II. (Suite.)
La Guerre d’Alsace
pendant le grand schisme d’Occident, terminée par la mort du vaillant
comte Hugues, surnommé le soldat de saint Pierre, drame historique
en prose, sans nom d’auteur, imprimé à Bâle en 1780, et qui paraît n’avoir
eu aucun écho en France, fut la dernière tentative de Ramond dans l’ordre de
la littérature proprement dite et de l’imagination. Malgré ces mots du
titre, grand schisme d’Occident, qui donnent d’abord
l’idée d’une autre date bien postérieure, la scène se rapportait à la fin du
xie
siècle et à l’époque des démêlés
du pape Grégoire VII avec l’empereur. L’auteur avait voulu peindre les
guerres et discordes des comtes et des prélats d’Alsace, ranimer les cadavres de l’histoire, mettre en actions les légendes
ou chroniques qui se rattachaient aux débris des vieux châteaux :
ils passeront devant les yeux du lecteur dans leur costume
antique, disait-il de ses personnages, ils agiront suivant les mœurs de
leur siècle ; en un mot, je copierai fidèlement la nature, même lorsque
je
suppléerai par la fiction aux faits que le
temps a ensevelis dans les ténèbres de l’oubli.
On a là toute une matière de drame, la suite et le mouvement
des scènes ; les principaux caractères même sont assez bien esquissés, et il
y a un personnage d’Othilie qui a de la grâce et de l’idéal. Ce qu’on peut
dire enfin, c’est que l’auteur a très bien deviné et conçu le genre dont le
Wallenstein de Schiller (1779) devait offrir le plus
magnifique développement, mais qui n’a jamais été en France qu’un genre
accessoire et comme latéral à la scène.
Ramond était arrivé à l’âge de vingt-cinq ans : ici sa carrière va subir une
déviation singulière et qui aurait pu être fatale à tout autre. Déjà renommé
à Paris pour sa traduction des Lettres de Coxe, accueilli
par le meilleur monde, devenu le guide de toute cette belle société qui se
prenait d’amour pour la nature de Suisse et pour les glaciers, il attira
nécessairement l’attention du cardinal prince de Rohan, évêque de
Strasbourg, qui fut flatté de trouver dans un jeune Alsacien de si grands
talents, et qui se fit un honneur de l’attacher à sa personne. Le cardinal
de Rohan, beau, brillant, de la plus noble libéralité et de la plus
gracieuse prévenance, spirituel même si on ne s’arrêtait qu’à l’air et
au-dehors, était un très grand seigneur des plus sujets à être séduit. S’il
était en disgrâce à Versailles, il trônait en Alsace ; on peut même dire
qu’il régnait, car il était réellement souverain dans la portion germanique
de son diocèse qui était au-delà du Rhin. Il s’était fait à Saverne une des
plus charmantes résidences du monde ; il y tenait une cour véritable, et il
voulut que Ramond en fût. Celui-ci, conseiller privé de la régence de
Saverne, chef du conseil et secrétaire du cardinal (on lui donne
alternativement tous ces titres), appliquait en effet ses connaissances
précises à l’administration de ce petit État, en
même temps qu’il charmait par son esprit l’intérieur du palais.
M. de Carbonnières (c’était le nom aussi sous lequel on le connaissait
alors) fut encore admis peu après, par la même protection, dans le corps des
gendarmes dits du prince de Soubise. Il tenait par tous les liens à la
maison de Rohan.
La faveur des grands oblige à bien des complaisances. Le célèbre charlatan
qui se faisait appeler le comte de Cagliostro était arrivé à Strasbourg en
septembre 1780, précédé d’une réputation pour les sciences
occultes et pour les cures miraculeuses ; toute la haute société, la
noblesse d’Alsace, donna le signal en sa faveur, et le cardinal de Rohan,
avant de l’avoir vu, était déjà séduit. Il y a des natures, distinguées
d’ailleurs, qui sont singulièrement prédestinées à la crédulité ; il ne
s’agit pour elles que de savoir de qui elles seront dupes, et par malheur
elles ne font pas le choix. On a pu lire dans les Mémoires
de la baronne d’Oberkirch quelle était l’attitude du cardinal en présence du
charlatan habile qui le fascinait. Cagliostro, à cette époque, n’avait guère
que trente-deux ans : sa physionomie expressive et brillante colorait
l’impudence sous des airs inspirés et sous les effusions de la philanthropie
à la mode ; il semblait aller fouiller dans le cœur les secrets de chacun,
et promettre en retour toutes les félicités et les merveilles. Il régnait à
Saverne et possédait l’âme du cardinal, lorsqu’il fut obligé de s’éloigner
de Strasbourg, où son séjour excitait de l’ombrage, et de voyager quelque
temps. Il alla successivement à Naples, à Bordeaux, en Suisse, à Lyon ; on
ne suit pas bien exactement sa trace, mais ce qui paraît certain, c’est que
le cardinal, privé de sa présence et ne pouvant se passer de ses
communications, envoya à un moment auprès de lui son jeune secrétaire,
c’est-à-dire Ramond, tant
pour pourvoir à son
entretien que pour continuer en chiffres la correspondance : c’est l’abbé
Georgel, bien informé, qui atteste le fait. On sait d’ailleurs que Ramond
retourna en Suisse dans les années 1783-1784, et pour y rejoindre sans doute
Cagliostro ; il l’accompagna ensuite à Lyon, et ce fut lui qui, par ordre du
cardinal, l’installa à Paris, dans la rue Saint-Claude au Marais, en
février 1785, prenant à cet effet tous les arrangements et passant tous les
marchés nécessaires.
On ne peut s’empêcher de regretter ici que Ramond n’ait pas écrit ses
mémoires ; qu’il n’ait pas, un jour ou l’autre, raconté, et s’il le fallait,
confessé toute la vérité sur cet épisode intéressant et mystérieux de sa
vie, Toute part faite à la déférence, à l’obéissance qu’il devait aux ordres
du cardinal, on se demande quelle était en ceci cette autre part, fort peu
aisée à déterminer, mais assez active, ce semble, qui lui était personnelle
et propre. Lorsque l’on sait à quel esprit sain, ferme, vigoureux, on a
affaire en Ramond, lorsqu’on a pu apprécier ses qualités sûres comme savant,
comme observateur, lorsqu’on voit Laplace avoir assez de confiance en lui
pour adopter et enregistrer dans la Mécanique céleste la
réforme numérique dont était susceptible le coefficient d’une de ses
formules, on se demande quelle sorte d’intérêt et de zèle celui qu’on a
connu en ces dernières années le moins mystique des hommes pouvait apporter
dans cette intimité de chaque jour avec Cagliostro. Était-ce curiosité
pure ? désir de découvrir quelque chose des ressorts et des secrets que lui
cachait le grand mystificateur ? Était-il disciple et adepte à quelque
degré, ou n’était-il qu’un observateur encore, déguisé en disciple, et
n’avait-il qu’une arrière-pensée, celle de saisir le dernier mot de la
cabale et la clef du jeu ? Un jour Cagliostro lui envoya demander comme à
son préparateur (car il en faisait quelquefois
l’office) je ne sais quelle poudre nécessaire pour une opération : Ramond
se contenta de prendre une prise de tabac et la mélangea de cendre, de
manière à donner au tout l’apparence de la poudre demandée, et la poudre
ensuite opéra comme si elle avait été la vraie. Cagliostro ici était le
mystifié. Il est difficile pourtant d’admettre que Ramond n’ait pas été
lui-même fasciné dans les premiers temps, qu’il n’ait pas payé tribut par
une courte fièvre de jeunesse à la maladie épidémique du siècle et du lieu.
Mais de bons esprits comme le sien ne subissent la contagion commune qu’un
moment, et, une fois guéris, ils sont désormais à toute épreuve84.
Une grave complication, qui amena une catastrophe, vint altérer et envenimer
ces relations, d’ailleurs assez
innocentes et
anodines, de Cagliostro avec le cardinal de Rohan. Une femme intrigante et
criminelle, Mme de La Motte, se mit, vers le même temps,
à exercer sur le cardinal son ascendant funeste et vraiment fabuleux, qui
conduisit ce malheureux prince à acheter des joailliers de la reine le
fameux Collier, en croyant n’obéir qu’à un ordre de sa souveraine. Ramond,
secrétaire du prince et son confident, ne put manquer d’être initié à la
connaissance de cette longue et tortueuse négociation. Mais quand le procès
éclata, lorsque Mme de La Motte fit ses mémoires et
factums, lorsque Cagliostro co-accusé lui opposa les siens, une chose est
pour nous remarquable : c’est combien chacun évita d’inculper ce jeune
secrétaire et de le compromettre. M. de Carbonnières, chef du conseil du
cardinal, est nommé, cité à l’occasion ; Cagliostro joint à son nom un
éloge ; Mme de La Motte n’y applique aucune injure et ne
soulève contre lui aucune accusation. Il est évident que, dans cette affaire
délicate, on aime mieux que ce jeune homme sensé, clairvoyant et, pour tout
dire, plus considéré que ce qui l’entoure, n’ait pas à s’expliquer hautement
en justice et devant le public, comme il l’eût fait s’il avait été obligé de
se défendre.
Ramond rendit, d’ailleurs, au cardinal le plus grand des services pour sa
justification. Une bonne partie du Collier avait été dispersée et vendue à
Londres ; il importait de se procurer auprès des bijoutiers anglais les
preuves légales de cette vente faite par le mari de Mme de La Motte et pour son compte. L’abbé Georgel, grand vicaire du
cardinal, fit choix de Ramond pour cette négociation délicate (1785).
Celui-ci suivit les diamants à la piste, s’assura des acheteurs, obtint leur
déposition légale devant les magistrats de Londres, et revint en France muni
des pièces qui prouvaient du
moins que le
cardinal n’avait été que le plus crédule et le plus volé des honnêtes
gens.
Lorsque le procès fut terminé et le cardinal absous, mais exilé à
La Chaise-Dieu en Auvergne, Ramond l’y suivit, le servit encore quelque
temps, puis se sépara de lui, avec trop d’éclat, disent les uns, avec tous
les égards voulus, assurent les autres ; et certainement après avoir
accompli au moins les devoirs essentiels que lui imposait une protection
devenue vers la fin si compromettante et si ruineuse. La science désormais
le rappelait ; il avait à réparer envers ses chères montagnes et envers la
nature des absences trop longues, à renouer d’austères et attrayants travaux
trop longtemps interrompus.
Il est à noter cependant que peu après ou durant même le procès du Collier,
Jefferson, le ministre américain en France, ayant à faire un voyage,
apprécia assez les talents et la capacité de Ramond pour le charger de
suivre en son absence les affaires de son gouvernement ; il fut même
question alors pour Ramond de partir pour l’Amérique et d’y obtenir je ne
sais quel poste auprès de Washington. Quoi qu’il en soit, la marque de
confiance a de quoi frapper : être employé ainsi par Jefferson, c’était la
meilleure preuve qu’on n’avait été qu’effleuré et non atteint par
Cagliostro85.
En 1786, Ramond parcourut une portion des montagnes de l’Auvergne et du
Velay. Ce fut dans l’été de
1787 qu’il aborda,
pour la première fois, les Pyrénées. Ce curieux voyage est le sujet d’un
volume publié en 1789, sous le privilège, comme on disait,
de l’Académie des sciences, et sous le titre d’Observations
faites dans les Pyrénées, pour servir de suite à celles que
l’auteur avait déjà faites sur les Alpes dix années auparavant. Nous
retrouvons ici le peintre, et dans des tableaux tout neufs que nul avant lui
n’avait traités. Plus d’un savant, sans doute, avait déjà considéré les
Pyrénées à des points de vue tout spéciaux, mais aucun avec ce sentiment de
la nature uni à une science positive aussi étendue et aussi solidement
diverse.
Voulant embrasser les Pyrénées dans leur ordonnance et dans leur ensemble, en
bien comprendre le système de formation et les lois, Ramond croit devoir les
attaquer d’abord par leur centre, du côté de Bagnères-de-Bigorre et de la
vallée de Campan ; il pense que s’il monte avant tout au sommet du pic du
Midi, il pourra de là, comme du haut d’un observatoire, débrouiller le chaos
des montagnes centrales, se fixer sur celles qu’il lui importe de visiter,
et se tracer un plan de campagne et d’invasion qui le mettra à même
d’asseoir ensuite des comparaisons étendues avec la partie correspondante
des Alpes. Les premiers paysages qu’il retrace, et qui sont les plus cités
dans les cours de littérature, sont ceux de la vallée de Campan et des rives
de l’Adour :
Je ne peindrai point cette belle vallée qui voit naître
(l’Adour), cette vallée si connue, si célébrée, si digne de l’être ; ces
maisons si jolies et si propres, chacune entourée de sa prairie,
accompagnée de son jardin, ombragée de sa touffe d’arbres ; les méandres
de l’Adour, plus vifs qu’impétueux, impatient de ses rives, mais en
respectant la verdure ; les molles inflexions du sol, ondé comme des
vagues qui se balancent sous un vent doux et léger : la gaieté des
troupeaux
et la richesse du berger ; ces
bourgs opulents formés, comme fortuitement, là où les habitations
répandues dans la vallée ont redoublé de proximité…
Il finit cette description riante par des présages menaçants
qui font contraste, et qui furent trop réalisés l’année suivante (1788) par
l’affreux débordement qui dévasta ces beaux lieux. Mais ces premiers
paysages faits à dessein et composés avec art, qui sont relevés d’images et
de souvenirs mythologiques ou classiques (Arcadie, épée de
Damoclès, autels d’Esculape, etc.), me plaisent moins que ceux qui
seront retracés chemin faisant et avec des traits plus naturels, sans que
l’auteur ait l’air de se mettre exprès à son chevalet. Il y a toujours de la
composition dans les paysages de Ramond ; le plus souvent il n’y a que la
couleur vraie donnée par le sujet. Ainsi, en montant le pic du Midi, le
voyageur arrivé à une certaine élévation se trouve avoir atteint à un beau
réservoir d’eau appelé le lac d’Oncet, et où la nature
commence à prendre un grand caractère ; il en fait voir en peu de mots
l’encadrement, et en quoi ce nouveau genre de beauté consiste :
C’est un beau désert que ce lieu : les montagnes
s’enchaînent bien, les rochers sont d’une grande forme ; les contours
sont fiers, les sommets hérissés, les précipices profonds ; et quiconque
n’a pas la force de chercher dans le centre des montagnes une nature
plus sublime et des solitudes plus étranges prendra ici, à peu de frais,
une idée suffisante des aspects que présentent les monts du premier
ordre.
Pour lui, laissant là en arrière ses compagnons et son guide,
et retrouvant son sentiment allègre des hautes Alpes, il se met à gravir
seul et en droite ligne vers la cime : « Je l’atteignis en peu de
temps, et, du bord d’un précipice effroyable, je vis un monde à mes
pieds. »
C’est ici qu’il entre dans une description parfaite et
de ce que la vue embrasse du côté des plaines,
et
des rangées de monts qui s’étagent en amphithéâtre au midi, et des collines
et pâturages plus rapprochés qui s’élèvent du fond du précipice vers la
pente escarpée du Pic et forment un repos entre sa cime et sa base :
Là, dit-il, j’apercevais la hutte du berger dans la douce
verdure de sa prairie ; le serpentement des eaux me traçait le contour
des éminences ; la rapidité de leur cours m’était rendue sensible par le
scintillement de leurs flots. Quelques points surtout fixaient mon
attention : je croyais distinguer le troupeau et reconnaître le berger,
qui peut-être regardait planer sur sa tête l’aigle que je voyais, bien
au-dessous de moi, décrire de vastes cercles dans les airs.
Le lieu même où je me trouvais n’eut que mon dernier regard. J’avais déjà
épuisé le peu de force que se trouve l’homme qui veut contempler la
nature dans son immensité, lorsque je considérai mon étroite station ;
lorsque je vis que sur cet âpre rocher tout n’est pas débris, et que les
feuillets hérissés du dur schiste qui le composent protègent de la
verdure et des fleurs contre la froidure et les ouragans de cette haute
région. Le carnillet moussier, riante parure des
rochers élevés, et deux ou trois pieds d’une gentiane
qui se plaît dans les lieux que la neige couvre longtemps et qu’elle
abreuve sans cesse, fleurissaient exilés sur cette cime déserte.
Quelques insectes bourdonnaient à l’entour ; un papillon même, parvenu à
cette hauteur par les pentes méridionales, voltigea un moment d’une
fleur à l’autre ; mais bientôt, emporté vers le précipice, il confia sa
frêle existence à l’immense Océan de l’air.
Et il insiste sur ce que ce n’est point là le spectacle et la
décoration des montagnes centrales, de ces hauteurs désolées et de ces
déserts,
où l’œil ne rencontre plus rien qui le rassure ; où
l’oreille ne saisit pas un son qui appartienne à la vie ; où la pensée
ne trouve plus un objet de méditation qui ne l’accable ; où
l’imagination s’épouvante à l’approche des idées d’immensité et
d’éternité qui s’emparent d’elle ; où les souvenirs de la terre habitée
expirent ; où un sombre sentiment fait craindre qu’elle-même ne soit
rien… Ici l’on n’est pas hors du monde ; on le domine, on l’observe : la
demeure des hommes est encore sous les yeux, leurs
agitations sont encore dans la mémoire ; et le cœur
fatigué, s’épanouissant à peine, frémit encore des restes de
l’ébranlement.
Tel est le premier des beaux et grands paysages de Ramond, par
lesquels il exprime dans ses différences avec les Alpes la nature
pyrénéenne. Il y mêlera des personnages, des figures selon la rencontre, le
berger basque, plus tard le contrebandier aragonais :
En ce moment (au moment de la descente), deux jeunes
montagnards nous abordèrent ; beaux et bien faits, ils marchaient pieds
nus avec cette grâce et cette légèreté qui distinguent éminemment les
habitants des Pyrénées. Leur bonnet était orné avec goût des fleurs de
la montagne, et leur air aventurier avait quelques chose de
singulièrement intéressant. Ils montaient au Pic, et nous demandèrent si
l’on voyait la plaine bien dégagée de vapeurs, car la curiosité seule
les y conduisait, et ils venaient des montagnes du Béarn… Les Alpes ne
m’ont point offert d’exemple d’une pareille curiosité : elle suppose
cette inquiétude de l’esprit, ces besoins de l’imagination, cet amour
des choses étonnantes, lointaines, fameuses, dont le bonheur paisible de
l’habitant des Alpes ne fut jamais troublé, et dont le bonheur plus
romanesque de l’habitant des Pyrénées se compose.
On commence à voir de quelle manière ce paysage se diversifie
d’avec les précédents, et comment ces continuelles courses de montagnes ne
se ressemblent point toutefois et admettent les accidents, les variétés les
plus sensibles.
Le coup d’œil qu’il a jeté du haut du pic du Midi sur les divers étages et
les groupes des montagnes centrales, jusque-là mal démêlées dans leurs
proportions respectives, a indiqué à Ramond les sommets inexplorés où il
doit tendre, et c’est droit au Marboré d’abord qu’il va se diriger. Il s’y
rend par la vallée de Gavarnie, dont il monte les bassins successifs et de
plus en plus resserrés. L’aspect riant s’efface et y disparaît à mesure
qu’on s’élève ; le caractère sauvage et triste s’y prononce avec sévérité. À
un certain endroit un
pont, d’une seule arche se
présente, jeté sur le gave, à quatre-vingt-dix pieds environ au-dessus du
torrent : « Ce pont lui-même, antique et dégradé, revêtu de lierre
qui pend de sa voûte en rustiques festons, a pris en quelque sorte
l’uniforme de la nature, et a cessé d’être dans ce sauvage tableau un
objet étranger. »
L’uniforme de la nature est un de ces traits maniérés ou
affectés qui se rencontrent quelquefois chez Ramond, mais qui ne sauraient
compromettre le juste effet des ensembles. Ramond n’a rien de cette mollesse
et de cette fadeur de teinte que nous avons souvent remarquée chez quelques
écrivains de l’époque finissante de Louis XVI ; il a plutôt quelque chose de
l’apprêt et de la roideur qui s’attacheront aux nobles tentatives de l’art
régénéré, et auxquels Chateaubriand à sa manière n’échappe pas plus que
David. Mais veut-on sous le pinceau du voyageur un paysage tout simple,
animé de figures, avec un sentiment à la fois actuel et biblique, avec un
reflet moral de l’homme au milieu de la plus réelle nature ? Je n’ai qu’à
découper une de ces pages, qui s’intitulerait bien la Famille
pastorale en marche, et il en est comme cela une centaine dans les
deux ouvrages de description et de science qui recommandent avec originalité
son nom (Observations sur les Pyrénées, 1789 ; et Voyages au Mont-Perdu, 1801). On ferait avec ces deux
ouvrages de Ramond, et en laissant de côté les considérations purement
scientifiques, une suite de Morceaux choisis dans le genre
de ceux de Buffon, et qui mériteraient d’avoir place dans toutes les jeunes
bibliothèques. Le voyageur a continué de gravir les étages de la vallée de
Gavarnie en s’élevant du côté du Marboré vers l’Espagne :
Tout le long de l’étroit passage que je viens, dit-il, de
décrire, nous avions rencontré des bergers des monts voisins de
l’Espagne,
qui en descendaient pour changer
de pâturages. Chacun chassait devant soi son bétail. Un jeune berger
marchait à la tête de chaque troupeau, appelant de la voix et de la
cloche les brebis qui le suivaient avec incertitude, et les chèvres
aventurières qui s’écartaient sans cesse. Les vaches marchaient après
les brebis, non, comme dans les Alpes, la tête haute et l’œil menaçant,
mais l’air inquiet et effarouchées de tous les objets nouveaux. Après
les vaches venaient les juments, leurs poulains étourdis, les jeunes
mulets, plus malins mais plus prudents ; et enfin le patriarche et sa
femme, à cheval ; les jeunes enfants en croupe, le nourrisson dans les
bras de sa mère, couvert d’un pli de son grand voile d’écarlate ; la
fille occupée à filer sur sa monture ; le petit garçon, à pied, coiffé
du chaudron ; l’adolescent armé en chasseur ; et celui des fils que la
confiance de la famille avait plus particulièrement préposé au soin du
bétail, distingué par le sac à sel, orné d’une grande croix rouge. Naïve
image de l’homme qui accomplit le premier pacte que sa race ait fait
avec la terre ! vivante image du pasteur de toutes les montagnes du
monde, de quels siècles ne serait-elle pas contemporaine ? à quels
climats est-elle totalement étrangère ? quels âges de la vie pastorale
et quels lieux aimés des troupeaux ne me rappellerait-elle pas ? Ainsi
marchait, il y a plus de trois mille ans, le berger que nous peignit
Moïse ; tel était le régime des troupeaux du désert…
Tel je l’ai trouvé dans les Alpes, et le retrouve dans les Pyrénées ;
tel je le retrouverai partout. Tableau doux et champêtre dont la simple
nature a fait les frais, il doit réunir comme elle la vénérable
empreinte de l’antiquité aux charmes d’une immortelle jeunesse, et se
renouveler au retour de chaque année comme la feuille des arbres et
comme l’herbe des prés… Cette rencontre était un heureux hasard pour la
troupe dont je faisais partie, et de pareils objets lui présentaient un
bien nouveau spectacle ; mais nul ne leur pouvait trouver comme moi ce
charme dû à la comparaison et au souvenir, et depuis longtemps ami des
troupeaux, seul je les abordais en ami, jouissant de leur curiosité, de
leurs craintes et de leur farouche étonnement.
Pourquoi ces pages et tant d’autres, qui honorent la
littérature scientifique et pittoresque de la France, ne sont-elles pas plus
connues ? L’ouvrage de Ramond où elles se trouvent, ces Observations sur les Pyrénées parurent en 1789, c’est-à-dire au
moment de la Révolution, et n’eurent pas le temps d’avoir leur succès ;
venues quelques années plus tôt, elles auraient sans doute obtenu la vogue,
elles auraient peut-être même
déterminé un
courant de l’opinion et entraîné des flots d’élégants visiteurs par-delà
Campan et Bagnères, du côté des hautes vallées des Pyrénées, comme cela
s’était vu dans les vallées de la Suisse et des Alpes. Le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney, qui avait paru en 1787,
avait eu le temps de réussir et d’être apprécié, de classer son auteur parmi
les écrivains : Ramond, qui est un Volney bien autrement éloquent et ému,
qui n’est pas seulement un dessinateur, qui est un coloriste et parfois un
Claude Lorrain ou un Carle Dujardin des montagnes (il y a de quoi justifier
ces rapprochements), ne fut apprécié que de quelques-uns. Depuis lors, la
critique littéraire qui, aux mains des maîtres, ne s’est guère appliquée
qu’à des époques plus éloignées, n’a pas daigné regarder ou du moins
signaler ce qu’elle n’ignorait pas, ce que pourtant, je crois, elle ne
prisait point assez et à sa valeur. On hésite toujours à se mettre en avant
quand l’opinion de la foule ne nous a pas frayé le chemin : il faut même,
pour cela, une espèce particulière de courage, ce que j’appelle le courage
du jugement. Mais, en fait de critique, osons procéder comme Ramond ; il n’a
pas hésité plus d’une fois à faire ses propres sentiers ; il a, le premier,
monté à plus d’une cime. Il ne s’agit pour nous aujourd’hui que de le suivre
dans un livre, et il me semble que ce n’est pas si pénible ni bien
fatigant.
En s’occupant de la science et en renonçant à la littérature proprement dite,
Ramond sentait bien qu’il circonscrivait le cercle de ses lecteurs. M. Daru
très jeune, lui ayant écrit en 1788 pour le consulter sur l’opportunité de
publier à celle date un poème épique dont la guerre d’Amérique serait le
sujet, et ayant paru attribuer la préséance dans la famille des Muses à
celle qui présidait aux sciences, Ramond, en répondant, lui rappelait que
c’est la poésie au contraire à
laquelle il
appartient de donner à tout la vie et l’immortalité ; et convenant
d’ailleurs que les circonstances étaient peu propices à l’épopée, il
ajoutait :
Mais c’est la destinée ordinaire des grands ouvrages de ce
genre de n’être jamais des ouvrages de circonstance ; et si, par cette
raison, leur succès est plus lent et plus difficile, leur gloire est
plus pure et moins mortelle. Depuis Homère jusqu’à Milton, jusqu’au
Tasse, jusqu’à Voltaire, je ne crois pas que le génie de l’épopée ait
enfanté un poème qui ait paru dans un temps où l’on n’eût autre chose à
faire que de le lire ; et beaucoup de difficultés doivent se réunir
contre cette œuvre de l’esprit qui acquiert à son auteur la plus grande
gloire dont l’homme soit susceptible. En effet, celle du savant, celle
du conquérant même, est peu de chose auprès ; la mémoire de l’un et de
l’autre expire dans le gouffre des siècles que le poète franchit : sans
Homère, il n’y aurait plus de Troie, et de tout son siècle il ne reste
rien que lui-même.
Mais en même temps et en attendant que cette épopée encore à
naître fut venue, Ramond, vers 1807, savait fort bien déterminer le
caractère littéraire d’un siècle qui était le sien et qui a aussi sa force
et son originalité :
On le dépréciera tant qu’on voudra ce siècle, disait-il,
mais il faut le suivre ; et, après tout, il a bien aussi ses titres de
gloire : il présentera moins souvent peut-être l’application des bonnes
études à des ouvrages de pure imagination, mais on verra plus souvent
des travaux importants, enrichis du mérite littéraire… Nos plus savants
hommes marchent au rang de nos meilleurs écrivains, et si le caractère
de ce siècle tant calomnié est d’avoir consacré plus particulièrement
aux sciences d’observation la force et l’agrément que l’expression de la
pensée reçoit d’un bon style, on conviendra sans peine qu’une alliance
aussi heureuse de
l’agréable et de l’utile
nous assure une place assez distinguée dans les fastes de la bonne
littérature.
Il ne disait pas assez en parlant ainsi ; il ne disait pas que
dans ses propres écrits comme dans ceux d’un bien petit nombre de savants
exacts, il était entré quelque chose de la beauté de l’art et de la magie du
talent, et qu’il y aurait à citer des disciples de premier ordre dans la
postérité de Buffon : lui-même, fût-il le seul, en serait la preuve.
Ce sujet auquel il m’a convié est trop neuf, il a trop besoin de
démonstration et de preuve aux yeux du lecteur pour que je l’étrangle ainsi
et que je ne lui accorde pasw, dans un dernier article, tout le degré de
développement qui lui est dû.
▲