Le Poëme des champs par M. Calemard de Lafayette32.
De ce que j’ai beaucoup aimé autrefois la poésie, de ce que je l’ai aimée comme on doit
l’aimer quand on s’en mêle, c’est-à-dire trop, ce n’est pas une raison aujourd’hui pour
n’en plus parler jamais. Il est vrai que ce genre de sujet offre des difficultés
particulières, qu’il est plein d’épines en même temps que de fleurs, et qu’il demande, à
le traiter comme il faut, bien des délicatesses. La première est, quand on parle d’un
poëte en particulier, de ne point être injuste envers tous ceux qu’on omet et qui se
croient des droits à l’attention autant et plus que le préféré. C’est par le manque
d’attention, en effet, que les poëtes de nos jours souffrent et qu’ils périssent : c’est
l’attention qu’ils récla ment avant tout de la critique. Il va sans dire, dans le
raisonnement de la plupart, que cela suffit, et que qui les lira les louera.
Plusieurs méritent en effet des éloges. S’il n’y a pas, à l’heure qu’il est, de poëtes
qui égalent les deux ou trois grands encore debout ou enlevés d’hier, il est plus d’un
talent qui appelle considération et estime. La poésie française prise dans sa moyenne ne
dépérit pas. Parmi ceux qui la soutiennent avec le plus d’honneur, je trouve des noms
connus, des noms amis auxquels je ne puis échapper avant d’en venir à mon sujet principal,
et que je me ferais scrupule de passer entièrement sous silence, puisqu’ils ont publié de
nouveaux recueils, pas plus tard qu’hier.
Et d’abord les Poésies Barbares, par M. Leconte de Lisle33. — Pourquoi ce titre de
Barbares ? On se le demande. Passe encore si dans ce recueil M. Leconte
de Lisle n’avait réuni que des poésies inspirées par des récits des bas temps, du
Bas-Empire, par des légendes de moines de la Thébaïde, par les chants de bardes écossais
et scandinaves ; mais il y a d’autres pièces qui ne sont que sauvages, et d’autres qui
appartiennent à des mondes très-civilisés (l’Inde, la Perse), et même à la Grèce. Il est
vrai que celle-ci n’y est qu’à peine touchée ; et c’est sans doute la raison pour laquelle
le poëte a cru pouvoir ainsi clouer en tête de son recueil ce titre voyant de
Poésies Barbares, qui devient un attrait.
Plaute n’y cherchait pas tant de malice lorsque, parlant d’une de ses comédies empruntées
de Philémon et traduites du grec en latin, il disait : « Plaute l’a traduite en
barbare (Plautus vortit barbare) »
, entendant simplement par
là tout ce qui n’était pas grec.
M. Leconte de Lisle n’a point prétendu certainement que ses poésies qu’il publie
aujourd’hui fussent agréables ; il lui a suffi de les faire fortes. Il y a réussi en plus
d’une ; et pour ne parler que de l’Agonie d’un Saint, qui est à la fin du
recueil, c’est une pensée hardie et humaine qui a inspiré ce petit drame, et l’exécution
en est parfaite. M. de Lisle (j’abrège ainsi son nom, il n’a pas à craindre qu’on le
confonde avec l’ancien Delille), est de nos jours un talent à part, une nature
très-particulière de poëte. Doué d’une harmonie pleine et d’un vaste pinceau, en
possession d’une sorte de sérénité et d’impassibilité native ou acquise, désoccupé ou
guéri de passions pour lui-même, il voyage à travers le monde de l’histoire et les
diverses contrées, il revêt indifféremment et presque également bien les formes les plus
diverses ; il exprime avec vigueur et relief les manifestations les plus variées de
l’histoire, de la nature et de la vie. Mais quoiqu’il sente celle-ci sous tous ses
aspects, et assez pour la simuler et pour la calquer en perfection, quoiqu’il la recherche
le plus souvent sous ses faces les plus étranges et les plus singulières, on sent au fond
qu’il n’en est jamais épris ; il est de sang-froid et volontaire toujours. C’est un
contemplatif armé de couleurs et de sons, mais las et ennuyé du spectacle même, comme si
regarder était déjà trop accorder à l’action. Je me le figure comme une nature altière et
saturée, qui est arrivée à l’ironie tranquille. Il aime la mort, le repos éternel,
l’extinction et le néant du sage de l’Inde :
C’est là son fin mot : il est le contraire de ces natures affamées de vivre et de
renaître sans cesse, altérées d’immortalité, et dont Mme de Gasparin
nous offre un type ardent et palpitant dans la fréquence et la récidive de ses éloquents
écrits. Lui, au contraire, il en a assez : il prend en pitié ce désir acharné de la
lumière (Quæ lucis miseris tam dira cupido !) Qu’on lise le Vœu
suprême dans lequel le poëte désire entrer en son éternité,
fut-ce par le fer, par la sensation aiguë du glaive, mais surtout cette Apostrophe
aux Morts, à la paix desquels il aspire. C’est dur, mais c’est beau :
AUX MORTS.
Cette grande nuit sans fin, ce sommeil inéveillable, c’est peut-être la
seule chose qu’il désire encore avec âpreté et qui le passionne. Voici pourtant (car nous
autres, du commun des hommes, et qui ne sommes point à cette sublime hauteur de stoïcien
et de panthéiste, nous avons besoin de tableaux plus doux), voici une pièce qui a son
charme : elle a pour titre le Bernica. C’est un site de l’île Bourbon,
patrie du poëte créole ; c’est une gorge dans le haut pays, mais une gorge riche de
végétation et sous le plus beau des climats.
LE BERNICA.
Je ne chicane pas sur quelques détails. C’est magnifiquement dit. Voilà le naturalisme de
M. de Lisle en ses belles heures et dans sa félicité tranquille.
M. Lacaussade, de l’île Bourbon comme M. Leconte de Lisle, est, tout à l’opposé de lui,
un poëte passionné. Son nouveau recueil s’appelle les Épaves
34. On me dira que je
fais la guerre aux titres, mais je n’aime pas ce titre d’Épaves qui affiche
le naufrage, Poëte, lors même que vous livrez au public votre cœur, vous ne le donnez
qu’avec votre talent ; l’un ne peut se séparer de l’autre ; votre cœur peut être en
lambeaux, votre talent (grâce à Dieu !) ne l’est pas. Pourquoi donc confondre tout cela
ensemble sous ce titre et cet aspect désagréable d’Épaves ?
Il ne se peut de contraste plus grand dans l’inspiration et dans le motif de chanter, j’y
insiste, qu’entre M. Leconte de Lisle et M. Lacaussade ; car si au premier on est parfois
tenté de dire : « Animez-vous »
, on dirait volontiers au second :
« Calmez-vous, apaisez-vous ! »
Chez celui-ci, en effet, l’homme avant
tout a souffert, et toute sa poésie l’exprime ; il a la fibre vibrante. Il a aimé, il aime
encore toutes les belles et grandes choses, mais il les a tant aimées qu’elles lui ont, en
fuyant, laissé une déception amère, une empreinte cuisante, une sorte de frémissement aigu
et nerveux qui retentit dans ses vers. Qu’on lise, au début du volume, ces
Conseils d’un homme qui a éprouvé la passion et qui en signale les périls
et le malheur à un ami vrai ou supposé. Jean-Jacques, notre grand aïeul, a dit :
« Quand le cœur s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie. »
Ç’a été notre histoire à tous, c’est l’épigraphe à mettre à tous les
Werther, à tous les René et à ceux qui en descendent. De
tels avertissements, de tels conseils toutefois, où se sent encore la brûlure et la
flamme, ne sont souvent qu’une manière de repasser sur son mal, et, tout en le maudissant,
de le préférer, comme aussi sans doute de le . Le mal qu’on vous dit des choses ou
des gens en fait, pour bien des cœurs, le premier attrait ; le bonheur et l’innocence sont
trop fades. Quand l’auteur des Épaves dit à son jeune ami :
quel poëte voudrait suivre à la lettre ce conseil après avoir lu M. Lacaussade ? Lui, il
n’a pas fait ainsi ; il n’a rien dit qu’il n’ait éprouvé, et il le fait assez voir. Il est
de ceux qui, selon le mot de Shelley, ont appris dans la souffrance ce qu’ils enseignent
dans leur chant. Il n’a rien oublié, ni le mal ni le bien ; le méchant et le lâche l’a
mordu, et il en frémit encore : il souhaite aux autres meilleure chance, plus de fortune,
une lutte moins étroite avec la vie. Je l’aime mieux, je l’avoue, dans ses retours de
douceur que dans sa note la plus aiguë et la plus stridente ; je l’aime mieux quand il se
montre à nous ému, ou même saignant, qu’ulcéré. Voici une pièce où les deux tons, celui de
la tristesse et celui de la douceur, me semblent ménagés et confondus dans une teinte de
mélancolie touchante. Le titre en pourra paraître singulier : les plus habiles jardiniers
n’ont pu encore trouver jusqu’ici ni la rose bleue ni la rose noire ; mais le poëte a ses
licences et ses prévisions, et il aura devancé les plus habiles gagneurs
en ce genre, au moins pour la dernière de ces roses.
LES ROSES DE L’OUBLI.
Cette pièce irait bien comme pendant avec la barque de Gleyre, le tableau des
Illusions perdues.
Le Poëte et la Vie fait, dans ce recueil, tout un petit poëme dans lequel
le poëte est considéré comme une sorte d’Hamlet, un rêveur inactif qui n’est point pour
cela à mépriser ni à rejeter. C’est la guerre ouverte et déclarée entre les gens positifs,
formant le gros de la société, et le poëte ainsi conçu. Duel éternel, dédain pour dédain.
Le poëme est d’une date déjà fort ancienne, et il en porte les marques. Il y a trop
d’irritation. Je distingue entre l’irritation et l’indignation : celle-ci peut être une
muse, non pas l’autre. Mais parlez-moi des Soleils de juin, des
Soleils de novembre, nobles essors d’une âme qui sait se retremper aux
vraies sources de consolation. Dans la dernière pièce du recueil, Solus
eris, M. Lacaussade donne à une amie des explications touchantes sur ce qu’elle
avait pu penser un moment qu’il rejetait avec colère son ancien culte et les rêves de sa
jeunesse :
Voilà qui est bien et d’un ton qui pénètre. Voulez-vous avoir plus d’accès dans les cœurs
et y entrer plus sûrement : poëte, ménagez le cri.
Comme cet article-ci n’est pas didactique ni méthodique, et que c’est une promenade de
poésie par une des premières matinées de printemps, je veux citer encore une pièce de
M. Lacaussade qui m’amène à une comparaison curieuse. M. Lacaussade aime à s’inspirer des
poètes étrangers (Burns, Cowper, Shelley) ; il ne les traduit pas, il les imite ; il
greffe son propre sentiment sur une de leurs pensées. C’est ainsi qu’il a pris au poëte
polonais Miçkiewicz l’idée d’une pièce dont voici le sujet.
Il arrive souvent aux grands poëtes sur le déclin des ans de susciter en de jeunes cœurs
des admirations passionnées qui ressemblent à de l’amour : ainsi Gœthe enflamma le cœur ou
la tête de Bettina ; ainsi Lamartine, ainsi Chateaubriand en ont enflammé bien d’autres.
Car, une femme d’esprit l’a remarqué, si les hommes dans le premier mouvement de leur
désir vont généralement à la plus belle, les femmes, les jeunes filles, plus délicates
apparemment, vont assez volontiers tout d’abord au plus distingué et au plus glorieux. La
gloire pour elles fait prestige ; elle refait une jeunesse autour d’un front déjà blanc.
La curiosité aussi vient y ajouter son puissant attrait. Or, Miçkiewicz, déjà vieux,
sollicité un jour de se laisser aimer, refusa noblement par une fierté d’âme et une
susceptibilité suprême que M. Lacaussade a développée et traduite sur un ton d’excellente
fermeté : quand on ne peut plus rendre, il ne faut pas recevoir.
LE SECRET.
D’un bien qu’il ne peut
rendre il ne veut point sa part
.
Un hasard heureux me met à même de faire ici un rapprochement assez inattendu. Dans une
page déchirée des Mémoires d’Outre-Tombe que le vent m’apporte par ma
fenêtre entr’ouverte, je trouve un aveu, un refus presque pareil, bien que sur un tout
autre ton, une confession où se peint, une fois de plus, cette passionnée et délirante
nature de René ; j’y supprime seulement, çà et là, quelques traits, quelques notes trop
ardentes et qui ne seraient à leur place que dans le Cantique des
Cantiques :
« Vois-tu, s’écrie le vieillard poëte s’adressant à la jeune fille qui s’est jetée à sa
tête, comme on dit, et qui lui offre son cœur, vois-tu, quand je me laisserais aller à
une folie, je ne serais pas sûr de t’aimer demain. Je ne crois pas à moi. Je m’ignore.
Je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t’adore, mais dans un moment j’aimerai plus
que toi le bruit du vent dans ces rochers, un nuage qui vole, une feuille qui tombe.
Puis je prierai Dieu avec larmes, puis j’invoquerai le néant…
« Si tu me dis que tu m’aimeras comme un père, tu me feras horreur ; si tu prétends
m’aimer comme une amante, je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un
rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la
jalousie la plus insensée. Sais-tu qu’il y a tel sourire de toi qui me montrerait la
profondeur de mes maux, comme le rayon de soleil qui éclaire un abîme !
« Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas. Va chercher le jeune homme dont
les bras peuvent s’entrelacer aux tiens avec grâce, mais ne me le dis pas. Oh ! non,
non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre ; que tu seras encore
longtemps jeune quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la
pierre, que le vent dans la cime des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt
à succomber d’amour et de mélancolie, je me disais : Ma main est-elle assez légère pour
caresser cette blonde chevelure ? pourquoi flétrir d’un baiser des lèvres qui ont l’air
de sourire pour la jeunesse et la vie ? Que peut-elle aimer en moi ? une chimère… Et
pourtant quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes
sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m’entourer de tes mains comme d’une
guirlande de fleurs, il me fallut tout l’orgueil de mes années pour vaincre la tentation
de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accents passionnés que je
te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s’il te
parle comme je te parlais et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. Ah !
que t’importe ?… »
L’effusion n’en finit pas là : elle se prolonge en mille suppositions, mais la note est
donnée ; je m’arrête. De tels accents, certes, ne font pas tort à la vieillesse ni à la
mémoire de Chateaubriand ; le René patriarche ne reste pas au-dessous du René des
Natchez. Quelle ivresse jusque dans la réflexion ! que de flamme !
L’opposition avec Miçkiewicz est-elle assez marquée ? le changement de gamme poétique et
morale est-il assez sensible ? Le refus de l’un est grave, digne et chaste, un peu froid :
celui de Chateaubriand est ardent, passionné, voluptueux. Même en éloignant et en
repoussant son hommage, il ne serait pas fâché d’occuper, d’agiter ce jeune cœur, de lui
laisser un trouble, un long regret, un levain immortel, une goutte du philtre qui, s’il ne
sait plus donner, sait du moins corrompre et empoisonner à jamais le bonheur35.
Quand Bettina, dès la première ou la seconde entrevue avec Gœthe qu’elle aimait depuis
longtemps en imagination, se livrait auprès de lui à des caresses d’enfant et à des
échappées de folle vigne en fleur, l’auguste et indulgent contemplateur se contentait, de
temps en temps, de la rappeler à la raison et de lui dire : « Du calme, du calme !
c’est ce qui nous convient à tous deux. »
Chaque poëte restait fidèle à son
esprit.
Je reviens à nos poètes du jour. Il en est un dont le recueil a paru, il y a quelques
années déjà, et qui mérite un souvenir. M. Lerambert, homme distingué, des plus instruits,
formé dès l’enfance aux meilleures études, initié à la littérature anglaise (il a, pendant
quelques années, habité l’Angleterre), a exprimé dans un volume de
Poésies
36 des
sentiments personnels vrais et délicats, entremêlés d’imitations bien choisies de poëtes
étrangers. Lui aussi il a aimé, il a souffert, et il chante. Je lis avec plaisir son
recueil : tout ce qui est sincère porte en soi son charme. Mais sa souffrance, à lui, est
plutôt languissante et mélancolique qu’ardente et passionnée. Je dirais presque ici le
contraire de ce que je disais au précédent poëte quand je lui conseillais d’adoucir,
d’atténuer un peu son cri : à M. Lerambert j’aurais bien plutôt à représenter qu’après
avoir souffert il ne suffit pas de chanter purement, mélodieusement, avec sensibilité et
avec goût, qu’il faut encore, pour être entendu, hausser le ton et le pousser même
jusqu’au cri. Le procédé qui, de nos jours, a prévalu en poésie, a été souvent un procédé
à outrance sur tous les points : on en pensera ce qu’on voudra, mais c’est un fait. Or, il
n’y a pas encore eu de décret de M. le ministre d’État pour abaisser le diapason dans la
poésie comme pour la musique. Je voudrais citer une des pièces de M. Lerambert, et je
crains de manquer mon effet auprès du public habitué à plus de ton, à plus de couleur, à
un relief plus saisissant. En d’autres temps, j’aurais cité de lui l’élégie intitulée
Un soir de mai, paysage vrai, élégant, gracieux, où passe comme un
souffle et un soupir de tendresse ; mais que faire quand on a encore dans l’oreille et
dans le cœur cette immortelle Nuit de mai de Musset ? M. Lerambert, nature
si distinguée, semble l’avoir compris ; n’a pas renoncé à la poésie, mais il l’a réduite à
être désormais pour lui une jouissance délicate et personnelle de l’homme sensible et de
l’homme de goût :
Si j’en
compose encore aujourd’hui
, ce n’est plus
Nous devions cependant à cette nature élevée et modeste, qui n’a fait que passer dans le
champ de la muse et qui s’en retire, un souvenir et un hommage.
C’est au contraire un débutant, mais un débutant très-préparé et très-décidé à
poursuivre, quoi qu’il arrive, et à tenir de pied ferme, que M. André Lefèvre. Il a
intitulé son recueil la Flûte de Pan
37, parce que les pièces diverses qui le composent sont liées
ensemble, bien qu’inégales de ton et de sujet, et que le lien commun est « la
croyance à la vie dans les choses »
, c’est-à-dire au grand Pan. Je ne fais pour
ce volume comme pour les précédents qu’une simple annonce, je ne donne qu’un signalement
rapide. M. André Lefèvre, avec cette pensée philosophique qu’il met en avant, est un
artiste, un savant artiste de forme. Il prend, par exemple, le groupe de Léda : il lutte
avec le marbre par la pureté, la blancheur, la rondeur. Le seul défaut, à mon sens, de ces
strophes si bien faites, si bien découpées, est de trop rappeler la sculpture, d’en avoir
le poli et aussi un peu la dureté : cette poésie fait à l’oreille ce que le marbre fait au
doigt : Et puis, pourquoi traduire un art par un art ? On sent que ce poëte, qui veut
devenir, lui aussi, un interprète et comme un nouveau prêtre de la nature, a beaucoup
passé par le Louvre, et s’y est un peu trop arrêté. C’est toutefois d’une belle forme
sculpturale. On en jugera par la scène du bain de Léda et par les jeux, si habilement
exprimés, auxquels se livrent ses compagnes en nageant près d’elle :
LEDA.
Léda ne les voit pas
; elle est toute à son
mal…
Le poëte cherche, vers la fin, à spiritualiser ou du moins à naturaliser cette histoire
de Léda, dans laquelle, comme dans celle de Psyché, il ne veut voir qu’un symbole : c’est
plus difficile. Grâce à lui pourtant, la fable lascive et faite pour les caresses de la
muse d’Ovide devient presque auguste et majestueuse :
Il faut lire toute la tirade. C’est beau, c’est alexandrin, c’est bien plaidé, dirai-je
au poëte, et rendu en vers philosophiques élevés ; mais, quand Jupiter se changeait en
cygne, il ne pensait sans doute pas à toutes ces grandes choses. — Enfin, sans y voir tant
de mystère, et toute symbolisation à part, on doit au moins reconnaître chez M. Lefèvre
une grande perfection de forme, des vers bien modelés, bien frappés, quoiqu’un peu durs et
trop accusés dans leur perfection même.
J’ai reçu, il y a quelques jours, d’un simple vicaire de campagne qui habite dans les
Vosges, M. l’abbé R…38, un charmant bouquet de fleurs de poésie tout en sonnets : ce
n’est pas la forme avant tout qui les distingue et les recommande ; mais que de parfum !
quel sentiment intime et modeste ! « Prenez, me dit l’humble vicaire, qui me
rappelle la douce lignée des vicaires anglais poëtes et à qui j’avais conseillé, en
effet, de les lire dans l’original, ainsi que les poètes lakists,
prenez que c’est un panier de fruits, — des fruits du petit jardin que vous avez créé
dans ce maigre terrain de nos montagnes, qui ne sont pas, il s’en faut, celles du
Westmoreland. Que je serais heureux si mon panier avait gardé un peu de la saveur
primitive, si mes vers vous rappelaient Wordsworth autrement que par le
titre ! »
M. l’abbé R… a traduit, en effet, très-heureusement, quelques sonnets
de Wordsworth, notamment celui-ci, tout à la gloire du sonnet même :
Elle sera
guérie en faisant comme moi
.
Dans sa vie de montagnes, le poëte a dû plus d’une fois vérifier la pensée exprimée dans
deux autres sonnets de Wordsworth, lorsque le soir, du haut d’un mont, on voit le couchant
figurer, avec ses nuées fantastiques, mille visions lointaines, et que cependant on se
dit, en redescendant par le sentier déjà sombre, que ces jeux du ciel ne sont rien en
eux-mêmes auprès des nobles et durables pensées qu’on possède en soi et qui nous ouvrent
le ciel invisible. Je donne ces deux sonnets dans leur élévation modeste et leur suavité
tout intérieure, accompagnée d’une certaine gaucherie dans l’expression. Comme en tout ce
qui est chrétien, le fond et le dedans est plus beau que le dehors :
I
II (Suite.)
Le vase pourrait être tourné avec plus de fermeté à ses bords, mais la liqueur qu’il
renferme, on en conviendra, est exquise et salutaire.
J’ai parcouru jusqu’ici bien des tons, j’ai fait résonner bien des notes sur le vaste
clavier de la poésie, et pourtant je n’ai pas encore abordé mon vrai sujet, celui qui m’a
réellement mis cette fois en goût d’écrire, le Poème des Champs de
M. Calemard de Lafayette, un poëme qui n’est sans doute pas de tout point parfait, mais
qui est vrai, naturel, étudié et senti sur place, essentiellement champêtre en un mot, et
dont un poëte académicien, et non académique39, m’a dit
en m’en recommandant la lecture : « Lisez jusqu’au bout ; le miel n’est pas au
bord, mais au fond du vase. »
J’ai, en effet, goûté le miel, et j’en veux faire
part à tous !
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