I.
Une histoire de la vie et des ouvrages de Massillon
nous manque : ce serait un sujet heureux. On a déjà bien des anecdotes,
qu’il faudrait vérifier pourtant et rassembler avec ordre ; des recherches
suivies produiraient infailliblement quelques résultats. Une grande quantité
de lettres de Massillon ont été soustraites au moment de sa mort : serait-il
impossible de les recouvrer ? Il y aurait à dresser un historique de ses
principaux sermons, à en fixer la date avec les circonstances mémorables qui
s’y rattachent. Une étude complète sur Massillon deviendrait naturellement
celle de l’éloquence même dans la dernière moitié du règne de Louis XIV ; on
y suivrait ce beau fleuve de l’éloquence sacrée, on le descendrait dans
toute la magnificence de son cours ; on en marquerait les changements à
partir de l’endroit où il devient moins rapide, moins impétueux, moins
sonore, où il perd de la grandeur austère ou de l’incomparable majesté que
lui donnaient ses rives, et où, dans un paysage plus riche en apparence,
plus vaste d’étendue, mais plus effacé, il s’élargit et se mêle
insensiblement
à d’autres eaux comme aux approches de
l’embouchure.
Le nom et l’œuvre de Massillon correspondent à ces deux moments, je veux dire
à celui de la plus grande magnificence et à celui de la profusion dernière.
Jean-Baptiste Massillon, né à Hyères en Provence le 24 juin 1663, fils d’un
notaire du lieu, montra de bonne heure ces grâces de l’esprit et de la
personne, ces dons naturels de la parole et de la persuasion qui ont
distingué tant d’hommes éminents sortis de ces mêmes contrées et qui
semblent un héritage ininterrompu de l’ancienne Grèce. Il fit ses premières
études à Marseille chez les prêtres de l’Oratoire. On raconte qu’en faut, au
sortir du sermon, son plus grand plaisir était de rassembler autour de lui
ses condisciples et de leur répéter ou de leur refaire le discours qu’ils
venaient d’entendre. Il entra dans la congrégation de l’Oratoire à Aix, le
10 octobre 1681, et alla faire l’année suivante sa théologie à Arles ; puis
il professa aux collèges de Pézenas et de Montbrison. Tout annonçait en lui
la supériorité et un mérite fait pour briller, et l’on s’explique peu
comment, vers cette époque, il écrivait au général de l’Oratoire
Sainte-Marthe « que, son talent et son inclination l’éloignant de la
chaire, il croyait qu’une philosophie ou une théologie lui
conviendraient mieux »
. Ce n’était sans doute qu’un dégoût
passager qui le faisait parler de la sorte. Ici se présente ou se glisse une
question délicate, et sur laquelle on n’a que des réponses obscures.
Massillon jeune a-t-il connu les passions ? Un de ses biographes (Audin) a
raconté à ce sujet des détails qu’il dit tenir de source authentique : il
s’ensuivrait que Massillon, dans cette première jeunesse, aurait eu quelques
écarts de conduite qui l’auraient brouillé avec ses supérieurs, avec
lesquels toutefois il ne tarda point à se réconcilier. J’ai trouvé dans les
notes manuscrites de la bibliothèque de Troyes
une
inculpation du même genre, mais provenant d’une source toute janséniste1. Il n’y aurait, au reste, rien que de très simple
et de très naturel à cela : Massillon jeune, beau, doué de sensibilité et de
tendresse, ayant du Racine en lui par le génie et par le cœur, put avoir en
ces vives années quelques égarements, quelques chutes ou rechutes, s’en
repentir aussitôt, et c’est à ces premiers orages peut-être et à son effort
pour en triompher qu’il faut attribuer sa retraite à l’abbaye pénitente de
Sept-Fons. Quand on lui demandait plus tard où il avait pris cette
connaissance approfondie du monde et des diverses passions, il avait le
droit de répondre : « Dans mon propre cœur. »
Pendant qu’il professait la théologie à Vienne, il fut ordonné prêtre en
1692 ; il s’y essayait dans la chaire ; il y prononça l’Oraison
funèbre de Henri de Villars, archevêque du diocèse ; il alla
prononcer à Lyon celle de l’archevêque M. de Villeroi, mort en 1693. Ces
premier succès semblèrent plutôt l’effrayer que l’enhardir : sa retraite à
l’abbaye de Sept-Fons ne vint qu’après. Son séjour à cette abbaye des plus
austères et réformée à l’image de La Trappe laissa dans l’âme de Massillon
un souvenir des plus délicieux : il y avait goûté dans toute sa douceur le
miel de la solitude. Il songeait sérieusement à s’y ensevelir, à y faire vœu
de silence. Vers la fin de sa vie, il aimait à s’y reporter en imagination,
et il regrettait quelquefois cette cellule où il avait passé dans la ferveur
d’une paix mystique une ou deux saisons heureuses2.
Le père de La Tour, devenu supérieur général de
l’Oratoire, le fit rentrer dans la congrégation et l’occupa à Lyon, puis à
Paris au séminaire de Saint-Magloire, où il le mit comme un des directeurs.
C’est là que Massillon commença à prendre tout à fait son rang par ses
conférences, le plus solide ou du moins le plus sévère de ses ouvrages. La
vocation de la parole était désormais trop manifeste en lui pour qu’il
songeât à y résister. Il alla, en 1698, prêcher le Carême à Montpellier, et
enfin il fut appelé, en 1699, à le prêcher à Paris dans l’église de
l’Oratoire de la rue Saint-Honoré : il avait près de trente-six ans.
Le succès fut grand et remua la ville. Louis XIV voulut cette même année
(1699) entendre l’orateur à la Cour, et Massillon y prêcha l’Avent.
Massillon prêcha une seconde fois à la Cour en 1701, et cette fois ce fut le
Carême ; il l’y prêcha encore en 17043. Ces premiers sermons du père Massillon
(comme on l’appelait alors), son Avent, son Grand Carême, composent la partie la plus considérable et la plus
belle de son œuvre oratoire. Le Petit Carême plus célèbre,
et qu’il prêcha en 1718 devant Louis XV enfant, appartient déjà à une autre
époque et un peu à une autre manière. Après avoir beaucoup loué d’abord et
préféré à tout le reste ce Petit Carême dans sa nouveauté,
on a été peut-être un peu trop disposé depuis à le sacrifier aux ouvrages
plus anciens de Massillon. C’est là un point à examiner à part. Quoi qu’il
en soit, Massillon apparut dans toute sa force et
dans toute sa beauté d’orateur sacré dès cette première époque de 1699 à
1704 et à ce point de réunion des deux siècles : il montra que le grand
règne durait toujours, et que jusqu’en ce dernier automne la postérité des
chefs-d’œuvre s’y continuait.
Les discours de Massillon ont cela de particulier, au point de vue
littéraire, qu’ils ne furent jamais imprimés de son vivant ; le seul de ses
discours qu’il publia lui-même, et pour lequel il se vit critiqué, fut son
Oraison funèbre du prince de Conti en 1709. À part ce
morceau, la totalité des ouvrages de Massillon, y compris son Petit Carême, ne fut pour la première fois livrée au public
qu’après sa mort et par les soins de son neveu en 1745. Je me trompe : on
avait essayé d’en donner de son vivant une ébauche d’édition faite sur des
notes et par des copistes (la sténographie n’existait pas alors) ; c’était
sur cette édition incomplète, non authentique, que les critiques étaient
réduits à le juger. Lorsque parut l’édition donnée par le neveu de Massillon
et conforme en tout aux manuscrits, elle réunit donc tous les suffrages et
satisfît à un grand désir des chrétiens et des gens de goût. On dit qu’elle
rapporta au neveu dix mille écus. Il est constant que Massillon, dans ses
années de retraite et durant ses loisirs d’évêque, avait beaucoup revu ses
Sermons, qu’il les avait retouchés et peut-être
refaits en partie. Les jansénistes l’accusèrent d’en avoir altéré des
endroits pour la doctrine : il est à croire qu’il se contenta seulement d’y
remettre plus d’accord et de justesse, en y laissant subsister la forme
première et l’esprit. Un écrivain de nos jours, qui a parlé de Massillon
avec une prédilection peu commune4, a relevé dans cette édition même de 1745, qui est
devenue le patron de toutes les autres, des locutions qu’il est difficile de
ne
pas croire des fautes d’impression, et il a
exprimé le désir qu’on refît une comparaison du texte avec les manuscrits.
En attendant, et sauf quelques taches qui se perdent dans la richesse du
tissu et comme dans les plis de l’étoffe, nous possédons un Massillon assez
entier et assez accompli pour en jouir avec confiance et avec plénitude.
Quand Massillon parut, Bourdaloue terminait sa carrière : Bossuet, comme
auteur de sermons, avait clos la sienne au moment même où Bourdaloue
commençait. Ainsi ces grandes lumières n’eurent point à se combattre ni à
s’éclipser l’une l’autre, elles se succédèrent paisiblement et largement
comme une suite de riches saisons ou comme les heures d’une journée
splendide. L’innovation de Massillon, venant après Bourdaloue, fut
d’introduire le pathétique et un sentiment plus vif et plus présent des
passions humaines dans l’économie du discours religieux, et d’attendrir
légèrement la parole sacrée sans l’amollir encore. C’est là l’effet que
produiront, à qui saura les lire dans une disposition convenable, la plupart
des sermons de son Avent et de son Grand
Carême. Qu’on se représente bien (pour s’en donner toute
l’impression), et le cadre, et l’auditoire, et l’orateur :
Ne vous semble-t-il pas, disaient après des années les
témoins qui l’avaient entendu, ne vous semble-t-il pas le voir encore
dans nos chaires avec cet air simple, ce maintien modeste, ces yeux
humblement baissés, ce geste négligé, ce ton affectueux, cette
contenance d’un homme pénétré, portant dans les esprits les plus
brillantes lumières, et dans les cœurs les mouvements les plus tendres ?
Il ne tonnait pas dans la chaire, il n’épouvantait pas l’auditoire par
la force de ses mouvements et l’éclat de sa voix ; non : mais, par sa
douce persuasion, il versait en eux, comme naturellement, ces sentiments
qui attendrissent et qui se manifestent
par les
larmes et le silence. Ce n’était pas des fleurs étudiées, recherchées,
affectées ; non : les fleurs naissaient sous ses pas sans qu’il les
cherchât, presque sans qu’il les aperçut ; elles étaient si simples, si
naturelles, qu’elles semblaient lui échapper contre son gré et n’entrer
pour rien dans son action. L’auditeur ne s’en apercevait que par cet
enchantement qui le ravissait à lui-même5.
Massillon en chaire n’avait presque point de gestes : cet œil
qu’il baissait d’abord, qu’il tenait baissé d’habitude, lorsqu’ensuite, à de
rares intervalles, il le levait et le promenait sur l’auditoire, lui faisait
le plus beau des gestes ; il avait, a dit l’abbé Maury,
l’œil éloquent
. Ses exordes avaient quelque chose
d’heureux et qui saisissait aisément, comme le jour où il prononça l’Oraison funèbre de Louis XIV, et où, après avoir parcouru
en silence du regard tout ce magnifique appareil funéraire, il commença par
ces mots : « Dieu seul est grand, mes
frères !… »
ou comme ce jour encore où, prêchant pour la
première fois devant ce même Louis XIV, à la fête de la Toussaint, et
prenant pour texte :
Bienheureux ceux qui
pleurent !
il débuta de la sorte :
Sire,
Si le monde parlait ici à la place de Jésus-Christ, sans
doute il ne tiendrait pas à Votre Majesté le même langage.
Heureux le prince, vous dirait-il, qui n’a jamais combattu que pour
vaincre ; qui n’a vu tant de puissancLes armées contre lui que pour leur
donner une paix plus glorieuse (la paix de Ryswick),
et qui a toujours été plus grand ou que le péril ou que la
victoire !
Heureux le prince qui, durant le cours d’un règne long et florissant,
jouit à loisir des fruits de sa gloire, de l’amour de ses peuples, de
l’estime de ses ennemis, de l’admiration de l’univers… !
Ainsi parlerait le monde ; mais, Sire, Jésus
Christ ne parle pas comme le monde.
Heureux, vous dit-il, non celui qui fait l’admiration de son siècle, mais
celui qui fait sa principale occupation du siècle à venir, et qui vit
dans le mépris de soi-même et de tout ce qui passe… !
Heureux, non celui dont l’histoire va immortaliser le règne et les
actions dans le souvenir des hommes, mais celui dont les larmes auront
effacé l’histoire de ses péchés du souvenir de Dieu même, etc., etc.
On voit le double développement, et avec quel art délicat et
majestueux. Massillon qui paraissait pour la première fois devant Louis XIV,
et qui y venait précédé d’une réputation d’austérité, savait mêler le
compliment et l’hommage à la leçon même.
Un critique très fin (M. Joubert) a dit de lui : « Le plan des Sermons de Massillon est mesquin, mais les bas-reliefs
en sont superbes. »
Je sais de plus que les hommes du métier, et
qui ont fait une étude approfondie de ces orateurs de la chaire, mettent
Bourdaloue fort au-dessus de Massillon pour l’ordonnance et pour le dessin
des ensembles. Toutefois j’avoue que les plans de ces Sermons de Massillon ne me paraissent point particulièrement
mesquins, ils sont fort simples, et en ces matières c’est peut-être ce qui
convient le mieux : le mérite principal et le plus touchant consiste dans
l’abondance du développement qui fertilise. Or, Massillon possède au plus
haut degré cet art du développement ; on pourrait même dire que c’est là son
talent presque tout entier. Prendre un texte de l’Écriture et nous
l’interpréter moralement selon nos besoins actuels, le déplier et retendre
dans tous les sens en nous le traduisant dans un langage qui soit nôtre et
qui réponde à tous les points de nos habitudes et de nos cœurs, faire ainsi
des tableaux sensibles qui, sans être des portraits, ne soient point des
lieux communs vagues, et atteindre à la finesse sans sortir de la généralité
et
de la noblesse des termes, c’est là en quoi
Massillon excelle. Il semble être né exprès pour justifier le mot de
Cicéron : « Summa autem laus eloquentiae est,
amplificare rem ornando… Le comble et la perfection de
l’éloquence, c’est d’amplifier le sujet en l’ornant et le
décorant. »
Il est maître unique dans ce genre d’amplification
que Quintilien a défini « un certain amas de pensées et d’expressions
qui conspirent à faire sentir la même chose : car, encore que ni ces
pensées ni ces expressions ne s’élèvent point par degrés, cependant
l’objet se trouve grossi et comme haussé par l’assemblage
même »
. Ôtez seulement à cette définition ce que le mot amas (congeries) a pour nous de pénible et de
désagréable. Chaque développement chez Massillon, chaque strophe oratoire se
compose d’une suite de pensées et de phrases, d’ordinaire assez courtes, se
reproduisant d’elles-mêmes, naissant l’une de l’autre, s’appelant, se
succédant, sans traits aigus, sans images trop saillantes ni communes, et
marchant avec nombre et mélodie comme les parties d’un même tout. C’est un
groupe en mouvement, c’est un concert naturel, harmonieux. Buffon, qui
estimait Massillon le premier de nos prosateurs, semble l’avoir eu présent à
la pensée lorsque, dans son Discours sur le style, il a
dit :
Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son
sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses
pensées et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point
représente une idée ; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la
conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en
écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre
mouvement que relui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit
parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style.
Chez Massillon, cette allure naturelle n’avait aucun caractère
de sévérité, mais plutôt un air d’effusion et
d’abondance comme d’une fontaine coulant sur une pente très douce et dont
les eaux amoncelées se poussent de leur propre poids. Massillon a plus
qu’aucun orateur la source en lui et la fécondité du développement moral ;
et toutes les grâces, toutes les facilités de la diction viennent s’y
joindre d’elles-mêmes, tellement que sa période longue et pleine se compose
d’une suite de membres et de redoublements unis par je ne sais quel lien
insensible, comme un flot large et plein qui se composerait d’une suite de
petites ondes.
Massillon orateur, si nous avions pu l’entendre, nous aurait tous
certainement enlevés, pénétrés, attendris : lu aujourd’hui, il n’en est pas
de même, et, considéré comme écrivain, tous ne l’admirent pas au même degré.
Il n’est pas donné à tous les esprits de sentir et de goûter également ce
genre de beautés et de mérites de Massillon : il en est, je le sais, qui le
trouvent monotone, sans assez de relief et de ces traits qui s’enfoncent,
sans assez de ces images ou de ces pensées qui font éclat. Aimer Massillon,
le goûter sincèrement et sans ennui, c’est une qualité et presque une
propriété de certains esprits, et qui peut servir à les définir. Celui-là
aimera Massillon, qui aime mieux le juste et le noble que le nouveau, qui
préfère le naturel élégant au grandiose un peu brusque ; qui, dans l’ordre
de l’esprit, se complaît avant tout à la riche fertilité et à la culture, à
la modération ornée, à l’ampleur ingénieuse, à un certain calme et à un
certain repos jusque dans le mouvement, et qui ne se lasse point de ces
lieux communs éternels de morale que l’humanité n’épuisera jamais. Massillon
plaira à celui qui a une certaine corde sensible dans le cœur, et qui
préfère Racine à tous les poètes ; à celui qui a dans l’oreille un vague
instinct d’harmonie et de douceur qui lui fait aimer jusqu’à la surabondance
de certaines paroles. Il plaira à ceux qui n’ont point les impatiences
d’un goût trop superbe ou trop délicat, ni les
promptes fièvres des admirations ardentes ; qui n’ont point surtout la soif
de la surprise ni de la découverte, qui aiment à naviguer sur des fleuves
unis, qui préfèrent au Rhône impétueux, à l’Éridan tel que l’a peint le
poète, ou même au Rhin dans ses âpres majestés, le cours tranquille du
fleuve français, de la royale Seine baignant les rives de plus en plus
élargies d’une Normandie florissante.
Telle est l’impression que me fait Massillon, lu aujourd’hui et étudié dans
ses pages toujours belles, mais régulières et calmées. N’oublions jamais en
le lisant qu’il y manque celui qui les animait de son action modérée et de
sa personne, celui dont la voix avait tous les tons de l’âme, et dont le
grand acteur Baron disait après l’avoir entendu : « Voilà un
orateur ! nous ne sommes que des comédiens. »
N’oublions jamais
que, dans cette éloquence si copieuse et si redoublée, chacun des auditeurs
trouvait, à cause de cette diversité même d’expressions sur chaque point, la
nuance de parole qui lui convenait, l’écho qui répondait à son cœur ; que ce
qui nous paraît aujourd’hui prévu et monotone parce que notre œil, comme
dans une grande allée, dans une longue avenue, court en un instant d’un bout
de la page à l’autre, était alors d’un effet croissant et plus sûr par la
continuité même, lorsque tout cela, du haut de la chaire, s’amassait, se
suspendait avec lenteur, grossissait en se déroulant, et, ainsi qu’on l’a
dit de la parole antique, tombait enfin comme des neiges.
L’action, il faut bien se le dire, ne saurait être dans un sermon ce qu’elle
est dans les autres genres de discours ; le mouvement ne saurait, sans
inconvenance ou sans bizarrerie, y franchir certaines limites qu’il est
admirable de savoir toujours atteindre sans jamais les dépasser. Dans un
sermon de Carême Sur les fautes
légères, je trouve un exemple de
cette manière dont Massillon usait si bien pour associer son auditoire à ses
descriptions et l’intéresser dans ce qui semblerait n’être qu’une
énumération générale. Il s’applique à montrer qu’il n’y a point de fautes
légères, que celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les
grandes ; il s’adresse alors à son auditeur, il le prend à partie ; il
rappelle chacun directement à ses propres souvenirs : « Souvenez-vous
d’où vous êtes tombé… »
Et ici vient un de ces développements
dont j’ai parlé et où se révèle tout l’art de Massillon. « On peut
quelquefois, dit Voltaire, entasser des métaphores les unes sur les
autres ; mais alors il faut qu’elles soient bien distinguées, et que
l’on voie toujours votre objet représenté sous des images
différentes. »
Et il cite un exemple de Massillon ; il aurait pu
aussi bien citer celui qu’on va lire :
Souvenez-vous d’où vous êtes tombé ; … remontez à la
première origine de vos désordres, vous la trouverez dans les
infidélités les plus légères : un sentiment de plaisir négligemment
rejeté ; une occasion de péril trop fréquentée ; une liberté douteuse
trop souvent prise ; des pratiques de piété omises : la source en est
presque imperceptible ; le fleuve, qui en est sorti, a inondé toute la
terre de votre cœur : ce fut d’abord ce petit nuage que vit Élie, et qui
depuis a couvert tout le ciel de votre âme : ce fut cette pierre légère
que Daniel vit descendre de la montagne, et qui, devenue ensuite une
masse énorme, a renversé et brisé l’image de Dieu en vous : c’était un
petit grain de sénevé, qui depuis a crû comme un grand arbre, et poussé
tant de fruits de mort : ce fut un peu de levain, etc.
Dans tout le cours de ce développement, il est impossible de
s’arrêter et de mettre le point à aucun endroit ; c’est
une seule et unique pensée qui court par des branches multipliées et sous
des couleurs diverses. Massillon, dans notre littérature, est l’auteur le
plus parfait en ce genre de période harmonieuse.
Mais il ne s’en tient pas là ; il ne fait en ce moment que de commencer à
interroger son auditeur ; il va le
presser de plus
en plus, le circonvenir, chercher à l’atteindre par toutes les surfaces
jusqu’à ce qu’il ait rencontré le point vulnérable ; et il en vient
graduellement à une énumération et presque à une désignation plus
frappante :
Grand Dieu ! s’écrie-t-il, vous qui vîtes dans leur
naissance les dérèglements des pécheurs qui m’écoutent et qui, depuis,
en avez remarqué tous les progrès, vous savez que la honte de cette
fille chrétienne n’a commencé que par de légères complaisances et de
vains projets d’une honnête amitié : que les infidélités de cette
personne engagée dans un lien honorable n’étaient d’abord que de petits
empressements pour plaire, et une secrète joie d’y avoir réussi : vous
savez qu’une vaine démangeaison de tout savoir et de décider sur tout,
des lectures pernicieuses à la foi, pas assez redoutées, et une secrète
envie de se distinguer du côté de l’esprit, ont conduit peu à peu cet
incrédule au libertinage et à l’irréligion : vous savez que cet homme
n’est dans le fond de la débauche et de l’endurcissement que pour avoir
étouffé d’abord mille remords sur certaines actions douteuses, et s’être
fait de fausses maximes pour se calmer : vous savez enfin que cette âme
infidèle, après une conversion d’éclat, etc.
De tels développements, amenés avec art au moment propice, qui
planaient en quelque sorte sur tout l’auditoire, qui promenaient sur toutes
les têtes comme un vaste miroir étendu où chacun pouvait reconnaître dans
une facette distincte sa propre image, et se dire que l’orateur sacré
l’avait révélé ; de tels développements qui, lus aujourd’hui, nous font un
peu l’effet de lieux communs, étaient alors, et sur place, des tableaux
appropriés et de grands ressorts émouvants. Et après qu’il avait ainsi fait
frissonner, en la touchant au passage, la plaie cachée de chaque auditeur,
après qu’il avait dû sembler en venir presque aux personnalités auprès de
chacun, Massillon se relevait dans un résumé plein de richesse et de
grandeur ; il se hâtait de recouvrir le tout d’un large flot d’éloquence, et
d’y jeter comme un pan déployé du rideau du Temple :
Non, mon cher auditeur, disait-il aussitôt en rendant
magnifiquement
à toutes ces chutes et toutes
ces misères présentes des noms bibliques et consacrésa, non, les crimes ne sont jamais les coups d’essai
du cœur : David fut indiscret et oiseux avant que d’être adultère :
Salomon se laissa amollir par les délices de la royauté, avant que de
paraître sur les hauts lieux au milieu des femmes étrangères : Judas
aima l’argent avant que de mettre à prix son maître : Pierre présuma
avant que de le renoncer : Madeleine, sans doute, voulut plaire avant
que d’être la pécheresse de Jérusalem… Le vice a ses progrès comme la
vertu ; comme le jour instruit le jour, ainsi, dit le Prophète, la nuit
donne de funestes leçons à la nuit…
Ici l’écho s’éveille et nous redit ces vers de l’Hippolyte de
Racine :
On a souvent remarqué que Massillon se souvient de Racine et
qu’il se plaît à le paraphraser quelquefois. Dans le Petit
Carême, le royal enfant auquel il s’adresse, ce reste précieux de
toute sa race, cet enfant miraculeux échappé à tant de débris et de ruines,
rappelle à tout instant le Joas d’Athalie. Massillon
n’avait pas attendu cette similitude de situation pour avoir des
réminiscences de Racine. Si Bourdaloue était davantage le parfait
sermonnaire selon le sévère Boileau, Massillon est bien l’orateur qui devait
s’élever le lendemain de la création d’Esther et d’Athalie ; il a reçu à ses débuts comme le baptême de cette
langue noble, tendre, majestueuse, abondante et adoucie. « Il a la
même diction dans la prose que Racine dans la poésie »
, disait
Mme de Maintenon après l’avoir entendu à
Saint-Cyr.
On a même noté chez Massillon quelques accents plus tendres et plus
mélancoliques qu’on n’est accoutumé à en rencontrer dans le siècle de
Louis XIV, et qui semblent un soupir confus annonçant les temps nouveaux ;
dans le sermon Sur les afflictions, par exemple6. On y
lit, dès le début, des
paroles bien touchantes sur la souffrance universelle, apparente ou cachée,
qui est de toutes les conditions, de tous les états, de toutes les âmes.
Est-ce Massillon, est-ce Bernardin de Saint-Pierre plus chrétien, est-ce
Chateaubriand faisant parler le père Aubry à la mourante Atala, mais dans un
langage plus pur et que Fontanes aurait retouché, — lequel est-ce des trois,
on pourrait le demander, qui a écrit cette belle et douce page de morale
mélodieuse, cette plainte humaine qui est comme un chant ?
Il n’est point de parfait bonheur sur la terre, parce que
ce n’est pas ici le temps des consolations, mais le temps des peines :
l’élévation a ses assujettissements et ses inquiétudes ; l’obscurité,
ses humiliations et ses mépris ; le monde, ses soucis et ses caprices ;
la retraite, ses tristesses et ses ennuis ; le mariage, ses antipathies
et ses fureurs ; l’amitié, ses pertes ou ses perfidies ; la piété
elle-même, ses répugnances et ses dégoûts : enfin, par une destinée
inévitable aux enfants d’Adam, chacun trouve ses propres voies semées de
ronces et d’épines. La condition la plus heureuse en apparence a ses
amertumes secrètes qui en corrompent toute la félicité : le trône est le
siège des chagrins comme la dernière place ; les palais superbes cachent
des soucis cruels, comme le toit du pauvre et du laboureur ; et, de peur
que notre exil ne nous devienne trop aimable, nous y sentons toujours,
par mille endroits, qu’il manque quelque chose à notre bonheur.
Les grands effets de l’éloquence de Massillon sont connus : le
plus célèbre est celui qui signala son sermon Du petit nombre
des élus, au moment où, après avoir longuement préparé et travaillé
son auditoire, il l’interrogea tout d’un coup et le mit en demeure de
répondre, en disant : « Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au
milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous
juger, pour faire le terrible discernement,
etc… »
Cette assemblée, la plus auguste de
l’univers, était celle de la chapelle de Versailles ; mais ce ne
fut point là que Massillon prêcha d’abord ce sermon : ce fut à Paris, dans
l’église de Saint-Eustache, où se produisit l’effet imprévu, irrésistible.
On dit que le même mouvement se renouvela dans la chapelle de
Versailles7, et l’on raconte que
Massillon lui-même, par son geste, par son attitude abîmée, par son silence
de quelques instants, s’associa à la terreur de son auditoire, et, avec une
sincérité qui se confondait ici avec les bienséances, trouva jusque dans son
triomphe à faire acte de chrétienne et profonde humiliation.
Louis XIV, qui avait des mots si justes quoique trop rares, disait à
Massillon un jour, au sortir d’un de ses sermons : « Mon père, j’ai
entendu plusieurs grands orateurs, j’en ai été fort content ; pour vous,
toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été très mécontent de
moi-même. »
On a cité des exemples de conversions soudaines
opérées par l’éloquence de Massillon. Un homme de la Cour allait à l’Opéra,
et voyant son carrosse arrêté par la file de ceux qui allaient à l’église où
Massillon devait prêcher, il se dit qu’un spectacle en valait bien un autre,
et il entra dans l’église : il n’en sortit que touché au cœur. Mais surtout
on raconte que Rollin, alors principal du collège de Beauvais, ayant conduit
un jour ses pensionnaires entendre un sermon de Massillon sur la sainteté et
la ferveur des premiers chrétiens, les enfants en sortirent si touchés,
qu’ils se livrèrent les jours suivants dans leur innocence à des austérités
et à des mortifications qu’il fallut modérer. Massillon avait dans le talent
une puissance d’onction plus forte, si je puis dire, que son caractère.
Lui-même, après avoir ainsi conquis
les simples ou
les rebelles, après avoir abattu en public les orgueils et fait fondre les
incrédulités, il n’avait pas toute la force suffisante pour rallier et
fortifier les nouveaux fidèles dans le secret. Ici est le côté faible par où
il penche vers le siècle et n’appartient plus tout à fait à l’âge des grands
hommes. On venait à lui ; on trouvait l’honnête homme, le religieux éclairé,
affectueux, un peu faible pourtant. Cette bouche d’or, qui avait rempli le
Temple, ce beau vase sonore et qui rendait des sons si humains et si divins
tout ensemble, n’était point destiné à être la colonne pour porter le
faix.
Dans l’intervalle de son Grand à son Petit
Carême, et sans préjudice des autres sermons qu’il ne cessa de
prêcher, Massillon prononça quelques oraisons funèbres. Il y est distingué,
mais point grand ; ses défauts s’y montrent. Ses portraits historiques
pèchent par la fermeté : il entend les mœurs mieux que l’histoire. J’ai sous
les yeux son Oraison funèbre du prince de Conti publiée en
1709, et avec des notes critiques, écrites à la main en marge par un
contemporain qui avait assisté à la cérémonie même et qui marque les
différences entre le morceau imprimé et le morceau débité8. Les critiques que fait ce lecteur
dont j’ignore le nom, un peu minutieuses parfois, sont la plupart d’une
grande justesse : il y relève des inexactitudes et des irrégularités
d’expression, des phrases embarrassées, des répétitions (le mot de goût, par exemple, répété à satiété) ; il y fait sentir
les faiblesses et les incertitudes du plan, surtout vers la fin ; il y
reconnaît aussi et y loue les belles parties, le tableau si vif du prince de
Conti à la journée de Neerwinden, et surtout la peinture animée des grâces,
de l’affabilité
et du charme habituel qui le
faisaient adorer dans la vie civile. On y voit que le prince de Conti avait
écrit de sa main les derniers entretiens qu’il avait eus avec le Grand Condé
à Chantilly sur la guerre et les autres sujets. Que sont devenus ces
précieux mémoires ? — En définitive, de même qu’à la guerre Conti ne fut que
le premier élève de son oncle immortel, Massillon dans l’oraison funèbre
n’est que le brillant disciple de Bossuet et de ceux qui ont célébré les
Condé et les Turenne.
L’Oraison funèbre qu’il prononça de Louis XIV, et dont j’ai
cité l’admirable début, a de beaux détails, mais pèche également par
l’ensemble : Massillon, en louant, ne sait point prendre de ces grands
partis comme Bossuet ; il mêle des vérités et des restrictions qui font
nuance, là où il faudrait une couleur éclatante, une touche large et
soutenue. Il a des contradictions où sa sincérité et son commencement de
philosophie, aux prises avec l’obligation de la louange, ne savent trop
comment se démêler ; ainsi, lorsqu’il loue pleinement Louis XIV de sa
révocation de l’édit de Nantes, et qu’il veut à la fois flétrir la
Saint-Barthélemy et maintenir jusqu’à un certain point l’idée de tolérance :
en cet endroit, Massillon essaye de concilier deux idées impossibles, et il
y échoue ; il ne produit qu’un effet combattu et incertain. Il a pourtant
d’agréables et justes passages, comme celui-ci par exemple, qui peint
Louis XIV dans son caractère de familiarité grave et de haute
affabilité :
De ce fonds de sagesse sortait la majesté répandue sur sa
personne : la vie la plus privée ne le vit jamais un moment oublier la
gravité et les bienséances de la dignité royale ; jamais roi ne sut
mieux soutenir que lui le caractère majestueux de la souveraineté.
Quelle grandeur quand les ministres des rois venaient au pied de son
trône ! quelle précision dans ses paroles ! quelle majesté dans ses
réponses ! Nous les recueillions comme les maximes de la sagesse ;
jaloux que son silence nous dérobât trop
souvent des trésors qui étaient à nous, et, s’il m’est permis de le
dire, qu’il ménageât trop ses paroles à des sujets qui lui prodiguaient
leur sang et leur tendresse.
Cependant, vous le savez, cette majesté n’avait rien de farouche : un
abord charmant, quand il voulait se laisser approcher ; un art
d’assaisonner les grâces, qui touchait plus que les grâces mêmes ; une
politesse, de discours qui trouvait toujours à placer ce qu’on aimait le
plus à entendre. Nous en sortions transportés, et nous regrettions des
moments que sa solitude et ses occupations rendaient tous les jours plus
rares.
Ici on croit entendre dans Massillon celui à qui Louis XIV
avait adressé quelques-unes de ces paroles si justes, si flatteuses, si
parfaites, et qui, amateur passionné du noble et bon langage, avait regretté
de ne point puiser plus souvent à cette source élevée, de ne point entendre
plus souvent dans son roi l’homme de France qui parlait avec le plus de
propriété et de politesse. Une telle nuance de regret exprimée en chaire par
l’orateur sacré me semble indiquer déjà toute une transition vers un autre
siècle : les Fénelon et les Massillon furent des premiers en effet à
incliner de ce côté et à former des vœux pour une royauté plus populaire et
plus familière.
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