M. Denne-Baron.
Il faut quelquefois que les poètes
meurent pour qu’on parle d’eux. M. Denne-Baron, qui est mort le 5 juin dernier,
a réveillé, en disparaissant, chez les hommes de lettres ou poètes ses
confrères, des souvenirs qu’il serait injuste de ne point recueillir et fixer.
Il était de cette race de rêveurs opiniâtres et doux qu’on appelle, selon les
genres et les degrés, La Fontaine ou Panard, qui n’ont point souci d’eux-mêmes,
et qui jettent leurs fleurs ou leurs fruits sans les compter. Né à Paris le
6 septembre 1780 d’un riche négociant ou commerçant de la capitale, il hérita à
vingt ans d’une belle fortune qu’il ne s’inquiéta point de conserver, et que
plus d’un fut actif à lui ravir. Il aimait à la folie les lettres, les muses,
comme on disait encore ; il cultivait les divers arts, particulièrement la
musique, savait le grec et en traduisait ; il s’inspirait du poème du Musée pour
donner en 1806 Héro et Léandre, poème en quatre chants, suivi
de poésies diverses, de traductions ou imitations en vers de Virgile, d’Ovide,
de Lucain, ou même du Cantique des cantiques. M. Denne-Baron s’annonçait comme
un facile et brillant amateur dans le groupe des traducteurs élégants,
harmonieux, ou des jeunes élégiaques pleins de sentiment ; il s’essayait avec
succès
entre Baour-Lormian et Millevoye. J’ai sous
les yeux un charmant petit volume de lui, à la date de 1813, Élégies de Properce, traduites en vers français, et autres poésies
inédites, d’une typographie délicieuse, avec vignettes et gravures. On
y sent à chaque pas la renaissance du goût antique ; les gravures y témoignent
de l’art retrouvé de Pompéi et d’Herculanum. M. Denne-Baron était alors, parmi
les jeunes poètes, un élève des peintres en vogue, tels que Guérin, Girodet ; il
l’était surtout de Prud’hon. C’est ici le côté original et vraiment remarquable
qui est à signaler chez M. Denne-Baron, et qui le distingue encore aujourd’hui
de plusieurs autres talents plus en vue et plus cités. Prud’hon est un peintre à
part entre ceux qui ont reproduit l’antique mythologie ; il l’eût en partie
inventée s’il ne l’avait pas trouvée autour de lui tout épanouie et florissante.
Je n’ai pas à voir s’il n’abuse point quelquefois par trop de mollesse et de
rondeur : mais il a au degré suprême la grâce suave et la vénusté. Denne-Baron a dans son talent quelque chose de cette grâce,
et il est dommage qu’il ne l’ait pas su davantage, qu’on ne le lui ait pas plus
dit ; car il était de ces chantres enfants qu’il aurait fallu guider par la main
et diriger. La pièce saillante de Denne-Baron, et qui lui assure un rang dans
toute anthologie française, est inspirée du Zéphyre de
Prud’hon et s’intitule Flore et Zéphyre. En voici quelques
strophes qui donnent idée de cette touche heureuse.
Je laisse la fable agréable, mais un peu moins parfaite de l’amour
de Flore pour Zéphyre ; le tout se termine par un vœu :
Lorsqu’un mouvement poétique véritable, dû à des
causes générales, lorsqu’un vrai printemps poétique nouveau
se prépare dans une société, il s’annonce à l’avance par bien des signes ; il y
a de jolis matins de février. Avant que le soleil se lève, il y a une aube et
des gazouillements d’oiseaux. Combien de talents incomplets, mais qui avaient
quelques parties distinguées, n’ont-ils pas pressenti et précédé le talent
supérieur qui seul éclatera aux yeux de tous et qui les fera oublier ! Que
d’essais, que d’intentions, que de premiers jets, mais courts et trop tôt
évanouis ! Cela se vit vers 1811, lorsque Millevoye chantait et qu’on entendait
le prélude encore éloigné, mais déjà sensible, de ce monde élégiaque nouveau,
qui n’aura sa puissance de génie qu’avec Lamartine. Il y avait à côté de
Millevoye d’autres Millevoye plus faibles et morts également avant l’âge. L’un
d’eux, traducteur des Bucoliques de Virgile, et qui a laissé
de touchants Adieux à la vie (1811), Dorange, a été célébré
par Denne-Baron dans une ode délicate au début et assez élevée dans la dernière
partie. En voici le commencement :
Denne-Baron lui-même qu’était-il, et quel rôle pourrait-on lui
assigner en le nommant dans une histoire de la poésie française au xixe
siècle ? Il a été un précurseur : il a eu en lui
quelque chose d’André Chénier, alors peu connu et presque inédit ; il a eu
quelque chose de Lamartine. Nous savons par cœur Le Lac, cette
divine plainte de ce qu’il y a de fugitif et de passager dans l’amour :
Denne-Baron, dans une pièce lyrique qui semble avoir été composée avant Le Lac, a rendu à sa manière un soupir né du même sentiment.
L’ode est intitulée : À Daphné sur la fuite de ses charmes ;
c’est une consolation tirée de la ruine des empires et des changements
insensibles des choses de la terre :
Il est vrai que dans ce début le poète semble moins occupé de la
fuite et de la rapidité du sentiment que de la fragilité même de la beauté ; il
pense à des attraits positifs, à une forme, à un visage, à ce que la poésie du
Midi, celle de Rome et de la Grèce a surtout considéré. Il dirait volontiers
comme le Tasse dans ce sonnet à Mme Lucrèce, duchesse
d’Urbin : « Negli anni acerbi tuoi, etc. »
En vos années d’âpre verdeur, vous ressembliez à la rose
purpurine qui n’ouvre son sein ni aux tièdes rayons ni au Zéphyre, mais qui
dans sa robe verte se cache vierge encore et toute honteuse ;
Ou plutôt vous paraissez (car aucune chose mortelle
ne peut se comparer à vous) comme une céleste Aurore qui emperle les
campagnes et dore les monts, brillante dans un ciel serein, et tout humide
de rosée :
Aujourd’hui la saison moins verte ne vous a rien ôté ; et, fussiez-vous même
en négligé, la beauté de première jeunesse, tout ornée d’atours, ne saurait
vous vaincre ou vous égaler.
Ainsi plus charmante est la fleur après qu’elle a déployé ses pétales
odorants, et le soleil au milieu du jour luit plus beau qu’au matin, et
flamboie.
Ou, comme un jeune poète auprès de moi l’a traduit pour les
derniers vers :
Denne-Baron n’a point poursuivi sa pièce dans ce sens. Après les
premières stances, il n’insiste plus sur cette seconde beauté préférable ou
encore enviable de la maturité ; il accorde que le Temps triomphe, et qu’il
renverse les grâces fragiles comme il change et détruit tout ce qui se succède
incessamment sur cette scène toujours renouvelée de la nature ou de l’histoire.
Parmi les stances consacrées à ce lieu commun éternel, il en est une sur Ninive
qu’on lui demandait quelquefois et qu’il aimait à réciter :
La fin de cette ode, qui semblait
inspirée jusque-là par Properce ou par Lucrèce, a pourtant une perspective tout
à coup entrouverte du côté du ciel :
Mais ici on sent le défaut de l’inspiration générale de
Denne-Baron. Ce ciel, qui participe de l’Olympe par ses jardins lumineux, et des
enfers antiques par ses champs d’asphodèle, n’est pas le vrai ciel du
spiritualiste ni du chrétien ; il ne contient aucune véritable espérance, aucun
motif de consolation, et la pièce À Daphné, conçue avec assez
de fierté, développée avec assez de talent, manque pourtant de décision ; elle
demeure comme suspendue entre André Chénier et Lamartine. C’est cette décision,
cette suite, cette fermeté dans la pensée et dans le talent qui se fait désirer
chez Denne-Baron, et dont le défaut ne permet de voir en lui que les membres
épars du poète.
On noterait encore de ces strophes qu’on aime à retenir, dans l’ode adressée par
Denne-Baron Aux Mânes d’Octavie Devéria, sœur des célèbres
peintres ; cette jeune femme, morte peu après le mariage, dans tout l’éclat de
la beauté et entourée du charme des arts, a bien inspiré le poète ami :
Properce occupa de bonne heure M. Denne-Baron, et il s’efforça de
le rendre en vers français. C’était l’époque (1813) où ce genre de traductions
en vers était fort en
honneur. On aimait cette lutte
courageuse et prolongée avec les maîtres sans se demander si, lorsqu’on est
réellement poète, il ne vaut pas mieux peut-être s’inspirer des anciens que les
traduire. Properce, d’ailleurs, était fait pour tenter un ardent jouteur :
admirable poète, un peu obscur, un peu serré, dont le texte a subi sans doute
les outrages du temps, mais splendide par places, et qui, là où il se découvre
tout entier, laisse éclater la plus belle flamme. Le tort de Denne-Baron, qui se
sentait appelé vers lui par une prédilection précoce, est de ne l’avoir
qu’effleuré en vers (je ne parle pas de sa traduction en prose, qu’il n’a faite
que bien plus tard) ; au lieu de prendre Properce corps à corps, de le suivre,
de le serrer de près, de ne laisser passer aucune élégie sans en avoir raison,
et, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, de coucher toujours, pour ainsi dire, sur
le champ de bataille ; au lieu de cela, il choisit ce qui lui plaît, il court,
il élude, il abrège, il n’engage pas la lutte puissante et décisive au terme de
laquelle est le laurier. Si Denne-Baron s’était plus expressément consacré à cet
auteur ; si, vers 1820, par exemple, à cette date où André Chénier ressuscitait
au jour, où M. Ingres marquait quelques-unes de ses toiles du style antique, il
avait publié de Properce une traduction en vers vraiment complète, et menée à
fin avec une étude passionnée, il aurait mérité de voir attacher son nom à un
des noms qui ne peuvent périr, et d’être appelé invariablement le traducteur de Properce, tandis qu’il ne peut être appelé qu’un amateur
de Properce.
J’ai touché les défauts. M. Denne-Baron, distrait aux caprices, au laisser-aller
d’une imagination réelle, mais vagabonde, n’eut point cette patience ardente qui
donne au talent le droit de marcher à la suite des génies. Dans sa philosophie
désintéressée et qui promenait volontiers son regard sur l’immensité des choses,
il croyait peu à la gloire, à ce miroir
artificiel et magique qui concentre sur un point quelques rayons. Il préférait à
la renommée même, le rêve, le silence et l’oubli, tous ces dieux cachés. Il ne
faudrait point croire toutefois qu’il n’ait pas beaucoup écrit et beaucoup
travaillé : c’est le cas de bien des distraits et des rêveurs dans ce siècle
assujetti. Notre temps a cela de particulier qu’il impose à bien des hommes
qu’on appelle je ne sais pourquoi paresseux, des surcroîts de tâche et de corvée
qui eussent honoré des laborieux en d’autres siècles. Dans les dernières années,
M. Denne-Baron a payé son tribut à la prose par des traductions estimées, et
dont l’élégance annonce encore le poète. Il a traduit pour le volume des Lyriques grecs, publiés par M. Lefèvre (1842) les Odes d’Anacréon, et pour le volume des Romans grecs,
publié par le même éditeur, ce joli conte de L’Âne, attribué à
Lucius de Patras ; il a traduit Properce en prose dans la collection des Auteurs latins, dirigée par M. Nisard. Le Dictionnaire de la conversation lui doit des articles sans nombre sur
les sujets les plus divers. Mais ce dont surtout la postérité sait gré et tient
compte, c’est de ce que trouve le talent et de ce qui naît sans peine et comme
une grâce ; une strophe bien venue sur une fleur, sur un coquillage, sur un
zéphyr, s’en va vivre durant des âges, et suffit à porter un nom. M. Denne-Baron
a-t-il eu de ces bonheurs ? On peut du moins le citer à la suite et dans le
groupe de ceux qui ont su être classiques de nos jours sans convenu et avec
originalité.
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