Merlin de Thionville et la Chartreuse du Val-Saint-Pierre.
Notre époque en littérature vit surtout de retours sur le passé. Nous nous flattons
particulièrement, sinon d’avoir inventé l’histoire, du moins d’en avoir retrouvé la vraie
clef, et nous en usons : nous en abusons aussi ; nous remettons perpétuellement en
question ce qu’on pouvait croire réglé et jugé. Quiconque a retrouvé un document nouveau
en prend occasion de faire un livre, de tenter une réhabilitation. Quoi de plus connu, de
plus épuisé en apparence que l’histoire de la Révolution française ? On avait passé, ce
semble, par toutes les phases d’opinions à son sujet, on avait fait le tour : après avoir
écouté les témoins directs, les contemporains les plus émus, les plus intéressés et les
plus contraires, on avait vu venir avec plaisir les historiens indépendants, ayant encore
la tradition, mais sachant aussi s’en détacher et envisager les hommes et les choses du
point de vue de la postérité. Puis on avait eu affaire aux systématiques de tout genre et
de tout bord, inventant des, formules ultra-catholiques, ultra-révolutionnaires, après
coup. Il semblait que toutes les façons de juger et de voir, toutes les manières de
raconter, de raisonner et de déraisonner se fussent produites, et qu’il allait y avoir
clôture. Mais voilà, depuis quelque temps, que tout recommence de plus belle et se
rengage. J’ai sous les yeux quantité de livres qui demanderaient chacun un examen
particulier et dont quelques-uns le méritent : une Histoire de la Terreur,
par M. Mortimer-Ternaux51, qui n’est que le commencement d’un grand travail ; une Histoire des
Girondins, par M. Guadet52, qui
est le résultat d’une longue et consciencieuse enquête, dans laquelle l’auteur a été animé
par les plus honorables sentiments de famille et de patriotisme. M. Granier de Cassagnac,
en produisant les pièces les plus curieuses et les plus authentiques sur les massacres de septembre, avait, dans ses jugements violents, confondu la limite qui
sépare les Girondins des Jacobins : M. Guadet a cru de son devoir de la rétablir.
M. de Lamartine, l’historien fascinateur des mêmes Girondins, annonce
qu’il va se réfuter et se corriger à son tour, en revoyant après quinze ans d’épreuve ses
éblouissants tableaux. A côté de ces écrits d’un intérêt général, les monographies, comme
on dit, abondent. J’ai sous les yeux une Histoire de Saint-Just une
plaidoirie à sa décharge, par M. Hamel53, lequel (je le dis sous toutes réserves de doctrine) a discuté avec
rigueur et rectifié, je le crois, un certain nombre de faits. Je viens de recevoir tout
récemment un autre essai de réhabilitation encore plus hasardée, un livre sur
Joseph Le Bon
54,
par son fils, estimable magistrat. On hésite à dire un mot sur de telles tentatives,
inspirées par d’honorables sentiments et poursuivies avec opiniâtreté pendant toute une
vie. La circonstance atténuante envers ces hommes que le patriotisme exalta jusqu’au
fanatisme et qu’il égara, c’est qu’ils furent dévorés avant trente ans, c’est qu’ils
avaient en eux toutes les fermentations et les ivresses de l’âge, ajoutées à celles d’une
époque ardente et enflammée. Quant à moi, je l’avoue, j’ai toujours le frisson quand j’ai
à prononcer sur ces hommes, et, tout en étant sévère, je me demande si j’ai bien le droit
de l’être. Nul, en effet, ne se connaît s’il n’a été soumis à de pareilles épreuves. On
est à l’aise dans son cabinet pour juger des faits de guerre, des faits de révolution et
de terreur. Au fond, si l’on est sincère, qui peut répondre de son courage physique, s’il
n’a essuyé le feu des balles ? qui peut répondre de son courage moral et du degré de
trempe de son âme, s’il n’a pris part à une retraite de Russie, ou à une campagne de
l’Inde, comme celle des Anglais et de l’intrépide Havelock en 1857 ? De même, qui peut
dire qu’il serait resté inébranlable et calme, s’il n’a traversé une Terreur ?
Il y a des noms, on n’en saurait disconvenir, qui sont un fardeau pour un fils. Ce doit
être une préoccupation continuelle, une idée fixe d’en détourner ou d’en alléger le poids.
Mais la meilleure manière de les réhabiliter, la seule qui ne trompe point, c’est d’être
soi-même d’autant plus honnête homme, d’autant plus humain, irrépréhensible et pur dans sa
vie ; c’est d’être, aux yeux de ceux qui nous entourent, une réparation vivante à
l’endroit surtout où le crime paternel a éclaté, et de forcer en sa personne l’estime
qu’on entreprendrait vainement de faire remonter plus haut. N’avons-nous pas vu, de nos
jours, en l’honorable M. de Sade, le plus parfait exemple de cette sorte de réhabilitation
morale ?
Non, encore une fois, dirons-nous à ces fils obstinés, qu’une idée honorable et
malheureuse oppresse et possède, vous ne sauriez remettre en bonne odeur une mémoire
sanglante ou souillée ; c’est une erreur, à vous, d’y prétendre et de vous y acharner ;
vous n’avez qu’une ressource : faites oublier votre père, à tous ceux qui vous voient, par
vos mérites et vos vertus.
Un fils plus heureux, M. Vaubertrand, dont le père, concierge de la prison des Madelonnettes pendant la Terreur, s’est honoré par des actes nombreux
d’humanité, et qui, notamment, a donné asile, pendant six mois, à Quatremère de Quincy
frappé de proscription, se complaît aujourd’hui, dans un âge avancé, à célébrer le
respectable auteur de ses jours55 ; mais c’est une erreur, à lui, bien
qu’assurément des plus innocentes, de croire qu’il faille pour cela emprunter toutes les
pompes et l’appareil de la rime et de la poésie : une simple notice en prose eût mieux
rempli son intention, et les notes de sa brochure en font l’intérêt. Quand on a de si
bonnes choses à dire, il est inutile de les chanter.
Quelqu’un qui n’a ni à craindre l’oubli ni à redouter la lumière, et sur qui l’on vient
de publier de nouveaux et authentiques témoignages, c’est l’illustre Charlotte Corday.
M. Vatel, avocat à Versailles, vient de rechercher et de réunir, sur cette fille à l’âme
romaine, tout ce qui peut se désirer de pièces et documents originaux, dossiers du procès,
fac-similé, portrait56.
Cette publication mériterait un examen à part ; la figure de Charlotte Corday s’y dessine
dans toute sa pureté de ligne et sa simplicité. Point d’amourette, point de passion
sentimentale pour quelque beau Girondin ou Marseillais ! c’est mieux : le seul amour de la
patrie, le seul enthousiasme de la vertu, l’unique désir de rendre la paix à son pays,
l’inspire et la transporte jusqu’à l’égarer dans le choix de sa victime. Point de
confident, point de complice dans son généreux forfait ! elle seule a conçu, préparé,
exécuté. Le premier dessein de la noble vierge était de frapper, d’immoler Marat
publiquement, en pleine Convention, au sommet de sa Montagne : elle comptait bien
elle-même être déchirée sur place et disparaître en lambeaux avant même qu’on eût su son
visage et son nom. Mais Marat n’allait plus à la Convention, et il fallut, pour pénétrer
jusqu’à lui, user de ruse.
Elle sent le besoin de s’en excuser. Cette belle Euménide, au front calme, au dédaigneux
sourire, était, on le sait, par le sang, de la race du vieux Corneille, une
arrière-petite-fille du grand tragique. Son acte en fait foi. Ses paroles suprêmes y
répondent : elle défend à ses amis de famille tout regret, elle ne leur demande qu’un
prompt oubli : « Leur affliction, dit-elle, déshonorerait ma mémoire. » M. Chasles l’a
très bien nommée « la fille d’Émilie », de celle qui, dans la prostration et le silence de
tous devant un seul, s’écriait :
Charlotte Corday est une Jeanne d’Arc, sans vision, et le produit d’une époque
philosophique, sincèrement déclamatoire et toute rationnelle, une Jeanne d’Arc qui, au
lieu d’adresser sa prière à ses bons Anges, a lu Raynal et qui sait ce que c’est que
Brutus. Elle réclame une étude à elle seule : M. Vatel nous la promet.
Parmi les réhabilitations et exhumations récentes, je trouve aussi dans les livres rangés
devant moi une réimpression, non pas des Mémoires, mais, pour parler exactement, du
Mémoire justificatif de Garat, adressé à la Convention après le 9 thermidor, avec une
Préface et Notice par M. E. Maron57. Cette Notice est bien faite et d’un homme qui possède son sujet ; le
Mémoire de Garat est spirituel, mais spécial et par trop rétrospectif pour nous intéresser
beaucoup. — Je ne fais qu’indiquer les deux volumes de Mémoires publiés par M. Carnot sur
son père58 et qui attendent une
suite ; et j’en viens au livre dans lequel j’ai à signaler un curieux chapitre que
peut-être on n’irait pas y chercher, si l’on n’était averti.
I.
Ce livre, c’est la Vie et Correspondance de Merlin de Thionville, publié
par M. Jean Reynaud59. L’auteur de la Vie a esquissé à grands traits et
d’un crayon vigoureux le portrait de ce célèbre montagnard, qui lui servit de tuteur, et
envers qui il avait à payer une dette de reconnaissance ; il y a joint toute une
plaidoirie pour sa défense et au plus grand honneur de sa mémoire. La plaidoirie
donnerait lieu à bien des remarques ; elle est animée, chaleureuse, mais trop mêlée de
digressions, de théories et d’hypothèses historiques des plus hasardées ; le portrait
nous laisse, au contraire, une impression fidèle et assez favorable malgré ses taches.
Les pièces publiées dans le volume, et qui en composent la majeure partie, achèvent de
peindre l’homme. Il en est une surtout que je ne crains pas de donner pour un charmant
récit original ; cela s’appelle le Séminaire. Merlin y raconte
lui-même ses années d’études et de première jeunesse, son temps de séminaire et de
noviciat ecclésiastique, ses velléités de vie religieuse et d’entrée au cloître, presque
aussitôt dissipées et suivies d’une émancipation complète. Ce récit, fort imprévu de la
part d’un tel homme, est simple, naturel, exempt (ce qu’on aura peine à croire) de toute
déclamation, et empreint d’un cachet de vérité que j’aime avant tout dans les écrits de
ce genre.
Pour mieux l’apprécier, commençons par nous rendre compte de ce que fut dans sa vie
publique Merlin de Thionville. Né dans cette cité dont le nom ne se sépare plus du sien,
en septembre 1762, fils d’un procureur au bailliage, destiné d’abord à l’état
ecclésiastique (comme on le verra), puis changeant de robe, avocat plaidant et bientôt
estimé des anciens, il avait vingt-cinq ans à l’époque où s’ouvrait l’Assemblée des
Notables : il reçut vivement, lui et ses frères, le souffle embrasé qui traversait l’air
à ce moment. Il n’était pas un bourgeois comme un autre ; c’était un avocat des plus
cavaliers, et qui soutenait vivement en toute rencontre, l’épée à la main, contre les
officiers de la garnison, la cause du Tiers et des idées nouvelles. Officier lui-même de
la garde bourgeoise, et bientôt porté par les élections aux premières magistratures de
sa ville natale, il fut envoyé à Paris en députation, afin de solliciter du gouvernement
les fusils nécessaires à l’armement de la garde nationale. On s’alarmait vite à
Thionville des mouvements du dehors ; on était en vue de Coblentz : ces places des
frontières, où l’on vit et où l’on dort sur le qui-vive, ont
volontiers l’esprit de leur position et le privilège d’enfanter des âmes guerrières.
Nommé député à l’Assemblée législative, Merlin y arriva dans tout le feu et toute
l’exaltation de cette seconde génération révolutionnaire, de celle qui sautait à pieds
joints par-dessus la royauté constitutionnelle pour atteindre du premier bond à la
République. Il se fit remarquer d’abord par des motions terribles, et tout au moins
d’une rédaction malheureuse, contre les prêtres réfractaires ; c’était une rancune
mortelle qu’il gardait à ce Clergé où il avait failli entrer. Il était déiste ; mais son
Dieu était très lointain ; il avait l’habitude de le nommer non pas l’Être
suprême comme faisait Robespierre d’après Rousseau, mais le Créateur
des étoiles fixes, le rejetant ainsi jusque par-delà les planètes. Ennemi déclaré
des formes religieuses et de tout emblème, il aurait même voulu anéantir jusqu’aux
traces d’un passé odieux, faire table rase sur le sol de la France et ne rien laisser
debout de tous les monuments que l'art et la science historique, au défaut de la foi,
conservent et vénèrent ; il était de la bande noire en cela. Pour être juste envers lui,
il faudrait plutôt le prendre dans ses motions contre l’étranger et contre ceux qui le
favorisaient. Son excès d’ardeur, comme une fièvre qui veut sortir, a besoin de se
porter à la frontière : c’est là que son exaltation est à sa place, qu’elle trouve son
aliment. et son emploi, qu’elle est honorable et civique, non sauvage et
désastreuse.
Le premier, à la tribune, il donne l’éveil sur les rassemblements armés qui se font à
la frontière ; le premier, il demande, puisqu’on est en guerre, la confiscation, non
plus la séquestration, des biens des émigrés ; il va plus loin et trop loin dans ses
motions ; j’en omets, et des pires : il devance et il excède toujours. Et c’est ce même
homme qui, envoyé par l’Assemblée aux Tuileries, le 20 juin, après avoir fait passer le
roi et la reine dans un cabinet pour les soustraire aux outrages, ne peut retenir ses
larmes, et, au même moment, cherche à s’excuser d’en verser. C’est le même qui, au 10
août, apercevant le duc de Choiseul qui se défendait dans une allée des Tuileries,
l’épée à la main, contre les assaillants furieux, le saisit, l’entraîne jusque dans
l’Assemblée, et, pour être plus sûr de l’avoir sauvé, le fait asseoir à côté de lui. Il
s’ensuivit entre eux, pour toute la vie, une amitié inviolable.
Son rôle principal à la Convention fut d’être envoyé aux armées ; son bonheur fut, en
échappant aux cruelles mesures du dedans et aux luttes fratricides qui se réglaient à
coups d’échafaud, d’être, pendant ce temps-là, à combattre l’ennemi du dehors, sur le
Rhin, à Mayence, ou le royalisme en Vendée, et de montrer partout, avec un courage
intrépide, le tact, le coup d’œil et les talents d’un homme de guerre improvisé. Le
canon surtout était son arme favorite ; il savait le pointer ; il semblait né artilleur.
Aussi, affectant le costume de simple canonnier, ne se distinguant que par son écharpe
et son panache conventionnel, dès qu’il paraissait sur un point menacé, la mitraille ne
tardait pas à faire son effet. Les Allemands sous Mayence l’avaient surnommé le Diable de feu. Ce premier brillant épisode de nos guerres de la
Révolution, cette défense de Mayence où le nom de Kléber commence à s’illustrer, et où
l’honneur de sa promotion est dû à Merlin, est marqué par des circonstances
chevaleresques singulières. Le roi de Prusse, qui assiégeait la place en personne, y
conçut pour Merlin une estime particulière qui paraît avoir été réciproque, et lorsque,
des années après, on entrait dans le cabinet de l’ex-conventionnel, on était étonné d’y
trouver d’abord le portrait de ce roi. Le siège de Mayence a été dans le temps l’objet
de bien des discussions et des controverses : il ne faut rien exagérer dans les éloges
qu’on décerne aux braves défenseurs. La garnison pouvait, à la rigueur, se défendre
encore quelques semaines, quand elle capitula. Les généraux et Merlin, en traitant un
peu plus tôt qu’il n’était strictement nécessaire, cédèrent à des considérations fort
admissibles alors, mais que nos lois actuelles interdisent aux commandants des villes
assiégées. C’est l’opinion du maréchal Saint-Cyr. La règle précise et rigoureuse, en
pareil cas, est de ne pas tant raisonner sur les éventualités, et de ne point capituler
tant qu’on n’éprouve pas le manque absolu de vivres et de munitions. Le fait est que, si
elle n’avait pas capitulé, Mayence allait enfin être secourue.
Quoi qu’il en soit, Merlin, au retour et les premières tracasseries essuyées, fut salué
avec Kléber comme le héros de Mayence. Il reparut à la Convention en costume mi-parti de
républicain et de soldat, avec ses moustaches, sa physionomie martiale, et son grand
sabre qu’il ne quitta plus. C’est dans cette attitude qu’il est comme fixé dans
l’histoire, et qu’il demeure de loin reconnaissable à première vue, entre tous ses
collègues de la Montagne. Mais en même temps, et malgré ses instincts militaires
prononcés, il n’eut jamais l’idée de franchir le degré qui eût fait de lui un homme de
guerre régulier, un officier général comme le devinrent ses trois frères. Il était, et
il représenta toujours le guerrier libre, volontaire, indiscipliné, de la première
République, de la première levée en masse de 93, incapable de se ranger à être un
militaire distingué et subordonné de la seconde époque et de l’Empire. C’est un des
caractères de Merlin, on l’a remarqué, de n’avoir jamais cédé qu’au mouvement de sa
propre passion, de s’être arrêté là où elle s’arrêtait, sans jamais servir d’instrument
à celle des autres. Athlète de la Convention en Thermidor, et l’un de ses énergiques
libérateurs, mais plus propre à la période ascendante qu’au décours et au déclin d’une
révolution, il s’efface et disparaît à mesure que la Révolution elle-même se perd dans
les intrigues, comme le Rhin dans les sables. Enfanté tout d’un jet par un mouvement
irrésistible, par l’immense tremblement de terre d’où sortit la génération des modernes
Titans, il n’était pas l’homme de plusieurs idées ni de plusieurs régimes. Il rentre
dans la vie privée avant quarante ans, se retourne vers la terre avec une sorte de rage,
travaille et laboure son champ, améliore son domaine et ne se relève qu’en 1814, devant
l’invasion, pour y devenir colonel d’un corps franc ; puis, après un dernier effort
patriotique et comme une dernière convulsion, il retombe et rentre derechef dans l’oubli
pour mourir obscurément en 1833.
II.
Tel est le personnage original qui, dans sa jeunesse, eut la pensée de devenir homme
d’Église, et qui plus est, la tentation de se faire chartreux. J’en viens au récit qu’il
a donné lui-même de ses premières années, récit très simple, très naturel, je l’ai dit,
philosophique d’impression et de résultat, mais nullement révolutionnaire de forme et de
langage. Son père, procureur au bailliage de Thionville, avait pour clients, à cette
frontière, les riches abbés de Trêves et de Luxembourg ; c’est dans la prévision que ces
abbés pourraient, un jour, conférer à son fils de bons bénéfices, que ce père prudent le
fit entrer, après ses classes, au séminaire de Metz. L’évêque de cette ville était pour
lors un Montmorency-Laval ; le jeune Merlin, bien recommandé, fut nommé de sa chapelle.
Cela lui donna occasion de faire, dans les voitures, de Monseigneur et à sa suite, une
tournée épiscopale qui le lia avec les curés de la province et ne contribua pas peu à
refroidir sa vocation ecclésiastique.
Le clergé de ces contrées, à moitié allemandes, était des plus relâchés. Les nombreuses
maisons religieuses des deux sexes n’observaient plus la règle et semblaient autant
d’abbayes de Thélème. On se traitait réciproquement ; on s’invitait aux fêtes de
village. Moines et religieuses, hébergés par des curés grands chasseurs, dansaient et
buvaient à l’envi. Des hommes d’esprit et d’intelligence se rencontraient pourtant au
milieu de cette vie de bombance, et quelques-uns savaient concilier leurs devoirs
extérieurs avec leurs aises au dedans. Merlin nous montre, entre autres, un gros
personnage du pays, dom Colignon, curé de Valmunster, « qui y était tout à la fois
seigneur haut justicier et foncier, représentant de l’abbaye de Metlach, décimateur et
curé. » Chez lui, quand il y avait du monde, régnait un très bon ton et de la
décence :
« J’y vis pour la première fois M. l’abbé Grégoire, jeune curé, depuis évêque et
député à l’Assemblée constituante et à la Convention. La société était choisie : elle
se composait de peu d’ecclésiastiques, de quelques gentilhommes de campagne, du
lieutenant général du bailliage de Bouzonville et de son épouse, du procureur du roi
et de sa famille. Dom Colignon avait reçu de l’éducation ; il était bel homme, fort
aimable, parlant bien ; procureur de la maison de Metlach, il allait succéder à l’abbé
tombé en imbécillité, quand la cure de Valmunster était venue à vaquer ; le presbytère
était joli et commode, le pays riche, peuplé, fort agréable, arrosé par la Sarre :
sacrifiant l’ambition à la liberté, il avait fait nommer abbé un de ses amis, qui lui
avait ensuite conféré la cure, la seigneurie et les revenues de Valmunster. Après
trois jours passés fort agréablement dans cette résidence, je voulais partir avec la
société ; mais dom Colignon m’engagea à rester, m’offrant de me reconduire le lundi
d’après à Thionville… Je restai donc seul avec lui. »
C’est alors que cet homme de bonne compagnie, mais si peu prêtre, s’ouvre à lui et,
dans des conversations amicales, l’initie et l’endoctrine. Il lui parle de la religion
d’une manière à fort étonner un jeune séminariste encore novice et très sincère : il ne
la prenait, en effet, que par le côté social et politique, et pour l’utilité morale ;
hors de là, il n’en acceptait rien et se croyait tout à fait libre et dégagé dans son
for intérieur, « ne voyant le péché que dans l’injustice, le défaut de charité et le
scandale. Il évitait ce dernier autant que possible et se montrait extrêmement juste et
humain. »
Ce dom Colignon qui, on le voit, dépassait de beaucoup le Vicaire savoyard, était tout
à fait un curé comme Rabelais pouvait l’être au xvie
siècle, comme bien d’autres l’étaient au
xviiie
, un curé à la Marmontel, un curé de Mélanie,
mais plus franc et d’une touche originale. Il ne se borna point, dans sa confiance
envers le jeune séminariste, à des préceptes de vie facile ; il n’hésita pas, se voyant
seul avec lui, à reprendre ses habitudes intérieures :
« Deux belles paysannes de dix-huit à vingt ans, l’une brune et l’autre blonde, que
je n’avais pas même aperçues jusque-là, vinrent se placer le soir à la table du
maître. Dom Colignon m’avait préparé à cette scène par ses leçons : il ne parut pas
s’apercevoir de mon émotion. Plein de foi et ne trouvant cependant rien à répondre à
ma raison, qui s’était rangée du côté du curé, j’étais dans une situation
, quand nous partîmes enfin pour Thionville. Dom Colignon y resta
quelques jours ; mon père avait les yeux fixés sur moi : il semblait me demander des
confidences… Je lui racontai les scènes scandaleuses des Pères capucins avec les sœurs
de Richstroff ; je lui en exprimai mon indignation ; mais pas un mot des jolies filles
de Valmunster. Ce fut lui qui chercha l’occasion de m’en parler en me faisant
remarquer, combien pouvait être douce et heureuse l’existence d’un curé qui sait
ménager les convenances. Mais je me sentais révolté de ces maximes, ‘ne comprenant pas
comment on pouvait se parjurer ainsi, et se consacrer à Dieu, tout en restant attaché
aux vanités du monde. »
Cependant les impressions, une fois reçues, ne s’effacèrent point et eurent des suites.
Rentré à son séminaire de Metz, le jeune Merlin, toujours croyant, mais ému et très
ébranlé, avait bientôt conçu ou cru concevoir une passion pour une jeune pensionnaire
qu’il apercevait de sa fenêtre dans le jardin d’un couvent voisin. Il était parvenu à
nouer avec elle un commerce de lettres, et, comme elle partait pour Paris, il résolut de
son côté de s’y rendre. Pour cela il lui fallait dissimuler avec son père et obtenir de
ses supérieurs de quitter le séminaire en demandant d’aller à Saint-Lazare. Cette
proposition réussit ; le supérieur de Metz donna au jeune homme son agrément et une obédience, comme on disait, pour la maison de Saint-Lazare ; et voici
Merlin prêt à partir le lendemain matin pour Paris.
Mais la nuit porte conseil : il réfléchit au danger de son voyage, et il pense que
mieux vaut le différer et partir, non pour Paris, mais pour Reims et Vervins, afin de se
rendre de là à la Chartreuse du Val-Saint-Pierre-en-Thiérarche, où il avait un parent,
dom Barthélemy Effinger, qu’il n’avait jamais vu, mais qui lui destinait une cure : « Je
resterai, se disait-il, au monastère sous prétexte d’en vouloir connaître l’intérieur,
les pratiques, et peut-être d’en devenir un des moines ; sous ce prétexte, j’exigerai et
j’obtiendrai le secret. » il ne serait allé à Paris qu’un peu plus tard et quand déjà sa
famille, inquiète de son absence, l’y aurait fait chercher vainement.
Nous arrivons donc un jour avec lui sur l’heure de midi, à cette fameuse Chartreuse
dont il nous fait un magnifique tableau pour la grandeur des bâtiments, pour y
hospitalité opulente et toutes les choses du dehors, et sur laquelle il nous apporte un
véridique et saisissant témoignage en ce qui est des mœurs et des sentiments cachés.
Je n’ai point de parti pris contre les cloîtres et contre la vie monastique en général.
Il m’est arrivé à moi-même d’en étudier et d’en proposer à l’admiration de beaux
exemples. Cette sorte de vie, née dans l’Orient et dans toute l’Europe
chrétienne où elle prospéra, a eu son long temps et son règne, son âge d’or, son âge
angélique, son âge héroïque et militant. De naïfs et intéressants témoins nous en ont
transmis les prodiges ; de respectables érudits en ont rassemblé les monuments ; des
historiens vraiment philosophes doivent en accepter les grands faits, en même temps
qu’en pénétrer les ressorts et en démêler le sens et l’esprit. Mais cette vie
monastique, se rapportant essentiellement aux besoins et aux conditions d’une autre
époque, a eu aussi sa décadence visible, et déjà plusieurs fois manifeste, décadence au
xve
et au xvie
siècle,
décadence au xviiie
. Les essais de renaissance qui ont eu
lieu après les chutes ont fait refleurir l’institution en quelques-unes de ses branches,
mais pour un temps très court et en la laissant chaque fois plus caduque et plus
affaiblie. S’il appartient au xixe
siècle d’être plus
heureux, et de la ressusciter par un suprême effort, ce n’est point ici ce qui
m’occupe ; j’ai seulement à montrer ce qu’était devenue une Chartreuse à la fin du
xviiie
siècle, bien différente de celle que Fontanes
célébrait vers le même temps en des vers mélancoliques, pour l’avoir vue vaguement du
côté du jardin et au clair de lune. Qui n’aurait vu celle-ci qu’en visiteur d’un jour et
par les dehors aurait eu beau jeu pour donner carrière à son imagination et à son
enthousiasme :
« Le couvent du Val-Saint-Pierre-en-Thiérarche, nous dit le curieux pèlerin, est
situé au milieu de forêts immenses qui faisaient partie de son domaine. Les approches
de la maison, environnée de terres labourables, de prairies, d’étangs et de belles
fermes, offraient, à la vue des sites variés, mais qui manquaient de mouvement, et
auxquels la proximité des forêts donnait quelque chose de grave et de mélancolique.
Une route magnifique traversait la forêt et conduisait au couvent. Une muraille très
élevée en masquait et en fermait l’intérieur ; une porte, une vraie porte de ville,
que surmontait un pavillon sans jour sur la campagne, donnait entrée sur une cour, ou
plutôt sur une place magnifique. L’église, d’une architecture moderne, en occupait le
fond, et deux ailes en formaient les côtés. Dans celle de gauche, les salles à manger,
les offices, l’antichambre, le vestibule et l’escalier, et au premier les chambres
d’hôtes. En retour de cette aile une grande terrasse, soutenue par un mur de trente
pieds d’élévation ; et sur cette terrasse un très beau pavillon avec jardin,
réunissant l’élégance à la simplicité, servait de cellule au prieur. Derrière se
trouvaient les cuisines, les logements des domestiques et des frères lais, chargés des
détails de la maison, de la surveillance des jardins, des terres et des forêts. L’aile
de droite était occupée par le religieux qui portait le titre de courrier,
spécialement chargé de l’administration des forêts, de la vente des bois et de la
rentrée des fonds dans la caisse du procureur. Le procureur, mon parent, habitait seul
les autres appartements du rez-de-chaussée, et le haut était encore destiné aux
visiteurs étrangers. En retour de cette aile, on descendait dans la basse-cour, où se
trouvaient les écuries des chevaux de luxe et des chevaux de labour, les remises pour
les voitures, chaises de poste, etc., une vacherie à la suisse de cent vaches, un
atelier de charronnage, une forge, une tannerie sur un ruisseau, une buanderie, une
brasserie, une pharmacie, une infirmerie. De cette basse-cour on entrait dans un très
beau potager, surmonté à l’est par plusieurs terrasses plantées d’arbres fruitiers et
formant la base d’un côté du cloître des Chartreux. Les carrés de légumes se
trouvaient dans la partie la moins élevée, et aboutissaient tous à un grand étang
placé au milieu, et sur lequel était construite une machine hydraulique qui envoyait
de l’eau dans les cuisines et dans toutes les cellules, et alimentait plusieurs jets
d’eau dans le grand jardin du cloître et dans celui du prieur. Derrière l’église était
le cloître, contenant quarante cellules, composées chacune de quatre belles pièces, et
ouvrant d’une part sur un joli jardin, et de l’autre sur le cloître, en communication
lui-même avec le grand jardin, orné d’ifs taillés en pyramide, de gazons et d’un
bassin avec un superbe jet d’eau. L’église était resplendissante de dorures et divisée
en quatre parties : le sanctuaire, surmonté d’une couronne soutenue par des colonnes
de marbre de vingt-cinq à trente pieds de hauteur ; le chœur des chantres, garni de
stalles en bois de chêne d’une rare beauté, avec des panneaux incrustés en bois de
diverses couleurs, et des tableaux représentant la vie de saint Bruno ; le transept
contenant d’un côté l’autel de la Vierge, de l’autre celui de saint Bruno, avec la
statue en marbre blanc de ce bienheureux ; la nef, dans laquelle le public était admis
une fois l’an, séparée du reste par une haute et magnifique grille, toute chargée de
dorures. La porte donnait sur un péristyle élevé de douze marches au-dessus du sol de
la cour, et au-dessus s’élançait un élégant clocher renfermant l’horloge et le
carillon, qui, tous les quarts d’heure, se mettait en mouvement et sonnait des
hymnes. »
Cela, convenons-en, est d’une parfaite et sensible vérité, d’une sobre et magnifique
description ; quoique sorti d’une plume conventionnelle. Justice pour tout le monde ! Je
la rendais l’autre jour à Louis XIV, en citant de lui de belles pages ; c’est
aujourd’hui le tour de Merlin. Qui se serait attendu à rencontrer en lui un rival de
Granet pour la peinture d’un couvent ?
Le parent de Merlin, dom Barthélemy Effinger, dont la principale occupation consistait
à recevoir les hôtes, se trouve très heureux de s’adjoindre le jeune arrivant pour
l’aider dans cet office. Ainsi, Merlin se voit initié de prime abord à l’autorité même,
à la politique du cloître, et, pendant les dîners qu’il fait avec dom Effinger en
tête-à-tête dans son appartement, il profite des conversations pleines de franchise du
bon religieux, qu’il ne se lasse pas d’interroger. Celui-ci, très sincère dans ses
réponses, aussi libre de préjugés que de passions, essaye pourtant de le séduire par un
endroit : il voudrait le décider à se faire moine, et se met en tête de lui procurer sa
charge. Mais voici une impression profonde et salutaire à laquelle le jeune homme ne
s’attendait pas, et qui vient mettre à néant tous ces beaux projets de népotisme :
« Comme je remplaçais dom Barthélemy à la table des hôtes, je le suppléais aussi au
chœur. Un autre chartreux, de Thionville, dom Ignace Jaunez (oncle de Mme Hoche), lequel, en sa qualité de sacristain, avait le
droit d’entrer dans les pavillons, venait me chercher dans ma chambre vers onze heures
ou minuit ; je vois encore ce spectre blanc, aux yeux caves, avec la tète
encapuchonnée, avançant sous mes yeux sa lanterne sourde, et prononçant Ave Maria, à quoi, me levant pour le suivre, je répondais Amen. Une fois, sortant de l’église au petit jour, à la file des chartreux,
avec dom Ignace qui reconduisait chez moi sans mot dire, je remarquai que le mur en
pierre de taille sur lequel s’ouvraient les cellules était usé d’une manière sensible
à la hauteur des bras, et que les dalles du pavé étaient creusées uniformément comme
les chemins battus par les bœufs ; j’arrêtai dom Ignace et lui demandai si ces traces
n’étaient pas l’effet du passage quotidien des religieux : par un simple mouvement de
tête, il me répondit affirmativement. Je ne saurais dire quel effet cette idée lugubre
produisit sur mon cœur : une sueur froide me couvrit le front ; je me hâtai de rentrer
dans mon appartement et me jetai tout habillé sur mon lit : loin d’être disposé au
sommeil, les réflexions les plus accablantes se succédaient en moi jusqu’à m’effrayer,
et je ne fus délivré de mon angoisse que lorsque mon domestique entra dans ma
chambre. »
Et désormais, chaque fois que, lui montrant sa charge commode en perspective, dom
Effinger essayait de le ramener à l’idée de vie claustrale et de vœux, « l’image de ces
moines, qui avaient consumé leur inutile existence à user avec leurs sandales et les
manches de leurs robes les pierres de ce cloître, se dressait devant son imagination
effrayée. »
Sa passion pour la jeune personne qu’il espérait toujours revoir ne laissait pas d’être
aussi un préservatif. Enfin le prieur, dom Le Noble, homme jeune encore, qui l’avait
pris en amitié, eût achevé de le désabuser, s’il lui était resté des illusions sur ce
genre de vie ; car il la lui dépeignait d’après ce qu’il avait sous les yeux, avec
toutes les misères, les rivalités et les envies intestines qu’elle recelait, avec les
imbécillités et les démences qui en étaient trop souvent le terme et le résultat. Il
faudrait lire tout son discours : c’est bien l’image d’un cloître, quand la foi, l’amour
et l’espérance se sont retirés :
« Vous avez fait de bonnes études, ajoutait-il ; et après une année de noviciat vous
pourriez entrer dans les ordres ; raison de plus pour vous désespérer quand vous vous
verrez renfermé pour jamais dans ces murailles, sans livres, sans conversation, sans
ami, au milieu d’envieux imbéciles et méchants, qui ne chercheront qu’à vous empêcher
de sortir du cloître. Le procureur (dom Effinger), le plus égoïste
et le plus insouciant de tous les hommes, est le seul avec qui je puisse parler. Ne
vous fiez point à ses promesses ; il n’a pas le droit de vous céder sa place ; et, le
pourrait-il, il ne le ferait pas. Sa place et la mienne elle-même ne tiennent à rien :
un caprice des visiteurs peut nous replonger dans le cloître et nous replacer sous la
main de ces moines qui nous haïssent. Gardez-vous donc de devenir chartreux… »
Et tout ce qui suit. — Et l’on conçoit, en effet, cet enfer de la réclusion et de la
solitude, quand la contemplation mystique n’est plus qu’un vain mot, et que le rayon
céleste ne descend plus. Le parfait chartreux était celui qui, interrogé à l’article de
la mort sur ce qu’il avait fait pendant quarante années de silence, répondait par cette
parole du Psaume : « Cogitavi dies antiquos, id annos æternos in mente
habui.— Je songeais aux jours anciens, et j’avais dans l’esprit les années
éternelles. » Au lieu de ce tableau à la Lesueur, Merlin nous fait assister au spectacle
d’une communauté mangeante et buvante, qui appellerait le pinceau de quelque maître
hollandais grotesque :
« A diverses fêtes où les chartreux se réunissaient, on m’accordait la faveur insigne
de manger avec eux au réfectoire. Chaque chartreux avait devant lui un pot d’étain,
d’une pinte, rempli de bière, un autre de même dimension, rempli de vin de Champagne
ordinaire, et une bouteille cachetée de vin vieux ; et ce qu’il ne buvait pas était
porté par les frères lais dans le tour placé à côté de la porte de la cellule ; on
servait à chacun une tranche d’esturgeon d’une livre, du poisson de rivière en
pareille quantité, une omelette de six œufs, du pain frais à volonté, du fromage et
les plus beaux fruits. Chaque chartreux, enfermé dans son capuchon, mangeait dans le
plus profond silence et sans lever les yeux sur son voisin. Je ne pouvais concevoir
comment un homme, et surtout un homme oisif, pouvait engloutir tant de nourriture :
cependant, à l’exception du prieur, tous les moines mangeaient leur portion, et j’ai
même vu dom Pierre et dom Quentin, deux vieillards octogénaires, et dom Lucien,
aide-sacristain, jeune encore, mais à peu près stupide, demander des
suppléments ! »
Mais la vue de la récréation aux jours de fête, avec la division tranchée des trois
groupes, est d’une belle observation morale et d’un effet lugubre, qui termine bien
cette suite de tableaux :
« Ces jours-là, après les grâces dites à l’église, les chartreux se promenaient dans
le grand jardin, en formant trois groupes séparés : les vieillards excluaient leurs
confrères au-dessous de quarante ans, et ceux-ci les confrères au-dessous de trente ;
les jeunes erraient pour la plupart seuls, craignant de se communiquer leurs tristes
et douloureuses pensées ; la tète baissée, ils regardaient la terre et me semblaient
lui demander de se hâter de s’ouvrir pour eux. Pour moi, j’allais des uns aux autres ;
sachant que j’avais la permission de leur parler, les uns me questionnaient sur ce qui
se passait hors du cloître, les autres sur la théologie ; les vieux m’exhortaient à
partager leur sort, tandis que les jeunes, croyant que je devais entrer au noviciat,
me regardaient ou avec pitié ou avec des yeux surpris et hébétés. »
Il est inutile de dire la fin de l’aventure ; on la devine de reste, et tout se rejoint
aisément. Merlin ne se fit point chartreux ; il ne se fit point prêtre, et se tourna
vers le barreau, faute de mieux. Il était en train d’y réussir, d’y acquérir l’estime
dans sa province, et il s’appliquait fort à une profession qu’il jugeait définitive,
quand la Révolution éclata et le jeta brusquement dans une sphère d’orages, où il eut
besoin de toute son énergie et de tout son caractère. Le contraste est frappant ; il
l’est surtout maintenant que nous avons lu ses confessions sur la Chartreuse. Cette
espèce de novice qui assiste aux offices de matines et qui recule d’effroi, ce chartreux
manqué, et qui le fût probablement devenu en d’autres temps, nous le plaçons en regard
du thermidorien intrépide et de l’artilleur improvisé de Mayence.
Il y a dans Rabelais une bien vaillante et généreuse figure de moine, le frère Jean des
Entommeures ; il y a dans le joli roman du Petit Jehan de Saintrè un Damp
Abbé, moins fort en armes, mais riche aussi de nature, qui fait concurrence au
gentilhomme auprès de sa belle, et dont le gentilhomme se venge assez cruellement. Un
chartreux, comme l’eût été Merlin, me rappelle involontairement ces deux gaillardes
figures. Deux ou trois siècles plus tôt, il eût fait un moine de cette espèce et de cet
acabit-là. C’eût été dommage, en vérité, que celui qui avait la taille, la vigueur,
l’audace, le regard et le port de tête de Damp Abbé et de frère Jean, avec le cœur en
plus du patriote et du citoyen, ne vécût point à cette date de l’abbé Sieyès et
n’assistât point, en y prenant sa bonne part, à l’émancipation des classes, gage et
signal de l’ennoblissement des cœurs. Le frère Jean, j’imagine, eût fait comme lui, à sa
place, et aurait volé à la frontière. Celui qui défendait si bien son couvent n’aurait
point failli à la tâche : le couvent s’était tout simplement agrandi et était devenu la
France.
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