I.
Cette nouvelle édition de l’Histoire
de Venise a paru l’année dernière, précédée d’une notice sur
M. Daru par M. Viennet. Ce serait une occasion naturelle pour parler de
l’ouvrage et de l’auteur, s’il était besoin pour cela d’une occasion, et si
le nom de M. Daru ne restait pas lié aux souvenirs les plus honorables de la
littérature de son temps comme il l’est aux plus grands événements de notre
histoire. J’essaierai ici, après m’être éclairé et environné des plus sûrs
témoignages91, de bien marquer ce
caractère et de l’homme de lettres et de l’homme public en M. Daru, son
immense facilité et sa capacité laborieuse exercée de bonne heure, toujours
appliquée et sans trêve, cette vie de littérature solide et agréable,
d’administration infatigable et intègre, d’exactitude et de devoir en tout
genre, et dans laquelle il ne manquait jamais à rien ; mais, ajoute
quelqu’un qui l’a connu, il ne se plaisait pas
également à tout, et c’est ce qui fait son mérite.
Pierre Daru naquit à Montpellier le 12 janvier 1767, le quatrième de onze
enfants. Son père, secrétaire de l’intendance du Languedoc, était du
Dauphiné. Le jeune Daru fit ses études à Tournon, chez les pères de
l’Oratoire. À l’âge de treize ou quatorze ans, il avait terminé sa
rhétorique et même sa philosophie, et s’était fort distingué dans les divers
exercices que les Oratoriens aimaient à proposer à leurs élèves. Les
collèges des Oratoriens étaient en petit une académie, et quelquefois même
en avaient le titre. Tous les mois, par exemple, et peut-être plus souvent,
les meilleurs élèves de rhétorique, de seconde et de troisième, se
réunissaient en présence des professeurs, des autres écoliers, et devant
aussi quelques invités de la ville, et là, dans une véritable petite séance
académique, ils faisaient lecture de quelques pièces de leur composition en
prose ou en vers latins et surtout français. M. Daru brilla de bonne heure
dans ce genre d’exercice, et en garda toujours le goût. S’il fallait définir
l’académicien modèle dans le meilleur sens du mot, l’homme qui aime à
cultiver les lettres en commun, avec une émulation profitable, avec conseil
et critique mutuelle, sans susceptibilité, sans envie, dans un sens
d’ornement et de perfectionnement social, il suffirait de nommer M. Daru. À
sa sortie du collège et de retour à Montpellier dans sa famille, il forma
avec quelques jeunes gens diversement connus depuis, Fabre (de l’Hérault),
Nougarède, etc., une espèce de petite académie qui se réunissait deux fois
par semaine, et où l’on traitait des questions de littérature et de
philosophie. M. Daru, par son activité d’esprit, par cette fermeté de bon
sens et de caractère qu’il eut dès sa jeunesse, était l’âme de la petite
société et la dirigeait ; il en était le président, le trésorier. Son père,
cependant, le destinait à la carrière de
l’administration militaire. En 1784, il fut pourvu d’un brevet de lieutenant
d’artillerie (dans les canonniers garde-côtes), et, bientôt après, d’une
charge de commissaire des guerres ; il fallut une dispense d’âge, car il
n’avait que dix-sept ans. On le trouve, en 1788, faisant l’office de
secrétaire auprès du comte de Périgord, commandant de la province de
Languedoc, au milieu de la crise difficile qui se termina par la suppression
des parlements : le comte de Périgord lui reconnut une prudence et une
mesure au-dessus de son âge. Mais ce que j’ai à cœur de bien montrer déjà et
d’établir dès cette première jeunesse de M. Daru, c’est le nombre,
l’abondance, la solidité de ses premiers travaux, le sérieux de direction et
le sens dont il y fait preuve. Il paye tribut au goût du moment, à la mode
des Almanachs des Muses et des Athénées ; il fait de
petits vers, mais il ne s’y tient pas, et il sort bientôt du frivole. Il
aime à s’appuyer sur les anciens, à les lire plume en main et en les
traduisantr. il est un peu en
cela de la postérité du xvie
siècle. Il se
redit ce mot d’un de ses maîtres : « Les beautés nobles et mâles
datent de loin. »
Il traduit, même après l’abbé Colin, l’Orateur de Cicéron ; même après l’abbé Le Monnier, il
traduit Térence ; il est près d’aborder Plaute ; il songe à donner un Théâtre latin complet, avec des observations, et qui eût
fait pendant à ce que le père Brumoy avait exécuté pour le théâtre grec. Il
se joue cependant avec Catulle ; il s’applique déjà à Horace ; puis une bien
autre ambition le tente, l’épopée elle-même, l’épopée moderne avec toutes
ses difficultés et ses réalités positives, ennemies du merveilleux ; âgé de
vingt ans, il ne voit là rien d’impossible : il compose donc son Washington ou la Liberté de l’Amérique septentrionale, et,
choisissant le siège de Boston comme fait principal et comme centre de
l’action, il achève un
poème en douze chants dont
on pourrait citer des vers honorables, et qu’il accompagne d’une préface
modeste et judicieuse. Mais, pour prendre l’idée la plus agréable de ces
premiers essais et travaux de Daru, tous inédits, excepté la traduction de
l’Orateur publiée en 1788 ; pour les voir à leur point
de vue comme les voyaient alors ses amis et ses maîtres, je demande à citer
quelques passages charmants d’une correspondance qu’entretenait avec lui un
digne oratorien, le père Lefebvre, le même à qui M. Daru plus tard a dédié
sa traduction des Satires d’Horace. Le père Lefebvre, que
M. Daru aussi fit nommer dans les derniers temps professeur d’histoire à
Saint-Cyr, et dont il combla de soins la vieillesse, est une de ces
physionomies graves et douces des vénérables maîtres d’autrefois, qui
unissaient la piété, la connaissance du monde, la modestie pour eux,
l’orgueil seulement pour leurs élèves, une affection éclairée et une finesse
souriante. L’amitié du père Lefebvre pour le jeune Daru
avait commencé à Tournon dès l’année 1776, quand celui-ci n’avait que neuf
ans ; elle dura jusqu’à la fin, doucement flattée et enorgueillie dans
l’élévation et la juste fortune de celui à qui il écrivait en 1788 :
« Votre gloire doit faire la consolation de mes cheveux blancs,
ne négligez rien pour la rendre solide. »
À cet effet, le père
Lefebvre n’épargnait pas à son ancien élève les conseils du sage et de
l’homme de goût :
Voulez-vous que je tous parle franchement, mon cher Daru ?
lui écrivait-il de Marseille le 30 décembre 1785, vous me paraissez
avoir beaucoup gagné depuis un an, et vos derniers vers, ainsi que votre
dernière lettre, sont d’un ton bien supérieur à tout ce qui a précédé.
Dernièrement, M. Hugues et moi nous relûmes l’épître que vous m’avez
adressée : nous y trouvâmes beaucoup de délicatesse, jointe pourtant, en
quelques endroits, à une certaine lâcheté de style, qui, jusqu’à
présent, a été votre péché originel. Encore quelques efforts pour
réprimer votre malheureuse facilité, et vous vous trouverez
dans le bon chemin. Le père Chapet m’a dit que vous
aviez dans la société les allures d’un homme fait, que tous ne donniez
point dans le luxe, et que, si on avait quelque chose à vous reprocher,
c’était peut-être un peu de singularité dans les opinions. Nous autres
gens d’esprit, nous ne sommes pas obligés de penser comme les autres ;
mais pourtant il faut de la circonspection pour découvrir la vérité à la
multitude. Si vous étiez dans le cas de me faire encore de ces visites
de 5 heures du soir que j’aimais tant, vous pourriez, libre au sein de
l’amitié, dire sur la politique, la guerre, etc., le mot et la chose :
avec des gens qui ne sont point initiés et qui ne méritent pas de
l’être, soyons plus réservés. Un mot lâché mal à propos fait quelquefois
un tort irréparable. Il faut être soi dans tous les âges, et ne point
faire le vieillard à vingt ans, ni le petit maître à soixante.
Actuellement, mon cher ami, je ne prêche plus, et ma santé s’en trouve
bien ; j’y ai substitué des leçons d’histoire à nos pensionnaires : ce
qui est plus analogue à mon goût, et, je l’ose dire, à mon talent.
Cependant mon travail n’est pas borné à cela ; je m’occupe d’une
traduction, le croirez-vous ? d’une traduction de la Bible. C’est le
plus ancien livre du monde, dont nous n’avons jusqu’à présent que de
misérables versions. Si mon ouvrage paraît jamais, vous aurez sans doute
envie de le lire, et je crois que cette lecture vous fera du bien.
Adieu, mon cher ami, continuez de vous faire homme, et aimez-moi comme
je vous aime.
Cette lettre que j’ai voulu citer en entier comme échantillon
du ton général et de cette gravité tout aimable, tempérée d’aménité, je la
trouve entre plusieurs autres, également spirituelles et toujours utiles. Le
conseil habituel du père Lefebvre à son jeune ami, c’est de profiter de son
heureuse flexibilité qui tend à se porter sur toutes sortes de genres et de
sujets, mais de ne s’y point livrer trop rapidement, d’attendre avant de
publier : « L’âge est le meilleur des Aristarques. »
Ses
scrupules de traducteur, dans le travail qu’il avait entrepris sur la Bible,
fatiguaient et consumaient le père Lefebvre : « Ce métier de
traducteur dont je me suis occupé toute ma vie, disait-il, me paraît
toujours plus difficile à mesure que j’avance, soit que l’âge me glace
le sang, soit que mon goût s’épure à force d’approfondir ; une page de
traduction m’épuise pour huit
jours. »
Et ailleurs :
Je suis revenu de la campagne à la ville, mais j’étais si
essoufflé qu’il m’a fallu un grand mois pour reprendre haleine. Vous
êtes bien heureux, vous, de pouvoir entreprendre les plus grands travaux
sans effroi, et les poursuivre sans fatigue. Vous êtes en petit la
Sagesse éternelle qui se jouait en créant l’univers : vous l’imiterez
sans doute en ne précipitant rien.
Il lui conseille, comme antidote à l’impatience de publier trop
tôt, de jeter les yeux sur le Petit almanach de nos grands
hommes qui venait de paraître et qui raillait toutes ces vaines
renommées d’un jour. Au nombre des projets littéraires de M. Daru (et avec
lui les projets étaient bientôt mis à exécution), il y avait une tragédie de
Néron : « Je n’ai rien à dire contre votre
plan, lui écrivait le père Lefebvre, mais vous referez, je l’imagine, le
récit de la mort d’Agrippine que vous avez volé à Suétone ; c’était
Tacite qu’il fallait piller : un voleur honnête ne s’adresse qu’aux
riches. »
On voit que le goût du père Lefebvre, comme celui des
Oratoriens en général, était quelque peu orné et fleuri ; c’était un
compromis avec le goût du siècle92. Il y a
plaisir pourtant
à rencontrer ce coin de saine et
heureuse littérature conservé à la fin du xviiie
siècle, et qui se transmet d’un maître indulgent dans un
élève vigoureux.
La traduction du traité de l’Orateur de Cicéron fut le seul
écrit que M. Daru livra alors à l’impression et sans se nommer (1788).
L’ouvrage fut fort sévèrement critiqué dans L’Année
littéraire. Le critique, qui n’est autre peut-être que Geoffroy, y
décernait tout l’avantage, après une comparaison rapide, au travail de
l’abbé Colin. M. Daru, dans une longue lettre motivée qu’il adressa à
l’auteur de L’Année littéraire, et qui, je crois, n’a pas
été publiée, conteste avec politesse la prompte conclusion du critique ; il
insiste sur un point, c’est que, pour traduire fidèlement, il ne suffit pas
de bien rendre le sens de l’original, mais qu’il faut encore s’appliquer à
modeler la forme de l’expression : « Pour ne pas sortir de notre
sujet, dit-il, un traducteur de Cicéron qui aurait un style sautillant
serait-il un traducteur fidèle ? »
Et il estime que l’abbé Colin, pour donner à sa
traduction cet air facile qui séduit au premier abord, a négligé d’affronter
toutes les difficultés qui s’offraient ; il a franchi plus d’obstacles qu’il
n’en a surmonté. Pour rendre son français plus agréable, il a sacrifié la
période de Cicéron ; il a coupé, retourné les phrases de son modèle, ce
qu’au contraire a voulu éviter le jeune traducteur, plus fidèle à l’ordre et
au tour périodique du latin. Je n’ai point à entrer dans ce procès ; mais
c’est ainsi qu’à l’âge de vingt et un ans le jeune élève commissaire des
guerres était de force à tenir tête aux champions de la critique
universitaire d’alors, et avait un pied solide dans la littérature
classique.
Ce qui distingue dès le premier jour M. Daru au milieu de cette école
poétique régnante de la fin du xviiie
siècle
à laquelle il est mêlé, et dont il ne se séparera jamais d’une manière
tranchée, c’est l’étude, l’amour de l’investigation et des recherches, le
besoin en tout de ne pas s’en tenir à l’aperçu, à la fleur et à la cime des
choses, mais de les prendre, en quelque sorte, par la base, de s’en informer
avec suite, avec étendue, par couches successives, et d’en dresser, soit
dans des préfaces, soit dans des rapports académiques, soit dans des comptes
rendus destinés à lui seul, un exposé judicieux, fidèle, qui donne un fond
aux discussions et qui souvent les abrège. Ainsi, dans les manuscrits
considérables qu’il a laissés, et qui se rapportent à ces premières années,
je trouve un Essai sur le théâtre espagnol, dans lequel il
discute posément et en connaissance de cause les prétentions du théâtre
espagnol comparé au nôtre. Dans tout ordre d’études et de travaux, M. Daru
procédera de la sorte : en matière administrative, ce sera sa méthode ; et
même en littérature, son jugement aimera à s’appuyer sur des matériaux
préparatoires amassés avec soin et digérés avec sens. L’application,
la fermeté et l’ordre, il portait ces qualités en
tout, et il le faisait avec satisfaction, d’une manière qui lui était
naturelle et facile.
La Révolution bientôt vint l’éprouver et le mûrir comme tant d’autres. Déjà,
en 1791, à Montpellier, attaché comme commissaire des guerres à
l’ordonnateur qui y résidait, il avait été incriminé pour ses relations avec
le marquis de Bouzols, commandant du Languedoc, et avait eu à se défendre
devant le club. Il le fit avec succès, avec cette bonne élocution qui sera
son éloquence, et fut applaudi. Devenu commissaire ordonnateur, il fut
employé en cette qualité dans l’armée qu’on avait formée, en 1792, sur les
côtes de Bretagne, et qui était destinée à agir au cas d’une descente des
Anglais. Il y servit sous les ordres et comme adjoint de M. Petiet, qui fut
plus tard ministre de la Guerre sous le Directoire. Une lettre écrite par
Daru à l’un de ses amis, et où se trouvaient ces mots ironiques :
« J’attends ici nos amis les Anglais qui,
dit-on, vont débarquer bientôt, etc. »
, fut interceptée et prise
au sérieux par ceux qui la lurent. Daru fut donc arrêté comme suspect, jeté
dans la prison de Rennes, qu’on appelle la Tour-le-Bat,
puis, de là, malgré l’intervention amicale et courageuse de M. Petiet,
dirigé sur Orléans, où il dut attendre la chute de Robespierre. Pendant ce
loisir forcé, il ne cessa de s’occuper des lettres : il traduisait en vers
Horace, et il fit, entre autres pièces originales, son Épître à
mon sans-culotte, qui ne fut publiée que quelques années après, et
qui était, à son heure, une preuve de calme d’esprit comme de talent.
En composant cette Épître, Daru avait voulu faire quelque
chose dans le goût de celles d’Horace qu’il était en ce moment occupé à
traduire. Dans la prison de Rennes, on lui avait donné pour surveillant un
sans-culotte qui, moyennant salaire d’un modique assignat
par jour, était chargé de ne le pas perdre de vue un seul
instant, même dans le sommeil. C’est avec ce surveillant ignare, avec ce
Brutus qui ne sait pas lire, qu’il se suppose en conversation et discutant
lequel des deux est le plus heureux au sens du sage ; lequel est le plus
libre. Le début est spirituel ; on y voit le Brutus toujours inquiet, et
faisant l’Argus, même quand il est couché sur ce lit où chaque soir, comme
lui dit le poète,
Ce qui manque le plus à cette Épître, c’est
le mouvement et la variété, ce sont les contrastes ; puisque le poète
introduit ce Brutus qui ne s’en doute pas, il pouvait lui prêter des idées,
des images et des tableaux frappants qui eussent tranché avec les idées
morales et élevées du prisonnier. Il y a pourtant des passages animés de
cette demi-vivacité que comporte le genre de l’épître :
Non
, non
, tu n’es point
libre, et c’est moi qui le suis
.
Un peu plus de concision et de contraste dans les idées, un peu
plus de relief d’expression, plus d’exactitude
de
forme et de rime, eussent fait de la pièce entière une de ces pages légères
et durables qui survivent. De même qu’André Chénier, par La Jeune Captive, nous a donné l’élégie dans une prison pendant la
Terreur, on aurait eu l’épître horatienne née dans une prison du même temps.
En indiquant ce qui manque à la bonne et spirituelle Épître de M. Daru. pour être un chef-d’œuvre, je ne fais que
répéter ce que je trouve écrit dans les lettres que lui adressaient ses amis
à lui-même ; car Daru était de cette école de littérateurs qui se
consultaient sincèrement entre eux sur leurs ouvrages, qui ne se louaient
pas à l’excès, qui admettaient les observations en les discutant.
L’idolâtrie n’a commencé que depuis : nous l’avons vue naître ; hélas ! n’y
avons-nous pas contribué ? Aujourd’hui les éloges qu’on est tenu de donner
aux poètes et même aux prosateurs en renom, sous peine de les irriter et de
les blesser, à chacune de leurs productions nouvelles, doivent être du genre
de ces flatteries sans limite et sans réserve avec lesquelles on abordait
autrefois les satrapes d’Asie. En critiquant Daru et en remarquant que ses
amis, consultés par lui, et au milieu de leurs éloges, le critiquaient de
même, loin donc de le diminuer, je l’honore.
La Terreur passée, Daru reprit ses fonctions administratives comme
commissaire ordonnateur. En l’an IV (1796), son ami Petiet étant ministre de
la Guerre, Daru fut appelé par lui comme chef de division. Ce fut en cette
qualité sans doute qu’il vit pour la première fois le général Bonaparte au
printemps de 1796, à la veille de la campagne d’Italie, et le futur
vainqueur, tout plein des grands coups qu’il allait tenter, lui dit en
partant : « Dans trois mois, je serai à Milan ou à
Paris. »
Au milieu des scandales trop célèbres qui caractérisent en général
l’administration du Directoire, le ministère de Petiet fait une honorable
exception. Ce ministre,
homme de bien et de
mérite, s’appliqua à tenir une comptabilité régulière, et, après une année
d’exercice, il soumit le tableau complet de ses opérations au jugement des
Conseils législatifs et du public ; il le fit avec sincérité, sans
réticence. Dans ce travail dont les éléments étaient si compliqués, et dont
la netteté et la franchise allaient faire scandale en sens inverse parmi
ceux dont il contrariait les désordres, on reconnaît la présence et la
collaboration de Daru, cette ardeur d’investigation qu’aucune difficulté
n’arrêtera. Ce fut son premier coup de main en fait d’intégrité publique et
de guerre déclarée à la rapine.
En l’an VII, Daru fut désigné par le général Masséna, commandant l’armée du
Danube en Helvétie, pour commissaire ordonnateur en chef, à la place d’un
autre commissaire, Ferrand, homme capable, dont Daru trouvait la révocation
injuste et qu’il s’efforça instamment de faire réintégrer. C’est dans cette
guerre pénible de Suisse où l’on manquait de tout, où il fallait faire venir
les grains de France, c’est-à-dire de la distance de quatre-vingts lieues,
par des chemins difficiles ; où l’argent aussi venait de France, mais
rarement et en petite quantité ; où le personnel des commissaires des
guerres était insuffisant d’abord, et où les choix n’étaient pas toujours
tels qu’il l’aurait voulu ; c’est au milieu de ces difficultés de tout genre
que Daru s’aguerrit au rôle d’intendant en chef et de pourvoyeur des grandes
armées ; sa réputation de capacité et de rigidité date de là. S’il donnait
l’exemple, il fit aussi des exemples. Pour lui, il passait quelquefois sept
nuits de suite sans dormir. Cependant il traduisait les Satires d’Horace (ayant déjà traduit précédemment les Odes et les Épîtres), et il correspondait avec
son ami Nougarède de Montpellier, lui envoyant une à une chaque satire
traduite, dans des lettres où il décrivait en même temps
les opérations militaires et la situation politique du
pays. Il faisait aussi, du pays et des montagnes, en vers descriptifs, un
tableau qu’il appelait un peu ambitieusement Poème des
Alpes. C’est ainsi qu’en multipliant à plaisir ses travaux, et en
se créant avec une rare vigueur de pensée ces surcroîts et comme ces
superfluités d’action et d’emploi au milieu d’occupations qui, seules,
eussent absorbé tout autre, Daru, sans s’en douter, préludait à ce rôle qui
devait l’illustrer un jour, celui d’administrateur de la plus forte trempe
sous le capitaine le plus infatigable qui ait jamais existé.
Un feu d’enthousiasme qu’ont trop peu ressenti les poètes de nos jours, et
que nous avons trop confondu dans nos propres inspirations avec les saillies
de la fantaisie, animait alors ces âmes patriotiques et fermes, ces hommes
de devoir. Sur la nouvelle de l’assassinat des plénipotentiaires français à
Rastadt, Daru composa d’indignation une espèce d’hymne ou de chant de guerre
dans le genre de ceux de Marie-Joseph Chénier, et il l’adressa au ministre
de l’Intérieur François de Neufchâteau, qui désira le faire mettre en
musique et l’envoya, à cet effet, au Conservatoire. C’étaient là les
distractions du commissaire ordonnateur en chef, entre le combat de
Saint-Gotthard et la bataille de Zürich. Daru, d’ailleurs, était déjà connu
à Paris comme traducteur d’Horace, des Odes, des Épîtres et de l’Art poétique, publiés
l’année précédente (1798)93. Dans
l’espèce de pompe triomphale qui fut célébrée à Paris, lorsqu’on y reçut les
trophées des arts venus d’Italie, les immortelles statues d’Apollon et de
Vénus arrachées du Vatican
ou de Florence, on
avait chanté le Poème séculaire d’Horace :
Ce fut un antique de plus dans cette cérémonie, et malgré
l’infériorité de la traduction, a dit M. Daru, on sentit l’à-propos de
ces vers :
chantés en présence des statues de Diane et de l’Apollon du
Belvédère. »
Cette traduction chantée alors était, en effet, celle que
venait de publier Daru lui-même.
Il était encore à l’armée dite du Danube, et à Zürich, lorsque s’accomplirent
à Paris les événements du 18 Brumaire ; les correspondances de cette date
entre lui et quelques-uns de ses amis littérateurs et auteurs de pièces de
théâtre (Creuzé de Lesser, Barré, Goulard) le montrent plus préoccupé
réellement des lettres que de la politique. Il avait fait une comédie en
trois actes et en vers, Ninon de Lenclos ; Creuzé en avait
fait une également, qui avait pris les devants et qu’on représentait au
théâtre des Troubadours : elle ne semblait pas la meilleure à ceux qui
connaissaient les deux. Ici nous n’allons plus pouvoir suivre de front la
double carrière de Daru. Dans la nouvelle organisation réglée par le Premier
consul, et qui répartissait les détails de l’administration militaire entre
deux corps différents, l’un conservant l’ancien titre de commissaires des
guerres et destiné à surveiller l’emploi des matières et les
approvisionnements, l’autre, sous le titre d’inspecteurs aux revues, destiné
à constater le chiffre de l’effectif, Daru fut compris dans la création de
ce dernier corps ; et ce fut en cette qualité d’inspecteur aux revues qu’il
fut envoyé à l’armée d’Italie et qu’il fit la campagne de Marengo. Après la
victoire, il fut un des commissaires préposés pour l’exécution de la
convention qui remettait toute la Haute-Italie au pouvoir des Français. Le
général
Berthier étant rentré au ministère de la
Guerre, Daru y fut secrétaire général et y porta le poids de toute la
réorganisation qui se fit alors (1801). Nous le trouvons successivement
membre du Tribunat, inspecteur aux revues ayant part dans les fonctions de
commissaire général à l’époque du camp de Boulogne, puis conseiller d’État,
intendant général de la maison de l’Empereur (1805), et bientôt, et à la
fois, intendant général de la Grande Armée (1806). Nous le laisserons
marcher d’un pied sûr dans cette haute carrière administrative, pour le
considérer dans ses dernières productions littéraires avant l’Empire et sous
le Consulat.
Pendant qu’il était encore en Italie comme inspecteur en chef aux revues,
dans l’hiver de 1800, une femme, auteur de petits vers et d’un Éloge plus sérieux de Montaigne, Mme de Bourdic-Viot, qui s’appelait sa compatriote, lui écrivait ces
mots affectueux et tout littéraires, qui, après les titres officiels et
sévères que nous venons d’énumérer, peignent bien la double existence de
Daru à cette époque :
Quand nous serez-vous rendu ? Notre Lycée républicain n’a
qu’un cri après vous. Venez y ranimer le goût des beaux vers en nous
lisant les vôtres… Nos professeurs sont excellents : Cuvier, surtout,
nous enchante ; il parle d’histoire naturelle comme Buffon, et appuie
tout ce qu’il dit par des démonstrations si fortes, que la raison qui
écoute n’est jamais choquée. La Harpe continue son cours de
littérature ; Roederer et Garat n’ont encore rien dit, mais ils
ouvriront bientôt leurs cours. Saint-Ange a fait imprimer ses Métamorphoses ; Chénier prépare aux Français un Don Carlos…
En un mot, elle parlait à Daru de tout ce qu’elle savait bien
qui l’intéressait le plus et qui lui tenait le plus à cœur.
C’est au Lycée qu’il avait lu l’hiver précédent, et avec un applaudissement
unanime, son joli conte imité et abrégé de celui de Casti, et qui a pour
titre : Le Roi
malade ou la Chemise de l’homme
heureux
94. Un roi malade et ennuyé désespère toute la Faculté par
sa mélancolie opiniâtre. Les docteurs s’assemblent ; on agite bien des
remèdes, et, en désespoir de cause, on a recours à un sorcier qui décide
qu’il ne s’agit pour le guérir que de trouver la chemise d’un mortel
parfaitement heureux, et de la faire revêtir au malade. Rien d’abord ne
paraît plus simple ; on se met en campagne ; on trouve bien des chemises de
gens qui l’offrent d’eux-mêmes, et qui se piquent de parfait bonheur :
aucune n’opère. Bref, les envoyés, après maint voyage, s’en revenaient fort
tristes et dans le dernier embarras, lorsque, s’arrêtant dans certain
cabaret pour concerter leur réponse, ils aperçoivent un gros garçon de bon
appétit qui chantait de tout son cœur auprès d’une Suzon de mine très
joyeuse et d’apparence peu sévère. Qui sait ? voilà peut-être bien près cet
homme heureux qu’on allait chercher si loin. On le guette, on l’aborde au
moment où il s’y attend le moins ; on lui demande avec douceur, et, s’il
résiste, on va lui prendre de force ce vêtement nécessaire qui doit être
l’instrument de la cure merveilleuse. Mais, ô surprise ! ô regret ! quand on
en vient au fait et au prendre, que trouve-t-on ?
C’est l’éternel refrain de la chanson : Les gueux,
les gueux, sont des gens heureux, etc. Dans Casti, le conte est
plus développé, et il y a des hardiesses que le goût français eût supportées
moins aisément. Daru, en l’adoucissant, l’a traité comme eût fait Andrieux,
et il a réussi.
Bien des années après, un ami de Daru, un ancien
oratorien, grand vicaire d’Orléans (M. Mérault), lui demandait avec
instance ce petit conte que l’auteur lui avait toujours refusé, et il
ajoutait agréablement : « Je crois avoir tout ce qui est à vous et de
vous, Horace et Venise. Tous ne
voulez pas me donner ce conte charmant de l’homme heureux qui n’avait
pas de chemise. Vous devriez en ôter ce qui ne va pas à un séminariste,
et je le ferais circuler. »
Dans le printemps de 1801, Daru lisait soit au Lycée, soit dans plusieurs
autres sociétés littéraires, philotechniques, dont il était membre, une Épître à Delille, qui eut également du succès. On ne
s’expliquait pas cette obstination du poète Delille à rester éloigné de sa
patrie quand elle redevenait paisible, glorieuse, et lorsqu’il ne l’avait
point quittée autrefois pendant le règne même de la Terreur. Daru, dans des
vers sympathiques, d’une cordialité respectueuse, et où un léger blâme
assaisonnait une grande louange, se faisait l’organe du sentiment de tous à
l’égard d’un poète aimé et admiré. Les journaux d’alors rendirent à l’envi
un compte favorable de cette Épître à Delille. Mme de Staël, que Daru avait vue pour la première fois en
Suisse, à Coppet, lui écrivait qu’elle avait lu l’Épître
avec son père et qu’elle en savait par cœur des passages. Un autre suffrage,
d’un tout autre genre, mais très vif également et moins suspect de pure
politesse, celui de Sophie Arnould, vieillie, souffrante et pauvre, venait
tendrement remercier Daru, qui lui avait rappelé par l’abbé Delille
quelques-uns des beaux jours de sa jeunesse. Cette lettre de Sophie Arnould
est datée de son lit où la clouaient la maladie et la douleur :
Mais parlons, lui disait-elle, du bonheur que m’a procuré
la lecture de votre Épître. Combien elle a fait de
bien à mon esprit, à mon cœur ! Quels doux souvenirs elle m’a rappelés
sur ce bon compagnon de ma vie, de mes beaux jours ! Ah ! si l’on
pouvait
deux fois naître, j’irais à vous et
je vous dirais : Gentil Daru (comme on disait Gentil
Bernard), soyez des nôtres…
Une autre brochure poétique composée de trois ou quatre satires
ou dialogues en vers, et intitulée La Cléopédie ou la Théorie
des réputations en littérature, que Daru publia vers le même temps
(1800), réussit moins. On y distingue pourtant une Visite chez
un grand homme, c’est-à-dire chez le poète Le Brun-Pindare qui
habitait alors au Louvre un de ces logements si peu dignes du lieu, et qu’on
accordait aux peintres, aux gens de lettres. Chacun, sous ces lambris
royaux, se casait ensuite à sa guise et y pratiquait des cloisons, des
compartiments, souvent hideux : on empruntait au Garde-Meuble des
tapisseries, des tentures, de somptueux débris à demi usés et en lambeaux,
qui accusaient le faste et l’indigence. Le portrait du Pindare décharné,
récitant ses vers sur un grabat jadis magnifique, marqué au chiffre galant
de Diane, et sous un dôme de damas qui semblait du temps de Henri II, est
très bien rendu et pris dans son cadre : j’y renvoie les amateurs95 ; il y a du bon Boileau
dans ces vers-là.
Mais l’honneur de Daru en ces années est d’avoir traduit tout Horace (les Satires qui terminaient la traduction
parurent en 1801), et d’avoir remis ce poète charmant et
sensé en pleine circulation, de l’avoir rendu plus accessible à cette
quantité d’hommes instruits ou désirant l’être, qui, après la Révolution,
revenaient au goût des choses littéraires et de la poésie comme dans une
sorte de Renaissance. Il faut se reporter au temps pour être complètement
juste envers l’estimable traducteur. Sans doute, si l’on prend chaque pièce
en particulier, si l’on oppose l’original à la traduction, on trouvera
aisément à triompher et à se donner l’air d’un connaisseur très expert et
très supérieur en poésie. Daru, dans les Odes, ne rend pas
assez le mouvement lyrique ; il n’entre pas dans le svelte et le découpé des
rythmes. Nulle part, et dans les Satires ou les Épîtres pas plus que dans les Odes, il
ne serre d’assez près les images, et ne fait saillir en un vers tout à fait
exact ce détail particulier qui seul égaye à la fois et réalise la poésie.
Lorsque Horace nous montre le sage qui sait vivre de peu et qui est content
si la salière de ses pères brille sur sa petite table (« cui paternum splendet in mensa tenui salinum »
), Daru
ne nous nomme pas cette salière, il ne la fait pas luire
de sa propreté nette et brillante, il se contente de parler en général de
table frugale et de simple mets. De
même dans cette épître (« Hoc erat in
votis… »
) qu’il rend d’ailleurs avec sentiment, dans le
morceau célèbre sur le bonheur des champs, il ose bien nommer la fève que le
poète devenu campagnard sert sur sa table, mais il recule devant ces petits légumes assaisonnés de fin lard,
et dont Horace nous laisse arriver le fumet :
et il dit en échange :
En un mot, dans bien des cas il rend les armes, au nom
de notre langue, avant d’avoir fait les derniers
efforts d’adresse et de souplesse de nerf dans la lutte. Mais, à défaut de
ce qu’on a appelé le bonheur curieux d’expression, le curiosa
felicitas d’Horace, qu’on sent trop échapper ici, on a chez lui la
suite, des parties de force, de fermeté, et, dans les Épîtres et Satires, le courant facile et plein
du bon sens. Lorsqu’à cette époque d’union, de confraternité sincère, dans
ces intervalles de Marengo et du camp de Boulogne, Andrieux qui savait bien
le latin, Picard qui ne le savait guère, mais qui aimait à en placer
quelques mots96, Campenon,
Roger, Alexandre Duval, tous ces académiciens présents ou futurs se
réunissaient avec Daru le dimanche à déjeuner, lorsqu’on récitait quelque
ode d’Horace, redevenue comme d’à-propos et de circonstance, l’ode Ad sodales ou quelque autre (le sentiment de tous s’y
joignant), il ne manquait rien, presque rien, à la traduction de Daru pour
faire passer l’esprit de l’original dans tous les cœurs. Et il s’y mêlait
une sorte d’accompagnement patriotique, lorsque, célébrant le triomphe de la
patrie romaine contre cette Cléopâtre qui, du haut de ses vaisseaux, avait
osé menacer le Capitole, et qui fuyait à son tour, qui fuyait comme une
femme, mais qui savait mourir comme une reine, le poète s’écriait :
À cette heure, d’autres destinées
appelaient déjà Daru et l’arrachaient pour un long temps à cette habitude
littéraire et académique qui lui plaisait avant tout et qu’il était si fait
pour goûter. Il croyait n’obéir qu’à l’impérieux devoir, il allait
rencontrer une part plus belle et une palme plus haute. Heureux qui vit à
portée d’un grand homme et qui a l’honneur d’être distingué par lui ! Son
existence se transforme, sa valeur se multiplie et se décuple dans une
proportion jusque-là imprévue. Autrement, et livré à lui-même, il suivait sa
vocation tout unie, plus douce, je le crois, droite, honorable, moyenne,
avec considération sans doute, mais sans rien de grand ni d’immortel. Il en
est tiré d’abord, et peut-être il s’en plaint tout bas ; il est saisi d’une
main sévère et appliqué avec toutes ses forces à des labeurs qui semblent
longtemps ingrats et durs. Voyez-le : il est surchargé, il est accablé. Mais
le grand homme, dont le propre est de connaître les hommes mieux souvent
qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, a distingué en lui, sous l’enveloppe
modeste, une capacité supérieure qu’il ne craint pas de forcer et d’élever
tout entière jusqu’à lui. Il en use comme il usera de lui-même, sans
ménagement, sans réserve. Honneur inespéré ! un jour, une grande occasion
s’est offerte ; la trempe de l’instrument s’est révélée, elle est de
première vigueur : elle ne fléchira ni ne se brisera sous aucun effort ni
sous aucun poids, jusqu’à la fin, tant qu’il s’agira de l'utilité publique,
du service du prince et de la patrie. Et c’est ainsi que cette part de
labeur qu’on avait acceptée et qu’on ne s’était point choisie, cette part
qui pouvait ne sembler d’abord qu’ennui et corvée inévitable, imposée à
l’ami des Muses, devient sa gloire la plus sûre auprès de la postérité ;
car, à la suite et dans le cortège de celui qui ne mourra point, il a pris
rang, lui aussi, comme témoin des prodiges, et il est entré dans
l’histoire.
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