[M. de Latena, Étude de l’homme.]
Dans Le Moniteur du 4 février 1854, j’ai
donné un article sur l’ouvrage intitulé Étude de l’homme,
par M. de Latena, conseiller-maître à la Cour des comptes ; en voici une
partie, jusqu’à l’endroit où je ne me suis pas fait comprendre :
Écrire des pensées, résumer l’expérience de la vie dans
quelques essais de morale, est une des formes naturelles à toute une
classe d’esprits graves et polis. Là où d’autres, en vieillissant,
abondent en anecdotes, en noms propres et en souvenirs, en scènes où
leur imagination se plaît à retrouver des couleurs et à ranimer les
personnages, eux ils s’appliquent à dégager la substance de leur
observation, et à disposer leur trésor moral comme un blé mûr ou comme
un fruit qu’on réserve. Cette honorable famille d’esprits a pour chefs
des moralistes immortels, et qui rendent après eux le travail difficile
si l’on veut être neuf en même temps que rester judicieux. Pourtant,
comme la diversité des esprits jusque dans les mêmes
genres est infinie, comme la bonne foi et la
sincérité en chacun est le grand secret pour tirer de sa nature tout ce
qu’elle renferme, il y a moyen toujours, en ne disant que ce qu’on a
senti, en n’écrivant que ce qu’on a observé, d’ajouter quelque chose
peut-être à ce que les maîtres lumineux et perçants de la vie humaine
ont déjà embrassé, ou du moins de faire en sorte que le lecteur soit
ramené sur les mêmes chemins et vers les mêmes vues sans fatigue et sans
ennui.
Ce n’est point en lisant les auteurs ses devanciers que M. de Latena est
arrivé à l’idée de résumer, à son tour, dans un ouvrage de morale les
résultats de son expérience ; en composant ce livre, il est resté en
dehors de toute excitation littéraire proprement dite : ce n’est pas
sans dessein que je le remarque, car il y a eu de temps en temps des
modes littéraires, même pour les livres de morale. Après Montaigne et
quand on eut vu son succès, il prit sans doute envie à plus d’un
gentilhomme campagnard de jeter par écrit ses fantaisies sans beaucoup
d’ordre, et de devenir auteur à ses moments perdus sans cesser de courir
le lièvre. Du temps de La Rochefoucauld, le goût des maximes était
général dans certains salons et menaçait de gagner la province :
« Je ne sais si vous avez remarqué, écrivait La Rochefoucauld
à Mme de Sablé, que l’envie de faire des
sentences se gagne comme le rhume. Il y a ici (à Verteuil en
Angoumois) des disciples de M. de Balzac qui en ont eu le vent, et
qui ne veulent plus faire autre chose. »
Du temps de
La Bruyère et dans le courant de sa vogue, il se déclara une véritable
épidémie d’imitation : ce n’étaient que caractères et descriptions de
mœurs à l’instar du maître. De nos jours, je ne vois pas qu’il y ait eu
émulation et concurrence dans le sens des ouvrages de pure morale.
Lorsque les Pensées de M. Joubert furent publiées pour
la première fois en 1842, elles eurent du succès auprès des esprits
d’élite, mais elles ne firent pas fureur. Cependant quelques esprits
dont c’est la forme favorite et la propension intérieure n’ont pas cessé
d’écrire des réflexions morales, des pensées : nous autres critiques, à
qui l’on s’ouvre volontiers de ses désirs ou de son faible, et qu’on
traite confidentiellement comme des directeurs ou des médecins, nous
recevons beaucoup de livres dont le public n’est pas informé, et qui
nous montrent que la série des principaux genres a sa raison dans le jeu
naturel et dans le cadre permanent des facultés. Tandis que l’attention
et l’applaudissement du public se prennent plutôt à des productions
d’espèce nouvelle et qui ont leur jour ou leur saison, les pommiers
continuent de porter leurs fruits, les fabulistes des fables, les poètes
pétrarquesques des sonnets, et quelques moralistes des maximes. En
obéissant à son goût naturel et réfléchi, M. de Latena cependant ne s’y
est point laissé aller comme un simple amateur ; il n’a pas jeté au
hasard et sans suite les remarques que lui suggérait l’étude de l’homme
ou le spectacle de la société, et, sans enchaîner précisément toutes ses
notes
et ses aperçus dans une combinaison de
chapitres se succédant avec méthode et transition, il a tenu à y établir
un ordre général qui maintient la liaison des principales parties ; il a
fait et voulu faire un ouvraget ;
il a eu tout le respect du sujet qu’il traitait.
Les premières parties de son livre sont entièrement philosophiques et
métaphysiques : l’auteur s’occupe de Dieu, de la Création, de
l’immortalité de l’âme, etc. Dans ces commencements on reconnaît un
esprit droit et sage qui a essayé de se rendre compte par lui-même de
ces problèmes les plus élevés, sur lesquels il est bon d’avoir une
solution avant d’en venir à l’étude particulière de l’homme en société.
La Bruyère et La Rochefoucauld ont eu leur métaphysique, au fond et
au-dessus de leur morale ; cette métaphysique seulement, ils ne l’ont
pas dite ; ils ont jugé plus prudent de la sous-entendre, ou de ne la
laisser voir, comme La Bruyère, que sous un jour qui n’est peut-être pas
le plus en accord avec l’ensemble de leur observation pratique. Au
xviiie
siècle, on ne procédait
pas avec tant de circonspection ou de déférence ; on affichait exprès et
à tout propos une hardiesse qui remettait en question tous les
principes. Aujourd’hui nouveau changement. La métaphysique préliminaire
que M. de Latena expose, avec ses nobles professions de croyances,
d’espérances consolantes, avec les incertitudes légères qui s’y mêlent
et les lacunes qu’il faudrait combler, exprime assez bien la disposition
commune en ce temps-ci à beaucoup d’esprits bien faits et distingués.
Notre siècle, après les excès philosophiques qui ont signalé la fin du
précédent, est devenu prudent à bon droit dans ces considérations
générales ; les cœurs honnêtes ont peur de toute témérité, et il semble
même qu’on aime à s’en tenir, dans cette sphère élevée, aux apparences
lumineuses, aux traditions générales et aux impressions premières du
sentiment, plutôt que de les décomposer et de creuser trop avant, comme
si l’on n’était pas sûr de pouvoir recomposer ensuite ce qu’on aurait
trop indiscrètement analysé. Cette métaphysique des honnêtes gens, au
xixe
siècle, me paraît toujours
avoir été pensée et conçue en présence d’un immense danger, et le
lendemain d’une excessive curiosité punie.
La partie de l’ouvrage dans laquelle M. de Latena se montre le plus
lui-même, et avec ses avantages, est celle où il a pied en terre et où
il parle de ce monde où il a vécu, de ces sentiments moraux qu’il a
éprouvés ou observés avec justesse et délicatesse. En recueillant ses
remarques sur le cœur, sur les femmes, et sur les sujets qui touchent
aux passions, il s’est surtout inquiété d’être dans le vrai et de ne
point dépasser dans son expression la mesure de ses propres jugements :
« Je me suis rarement inquiété, dit-il, de savoir si d’autres
m’avaient devancé, ni jusqu’où ils avaient pénétré : ma crainte
était plutôt de m’égarer que de montrer comme nouvelle une voie déjà
parcourue. N’est-ce pas un tort ? et, en supposant qu’il ne soit pas
un peu téméraire d’écrire aujourd’hui sur une matière qui a
exercé tant d’esprits supérieurs,
n’aurais-je pas dû au moins étudier leurs ouvrages ?… Le seul livre
que j’aie constamment médité est celui qui est ouvert à tous,
c’est-à-dire l’homme agissant sous les influences qui le dominent
sans cesse, ses intérêts et ses passions ; et si quelquefois j’ai
jeté un coup d’œil rapide sur La Bruyère et sur La Rochefoucauld, je
ne l’ai fait que pour être certain de ne pas laisser de simples
réminiscences se glisser parmi mes propres
observations. »
De cette manière de composer il est résulté quelquefois, en effet, que le
lecteur, familier avec les écrits soit de Sénèque, soit de
La Rochefoucauld et de La Bruyère, soit de Massillon, de Montesquieu et
du comte de Maistre, sent se réveiller en lui des traces de pensées
connues, en lisant tel passage de M. de Latena. Ainsi, pour n’en citer
qu’un exemple, M. de Latena dit : « Une femme sincère, qui baisse
ou détourne subitement les yeux au seul aspect d’un homme, trahit
pour lui un amour naissant ou à son déclin, un amour dédaigné ou
tourmenté par le remords. Mais le doute ne tarde pas à être éclairci
par sa rougeur ou son air de contrariété, par son calme affecté ou
sa triste préoccupation. »
La Bruyère, sans entrer dans ces
nuances un peu prolongées, avait dit vivement : « Une femme qui
n’a jamais les yeux que sur une même personne, ou qui les en
détourne toujours, fait penser d’elle la même chose. »
Mais,
dans bien des cas, on éprouve chez M. de Latena la satisfaction de
rencontrer des pensées justes, exprimées avec une attention et une
description circonstanciée qui montre qu’elles sont bien nées, en effet,
dans l’esprit de l’auteur : son seul soin est d’être élégant
d’expression en même temps que fidèle. On sent avec lui l’observateur de
bonne foi et, si je puis dire, de la probité dans le moindre détail. Je
demanderai à citer ici quelques-unes de ces pensées, en les isolant de
manière à les mettre plus en saillie.
Car, pour louer ensuite plus à mon aise M. de Latena, je veux en passant
avouer une disposition de mon esprit qui est peut-être un faible, mais
dont je ne puis faire tout à fait abstraction dans mes jugements : je
suis (sans être Alcibiade) du goût de celui-ci, à qui Socrate disait :
« Vous demandez toujours quelque chose de tout neuf ; vous
n’aimez pas à entendre deux fois la même chose. »
Je suis de
ceux qui, dans cet ordre moral, pencheraient plus volontiers du côté du
nouveau (si le nouveau est possible) que du trop connu ; en ce qui est
de l’expression, le brillant du tour et la pointe (dans le sens des
anciens) ne me déplaisent pas non plus autant qu’à d’autres. Quand
La Bruyère et La Rochefoucauld nous manquent, je n’hésite pas à aller un
moment jusqu’à Marivaux, ou même à passer jusqu’à Chamfort. Les parties
trop subtiles qui se trouvent dans les Pensées de
M. Joubert, et que j’en voudrais retrancher, ne m’ont pas empêché de le
reconnaître dès l’abord pour un de nos premiers moralistes, et de le
voir tout proche de Vauvenargues et de La Bruyère, avec
le cachet de notre temps, ce qui est un mérite selon
moi, et une originalité. — Cela dit, ces réserves posées et ma
prédilection ainsi confessée pour ce qui est neuf dans le fond ou
piquant dans la forme, je citerai quelques-unes des pensées, toujours
justes plutôt que vives, que je note au crayon dans le volume de
M. de Latena, etc., etc.
— Je crois que moyennant deux ou trois corrections que je viens de faire et
un ou deux mots où j’ai appuyé, il ne saurait y avoir de doute sur le sens
de mon jugement : ce n’est point à titre de nouveau, comme quelques
personnes l’ont pensé, que je recommandais ce que j’allais citer, c’est en
prenant sur mon goût habituel et non en y cédant que je rendais justice à un
moraliste estimableu, sans avoir d’ailleurs le moins
du monde l’intention de le rapprocher de M. Joubert. Je demande pardon au
lecteur de revenir ainsi sur un détail qui est de peu d’importance :
pourtant, nous autres critiques qui n’avons que notre jugement, nous devons
tenir à ne point paraître nous être trompés du tout au tout sur le caractère
d’un ouvrage nouveau. On peut être indulgent, on peut être poli, on peut
être juste, même pour ce qu’on ne préfère pas : mais on serait inexcusable
d’attribuer à un ouvrage sa qualité contraire.
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