I.
Chaque fois qu’il meurt un membre de
l’Académie française, on fait son éloge ; je voudrais faire aujourd’hui
l’éloge d’un académicien qui ne l’a pas été, mais qui aurait dû l’être.
« Vous faites, mon cher ami, l’arrière-garde de la belle
littérature française, et il faut que vous ayez été aussi paresseux de
corps que peu paresseux d’esprit pour n’avoir pas été de l’Académie.
Avec les Noailles, les Choiseul, les Grammont, les Beauvau…, vous en
auriez été. »
C’est ce qu’écrivait le prince de Ligne à
M. de Meilhan dans l’émigration. Né à Paris en 1736, M. de Meilhan mourut à
Vienne en août 1803. « Il est pour chacun, disait-il, un âge pour
mourir. »
Il prit mal son moment et son endroit. Il aurait dû
tenir bon quelques années encore, rentrer en France en 1814 ou peu
auparavant, ne mourir comme Suard qu’en 1817, à quatre-vingt-un ans ; il
aurait eu sa restauration avec Louis XVIII ; sa réputation littéraire,
interrompue par la Révolution, aurait repris, lui présent, son rang et son
cours ; il aurait été de l’Académie enfin, où sa place était marquée, et
dont il ne fut que par son élève, le duc de Lévis.
Quand je dis que je veux faire son éloge, il ne faut pas entendre que je ne
m’astreindrai qu’à le louer.
M. de Meilhan eut des
défauts saillants qui lui appartenaient, et même des vices qui tenaient
aussi à son siècle : mais il fut un homme de beaucoup d’esprit, un des plus
distingués parmi les gens du monde, un des plus fertiles en idées et des
plus originaux parmi les écrivains amateurs. Nul ne peut nous représenter
mieux que lui cette littérature du règne de Louis XVI, qui compte Bernardin
de Saint-Pierre pour homme de génie, et l’abbé Barthélemy, M. Necker,
Bailly, Vicq d’Azyr, Choiseul-Gouffier, le président Dupaty, Rivarol, etc.,
pour auteurs d’esprit et de talent ; il nous a tracé la description de cette
société et de cette monarchie finissante dans des pages qui sont très fines,
d’une vraie nuance, et où les aperçus élevés et les perspectives lointaines
ne manquent pas. Il est proprement le moraliste du règne de Louis XVI dans
son extrême civilisation, avant les journées de 89. J’ai souvent entendu
dire, en parlant de M. de Meilhan, que ses écrits ne passaient point la
médiocrité ; je m’inscris en faux contre cette opinion. Il a manqué à la
réputation de M. de Meilhan quelques années de plus de durée pour être fixée
et enregistrée dans l’opinion, et pour que l’auteur fût classé à son tour
dans la série des moralistes, à la suite des hommes célèbres dont il a si
bien déterminé le caractère et distingué les mérites aux premières pages de
ses Considérations sur l’esprit et les mœurs (1787). Par
malheur pour lui, la société qu’il peignait sur place, et qui lui eût rendu
justice, a brusquement péri avant de lui avoir délivré ses titres et d’avoir
signé son brevet. Il n’a plus été lu qu’à la légère et feuilleté à peine par
des générations qui n’y regardaient pas de si près. Lorsqu’on y revient
aujourd’hui toutefois, il est certains de ses écrits qui plaisent, qui
instruisent et font penser ceux qui ont l’expérience de la vie. On n’arrive
pas à l’admiration ni à l’enthousiasme comme le prince de Ligne, que j’aurai
souvent occasion de citer à son sujet, mais on
comprend en souriant que celui-ci, dans une de ses saillies à demi
romantiques, ait pu dire :
Si La Bruyère avait bu ; si La Rochefoucauld avait chassé ;
si Chamfort avait voyagé ; si Lassay avait su les langues étrangères ;
si Vauvenargues avait aimé ; si Weisse24
avait été à la Cour ; si Théophraste avait été à Paris, ils auraient
bien mieux écrit encore. Quelques-uns de ceux-là et d’autres encore
ressemblent à des feux d’artifice trop longs et avec des lacunes
d’obscurité. Dans les Pensées de M. de Meilhan, il y a
des traits de feu qui éclairent toujours, et des fusées qui vont plus
haut qu’elles ne font de bruit ; le tout est toujours terminé par une
belle décoration. C’est qu’il est un homme d’État et un homme du
monde.
Un homme d’État, c’est certainement ce que M. de Meilhan se
piquait d’être, et l’on assure qu’il était de ceux qui croyaient avoir une
recette pour guérir le mal financier de la France en ces années critiques et
pour régénérer la monarchie. Il paraissait croire que, s’il avait été nommé
contrôleur général, il n’y aurait pas eu de révolution, et il en a toujours
voulu à M. Necker comme à un ennemi personnel, à un rival qui lui avait volé
sa place et la confiance de son malade. — Gabriel Sénac de Meilhan était
fils de Sénac, premier médecin de Louis XV. Son père, célèbre par de savants
ouvrages, était de plus un homme d’esprit qui savait la Cour et les
boudoirs. Il ne réussit pas à inspirer à son fils un grand respect pour son
art. Dans ses Considérations sur l’esprit et les mœurs,
M. de Meilhan a écrit tout ce qui se peut de plus sceptique sur la médecine
et les médecins ; Il paraît être d’avis qu’ils se valent à peu près tous
dans la pratique :
Tout est de mode en médecine, dit-il, comme pour les objets
les plus frivoles. Il est d’usage pendant dix ans de saigner dans une
maladie ; ensuite
on prend une autre méthode.
Tantôt les remèdes chauds sont de mode, et tantôt les froids. Silva
disait : Petite vérole, je l’accoutumerai à la
saignée.
Et questionné par un de ses malades sur je ne sais quel remède
en vogue, un autre médecin célèbre, Bouvart, répondait :
« Dépêchez-vous d’en prendre pendant qu’il guérit. »
— M. de Meilhan avait un frère qui fut fermier général et qui avait les
mœurs du jour ; une des paroles de ce fermier général à sa femme est restée
comme peignant l’immoralité domestique portée à son comble, elle n’est pas
de celles qu’on puisse citer25.
Quant à M. de Meilhan, on le destina à la carrière administrative : il fut
maître des requêtes, puis intendant de province : c’était le chemin par
lequel on était en passe de devenir contrôleur général. Il se destinait à ce
dernier rôle avec beaucoup de résolution et de confiance. Les lettres
pourtant avaient place dans son ambition ; il sentait qu’il était né sous
cette double étoile de Montesquieu et de Voltaire qu’il appelle tous deux
« les créateurs de l’esprit de leur siècle »
. Il fit à
dix-neuf ans un pèlerinage aux Délices pour voir Voltaire.
Il avait fait précéder sa visite de quelques vers légers, et Voltaire lui
répondait par une lettre toute de grâce, d’intérêt, et même de
conseils :
Aux Délices, 5 avril (1755).
« Je n’ai guère reçu, monsieur, en ma vie ni de lettres
plus agréables
que celle dont vous m’avez
honoré, ni de plus jolis vers que les vôtres. Je ne suis point séduit
par les louanges que vous me donnez, je ne juge de vos vers que par
eux-mêmes. Ils sont faciles, pleins d’images et d’harmonie ; et ce qu’il
y a encore de bon, c’est que vous y joignez des plaisanteries du
meilleur ton. Je vous assure qu’à votre âge je n’aurais point fait de
pareilles lettres.
Si monsieur votre père est le favori d’Esculape, vous l’êtes d’Apollon.
C’est une famille pour qui je me suis toujours senti un profond respect,
en qualité de poète et de malade. Ma mauvaise santé, qui me prive de
l’honneur de vous écrire de ma main, m’ôte aussi la consolation de vous
répondre dans votre langue.
Permettez-moi de vous dire que vous faites si bien des vers, que je
crains que vous ne vous attachiez trop au métier ; il est séduisant, et
il empêche quelquefois de s’appliquer à des choses plus utiles. Si vous
continuez, je vous dirai bientôt par jalousie ce que je vous dis à
présent par l’intérêt que vous m’inspirez pour vous.
Vous me parlez, monsieur, de faire un petit voyage sur les bords de mon
lac ; je vous en défie…
À de nouveaux vers que M. de Meilhan lui envoya une autre fois,
Voltaire répondait, en 1761, par une lettre moitié vers, moitié prose :
Je ne connais pas ces vers de M. de Meilhan. Il serait à
désirer pour sa mémoire que quelques-uns de ceux qu’on connaît, et qui ont
été imputés à sa jeunesse, ne fussent point de lui. Quoi qu’il en soit, il
demeure constant que la corruption de ce siècle et de cette cour l’avait
atteint au cœur : la nature de son esprit s’en ressentit.
Pendant des années, on n’aperçoit extérieurement en lui que
l’administrateur ; il le fut avec succès, soit à La Rochelle dans le pays
d’Aunis, soit dans l’intendance de Provence où les allées de
Meilhan à Marseille ont conservé son nom, soit en dernier lieu dans
l’intendance du Hainaut. Aussitôt après la mort de Louis XV, il crut que son
moment de grand essor était venu. À toutes les
époques et sous tous les régimes, il y a ainsi, dans les jeunes
générations, des chefs de file qui se concertent, se préparent à l’avance et
se croient nés pour arriver au pouvoir. Dans les dernières années de
Louis XV, on prévoyait une crise, un changement de principes, que
l’avènement du futur règne devait amener. Bien de jeunes imaginations, bien
des spéculations studieuses, bien des intrigues aussi, ménagées de longue
main, étaient dirigées dans cette espérance. Turgot, dans un sentiment de
vertu ; Necker, dans un sentiment d’ambition et de haute renommée ; Calonne,
Brienne, par des motifs moindres, se produisirent tour à tour en
réformateurs ; ils échouèrent par la faute des autres ou par la leur : mais
combien avortèrent dans l’ombre ! Il y eut les intrigants et les faiseurs
comme M. de Pezay. M. de Meilhan était de ceux qui ne craignaient pas le
grand jour ; à la mort de Louis XV, il semble s’être dit : « Mon père était
le premier médecin du feu roi, je serai le premier médecin de la France. »
Il avait des appuis en cour, et, sous le ministère de la Guerre de
M. de Saint-Germain, il fut appelé à une place de création ,
celle d’intendant général de la guerre et des armées du roi. Le prince de
Montbarrey, qui était alors directeur au même ministère, explique dans ses
Mémoires comment cette place nouvelle fut créée par le
ministre à l’effet de l’amoindrir ; car on le craignait comme opposé aux
réformes :
M. de Saint-Germain, dit-il, fit choix pour cette place de
M. Sénac de Meilhan, fils d’un premier médecin du feu roi, maître des
requêtes et intendant du Hainaut, fort jeune encore (il n’était pas si
jeune, ayant bien près de quarante ans à cette date de 1776), mais ayant
du talent et de l’esprit, et qui lui avait été indiqué par ses faiseurs
et conseils secrets, qui étaient en grande liaison avec lui. M. Sénac de
Meilhan avait promis, pour condition de son élévation,
de travailler sans relâche à me détruire auprès du
ministre de la Guerre, et de profiter de toutes les occasions qui se
présenteraient pour me dégoûter d’une position qui me condamnait à un
rôle purement passif, puisque je n’entrais dans aucun des conseils, et
que je n’étais consulté que pour la forme. On pensait, avec quelque
raison, que ce nouvel intermédiaire entre moi et les bureaux réduirait à
rien mon influence dans tout le département de la Guerre.
Le prince de Montbarrey déjoua la manœuvre, et, sûr de l’amitié
de M. de Maurepas, il força M. de Saint-Germain à opter entre la démission
qu’il lui offrit de sa place ou la suppression de celle de M. de Meilhan. Ce
dernier fut donc remercié presque aussitôt qu’appelé, et il retourna faire
les fonctions d’intendant de province26.
Tout en y représentant très dignement, il ne s’y tenait point pour satisfait
ni pour être définitivement à sa place. On ne l’accusera pas dans ses écrits
d’avoir accordé trop d’importance à l’homme d’affaires ; il s’attache plutôt
à montrer qu’il avait l’esprit au-dessus de son emploi :
Il ne faut, disait-il, qu’une dose très médiocre d’esprit
pour avoir des succès dans les affaires. On est borné à décider dans la
plupart des places des questions mille fois décidées. On n’a besoin que
d’une certaine activité nécessaire pour une prompte expédition, que
d’embrasser des détails familiers par l’habitude, d’avoir présent à
l’esprit le texte de quelques règlements, des formes prescrites, des
usages qui ont force de loi. Les lumières, les secours arrivent de
toutes parts à l’homme en place, en raison surtout de son élévation. Les
affaires sont à l’avance examinées et discutées ; on ne les lui présente
que tamisées en quelque sorte, éclaircies, mises dans un tel jour, qu’à
moins d’être stupide, la décision saute aux yeux. Un homme doué d’une
médiocre intelligence, qui a quelque mémoire et de l’application, peut
acquérir une grande réputation, surtout s’il a une physionomie
imposante ou spirituelle… Mais il faut
distinguer pour l’élévation du génie l’homme d’État d’avec l’homme
propre aux affaires.
Évidemment, ce n’est point par modestie qu’il rabaisse ainsi
les fonctions administratives dans lesquelles il s’est distingué, c’est
parce qu’il se pique d’avoir été d’une portée plus haute et d’embrasser tous
les horizons.
Le Hainaut paraît n’avoir eu qu’à se louer de lui. La ville de Valenciennes,
reconnaissante, fit faire son portrait pour être placé à l’hôtel de ville
(1783). Ce portrait par Duplessis, gravé par Bervic, est d’une magnifique
exécution. Le jeune administrateur, comme on l’appelait encore, s’y montre
avec tous ses avantages de physionomie, de regard, de représentation : il
est peint assis, jusqu’à mi-jambe, en habit habillé, avec dentelles,
coiffure du temps ; la main gauche est étendue sur une console d’où tombe en
se déroulant une carte de la province : ses doigts distraits s’y posent et
s’y déploient quelque peu complaisamment. La main droite est appuyée sur le
bras du fauteuil, et non pas sans quelque coquetterie. La tête est fort
belle, la physionomie vive, animée, parlante, la figure assez longue ; on
n’y prend nullement l’idée que donnerait de M. de Meilhan le duc de Lévis,
lorsqu’il a dit : « Sa figure, quoique expressive, était
désagréable ; il était même complètement laid, ce qui ne l’empêchait pas
d’ambitionner la réputation d’homme à bonnes fortunes. »
Cette
idée de laideur ne vient pas à la vue de ce portrait ; mais on y reconnaît
avant tout ce bel œil perçant, plein de feu, ces « yeux d’aigle
pénétrants »
dont le prince de Ligne était si frappé. Tel nous
apparaît à cette date de 1783 cette fleur des intendants de province,
l’élève émancipé de Duclos, l’émule en esprit des Rulhière et des Chamfort,
avantageux et fat comme
Rivarol, un des prétendants
hommes d’État et des Pétrones de l’ancienne monarchie, Pétrone un peu roide
et un peu apprêté toutefois.
Il débuta décidément dans les lettres par une ingénieuse supercherie : les
Mémoires d’Anne de Gonzague, princesse palatine,
parurent en 1786. C’est quelque chose en prose comme la supercherie des Poésies de Clotilde de Surville en
vers ; mais ici on met un ouvrage de fabrique moderne sous un nom historique
connu. Les gens de goût du xviiie
siècle ne
s’y laissèrent point prendre : l’ouvrage leur parut trop bien écrit pour
être de la princesse Palatine. Ce n’était pas si mal juger, car il est
évident, par les lettres et le peu d’écrits qu’on a d’elle, que la princesse
n’avait tout son esprit qu’en conversation et en action, et non plume en
main. Le style net, coupé, courant, dégagé, était donc le plus grand des
anachronismes : il y en avait d’autres encore. Les gens d’esprit tels que
Grimm et Suard firent toutes les objections, avec moins d’appareil seulement
qu’on ne le ferait aujourd’hui que la connaissance du xviie
siècle, plus approfondie peut-être, est
passée à l’état d’érudition et de doctrine. M. de Meilhan avait beaucoup lu
le cardinal de Retz et les auteurs du xviie
siècle ; il s’était amusé à tirer de là un pastiche qu’il ne
s’était point attaché à rendre trop fidèle : il aurait été bien fâché,
a-t-on remarqué, que la petite fraude eût trop réussi, et qu’on ne devinât
point le nouvel auteur sous le masque. On hésita quelque temps : les
soupçons se portèrent, entre autres, sur Rulhière, sur l’abbé de Périgord
(M. de Talleyrand) ; tout le monde sut bientôt que l’intendant du Hainaut
était l’élégant coupable.
L’année suivante, M. de Meilhan donna un ouvrage d’un tout autre genre, Considérations sur les richesses et le luxe (1787) :
c’était un livre par lequel il se posait
devant
l’opinion comme candidat au ministère et au contrôle général des finances.
M. Necker était alors dans tout l’éclat et la faveur de sa première
disgrâce ; il triomphait dans le public par ses écrits sur les finances ; il
faisait secte dans le monde des femmes et des gens de lettres. M. de Meilhan
résolut de se mesurer corps à corps avec lui et de le réfuter sur le
chapitre du luxe. Ce second ouvrage réussit beaucoup moins que le premier.
C’est un livre dont il serait difficile de présenter l’analyse. La surface
en est fort étendue : il y a des idées positives et d’un homme
d’administration, il y a des vues d’homme politique et de philosophe : ce
qui paraît manquer, c’est le lien exact et la cohésion de toutes ces
parties. Cette multitude d’aperçus et de premiers jets ressemble à la
conversation d’un homme de beaucoup d’esprit, qui se lance dans tous les
sens, brille, se répand et improvise sur des matières qui lui sont
familières, sans but déterminé : « C’est que rien, disait
M. de Meilhan parlant de lui-même, n’a jamais fait effet sur moi comme
vrai, mais seulement comme bien trouvé. »
La seule idée fixe est de combattre et de contredire M. Necker. Ainsi
M. de Meilhan loue Turgot ; il prend le parti de Sully contre Colbert ; il
célèbre un Sully sentimental outre mesure et de convention ; il parle par
moments du luxe dans les termes de l’auteur du Télémaque.
Il montre que la première idée d’un compte rendu appartient à Desmarets,
ministre des finances sur la fin de Louis XIV, et que c’est à ce ministre
qu’on devrait en rapporter l’honneur. Dans un piquant dialogue entre
Semblançay, surintendant des finances de François Ier,
et l’abbé Terray, dernier contrôleur général sous Louis XV, il s’applique à
prouver que François Ier était plus riche avec un revenu
d’environ seize millions que Louis XV, avec ses trois cent
soixante-six millions.
Il y a des chapitres qui,
pour la forme, sont dans le goût de Montesquieu : ainsi, le chapitre XV sur
la France : « Il est un peuple à qui sa vivacité rend tout sensible à
l’excès, à qui sa légèreté ne permet pas d’éprouver d’impressions
durables. Il a plus d’amour-propre que d’orgueil, etc. »
Ainsi,
le chapitre xix, intitulé « De la richesse sans travail », et qui
est sur l’Espagne :
L’Espagne a longtemps ressemblé à ces villes superbes des
contes orientaux, où tout est pétrifié. On y voit des princes ornés de
riches colliers, endormis depuis des siècles dans de magnifiques palais.
Un magicien les touche de sa baguette, et tout revit. Qu’un homme de
génie soit le ministre des finances d’un roi d’Espagne, et ce superbe
pays revivra.
Le magicien a tout l’air ici de proposer un coup de sa baguette
au roi de France autant pour le moins qu’au roi d’Espagne. — Un autre
chapitre, jeté dans le même moule, et à la Montesquieu, est encore celui où
l’auteur semble prophétiser sur l’Amérique : « Si l’on découvrait une
vaste contrée dont le sol neuf et fertile n’attendît que les plus légers
travaux, etc. »
Les derniers chapitres du livre, ceux surtout qui ont été ajoutés dans la
seconde édition, en 1789, à la veille des États généraux, contiennent des
idées d’avenir, notamment sur la milice, sur le tirage au sort de tous les
citoyens. Le tout finit par le chapitre de rigueur sur la banqueroute, qui était à cette date le présage menaçant et le
grand fantôme qu’il s’agissait de conjurer. M. de Meilhan, sans trop
s’expliquer, paraissait avoir un secret sûr pour cela. Recette à part,
M. de Meilhan, très bon observateur de la société à cette date, ne croyait
pas du tout, comme on l’a professé depuis, que la Révolution française, dans
les termes où elle a éclaté, fût inévitable.
Son ouvrage vraiment remarquable et qui reste des plus distingués dans le
genre, ce sont ses
Considérations
sur l’esprit et les mœurs, qui parurent aussi en 1787 ; l’auteur
était en verve dans cette année, et son ambition semblait se jouer à tout,
au risque de se nuire à elle-même. Après La Rochefoucauld, La Bruyère et
Duclos, il trouve encore de quoi décrire dans l’homme, dans cette scène
toujours renouvelée du monde ; et, en rappelant ses illustres prédécesseurs,
il sait être assez neuf et assez original pour son compte. Et tout d’abord
il évince Duclos et le raye de la liste des grands moralistes ; il le réduit
à n’être qu’un observateur de société, et le portrait qu’il donne de lui
serait encore le plus piquant et le plus juste qu’on pourrait aujourd’hui
tracer. M. de Meilhan est-il lui-même très supérieur à Duclos ? Je n’ai
point à prononcer là-dessus ; mais si Duclos définit avec précision et
rectitude l’état de la société vers le milieu du siècle, s’il nous donne,
comme on l’a dit, le code des mœurs à ce moment, M. de Meilhan exprime avec
non moins de netteté et, je le crois, avec plus d’étendue, l’état moral de
cette même société dans les dernières années de Louis XVI ; il refait le
même portrait, mais à l’extrême saison et au déclin.
Dès les premières pages, il nous rend bien le caractère général de cette
époque, ce qu’il a appelé le « caractère sexagénaire »
du
siècle. Les révolutions sont des moyens périlleux de se régénérer et de se
redonner des idées, de la vivacité, du nerf ; on perd souvent à ces tours de
force et à ces convulsions bien autant qu’on y gagne, et ce n’est qu’après
un long temps qu’on peut démêler avec quelque justesse les semences
nouvelles qui ont réellement levé, et ce qui a pris racine avec vigueur au
milieu des déchirements et des décombres. Pourtant il est clair, en lisant
les très fidèles portraits de M. de Meilhan, que si l’on était exactement
resté dans les salons de ce règne de Louis XVI, dans cette
atmosphère adoucie et tiède, sans les ouragans qui
survinrent et les tempêtes, on allait s’affadir de plus en plus, s’user et
s’effacer dans une ressemblance commune. C’était là sa plus grande crainte,
à lui. M. de Meilhan dénonce cette facilité universelle, qui était le cachet
de ces années (1780-1788) :
Il est devenu facile d’écrire en tout genre. La propagation
des lumières, la foule innombrable d’écrits, les journaux, les
sur les grands écrivains, les , les dissertations
critiques ont formé un dictionnaire général d’idées, de résultats, de
jugements où chacun peut trouver à s’assortir et puiser la matière d’un
ouvrage, en changeant, décomposant, délayant. Sans esprit, on peut faire
un livre sur l’administration, sur la morale, faire des vers, des
couplets, des comédies. Tout le monde, en fait d’esprit, semble avoir
dans ce siècle le nécessaire, mais il y a peu de grandes fortunes.
Il remarque que chacun, moyennant cette monnaie courante, peut
parler même de ce qu’il ne sait pas, louer Newton ou Descartes sans avoir la
plus légère teinture de géométrie, caractériser Turenne ou Condé sans
posséder les éléments de l’art de la guerre. Sous Louis XIV (il ne s’agit
pas des oraisons funèbres), on ne se serait cru en droit de parler avec
détail du mérite de ces hommes éminents qu’en étant soi-même du métier. En
général, c’est un mérite de M. de Meilhan, il ne parle de Louis XIV et de
cette époque qu’avec respect et en connaissance de cause ; dans un parallèle
entre Louis XIV et Henri IV, il ose, malgré l’engouement de l’opinion,
donner la préférence au premier ; il parle de Mme de Maintenon sans l’injurier jamais et, au contraire, en
l’admirant. Il semble se corriger ici de ce lieu commun d’un faux Sully,
qu’il avait caressé dans le précédent ouvrage. — Il observe très bien que de
son temps les conditions de la société se sont tellement mêlées et
confondues, et avec un frottement si continuel, que ce qu’on appelle les
gens du monde n’ont
plus ni état ni âge, ni rien
qui marque l’individualité de la personne :
La vie intérieure et domestique, dit-il, n’a plus été le
partage que des états obscurs et des gens sans fortune. Celui qui a un
bon estomac, qui joue, et qui sait l’histoire du jour, est de tous les
âges, de toutes les conditions. Il n’est ni magistrat, ni financier, ni
père de famille, ni mari ; il est homme du monde. Lorsqu’il vient à
mourir, on apprend avec surprise qu’il avait quatre-vingts ans. On ne
s’en serait pas douté à la vie qu’il menait. Sa société même ignorait
qu’il était aïeul, époux, père : qu’était-il donc à leurs yeux ? Il
avait son quart de loge à l’Opéra, jouait au loto et
soupait en ville.
Au lieu du loto devenu trop commun, mettez le
whist, et vous avez encore l’homme du monde qui n’est que cela jusqu’à la
fin, qui n’est plus même vieillard. Mais le cercle soi-même élégant où il
vit, et qui semblait tout l’univers du temps de Louis XVI, n’est plus qu’un
très petit cercle aujourd’hui, eu égard à l’avènement de toutes les classes
et au travail de chaque jour auquel presque tous sont assujettis.
Le reproche qu’on peut faire à M. de Meilhan, c’est de n’observer l’homme que
dans ce cercle-là et de ne pas voir qu’il s’élevait déjà des classes
nouvelles, dépositaires de meilleures mœurs et de qualités plus naturelles.
Chamfort, dans une analyse, d’ailleurs très bienveillante, qu’il donne du
livre, faisait à l’auteur cette objection, qui est devenue bien autrement
réelle depuis. On peut appliquer à M. de Meilhan ce que lui-même a dit
quelque part de La Rochefoucauld et de ce besoin de tout expliquer par
l’amour-propre :
M. de La Rochefoucauld est peut-être un peu suspect ; il
est comme ces médecins qui, dans toutes les maladies, voient celle
qu’ils ont le plus particulièrement étudiée ; mais enfin il a des traits
de lumière qui pénètrent jusqu’au fond du cœur, et je lui dois en partie
de me connaître.
Sans accorder à M. de Meilhan les derniers
mots de l’éloge, ou peut du moins lui appliquer l’excuse.
Il est le moraliste qui nous a le mieux décrit et présenté le Français de
son temps, le Français déjà formé avant 89 et ne pouvant que souffrir et
perdre après cette date, qui sépare deux régimes par un abîme. Sans faire
entrer dans son analyse de l’homme d’autres éléments que les besoins
physiques et, au moral, le mobile de l’ambition ou de la vanité, il a
pourtant compris que cette bonne compagnie, définie comme
on l’entendait alors, et devenue le plus tiède et le plus tempéré des
climats, était mortelle au génie, à la grandeur, à la force naturelle en
toutes choses :
Ne cherchez pas le génie, dit-il, l’esprit, un caractère
marqué dans ce qu’on appelle la bonne compagnie. Ceux
qui possèdent ces avantages et ces qualités y seraient impatiemment
soufferts et s’y trouveraient déplacés. Les grands hommes n’ont jamais
vécu dans les cercles de la bonne compagnie ; ils y paraissent, mais les
entraves dont elle accable l’homme supérieur l’en écartent : il vit en
famille, avec sa maîtresse (voilà la marque et le
petit signe libertin du xviiie
siècle,
qui se mêle à tout), avec des amis particuliers ; il cherche la
confiance, et il n’a pas besoin des petits succès de la société pour
s’assurer de sa valeur…
Ce qui ne peint pas moins M. de Meilhan que son moment de
société, c’est que dans ce regret général qu’il exprime de voir les
caractères s’effacer de la sorte, il trouve moyen de songer même à la
disparition prochaine des grands fats et des Alcibiades qui vont chaque jour
en diminuant ; il le dit d’ailleurs d’une manière piquante :
Il est des genres dans la société qui se perdent ; c’est
ainsi que certains poissons, après avoir longtemps abondé sur les côtes,
disparaissent pour des siècles. Il n’y a plus, à proprement parler, de
lats, de ces fats transcendants, qui primaient dans la société,
donnaient des lois sur la parure et les modes, qui subjuguaient les
femmes et en imposaient aux hommes par l’audace et les succès, et dont
la jeunesse s’empressait de copier les manières et d’imiter le ton. Tels
étaient
Vardes et Lauzun. Il y a de la
fatuité parmi les hommes, parce que la présomption domine plus ou
moins ; mais le fait d’une société est souvent un homme modeste dans une
autre. Il faut, pour remplir ce rôle d’une manière distinguée, réunir
aux avantages extérieurs l’esprit et l’audace, et être placé dans une
certaine élévation. Quelque vicieux que soit l’emploi des talents d’un
fat, ils n’en existent pas moins : mais les modèles manquent dans ce
genre comme dans beaucoup d’autres.
C’est ainsi qu’il a dit encore en parlant des femmes et de
l’amour-passion (car l’expression est de lui), et en
convenant qu’il ne l’avait jamais éprouvé : « En France, les grandes
passions sont aussi rares que les grands hommes. »
À mes yeux, la vérité de l’ouvrage de M. de Meilhan consiste surtout dans
cette nuance générale, relative à son moment. Nul plus que lui n’a le
sentiment d’une époque usée. Il nous peint en 1787 une société polie,
oisive, factice, à bout de satisfactions et de douceurs ; et tout en la
trouvant agréable, en nous la montrant riante, il semble craindre pour elle
un avenir prochain où elle ne saura plus comment diversifier ses loisirs,
relever même la langueur de ses conversations, et donner du relief à son
apathique bonheur. Je suis loin d’être là-dessus d’un avis aussi formel, et
de croire que le règne de Louis XVI n’aurait pu, en se prolongeant, échapper
au danger de mourir d’ennui sans une révolution. M. de Meilhan paraît
compter, pour varier la monotonie, sur quelques petites guerres encore, sur
trois ou quatre banqueroutes ; mais ces accidents qu’il prévoit ne lui
paraissent pas de nature à régénérer suffisamment le fond social ni à en
dérider la surface :
Quelle ressource, se demande-t-il, aura donc alors l’esprit
humain agité par son énergie, pour se manifester ? Serait-ce
l’éloquence ? Elle est bannie des monarchies, et les figures, les
métaphores, les grands mouvements seront connus, indiqués par des
règles. L’éducation hâtera ces progrès. Quand un plan judicieux,
éclairé, approprié
à nos mœurs, sera
substitué aux formes actuelles, les sciences seules pourront servir
d’aliment à l’esprit ; mais l’inertie générale ne permettra pas une
grande application.
Dans cet état de langueur où l’homme doit être entraîné par le cours des
choses, il n’aura peut-être d’autre ressource dans dix ou douze
générations que celle d’un déluge qui replonge tout dans l’ignorance.
Alors, de nouvelles races s’occuperont de parcourir le cercle dans
lequel nous sommes déjà peut-être plus avancés que nous ne croyons.
Chose singulière ! une simple idée ne lui vient pas en 1787,
c’est que la monarchie sous laquelle il vit n’est pas un édifice
indestructible, une voûte éternelle : « De nos jours, dit-il, la
puissance des souverains est assise sur des bases
inébranlables »
; et il part de là, comme d’un point fixe, dans
sa supposition étrange d’une langueur et d’une insipidité sociale
croissante. Qu’il soit tranquille ! ce déluge, qu’il invoque après dix ou
douze générations, il est déjà sur sa tête ; trente-six mois de tempête et
de lutte suffiront pour abîmer une monarchie de plusieurs siècles. Lui-même
que l’on appelait encore complaisamment en 1787 un jeune
magistrat, va devenir en peu d’années un débris d’émigration, une
antique, un monument. La lace de la société, en se
renouvelant, amènera des vertus, des ambitions, des forfaits de tout genre ;
l’héroïsme brillera dans les camps ; on entendra, comme dans l’Antiquité, de
grandes voix d’orateurs ; quand le premier débordement de la fange sera
passé, des mœurs nouvelles surnageront et s’établiront peu à peu, avec des
classes actives, non encore atteintes par l’oisiveté. Le monde, décrit par
M. de Meilhan, de cette plume spirituelle et fine, de cette main à
manchettes courant sur un papier glacé27, ne sera plus qu’un monde mort et curieux à
étudier dans les collections. Son livre est comme
le testament de cette société, par un homme qui en sait tous les secrets et
qui en réunissait les goûts divers. J’ai encore beaucoup à en dire.
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