II. (Fin.)
Tout en décrivant mieux que personne
la Cour et la partie du monde qui s’en rapprochait alors, et en y prenant
presque exclusivement ses sujets d’observation, M. de Meilhan n’était pas
homme à s’y renfermer : il avait lu et comparé, il sentait les anciens. Il a
écrit sur cette question tant agitée des anciens et des modernes quelques
pages qui sont des meilleures et qui terminent noblement son livre des Considérations sur l’esprit et les mœurs. L’amour de la
gloire et la vertu, qu’il trouvait si absents dans le train de vie moderne,
lui paraissaient avec raison l’âme du monde antique en ses beaux temps.
M. de Meilhan était un grand ambitieux, un ambitieux incomplet, puisqu’il
était paresseux et sans esprit de suite ; mais, comme les gens de beaucoup
d’esprit que l’ambition soulève, il voyait bien de loin, et sa pensée
s’offre souvent avec des sillons rapides et dans un jour lumineux. Par
dédain pour les qualités tempérées qui suffisent aux conditions d’une
société vieillie, il disait : « Mêlez un peu d’orgueil qui empêche
d’oublier ce qu’on se doit, de sensibilité qui empêche d’oublier ce
qu’on doit aux autres, et vous
ferez de la
vertu dans les temps modernes. »
Mais pour les anciens, tout en
sachant en quoi nous les surpassons, il les montre bien supérieurs en
énergie, en déploiement de facultés de tout genre : forcés par la forme de
leur gouvernement de s’occuper de la chose publique d’en remplir presque
indifféremment tous les emplois de paix et de guerre, de s’y rendre propres
et de s’y tenir prêts à tout instant, de parler devant des multitudes vives,
spirituelles, mobiles et passionnées :
Quelle devait être, dit-il, l’explosion des talents animés,
stimulés par d’aussi puissants motifs ! L’espérance ou la crainte,
excitées par les gestes et les mouvements d’une multitude agitée,
pressaient de tous côtés l’âme et l’esprit, les élevaient au dernier
degré de puissance et d’expression.
S’il a, comme je l’ai dit, le sentiment de la fatigue et de
l’épuisement des sociétés, de ce caractère blasé qui est
le produit de l’extrême civilisation, il retrouve aussi en idée, et par
saillies, cet autre sentiment de la jeunesse et de la vigueur première du
monde, et il le reconnaît aux anciens dans tous les ordres de travaux et de
découvertes : il sait que pour tout ce qui est de l’observation et de
l’expérience, et dans les sciences qui en dépendent, les modernes
l’emportent de beaucoup :
Il me suffit, ajoute-t-il, d’avoir remarqué que les anciens
ont été plus promptement éclairés que les modernes, qu’ils ont volé dans
la carrière où les autres se sont traînés. Ils ont été fort loin en
morale et en politique. Nous avons pu à cet égard les surpasser ; mais
notre supériorité ne peut être attribuée qu’au laps des temps, à la
progression des lumières accumulées. L’Antiquité est un génie précoce et
sublime éteint au milieu de sa carrière.
Je ne sais trop si M. de Meilhan est exact en ce point et si
l’on peut dire que l’Antiquité grecque et romaine ressemble à un génie mort
jeune et intercepté avant le temps : il me
semble
au contraire que les Grecs, et les Romains qu’en ont hérité, ont eu leur
cours naturel d’existence et leur âge tout rempli ; qu’ils ont eu, eux
aussi, leur épuisement et leur décadence sous des formes monstrueuses ou
subtiles, et que, si la civilisation avait à être utilement continuée et
renouvelée, ce ne pouvait plus être à la fin par eux. Les Meilhan de Rome ou
de Byzance auraient pu nous dire quelque chose de ce caractère sexagénaire du monde grec ou romain, de l’ennui, « ce cruel
ennemi de l’homme policé »
, et de tous les raffinements de vices
et de folies qu’il entraîne.
L’ouvrage des Considérations sur l’esprit et les mœurs est
bien composé ; il l’est en apparence au hasard et comme un jardin anglais ;
ce sont des pensées, des analyses morales, relevées de temps en temps par
des descriptions, des portraits ; animées en deux endroits par des
dialogues, par des fragments de lettres : l’ensemble de la lecture est d’une
variété agréable et d’un art libre que Duclos dans son livre n’a point
connu. Il y a deux dialogues piquants : l’un entre un médecin et un ministre
disgracié, l’autre entre un médecin et une femme de quarante ans. La scène
entre le médecin et le ministre, qui a été souvent répétée et que le docteur
Koreff jouait à merveille en parlant de certains de ses malades, était
alors : le médecin, après les symptômes entendus, déclare que la maladie
qu’on éprouve est une ambition rentrée, et, après avoir
proposé divers palliatifs, il arrive à un grand remède qui, selon lui,
serait le seul efficace ; il conseille à son malade de se faire exiler par
le roi : un exil d’éclat, un exil à la Chanteloup, cela relève la fadeur et
le morne d’une disgrâce. Dans le dialogue avec la femme de quarante ans,
avec cette autre puissance qui est aussi sur le retour, le docteur ne trouve
que des remèdes un peu vagues contre ce genre de vapeurs, et qui ne
satisfont point
la malade : la théorie de la
femme de quarante ans n’était pas encore inventée. Parmi les morceaux les
plus distingués du livre, je compte le Fragment de lettre
d’une femme qui a substitué avec préméditation la vanité au sentiment, et
qui, dans l’art de la vie, ne fait entrer comme principe dominant que
l’amour-propre et le plaisir de briller : elle se raconte à une amie et
expose son système complet de domination, son code de Machiavel. Que lui
désirez-vous de mieux ? Elle fait effet, elle règne à la manière des
puissants du siècle, et même plus qu’eux :
Ils n’agissent que sur les esprits, et j’ai le cœur et les
sens de plus dans mon domaine… Suis-je une dupe, dites-le-moi, de jouir
à la manière des héros et des ministres, d’avoir sans peine ce qui leur
coûte des années de travail, ce qui leur fait passer tant de mauvaises
nuits dans la crainte d’en être privés ? J’ai été inoculée, aucun
événement ne peut donc me faire tomber de ma place, et j’ai douze ans
d’empire assurés.
— Parmi les portraits, il en est d’achevés, tel que celui d’Elmire ou la
femme d’un esprit supérieur, qui n’est autre que la duchesse de Chaulnes.
Quoique l’auteur ait dit dans une note que ce portrait est le seul qui
s’applique réellement à une personne déterminée, je ne saurais croire que le
portrait d’Ismène ou de la beauté sans prétention, à qui il n’a manqué pour
être célèbre que de mettre enseigne de beauté ; que celui de Glycère, la
femme à la mode, et qui « s’est fait jolie femme il y a vingt ans
sans beauté, comme on se constitue homme d’esprit sans esprit, avec un
peu d’art et beaucoup de hardiesse »
; — je ne puis croire que
le portrait d’Herminie si entourée, si pressée d’adorateurs, si habile à les
tenir l’un par l’autre en échec, et qui n’aime mystérieusement qu’un seul
homme sans esprit, sans figure, qui n’est plus jeune, qui se porte très bien
toutefois, et qui est… son mari ; — que le portrait d’Elvire,
la femme de cinquante ans, qui s’avise soudainement d’un
moyen de se rajeunir en s’attachant à un homme de soixante-quinze ; — que
tous ces portraits si nets et si distincts n’aient pas eu leur application
dans le monde d’alors. Les femmes le sentirent bien et se récrièrent. Si
M. de Meilhan avait eu chance réellement de devenir contrôleur général, cela
eût suffi pour le perdre du coup. L’auteur se crut obligé, dans la préface
de la seconde édition (1789), de donner quelque explication en manière
d’apologie, une espèce de satisfaction au sexe ; mais il en sut faire une
piqûre de plus28.
M. de Meilhan excelle à décomposer un sentiment, à le montrer dans sa nudité,
dans sa simplicité primitive, avant que le loisir, la curiosité,
l’amour-propre, toutes
les passions nées d’une
société avancée y aient ajouté leur charme ou leur artifice. Il montre à
quoi se réduisent pour l’homme naturel et grossier, commandé par le besoin,
par la faim de chaque jour, tous ces sentiments compliqués et souvent
enchanteurs que l’homme civilisé prolonge et orne à plaisir de rêveries, de
souvenirs ou d’espérances. Pour le sauvage, par exemple, qu’est-ce que le
plaisir de l’amour, si on le compare à tout ce qu’y fait entrer un homme du
monde, doué d’une âme délicate et vive, et d’une sensibilité cultivée ? Pour
ce sauvage qui n’a pas l’idée de la beauté, qui ne compare pas, dont une
continuelle rivalité sociale n’entretient ni n’exalte l’imagination, rien de
pareil n’existe, et « l’instant rapide du plaisir, selon l’heureuse
expression de M. de Meilhan, est pour lui une flèche décochée dans
l’air, et qui ne laisse aucune trace »
. Tout en disant assez de
mal de l’extrême civilisation, M. de Meilhan, qui en demeure très atteint et
très marqué, pense donc que la vie est une étoffe qui ne vaut pas
grand-chose par elle-même, « et dont la broderie fait tout le
prix »
.
Je ne me charge pas de serrer de trop près les contradictions qu’on
relèverait en lui ; il est de ceux qui eurent le moins à rétracter et à
retirer après 89 de leurs opinions d’auparavant. Il publia en 1790 une
brochure : Des principes et des causes de la Révolution en
France. M. de Meilhan s’attache à distinguer dans la Révolution ce
qui a été véritablement cause et principe actif, de ce qui n’a été
qu’occasion favorable. Il tend à diminuer beaucoup les causes et ne croit
nullement à ces nécessités inévitables qu’on a proclamées depuis. Parcourant
rapidement l’histoire de la dernière moitié du xviiie
siècle, il montre comment une révolution s’est
préparée et est devenue possible en France ; il démêle un à un les fils du
câble qui a fini par se rompre : il
insiste
toutefois sur cette conviction que le câble pouvait résister à la tempête,
pourvu qu’il y eût à bord un bon pilote. Cela le conduit à imputer au faux
et insuffisant pilote qui s’est rencontré, à M. Necker, une part de
responsabilité plus grande qu’il ne paraît aujourd’hui raisonnable de le
faire. Mais M. de Meilhan, qui cherche le point précis et décisif où les
événements ont commencé à échapper à la direction et au conseil des
gouvernants pour se précipiter par des pentes imprévues et rapides, n’a
peut-être pas tort dans l’indication de l’origine. Il ne se trompe
certainement pas lorsqu’il montre les grands, les nobles, le haut clergé,
les femmes à la mode, ceux qu’on appellera aristocrates
quelques mois plus tard, commencer par être les vrais démocrates, désirer un
changement dans le gouvernement, y pousser à l’aveugle pour se procurer
chacun plus de crédit dans sa sphère, se comporter en un mot comme des
enfants qui, en maniant des armes à feu, se blessent et blessent les
autres : « Ces aristocrates, dit-il, sont les véritables auteurs de
la Révolution ; ils ont enflammé les esprits dans la capitale et les
provinces par leur exemple et leurs discours, et n’ont pu ensuite
arrêter ou ralentir le mouvement qu’ils avaient excité. »
La
bourgeoisie française a fait depuis, et sous nos yeux, ce que l’aristocratie
avait fait alors ; ç’a été la même répétition, et selon le même esprit, à un
autre étage.
M. de Meilhan, qu’on a vu apprécier les anciens et regretter que la vie
publique fût trop rétrécie et trop étouffée chez les modernes, se demande si
la Révolution dont il est témoin va rouvrir en effet toutes les sources
généreuses. Il reconnaît que « la Révolution de la France semble être
celle de l’esprit humain »
; et il cherche en quoi cette
Révolution peut consister. Estimant avec tout son siècle que le règne des
idées religieuses est passé, il ajoute :
Celui de la liberté paraît
renaître : mais chez les anciens, remarque-t-il, l’amour de la liberté
avait sa racine dans le cœur, c’était une passion ; celui qui éclate en
ce moment a sa racine dans l’esprit, il est raisonné et
systématique.
Les anciens peuples ont commencé par la pauvreté et l’égalité ; la gloire
les a enivrés, menés aux richesses et au pouvoir absolu. La question qui
se présente aujourd’hui au philosophe est de savoir si l’on peut suivre
une marche rétrograde, passer d’un régime absolu à celui de la liberté,
de la hiérarchie des rangs à l’égalité toujours combattue par la
richesse, qui n’aspire pas moins aux distinctions qu’aux
jouissances.
Il s’est donc posé le problème sans le diminuer et dans toute
son étendue. Il n’a pas été étonné de voir les Français dès le premier jour
aller au-delà du but et, selon l’expression anglaise, passer à
travers la liberté. Cette brochure de M. de Meilhan est aujourd’hui
pour nous plus intéressante à lire qu’elle ne le parut de son temps, où elle
se perdit au milieu du bruit et de l’inflammation des passions
publiques.
En cette même année 1790, M. de Meilhan publia un petit roman ou conte
philosophique dans le goût de Zadig, et intitulé Les Deux Cousins, histoire véritable ;
il l’avait composé en quelques jours à la campagne, après une conversation.
Ce petit écrit, que je voudrais plus court encore dans la dernière moitié,
est très spirituel et des plus distingués par l’idée. Ce sont deux cousins
germains qui ont été doués chacun par une fée, comme il y en a encore dans
l’Orient ; mais, chose singulière ! la méchante fée a doué Aladin à son
berceau d’un cœur sensible, d’un génie
supérieur et d’une grande franchise : ce sont là
les dons maudits dont elle a chargé l’enfant ; et Salem, au contraire, a été
doué par la bonne fée d’un esprit médiocre et actif, d’un
caractère patient et d’une âme
froide ; voilà ses trésors. La bonne fée arrivée trop tard à la
naissance d’Aladin, pour amortir du moins le fâcheux effet qu’elle prévoit
de si grandes qualités, ne
trouve d’autre moyen
que d’y joindre comme antidote un peu de paresse. On est tenté de croire que
M. de Meilhan a songé à lui dans ce portrait d’Aladin qui nous représente
assez bien son propre idéal et ce qu’il aurait voulu être dans la
jeunesse :
Aladin était éloquent, passionné pour la liberté ; il était
épris de la gloire et sentait qu’on ne pouvait s’élever dans une cour
qu’en rampant, et que l’assiduité tenait lieu de mérite. Que d’obstacles
ne devait pas trouver dans sa carrière un homme qui ne pouvait, comme
Aladin, déguiser sa façon de penser, et qui voulait (c’est ainsi qu’il
s’exprimait) faire fortune à découvert !
Le caractère d’Aladin et ses nobles imprudences de conduite ont
leur contrepoids et leur correctif dans la sagesse d’un vieux moine
philosophe, le Kalender :
Le Kalender avait beaucoup vu, beaucoup observé, méprisait
les hommes et s’en accommodait ; il ne connaissait point de vérité
absolue, ne trouvait rien de grand, ni de vil, ni de petit… Jamais il ne
faisait de reproches sur ce qu’on aurait dû faire : il prenait les
choses où elles en étaient, et les hommes comme ils étaient… Il ne
donnait point de conseils, mais quelquefois des avis… Jamais il ne
raisonnait contre les passions, mais il prouvait souvent qu’on n’avait
pas de passion.
M. de Meilhan décompose, pour ainsi dire, son idéal entre ces
deux personnages ; l’un est ce qu’il s’imagine avoir été dans sa jeunesse,
l’autre ce qu’il se flatte d’être devenu dans son âge désabusé. Sur la
politique, sur la métaphysique, sur tous les objets, il y a là des vues, des
idées, de la pensée. Pendant que Salem, qui a été doué tout au rebours
d’Aladin et qui est la perfection de l’homme actif et médiocre, fait son
chemin méthodiquement et parvient aux plus hautes places du royaume, Aladin,
à qui il arrive mainte mésaventure par imprudence, cède aux conseils de ses
amis, et
se met à voyager en compagnie du
Kalender. Chemin faisant, il recueille toutes sortes d’observations sur le
caractère des hommes, de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés.
L’aspect des monuments le porte à la réflexion, ranime ses désirs de gloire
et réveille aussi sa sensibilité en lui rappelant la multitude des races
disparues. Le passé, attesté par des ruines majestueuses, lui paraît plus
grand, et préférable au temps où il vit :
« Quel bonheur, dit Aladin, j’aurais eu de vivre dans un
siècle aussi éclairé ! Ne croyez-vous pas qu’il viendra un temps où les
lumières seront répandues généralement, où tous les hommes seront
instruits ? » Le Kalender secoua la tête et leva la main en signe
d’improbation.
Aladin continua : « Quand tous les hommes essaieront les forces de leur
esprit, le nombre des bons ouvrages sera infini. » — « C’est le nombre
des écrits, dit le Kalender, c’est la facilité d’écrire qui empêchera
l’essor du génie. En songeant à cette foule d’écrivains du temps dont
vous parlez, je crois voir une troupe de nains montés sur les épaules
les uns des autres, qui s’applaudissent d’être parvenus à une grande
hauteur : l’homme qui aurait eu la force d’y atteindre seul et d’un même
élan dédaignera une gloire dont chaque nain peut revendiquer une
partie.
Ainsi sur tous les points : voilà ce que le Kalender ou l’homme blasé oppose à Aladin, l’homme
d’espérance et de désir ; voilà comment se
répondent l’un à l’autre les deux âges de la vie. Lequel des deux a raison ?
« La vie humaine est partagée entre deux règnes, celui de
l’espérance et celui de la crainte. »
M. de Meilhan, disons-le à son honneur, n’a cessé d’agiter ce problème et
d’en vouloir concilier les deux termes, en apparence contradictoires. Il
sent tous les dangers et toutes les chimères de la prétendue
perfectibilité ; il n’est nullement opposé d’ailleurs à ce qu’on appelle
lumières : il voudrait les voir s’étendre là seulement où il faut ; et,
comme il l’a dit, la question n’est pas de savoir s’il faut tromper les
hommes, et à quel
point il faut les tromper,
« mais seulement à quel point il faut tâcher d’arrêter la
curiosité humaine »
.
Aladin a un vif désir de savoir et de connaître ; la morale a surtout un
grand attrait pour son esprit vif et observateur ; il en voudrait posséder
la clef :
« Ne pourriez-vous pas, dit-il au Kalender, m’apprendre à
connaître les hommes ? » — « C’est comme si vous me disiez :
Apprenez-moi à voir. On ne connaît bien, Aladin, que les chemins par
lesquels on a passé. » — « Mais n’est-il pas quelque maxime générale qui
puisse faire éviter de tomber dans l’erreur, si elle ne suffit pas pour
démêler la vérité ? Les hommes sont-ils bons, sont-ils méchants ? »
— « L’un et l’autre, répondit le Kalender, et la plupart ne sont ni l’un
ni l’autre ; une des grandes sources d’erreurs, c’est de se conduire
avec eux comme s’ils étaient constants et conséquents… Nous sommes
mobiles, et nous jugeons des êtres mobiles… ! »
C’en est assez pour indiquer la veine d’esprit et de
philosophie qui circule dans ce joli conte et qui en distingue les bonnes
parties ; je ne lui vois d’autre défaut que de se trop prolonger à travers
les aventures de l’Orient. Pendant qu’Aladin voyage monté sur un coursier,
et s’arrête ou se détourne toutes les fois que sa curiosité ou son humanité
intéressée le lui suggèrent, il rencontre un autre voyageur monté sur un
âne, qui va d’un pas égal, mais qui ne se détourne ni ne s’arrête jamais.
Cet homme à l’âne le devance : c’est l’image de son cousin Salem qui arrive
à tout avant lui avec ses qualités compassées et son activité incessante. Il
vient un moment pourtant où, dans l’intérêt et pour le salut de la société,
les ânes, même les meilleurs, ne suffisent pas, et où il faut recourir dans
le péril au coursier généreux. L’heure d’Aladin a sonné ; il est appelé par
le Sultan, il sauve l’État, il repousse l’ennemi par son habileté et même
sans livrer de bataille, puis il se retire à temps loin de la ville et de la
Cour, au sein de l’amitié et des lettres : « Les grands hommes sont
comme les
remèdes actifs, qu’il ne faut
employer que dans les grandes occasions. »
M. de Meilhan tarda peu à émigrer. Il était à Aix-la-Chapelle en 1791, s’y
considérant peut-être comme Aladin dans le voyage et dans l’exil, et
comptant encore sur quelque retour imprévu. C’est du moins ce qu’on pourrait
conjecturer en écoutant Tilly dans ses Mémoires. Tilly
parle d’ailleurs de lui avec aversion, sans rendre justice à son esprit et
en ne voyant que les ridicules. L’ouvrage que M. de Meilhan publia à
Hambourg en 1795, intitulé Du gouvernement, des mœurs et des
conditions en France avant la Révolution, avec le caractère des
principaux personnages du règne de Louis XVI, est d’un homme en qui
les ridicules cessent dès qu’il tient la plume et qui mérite toute attention
par la modération et les lumières. Ce livre me semble un des meilleurs de
cette littérature de l’émigration, et il est instructif encore aujourd’hui.
Je ne le rapprocherai ni des Considérations de
M. de Maistre, ni de l’Essai de Chateaubriand, mais je le
mettrai à côté des écrits de Mallet du Pan à cette date. Le style en est
simple et uni :
La simplicité du style, pense avec raison l’auteur,
convient seule lorsque l’expression ne peut atteindre à la grandeur des
objets. L’homme n’a qu’une mesure de sensibilité, et son langage qu’un
degré d’énergie ; son cœur est-il oppressé par le poids accablant d’un
sentiment profond, son imagination ravagée par des spectacles d’horreur
multipliés, il désespère d’y proportionner son langage ; et un geste, un
regard, un morne silence lui tiennent lieu alors de paroles et sont plus
expressifs.
L’objet de M. de Meilhan est de présenter un tableau général
exact du gouvernement de la France et de la société avant la Révolution, et
de montrer qu’il n’y avait pas lieu ni motif à la révolte, qu’il y aurait eu
moyen de la conjurer si on l’avait su
craindre,
et que lorsque la crainte est venue après l’extrême confiance, elle a, par
son excès même, paralysé les moyens : « La légèreté d’esprit dans les
classes supérieures a commencé la Révolution, la faiblesse du
gouvernement l’a laissée faire des progrès, et la terreur a consommé
l’ouvrage. »
La description que donne l’auteur de l’ancien gouvernement de la France, de
cette Constitution non écrite, éparse et flottante, mais réelle toutefois,
est des plus fidèles ; il fait parfaitement sentir en quoi la France d’avant
89 ne pouvait nullement être considérée comme, un État despotique proprement
dit ; il parle du roi et de la reine, du clergé, de la noblesse, du tiers
état et du rapprochement des diverses conditions, des parlements, du
mécanisme de l’administration, des lettres de cachet, de la dette, de
l’influence des gens de lettres sous Louis XVI, avec une justesse et une
précision qui me font considérer cet ouvrage comme la meilleure production
de M. de Meilhan, après ses Considérations sur l’esprit et les
mœurs, et comme pouvant se joindre à titre de supplément utile à
l’Abrégé chronologique du président Hénault. On y
reconnaît à chaque page l’homme qui parle de ce qu’il sait et de ce qu’il a
pratiqué ; on y lit quantité d’anecdotes qui sont de source et d’original,
et qui méritent d’entrer dans l’histoire. Ainsi, contre les lettres de
cachet, que n’a-t-on pas dit, et avec raison, en principe ? Au commencement
du règne de Louis XVI, un des premiers objets qui fixèrent l’attention de ce
roi fut la liberté du citoyen :
Il avait dans son Conseil, dit M. de Meilhan, deux
ministres (Turgot et Malesherbes) portés par sentiment et par principes
à seconder ses équitables dispositions. M. de Malesherbes ayant été
nommé ministre s’empressa, selon l’usage, de faire aussitôt la visite
des maisons qui contenaient des prisonniers d’État. La prévention
favorable
qu’on avait pour ce vertueux
ministre a fait répandre qu’il en avait délivré un nombre considérable :
il m’a dit lui-même, avec la franchise qui le caractérisait et lui
faisait repousser les éloges qui n’étaient pas mérités, qu’il n’en avait
fait sortir que deux. Cette circonstance prouve que
les motifs de la détention des autres lui avaient paru fondés.
Lorsque le peuple, quinze ans après, s’empara de la Bastille,
on n’y trouva que quatre ou cinq
prisonniers : « L’un d’eux était fou, et les autres avaient commis
des crimes avérés. »
C’est cependant sous ce règne « à
jamais remarquable par l’indulgence »
qu’on s’est élevé contre
l’autorité avec une violence sans bornes, qui a fini par tout niveler.
M. de Meilhan montre très bien ce duel engagé entre un monarque armé, qui se
tient sur la défensive, et des agresseurs à outrance, pour qui tous les
moyens sont bons : « Dans cette lutte sanglante de la royauté et de
la démocratie, on croit voir, dit-il ingénieusement, deux combattants,
dont l’un, bien supérieur en force, se contente de parer, et ménageant
sans cesse la vie de son adversaire, finit par tomber sous les coups
qu’il aurait pu prévenir. »
Revenant sur sa distinction entre ce qui a été véritablement principe, cause, ou occasion, M. de Meilhan (et
ceci est chez lui une vue originale) insiste sur cette idée favorite, qu’on
a exagéré l’influence directe des écrivains sur la Révolution française. Il
veut que les causes aient été purement et simplement politiques :
On pourrait comparer, dit-il, la Constitution de la France
à un vaste édifice dont on a laissé tous les abords ouverts : peu
importe qu’on soit entré par une porte ou par une autre pour en dévaster
l’intérieur ; on y aurait toujours pénétré du moment où la surveillance
en avait été abandonnée à des gardiens négligents ou infidèles. — Un
homme est-il assassiné chez lui par
un
voleur, dit-il encore, le principe de ce crime est
l’avidité des richesses ; la cause de l’événement, le
voleur ; et si la porte de la maison se trouve ouverte, elle a été l’occasion favorable à l’assassin. Les causes véritables
sont celles sans lesquelles l’événement n’aurait point eu lieu, quelques
circonstances qui eussent été rassemblées.
Quant aux idées philosophiques ou politiques renfermées dans
des écrits antérieurs, une fois la tranchée ouverte et l’ennemi introduit
dans la place, on y recourut, mais comme on s’adresse à un avocat pour
fournir des motifs à l’appui d’une cause, d’un acte qu’on veut colorer :
C’est quand la Révolution a été entamée, dit M. de Meilhan,
qu’on a cherché dans Mably, dans Rousseau, des armes pour soutenir le
système vers lequel entraînait l’effervescence de quelques esprits
hardis. Mais ce ne sont point les auteurs que j’ai cités qui ont
enflammé les têtes.
Et il en revient à désigner son grand coupable politique, après
Calonne, après Brienne, et plus funeste qu’eux tous, c’est-à-dire
M. Necker.
Dans un autre écrit, M. de Meilhan va même plus loin : il est persuadé que
Louis XV, tout amolli et apathique qu’on le connaît, aurait eu plus que
Louis XVI l’espèce d’énergie suffisante pour arrêter à temps cette suite
d’entreprises et d’insubordinations qui ouvrirent la Révolution française.
Il le montre jaloux de son autorité, sentant le danger de la laisser
attaquer, et capable, à cette seule idée, de violents mouvements de colère
qui avaient des suites ; il cite une lettre vigoureuse de ce roi au duc de
Richelieu sur les envahissements de pouvoir du Parlement :
Cette lettre, dit-il, doit prouver que Louis XV aurait
employé la force pour arrêter, dès les premiers moments, les entreprises
des révolutionnaires. Quand on l’a connu, il est évident qu’il n’aurait
jamais consenti à assembler les notables, et encore moins les États
généraux ; et que, si l’on suppose
des
circonstances critiques, il n’aurait pas balancé, pour le rétablissement
de l’ordre, à prendre les plus violents partis et à y persévérer.
Je me suis laissé aller à développer cette idée de
M. de Meilhan, qui n’est pas celle de tout le monde. Ce livre Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la
Révolution est terminé par une suite de portraits historiques
(Maurepas, Turgot, Saint-Germain, Pezay, Necker, Brienne), dans lesquels il
y a des traits exacts et neufs, bien de l’esprit et même du talent29.
Pendant l’émigration, et dans le temps qu’il voyageait en Italie,
M. de Meilhan fut appelé en Russie par l’impératrice Catherine qui, sur sa
réputation et d’après la lecture de ses ouvrages, voulait faire de lui son
historien et celui de son empire. Arrivé à sa cour, il réussit moins de près
que de loin ; il quitta bientôt Pétersbourg, avec une pension toutefois ; la
mort de l’impératrice la lui fit supprimer et vint détruire ses projets de
composition historique. On a de lui des lettres où il célèbre l’âme et le
génie de Catherine ; mais ici se trahit un grave défaut de M. de Meilhan, et
qui était déjà sensible
dans quelques passages de
ses Considérations sur l’esprit et les mœurs ; cet homme
d’esprit et de conception, qui n’a pas seulement de la finesse, qui y joint
des vues et de la portée, n’a pas le goût très sûr : il le prouva bien
lorsque étant parti de Rome pour aller en Russie, l’idée lui vint un jour de
comparer l’église de Saint-Pierre et Catherine II. Cette comparaison entre
l’impératrice et le chef-d’œuvre de l’architecture romaine existe,
classiquement déduite et poussée de point en point, et sans que l’auteur ait
eu l’idée d’en sourire.
M. de Meilhan avait encore composé dans ces années un roman en quatre volumes
intitulé L’Émigré, et qui fut imprimé à Hambourg en 1797 ;
je ne doute pas qu’il ne doive contenir des observations curieuses sur cette
France d’outre-Rhin et cette société errante, mais je n’ai pu le trouver
nulle part ni rencontrer personne qui en eût connaissance30.
Dans les dernières années, M. de Meilhan vivait à
Vienne, au quatrième étage, pauvre et assez entouré. Il avait la manie de
rester au lit des journées entières, et prétendait qu’il n’avait plus la
force d’en sortir :
Sortez donc quelquefois, mon cher ami, lui écrivait le
prince de Ligne : si je pouvais être tous les jours chez vous avec un
récipient pour toutes les idées que vous jetez en
l’air, je ne demanderais pas mieux ; mais vous jetez bien des perles aux
pieds de ces messieurs qui vont chez vous.
Vous vous croyez trop faible pour sortir de votre lit, et vous y faites,
si la conversation est animée, des sauts d’anguille ; on croit être à
votre chevet, et vous retournant comme Crispin
médecin, on se trouve à vos pieds. — Vous ne savez pas, lui
disait-il encore, que vous m’êtes nécessaire pour me remonter : vous
êtes de l’éther pour moi.
M. Craufurd, un Anglais ami de la France et de notre
littérature, sur laquelle il a publié des Essais, acheta
pour cent louis, de M. de Meilhan, je ne sais quels manuscrits : c’est sans
doute ce qu’il a publié depuis, des anecdotes originales sur M. de Choiseul,
sur le Dauphin, sur cette cour de Louis XV que M. de Meilhan avait connue
près de son père et par les escaliers dérobés. Les Mémoires de Mme Du Hausset, femme de chambre
de Mme de Pompadour, ont été conservés par
M. de Meilhan, qui empêcha un jour M. de Marigny de les jeter au feu et qui
les emporta ; ils passèrent de ses mains
entre
celles de M. Craufurd, qui le premier les fit imprimer (1809).
M. de Meilhan, qui a tracé les portraits de tant de personnages, en a laissé
un de lui. Dans ces sortes de portraits personnels on ne se donne jamais
trop de désavantages, même lorsqu’on a l’air de se dire des vérités. Voici
sous quel profil assez imposant il aime à s’offrir à nous, et, dans sa
prétention soit à se montrer, soit à se dérober, on peut encore saisir les
défauts :
Mon esprit est un terrain très inégal ; il est de plusieurs
côtés borné à un point qu’on n’imaginerait pas ; il est dans d’autres
parties très étendu. Je supplée, pour les objets qui m’intéressent,
certaines incapacités par un discernement rare des diverses qualités des
hommes, joint à la conscience bien exacte de ce qui me manque. Ce qui
distingue mon esprit, c’est son premier élan, c’est la facilité
d’atteindre sans effort. Je devine, ou n’entends jamais ; je compose et
ne peux corriger. Je fais un mémoire, un calcul, une combinaison comme
un poète fait des vers, et, comme lui, je parais inepte, si je ne suis
pas en verve…
Ma conversation est très variée, parce que rien ne remplit en général mon
esprit et ne me porte à m’appesantir sur les objets. Ils me sont
indifférents, et j’ai supérieurement le don de l’intérêt du moment, sans
fausseté et sans effort. Ce que j’écris, ce que je dis, n’est jamais
pour moi ni une vérité intime, ni un motif d’amour-propre. Je me crois
toujours supérieur à ce que l’on connaît de moi, et prêt à
l’abandonner…
C’est ici que, professant cette absolue indifférence pour le
fond de toute chose et pour la vérité en elle-même, il laisse échapper cet
aveu que nous avons déjà recueilli et qui juge tout l’homme : « Rien
n’a jamais fait effet sur moi comme vrai, mais comme
bien trouvé. »
Et il continue de se
dessiner en se mirant :
Je suis vivement paresseux, ce qui me donne deux
inconvénients, celui de la paresse et celui de l’ardeur. Je laisse
perdre le temps, et ensuite je veux tout forcer : voilà la clef de ma
conduite…
Mon amour-propre est extrême ; mais dans les petits objets, dans la
société, il n’est que sur la défensive, il ne demande qu’à n’être pas
blessé, sans désir d’être flatté ; dans les grands, il ne me porterait
qu’à la gloire la plus éclatante ; mais
le dégoût suivrait de près, et le mépris de mon siècle ne me permettrait
pas de mettre longtemps du prix à son approbation…
Mon amour-propre s’irrite quelquefois dans le tourbillon du monde : il se
tait dans la solitude…
Je n’aime point à me montrer à mes amis sous un côté défavorable ; je
souffre de les voir malheureux de mon malheur, et je suis convaincu que
les sentiments diminuent par la perte des avantages… Il faut donc cacher
ses plaies, dissimuler les grandes impuissances de la vie : la pauvreté,
les infirmités, les malheurs, les mauvais succès… Il ne faut confier que
les malheurs éclatants, qui flattent l’amour-propre de ceux qui les
partagent et s’y associent.
Appliquant à l’auteur de ce portrait un mot qu’il aime et
auquel il n’attachait aucune idée défavorable, je dirai qu’il avait
l’amour-propre fastueux
31.
Le prince de Ligne, dans une lettre détaillée, achève et complète à merveille
ce portrait de M. de Meilhan ; il le confirme ou le corrige sur les points
essentiels :
Sans en avoir l’air, lui dit-il, vous êtes plus occupé des
autres que de vous ; vous ne vous aimez qu’un moment ; vous êtes fou de
ce que vous avez écrit le matin, et le soir vous n’y pensez plus. Vous
êtes un vantard d’égoïsme et un esprit fort d’insensibilité. Je vous ai
fait pleurer pour moi, et vu pleurer pour d’autres.
Le prince de Ligne s’arrête avec complaisance sur cette idée
secrète et chère de M. de Meilhan, que celui-ci a manqué sa fortune et sa
destinée et qu’il aurait dû être ministre à la place de Necker ou de
Calonne :
Avec l’air de mépriser tous les détails, les regardant
au-dessous de vous, il n’y en avait pas un de votre intendance de
Valenciennes
qui vous échappât, et vous
racontez très plaisamment ce que c’est que de travailler légèrement,
quand M. de Calonne écrivait sur le coin de la tablette d’une cheminée
sur ce que vous aviez été vingt-quatre heures à penser.
Connaissant mieux votre nation et la Cour que lui, vous n’auriez jamais
assemblé les notables, qui auraient pu être une bonne chose sous un
autre gouvernement ; et c’est vous qui aviez dit au baron de Breteuil ce
grand mot au sujet du premier club, que ce n’était pas une
plante monarchique.
N’oublions pas que le prince de Ligne lui-même se croyait
frustré dans ses légitimes espérances ; il aurait voulu commander un jour en
chef, succéder aux Lacy et aux Laudon, s’illustrer dans une carrière
sérieuse ; comme M. de Meilhan, il revenait en idée sur le passé et le
considérait avec un sentiment caché de désappointement et d’amertume.
C’étaient deux débris politiques qui se consolaient par l’esprit, et dont le
moins caduc, le plus ferme et le plus élégant, encore debout, disait à
l’autre :
Vous n’auriez convenu qu’à moi si, au lieu d’être un petit
souverain de quatre ou cinq lieues en carré, j’en avais été un grand.
Vous auriez été à moitié ministre penseur, comme à la
Chine, à moitié administrateur. En mettant votre esprit juste, élevé et profond sur une plus grande échelle, il n’y a
pas de doute de l’effet de vos prodigieuses lumières et connaissances.
En attendant, laissons faire et dire bien des sottises autour de nous :
ce n’en est pas une de nous être si amicalement et tendrement attachés
l’un à l’autre pour toute notre vie.
Ils font ensemble leur dernier rêve d’imagination ; « Si
j’étais roi, vous seriez Premier ministre ! »
Pour nous, qui ne pouvons juger M. de Meilhan que par ses écrits, nous avons
cru n’être que juste en lui accordant un souvenir, en lui assignant un rang
élevé parmi les moralistes pour ses Considérations sur l’esprit
et les mœurs (1787), et, parmi les politiques, pour son ouvrage Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la
Révolution (1795). Il peut servir à
représenter à nos yeux toute une classe et une race de gens du monde, de
gens d’esprit et d’administrateurs distingués, qui existaient tout formés à
la fin de l’Ancien Régime, qui succombèrent avec l’ordre de choses, et qui
ont péri dans l’intervalle, avant que la société reconstituée pût leur
rendre une situation ou même leur donner un asile. Combien de ceux-là qui
tenaient dans le monde et la société de leur temps une grande place n’ont
pas même laissé un nom ! Que M. de Meilhan, naufragé comme eux, les
personnifie du moins et les résume honorablement dans la mémoire !
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