Chapitre XVII,
l’Orestie. — les Euménides.
Le dernier acte de l’Orestie s’ouvre devant le temple de Delphes, le
Saint des Saints de la Grèce, l’ombilic du monde. Zeus l’avait marqué en lançant un
jour, des pôles de la terre, deux aigles qui s’abattirent du même vol, au même sommet du
Parnasse. Sur ce point, Apollon posa le trépied où vaticinait sa Pythie. L’âme
religieuse de l’Hellade résidait dans ce sanctuaire vénéré. Il rendait des oracles et il
taisait des miracles : la lumière de Zeus s’y révélait dans les vapeurs de la grotte
sacrée, sa volonté s’y manifestait par la parole de son fils.
La Pythie entre dans le temple, après une prière solennelle, pour prendre place sur son
siège. L’instant d’après, elle s’en échappe à plat ventre, — à quatre pattes, c’est le
mot — abattue et vautrée à terre par l’effroi, comme une vieille brebis fuyant du
bercail changé en antre pendant son absence. — « Je me traîne sur les mains, n’ayant
plus de jambes. Une vieille femme qui a peur n’est plus rien, elle vaut moins qu’un
enfant » — Ce qu’elle a vu, elle le raconte avec tremblement. Sur la pierre sacrée, un
homme est assis, le front ceint d’un rameau d’olivier sauvage, tenant un glaive nu dans
ses mains sanglantes. Devant cet homme, une troupe de femmes monstrueuses gisent
endormies sur les dalles. — « Non pas des femmes, plutôt des Gorgones. Et encore ce
n’est point cela. J’en ai vu de pareilles peintes dans un tableau qui enlevaient le
repas de Phinée. Celles-ci sont sans ailes, noires et horribles ; elles ronflent avec un
souffle farouche, leurs yeux distillent une bile affreuse. Vêtues comme elles sont, on
ne devrait ni approcher les statues des dieux, ni entrer sous les toits des hommes. » —
La Pythie s’enfuit, le temple s’ouvre, Apollon paraît.
Il paraît tenant Oreste par la main, avec la majesté bienveillante d’un roi
reconduisant un hôte comblé de ses dons. Il l’a purifié par ses rites, lavé du sang des
victimes et des eaux lustrales ; Pallas, sa grande sœur, achèvera son œuvre. Qu’il coure
à Athènes, embrasser son autel antique. Avec le philtre de la vigne, il a endormi ses
persécutrices : les Érynnies ne portent point le vin comme le sang ; — « Ces Furieuses,
tu les vois domptées par le sommeil. Abominables vieilles filles, dont aucun dieu ne
voudrait, ni aucun homme, ni aucune bête ! Elles ne sont nées que pour le mal, elles
habitent la mauvaise nuit du Tartare, également odieuses aux hommes et aux dieux. »
Avant qu’elles se réveillent, Oreste aura le temps de les devancer. Hermès est là qui
lui prêtera les ailes de ses pieds, le vent de son vol. Apollon le confie à ce guide
céleste, avec une tendre insistance : — « Et toi, mon frère, comme moi fils de Zeus,
prends-le sous ta garde, sois le bien nommé, deviens son conducteur, il est mon
Suppliant. »
Oreste est déjà sauvé, puisque Apollon le protège. Ennemi né des Érynnies, il
représente vis-à-vis d’elles l’antagonisme de la lumière contre les ténèbres, de
l’harmonie contre la discorde, du pardon contre la rancune. Cruel parfois à son
origine : tant qu’il reste confondu avec le Soleil, il en a les colères soudaines et les
caprices meurtriers. Comme lui, il réchauffe et il dévore, il resplendit et il brûle ;
les épidémies sortent de son carquois enflammé. L’Aurore qu’il poursuit et qu’il
consume, en se levant chaque matin, dans ses bras de flamme, meurt de son amour, sous
des noms de Nymphes, dans des légendes innombrables. Il tue par mégarde son ami, le
jeune Hyacinthe, en lançant le disque avec lui : image du printemps que le disque
solaire de l’été torride dessèche dans sa fleur, comme en se jouant. — Qu’il est
terrible encore lorsqu’il renverse sous ses traits rapides les douze enfants de Niobé
autour de leur mère ; ou quand, au premier chant de l’Iliade, embusqué
sur la plage, comme un chasseur d’oiseaux de mer, il décime, pendant neuf jours, de ses
flèches, le camp des Argiens ! — « Il frappa les mulets d’abord et les chiens véloces ;
mais ensuite, il perça les hommes eux-mêmes du trait qui tue. Et sans cesse les bûchers
brûlaient lourds de cadavres. »
Mais Phébus-Apollon cède bientôt à Hélios, un dieu subalterne, la personnification
physique du Soleil. Comme une statue qui surgit des flammes de son moule il se dégage de
l’astre brûlant. Toujours vêtu de sa lumière, il exprimera désormais la beauté qu’elle
répand sur le monde et la joie dont elle le remplit. La lumière, âme de la nature,
harmonie des êtres, foyer de toute vie, source de toute inspiration et de toute culture,
telle est désormais la divinité supérieure, le type transfiguré d’Apollon. C’est la
lumière qui vibre dans les cordes d’or de sa lyre d’où s’élancent les chants sublimes
qui enlèvent l’âme de la terre. C’est elle qui l’illumine du don prophétique, en
dissipant les ténèbres qui obscurcissent l’avenir. C’est elle qui purifie par lui
l’atmosphère des miasmes putrides qui soufflent la mort, et qui ranime les corps
languissants comme les plantes flétries. Avant tout et par-dessus tout, Apollon est le
dieu qui guérit et qui répare, qui ressuscite et qui sauve ; l’Apothropœos « le Secourable », l’Alescacos, « Détournant le
mal ». Son premier exploit est d’écraser dans sa pourriture (Python, le Corrompu) une
peste fiévreuse qui rampait dans les marais du Parnasse.
Médecin des corps, Apollon devient bientôt le médecin des âmes qu’il tranquillise et
réconcilie. Voyant tout comme le soleil, il comprend tout et il excuse tout. Son œil
rayonnant pénètre les cœurs et discerne l’intention de la faute. Pas de conscience
chargée qu’il n’allège, pas d’impureté qu’il ne lave ; le sang versé s’évapore à son feu
céleste. Aux plus grands coupables, il ouvre, dans son pontificat de Delphes, un trésor
inépuisable d’indulgences plénières et d’expiations efficaces. Les meurtriers
involontaires ou fatalement poussés à leur crime, les désespérés du pardon, les
excommuniés de la loi et de la cité, accourent, sanglants et souillés, vers son temple
miséricordieux. Ils se plongent dans ses fraîches piscines alimentées par l’eau vierge
de la fontaine Castalie ; ils s’enveloppent d’une fumigation de soufre et d’encens ; ils
immolent un porc, l’animal immonde, comme pour tuer en lui l’impur démon qui les
possédait. Ces rites accomplis, leurs péchés s’effacent, l’innocence rentre dans leur
âme : sous le souffle absolvant du Dieu, l’esprit du mal s’est retiré d’eux.
Par cette fonction de large clémence, Apollon était l’adversaire inné des divinités
implacables, affamées de justice cruelle comme la bête féroce l’est de chair saignante.
De là, sa haine des Érynnies ; leur laideur convulsive l’irritait encore : on entendra
tout à l’heure ses éclats terribles. « — Il y aura inimitié entre toi et la femme », —
dit Jéhovah au Serpent, — « et celle-ci t’écrasera la tête ». — La même hostilité native
devait exister entre ces vieilles sorcières venimeuses et le jeune Dieu, beau comme le
jour, sain comme la lumière, vainqueur et tueur du serpent Python.
Cependant, le spectre de Clytemnestre vient réveiller les Érynnies endormies. Elle leur
montre la plaie ouverte à son flanc, et leur fait honte du sommeil qui les a surprises.
Haïe des autres dieux, diffamée et détestée aux Enfers, par qui sera-t-elle vengée, si
les Vengeresses de la famille l’abandonnent ? Oreste a fui tandis qu’elles dorment. —
« Il a bondi hors du filet comme un faon. — Entendez ce que vous dit mon âme !
Réveillez-vous, Déesses souterraines ! C’est moi, c’est le spectre de Clytemnestre qui
vous appelle ! » Les Érynnies ont le sommeil dur, elles ne répondent qu’en ronflant aux
objurgations de la morte. — Hon ! hon ! hon ! — Eschyle n’a pas craint
de noter ce bruit de leurs narines, nullement ridicule venant de pareils êtres ; le lion
ronfle avant de rugir. Elles aboient aussi, car elles rêvent, comme des chiens de chasse
qui, allongés sur le pavé du chenil, hurlent et reniflent après le gibier fantastique
que poursuit leur songe. — « Oh ! oh ! là ! là ! arrête ! arrête ! Prends garde ! » —
L’Ombre gourmande d’une voix de chasseuse cette meute négligente, elle la relance
furieusement sur la piste du parricide échappé. — « Tu poursuis la bête en dormant, et
tu hurles, te croyant encore sur sa trace ! Debout ! lève-toi ! Vois ce qu’il t’en coûte
pour avoir cédé au sommeil. C’est sur lui qu’il faut souffler cette haleine sanglante ;
c’est lui que doit consumer le souffle qui sort de tes entrailles enflammées ! Courez !
épuisez-le par une nouvelle course ! »
Cette fois les Érynnies se réveillent et s’élancent tumultueusement hors du temple.
Spectacle effroyable. Les squelettes vivants de la Danse Macabre ne
terrifièrent pas plus, au moyen âge, la plèbe attroupée dans les cimetières où se
dressait leur tréteau funèbre, que l’entrée des Furies d’Eschyle n’épouvanta le peuple
d’Athènes. Le souvenir en frémit encore dans les des Scholiastes. Cinquante
Érynnies composaient leur troupe ; la mythologie classique n’en compte que trois :
Alecto, Mégère, Tisiphone : mais cette trinité infernale ne fut jamais fixée à l’état de
dogme. Eschyle pouvait lui joindre, d’ailleurs, Até, Adrasté, Alactor, les Ποιναί (Poenae), toutes les déités subalternes de la poursuite et du châtiment.
En accroissant leur nombre, le poète multipliait leur terreur. Comme le démon de
l’Écriture, son Chœur s’appelle « Légion ». L’art n’ayant pas encore idéalisé les
Érynnies, comme il fit plus tard, Eschyle les évoqua dans la laideur surhumaine que leur
prêtaient les mythes primitifs, et telles que l’imagination populaire les voyait en
rêve. On peut restituer, d’après plusieurs vers du drame et quelques monuments
archaïques, les figures grandiosement hideuses sous lesquelles il les fit paraître,
comme on recompose, sur des fragments de dents et de griffes, les animaux antédiluviens.
C’étaient des femmes d’une maigreur spectrale, aux masques barbouillés de sang et de
fiel, la face écrasée, les traits grimaçants, la langue pendante comme celle des
Gorgones, les doigts crochus comme ceux des Harpies. Des touffes de serpents
s’entrelaçaient à leurs chevelures, une ceinture écarlate serrait leurs tuniques noires
à leurs flancs étroits. D’une main, elles brandissaient un bâton, insigne menaçant de
leurs hautes œuvres : de l’autre elles agitaient un flambeau chargé d’une flamme
sulfureuse. Elles ne marchaient point, elles sautaient, comme d’une sortie d’embuscade,
par bonds saccadés, par enjambées gigantesques qui rappelaient l’allure de leur chasse
furieuse dévorant l’espace, de leur vol aptère arpentant les nues. Qu’on se figure cette
cohue de Stryges envahissant la scène, avec leurs cris sauvages, leurs saltations
épileptiques, leurs cheveux sifflants, leurs torches livides ; et le grammairien Pollux
paraîtra croyable, lorsqu’il raconte qu’à cette entrée formidable, des femmes grosses
avortèrent, et que des enfants moururent dans les convulsions.
En s’éveillant, les Érynnies ont vu qu’Oreste a fui pendant leur sommeil. Elles se
retournent en hurlant de rage, vers le dieu qui l’a délivré ; les « chiennes d’Enfer »
aboient au soleil. — « Ah ! fils de Zeus ! c’est toi le voleur ! tu nous as arraché
celui qui a tué sa mère : qui dira que cela est juste ? » — Dans leurs reproches
furibonds perce la rancune de leur antiquité méprisée contre l’insolente jeunesse
olympienne. Ces nouveaux venus qu’elles ont vus naître et croître, les voilà qui
insultent leurs doyennes dans la vie divine. — « Jeune dieu ! tu as outragé de vieilles
déesses, en protégeant ton suppliant, cet homme fatal à celle qui l’enfanta !… Ce sont
là les forfaits de ces dieux nouveaux. Voyez ce trône, nombril de la terre ! Il dégoutte
de sang, un meurtrier l’en a couvert ! » — Leurs invectives deviennent menaçantes ;
elles crient à l’impiété et au sacrilège : on dirait qu’elles veulent mettre en
interdit, par leurs anathèmes, le temple profané par son propre dieu.
Au bruit de cette émeute démoniaque, Apollon, irrité, sort de sa cella comme s’il sautait de son char solaire. Apparition éblouissante qu’un
marbre illustre a fixée. Une conjecture très plausible voit dans l’Apollon du Vatican la
figuration de celui d’Eschyle. Imaginons donc le dieu tel qu’il nous le montre, sa
chlamyde volante sur l’épaule, les yeux pleins d’une splendeur terrible, la lèvre
soulevée d’un dégoût divin, dans ce rayonnement de colère sereine qui fait songer,
devant sa statue, à la foudre éclatant au sein d’un ciel pur. Il s’élance, le bras en
avant, vers les monstres profanateurs de son temple. Les paroles pleuvant sur leur
groupe hideux qui recule, perçantes comme des flèches, sublimes comme les rayons de son
astre. On y sent l’aristocratie d’un dieu de haute race aux prises avec les démons d’une
mythologie inférieure. — « Hors d’ici ! sortez de ce temple ! Hors du sanctuaire
fatidique ! de peur que le serpent, la flèche à l’aile d’argent, ne jaillisse de cet arc
d’or. Alors la douleur vous ferait rendre la noire écume prise aux hommes. Vous vomiriez
les caillots de sang que vous avez léchés en les égorgeant », — Il les renvoie aux
géhennes des prétoires barbares, aux boucheries atrocement raffinées des rois orientaux.
Et dans cette horreur des Justices méchantes, frémit l’âme généreuse d’Athènes, de la
cité non sanglante, où le supplice même était adouci, où les condamnés buvaient sans
souffrances la mort mêlée au sommeil, dans une coupe de ciguë : — « Allez où l’on coupe
les têtes, où l’on crève les yeux, où le fer tranche leur sexe aux hommes, où les
lapidés et les empalés gémissent ! Voilà vos fêtes et vos délices, êtres en horreur aux
dieux ! C’est l’antre du lion altéré de sang qu’il vous convient d’habiter. » — Les
Érynnies récriminent. — N’est-il pas le premier coupable, lui qui a ordonné à Oreste de
tuer sa mère ? Apollon revendique hautement sa complicité ; il a condamné la femme qui a
égorgé son mari, et il l’a fait exécuter par son fils. C’était la volonté de Zeus,
puisque Zeus inspire ses oracles. Pourquoi donc, d’ailleurs, leur justice partiale
n’a-t-elle qu’un œil et qu’un bras ? — « Si tu te montres indulgente, quand les époux
s’égorgent l’un l’autre, si leur crime n’est rien à tes yeux, si tu les regardes sans
colère, je le dis que tu poursuis Oreste sans droit. » — Aussi bien, Pallas jugera les
deux causes, il les ajourne à son tribunal : et tandis que le vol noir des Érynnies se
remet en chasse, le Dieu court rejoindre son Suppliant dans la ville sainte.
La scène passe subitement de Delphes à Athènes, devant le temple de Pallas dont Oreste
embrasse la statue. Aucun entr’acte marqué, nulle indication d’intervalle : pourtant des
jours et des nuits se sont succédé, remplis par la course acharnée des Érynnies
relançant leur proie. L’action a dévoré le temps et l’espace, elle a pris le vol de la
pensée et l’instantanéité du prodige. La horde infernale, dépistée sans doute par les
ruses du subtil Hermès, n’a pu atteindre le fugitif ! — « Pas un lieu de la terre où je
n’aie passé ! J’ai volé sans ailes à travers la mer, aussi rapide que sa nef. Que de
fatigues pour cet homme ! Ma poitrine en est toute haletante. » — Le voilà maintenant,
acculé comme une bête forcée, à son dernier gîte. Les Érynnies n’osent l’arracher de
l’autel, la majesté de la Déesse couvrant le suppliant de son ombre. Mais elles le
cernent de leurs yeux ardents, de leurs griffes avides, de leurs langues de vampires
furieusement tirées ; pareilles à des dogues tournant autour du cerf abattu, et que
contient l’œil du maître qui les empêche de le dévorer. — « Il faut que ton corps
abreuve ma soif, il faut que je boive le rouge breuvage à ton corps vivant ! Puis,
desséché par une mort lente, je t’entraînerai sous la terre ! » — Mais Oreste n’est plus
effrayé : fort de la protection d’Apollon, purifié par les ablutions expiatoires, il
attend avec confiance l’absolution suprême de Pallas. — « Le sang s’est endormi sur ma
main, la souillure du meurtre s’en est effacée… En vieillissant, le temps abolit tout.
Et maintenant, c’est avec une bouche pure que je prie Athéné, reine de cette
terre. »
Cette foi d’Oreste exaspère les Érynnies, elles se précipitent sur son âme et
s’efforcent de la rejeter dans le désespoir. — « Point de salut ! ni d’Apollon ni de la
puissante Athéné ! Tu périras, repoussé de tous, vidé de sang, ombre exténuée, pâture
des démons ! Je te mangerai tout vivant ! » — Et formant autour de lui une ronde
frénétique, elles entonnent l’« Hymne des Chaînes », chant redoutable, forgé
d’incantations fatales, de rythmes magiques qui garrottaient l’âme du coupable, et la
liaient au destin prédit. C’est l’idéal du sinistre : Eschyle n’a jamais soufflé d’une
bouche si violente, d’une si longue haleine, dans ce que Shakespeare appellera plus tard
« la trompette hideuse des malédictions ». On croit entendre le Dies
irae du Tartare. Les légendes indiennes parlent d’un hymne incendiaire, composé
par la déesse Parbutea, une Érynnie brahmanique, qui réduisait en cendres ceux qui
osaient le chanter, fussent-ils plongés jusqu’aux épaules dans les eaux d’un fleuve. Ici
c’est l’homme auquel il s’adresse que ce chant d’exécration semble devoir consumer.
« Allons ! chantons en chœur ! Il nous plaît de hurler le chant horrifique, et de
dire les sorts que notre troupe distribue aux hommes. Et nous nous glorifions d’être
justes. Celui qui nous présente des mains pures, jamais notre colère ne se jette sur
lui, il passe une vie saine et sauve. Mais quiconque a fait le mal comme cet homme, il
a beau cacher ses mains sanglantes, nous lui apparaissons avec force et puissance,
incorruptibles témoins des morts, créancières du sang répandu.
Ô Nuit ! Ô ma mère ! toi qui m’as enfantée pour le châtiment des vivants et des
morts, entends-moi ! Le fils de Latone me prive de mes honneurs, en m’arrachant ma
proie, cet homme que m’avait livré le meurtre d’une mère. C’est à lui que ce chant est
voué, ce chant de folie, de vertige qui égare l’esprit, l’hymne des Érynnies qui
enchaîne l’âme, hymne sans lyre, effroi des mortels !
La Parque toute-puissante m’a fait cette destinée immuable : poursuivre les homicides
jusqu’à ce qu’ils soient descendus sous terre. Et même morts, ils ne sont pas délivrés
de nous. — Ce chant lui est voué, ce chant de folie, de vertige, qui égare l’esprit,
l’hymne des Érynnies, hymne sans lyre, effroi des mortels !
[…]
J’épargne à d’autres la tâche des vengeances, je les décharge de ce souci ; mes
imprécations font la paix des dieux. Mais qu’ils ne reviennent pas sur mes jugements !
Une race odieuse, souillée de sang, n’est plus digne des arrêts de Zeus. Mais moi je
m’élance violemment sur elle, et l’inévitable vengeance poursuit ceux dont les jambes
ploient, dont les pieds saignent en fuyant au loin.
La gloire des hommes, s’élevât-elle jusqu’au ciel, tombe flétrie contre terre à ma
noire approche, et je l’écrase sous mes trépignements.
Et quand il tombe, celui que j’ai frappé, il l’ignore, aveuglé qu’il est par son noir
délire, et les hommes l’entendent gémir dans sa maison chargée de ténèbres. »
Voici venir Pallas Athéné, debout sur son quadrige aérien, telle qu’on la voit dans ses
grandes images, le front pur et les yeux lucides, la bouche arquée d’un sourire sévère,
le visage plein d’une bonté majestueuse. Elle est drapée du court chiton dorien aux plis
cannelés ; sa magnifique chevelure flotte sous les ailes droites de son casque surmonté
d’un sphinx. — Les Grecs juraient « par les cheveux d’Athéné ». — Son égide, qui la
soutient dans les airs, palpite sous sa main, comme une voile enflée par le vent. Des
bords du Scamandre elle a entendu l’appel de son suppliant, et elle accourt à sa
voix.
Quelles acclamations devaient saluer au théâtre d’Athènes cette royale entrée ! Pallas
était sa glorieuse marraine et sa jeune aïeule ; pour toute la Grèce, après Zeus, la
plus haute des divinités. Déesse physique à sa plus lointaine origine, conçue par les
eaux, montant avec elles vers l’éther qui les condense en vapeurs et les résout en
orage, Pallas avait été d’abord l’Éclair qui fend le front nuageux du ciel. La sérénité
de l’air éclairci par la fraîcheur qui suit les tempêtes s’était ensuite répandue sur sa
première forme. De cette blancheur céleste était née l’image d’une jeune fille froide et
sereine, candide et splendide : son nom de Pallas signifie cela. Puis le symbole avait
pris corps et un sens moral y était entré. Le ciel s’étant incarné en Zeus, c’était de
sa tête qu’elle avait surgi comme une inspiration héroïque, revêtue d’armes éclatantes,
dans sa pureté de vierge et sa vigueur de guerrière. Sa naissance avait eu la gloire
d’une apothéose : Le tonnerre l’avait acclamée, et une pluie d’or rayonnante avait
annoncé à la terre que le Verbe de Zeus s’était révélé.
— « Je te chanterai, — s’écrie l’Hymne homérique — Pallas Athéné, déesse Illustre,
aux yeux clairs, au coeur indomptable, que le prévoyant Zeus enfanta lui-même de sa
tête auguste, couverte d’armes resplendissantes, et que tous tes immortels
contemplèrent avec admiration ! Devant Zeus, elle jaillit impétueusement de la tête
immortelle, brandissant sa lance aiguë et le grand Olympe fut ébranlé sous le bond de
la Déesse aux yeux clairs, et la terre retentit autour, et les eaux de la mer pourprée
furent bouleversées. Mais l’abîme salé s’apaisa aussitôt, et le Soleil arrêta ses
chevaux aux pieds rapides, jusqu’à ce que la vierge Pallas eût enlevé ses armes
divines de ses épaules immortelles, et le très sage Zeus s’en réjouit. »
Les éléments subtils qui l’avaient formée s’étaient convertis dans Pallas, en
intelligence. De l’air natal, elle gardait la chasteté vive et l’énergie fortifiante, la
limpidité des eaux s’était fixée dans ses yeux brillants (Glaucopis).
L’Éclair dardait toujours de sa lance, non plus inconscient et aveugle, mais dirigé par
la volonté. Toutes ses filiations naturelles s’étaient effacées sous son magnifique
développement moral. La Grèce saluait en elle l’idéal de sa race et de son génie ; la
vertu vaillante, le courage réfléchi, l’activité de l’esprit, la fertilité des idées, le
génie multiple des arts.
De sa naissance fulgurante, Pallas avait gardé l’humeur belliqueuse. C’était elle,
selon les récits uniques, qui avait tué la Gorgone, dont la tête hérissée de reptiles
béait au centre de son bouclier. Compagne de Zeus luttant contre les Titans, elle jette
l’Etna sur Encelade écrasé. Dans le grand combat que se livrent les Olympiens, au vingt
et unième chant de l’Iliade, le farouche Arès l’attaque de sa lance. —
« Mais celle-ci saisit de sa main puissante un rocher noir, âpre, immense, qui gisait
dans la plaine et dont les anciens hommes avaient fait la borne d’un champ. Elle en
frappa l’horrible Arès à la gorge, et rompit ses forces, et il tomba couvrant sept
arpents de son corps, et ses cheveux roulèrent dans la poussière, et ses armes
retentirent sur lui. Et Pallas-Athéné rit, et l’insulta en paroles rapide : Insensé qui
luttes contre moi ? ne sais-tu pas que je me glorifie d’être beaucoup plus puissante que
toi ? » — C’est le génie de la guerre triomphant de sa force inintelligente et brutale,
la tactique qui défait la masse, la fronde de David abattant Goliath. Telle on la voit
dans sa carrière militante, toujours du parti des causes justes, patronne des luttes
légitimes. Polias « qui protège les villes », Cledouchos « gardienne des clefs », Pylaïtis « protectrice des
portes » : ses surnoms militaires la posent appuyée sur la lance, dans une attitude
défensive, attendant l’ennemi sans le provoquer.
Mais Pallas est, avant tout, la fille du cerveau, engendrée par un acte du pur esprit,
la déesse « aux pensées nombreuses », Polumétis, qui les essaime sur
les hommes. Toutes les sciences dérivent de sa sagesse, tous les arts lui sont
attribués, toutes les industries sont ses œuvres vives. Elle préside aux conseils de la
politique, elle dicte aux cités leurs institutions et leurs lois. Son esprit plane dans
l’Agora, sur l’orateur qu’elle inspire, et sur le peuple qu’elle incline aux votes
raisonnables. La Démocratie sage, c’est elle-même : ’Α θηναε Δέμοϰρατιας dit
l’inscription d’une de ses statues. Pallas « qui hait les tyrans », est aussi l’un de
ses noms. La Philosophie est son culte, puisqu’elle est la pensée vivante.
L’Architecture reconnaît en elle sa patronne : comme les Vierges de nos vieux tableaux,
elle pourrait porter le Parthénon, sa cathédrale, sur la paume de sa main tendue. On la
voit, dans un bas-relief, debout devant un jeune sculpteur qui taille, en beau style
dorique, le chapiteau d’une colonne : par-dessus sa tête, elle conseille encore des
mécaniciens ajustant les pièces d’une roue hydraulique. Les potiers lui doivent le tour
qui façonne la forme des vases : quelques monnaies athéniennes montrent son hibou
familier perché sur une amphore renversée. Elle avait attaché l’aile de la voile au
navire, plié le cheval au frein, lancé le premier char sur l’arène. Cette héroïne est
une ouvrière, l’Ouvrière par excellence, Ergané ; la reine laborieuse
des ruches féminines. Cette guerrière a des doigts de fée ; de la même main dont elle
brandit la lance invincible, elle manie l’aiguille agile et la navette diligente. Les
réseaux que l’automne tend sur les taillis sont moins diaphanes que les tissus qui
coulent du jeu magique de ses doigts. C’est elle qui a inventé la quenouille, le rouet,
le métier, tous les instruments délicats de la broderie et de la texture. C’est elle qui
a appris à la femme l’art de semer les fleurs sur la toile, comme sur l’herbe serrée
d’une prairie brillante, d’y dessiner en fils de pourpre les exploits des héros et la
gloire des dieux. Le grand présent qu’on lui faisait, à Athènes, le jour de sa fête,
c’était un voile brodé par des jeunes filles nourries dans l’Érechtéïon. Attaché en
triomphe, au mât d’une trirème montée sur des roues, le péplos sacré montait lentement
vers son temple en gravissant l’AcropoIe ; les prêtres en revêtaient son beau corps
d’ivoire, et la Déesse « se réjouissait dans son cœur ».
La légende de Pallas est chaste comme une vie de Sainte. Sa virginité reste immaculée
au milieu des corruptions de la Fable. Si vite dégagée des forces élémentaires, née sans
mère, fille de l’Idée, aucun mythe impudique n’a de prise sur sa pure essence, Elle
échappe aux amours et aux fécondations du cosmos, aussi bien qu’aux fictions obscènes
des poètes érotiques. L’austère Hésiode ne peut pas plus l’accoupler à un phénomène
incarné en dieu, que le frivole Ovide ne peut la mêler aux scandales galants de
l’Olympe. Les deux sexes se fondent en elle, dans une sorte de neutralité harmonieuse.
Homme par la force et par le génie, femme par l’adresse et par la finesse : Platon n’a
pas autrement rêvé son Androgyne idéal que l’instinct primitif ne l’avait conçue. Autour
d’elle, les dieux se pervertissent et les déesses se dépravent ; Artémis elle-même perd
sa farouche innocence. Seule, Pallas, en pleine corruption, garde intacte la pureté
native de son premier type. Elle traverse, sans y contracter une souillure, les orgies
finales du polythéisme ; et, quand l’heure des Olympiens a sonné, le Christianisme
s’ouvre pour la recevoir. Quelque chose de sa sublimité et de sa vertu entre dans la Sophia byzantine, et lorsque la Panagie lui succède dans son temple
changé en église, Pallas Parthénos semble, avec elle, y régner
encore.
La Grèce s’adorait elle-même dans Pallas : combien plus Athènes, sa fille spirituelle,
l’élue de ses préférences, la ville de son choix et de son amour ! Lorsque Cécrops la
fonda, Poséidon disputa à la Déesse l’honneur de protéger la cité naissante. Ce fut à
qui lui ferait le plus beau don d’avènement. Poséidon frappa le roc de son trident, et
le Cheval en bondit, né d’un grand flot d’eau marine dont il a l’encolure ondoyante et
la blanche écume. C’était prédire à Athènes sa gloire guerrière et sa vocation maritime.
Mais Pallas dompta d’une main le cheval sauvage, et, de l’autre, elle tira du sol
l’Olivier, l’arbre de la paix, la plante nourricière. Athènes préféra cette simple
largesse au présent éclatant de Poséidon. Sans doute aussi, elle avait reconnu, dans
l’auguste Vierge, le type transfiguré de sa race, la providence de sa destinée. Pallas
la fit à son image, active et pensive, créatrice et industrieuse en toutes choses, aussi
prompte aux œuvres de l’intelligence qu’aux travaux et qu’aux exploits de la guerre.
Athènes, consacrée à la Déesse, ne fit plus qu’une avec elle. Elle lui bâtit le seul
temple parfait qu’ait éclairé le soleil ; elle lui voua les plus belles fêtes qui aient
réjoui la terre et le ciel ; elle lui fit tailler par Phidias, dans l’or et l’ivoire,
cette statue suprême dont un Ancien a dit « qu’elle ajoutait quelque chose au prestige
de la religion ». Pallas Poliade fut la Patrie même, la patrie
divinisée et mise sur l’autel.
A la vue des hideuses filles de la Nuit, Pallas ne s’emporte point comme l’impétueux
Apollon. Elle ne s’effraie pas non plus, la guerrière, qui porte sur son égide la tête
coupée de Méduse. C’est avec une grave douceur qu’elle interroge ces monstres attroupés
autour de son temple. Leur laideur la choque bien un peu, mais sa haute raison contient
sa répugnance, elle les apostrophe sans mépris. Moins irritable que le dieu passionné de
Delphes, la sage Déesse s’informe avant de sévir. — « C’est à tous que je parle, à cet
étranger assis au pied de ma statue, et à vous qui ne ressemblez a personne, que les
dieux n’ont jamais vues parmi les déesses, et qui n’avez point de figure humaine. Mais
vous offenser sans motif ne serait pas juste. »
Les Érynnies se nomment et elles exposent leur réclamation. — Cet homme a tué sa mère :
il leur appartient par son crime, l’équité veut qu’il leur soit livré. Que Pallas décide
et prononce, elles s’en remettent à son jugement. — Oreste parle à son tour, il a expié,
il s’est purifié, l’eau lustrale a lavé son crime. Ce crime, d’ailleurs, lui a été dicté
par l’oracle ; Apollon en a été le complice. Pouvait-il résister à l’ordre d’un Dieu ? —
« Décide maintenant, ô déesse ! Ai-je bien ou mal fait ? Juge-moi, Pallas. » Athéné se
récuse ; elle ne tranchera point par une sentence arbitraire un cas si complexe ; pour
le résoudre, la Sagesse céleste s’adjoindra l’équité humaine. Elle va choisir des juges
dans sa ville, parmi les meilleurs citoyens, et ce choix sera une institution. Sur le
procès d’Oreste, Pallas fonde un tribunal exemplaire qui fera d’Athènes la cité du
Droit.
Les Érynnies se résignent mais en protestant. Elles se sentent atteintes dans le vif de
leurs privilèges ; une cour d’appel terrestre se forme contre leurs assises infernales,
leur infaillibilité est mise en question. Les vieilles lois immuables enracinées dans la
vétusté vont être ébranlées par des lois nouvelles, instables et changeantes comme
l’esprit des hommes. Elles s’en plaignent amèrement, dans un chant troublé d’une sombre
inquiétude. Plus de menaces ni d’injures, mais des avertissements graves, et l’on peut
dire consciencieux. Ces Maudites se sentent nécessaires, elles ont conscience du
sacerdoce social qu’elles exercent. Elles savent qu’il y a quelque chose de sacré dans
leur cruauté, et que le crime en armes s’emparerait du monde, si leur terreur se
retirait de lui. Un tocsin d’alarme sonne dans ces strophes solennellement
attristées.
« — Maintenant voici l’antique Justice bouleversée par de nouvelles lois. Si ce
parricide gagne sa cause, tous les hommes vont imiter son forfait, sachant que leurs
mains seront impunies. Les pères sont menacés, la main des enfants est levée sur
eux !
— Plus de colère poursuivant le meurtre. Nous laisserons tout faire. Que les hommes
frappés par leurs proches n’aillent plus nous invoquer et crier : « Ô Justice ! ô
trône des Érynnies ! » Ce sera là bientôt le cri d’un père mourant, d’une mère
expirante. Clameur inutile, le temple de la Justice s’étant écroulé.
Il est des hommes pour qui la terreur est un frein salutaire, des esprits qu’elle
doit surveiller. C’est de la crainte que naît la sagesse. Si ce flambeau est éteint,
quelle ville, désormais, quel homme respectera la Justice ? — Ne désirez ni une vie
sans frein ni l’oppression, Les dieux ont placé la force entre les deux, ni en deçà ni
au-delà. »
Pallas revient, amenant les juges de son choix. C’est l’Aréopage qu’elle installe, et
c’est l’Aréopage qu’Eschyle défendait en remettant au jour ses fondements divins.
L’année même où les Euménides furent représentées, l’auguste tribunal
était menacé. Le démagogue Éphialte, dont Platon disait « qu’il versait la licence toute
pure, à pleine coupe au peuple », réclamait son abolition. Il avait déjà fait
restreindre aux causes criminelles sa compétence juridique, qui s’étendait sur la
religion et les mœurs, sur la police de la cité et sur la garde des lois. Eschyle
intervint par cette noble scène où il montrait l’Aréopage fondé par Pallas, comme la
pierre angulaire de sa ville sainte.
En s’exposant pour le défendre, le poète faisait acte de grand citoyen. L’idéal de la
Justice résidait dans ce sénat vénérable, composé de l’élite des anciens Archontes. La
colline où il s’assemblait, dans une enceinte à ciel ouvert, était celle où les Douze
Grands Dieux avaient, disait-on, siégé pour juger Arès accusé du meurtre d’un fils de
Poséidon. En apparence, aucune juridiction plus sévère ; le lien même de ses séances
était formidable. Un autel consacré à l’Αναίδεια (l’implacabilité) y était dressé :
c’était aussi le nom que portait la pierre sur laquelle l’accusateur prenait place.
Celle de l’accusé s’appelait la « Pierre de l’Injure », Αίθος υβρεως. Magistrats de
nuit, les aréopagites ne siégeaient que dans les ténèbres, pour que le visage du prévenu
ne pût les émouvoir par ses angoisses, ni les attendrir par ses larmes. La chouette de
Pallas planait sur leurs assemblées. En dehors de leurs fonctions, on ne les voyait
jamais rire ; leur taciturnité était proverbiale. L’ombre qui les masquait sur leurs
sièges ne quittait pas leurs visages empreints du mystère des charges secrètes. À
première vue, le Conseil des Douze d’Athènes paraît aussi effrayant que le Conseil des
Dix de Venise.
Cet appareil de terreur recouvrait une clémence extrême. La lettre de la justice
aréopagite était draconienne, elle ne prononçait guère que l’acquittement ou la mort :
mais ce glaive, toujours tiré, était toujours émoussé. En réalité, l’accusé était son
seul juge. Après le discours de l’accusateur, s’il se sentait condamné d’avance, il
pouvait prévenir le supplice par un bannissement volontaire. L’évasion de l’exil
s’ouvrait au coupable, entre l’interrogatoire et l’arrêt. L’intégrité de l’Aréopage
était renommée ; on avait foi dans ses arrêts comme dans les décrets d’un oracle :
« Jamais, dit Démosthènes, un accusateur qui succomba, un accusé qui fut condamné ne put
convaincre l’Aréopage d’injustice. » — Eschine lui rend le même témoignage : — « Devant
l’Aréopage, j’ai souvent vu des gens qui avaient bien plaidé et qui avaient produit des
témoins perdre leur procès, tandis que d’autres qui avaient mal parlé, et qui ne
fournissaient aucun témoignage, sortaient victorieux des débats. » C’était l’esprit et
non la lettre de l’équité qui inspirait ces grands juges. La circonstance atténuante,
cette commisération de la loi moderne, adoucissait déjà leurs sentences. Aristote en
cite un notable exemple. — Une Femme avait empoisonné un jeune homme en lui faisant
boire un philtre érotique. L’Aréopage l’acquitta, jugeant qu’elle n’avait pas voulu tuer
son amant, mais rallumer en lui le désir éteint. Tel autre arrêt, par sa rigueur même,
donne l’idée d’une bonté touchante. Un aréopagite fut chassé par ses collègues de leur
corps, parce qu’il avait étouffé un petit oiseau qu’un épervier poursuivait, et qui
était venu se blottir entre ses genoux. Un concile de religieux bouddhistes n’aurait pas
mieux fait. Quintilien raconte aussi que l’Aréopage condamna à mort un enfant qui
arrachait les yeux à des cailles, ne voulant pas laisser croître le monstre que ce jeu
cruel prédisait.
Cependant le débat s’ouvre devant le peuple d’Athènes convoqué par la trompette du
héraut, Pallas préside, les Érynnies figurent le plaignant et l’accusateur, Oreste
s’asseoit sur la pierre de l’accusé ; Apollon l’assiste en qualité non point seulement
de témoin, mais de complice déclaré. C’est le procès athénien reproduit dans sa
procédure, parlant la langue du barreau et répétant ses formules.
Au premier aspect, la scène semble étrange : on verrait presque une parodie dans cet
intermède judiciaire joué par des dieux. Nos anciens Mystères ont des
tableaux analogues : mais nous rions d’y voir la Vierge, accoutrée du manteau d’hermine,
siégeant entre un ange gardien et un diable qui se disputent l’âme d’un pécheur. La
noble naïveté de l’esprit antique s’édifiait d’un pareil spectacle. Dans le jugement
d’Oreste, elle voyait la Justice à l’école des dieux, et initiée par eux aux formalités
juridiques. Pallas présidant le premier procès, Apollon plaidant la première cause leur
semblaient aussi vénérables que Déméter traçant le premier sillon ou que Prométhee
allumant le premier foyer.
La parole est aux Érynnies ; elles interrogent Oreste à l’unisson, d’un même cri : —
« Avant tout, dis, as-tu tué ta mère ? » — « Je l’ai tuée, je ne le nie pas. » Et il
l’accuse de deux meurtres commis en un seul ! — « Elle a tué son mari et elle a tué mon
père. » — « Oui, dit le Chœur, mais tu vis, et elle a expié par sa mort. » Oreste
réplique par un trait qui porte : — « Pendant qu’elle vivait, pourquoi ne l’avez-vous
pas poursuivie ? » — Les Érynnies se rejettent sur leur strict office qui est de châtier
les meurtres entre consanguins. — « Elle n’était pas du même sang que l’homme qu’elle a
tué. » — La réponse d’Oreste paraît aussi dénaturée que son crime : — « Et moi, suis-je
donc du sang de ma mère ? » — Ici l’instinct du sexe tressaille dans les Érynnies, leurs
noires entrailles se révoltent, quoiqu’elles soient stériles. C’est avec une juste
indignation qu’elles s’écrient : — « Eh quoi ! ne t’a-t-elle point porté sous sa
ceinture, assassin de ta mère ? Oses-tu renier son sang ? » — Oreste se trouble, il
appelle le dieu à son aide, qu’Apollon parle pour lui.
Ce paradoxe d’Oreste, Apollon en fait l’argument de sa violente plaidoirie. « Ce n’est
pas la mère qui engendre ce qu’on appelle son enfant ; elle n’est que la nourrice du
germe versé dans son sein. Celui qui engendre, c’est le père ; la mère reçoit ce germe,
et elle le conserve, s’il plaît aux dieux. » Eschyle n’a pas inventé ce sophisme ;
Anaxagore le professait avant lui ; Euripide, dans sa tragédie d’Oreste, l’a repris avec une choquante insistance. Accusons-en le préjugé de
l’époque, plutôt que le sentiment du poète. Le père était le roi de la famille antique,
son pontife et presque son dieu. Lui seul représentait la série passée des ancêtres et
celle des descendants à venir. Autrefois esclave du foyer, encore sujette de son époux,
pupille de ses fils lorsqu’elle était veuve, exclue de l’héritage, mineure éternelle, la
femme traînait toujours à son pied un anneau de sa vieille chaîne.
La cause est entendue, les débats sont clos ; Pallas les résume par l’investiture de
ses juges. Elle plante sur la colline sainte le tribunal infaillible, à l’ombre duquel
prospérera son peuple ; elle le consacre par des paroles solennelles comme les médailles
qu’on jette dans les fondations d’un sanctuaire. — « Écoutez maintenant la loi que je
promulgue, citoyens d’Athènes, vous, les premiers juges du sang versé !… Respectez la
majesté de ce tribunal vénérable et incorruptible ; rempart de ce pays, salut de cette
ville, gardien vigilant, même quand la cité dort, tel que n’en possède aucun autre
peuple. » — À l’esprit d’équité qu’elle dépose en lui, la sage Déesse mêle un peu de la
terreur que les Érynnies représentent. Elle n’a point pour ces sombres Vierges
l’aversion haineuse d’Apollon. Sa raison perçante scrute leurs ténèbres ; elle y
discerne du bien mêlé à du mal, des excès à corriger dans une puissance qu’il faut
maintenir. Tout à l’heure, elle leur disait avec une déférence respectueuse : —
« Comment faire pour que vous ne me reprochiez rien ? » — Ce qu’elle fait, c’est de
rappeler gravement à son peuple que la sanction est l’âme de la loi, et que la Justice
s’appuie sur l’épée. — « Ici résideront le respect et la crainte, toujours présents aux
citoyens, le jour et la nuit. Évitez l’anarchie et la tyrannie, mais ne renoncez pas à
toute répression. Quel homme restera juste, s’il ne redoute rien ? »
On passe au vote ; et tandis que les cailloux blancs ou noirs roulent dans l’urne de
bronze, les deux parties interpellent violemment leurs juges. Ils vont au scrutin sous
leurs menaces qui se croisent, entre les serpents des Furies et l’arc mortel d’Apollon.
— « Je vous conseille de ne point outrager notre troupe terrible à celle terre ! » —
« Et moi je vous ordonne de respecter mes oracles qui sont ceux de Zeus, et de ne point
les rendre impuissants ! » — Pallas-Athéné vote la dernière ; son suffrage sera pour
Oreste, elle le déclare avec une mâle ironie. Étrangère à la femme par sa naissance
insexuelle, les tendresses des entrailles qui portent, du sein qui nourrit, lui sont
inconnues. Elle est née sevrée de ce lait du cœur. Entre le père et la mère, Pallas
n’hérite pas : — « Certes, ma voix est à Oreste : je n’ai pas de mère qui m’ait
enfantée. En tout et toujours, je me range du parti des hommes, mais ma faveur les
quitte au lit nuptial. Donc, je suis pour le père, et peu m’importe la femme qui a tué
l’époux, chef de la demeure. »
Cependant l’urne est renversée, on compte les suffrages : six pierres blanches et six
pierres noires. Mais le vote de Pallas, comptant double, départage les juges, Oreste est
absous : la déesse avait posé cette règle avant le scrutin. — Secours compatissant que
reproduit, sous une autre forme, une belle image égyptienne, peinte sur la boîte d’une
momie du Louvre. C’est aussi une scène de Jugement : l’âme du mort va être pesée dans la
balance infaillible, devant les juges de l’Amenti, aux têtes de
vautours. Elle est assise sur un des plateaux ; une plume d’autruche, emblème de justice
et de vérité, est placée dans l’autre. Horus, fils d’Osiris, procède au pesage
redoutable ; mais le dieu a pitié de la pauvre âme qui murmure, sans doute, en
elle-même, la touchante prière qu’on lit sur un rituel funéraire : — « Ô cœur ! cœur qui
me viens de ma mère ! ô mon cœur du temps où je vivais sur la terre ! ne te dresse pas
contre moi comme témoin, ne me charge point devant le Dieu grand ! » — Horus appuie
furtivement du doigt sur le plateau qui s’incline du côté du pardon et de l’indulgence :
grâce à ce miséricordieux subterfuge, l’âme en péril est sauvée. — L’Aréopage adopta le
vote charitable de sa fondatrice. On l’ajoutait, par la pensée, en faveur de l’accusé,
chaque fois que le nombre des verdicts contraires se trouvait égal ; et ce suffrage
invisible s’appelait le « Caillou d’Athéné », Ψηρος ’Αθηνας.
À l’acquittement d’Oreste les Érynnies répondent par des cris de rage : — « Ah ! jeunes
Dieux ! vous avez foulé aux pieds les lois antiques, en arrachant cet homme de mes
mains ! » — Ce jugement coûtera cher au peuple qui l’a rendu : Pestes vivantes, elles
vont se ruer sur l’Attique, et l’infester du poison dont elles sont gonflées. Elles
frapperont le pays d’une Plaie venimeuse : on dirait que leurs serpents dardant des jets
de bave s’échevèlent déjà autour de leurs têtes. — « Enflammée de colère, je vais
égoutter sur le sol le poison de mon cœur, terrible à cette terre. Ni feuilles, ni
fruits. La souillure mortelle aura tout détruit. »
Pallas entreprend de les apaiser, et la « Persuasion aux douces lèvres » parle par sa
voix. C’est une lutte admirable que celle de cette raison sereine contre cette démence
forcenée. La déesse s’y montre patiente comme un ange, adroite comme une fée. On croit
la voir passer une main de charmeuse sur la meute hérissée de ces méchantes bêtes, en
prononçant des mots d’exorcisme. Elle essaye d’abord de consoler leur orgueil blessé : —
« Croyez-moi, ne gémissez pas ainsi, vous n’êtes pas vaincues. La cause a été jugée par
suffrages égaux, il n’y a pour vous nulle offense. » Puis ce sont de splendides
promesses, des dons magnifiques : pour fermer ces gueules aboyantes, Pallas leur jette
des gâteaux de miel. — « Ne vous irritez donc point, ne frappez point cette contrée de
votre colère ; n’y semez pas la stérilité en distillant sur elle la bave des démons, ce
poison rongeur qui dévore le germe des êtres. En revanche, je vous fais la promesse
sacrée que vous aurez ici des temples, des autels couverts d’offrandes, et que vous
serez grandement honorées par les Athéniens. » — Les Érynnies ne veulent rien entendre,
elles s’entêtent dans leur noire rancune. Aux exhortations répétées répond l’aboi
monotone : par trois fois, et pour toute réplique, elles radotent leur strophe de
malédiction : — « Moi ! subir cela ! Moi ! l’antique Sagesse, habiter méprisée sous la
terre ! Horreur ! Je respire la violence, j’exhale la colère. Hélas ! hélas ! Ô Terre !
ô douleur ! Quelle angoisse oppresse ma poitrine : Ô Nuit ! ô ma mère ! entends-tu mes
cris ? Les ruses des jeunes Dieux m’ont enlevé mes droits antiques, je ne suis plus
rien ! » — Sans s’irriter, Pallas leur laisse entendre pourtant qu’elle est la plus
forte : on sent qu’elle aurait envie, à ce moment-là, de leur rendre la raison, comme
elle fit pour Hercule, furieux, en leur jetant une pierre à la tête. Un éclair rapide
passe dans ses yeux, qui les avertit du tonnerre : — « Qu’ai-je besoin de paroles, sûre
comme je suis de l’appui de Zeus ? Seule entre tous les dieux, je sais où sont les clefs
du lieu où la foudre de mon père est renfermée. Aussi bien, je n’ai que faire de la
foudre. Tu m’obéiras et tu ne lanceras point sur cette terre le poison des imprécations.
Calme les flots noirs de ton cœur. » — Mais la Vierge se radoucit aussitôt, et reprend
son éloquence conciliante : à chacune de ses paroles on croit voir tomber de ses lèvres
une feuille d’olivier. Du haut de la colline sainte, elle montre à ces « Furieuses » le
temple souterrain qui les attend à sa base ; temple subobscur, ainsi qu’il convient à
des déesses lucifuges. Elle les tente par les sacrifices qu’Athènes leur promet, par les
prémices qui leur seront offertes « pour les enfantements et les noces. — Vous habiterez
avec moi, et vous serez honorées comme moi. »
Enfin le charme agit et la paix est faite. Les Érynnies cèdent à la douce influence qui
les dompte ; les « Chiennes d’enfer » s’apprivoisent, elles acceptent la niche honorable
qui leur est offerte. Comme le Balaam de la Bible, elles bénissent ce qu’elles
maudissaient. Les vœux propices coulent des mêmes bouches qui crachaient le poison et
les maléfices. A la huée infernale succède une symphonie pastorale : les flûtes de
l’idylle pourraient cadencer leurs strophes qu’accompagnait tout à l’heure le sifflement
des reptiles.
« — Certes, je veux habiter avec Pallas, je ne dédaignerai point cette ville protégée
par Zeus, Je lui souhaite les fruits abondants, utiles à la vie. Que jamais un souffle
empesté ne flétrisse les arbres ! Que l’ardeur du soleil ne brûle point les germes des
plantes et ne dessèche les bourgeons ! Que la stérilité funeste soit écartée ! Que les
brebis toujours fécondes, lourdes d’une double portée, mettent bas au temps fixé deux
agneaux »
La grâce de Pallas les touche, la douceur de l’air et des mœurs d’Athènes les pénètre ;
elles abdiquent la haine et elles abjurent le talion. Ces vocifératrices d’anathèmes
chantent maintenant des cantiques de paix et d’amour. — « Que la Discorde insatiable de
maux ne frémisse jamais dans la ville ! Que le sang des citoyens ne noircisse jamais la
poussière ! Que jamais, pour venger le meurtre, un meurtrier ne se dresse ! Que les
citoyens n’aient entre eux qu’une même amitié, qu’une même haine contre l’ennemi ! » —
Pallas est fière de son miracle, de cette insigne conversion qui est l’œuvre de sa
sagesse. Elle comble de louanges ses alliées nouvelles ; en place des armes sanglantes
qu’elles lui rendent, elle met entre leurs mains un sceptre de gloire. La déesse
canonise, en quelque sorte, ces démons promus à la sainteté des divinités
bienfaisantes ; elle les proclame « Vénérables ; — σεμναὶ θεαί — et elle exhorte son
peuple à les honorer : — « Entendez-vous, gardiens d’Athènes, ces souhaits de bonheur ?
Certes, elles sont très puissantes, les Érynnies augustes, auprès des Immortels qui
habitent les lieux souterrains. Elles règnent avec une suprême puissance sur la destinée
des hommes : aux uns, elles accordent les chants d’allégresse, aux autres elles
infligent une vie attristée par les larmes… Ces spectres terribles vont, je le vois,
être d’un grand secours à ma ville. Aimez-les toujours comme elles vous aimeront. »
Le drame commencé dans l’épouvantement se dénoue dans l’apothéose ; l’arc-en-ciel d’une
réconciliation merveilleuse est son couronnement. Une pompe religieuse inaugure le culte
qu’Athènes rendra désormais aux Filles de la Nuit. Le cortège des Panathénées se forme
autour d’elles, et les dirige vers leur temple, à la lumière des flambeaux sacrés. En
avant, marche la Déesse, pareille à une reine conduisant des princesses amies dans le
palais qu’elle leur a fait préparer. Les vieillards de l’Aréopage tenant des rameaux,
les matrones en longues robes de pourpre, les jeunes filles couronnées de narcisses, les
prêtres traînant les brebis noires dont le sang consacrera le nouvel autel, défilent à
la suite ; derrière, tout le peuple en habits de fête. Un hymne d’hospitalité triomphale
accompagne les hôtesses d’Athènes dans le tabernacle qu’elles vont habiter.
« Entrez dans votre demeure, grandes et vénérables Filles de la Nuit, Déesses
stériles ! Un cortège pieux suit vos pas. Descendez dans la retraite souterraine où
vous serez honorées par les sacrifices propices à cette terre. Venez, ô Vénérables !
éclairées par la douce lumière de nos torches. Les libations ne vous manqueront
jamais ; les flambeaux illumineront votre temple. Chantons ! Chantons en
marchant ! »
Les Érynnies se transfigurent au milieu de cette ovation ; elles changent de nom en
changeant de nature : on les appellera désormais Euménides, les
« Bienveillantes », les « Bonnes Filles ». Le baptême de l’euphémisme effacera la tache
de leur passé malfaisant. En même temps, il semble qu’on voie une beauté sévère
s’étendre sur leurs figures ennoblies. Leurs traits agrandis s’harmonisent, leurs noir
regards n’expriment plus qu’une fixité vigilante ; le rictus grinçant de leur bouche
dessine, en se pliant, le sourire ironiquement triste qu’on voit sur les belles têtes de
Méduse. Les serpents mêmes de leur chevelure, devenus d’inoffensifs ornements,
s’enroulent à leur front comme les torsades d’un diadème, ou se nouent en bracelets à
leurs bras. C’est ainsi que les vases et les bas-reliefs nous les montrent ; sveltes
sans maigreur, l’œil pensif et l’allure agile, sérieuses encore, mais non plus
farouches, pareilles à des chasseresses au repos. On dirait les nymphes un peu sombres
d’une Artémis infernale.
Le caractère des Euménides n’est pas moins changé que leur forme. Elles sévissent
encore, mais ne torturent plus. De vagabonde qu’elle était, leur vindicte de grands
chemins devient une magistrature assise, consacrée par le domicile d’un sanctuaire.
Installées au pied de l’Aréopage, en communication constante avec lui par les prières et
les sacrifices, elles en recevront des influences de pitié humaine ; elles lui
inspireront, à leur tour, le zèle de l’enquête active et du châtiment mérité. De cette
alliance entre la vengeance et la loi, naîtra la Justice.
C’est l’avènement de cette vraie justice qui couronne si magnifiquement l’Orestie. L’hérédité du châtiment abolie, la chaîne brisée entre le destin du
père et le sort du fils ; la responsabilité qui enveloppait aveuglément toute une race
pour le forfait d’un des siens, restreinte à la personne du coupable ; la peine du
talion, quelquefois inique quand elle égalise, toujours atroce quand elle excède,
définitivement supprimée ; l’expiation rituelle qui implique le repentir, remplaçant
l’expiation du sang ; le motif ajouté à la faute dans les considérations du jugement
porté, et l’allégeant lorsqu’il l’atténue, de son poids mortel ; tels sont les effets de
l’arrêt d’Athènes inspiré par la raison de Pallas.
Cette civilisation des vieilles lois barbares, lentement accomplie par le progrès des
siècles, Eschyle l’a concentrée dans la tragique légende que sa trilogie met en scène. —
Une famille réprouvée est vouée au crime perpétuel par un premier crime. L’ancêtre ayant
tué son enfant, le meurtre renaît, comme un instinct invincible, dans sa descendance ;
le parricide et le fratricide mettent en coupes réglées sa maison. Un héros interrompt
un instant cette série néfaste ; l’inévitable malédiction le force bientôt à la renouer.
Agamemnon sacrifie sa fille, Clytemnestre venge Iphigénie en égorgeant son époux, Oreste
venge son père en tuant sa mère. — L’affreuse ornière semble sans issue ; comment sortir
de cette damnation ?
Les Dieux nouveaux ont jusqu’alors laissé faire ; ils n’étaient pas encore assez forts
pour intervenir, leur règne n’était qu’à moitié fondé. Cette fois, ils s’émeuvent et ils
se déclarent : l’idée de justice, qu’ils portaient en eux, s’est développée avec leur
puissance. L’heure des rédemptions est venue ; il est temps de rompre ce cercle
exécrable, où des générations maudites, attelées au faix du passé, tournent, avec des
cris de fureur, la roue fatale de la récidive. Oreste a commis un terrible crime ; mais
ce crime sort, comme le loup du bois, de la lignée meurtrière d’où il est issu. Il y a
de la piété filiale dans son parricide ; son père l’excitait du fond du sépulcre,
l’Oracle le poussait du haut de l’autel. La conscience hésite et le doute alterne devant
cet acte à deux faces. L’intelligence souveraine représentée par Pallas fait débattre et
juger la cause qu’allait trancher le glaive rouillé du talion. Oreste est absous et
l’humanité sort avec lui de l’Aréopage, affranchie des servitudes de l’antique effroi.
La sentence qui l’acquitte abroge les lois de désespoir qui damnaient le monde ; le
meurtre n’enfantera plus fatalement une postérité d’autres meurtres, le sang versé est
stérilisé.
Mais cette réforme du droit humain ne pouvait s’accomplir que par une révolution
religieuse. L’homme ne corrige ses lois qu’après avoir corrigé ses dieux. Toute sa vie
sociale et morale s’empreint de l’image qu’il se forme d’eux. L’idole méchante fait
l’idolâtre cruel, le dieu bon améliore son adorateur. Carthage reflète sa monstruosité
dans l’horrible airain de Moloch ; la Grèce mire son noble génie dans le pur visage de
Pallas. Dis-moi qui tu adores, je te dirai qui tu es. C’est ce qu’Eschyle a
admirablement exprimé dans l’épilogue de son Orestie. Pour que
l’humanité fût délivrée des traditions de mort qui pesaient sur elle, il fallait que des
dieux meilleurs l’eussent emporté sur les divinités féroces des vieux âges, il fallait
aussi que ces divinités de terreur, subalternisées mais non abolies, se transformassent
elles-mêmes, en se ralliant à l’ordre nouveau. La conversion des Érynnies, changées en
Euménides, figure, dans un symbole saisissant, le progrès des religions amendées par
l’homme. C’est Athènes — Athéné — qui les désarme et les adoucit, c’est au tribunal
d’une cité terrestre qu’elles cèdent le droit immémorial dont elles reconnaissent avoir
fait abus.
Avant Eschyle qui l’ignorait, Ézéchiel avait eu l’intuition de ces grands changements
opérés dans la conscience des Êtres divins. Comme Eschyle, il attendrit la face
courroucée du ciel, il brise comme lui l’implacable épée de ses Anges Exterminateurs. De
force ou de gré, le hardi Prophète convertit à la justice le Dieu foudroyant d’Israël. À
sa voix, la main de Jéhovah sort une seconde fois de la nue, et rature la Table de ses
lois aux endroits iniques. Jéhovah, dans le Pentateuque, poursuivait l’iniquité des
pères sur les enfants, « jusqu’à la troisième et à la quatrième génération » : Ézéchiel
lui fait hardiment rétracter cette mauvaise parole, réprouver et presque maudire ceux
qui la lui ont fait prononcer.
« Pourquoi dites-vous comme un proverbe : Les pères ont mangé du verjus et les dents
des enfants en sont agacées ? Je jure que ce proverbe ne passera plus en terre
d’Israël. — Certes, toutes les âmes sont à moi, l’âme du père comme l’âme du fils.
L’âme pécheresse, c’est elle seule qui meurt. — Un homme est juste, il pratique le
droit et l’équité ; — Il ne mange pas sur les Hauts Lieux le festin des fêtes, il ne
lève pas les yeux vers les idoles, il ne souille pas la femme de son prochain ; — Il
n’opprime personne, il rend au pauvre le gage de la dette, il donne son pain à
l’affamé, il couvre d’un vêtement celui qui est nu ; — Il ne prête pas à usure, il
retire sa main de l’injustice, et prononce, suivant le droit, entre celui-ci et
celui-là ; — Il marche selon ma règle et il observe mes commandements. — Cet homme est
un juste, il vivra, dit le Seigneur Dieu. — Mais cet homme engendre un fils violent
qui fait tout le contraire de son père : — Il verse le sang, mange sur les montagnes,
il rend impure la femme de son prochain, il lève les yeux vers les idoles, il opprime
le pauvre et l’indigent. — Et il vivra ? il ne vivra pas ! qu’il meure et que son sang
vienne sur lui ! — Mais voici qu’il engendre un fils qui voit tous les péchés que son
père commet ; il les voit et n’agit pas comme lui… — Celui-là ne mourra pas pour le
péché de son père, il vivra. — Et pourtant vous dites ; Pourquoi le fils ne porte-t-il
pas le péché du père ? La justice du juste tient à lui, et l’impiété tient à l’impie.
— Mais si l’impie revient de son péché, il vivra et ne mourra pas. — Est-ce que je
désire la mort de l’impie ? Ne veux-je pas plutôt qu’il change de voie et qu’il
vive ?… — Et vous dites : La voie de Dieu n’est pas équitable ! Écoute donc, Maison
d’Israël. Est-ce ma voie qui n’est pas équitable ? C’est la tienne qui ne l’est
pas. »
Concordance sublime qui, rapprochée de tant d’autres, fait d’Eschyle un frère des
Prophètes. En lui et par lui, le génie grec et le génie hébraïque, si lointains et si
dissemblables, se touchent du front et des ailes, comme les Chérubins de l’arche
biblique, et s’inclinent devant le même Dieu.
Eschyle avait consacré ses tragédies Au Temps ; le temps a mal reçu cette fière
dédicace. Il a détruit la masse de son œuvre, et de longs siècles se sont passés avant
qu’il ait justifié la confiance superbe que le poète avait mise en lui. Contesté de son
vivant, persécuté, exilé peut-être, Eschyle, mort, fut divinisé. Ses rhapsodes seuls
avaient le droit de chanter, comme ceux d’Homère, en tenant une branche de myrte à la
main. L’orateur Lycurgue lui fit élever une statue d’airain. La République fit
transcrire à ses frais l’immense recueil de ses drames, exemplaire unique et sacré qui
fut déposé sous la garde du greffier d’Athènes. On sacrifiait des boucs sur son tombeau,
en Sicile ; les poètes tragiques venaient y déclamer leurs vers, comme pour demander
conseil à son Ombre. Aristophane lui fait dire, dans les Grenouilles :
« Je suis mort, mais ma poésie me survit. »
Survivance précaire, gloire bientôt rouillée par la désuétude. L’esprit grec, amolli
par l’élégance et la sophistique, n’était plus au ton violent du vieux poète. Eschyle
passa à l’état d’archaïque et de primitif ; toujours vénéré, mais peu fréquenté.
L’admiration qu’il inspirait ressemblait à de la stupeur. Il en était de lui comme de
ces vieilles idoles, rudement sculptées en bois d’olivier, qui passaient pour tombées du
ciel. La cité les conservait précieusement dans les arcanes de ses sanctuaires, un
prêtre était attaché à leur garde ; mais on ne les montrait plus qu’aux grands jours.
Les Théories et les sacrifices allaient aux dieux embellis par le ciseau de l’art
raffiné. Les tragédies d’Eschyle reparaissaient par intervalles sur la scène, elles y
étaient même couronnées une seconde fois. Seulement les magistrats du théâtre les
faisaient remanier au goût du jour, par des poètes en vogue : on rognait les ongles du
lion et on peignait sa crinière, avant de le relancer dans l’arène. La vétusté s’empara
d’Eschyle et l’oblitéra lentement, Sophocle ne l’avait qu’à demi voilé, Euripide vint et
l’éclipsa. Il eut « le cri », il grido, comme dit Dante de Giotto
abolissant Cimabué. La lyre déclamatoire aux cordes pleureuses fit taire l’âpre et
grandiose cithare qui ne rendait que des sons terribles.
Eschyle, au moyen âge, reste plus profondément enseveli dans l’oubli qu’aucun autre
ancien. Dante, qui est de sa race, l’ignorait sans doute ; sans quoi il se serait ménagé
quelque illustre rencontre avec sa grande Ombre, au tournant d’un cercle de la Divine Comédie. La Renaissance exhume Eschyle des rares manuscrits qui
restent de lui, elle l’édite et elle le doctement ; mais son génie ne sort pas
des officines où l’érudition l’élucubre. Il est trop abrupt et trop rude pour briller
dans cette fête « des Belles-lettres » : ce serait Héphestos au banquet des dieux. Aux
deux derniers siècles, Eschyle effarouche le goût timoré du temps ; on le bannit de
l’admiration officielle prodiguée aux moindres petits poètes de l’antiquité. Tous
s’accordent à le mettre à la porte du temple classique, depuis le pédant jusqu’au bel
esprit, depuis Saumaise qui méprise en us, son « fatras », farrago, jusqu’à Fontenelle, qui l’appelle « une manière de fou ». Les
hellénistes aventureux qui se hasardent à le traduire traitent ses tragédies comme les
drogmans interprètent les discours des princes orientaux, qu’ils rapportent aux
ambassadeurs, expurgés de leurs métaphores et dégonflés de leurs hyperboles. Eschyle
est, pour eux, un de ces sauvages de la tribu de Shakespeare, qu’il faut civiliser avant
de les présenter au public.
Ce n’est que de ce temps qu’Eschyle est rentré dans la gloire. Notre siècle aura eu
l’honneur de redresser les colosses. Les épopées de l’Orient révélées, Homère mieux
compris, Dante glorifié, Shakespeare découvert, Rabelais promu de la bouffonnerie la
plus basse à la pensée la plus haute, et comme devenu Pan de simple Satyre qu’il était :
ce sont là ses œuvres. Ce siècle a eu le premier l’intuition complète des Génies
souverains et , hors rang et hors tour, au-dessus de toute régie et de
toute critique, antérieurs par la création ou supérieurs par l’inspiration ; de ceux que
marque la grande ride ou qui déploient les grandes ailes. Le premier, il a replacé sur
leurs cimes, ceux qui, — comme a dit l’un d’entre eux d’Homère, — « volent, comme
l’aigle, par-dessus les autres » :
Eschyle a eu son avènement dans cette restauration triomphante ; une
immense admiration s’est portée vers lui. On creuse ses profondeurs et on mesure ses
hauteurs ; ses sources, cachées comme celles du Nil, tentent les voyages de la pensée et
les explorations de la conjecture. L’obscurité même de ses poèmes ajoute à leur grandeur
l’étonnement de l’inconnu et le prestige du mystère. On les interroge et on les
comme les oracles de l’âme antique. Il y a un rameau des chênes de Dodone noué au
laurier qui ceint son front chauve. Ainsi remis à son rang suprême, entre Homère qu’il
continue et Shakespeare qu’il annonce, Eschyle siège désormais, sur le sommet rayonnant,
dans le groupe des Immortels de l’esprit humain.
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