I.
L’Académie française a mis depuis quelque temps au
concours une étude sur Froissart. Je ne viens pas concourir comme bien l’on
pense, ni anticiper non plus sur un jugement dans lequel j’entrerai très
peu : je ne veux que rendre à ma manière, et comme quelqu’un du dehors,
l’impression qu’a faite sur moi la lecture de Froissart, la rejoindre et la
comparer à cette autre impression que m’ont produite les mémoires de
Joinville. Dans cette place qui m’est accordée aux pages du Moniteur, que puis-je faire de mieux que de m’occuper, même au
risque de remonter assez haut dans le passé, des grands noms qui ont honoré
notre littérature et notre histoire ? Il me semble quelquefois qu’il nous
est permis d’étaler des estampes et des images aux yeux des passants, au bas
des murs du Louvre. Lesquelles choisirions-nous ? Certes, les plus célèbres
et les plus riches en souvenirs, les plus historiques, les plus en accord
avec le caractère et l’esprit du monument. Autant faut-il en dire pour ces
images au moral qu’il nous est donné d’exposer ici. Je ne suis qu’un imagier des grands hommes.
Froissart n’est peut-être pas un grand historien, du moins c’est un admirable
chroniqueur et le plus bel
exemple du genre ; c’est en narration le grand prosateur du xive
siècle. De même que, dans ses vastes Chroniques, l’histoire de son temps se réfléchit comme
dans un large miroir, de même la prose déjà et la langue s’y déroulent avec
tout leur développement, leur facilité et leur éclat. Sa vie, son caractère
sont pleins de naturel et d’originalité, et merveilleusement assortis à son
œuvre.
Jean Froissart, prêtre, chanoine et trésorier de l’église collégiale de
Chimay, historien et poète, naquit à Valenciennes en Hainaut, non pas vers
l’an 1337 comme le dit Sainte-Palaye (si excellent guide d’ailleurs), mais
en 1333, selon qu’il résulte d’un passage du texte22. On ne sait pas
bien l’époque de sa mort, mais il est certain qu’il vécut son âge de nature
et qu’il ne mourut qu’âgé de plus de soixante ans et dans le xve
siècle. Il fut le contemporain des règnes de
Jean le Bon et de Charles V, et d’une grande partie de celui de Charles VI,
époque agitée, souvent malheureuse, et dans laquelle il trouva moyen de ne
prendre que son plaisir. On a conjecturé
d’après un
passage de ses Poésies que son père, qui s’appelait
Thomas, était peintre d’armoiries : en ce cas, l’enfant put épeler de bonne
heure tous ces blasons de famille qu’il devait, à sa manière, si bien
illustrer un jour. Son enfance précoce annonça ce qu’il serait : il s’est
décrit lui-même dans des pièces de vers selon le goût du temps, imitées,
dans la forme, du Roman de la Rose, allégoriques, et plus
faciles et abondantes qu’originales. Jamais il ne se vit de curiosité plus
vive, plus éveillée, plus enjouée, plus universelle ; jamais la vie
extérieure avec tous ses accidents ne se peignit dans une imagination plus
ouverte, plus avide, plus franchement amusée que la sienne :
En ma jeunesse, dit-il en des vers que je traduis le plus
légèrement que je peux, j’étois tel que je m’ébattois volontiers, et tel
que j’étois, encore le suis-je aujourd’hui. J’avois à peine douze ans
que j’étois avide sur toutes choses de voir danses et rondes, d’ouïr
ménestrels et paroles de joyeux déduit ; et ma nature m’induisoit à
aimer tous ceux qui aiment chiens et oiseaux (tous nobles chasseurs). Et
quand on me mit à l’école, il y avoit des jeunes
filles qui de mon temps étoient jeunettes, et moi, tout jeunet comme
elles, je les servois de mon mieux par des cadeaux d’épingles, on d’une
pomme, ou d’une poire, ou d’un annelet d’ivoire, et il me sembloit que
j’avois beaucoup fait si je m’étois acquis leur bonne grâce, Et lors je
disois à part moi : Quand viendra-t-il pour moi le moment où je pourrai
aimer par amour ! On ne m’en doit point blâmer si à cela ma nature étoit
encline ; car en plusieurs lieux il est reçu que toute joie et tout
honneur viennent et d’armes et d’amours.
Voilà bien Froissart : reprenons un à un ses goûts. Enfant, il
aimait donc toutes sortes de déduits et d’ébats, et il s’attachait par
instinct aux gens riches, à ceux qui tenaient grand état de chasse, faucons
et meutes, ce qui lui semblait le signe d’une noble inclination. Il n’a
aucun mépris pour le métal, et il ne s’en cache pas :
« Car c’est le métal, dit-il, par quoi on acquiert l’amour des
gentilshommes et des pauvres bacheliers. »
À peine à l’école,
quand il était avec les petites filles de son âge,
il se piquait d’être empressé, attentif auprès d’elles ; il se demandait
quand il pourrait tout de bon faire le métier d’homme galant, courtois, amoureux, ce qui, dans le langage du temps, était synonyme
d’homme comme il faut. Froissart a de bonne heure son
idéal : les grands romans de chevalerie, les grands exploits des siècles
précédents, qui se renouvellent dans ce siècle, ont mis en circulation une
certaine idée d’honneur et de courtoisie ; il en est épris ; elle a relui
sur son berceau, et toute sa vie sera consacrée à en retracer et à en
perpétuer par écrit l’image.
Sa nature vive, mobile, toujours à la fenêtre, se peint
bien dans la pièce de vers d’où ces détails sont tirés, et où il nous
rappelle plus d’une fois La Fontaine (le La Fontaine des commencements et
encore contemporain de Voiture). Il aimait jouer à tous les jeux d’enfants,
et il nous les décrit avec un intérêt vraiment enfantin. On voit que, même
déjà vieux, il aimait encore, comme dit saint François de Sales, à faire ses enfances. Quand il est un peu plus assagi, et qu’on le met au latin, on a besoin de le battre plus d’une fois pour le contraindre. Il le rendait bien à
ses compagnons, et le futur chanoine, tantôt battant et tantôt battu, s’en
revenait à la maison les draps ou habits tout déchirés
comme un jeune Du Guesclin. On avait beau le punir, on n’y gagnait rien.
Nature avant tout sociable, il ne pouvait demeurer seul un moment :
« Trop malgré moi me trouvois
seul »
, dit-il. Dès qu’il voyait passer ses compagnons par
le chemin, il courait à eux et les rejoignait. Qui l’eût voulu retenir y eût
perdu sa peine : « Car lors étoit tel mon vouloir que Plaisance étoit ma loi. »
Nous connaissons La Fontaine et ses aveux. N’est-ce pas lui qui dans son
poème de Psyché, dans cet hymne à la Volupté, c’est-à-dire à la Plaisance, comme
dirait Froissart, nous a confessé ses goûts divers :
Ne croirait-on pas que c’est La Fontaine encore qui parle,
lorsque c’est Froissart qui nous dit :
Froissart aimait fort le printemps : son cœur
volait partout où il y avait roses et violettes : mais l’hiver, il
savait aussi s’accommoder de la saison, et, se tenant coi au logis, il
lisait espécialement traités et romans d’amour. Le roman
de Cléomadès, par le poète Adenet, un des célèbres
trouvères du siècle précédent, fut un de ces livres favoris, et par lequel
lui vint le mal qu’il désirait tant. Il a raconté tout cela avec grâce, bien
qu’avec prolixité. Pris d’une passion très vive pour une personne qu’il a
chantée et qu’il ne pouvait obtenir, il quitta son pays pour se distraire et
passa en Angleterre à la cour de la reine Philippe de Hainaut, femme
d’Édouard III. Messire Robert de Namur, seigneur de Beaufort, parent et
allié de cette reine, avait déjà engagé Froissart, qui semble avoir été un
moment de ses domestiques, à écrire l’histoire des guerres de son temps, et
n’avait pas eu de peine à l’y décider. Pendant la traversée en Angleterre,
le jeune homme pensait plus volontiers à la poésie qu’à autre chose, et,
malgré le mauvais temps et sans se soucier de la grosse mer qu’il faisait,
il ne songeait, nous dit-il, qu’à finir un rondeau pour sa dame. Quoi qu’il
en soit, il ne devait pas mourir de son mal, et, si sérieux qu’il nous l’ait
peint dans ses vers, il était de nature à s’en vite consoler. Il a dit
encore de lui-même dans une ballade, qu’au bruit du vin qu’il entend verser
de la bouteille, qu’au fumet des viandes
appétissantes qu’il voit servir sur les tables, son esprit se
renouvelle, et qu’il se renouvelle encore à voir chaque fleur en sa
saison, et les chambres éblouissantes de lumières pendant les longues
veilles, comme aussi à trouver bon lit après la fatigue, sans oublier la
friande collation arrosée de clairet, que l’on fait pour mieux dormir. Un
tel esprit, si souvent et si aisément renouvelé, ne devait pas engendrer
longtemps mélancolie, ni se laisser mourir d’amour. Nous en savons déjà
assez pour connaître ce qu’était Froissart, quelle nature légère, enjouée,
musarde, curieuse. Il prenait à toute chose ; rien ne lui était bagatelle.
Une fois appliqué à l’histoire, à la chronique contemporaine, il va trouver
sa pâture et faire merveille.
Soit à ce premier voyage, soit à un second qu’il fit en Angleterre peu de
temps après, il portait déjà une partie de sa Chronique
compilée23 pour l’offrir à sa
compatriote la reine Philippe de Hainaut. Elle reçut Froissart
gracieusement, l’attacha à son service et lui donna part à sa familiarité :
elle lui commandait souvent des vers (virelais et rondeaux) ; il avait titre
clerc (secrétaire) de la chambre de la reine, et de
plus il était de l’hôtel du roi, comme on disait, et de
celui de plusieurs grands seigneurs et chevaliers, c’est-à-dire qu’il en
recevait des cadeaux et qu’il mangeait chez eux quand il lui plaisait. Le
premier soin de Froissart et son plus grand plaisir au milieu de cette cour,
dans la fréquentation de ces nobles et grands seigneurs et de leurs écuyers,
fut de s’enquérir avec détail de tous les événements mémorables et de toutes
les particularités qui pouvaient lui servir à dresser son histoire. Dans la
première partie,
il avait eu pour guide, comme il
le dit lui-même en commençant, la chronique de Jean le Bel, chanoine de
Saint-Lambert de Liège (je change à peine quelques mots dans ma citation
pour qu’on puisse lire couramment) :
On dit, et c’est vrai, que tout édifice est formé et
maçonné une pierre après l’autre, et toutes grosses rivières sont faites
et rassemblées de plusieurs ruisseaux et fontaines : de même les
sciences sont et compilées par plusieurs clercs et savants, et
ce que l’un sait l’autre ne le sait pas : pourtant il n’est rien qui ne
soit su de loin ou de près. Ainsi donc, pour atteindre et venir à la
matière que j’ai entrepris de commencer, premièrement par la grâce de
Dieu et de la benoîte vierge Marie dont tout comfort et avancement
viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies Chroniques jadis faites et rassemblées par vénérable homme et
discret seigneur Monseigneur Jean le Bel, chanoine de Saint-Lambert de
Liège, qui y mit grand’cure et toute bonne diligence et les continua
toute sa vie le plus exactement qu’il put, n’y plaignant aucuns frais ni
dépenses ; car il étoit riche et de grands moyens, et de plus il étoit
large, honorable et courtois par nature, et dépensant volontiers du
sien…
L’histoire alors était un luxe : elle supposait des voyages
coûteux, des fréquentations illustres, des relations étendues : ne s’y
appliquait pas qui voulait ; c’était comme un office noble attenant aux
seigneuries. Cette Chronique de Jean le Bel a été, du
moins en partie, recouvrée et publiée récemment par M. Polain, archiviste de
la province de Liège (1850). On peut voir, d’après cette publication et les
discussions intéressantes auxquelles elle a donné lieu2, jusqu’à quel point Froissart a tenu
ce qu’il promettait au début, de ne rien introduire dans le récit de son
devancier ni de n’en rien retrancher qui pût l’altérer, mais seulement de le
multiplier et accroître autant qu’il
le pourrait. C’est, en effet, ce qu’il semble avoir surtout fait sans trop
de peine ; il a versé tout d’abord sur ce canevas un peu sec
son mouvement de narration, son abondance aisée et
naturelle, et il est à croire que, pour les dernières parties où la
comparaison manque, par exemple pour le célèbre siège de Calais, il avait
entièrement recouvert et renouvelé par sa propre richesse le texte primitif
sur lequel il ne s’appuyait plus que de loin et par le fond. Pour les années
qui suivirent la prise de Calais, Froissart, qui avait vingt ans en 1353, et
qui s’était senti au sortir de l’école la vocation de chroniqueur,
recueillit ses informations par lui-même, composa de son cru et vola de ses
propres ailes. La bataille de Poitiers (1356), par laquelle il débute dans
la partie originale de son récit, est de tout point, comme on le verra, un
chef-d’œuvre.
Mais d’abord louons Froissart d’avoir compris et embrassé dans toute son
ampleur sa fonction de chroniqueur, qui était le véritable
rôle de l’historien d’alors. De la critique, de la philosophie même, en
histoire, il en faut sans doute quand il y a moyen d’en mettre ; mais la
critique suppose le choix, la comparaison, la libre disposition de nombreux
matériaux antérieurs. Ce qui était le plus important à l’âge et à l’époque
de Froissart, c’était précisément d’amasser ces matériaux, de les posséder
et de les disposer dans toute leur étendue et dans leur richesse ; et c’est
ce qu’il a fait avec un zèle, une ardeur infatigables, et avec un sentiment
élevé du service qu’il rendait à ses contemporains et à la postérité en
conservant ainsi la mémoire des grands événements et des nobles prouesses.
Il n’y a pas de plus ample information que la sienne (historia dans le sens d’Hérodote) ; il n’en est pas, pour
les bonnes parties, de plus facilement et lumineusement exposée et ordonnée.
Il comprit à première vue qu’il n’y avait que la prose qui pût suffire à
embrasser ainsi et à porter à l’aise tous ces événements, et, malgré la
facilité tout ovidienne qu’il avait à rimer, il se garda bien d’imiter
Philippe Mouskes, l’évêque
de Tournai, et d’aller
emprisonner sa Chronique dans des rimes. L’âge des chansons de geste était proprement passé, et la grande
chanson de geste contemporaine du xive
siècle
devait être la chronique pure, la chronique émancipée, et
elle devait s’écrire en belle, facile et abondante prose.
Pour prendre idée du zèle et du sentiment que Froissart apportait à la
confection de son œuvre, il faut lire les diverses préfaces et les passages
où il s’en exprime avec effusion. Voici le début de son 4e livre par lequel il se remettait, après quelque interruption, au
travail. La verve et la chaleur de l’historien s’y produisent avec
redoublement, et l’on y sent, pour ainsi dire, la ferveur de l’ouvrier, du
forgeron en sa forge. Je n’y change toujours et n’y rajeunis çà et là que
quelques mots :
À la requête, contemplation et plaisance de très haut et
noble prince, mon très cher seigneur et maître Gui de Châtillon, comte
de Blois, sire d’Avesnes, de Chimay, etc., je, Jean Froissart, prêtre et
chapelain de mon très cher seigneur susnommé, et pour lors trésorier et
chanoine de Chimay et de Lille en Flandre, me suis de
nouveau réveillé et entré dedans ma forge, pour ouvrer et
forger en la haute et noble matière de laquelle dès longtemps je me suis
occupé, laquelle traite et propose les faits et les événements des
guerres de France et d’Angleterre, et de tous leurs conjoints et leurs
adhérents…
Or, considérez, entre vous qui me lisez, ou lirez, ou avez lu, ou
entendrez lire, comment je puis avoir su ni rassemblé tant de faits
desquels je traite avec tant de détail. Et pour vous informer de la
vérité, je commençai jeune dès l’âge de vingt ans ; je suis venu au
monde avec les faits et les événements, et y ai toujours pris
grand’plaisance plus qu’à autre chose ; et Dieu m’a fait la grâce
d’avoir toujours été de toutes les cours et hôtels des rois, et
spécialement de l’hôtel du roi Édouard d’Angleterre et de la noble reine
sa femme, Madame Philippe de Hainaut, de laquelle en ma jeunesse je fus
clerc et secrétaire. Et je la servois de beaux livres de poésie et
traités amoureux ; et pour l’amour du service de la noble dame à qui
j’étois, tous autres seigneurs, rois, ducs, comtes, barons et
chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent,
m’aimoient, m’écoutoient et voyoient volontiers, et m’étoient grandement
utiles. Ainsi, au nom de la bonne dame et à ses frais, et aux frais des
hauts seigneurs de mon temps, je visitai la plus grande partie de la
chrétienté… ; et partout où je venois, je
faisois enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en
faits d’armes et qui proprement en savoient parler, et aussi à quelques
hérauts d’armes de confiance pour vérifier et justifier toutes choses.
Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière ; et tant
que je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai ; car d’autant plus j’y suis et plus y laboure, et plus elle me
plaît ; tout de même que le gentil chevalier et écuyer qui aime les
armes, en persévérant et continuant, s’y nourrit et s’y accomplit,
ainsi en travaillant et opérant sur cette matière, je m’habilite et
délite (je me rends habile et je me réjouis).
C’est, en effet, ce sentiment de délectation
très sensible chez Froissart dans la composition de son histoire et dans
l’acquisition de tout ce qui peut y servir, qui le caractérise entre tous
ses pareils et qui fait de lui le chroniqueur par vocation et par
excellence. C’est bien de lui qu’on peut dire qu’il ne plaint aucune fatigue
ni aucune dépense pour obtenir ses résultats. S’il y a en Écosse ou ailleurs
au loin quelque chevalier qui peut le bien renseigner sur tel ou tel fait de
guerre qui s’est passé en ces pays étrangers, messire Jean Froissart monte à
cheval, sur son cheval gris, et tenant un blanc lévrier en laisse, il va
interroger et questionner quiconque le saura compléter sur une branche
d’événements qu’il ignore. Aussi est-il partout presque à la fois, et jamais
ne vit-on voyageur plus multiplié, plus infatigable : tantôt à la suite du
prince de Galles à Bordeaux, tantôt à Melun, tantôt à Milan, à Bologne, à
Rome, tantôt à Auch ou à Orthez, puis en Hollande, et à travers tout cela de
temps en temps en Hainaut où il obtient une cure ; mais il n’y eut oncques
curé moins sédentaire ni qui fît plus gagner les aubergistes et taverniers
en tous lieux où il passait. Après avoir été attaché à Venceslas, duc de
Brabant, il le fut en dernier lieu, on vient de le voir, à la chapelle de
Gui, comte de Blois et sire de Chimay. Cela ne l’oblige guère, et il ne
cesse de vaquer, par monts et par vaux, à l’accroissement et à l’engrossement de son trésor. Cette curiosité en tous sens,
et qui
ne se lassait jamais, équivalait à une
impartialité véritable ; car, dès qu’il sentait qu’une information lui
manquait, il ne pouvait s’empêcher d’aller s’en enquérir, et, dès qu’il
savait le fait nouveau, il le couchait par écrit à l’instant. C’est ainsi
qu’en 1388 il profite d’une paix qui venait de se conclure dans le Nord,
pour aller dans le Midi à la cour de Gaston Phœbus, comte de Foix et de
Béarn : car il sait qu’il trouvera là nombre de guerriers qui lui
apprendront les choses d’Espagne, de Portugal et de Gascogne, dont il a
affaire. Cette fois messire Jean Froissart se met en route en plus
respectable état que jamais, et il n’a pas moins de quatre lévriers en
laisse qu’il va offrir au comte Gaston, grand amateur de chasse comme on
sait. Il est curieux de l’entendre lui-même exposer ses raisons de voyage,
tout rempli qu’il est de l’importance de l’œuvre honorable qu’il veut
parfaire et achever.
Il s’est laissé aller un peu longuement, dit-il, à raconter les événements et
les choses nouvelles qui étaient voisines de lui et qui inclinaient à son plaisir, et pourtant le bruit des exploits qui
se passent en pays lointains le préoccupe : il se sent arriéré et veut se
remettre au pas de ce côté :
Et pour ce, dit-il, je, sire Jean Froissart qui me suis
chargé et occupé de dicter et écrire cette histoire, considérai en
moi-même que nulle espérance n’étoit qu’aucuns faits d’armes se fissent
aux pays de Picardie et de Flandre, puisqu’il y avoit paix ; et point ne
voulois être oiseux, car je savois bien qu’encore au temps à venir et
quand je serai mort, sera cette haute et noble histoire en grand cours
et y prendront tous nobles et vaillants hommes plaisance et exemple de
bien faire ; et, tandis que j’avois, Dieu merci ! sens, mémoire et bonne
souvenance de toutes les choses passées, esprit clair et aigu pour
concevoir tous les faits dont je pourrois être informé, âge, corps et
membres pour souffrir peine24, je m’avisai que je ne
voulois point tarder de poursuivre ma matière ; et pour savoir la vérité
des lointaines besoignes et entreprises, sans que j’y envoyasse
aucune autre personne en mon lieu, je pris voie
et occasion raisonnable d’aller devers haut prince et redouté seigneur
monseigneur Gaston, comte de Foix et de Béarn…
Le comte de Foix ne l’a jamais vu, mais il le connaît de
réputation et a bien souvent entendu parler de lui. Il l’accueille donc à
merveille, le salue de prime abord en bon langage français, et le loge en
son hôtel. Pendant ce séjour à Orthez, Froissart interroge les seigneurs et
chevaliers qu’il a sous la main, et le comte lui-même, sur les grands faits
d’armes arrivés de l’un et de l’autre côté des Pyrénées. À toutes ses
questions le comte de Foix répond volontiers, et il promet à l’historien
pour son ouvrage un crédit dans l’avenir et une fortune que nulle autre
histoire ne lui disputera : « Et la raison en est, disait-il, beau Maître, que depuis cinquante ans en çà sont
advenus plus de faits d’armes et de merveilles au monde qu’il n’en étoit
de trois cents ans auparavant. »
Encouragé par un tel suffrage,
Froissart s’applique de plus en plus à mettre son langage au niveau des
actions qu’il a à raconter ; car il n’a rien tant à cœur que d’étendre et
rehausser sa matière, dit-il, et d’exemplier (enseigner
par des exemples) les bons qui se désirent avancer par armes. Le livre de
Froissart, tel qu’il le voudrait faire, c’est proprement le livre d’honneur,
la Bible de chevalerie.
Il rendait au comte Gaston la monnaie de son dire en lui lisant son poème de
Meliador, le chevalier au soleil d’or. Chez Froissart
le poète de société, le trouvère à la mode, qui ne vient, pour ainsi dire,
qu’au second plan, a pourtant son à-propos et sert à ménager les voies à
l’historien.
Mais avant d’arriver à Orthez, à cette cour de Gaston, Froissart a fait route
(il nous le dit un peu plus loin dans son histoire) avec un bon chevalier,
messire Espaing de Lyon, qui lui procure à la fois sûreté et agrément
par sa compagnie. C’est plaisir de les écouter tous
les deux, chacun faisant son échange et payant les récits de l’autre par
quelque beau récit en retour. Froissart contant les guerres de Loire qu’il
sait si bien, mais écoutant surtout celles de Gascogne qu’il ne sait pas et
que le bon chevalier lui raconte à plaisir. Chaque ville, chaque vieux
château, chaque pan de mur qu’ils rencontrent, est une occasion nouvelle de
souvenir et de vive narration :
— « Messire Jean, voyez-vous ce mur qui est là ? » — « Oui,
sire, dis-je ; et pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis, répond le
chevalier, pour que vous voyiez bien qu’il est plus neuf que les
autres. » — « C’est vrai », répondis-je. — « Or, dit-il, je vous
conterai la chose et comment, il y a dix ans, cela arriva. »
Et suit une histoire singulière de siège et de brèche faite à
la muraille de cette ville de Cazères qu’ils traversaient en ce moment. À
chaque pas ce sont de pareilles histoires chevaleresques et gasconnes qui
émerveillent Froissart et lui abrègent le chemin :
Sainte Marie ! dis-je au chevalier, que vos paroles me sont
agréables, et qu’elles me font grand bien tandis que vous me les
contez ! ci vous ne les perdrez pas, car toutes seront mises en mémoire,
en récit et chronique dans l’histoire que je poursuis, si Dieu m’accorde
que je puisse retourner sain et sauf dans la comté de Hainaut et en la
ville de Valenciennes dont je suis natif.
Nous devons toucher ici à l’un des points essentiels qui ont
été précisément contestés à Froissart, je veux dire son impartialité. Ses
premières et très étroites liaisons avec l’Angleterre, les bienfaits qu’il
reçoit de la reine Philippe de Hainaut et de son époux, tout semble le
rendre un peu partial pour ce pays ; et de même il est difficile qu’étant
lié et obligé à tant de seigneurs, il n’ait pas payé de retour leurs
bienfaits et leurs largesses, ou même simplement leurs bonnes informations,
en leur accordant une trop belle place dans ses
récits. Ce sont là des inconvénients inévitables ; mais l’extrême et
passionnée curiosité de Froissart était une sorte de remède et de garantie
contre la partialité même, s’il y avait été enclin ; car il n’était pas
homme à se boucher une oreille, ni à retenir un récit qui lui aurait été
conté, ce récit eût-il dû contredire sur quelque point une autre version
précédente. Il était avide d’écouter toutes les parties. Voyez-le courir à
Bruges, puis en Zélande, dès qu’il apprend qu’il y a là un chevalier
portugais qui pourra lui donner sur les affaires d’Espagne des
renseignements, qui seront la contrepartie de ceux qu’il tient déjà des
Gascons et des Castillans. C’est ce qui a fait dire de lui à Montaigne,
assez pareil de nature, et qui était si bien fait pour l’apprécier et le
comprendre (il parle en cet endroit des historiens simples, qui ramassent tout ce qui vient à leur connaissance, et qui
enregistrent à la bonne foi toutes choses sans choix et
sans triage) :
Tel est entre autres, pour exemple, le bon Froissart qui a
marché, en son entreprise, d’une si franche naïveté qu’ayant fait une
faute, il ne craint aucunement de la reconnoître et corriger en
l’endroit où il en a été averti, et qui nous représente la diversité
même des bruits qui couroient et les différents rapports qu’on lui
faisoit : c’est la matière de l’histoire nue et informe ; chacun en peut
faire son profit autant qu’il a d’entendement.
Et puis, il faut se bien rendre compte de l’état de la
chevalerie d’alors, de laquelle Froissart est proprement l’historien sans
acception de cause et de nation. En consacrant sa plume à en retracer en
tous lieux les exploits et les prouesses, il faisait un peu comme ces chefs
vaillants de bandes en Italie, qui mettaient leur épée au service de qui les
favorisait et les payait, sans pour cela se croire engagés à toujours et
surtout sans l’être exclusivement. Dans les idées du temps cela ne
déshonorait
en aucune façon, tant s’en faut ; et
l’idéal de Froissart (car il en avait un) était précisément cette sorte de
confrérie, de confraternité universelle, commune à tout ce qui était noble
et vaillant, qui comptait dans ses rangs toute fleur de chevalerie, et qui
savait couronner le vainqueur en respectant, en relevant honorablement le
vaincu. Ce que le Prince Noir fit à Poitiers auprès du roi Jean, Froissart
le fait en toute circonstance à l’égard des personnages qu’il introduit et
dont il expose les actions. Il est tour à tour de la patrie de tous ceux qui
font vaillamment, et qui méritent renom par honneur. En un mot, il est
proprement l’organe de la chevalerie, comme d’autres en
pareil temps le seraient de la chrétienté.
Néanmoins on ne saurait dissimuler que, surtout dans ses premiers livres, il
ne penche visiblement pour l’Angleterre dont il avait tant à se louer et de
laquelle lui venaient pour cette première partie la plupart de ses
renseignements : et ce faible pour elle, il l’a gardé toujours. L’Angleterre
lui en a été reconnaissante. Dans ce pays qui a conservé sans interruption
le culte du gothique fleuri et de la noblesse chevaleresque, Froissart n’a
pas cessé d’être apprécié, ou du moins il a de bonne heure retrouvé des
lecteurs d’élite et des admirateurs, non pas seulement chez les savants et
les érudits comme en France, mais chez les hommes de lettres et les curieux
délicats. Le charmant poète Gray qui, dans sa solitude mélancolique de
Cambridge, étudiait tant de choses avec originalité et avec goût, écrivait à
un ami en 1760 :
Froissart (quoique je n’y aie plongé que çà et là par
endroits) est un de mes livres favoris : il me semble étrange que des
gens qui achèteraient au poids de l’or une douzaine de portraits
originaux de cette époque pour orner une galerie, ne jettent jamais les
yeux sur tant de tableaux mouvants de la vie, des actions, des
mœurs et des pensées de leurs ancêtres, peints
sur place avec de simples mais fortes couleurs.
Combien cela semble plus vrai encore lorsque l’on parcourt un
de ces beaux Froissart manuscrits comme en possède notre grande Bibliothèque
et comme l’Angleterre en a sans doute aussi, tout ornés de vignettes du
temps, admirablement coloriées, d’une vivacité et d’une minutie naïve qui
à chaque page le texte et le fait parler aux yeux, avec une entière
et fidèle représentation des villes et châteaux, des cérémonies, des sièges,
des combats sur terre et sur mer, des costumes, vêtements et armures !
Toutes ces choses y sont peintes comme d’hier ; la poésie de Gray elle-même
n’est pas plus nette ni plus fraîche, et ne reluit pas mieux.
Mais celui des Anglais qui lui rend le plus bel hommage, c’est un génie
facile, un peintre au large et courant pinceau, qui n’est pas sans de grands
rapports de parenté avec lui, Walter Scott, en ses Puritains
d’Écosse.
On est au lendemain de la victoire que Claverhouse a remportée sur les
fanatiques et qu’il a souillée à son tour par d’impitoyables cruautés.
Morton, délivré et traité avec distinction par le général, lui tient
compagnie pendant la route. Frappé de son courage, de son urbanité, de ses
manières généreuses et chevaleresques, il ne sait comment concilier tant de
hautes et d’aimables qualités avec son mépris de la vie des hommes, surtout
de ceux d’une classe inférieure, et il ne peut s’empêcher tout bas de le
comparer au fanatique Burley. Quelques mots qu’il laisse échapper trahissent
sa pensée.
« Vous avez raison, dit Claverhouse en souriant,
parfaitement raison : nous sommes tous deux des fanatiques ; mais il y a
quelque différence entre le fanatisme inspiré par l’honneur, et celui
que fait naître une sombre et farouche superstition. »
— « Et cependant vous versez tous deux le sang
sans remords et sans pitié », reprend Morton, incapable de cacher ses
sentiments.
Claverhouse en convient : il insiste sur son idée en la
poussant cruellement à bout ; il l’exprime en des termes énergiques que nul,
certes, n’a oubliés, distinguant entre le sang et le sang, entre celui
« des braves soldats, des gentilshommes loyaux, des prélats
vertueux, et la liqueur rouge, dit-il, qui coule dans
les veines de manants grossiers, d’obscurs démagogues, de misérables
psalmodieurs… »
. Et c’est alors qu’après quelques autres propos
à ce sujet, il dit brusquement à Morton :
« Avez-vous jamais lu Froissart ?
— « Non », répondit Morton.
— « J’ai envie, dit Claverhouse, de vous procurer six mois de prison pour
vous faire jouir de ce plaisir. Ses chapitres m’inspirent plus
d’enthousiasme que la poésie elle-même. Avec quel sentiment
chevaleresque ce noble chanoine réserve ses belles expressions de
douleur pour la mort du brave et noble chevalier dont la perte est à
déplorer, tant sa loyauté était grande, sa foi pure, sa valeur terrible
à l’ennemi, et son amour fidèle ! Ah ! benedicite !
comme il se lamente sur la perte de cette perle de la chevalerie, quel
que soit le parti qu’elle ait ornée ! Mais, certes, quant à quelques
centaines de vilains nés pour labourer la terre, le noble historien
témoigne pour eux aussi peu, peut-être moins de sympathie que John
Grahame de Claverhouse lui-même. »
Froissart cependant a presque besoin d’être justifié et lavé
d’un tel éloge, dont il ne faut accepter pour lui que l’enthousiasme, en
laissant de côté ce qui tient au fanatisme. Il est bien vrai qu’il réserve
toutes ses sympathies et ses couleurs pour les hautes prouesses et les
nobles entreprises d’armes, et ceux qui les font ; il est bien vrai que dans
la répression de la Jacquerie, par exemple, et après le tableau des horreurs
auxquelles elle s’est livrée, il se réjouit des représailles et de la
vengeance qu’en tirent partout les seigneurs, et qu’il nous montre à plaisir
les chevaliers qui, en fin de
compte, ont raison
par le glaive de tous « ces vilains, noirs et petits, et très mal
armés »
. Mais chez Froissart ne cherchons point de système ni
d’inspiration plus profonde : les Claverhouse pas plus que les de Maistre en
théorie ne sauraient le revendiquer comme un des leurs. Un jour,
Marie-Joseph Chénier, dans une leçon à l’Athénée, l’a qualifié avec humeur
de valet de prince. Froissart est également loin de ces
ardeurs et de ces colères en sens opposé. Il a la morale de son temps, celle
des seigneurs et chevaliers qu’il hante et qu’il sert ; il a le culte de ce
qui paraît beau et brillant autour de lui, de ce qui rapporte profit,
honneur et renommée à travers le monde. C’est un curieux, et d’une curiosité
qui lui est propre. Nous trouverons en une occasion à le rapprocher
naturellement de Saint-Simon ; mais ce dernier avait la curiosité interne,
concentrée, profonde et amère : Froissart a la sienne ouverte, riante et
comme à fleur de tête. Il y a quelques années, M. Jules Quicherat a vu de
lui à Arras un portrait dessiné, le seul authentique, et qu’il estime
provenir de Belgique, et d’une collection formée par les ducs de Bourgogne ;
il a bien voulu m’en montrer une esquisse fidèle qu’il en a prise. On y voit
le bon chanoine déjà vieux, la figure assez marquée de rides, le nez fort,
le menton fin, l’œil vif, le sourcil avancé, mais la lèvre supérieure courte
et la bouche entrouverte comme s’il écoutait surtout et s’il attendait ce
qu’on va lui dire. Il a, si l’on peut ainsi parler, la lèvre curieuse et un
peu crédule. Froissart interroge, et tout ce qu’on lui dit, il l’enregistre
avec amour, avec confiance, non comme un greffier, mais comme un
conteur.
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