[Note.]
Quoique le résultat de mes dernières lectures et de mes
réflexions sur la cause réelle qui a pu déterminer le suicide de Léopold
Robert soit le doute et que je n’exclue aucune explication, je suis de ceux
qui ne font pas la part la plus grande, dans son acte fatal, à un désespoir
d’amour, et je ne puis m’empêcher de donner raison à
M. Schnetz lorsque, interrogé par M. Lenormand sur ce
qu’il pensait de la mort de son ami, il lui répondait :
… J’ai lu le petit livre de Delécluze. Il contient des
détails très curieux ; mais je ne puis partager entièrement ses opinions
sur le prétendu amour de Robert, et surtout sur l’influence qu’il aurait
exercée sur son talent et sur ses ouvrages.
Que notre pauvre ami ait été amoureux de la princesse Bonaparte, c’est
possible ; mais, dans tous les cas, cet amour n’aurait occupé que les
trois dernières années de sa vie, et dans ces trois années il n’a fait
que Les Pêcheurs.
J’ai quitté Robert à Rome en juin 1830 : il finissait son tableau des Moissonneurs, et je puis assurer qu’à cette époque il
n’était pas plus amoureux de la princesse… que moi. S’il avait un peu de
tendresse dans le cœur, c’était plutôt pour une jeune et belle fille de
Frascati. Je sais qu’il s’en défend dans une des lettres que je vous
envoie ; mais cette défense est une petite dissimulation de sa
timidité.
Robert a cru trouver le bonheur dans la gloire et la réputation. Il n’a
compris son erreur qu’après avoir atteint le but élevé qu’il s’était
proposé. Malheureusement ses forces étaient épuisées : sa vie s’était
usée dans les efforts que ce noble désir lui avait fait faire. Il n’a
plus retrouvé assez d’énergie pour supporter cette écrasante
déception.
Qu’à cela il se soit mêlé un peu d’amour malheureux, je ne veux pas le
contester. Cependant nous le voyons quitter Florence en mars 1832 sans
ces marques de désespoir qui accompagnent ordinairement une séparation
douloureuse. Nous le voyons même arriver à Venise assez tranquillement,
du moins dans une assez grande liberté d’esprit, puisque immédiatement
arrivé, il peut s’occuper activement des préparatifs de son tableau.
Plus tard, il est vrai, il devient triste et dégoûté de la vie ; mais, au
milieu de ses souffrances d’esprit et de corps, la chose qui l’occupe le
plus, celle dont il parle sans cesse, c’est toujours sa chère peinture ;
c’est toujours son tableau des Pêcheurs. D’ailleurs
depuis trois ans il avait quitté Florence, et l’éloignement est toujours
un puissant remède pour cette malheureuse passion.
Robert dit souvent que la gloire n’est qu’une vaine fumée. Tous ceux qui
y sont parvenus en ont dit autant. Si c’est vrai, c’est peut-être la
plus grande preuve de notre misère humaine. Mais, comme tous ceux qui
ont eu le bonheur ou le malheur de respirer cet encens dangereux, Robert
sentait, tout en le méprisant et en reconnaissant son néant, qu’il ne
pouvait plus s’en passer.
C’est ce besoin qui le fait gratter, changer et refaire si souvent son
dernier tableau : car depuis son dernier voyage à Paris et l’immense
succès de ses Moissonneurs, il avait perdu la naïve
bonhomie de
Rome. À Venise, les clameurs de
louanges de Paris bourdonnaient encore à ses oreilles. Il avait
peut-être pressenti leurs exigences, et, sentant ses forces épuisées, il
a voulu se retirer de la lutte d’une manière violente.
Voilà bien du bavardage, mon cher ami, pour vous dire que je ne crois
pas, comme Delécluze, que l’amour soit le seul motif de la mort de notre
ami.
En un mot, dans cette manière de voir qui serait volontiers la
mienne, la passion amoureuse de Léopold Robert serait moins un cause active
de sa mort qu’une forme qu’aurait affectée et revêtue sa
maladie morale.
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