Collége de France, le 1er frimaire an III, et y
récitait des vers. Le 15 ventôse, sa présence était accueillie aux Écoles normales avec
des applaudissements réitérés. On a pensé que la préférence accordée au poëte Le Blanc
pour les récompenses nationales (17 floréal an III) l’aurait mortifié et décidé au départ.
Peut-être sa gouvernante, qui avait pris sur lui un empire absolu, espérait-elle, en le
retenant à Paris, se faire dès lors épouser. Peut-être, voyant la Révolution, sinon close,
du moins sur le retour, songeait-il, en émigrant (bien qu’un peu tard), à se mettre en
règle avec l’avenir. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on essayait de sonder ses vrais motifs et
qu’on lui parlait de revenir à Paris, il demandait toujours si l’abbé de Cournand y était
encore. Dès qu’il y avait quelque chose de sérieux, il s’en tirait volontiers ainsi, par
une plaisanterie et une gentillesse38.
Delille gagna à ce parti pris d’un exil tout volontaire des sentiments plus vifs que
d’habitude, et le droit d’exhaler une inspiration plus profonde qu’il n’en avait marqué
jusqu’alors. L’inspiration directement religieuse ne fut jamais la sienne ; l’inspiration
puisée dans la nature avait été une de ses prétentions et de ses illusions plutôt qu’une
source véritable. Il n’avait pas connu l’amour, point de passion de cœur, peu d’ardeur de
sens, du moins rien de pareil ne s’entrevoit dans le détail de toutes ses coquetteries et
de ses caresses de beau monde39. Enfin,
grâce aux tourmentes publiques et à l’impression qui en resta sur son cœur, une
inspiration réelle lui vint ; il se fit le poëte du passé, des infortunes royales, le
poëte du malheur et de la pitié. Cette veine de larmes, en fécondant la seconde partie de
ses œuvres, donna à sa renommée poétique un caractère sérieux et touchant, que salua avec
transport la société renaissante, et qui couronna dignement sa vieillesse.
De Saint-Diez dans les Vosges, patrie de madame Delille, où il alla d’abord et où il
acheva la traduction de l’Enéide, Delille partit pour la Suisse. Presque
aveugle, il entrevoyait pourtant, et les beautés de la nature lui arrivaient çà et là
gaiement dans un rayon. De près, il ne voyait les objets qu’avec sa grande loupe, grains
de sable et cailloux. A Bâle, fut-il en effet témoin du bombardement de Huningue et y
apprit-il à décrire le jeu de la bombe :
Grave question. On a avancé cela dans une note de ses ouvrages, mais qui n’est pas de
lui. Lors du bombardement, il était déjà à Glairesse. Habitant ce village, il dut à
l’aspect de l’île de Saint-Pierre d’ajouter dans son poëme de l’Imagination le morceau sur Jean-Jacques. Ainsi, à chaque pause de son exil, il
allait décrivant et ajoutant quelque pièce à ses anciens cadres. Il passa de la Suisse à
la petite cour du duc de Brunswick, où il travailla à son poëme de la
Pitié. A Darmstadt, il avait visité incognito les jardins du
prince dessinés et calqués dans le temps, livre en main, sur le poëme. A Gœttingue, il
avait connu l’illustre Heyne, qui lui en fit les honneurs, et qui même le consulta,
dit-on, sur un passage de l’Enéide. Vous figurez-vous bien le tète-à-tête de ces deux
hommes ? tout le clinquant de l’antiquité et tout son or pur. A Hambourg, il rencontra
Rivarol, plus à sa taille, et se réconcilia avec lui. Ils se dirent des choses
plaisantes ; ils échangèrent leurs tabatières40 ; ce fut un assaut de grâce ; du coup, un bourgeois,
là présent, eut presque de l’esprit. Il s’y dépensa plus de bons mots en un quart d’heure,
que durant des siècles de la Ligue hanséatique.
C’est un trait bien honorable et distinctif du talent et du caractère de Delille, d’avoir
su, sans y prendre garde, lasser la malice et désarmer l’agression. Le Brun, parlant de
Fréron dans la Métempsycose, avait dit :
Dans une épigramme de date postérieure, Le Brun semble s’adoucir, et il convient que,
nonobstant Marmontel, Saint-Lambert et Lemierre,
Enfin dans d’autres épigrammes suivantes, il se montre tout à fait apaisé, et le nom de
Delille ne revient plus qu’en éloges. Ainsi Marie-Joseph Chénier, qui, dans une petite
épitre au poëte émigré rentrant :
avait été satirique des plus âpres, n’hésita pas à lui rendre bientôt dans son Tableau de la Littérature, des hommages consciencieux et réfléchis.
Pendant que Delille courait l’Allemagne, et de là passait en Angleterre, on se demandait
en France de ses nouvelles avec un intérêt qu’attestent toutes les feuilles du temps. Le
premier réveil de l’attention littéraire s’occupait à son sujet. Lalande (décembre 96)
donnait dans la Décade une espèce de petit bulletin de ses voyages et de
ses poëmes entamés ou terminés. On traduisait du Mercure allemand de
Wieland, un article de Bottiger sur le poëte dont la réputation grossissait chaque jour à
distance. L’Institut national lui faisait écrire pour le prier de rentrer en son sein, et
ce ne fut qu’après trois ans d’un silence par trop boudeur, qu’on le remplaça dans la section de poésie. Enfin, de Londres, où il venait de traduire en dix-huit
mois le Paradis perdu, il laissa échapper une seconde édition,
très-augmentée, du poëme des Jardins, et l’Homme des
Champs (1800), dont l’impression était retardée depuis trois ans.
On publia, vers ce temps, un recueil de ses poésies diverses et fragments, auquel
M. Michaud ajouta une notice biographique, car on était avide des moindres détails. Les
de Fontanes au Mercure et de Ginguené à la Décade, sur l’Homme des Champs, étaient insérés dans
le volume ; on tâchait d’y réfuter les critiques, d’ailleurs fort modérées et
respectueuses, de Ginguené41. Bref, Delille entrait vivant dans la gloire
incontestée, et prenait rang parmi ceux qui règnent.
Cette monarchie, bien suffisamment légitime, où il allait s’asseoir, ne se déclarait pas
moins par certaines attaques démesurées et désespérées, et qui étaient en petit comme les
conspirations républicaines de même date contre Bonaparte.
En regard du trophée poétique que lui dressaient ses amis, il parut une brochure
intitulée Observations classiques et littéraires sur les Géorgiques
françaises, par un Professeur de belles-lettres (an IX). Il y était dit : « Comment
se flatter de ramener l’opinion sur un ouvrage qui, même avant la publicité, était dévoué à l’apothéose ? » On y supputait que, dans un ouvrage de 2, 642
vers, il se trouvait :
En tête du volume se voyait une caricature d’après le dessin d’un élève de David. Le
poète, en costume d’abbé, tournait le dos à la Nature et dirigeait ses pas et sa lorgnette
vers le Temple du mauvais Goût. Des farfadets lui présentaient des hochets et des
guirlandes. Sa chatte Raton était à ses pieds ; il se couvrait la tête d’un parasol, et on
lisait au-dessous ces deux vers de l’Homme des Champs :
M. Emile Deschamps, dans sa spirituelle préface des Études françaises et
étrangères, et nous tous, railleurs posthumes de Delille, nous sommes venus tard,
et n’avons, même là-dessus, rien inventé.
Il ne rentra en France que deux ans après, en 1802, pendant l’impression du poème de la Pitié. L’apparition de ce livre fut un événement politique42. Absent et plus hardi de loin, Delille avait été dans quelques vers
jusqu’à invoquer la vengeance des rois de l’Europe contre la France : cela sortait de la
pitié. Il avait toutefois insisté pour que les vers restassent. De près, il sentit le
péril. Six vers, qu’il ne désavoua pas, furent, sans façon, substitués par un ami plus
sage, et qui prit sur lui d’ôter au poète l’embarras de se rétracter. A cela près,
l’inspiration de la Pitié ne parut pas moins suffisamment royaliste et
bourbonienne. On peut voir dans les notes de M. Fiévée à Bonaparte (avril 1803) le
frémissement de colère qu’excitait autour du Consul un succès impossible à réprimer. Il y
eut une brochure intitulée Pas de pitié pour la Pitié ! de Carrion-Nisas
ou de quelque autre pareil. On n’y approuvait du poème que les six vers qui avaient été
substitués à ceux de Delille43. A partir de
ce moment, les ouvrages amassés en portefeuille par Delille se succédèrent rapidement et
dans un flot de vogue ininterrompu : l’Enéide, 1804 ; le
Paradis perdu, 1805 ; l’Imagination, 1806 ; les
Trois Règnes, 1809 ; la Conversation, 1812. C’était le fruit des
vingt années précédentes ; de plus, Delille aveugle ne sortait guère, et, en tutelle de sa
femme, versifiait sans désemparer.
Tous ces ouvrages, excepté le dernier, le poème de la Conversation,
eurent un succès de vente et de lecture dont il est piquant de se souvenir. Les livres de
Delille se tiraient d’ordinaire à vingt mille exemplaires, pour la première édition. L’Enéide, par exception, se publia à cinquante mille exemplaires. Elle fut
achetée à l’auteur quarante mille francs d’abord, bien grande somme pour le temps. En
tout, ce n’était pourtant que deux volumes, qu’on gonfla et qu’on doubla de notes. Dans
les châteaux, dans les familles, en province, partout, abondaient les poèmes de Delille ;
on y trouvait, sous une forme facile et jolie, toutes choses qu’on aimait à apprendre ou à
se rappeler, des souvenirs classiques, des allusions de collège à la portée de chacun, des
épisodes d’un romanesque touchant, des noms historiques, des infortunes ou des gloires
aisément populaires, des descriptions de jeux de société ou d’expériences de physique, des
notes anecdotiques ou savantes, qui formaient comme une petite encyclopédie autour du
poëme, et vous donnaient un vernis d’instruction universelle. Enfant, j’ai connu le manoir
où en 1813, pour charmer les vacances d’automne, on avait dans le grand salon un jeu de
solitaire, un orgue avec des airs nouveaux ; on apportait quelquefois
une optique pour voir les insectes ou les vues des capitales. Un volume
de Delille était sur la cheminée, et, sans aucun décousu, on passait de l’insecte de
l’optique à l’araignée de Pellison
44. Mais si, le doigt s’égarant, on remontait dans le
volume à quelques pages de là, si on lisait à haute voix le portrait de Jean-Jacques :
oh ! alors, comme l’émotion croissante succédait ! comme on chérissait le poëte et celui
qu’il nous peignait en vers si tendres, et comme ce pauvre et sensible Jean-Jacques
devenait l’entretien de toute une heure ! — à moins que quelqu’un pourtant, ouvrant les Trois Règnes qui étaient à côté, ne tombât sur le Jeu de
raquette, ce qui en donnait l’idée et faisait diversion.
Aujourd’hui encore, si, à la campagne, un jour de pluie, vers une fin d’automne,
reprenant le volume négligé, on retrouvait tout d’abord (sujet de circonstance) le Coin du feu, celui de l’Homme des Champs ou celui des
Trois Régnes, diversement spirituels ou touchants, on serait charmé à
bon droit, on s’étonnerait d’avoir pu être si sévère pour le gracieux poëte, et l’on
s’écrierait en relisant la page : Son génie est là !
Je n’aborderai pas en particulier chacun des ouvrages publiés par Delille à dater de
1800 ; ce serait répéter à chaque examen nouveau les mêmes critiques, les mêmes éloges, et
je n’aurais guère rien à en dire d’ailleurs qui n’ait été trouvé par des contemporains
mêmes. Ginguené a jugé l’Homme des Champs avec un mélange de sévérité et
de bienveillance qui fait honneur à son esprit et à la critique de son temps. Geoffroy,
quoique du même parti politique que Delille, s’est montré beaucoup plus sévère dans la
nouvelle Année littéraire qu’il essaya alors, et il ménagea moins
l’aimable auteur que l’ancienne Année littéraire ne l’avait fait.
Fontanes, bien qu’ami du poëte et défenseur du poëme, cacha sous beaucoup d’éloges des
critiques moins détaillées, mais au fond à peu près les mêmes que celles de Ginguené, et
qui acquièrent sous sa plume favorable une autorité nouvelle. Ginguené encore a jugé dans
la Décade la traduction de l’Énéide, et cette fois
sa sévérité plus rigoureuse va chercher les négligences et le faux jusque dans les
moindres replis de ce faible ouvrage45. Les amis de Delille se
rejetaient sur quelques morceaux où ils admiraient un grand mérite de difficulté vaincue,
l’épisode d’Entelle et de Darès, et en général la description des jeux.
Bientôt la Décade cessant, le parti philosophique perdit son organe
habituel en littérature et son droit public de contradiction : le champ libre resta aux
éloges. Même dans ces éloges des amis triomphants de Delille, nous retrouverions toutes
les critiques suffisantes sur l’absence de composition et les hasards de marqueterie de
ses divers ouvrages. M. de Feletz a écrit le lendemain de sa mort : « J’oserai dire qu’il
a été plus heureusement doué encore comme homme d’esprit que comme grand poète. » En y
mettant moins de prenez-y-garde, nous ne dirions guère autrement. Mais
il convient d’insister sur une seule objection fondamentale qui embrasse tous les ouvrages
et l’ensemble du talent de Delille : nous lui reprocherons de n’avoir eu ni l’art ni le
style poétique.
Racine et Boileau l’avaient à un haut degré, bien que cette qualité, chez eux, ne soit
pas aisément distincte de la pensée même et se dissimule sous l’élégance d’une expression
d’ordinaire assez voisine de l’excellente prose. C’est là ce qui a égaré leurs
successeurs, qui, en croyant être de leur école en poésie, n’ont pas vu qu’ils ne leur
dérobaient pas le vrai secret, et qu’ils n’étaient ou que correctement prosaïques ou que
fadement élégants. Tout ce que Boileau se donnait de peine et d’artifice pour élever son
vers, qui souvent ne renfermait qu’une simple idée de bon sens, et pour le tenir au-dessus
de la prose, mais dans un degré qui ne choquât pas, est inouï. Un mot bien sonnant, pris
en une acception un peu neuve, une inversion bien entendue, une quantité de petits secrets
qui nous fuient dans ses vers devenus proverbes, mais qui furent nouveaux une fois et
frappants, lui servaient à composer son style.
ne lui paraissait pas du tout la même chose que s’il avait mis : Du Styx, de
l’Achéron ; et il sentait juste. En un mot, Boileau suppléait par une quantité de
moyens savants, et depuis assez inaperçus, au rare emploi qu’il faisait et qu’on faisait
en son temps, de la métaphore et de l’image. Son vers voisin de la prose, et qui en était
si distinct pour Racine et pour lui, ressemble, j’oserai dire, à ces digues de Hollande
qui paraissent au niveau de la mer et qui pourtant n’en sont pas inondées. Le
xviiie
siècle ne se douta pas de cela. On y reprocha
même à Boileau des fautes de grammaire qui souvent, chez lui, n’étaient que des nécessités
ou des intentions de poésie. Ce qui est vrai à mon sens, c’est que le genre de style
poétique de Boileau et même de Racine avait besoin d’être modifié après eux pour être
vraiment continué. Pour rester poétique, la prose montant comme elle fit au siècle de
Jean-Jacques et de Buffon, il fallait changer de ton et hausser d’un degré les moyens du
vers. Boileau, je n’en doute pas, revenant à la fin du xviiie
siècle, eût fait ainsi et eût été au fond un novateur en style poétique,
comme il le fut de son temps. Delille n’eut rien de tel. Il ne comprit pas de quelle
réparation il s’agissait. Les modifications matérielles qu’il apporta à la versification,
ses enjambements et ses découpures ne furent que des gentillesses sans conséquence, et qui
n’empêchèrent pas chez lui, en somme, le rétrécissement de l’alexandrin. De style neuf et
souverainement construit, il n’en eut pas. Sa seule direction fut un vague instinct de
mélodie et d’élégance à laquelle sa plume cédait en courant. Du commerce des anciens il ne
rapporta jamais ce sentiment de l’expression magnifique et comme religieuse, ce voile de
Minerve, où chaque point, touché par l’aiguille des Muses, a sa raison sacrée.
On l’a comparé à Ovide. Le docte et élégant auteur des Métamorphoses, comme ne craint pas
de l’appeler M. de Maistre, est bien supérieur à Delille en invention, en idées. Mais, par
beaucoup de côtés et de détails, le rapport existe. Ovide, par exemple, en était venu à ne
faire du distique qu’une paire de vers tombant deux à deux, tandis qu’auparavant, et
surtout chez les plus anciens, comme Catulle, la phrase poétique se déroulait libre à
travers les distiques. Delille et son école en étaient ainsi venus à accoupler deux à deux
les alexandrins.
La différence entre Ovide et Catulle est un peu la même qu’entre Delille et André
Chénier. Ovide a de l’esprit, de l’abondance, de jolis vers, de jolies idées, mais du
prosaïsme, du délayage. Jamais, par exemple, l’inspiration ne lui viendra de terminer une
pièce de vers, comme celle de Catulle à Hortalus, par cette image et ce vers tout
poétique, tournure imprévue, concise et de grâce suprême, comme André Chénier fait
souvent ; oubli du premier sujet dans une image soudaine et finale qui fait rêver :
Jamais l’idée ne serait venue à André Chénier d’intituler le premier chant d’un poème de
l’Imagination : L’homme sous le rapport intellectuel.
Delille est le metteur en vers par excellence. Tout ce qui pouvait passer en vers lui
semblait bon à prendre. Les vers même tous faits, il les dérobait sans scrupule à qui lui
en lisait, et il les glissait dans ses poèmes. Il en prit un certain nombre à Segrais, à
Martin, pour ses Géorgiques, et Clément en a fait le relevé. Il en prit à l’abbé Du Resnel
de fort beaux pour l’Homme des Champs46, à Racine fils pour le Paradis perdu. Il disait
quelquefois après une lecture : « Allons, il n’y a rien là de bon à prendre. » Mais la
prose surtout, la prose était pour lui de bonne prise. On aurait dit d’un petit abbé
féodal qui courait sus aux vilains : rime en arrêt, il courait sus aux prosateurs.
Aveugle. non pas comme Homère ni comme Milton, mais comme La Motte, au rebours de celui-ci
qui mettait les vers de ses amis en prose, Delille mettait leur prose en vers. Il venait
de réciter à Parseval-Grandmaison un morceau dont l’idée était empruntée de Bernardin de
Saint-Pierre, ce que Parseval remarqua : « N’importe ! s’écria Delille ; ce qui a été dit
en prose n’a pas été dit. » Les élèves descriptifs de Delille avaient tous, plus ou moins,
contracté cette habitude, cette manie de larcin, et M. de Chateaubriand raconte
agréablement que Chênedollé lui prenait, pour les rimer, toutes ses forêts et ses
tempêtes ; l’illustre rêveur lui disait : « Laissez-moi du moins mes nuages ! »
Les poésies fugitives de Delille n’ont rien de ce qui donne à tant de petites pièces de
l’antiquité le sceau d’une beauté inqualifiable. Ce sont d’agréables madrigaux, de faciles
et ingénieuses bagatelles, mais qui n’approchent pas du tour vif et galant des
chefs-d’œuvre de Voltaire en ce genre. On aime pourtant à se souvenir des jolis vers à
mademoiselle de B., âgée de huit jours, qui remontent à 1769 :
Rousseau a dit, par une pensée toute semblable, dans une page souvent citée : « La terre,
parée des trésors de l’automne, étale une richesse que l’œil admire, mais cette admiration
n’est pas touchante ; elle vient plus de la réflexion que du sentiment. Au printemps, la
campagne presque nue n’est encore couverte de rien ; les bois n’offrent point d’ombre, la
verdure ne fait que poindre, et le cœur est touché à son aspect. En voyant renaître ainsi
la nature, on se sent ranimer soi-même ; l’image du plaisir nous environne ; ces compagnes
de la volupté, ces douces larmes, toujours prêtes à se joindre à tout sentiment délicieux,
sont déjà sur le bord de nos paupières. Mais l’aspect des vendanges a beau être animé,
vivant, agréable, on le voit toujours d’un œil sec. Pourquoi cette différence ? C’est
qu’au spectacle du printemps l’imagination joint celui des saisons qui le doivent suivre ;
à ces tendres bourgeons que l’œil aperçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les
ombrages, quelquefois les mystères qu’ils peuvent couvrir… » Le poète versificateur avait
encore ici puisé l’inspiration dans la prose, et, bien qu’avec une liberté heureuse, il
s’était souvenu de Rousseau47.
Delille ne rencontra qu’une fois (en 1803) Bonaparte, qui, dit-on, lui fit des avances et
fut repoussé par un mot piquant. Ses biographes, sous la Restauration, ont assez amplifié
ce refus48. Ce qu’il y a de certain, c’est que Delille, entouré d’un monde plutôt
royaliste, resta en dehors de la faveur impériale. Sa femme, jalouse de l’ascendant
qu’elle avait sur lui, ne contribuait pas peu à le tenir soigneusement à l’écart de la
puissance nouvelle. Delille était faible et avait besoin d’être conduit. Cette influence
domestique qui s’exerçait sur lui sans relâche, et qui parfois rabaissait son brillant
talent à un usage presque mercenaire, ôtait quelque dignité à sa vieillesse. Il récitait
des vers au Lycée pour dix louis : on l’avait pour son ramage, comme on a à la soirée un
chanteur. Mais le prestige de la renommée et l’idée de génie rachetaient tout. S’il
paraissait à l’Académie pour y réciter quelque morceau ; si, au Collège de France où
M. Tissot le remplaçait, il revenait parfois faire une apparition annoncée à l’avance, et
débiter quelque épisode harmonieux, les larmes et l’enthousiasme n’avaient plus de
mesure : on le remportait dans son fauteuil, au milieu des trépignements universels :
c’était Voltaire à la solennité d’Irène ; les adieux d’un chanteur
idolâtré reçoivent moins de couronnes.
Ainsi il alla gardant et multipliant en quelque sorte ses grâces incorrigibles jusque
sous les rides49. Cette sémillante et spirituelle laideur devenait, à la
longue, grandeur et majesté. Les critiques avaient cessé ; du moins elles se faisaient en
conversation et ne s’imprimaient plus. La traduction de l’Enéide et le
poème de l’Imagination étaient désignés pour les prix décennaux par des
voix non suspectes. Il n’arrivait plus que des hommages. Vers 1809, un Nouvel
Art poétique, par M. Viollet-le-Duc, petit poëme dirigé contre les descriptifs, et
qui n’atteignait Delille qu’indirectement et sans le nommer, parut presque un
attentat.
Il mourut d’apoplexie dans la nuit du 1er au 2 mai 1813. Son corps
resta exposé plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête couronnée
de laurier et le visage légèrement peint. Tous ceux qui habitaient Paris à cette époque
ont mémoire de son convoi, qui balança celui de Bessières.
Les choses ont bien changé, et de grands revers ont suivi ce triomphe alors unanime, d’un
nom poétique qui du moins vivra. Quant à nous, de bonne heure adversaire, et qui pourtant
le comprenons, sur la tombe de ce talent brillant et spirituel que nous ne croyons pas
avoir insulté ni dénigré aujourd’hui, près de l’autel renversé de ce poète qui régna et
que nous venons de juger sans colère, en présence de celui50 qui règne après lui, et dont la faveur, si l’on veut, a aussi
quelques illusions ; en face de cet autre51 qui ne
règne ni ne se soumet, mais qui combat toujours, et nous souvenant de plusieurs encore que
nous ne nommons pas, il nous semble hardiment que nous pouvons redire : « Non, dans la
tentative qui s’est émue depuis lui, non, nous tous, nous n’avons pas tout à fait erré. La
poésie était morte en esprit, perdue dans le délayage et les fadeurs : nous l’avons
sentie, nous l’avons relevée, les uns beaucoup, les autres moins, et si peu que ce soit
dans nos œuvres, mais haut dans nos cœurs ; et l’Art véritable, le grand Art, du moins en
image et en culte, a été ressaisi et continué ! »
1er Août 1837.
(Peu après la première publication de ce morceau dans la Revue des Deux
Mondes, nous reçûmes de la part d’une personne honorable, qui avait beaucoup connu
madame Delille, quelques observations que nous nous faisons un devoir de consigner ici :
« Je viens, monsieur, écrivait-on, de lire votre article sur Delille ; je n’appellerai pas
de votre arrêt, quoique bien rigoureux : mais sur la foi de qui imprimez-vous que pour dix louis il récitait des vers au Lycée ? Ah ! monsieur !… Je
n’aurais rien dit de quelques injurieuses allégations contre sa veuve. C’est chose
convenue d’en faire une seconde Thérèse Le Vasseur… Je l’ai bien connue, et jusqu’à sa
mort, moi qui vous parle ici, monsieur, et dans ma vie entière déjà longue, je n’ai jamais
rencontré son égale, cœur et âme ; ses dernières années se sont éteintes dans les plus
amères épreuves, sans qu’un seul jour elle ait démenti le noble nom confié à son honneur ;
mais, je l’avoue, elle avait les inconvénients de ses qualités, une franchise indomptable
surtout, qui lui a valu la plupart de ses ennemis : l’ingratitude a fait les autres. — Je
n’ai nul intérêt, monsieur, dans cette protestation posthume ; mais vous me paraissez
digne de la vérité, et je viens de la dire. — Au reste, si vous teniez aux détails réels de la vie intime de Delille, je vous offre le manuscrit laissé par
sa veuve… » Ce manuscrit nous a été communiqué, en effet, par la confiance de la personne
qui l’a entre les mains, et nous en avons tenu compte dans cette réimpression. Il renferme
plus d’une particularité naïve et piquante qui s’en pourrait , notamment
d’abondants détails sur l’enfance de Delille, sur sa mère qui se nommait madame
Marie-Hiéronyme Bérard de Chazelle. On y lit le très-amusant récit d’un voyage que fit
l’abbé Delille, en 1786, à Metz, à Pont-à-Mousson, à Strasbourg, reçu dans chaque ville
par les gouverneurs, par les colonels à la tête de leurs régiments, par les maréchaux de
Stainville et de Contades au sein de leurs états-majors, et commandant lui-même les petites guerres. Dans une bonne édition complète de Delille, on aurait
à profiter de ce manuscrit, qui nous apprend aussi quelque chose sur sa veuve. Sans y rien
trouver qui réfute directement les traits semés dans cet article, nous avons pu y voir des
marques d’une nature franche, dévouée, sincère, et il nous a paru très-concevable en effet
que ceux qui ont connu madame Delille l’aient jugée autrement que le monde, les
indifférents, ou les simples amis littéraires du poète. Quant à l’anecdote des dix louis
qui aurait paru presque odieuse, nous la réduirons à sa valeur en dégageant notre pensée.
Nous avons voulu dire simplement que, quand Delille donnait une séance au Lycée, celle
séance était rétribuée, comme pareille chose se pratique tous les jours pour d’autres
artistes estimables, chanteurs, acteurs ; il n’y a, en fait, aucun mal moral à cela. On
n’en a prétendu tirer qu’une remarque de goût.)
— On peut voir, dans les Notes et Sonnets qui font suite aux Pensées d’août, un sonnet adressé à M. Molé en remerciement d’un
bienfait, d’un secours qu’il accorda, sur notre information, à la sœur de madame Delille
qui vivait encore à cette date, et dans un état de gêne voisin de la misère.
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