[Jouffroy.]
J’ai donné au tome Ier de mes Portraits
littéraires un article fort étudié sur M. Jouffroy, et j’ai reparlé
de lui au tome VIII de ces Causeries, à l’occasion d’un
discours de M. Mignet. J’ai reçu depuis lors une lettre intéressante à son
sujet, de l’un de ses compatriotes franc-comtois, M. Gindre de Mancy. J’en
donnerai un à l’usage des curieux en matière de biographie
littéraire et qui, une fois mis en goût sur un auteur de renom, trouvent
qu’on n’en sait jamais trop :
…… Peut-être ne vous sera-t-il pas indifférent d’avoir
quelques détails sur la jeunesse du philosophe dont vous suiviez avec
tant d’amour les leçons dans sa petite chambre de la rue du Four.
Jouffroy faisait sa seconde au collège de Lons-le-Saulnier, sous la
discipline d’un abbé, le seul bon professeur de ce collège, lorsque
j’entrais en quatrième sous l’abbé Jouffroy, le parent et l’hôte de
notre philosophe. Une circonstance toute particulière nous rapprocha :
je fus mis en répétition, moi troisième, chez le bon abbé Jouffroy. Je
passais là une partie de la journée avec son neveu et le jeune Béchet,
mort, il y a quelques années, conseiller à la cour de Besançon : il
était dans la même classe que Jouffroy, qui n’a pas nui à son
avancement. Ces répétitions avaient lieu le plus souvent en l’absence de
l’abbé et nous laissaient par conséquent pleine et entière liberté ; on
en usait pour causer de tout autre chose que de la grammaire et du
latin, et souvent pour composer des vers, Dieu sait quels vers ! sur des
jeunes filles nos voisines. Mais ce dernier soin concernait
uniquement mes camarades ; je ne me regardais que
comme un petit en admiration devant mes aînés, et je
n’étais pas encore
Les jours de congé venaient encore resserrer les liens de
la camaraderie d’étude. M. Béchet le père, secrétaire général de la
préfecture du Jura, et de plus homme réellement instruit, aimait à
réunir chez lui les condisciples de son fils. Je fus admis dans le petit
cénacle ; nous formions une espèce de franc-maçonnerie qui avait même
son langage et son écriture hiéroglyphique. Puis, voyez quelle était
notre innocence ! nous avions pris nos noms de guerre dans le Numa Pompilius et le Gonsalve de
Cordoue de Florian, sans descendre toutefois jusqu’au Némorin.
Ainsi Jouffroy, si j’ai bonne mémoire, s’appelait Lara, l’ami fidèle et
dévoué de Gonsalve. Les camarades ne voyaient alors en lui qu’un poète
futur ou qu’un preux chevalier, je dirais presque un jeune
et beau Danois, pour me servir du langage de l’époque. Un
caractère généreux, poétique et chevaleresque, voilà ce qui le
distinguait à nos yeux : le philosophe nous échappait d’autant plus
qu’il n’existait pas même de classe de philosophie au collège de
Lons-le-Saulnier.
Ceci se passait en 1811 ; l’année suivante, Jouffroy nous quitta pour
entrer au lycée de Dijon, où il fit sa rhétorique et apprit assez de
grec et de philosophie pour se faire admettre en 1813 à l’École normale.
Ce fut là que se manifesta sa véritable vocation, quoique les amis des
lettres puissent regretter qu’il ne se fût pas voué exclusivement à
elles. Je n’eus plus qu’indirectement de ses nouvelles, entre autres,
dans une circonstance qui me fut extrêmement pénible, et que je rappelle
ici pour vous donner une idée de l’esprit plus libéral que patriotique
qui animait alors l’École normale. C’était, je crois, dans les vacances
de Pâques de 1814, et je les passais chez un grand-oncle, grand ami de
l’abbé Jouffroy, prêtre insermenté comme lui et curé d’une paroisse de
la montagne à quelques lieues de Lons-le-Saulnier. C’est là que j’appris
la triste nouvelle de la capitulation de Paris et de la chute de
Napoléon, qui me semblait entraîner celle de la France entière. L’abbé
Jouffroy vint dans le même temps rendre visite à mon oncle, et lui lut
dans toute la joie de son cœur une lettre du jeune normalien qui battait
des deux mains à la chute du tyran. Il s’indignait
même à la seule pensée de la résistance de Paris et faisait les plus
belles phrases de rhétorique du monde sur le boulet qui viendrait
éclater au milieu du musée et détruire les plus beaux chefs-d’œuvre de
l’art, etc., etc. Jugez quel bouleversement, je dirai même quelle
indignation un tel langage devait soulever dans mon âme, moi qui ne
songeais, ainsi que tous mes camarades, qu’à la patrie et à vingt-cinq
ans de gloire effacés par un jour de revers ! Aussi, tandis que les deux
prêtres se réjouissaient fort naturellement de ce que je regardais comme
le plus grand de malheurs, me dérobai-je à eux le
plus tôt que je pus, pour aller pleurer en liberté
sur la montagne ce grand désastre. Il ne faut donc pas s’étonner si en
1815 Jouffroy figura avec la plupart des élèves de l’École normale,
M. Cousin en tête, dans les rangs des volontaires royaux. J’aime à
croire cependant que Waterloo lui aura inspiré de tout autres sentiments
que la capitulation de Paris. Quant à moi, quelques modifications que le
temps ait pu apporter à mes opinions, ce seront toujours à mes yeux des
jours néfastes.
Quelques années après, je vins aussi à Paris ; mais j’y vis très rarement
Jouffroy. Enchaîné par mes occupations, je respectais trop les siennes
pour lui parler de mes misères. Puis je manquais de confiance en lui ;
sous cet air si grave et si froid, je ne sus pas reconnaître tout ce
qu’il y avait de chaleur et même d’enthousiasme dans le cœur. Je ne
pouvais oublier non plus la capitulation de Paris, aggravée encore par
le désastre de Waterloo. Je regrettais enfin qu’il m’eût parlé avec une
espèce de dédain de l’abbé Jouffroy, son parent, très médiocre
professeur, il est vrai, mais excellent homme et qui avait été pour lui
un second père : c’était, selon moi, pousser un peu loin le zèle d’un
nouveau converti. Il est très vrai qu’il appartenait à une famille
essentiellement catholique, et même contre-révolutionnaire. Le frère de
l’abbé, doué comme celui-ci d’une force herculéenne, était dans mes
montagnes une espèce de Rob Roy, la terreur des gendarmes et la
providence des émigrés. Le collège de Lons-le-Saulnier n’avait pour
professeurs que des prêtres insermentés, ce qui ne nous empêcha pas de
sortir de leurs mains tous plus ou moins disciples de Voltaire ou de
Rousseau. Je ne pense pas que Jouffroy ait échappé à la contagion
commune ; sa foi devait être bien ébranlée avant la fameuse nuit qui
décida de sa conversion. Ce qui le distingua de ses camarades
sceptiques, c’est qu’elle fit place à une foi non moins sincère dans la
philosophie : ce fut pour lui une nouvelle religion dans laquelle il se
flatta de trouver la solution de l’insoluble problème de la destinée
humaine. C’était encore, hélas ! une belle illusion de sa poétique
imagination.
Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire sur Jouffroy, et ce qui ne
fait que confirmer ce que vous en pensiez. J’ajouterai seulement que je
le vis avec peine sacrifier la philosophie à la politique, où il ne
trouva que les plus amers déboires. C’était la maladie du temps, et
c’est ce qui l’a tué ; moins sages en cela, lui, Lamartine et Victor
Hugo, que ne l’a été en 1848 notre bon Béranger.
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