[Véron.]
On a beaucoup parlé de Véron au moment de sa mort (septembre 1867). Les
anecdotes ont abondé sur son compte, et j’ai été plus d’une fois mis en
scène. On voulut bien remarquer en particulier que, lié comme je l’étais
avec lui et même lui ayant dû la première idée et la mise en train de ces
Causeries du lundi, je ne lui en avais jamais consacré
une seule comme à un écrivain de quelque valeur, à un auteur de mémoires. On
ajoutait qu’il l’avait beaucoup désiré, et que j’avais toujours résisté à
toute insinuation sur ce point d’amour-propre chatouilleux. La vérité tout
entière à ce sujet est dans la note suivante que je retrouve et qui a été
écrite de son vivant.
J’accorderai, certes, à Véron en bien des points tout ce
qu’il voudra : d’être un homme d’esprit (c’est bien juste), même d’être
un homme de goût, d’être un amphytrion modèle, d’être un impresario
habile, un directeur de théâtre ou de journal comme il n’y en a pas ;
d’être… quoi encore ? cherchez ; j’y consens d’avance… d’être un
excellent conseil pour ce qu’écrivent les
autres, de leur donner des avis et même des idées… Mais il y a une chose
que je ne lui délivrerai jamais, c’est un brevet d’écrivain pour lui et
à son compte. Écrivain, il ne l’est à aucun degré ; il n’est, en ce
genre, que ridicule : et cette dernière et malheureuse prétention, qui
lui a pris sur le tard, gâte toutes tes autres qualités qu’il a
réellement.
J’avais coutume, quand on me pressait là-dessus, de raconter en
souriant une anecdote historique que je ne craignais pas d’appliquer en cet
endroit, malgré l’énorme disproportion des noms. Après la bataille des Dunes
gagnée par Turenne (1658) et la prise de Dunkerque, Mazarin eut une envie
prodigieuse de passer pour un grand capitaine, et il mit tout en œuvre pour
obtenir de Turenne une lettre qui lui attribuât l’honneur et le plan de
cette campagne. Mais Turenne fit toujours la sourde oreille et refusa de
délivrer un titre pour autoriser une chose si contraire à la vérité :
« C’est ainsi, disais-je, qu’il m’a toujours paru, si parva licet componere magnis, qu’un vrai critique ne devait
pas accorder à Véron la seule qualité précisément à laquelle il n’avait
aucun droit. »
Règle générale et qui, du petit au grand, ne
souffre pas d’exception : il n’est jamais permis à un homme réputé expert
dans un métier de mentir et d’aider à tromper le public sur une chose
essentielle au métier. Ce n’est pas du pédantisme, c’est de la probité. Pour
tout le reste, on peut être de bonne composition, et dans le cas présent ce
n’était que justice. Janin, dans un article des Débats du
7 octobre 1857, ayant parlé du docteur avec amitié à la fois et mesure, je
lui en adressai mon compliment bien sincère en ces termes :
Ce 7 octobre 1807.
Mon cher ami,
Je vous lis sur le docteur notre ami : je vous dois de la
reconnaissance pour la part magnifique que vous me faites ; mais
laissez-moi vous dire que vous avez trouvé (chose toute simple) le ton
juste en parlant de lui : eh ! qui l’aurait trouvé, si ce n’est vous ?
Vous avez dit ce qui était à dire : il aimait l’esprit et il en avait ;
il avait un grand sens, — ce bon sens qui se trouve au fond de tout
bonheur : il y mêlait, comme vous l’observez très bien, quelque légèreté
(mot qui étonne à première vue) et de l’inconstance. Vous avez prononcé
aussi le mot de vanité qui est inévitable en un tel sujet ; mais tant de
gens ont leur vanité en dedans que la sienne, toute en dehors, était en
quelque sorte commode pour autrui : cela accepté, on avait affaire à un
esprit orné, plein d’anecdotes et de mots pris aux bons endroits, facile
et coulant. Les gens de lettres, comme vous le dites, lui doivent de la
reconnaissance pour cette fondation de la Revue de
Paris
en 1829 : il leur offrait de la place, et une
belle place, élégante, en lumière, et un prix honorable qui n’existait
pas auparavant et qui ne s’est pas élevé depuis, du moins pour ce cadre
des revues qu’on a fait au contraire de plus en plus compact et
dévorant. — Et puis n’est-ce donc rien que la vie sociale et les
qualités qui en font l’agrément ? Il était tout à fait bonne compagnie dans le sens de bon
compagnon : aucun de ceux qui l’ont vu familièrement et dans le
tous-les-jours ne saurait l’oublier. — Cette modération qu’il avait au
fond et qui faisait partie de son humeur autant que de sa réflexion et
de sa prudence, vous l’avez eue en parlant de lui, et c’est ce que
j’appelle le ton juste. Les charges abondent, les vrais portraits ou les
esquisses fines sont rares.
Tout à vous, mon cher ami,
Sainte-Beuve.
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