[Baudelaire.]
Je profite de quelques pages restantes pour glisser, suivant mon habitude,
une ou deux anecdotes littéraires.
Le poète Baudelaire, très raffiné, très corrompu à dessein et par recherche
d’art, avait mis des années à de tout sujet et de toute fleur un
suc vénéneux, et même, il faut le dire, assez agréablement vénéneux ; il
avait tout fait pour justifier ce vers d’un poète :
C’était d’ailleurs un homme d’esprit, assez aimable à ses
heures et très capable d’affection. Lorsqu’il eut publié ce recueil,
intitulé Fleurs du mal, il n’eut pas seulement affaire à
la critique, la justice s’en mêla ; elle prit fait et cause au nom de la
morale publique, comme s’il y avait véritablement danger à ces malices
enveloppées et sous-entendues dans des rimes élégantes. Quoi qu’il en soit,
il y eut procès, condamnation même, et c’est à la veille de cette plaidoirie
plus que littéraire que j’adressai à l’auteur la lettre suivante, dans la
pensée de venir en aide à la défense et de ramener la question à ce qu’elle
était en soi, c’est-à-dire à une simple affaire de goût relevant de la seule
critique. Cette lettre a été publiée depuis peu par les éditeurs des Œuvres de Baudelaire, mais avec des fautes d’impression
selon l’usage ; j’ai tenu à les corriger.
Ce 20 juillet 1857.
Mon cher ami,
J’ai reçu votre beau volume, et j’ai à vous remercier
d’abord des mots aimables dont vous l’avez accompagné ; vous m’avez
depuis longtemps accoutumé à vos bons et fidèles sentiments à mon égard.
— Je connaissais quelques-uns de vos vers pour les avoir lus dans divers
recueils ; réunis, ils font un tout autre effet. Vous dire que cet effet
général est triste ne saurait vous étonner ; c’est ce que vous avez
voulu. Vous dire que vous n’avez reculé, en rassemblant vos Fleurs, devant aucune sorte d’image et de couleur, si
effrayante et affligeante qu’elle fût, vous le savez mieux que moi ;
c’est ce que vous avez voulu encore. Vous êtes bien un poète de l’école
de l’art, et il y aurait, à l’occasion de ce livre, si l’on parlait
entre soi, beaucoup de remarques à faire. Vous êtes, vous aussi, de ceux
qui cherchent de la poésie partout ; et comme, avant vous, d’autres
l’avaient cherchée dans des
régions tout
ouvertes et toutes différentes ; comme on vous avait laissé peu
d’espace ; comme les champs terrestres et célestes étaient à peu près
tous moissonnés, et que, depuis trente ans et plus, les lyriques, sous
toutes les formes, sont à l’œuvre, — venu si tard et le dernier, vous
vous êtes dit, j’imagine : « Eh bien ! j’en trouverai
encore de la poésie, et j’en trouverai là où nul ne s’était avisé de
la cueillir et de l’exprimer. » Et vous avez pris l’enfer, vous
vous êtes fait diable ; vous avez voulu arracher leurs secrets aux
démons de la nuit. En faisant cela avec subtilité, avec raffinement,
avec un talent curieux et un abandon quasi précieux
d’expression, en perlant le détail, en pétrarquisant sur l’horrible, vous avez l’air de vous être
joué ; vous avez pourtant souffert, vous vous êtes rongé à promener et à
caresser vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû
beaucoup souffrir, mon cher enfant. Cette tristesse particulière qui
ressort de vos pages et où je reconnais le dernier symptôme d’une
génération malade, dont les aînés nous sont très connus, est aussi ce
qui vous sera compté.
Vous dites quelque part, en marquant le réveil spirituel qui se fait le
matin après les nuits mal passées, que, lorsque l’aube
blanche et vermeille, se montrant tout à coup, apparaît en
compagnie de l’Idéal rongeur, à ce moment, par une
sorte d’expiation vengeresse,
C’est cet ange que j’invoque en vous et qu’il faut
cultiver. Que si vous l’eussiez fait intervenir un peu plus souvent, en
deux ou trois endroits bien distincts, cela eût suffi pour que votre
pensée se dégageât, pour que tous ces rêves du mal, toutes ces formes
obscures et tous ces bizarres entrelacements où s’est lassée votre
fantaisie, parussent dans leur vrai jour, c’est-à-dire à demi dispersés
déjà et prêts à s’enfuir devant la lumière. Votre livre alors eût offert
comme une Tentation de saint Antoine, au moment où
l’aube approche et où l’on sent qu’elle va cesser.
C’est ainsi que je me le figure et que je le comprends. Il faut, le moins
qu’on peut, se citer en exemple : mais nous aussi, il y a trente ans,
nous avons cherché de la poésie là où nous avons pu. Bien des champs
aussi étaient déjà moissonnés, et les plus beaux lauriers étaient
coupés. Je me rappelle dans quelle situation douloureuse d’esprit et
d’âme j’ai fait Joseph Delorme, et je suis encore
étonné, quand il m’arrive (ce qui m’arrive rarement) de rouvrir ce petit
volume, de ce que j’ai osé y dire, y exprimer. Mais en obéissant à
l’impulsion et au progrès naturel de mes sentiments, j’ai écrit l’année
suivante un recueil, bien imparfait encore, mais animé d’une inspiration
douce et plus pure, Les Consolations, et grâce à ce
simple développement en mieux, on m’a à peu près pardonné. Laissez-moi
vous donner un conseil qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent
pas : vous vous défiez trop de la passion ;
c’est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l’esprit, à la
combinaison. Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme
les autres, n’avez jamais peur d’être trop commun ; vous aurez toujours
assez, dans votre finesse d’expression, de quoi vous distinguer.
Je ne veux pas non plus paraître plus prude à vos yeux que je ne suis.
J’aime plus d’une pièce de votre volume, ces Tristesses de
la lune, par exemple, délicieux sonnet qui semble de quelque
poète anglais contemporain de la jeunesse de Shakespeare. Il n’est pas
jusqu’à ces stances, À celle qui est trop gaie, qui ne
me semblent exquises d’exécution. Pourquoi cette pièce n’est-elle pas en
latin, ou plutôt en grec, et comprise dans la section des Erotica de l’Anthologie ? Le savant Brunck
l’aurait recueillie dans les Analecta veterum
poetarum ; le président Bouhier et La Monnoye, c’est-à-dire des
hommes d’autorité et de mœurs graves, castissimae vitae
morumque integerrimorum, l’auraient sans honte, et
nous y mettrions le signet pour les amateurs. « Tange Chloen semel arrogantem… »
Mais encore une fois, il ne s’agit pas de cela ni de compliments ; j’ai
plutôt envie de gronder, et si je me promenais avec vous au bord de la
mer, le long d’une falaise, sans prétendre à faire le Mentor, je
tâcherais de vous donner un croc-en-jambe, mon cher ami, et de vous
jeter brusquement à l’eau, pour que vous, qui savez nager, vous alliez
désormais sous le soleil et en plein courant.
Tout à vous,
Sainte-Beuve.
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