Chateaubriand. Anniversaire du Génie du
christianisme.
Il y a cinquante-deux ans que le dimanche
28 germinal an X (18 avril 1802), jour de Pâques, Le Moniteur
publiait à la fois l’annonce de la ratification du traité de paix signé entre la
France et l’Angleterre, la proclamation du Premier consul déclarant l’heureuse
conclusion du Concordat devenu loi de l’État ; et, ce même jour où l’église de
Notre-Dame se rouvrait à la solennité du culte par un Te Deum
d’action de grâces, Le Moniteur insérait un article de
Fontanes sur le Génie du christianisme qui venait de paraître
et qui inaugurait sous de si brillants auspices la littérature du xixe
siècle. Ce sont là de ces coïncidences uniques,
de ces harmonies sociales qui ne se rencontrent qu’à de longues distances :
Fontanes, au début de son article, en résumait l’accord merveilleux et en
traduisait le sens divin, avec autant d’élévation que d’élégance. La critique
n’est pas souvent appelée à l’honneur insigne de faire l’office d’introducteur
en de semblables fêtes. Et pourtant à pareil jour, à cinquante-deux ans
d’intervalle, il m’a semblé que bien des pensées aussi se présentaient. Et nous
aussi, nous avons vu comme on tombe dans une révolution, et comme on en sort ;
comment tous, et les derniers, et les plus distingués, y poussent à l’envi,
comment plusieurs même aimeraient à y rester,
mais
comment un seul, inspiré de plus haut, vous en retire. Et nous aussi, nous avons
avec l’Angleterre, cette fois, notre vraie paix d’Amiens. Et nous aussi, nous
voyons le libre concert et l’union de l’Église et de l’État ; et, à ce point de
vue plus particulier du Génie du christianisme qui nous
occupe, n’est-ce donc rien comme signe charmant de douce influence regagnée et
socialement établie, que cette image de la Vierge envoyée hier par l’Empereur à
nos flottes, et qui y est reçue avec reconnaissance en protectrice et en
patronne ? Mais les mille pensées qu’éveille la comparaison de la société à ces
deux époques, avec ce qu’il y a de ressemblances réelles et de dissemblances
profondes, me mèneraient trop loin, et me tireraient surtout des cadres tout
littéraires où j’aime à me renfermer, sauf à les agrandir le plus que je puis.
Je vais donc simplement aujourd’hui payer envers Chateaubriand ma dette et
célébrer l’anniversaire du Génie du christianisme, en traitant
une question assez délicate, sur laquelle j’ai recueilli des notions précises,
mais dont la solution sera tout à l’honneur du poète : sans cela, on peut le
croire, je n’eusse point choisi un tel jour pour en venir parler.
Chateaubriand, dans la première préface de son livre, touchait le point de sa
conversion, car il n’avait pas toujours été religieux ; loin de là : lié avec
les hommes de lettres de la fin du xviiie
siècle,
Chamfort, Parny, Le Brun, Ginguené, il s’était montré à eux tel qu’il était,
lorsque, disciple de Jean-Jacques, il allait étudier la nature humaine plus
vraie, selon lui, et supérieure chez les sauvages d’Amérique, dans les forêts du
Canada. Il avait manifesté, depuis, sa manière de sentir et de voir sur tout
sujet dans l’ouvrage qu’il avait publié à Londres en 1797, l’Essai
historique, politique et moral sur les révolutions, et dont
quelques-uns de ses
amis, les gens de lettres de Paris,
avaient eu connaissance. Ici, dans le Génie du christianisme,
il reparaissait tout autre ; bien que les couleurs brillantes et poétiques
donnassent le ton général, et qu’il s’attachât à émouvoir ou à charmer plutôt
qu’à réfuter, il prenait l’offensive sur bien des points : il s’agissait, au
fond, de retourner le ridicule dont on avait fait assez longtemps usage contre
les seuls chrétiens ; le moment était venu de le rendre aux philosophes. Ceux-ci
ne pouvaient pardonner à l’adversaire imprévu d’ouvrir cette veine toute
nouvelle. Ginguené surtout, qui était Breton comme Chateaubriand ; qui avait
fort connu sa sœur Mme de Farcy et toute sa famille ; qui
savait des particularités intimes sur les premières erreurs du poète, sur les
fautes dont s’était affligée sa mère, et qui s’en était entretenu avec lui
depuis même son retour d’Angleterre ; Ginguené, honnête homme, mais roide et peu
traitable, devenait un adversaire dangereux. Chateaubriand, allant au-devant des
objections personnelles qu’on ne pouvait manquer de lui faire, disait donc dans
sa préface :
Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à
élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce genre d’attaque,
employé pour détruire l’effet d’un ouvrage religieux, est fort connu : il
est donc probable que je n’y échapperai pas, moi surtout à qui l’on peut
reprocher des erreurs.
Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui.
Tout en avouant la nécessité d’une religion, et en admirant le
christianisme, j’en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus
de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé
jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la
faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je
fréquentais : mais j’aime mieux me condamner, je ne sais point excuser ce
qui n’est point excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence
s’est servie pour me rappeler à mes devoirs.
Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots, où elle
vit périr une partie de ses enfants, expira dans un lieu
obscur, sur un grabat où ses malheurs l’avaient reléguée.
Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande
amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs (Mme de Farcy) de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais
été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère : quand la lettre me
parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était
morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du
tombeau, cette mort qui servait d’interprète à ta mort m’ont frappé : je
suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes
lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré, et
j’ai cru.
Les Mémoires d’outre-tombe donnent cette lettre
écrite par Mme de Farcy à son frère, et par laquelle elle
lui annonçait ta mort de sa mère. Mais les Mémoires
d’outre-tombe, écrits si longtemps après, et sous l’influence de tant
de souvenirs contradictoires et entrecroisés, n’ont pas une grande valeur en ce
qui est de la vérité réelle et positive. Au moment où le Génie du
christianisme parut, Ginguené, qui rendit compte du livre dans La Décade, marqua dès le début de ses articles qu’il ne se
tenait point pour satisfait de l’explication vague et générale que l’auteur
donnait de sa conversion : il semblait même dénoncer quelque inexactitude dans
le récit, et, sans trahir le secret de conversations confidentielles qu’il avait
eues avec Chateaubriand, il y faisait allusion de manière à inspirer des doutes
au lecteur.
Je vais plus loin, et j’avance sans crainte dans cette voie plus qu’il ne l’a
fait et que personne encore ne l’a pu faire, certain que je suis de revenir à
bien. Un document curieux existe, je l’ai sous les yeux, et j’en puis parler en
toute connaissance de cause : il nous livre l’état vrai, et trop vrai, des
opinions, des croyances et de l’âme de Chateaubriand à la date de 1798, quelques
mois seulement avant sa conversion et avant la conception première du Génie du christianisme. Ce document, voici en quoi il
consiste :
Chateaubriand avait publié à Londres son Essai sur les révolutions en deux volumes qui n’en faisaient qu’un, un
énorme in-8º de près de 700 pages ; il y avait versé toute son érudition
historique juvénile, tous ses rapprochements d’imagination, toutes ses audaces
de pensée, ses misanthropies ardentes et ses douleurs rêveuses ; livre rare et
fécond, plein de germes, d’incohérences et de beautés, où est déjà recèle tout
le Chateaubriand futur, avant l’art, mais non avant le talent. Quand je dis
qu’il y avait tout mis et tout versé de lui-même, je me trompe : il y avait des
points sur lesquels il s’était montré moins explicite et moins décidé qu’il ne
l’était au fond réellement Aussi, quelques mois après avoir publié cet écrit et
quand il comptait en donner une seconde édition, il avait noté de sa main en
marge sur un exemplaire diverses modifications à y introduire, et, oubliant
bientôt que l’exemplaire était destiné à des imprimeurs, il s’était mis à y
ajouter pour lui-même en guise de ses plus secrètes pensées. Je les
lis de sa main, écrites à une date qui, à quelques mois près, ne peut guère être
que 1798. Il y a de ces remarques qui concernent Parny, Le Brun, Ginguené,
Fontanes ; elles ont cela de précieux de n’être point faites à distance et de
souvenir falsifié comme les notes de 1826, ni en vue d’aucun public, mais de
peindre les choses et les gens à nu, tels qu’on les voit pour soi et qu’on les
note à l’instant sur son carnet. Sur Parny, par exemple, on lit : « Le
chevalier de Parny est grand, mince, le teint brun, les yeux noirs enfoncés
et fort vifs. Nous étions liés. Il n’a pas de douceur dans la conversation.
Un soir nous passâmes cinq heures ensemble, et il me parla d’Éléonore,
etc. »
Sur Le Brun, il y a un commencement de portrait qui, en trois
coups de crayon, est admirable : « Le Brun a toutes les qualités du
lyrique. Ses yeux sont âpres, ses tempes chauves, sa taille
élevée, il est maigre, pâle, et, quand il récite son Exegi monumentum, on croirait entendre Pindare aux jeux
Olympiques… »
Il n’est pas malaisé d’y surprendre des particularités
qui convainquent les Mémoires d’outre-tombe de légère
inexactitude. Ainsi, dans ces derniers mémoires, racontant sa présentation à
Versailles et sa présence à l’une des chasses royales, Chateaubriand veut que
dans les deux circonstances Louis XVI ne lui ait parlé qu’une seule fois pour
lui dire un mot insignifiant : ici, dans une note de l’Essai,
il remarque que Louis XVI lui a parlé deux fois, et il écrit même de sa main en
marge les mots très courts que le roi lui adressa dans les deux occasions ; mais
ces mots, dont il ne reste que quelques lettres, ont été arrachés par un ongle
irrité. Quelque royaliste fervent, en parcourant le volume, aura été blessé de
les voir dans la bouche de Louis XVI soit comme trop insignifiants, soit pour
toute autre raison. On n’a pas eu la même susceptibilité pour ce qui touche Dieu
et les idées religieuses : sur ces points l’opinion de Chateaubriand à cette
date subsiste tout entière, inscrite de sa main en marge, dans des notes
aggravantes et corroboratives du texte. Y a-t-il dans le texte, en effet, ces
mots qui se rapportent à l’exposé de la doctrine des stoïciens : « Dieu,
la Matière, la Fatalité ne font qu’Un »
, Chateaubriand écrit en
marge : « Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance,
hasard, fatalité dans ce monde, la réputation, l’honneur, la richesse, la
vertu même… »
Et cette note, qui peut tenir lieu des trois ou quatre
autres qui sont aussi expressives et aussi formelles sur le même sujet, finit en
ces mots sinistres : « Il y a peut-être un Dieu, mais c’est le Dieu
d’Épicure ; il est trop grand, trop heureux pour s’occuper de nos affaires,
et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les
autres. »
Ainsi donc voilà où en était Chateaubriand à la
veille
du moment où il fut vivement frappé et touché, et où il conçut l’idée du Génie du christianisme. Revenant en souvenir sur cette époque
de sa vie dans ses Mémoires d’outre-tombe et sur cette
disposition intérieure où il était après la publication de l’Essai, il ne s’en rendait plus un compte bien exact quand il
disait :
Je m’exagérais ma faute ; l’Essai n’était pas
un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres
de cet ouvrage se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur
mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme
de l’Essai à la certitude du Génie du
christianisme.
Sans doute il y avait des contradictions dans l’Essai, et ces contradictions pouvaient être une porte entrouverte pour
que l’auteur remontât par là jusqu’à la lumière, comme cela est arrivé ; sans
doute il se séparait, jusque dans son incrédulité, des encyclopédistes et des
philosophes proprement dits, jaloux d’établir leur domination sur les esprits,
puisqu’il leur disait :
Vous renversez la religion de votre pays, vous plongez le
peuple dans l’impiété, et vous ne proposez aucun autre palladium de la
morale. Cessez cette cruelle philosophie ; ne ravissez point à l’infortuné
sa dernière espérance : qu’importe qu’elle soit une illusion, si cette
illusion le soulage ? etc.
Toutefois, pour montrer à l’auteur qu’il ne s’exagérait pas sa
faute en la confessant, comme il fit, dans la première préface du Génie du christianisme, il eût suffi de lui faire repasser sous les
yeux cette profession de foi d’incrédulité, écrite et signée
par lui en confirmation des pages de l’Essai, cette double et
triple négation directe de Dieu, de l’immortalité de l’âme, du christianisme,
toutes apostasies formelles que j’indique bien suffisamment et dont je supprime
d’ailleurs les preuves de détail trop choquantes14.
Mais il en est sorti, et c’est ce beau côté victorieux
que je tiens à mettre pour le moment en pleine lumière. Il y a, au milieu de
toutes les exagérations de l’Essai,
un sentiment touchant qui y règne en effet et qui y circule ; Chateaubriand
sauvage et fier, mais malheureux, est alors humain, sympathique et fraternel aux
infortunés, modeste même ; il est ce que le génie et la gloire, en le
couronnant, oublieront trop de le laisser depuis. Dans un singulier chapitre
expressément dédié « Aux infortunés », et qui est placé, on ne sait trop
comment, entre celui de « Denys à Corinthe » et celui d’« Agis à Sparte », il
s’adresse à ses compatriotes émigrés et pauvres, à tous ceux qui souffrent comme
lui du désaccord entre leurs besoins, leurs habitudes passées et leur condition
présente ; il leur rappelle la consolation des Livres saints,
vraiment utiles au misérable, parce qu’on y trouve la pitié, la
tolérance, la douce indulgence, l’espérance plus douce encore, qui composent
le seul baume des blessures de l’âme. Ce sont, dit-il, les Évangiles. Leur
divin auteur ne s’arrête point à prêcher vainement les infortunés, il fait
plus : il bénit leurs larmes, et boit avec eux le calice jusqu’à la lie.
Il entre à son tour, par les conseils qu’il donne, dans mille
détails familiers, appropriés ; il indique les recettes, les palliatifs
applicables aux âmes tristes ou ulcérées, surtout les jours de fête et quand
tout respire la joie alentour. Sous forme indirecte et à la troisième personne,
il raconte sa propre vie en Angleterre, sa fuite ces jours-là loin des jardins
publics, loin des promenades fréquentées, sa recherche des sentiers solitaires ;
il nous initie aux plus humbles consolations de sa vie misérable, comme ferait
un enfant du peuple, un Werther et un René des faubourgs2 :
Lorsque la brune
commence à confondre
les objets, notre infortuné, dit-il, s’aventure hors de sa retraite, et,
traversant en bâte les lieux fréquentés, il gagne quelque chemin solitaire
où il puisse errer en liberté. Un jour, il va s’asseoir au sommet d’une
colline qui domine la ville et commande une vaste contrée ; il contemple les
feux qui brillent dans l’étendue du paysage obscur, sous tous ces toits
habités…
Il faut voir, dans le livre même, le détail des ruses innocentes
employées pour éluder ou pour tromper la douleur :
Mais le but favori de ses courses sera peut-être un bois de
sapins, planté à quelque deux milles de la ville. Là il a trouvé une société
paisible qui, comme lui, cherche le silence et l’obscurité : ces sylvains
solitaires veulent bien le souffrir dans leur république, à laquelle il paye
un léger tribut, tâchant ainsi de reconnaître, autant qu’il est en lui,
l’hospitalité qu’on lui a donnée.
Ce sont les lapins sans doute, les hôtes de la garenne, qu’il
désigne ainsi sous cette métaphore indécise et assez gracieuse qu’il livre aux
. Après avoir conseillé surtout l’étude de la botanique, comme
propre à calmer l’âme et à lui ouvrir une source d’aimables et faciles
jouissances, il montre le promeneur fatigué rentrant plus riche le soir dans sa
pauvre chambre : « Oh ! qu’avec délices, après cette course laborieuse,
on rentre dans sa misérable demeure, chargé de la dépouille des
champs ! »
Puis en marge il ajoute de sa main cette note touchante
qui est faite pour racheter bien des incrédulités amères, et dont les premiers
mots respirent une naïveté douloureuse :
C’est ce qui m’est arrivé vingt fois, mais
malheureusement j’avais toujours l’inquiétude du lendemain. Je pourrais
encore être heureux et à peu de frais : il ne s’agirait que de trouver
quelqu’un qui voulût me prendre à la campagne ; je payerais ma
pension après la guerre. Là, je pourrais écrire, herboriser, me
promener
tout à mon aise. Pourvu que je ne fusse
obligé de faire compagnie à personne, etc. !
— Qui ne se sentirait ému en lisant cette phrase jetée en passant :
Je payerais ma pension après la guerre ! Et encore, le vœu du retour
dans la patrie est exprimé sans faste, comme on l’aime chez un naufragé :
« Si la paix se fait, j’obtiendrai aisément ma radiation, et je m’en
retournerai à Paris où je prendrai un logement au Jardin des plantes. Je
publierai mes Sauvages, je reverrai toute ma société.
Toute ma société ! combien je trouverai d’absents !… »
À cette
première époque de Londres et avant la gloire, Chateaubriand avait encore en lui
une simplicité et une sensibilité qui le montrent comme l’un de nous tous, comme
un homme de la vie commune et naturelle, plus égaré seulement, plus rêveur, plus
facile à effaroucher et à rejeter dans les bois.
C’est alors que, par un concours de circonstances qu’il ne nous a expliqué qu’à
demi, éclata tout d’un coup en lui une explosion de sentiments dont on a peine à
se faire idée. La mort de sa mère, la lettre de sa sœur en furent l’occasion
déterminante : il est à croire que les reproches et les plaintes de sa mère
mourante portaient moins encore sur des écrits de son fils qu’elle avait peu lus
et dont l’écho avait dû parvenir difficilement jusqu’à elle, que sur quelques
autres égarements, peut-être sur quelque passion fatale qu’il n’est permis que
d’entrevoir. Quoi qu’il en soit, la sincérité de l’émotion dans laquelle
Chateaubriand conçut la première idée du Génie du
christianisme est démontrée par la lettre suivante écrite à Fontanes,
lettre que j’ai trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci ; dont Mme la comtesse Christine de Fontanes, fille du poète,
possède l’original ; et qui, n’étant destinée qu’à la seule amitié, en dit plus
que toutes les phrases écrites ensuite en présence et en vue du public. On me
permettra de la
donner ici tout entière : c’est un
titre essentiel ; c’est la seule réponse victorieuse qui se puisse opposer aux
notes marginales qu’on invoque, et dont j’ai cité quelques-unes, du fameux
exemplaire de l’Essai. Confidence intime contre confidence ;
et, à quelques mois de date, un cœur qui se retourne et qui se réfute
éloquemment avec sanglots. Le ton de cette lettre paraîtra certainement étrange,
le style est exagéré ; celui qui écrit est encore sous l’empire de l’exaltation,
mais le caractère véridique de cette exaltation ne saurait être mis en doute un
moment.
Lettre de Chateaubriand à
Fontanes.
Ce 25 octobre 1799 (Londres).
Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse qui y règne m’a
pénétré l’âme. Vous m’embrassez les larmes aux yeux, dites-vous. Le ciel
m’est témoin que les miens n’ont jamais manqué d’être pleins d’eau15, toutes les
fois que je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui m’attendrit
davantage, parce que vous êtes selon les choses de mon cœur et selon l’idée
que je m’étais faite de l’homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous
ne faisiez que des vers comme Racine, si vous n’étiez pas bon par excellence
comme vous l’êtes, je vous admirerais, mais vous ne posséderiez pas toutes
mes pensées comme aujourd’hui, et mes vœux pour votre bonheur ne seraient
pas si constamment attachés à mon admiration pour votre beau génie. Au
reste, c’est une nécessité que je m’attache à vous de plus en plus, à mesure
que tous mes autres liens se rompent sur la terre. Je viens encore de perdre
une sœur16
que j’aimais tendrement et qui est morte de chagrin dans le lieu d’indigence
où l’avait reléguée Celui qui frappe souvent ses serviteurs pour les
éprouver et les récompenser dans une autre vie. Oui, mon cher ami, vous et
moi sommes convaincus qu’il y a une autre vie17. Une âme telle que la
vôtre, dont les amitiés doivent être aussi durables que sublimes, se
persuadera malaisément que tout se réduit à quelques jours d’attachement
dans un monde dont les figures passent si vite et
où tout consiste à acheter si chèrement un tombeau. Toutefois Dieu, qui
voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies iniques de l’ambition,
ni dans les abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il fallait
le frapper, puisque c’était lui qui en avait pétri l’argile et qu’il
connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j’aimais mes
parents, et que là était ma vanité : il m’en a privé afin que j’élevasse les
yeux vers lui. Il aura désormais avec vous toutes mes pensées. Je dirigerai
le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire, certain que je suis que
là gît la souveraine beauté et le souverain génie, là où est un Dieu immense
qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux comme une flotte
magnifique, et qui a placé le cœur de l’honnête homme dans un fort
inaccessible aux méchants.
Il faut que je vous parle encore de l’ouvrage auquel vous vous
intéressez18. Je ne saurais guère vous en
donner une idée à cause de l’extrême variété des tons qui le composent ;
mais je puis vous assurer que j’y ai mis tout ce que je puis, car j’ai senti
vivement l’intérêt du sujet. Je vous ai déjà marqué que vous y trouveriez ce
qu’il y a de mieux dans Les Natchez. Puisque je vous ai
entretenu de morts et de tombeaux au commencement de cette lettre, je vous
citerai quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C’est dans la 7e partie où, après avoir passé en revue les tombeaux
chez tous les peuples anciens et modernes, j’arrive aux tombeaux chrétiens ; je parle de cette fausse sagesse qui fit
transporter les cendres de nos pères hors de l’enceinte des villes, sous je
ne sais quel prétexte de santé. Je dis : « Un peuple est parvenu au moment
de sa dissolution, etc. »
Il cite en cet endroit tout un morceau de son livre ; il pourrait
être curieux de comparer cette première version avec le texte imprimé dans le
Génie du christianisme (4e partie,
livre II, au chapitre des « Tombeaux chrétiens ») : on y verrait au net de quel
genre de conseils et de corrections l’auteur fut redevable à ses amis de Paris ;
mais cela nous détournerait de notre but. Et après cette première citation :
Dans un autre endroit, continue Chateaubriand, je peins ainsi
les tombeaux de Saint-Denis avant leur destruction : « On frissonne en
voyant ces vastes ruines où sont mêlées également la grandeur et la
petitesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées, etc. »
Je supprime encore ce second morceau,
inséré à la suite du premier, et qui prêterait aux mêmes observations
comparatives ; mais je vais donner toute la fin de la lettre avec son détail
mélangé, afin que le lecteur en reçoive l’impression entière, telle qu’elle
ressort dans son désordre et son abandon :
Je n’ai pas besoin de vous dire qu’auprès de ces couleurs
sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos cimetières de
campagne, les tombeaux chez les sauvages de l’Amérique (où se trouve le tombeau dans l’arbre), etc. Je vous avais mal cité le
titre de l’ouvrage, le voici : Des beautés poétiques et morales
de la religion chrétienne, et de sa supériorité sur tous les autres
cultes de la terre. Il formera deux volumes in-8º, 350 pages
chacun.
Mais, mon cher ami, ce n’est pas de moi, c’est de vous que je devrais vous
entretenir. Travaillez-vous à la G. S.19 ? Vous
parlez de talents ; que sont les nôtres auprès de ceux que vous possédez ?
Comment persécute-t-on un homme tel que vous ! Les misérables ! Mais enfin
ils ont bien renié le Dieu qui a fait le ciel et la terre, pourquoi ne
renieraient-ils pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les
plus beaux attributs de cet Être puissant ? Tâchez de me rendre service
touchant l’ouvrage en question, mais, au nom du ciel, ne vous exposez pas !
Veillez aux papiers publics lorsqu’il paraîtra20 : écrivez
moi souvent. Voici l’adresse à employer : à Monsieur César
Goddefroy, négociant à Hambourg, sur la première enveloppe ; et en
dedans : à MM. Dulau et Cie, libraires. Mon
nom est inutile sur l’adresse, mettez seulement après Dulau deux
étoiles. Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme
auquel vous me léguâtes à votre départ21 ; nous parlons sans cesse de vous ; il vous aime presque
autant que moi. Adieu : que toutes les bénédictions du ciel soient sur
vous ! Puissé-je vous embrasser encore avant de mourir !
Maintenant nous sommes tranquilles, ce me semble. L’auteur du Génie du christianisme nous a dit vrai, suffisamment vrai dans
sa préface, et ce livre a été entrepris en effet et en partie exécuté sous le
genre d’inspiration qu’il exprime et qu’il tend à consacrer. C’est là ce qu’il
importait de constater avant tout. Il est trop
certain que, dans une nature mobile comme celle de Chateaubriand, cette
inspiration première n’a point persisté autant qu’il l’aurait fallu pour
l’entière efficacité de sa mission et même pour l’entière convenance de son
rôle. Il est le premier à nous l’avouer, et il y aurait mauvaise grâce à le trop
presser là-dessus :
Quand les semences de la religion, dit-il en un endroit de ses
Mémoires, germèrent la première fois dans mon âme, je
m’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa
première moisson. Survint une bise aride et glacée, et la terre se dessécha.
Le ciel en eut pitié, il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la bise souffla
de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie
un mélange de désespoir et d’ineffables délices.
Ôtez les images, allez au fond, et vous obtenez l’entier aveu. Que
nous faut-il de plus ?
Il ne serait pas impossible peut-être, dans une étude suivie sur Chateaubriand,
de noter avec la même précision la date de quelques-uns de ses autres
revirements, et celle, par exemple, de sa prochaine rechute épicurienne ; mais
ce serait sortir aujourd’hui de notre objet, tout honorable à sa mémoire. Qu’il
nous suffise d’avoir reconnu et, en quelque sorte, surpris sa sincérité, là
seulement où nous avons droit de l’interroger et de l’atteindre, — sa sincérité,
je ne dis pas de fidèle (cet ordre supérieur et intime nous échappe), mais sa
sincérité d’artiste et d’écrivain. La lettre à M. de Fontanes qu’on vient de
lire, écrite dans le feu de la composition du Génie du
christianisme, est évidemment celle d’un homme qui croit d’une certaine
manière, qui prie, qui pleure, — d’un homme qui s’est mis à
genoux auparavant et après, pour parler le langage de Pascal22.
Dans un cours que je faisais à Liège il y a six ans et
dont M. de Chateaubriand et ses amis formaient le sujet principal, je disais
quelques-unes de ces choses ; sur ce point en particulier qui tient à la
production du Génie du christianisme, je concluais en des
termes qui ont encore leur application et que je ne pourrais qu’affaiblir en
essayant de les varier :
Je ne crois pas me tromper, disais-je à mes auditeurs, en
assurant que nous avons eu une satisfaction véritable à lire cette lettre de
Chateaubriand à Fontanes, qui nous l’a montré sous l’empire d’une haute
exaltation sensible et religieuse, au moment où il concevait le Génie du christianisme. En y réfléchissant, il était impossible
qu’il n’en eût pas été ainsi. Une part de factice peut se mêler bientôt et
s’introduire dans l’exécution des longues œuvres, cela se voit trop
souvent ; mais si elles sont élevées et si elles ont été puissamment
émouvantes, il faut que l’inspiration première du moins ait été vive, et
qu’il y ait eu un foyer. Le talent porté à ce degré a aussi sa religion, et
qui ne saurait tromper.
Ainsi, quoi que vous entendiez dire, quoi qu’il puisse tôt ou tard se révéler
des variations, des contradictions subséquentes ou antérieures, de
M. de Chateaubriand, un point nous est fermement acquis : jeune, exilé,
malheureux, vers le temps où il écrivait ces pages pleines d’émotion et de
tendresse adressées « Aux infortunés », — sous le double coup de la mort de
sa mère et de celle de sa sœur, — les souvenirs de son enfance pieuse le
ressaisirent ; son cœur de Breton fidèle tressaillit et se réveilla ; il se
repentit, il s’agenouilla, il pria avec larmes ; — la lettre à Fontanes,
expression et témoignage de cet état d’exaltation
et de crise mystique, est écrite de la même plume, et, si je puis dire, de
la même encre que l’ouvrage religieux qu’il composait à ce moment et dont il
transcrivait pour son ami quelques pages. Les taches de goût même et les
exagérations de style que nous avons pu y remarquer sont des garants de
plus, des témoins de l’entière sincérité.
C’est une grande gloire pour un écrivain que, cinquante-deux ans
après la publication d’un de ses ouvrages, il soit possible d’en parler ainsi,
dans le même journal qui l’avait annoncé le premier jour, et que, loin de
sembler un hors-d’œuvre, cette attention ramenée de si loin puisse paraître
encore un à-propos. Pour moi, je m’estime heureux d’avoir pu (à deux ans près de
retard) célébrer à ma manière ce que j’appelle le jubilé du Génie
du christianisme
23.
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