[Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.]
On lit dans Le Moniteur du 27 février 1853 :
La Commission des primes à décerner aux ouvrages
dramatiques, composée de MM. Lebrun, Scribe, Mérimée, Lefèvre-Daumier,
Léon de Laborde, Philarète Chasles, Perrot, Sainte-Beuve, Lassabathie,
et présidée par M. Romieu, a nommé M. Sainte-Beuve pour son
rapporteur.
Voici le Rapport adressé à M. le ministre de l’Intérieur :
Ce 12 février 1853.
Monsieur le ministre,
La Commission chargée par vous de désigner les ouvrages
dramatiques dont les auteurs lui paraîtraient dignes des primes
instituées par l’arrêté ministériel du 12 octobre 1851, a l’honneur
de vous soumettre le résultat de l’examen auquel elle s’est
livrée.
Le premier article de cet arrêté propose une prime de 5 000 francs à
l’auteur d’un ouvrage dramatique en cinq ou quatre actes, en vers ou
en prose, représenté avec succès, pendant le cours de l’année, sur
le Théâtre-Français, et qui sera jugé avoir le mieux satisfait à
toutes les conditions désirables d’un but moral et d’une exécution
brillante.
Si la Commission n’avait eu à se préoccuper, monsieur le ministre,
que des conditions de talent, d’exécution brillante et de succès,
s’il lui avait été demandé seulement de désigner lequel des ouvrages
représentés dans le cours de l’année au Théâtre-Français lui
semblait le plus digne, littérairement, d’un encouragement et d’une
récompense, elle aurait pu être embarrassée de faire un choix, mais
elle en aurait certainement fait un. Elle avait sous les yeux, parmi
les ouvrages qui se présentaient à son examen, des études de
l’Antiquité, tentées avec ingénuité et avec franchise120 ; des drames où la passion romanesque
traverse l’histoire et ne craint pas de se rencontrer en présence
des plus grands noms121 ; des comédies
surtout, où des scènes et des caractères fort gais ont charmé le
public122, et où des figures
aimables, entremêlées à d’autres qui ne sont que plaisantes, lui ont
procuré et lui procurent chaque jour un divertissement plein de
distinction et d’élégance123. Mais la Commission, en rendant toute justice et
à ces talents et à ces efforts, a dû se demander si l’objet
principal du programme, aux termes duquel elle était convoquée, si
le but moral entrait le moins du monde dans l’inspiration de ces
pièces, ou s’il ressortait de l’effet
qu’elles produisent ; et il lui a été impossible de l’y reconnaître,
et par conséquent de le couronner.
Sans doute, monsieur le ministre, la pensée de l’arrêté du
12 octobre 1851 n’a pas été de provoquer sur la première scène
française la création d’un genre exclusivement moral, qui ne
s’attacherait à présenter que des exemples vertueux, et à en tirer
directement des leçons : un tel genre a été tenté en d’autres temps
et n’a produit bien vite que monotonie, emphase et déclamation
suivie de beaucoup d’ennui. L’effet moral vraiment digne de ce nom,
sur une scène élevée, doit sortir du spectacle même de la nature
humaine observée et saisie dans le jeu varié de ses passions, dans
ses misères et dans ses grandeurs, et jusque dans l’énergique
naïveté de ses ridicules. Il est moral, l’effet qui résulte des
transports tour à tour amoureux ou chevaleresques du Cid, des
combats et de l’égarement de Chimène : c’est assez qu’on sente
circuler, dans ce premier chef-d’œuvre de notre théâtre, un souffle
et comme un courant de grandeur qui épure les sentiments et qui
élève les âmes. Il est moral, l’effet même de cette passion coupable
de Phèdre et de cette douleur vertueuse qui
trouvait grâce et faveur devant Despréaux. Elle est morale enfin,
cette impression généreuse et mâle, cette veine d’honnête homme qui
court à travers les brusqueries passionnées du Misanthrope, et qui,
par lui, nous réconcilie plus qu’il ne pense avec la nature humaine.
En un mot, il est un point élevé où l’art, la nature et la morale ne
font qu’un et se confondent, et c’est à cette hauteur que tous les
grands maîtres dramatiques que l’humanité aime à reconnaître pour
siens se sont rencontrés.
À des degrés inférieurs, il est encore d’honorables places à saisir ;
et, quoique le talent se laisse peu conseiller à l’avance, quoiqu’il
appartienne à lui seul, dans ce fonds tant de fois remué, mais non
pas épuisé, de l’observation naturelle et sociale, de découvrir de
nouvelles formes et des aspects imprévus, qu’on nous permette
d’exprimer ce seul vœu : c’est qu’il revienne enfin et qu’il
s’attache désormais à étudier une nature humaine véritable, une
nature saine et non corrompue, non raffinée ou viciée à plaisir, une
nature ouverte aux vraies passions, aux vraies douleurs, sujette aux
ridicules sincères, malade, quand elle l’est, des maladies
générales, et naturelles encore, que tous comprennent, que tous
reconnaissent et doivent éviter. Le but moral largement conçu, comme
il doit l’être pour la scène française, nous semble être de ce
côté.
La Commission, monsieur le ministre, a donc le regret de n’avoir à
désigner cette année aucun ouvrage dramatique en quatre ou cinq
actes, qui réunisse les conditions exigées pour mériter à l’auteur
la première prime.
Elle n’a pas trouvé davantage à placer la seconde prime de
3 000 francs proposée « à l’auteur d’un ouvrage en moins de
quatre actes, en vers ou en prose, représenté avec succès,
pendant le cours
de l’année, sur le
Théâtre-Français, et qui, dans des proportions différentes,
serait jugé avoir rempli, au plus haut degré, les mêmes
conditions »
.
Dans ces termes, en effet, s’il lui était arrivé de vouloir s’arrêter
sur des pièces vraiment amusantes comme elle en a rencontré, elle
eût paru y attacher un sens et une portée morale qui, en vérité, eût
étonné les spirituels auteurs eux-mêmes.
La seconde partie de l’arrêté ministériel du 12 octobre 1851 propose
une prime de 5 000 francs « à l’auteur d’un ouvrage en cinq
ou quatre actes, en vers ou en prose, représenté à Paris avec
succès, pendant le cours de l’année, sur tout autre théâtre que
le Théâtre-Français, ou même donné pour la première fois sur un
théâtre des départements, et qui serait de nature à servir
d’enseignement aux classes laborieuses par la propagation
d’idées saines et le spectacle de bons exemples »
.
Ici, monsieur le ministre, la Commission a pu regretter que le second
Théâtre-Français, dont l’objet est de concourir le plus possible
avec la première scène française dans les mêmes genres à la fois
dramatiques et littéraires, n’eût point obtenu, dans l’arrêté, un
article à part qui permît de considérer en elles-mêmes les pièces
qui y sont représentées, sans qu’on fût obligé de les comparer avec
des ouvrages d’un genre et souvent d’un ordre tout différent.
La Commission exprime donc le vœu que, dans l’avenir, il soit apporté
en ce sens à la rédaction de l’arrêté ministériel une modification
qui laissera plus de liberté et permettra plus de justesse au
travail des Commissions futures.
En se tenant cette fois dans les termes généraux de l’arrêté, la
Commission a distingué avec plaisir, parmi les pièces assez
nombreuses qui s’offraient à elle en première ligne comme ayant été
représentées sur le second Théâtre-Français, et dont quelques-unes
se recommandaient par des mérites sérieux, une comédie en cinq actes
et en vers, Les Familles, de M. Ernest Serret, qui
rentre tout à fait dans l’esprit et dans la pensée de la fondation
présente. Cette pièce, d’un comique aimable, se compose de tableaux
vrais empruntés à la société de nos jours ; deux familles y sont en
présence : l’une toute mondaine, dans laquelle la discorde et le
désordre se sont glissés, ne sert qu’à faire ressortir les mœurs
unies et simples d’une autre famille toute laborieuse et restée
patriarcale : deux jeunes cœurs purs, épris d’une passion mutuelle,
sont le lien de l’une à l’autre. Les incidents, les obstacles sont
bien ménagés, et toujours en vue de faire sentir le prix de l’union,
de l’honnêteté domestique. Cette honnêteté, qui se produit sans
emphase, qui brille dans le caractère des personnages et dans toutes
leurs paroles, semble couler naturellement de l’âme de l’auteur ;
une versification nette, correcte, élégante, y sert d’ornement ;
quelques personnages assez gais et plus actifs, jetés dans ce monde
d’honnêtes gens, relèvent la douceur des tableaux. Sans
doute l’auteur a encore à faire pour arriver à
égaler cette veine comique, même modérée, dont Collin d’Harleville
chez nous a été un dernier modèle, mais il le rappelle quelquefois
avec bonheur. L’avis de la Commission, c’est que, si l’ouvrage n’a
pas atteint complètement le but, il est dans la voie.
Cependant, monsieur le ministre, pour répondre aux intentions
excellentes et formelles de l’arrêté, la Commission avait le devoir
de rechercher, parmi les pièces qui ont réussi sur des théâtres
populaires, un ouvrage qui réunît à quelque degré les conditions
morales, si désirables surtout pour ces sortes de théâtres. Puisque,
dans les représentations scéniques qui sont plus particulièrement à
l’usage du peuple, dans cette suite de tableaux compliqués et vastes
où il se dépense souvent tant d’artifice et de talent, les auteurs
ne visent point à cette reproduction entière et profonde de la
nature, qui est le suprême de l’art, puisqu’ils font des sacrifices
à l’appareil, à l’émotion, et, pour tout dire, à l’effet, il est
tout simple qu’on leur demande plus ouvertement de pousser au bien
plutôt qu’au mal, et à la vertu plutôt qu’au vice. Ici
l’enseignement peut être plus direct et plus en relief ; le genre
vertueux, pour le nommer par son vrai nom, peut être plus décidément
encouragé : mais que le talent y mêle toujours le plus d’observation
réelle et de vérité possible, il agrandira et passionnera ses
effets. Parmi les ouvrages que la Commission a eu à examiner, elle a
distingué La Mendiante, drame en cinq actes, par
MM. Anicet-Bourgeois et Michel Masson, qui a été représenté avec
succès au théâtre de la Gaîté : il lui a semblé que le ton général
de ce drame, l’émotion qui en résulte, le triomphe des bons
principes et de quelques sentiments naturels et généreux,
compensaient les invraisemblances d’ailleurs admises ou exigées dans
le genre, et que ces qualités ici n’étaient point compromises, comme
il arrive trop souvent, par des scènes accessoires où le vice en
gaieté se montre et devient, quoi qu’on fasse, le principal
attrait.
Ainsi amenée par le résultat de son examen, et par les termes de
l’arrêté où elle était circonscrite, à réunir des ouvrages fort
différents et même disparates, la Commission a l’honneur, monsieur
le ministre, de vous désigner l’auteur de la comédie Les Familles, et les auteurs du drame La Mendiante, comme dignes à quelque degré, et à des
titres divers, de la prime proposée. Elle laisse à vos soins,
monsieur le ministre, de décider dans quelle proportion la
récompense doit être décernée à chacun.
Quant aux ouvrages en moins de quatre actes, représentés pendant
l’année sur d’autres théâtres que le premier Théâtre-Français, bien
qu’il y en ait de très agréables, et quelques-uns même où l’auteur
semblait se proposer un but utile, la Commission n’en a trouvé aucun
qui lui parût réunir, à un degré suffisant, la double condition
voulue.
Pour parer, d’ailleurs, à une difficulté qu’elle a rencontrée dans
la pratique et qui l’a arrêtée plus
d’une fois, et toujours en vue d’aider au travail des Commissions
futures, la Commission exprime le vœu. monsieur le ministre, que
dorénavant la totalité des sommes destinées aux primes restant la
même, il soit permis d’en opérer et d’en graduer la répartition
selon le mérite des ouvrages qui sortiront de l’examen avec
honneur.
Aujourd’hui, la Commission n’a pu faire en quelque sorte que
reconnaître le terrain, et surtout bien établir l’esprit de la
fondation en vertu de laquelle elle était convoquée : elle a mieux
aimé être sobre et négative sur bien des points que de fausser cet
esprit dès l’origine, en l’interprétant avec trop de facilité et de
complaisance. La littérature dramatique a été prise au dépourvu ; on
lui demande presque le contraire de ce qu’on était accoutumé à
désirer d’elle depuis longtemps ; on lui demande des émotions vives,
profondes et passionnées, mais pures s’il est possible, et, dans
tous les cas, salutaires et fortifiantes ; on lui demande, au milieu
de toutes les libertés d’inspiration auxquelles le talent a droit et
qui lui sont reconnues, de songer à sa propre influence sur les
mœurs publiques et sur les âmes, de se souvenir un peu, en un mot,
et sans devenir pour cela trop sévère, de tout ce qui est à guérir
parmi nous et à réparer. De jeunes talents semblent déjà l’avoir
entrevu ; c’est à les encourager, c’est à en appeler de nouveaux
dans cette voie qu’est destinée la fondation des primes annuelles.
La Commission, dans son regret de n’avoir pas trouvé à en appliquer
toutes les dispositions particulières, s’estimerait du moins
heureuse d’avoir été, une première fois, l’interprète et l’organe
fidèle de cette utile pensée.
J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur le ministre, etc.
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