les sept chefs devant Thèbes.
Je vous le demande, insupportable bétail, race détestée des sages ! Se prosterner en hurlant devant les images des Dieux, est-ce là le moyen de sauver Thèbes et d’aguerrir le peuple assiégé ? Que jamais dans la prospérité ou dans le malheur aucune femme n’habite sous mon toit ! Si la fortune les favorise, leur impudence est intolérable ; si la frayeur les saisit, le mal n’en est que plus grand pour la ville et pour la maison. Ce vacarme, ces courses folles à l’heure où nous sommes, c’en est assez pour souffler la lâcheté sur les citoyens. Vous servez, vous encouragez l’ennemi, et ainsi nous nous déchirons nous-mêmes par vos mains. Le premier qui n’obéira pas à mes ordres, homme ou femme, l’arrêt de mort sera porté contre lui, et il sera lapidé par le peuple sur la place publique. L’homme doit interdire à la femme de se mêler des affaires du dehors. Sa place est au gynécée, qu’elle y reste. M’as-tu entendu, ou ai-je parlé à une sourde ?Le Chœur plie la tête, promet de se taire ; il a des mots touchants pour répondre aux durs reproches de son roi : — « Ô Zeus, quelles femmes nous as-tu données ! » s’écrie Étéocle. Elles répondent doucement : « Aussi misérables que les hommes, si la ville est prise. » — Pour s’excuser, elles allèguent encore que la piété est un secours aux heures du péril, tout salut humain descendant des Dieux. — Et elles prient toujours, quoique à voix plus basse, les mains étendues, les lèvres collées aux images saintes. Étéocle n’est point un impie, mais il a la religion du soldat, brusque et courte ; il ne croit pas aux cantiques arrêtant les flèches, ni aux libations émoussant les lances. Si un capitaine du moyen âge italien, commandant aussi une ville assiégée, dévot à ses heures, mais homme de guerre avant tout, avait rencontré par les rues une procession de nonnes, les pieds nus et la corde au cou, chantant le Miserere à tue-tête, il l’aurait renvoyée durement psalmodier dans son cloître : Étéocle agit de même avec les dévotes agitées de Thèbes. — Assez de cérémonies lamentables et de prosternements à cheveux épars ! — « Je ne vous blâme point d’honorer les dieux, mais n’empêchez pas les citoyens de courir aux armes par vos cris de mauvais augure. » — Et il leur dicte une vaillante prière, pareille à celles que les grands preux de l’Iliade lancent à pleine poitrine vers le ciel, dans l’anxiété du combat. — « Aux Dieux de la ville, aux Dieux du pays, aux Dieux des champs et de l’Agora, je jure, si la victoire est à nous, si Thèbes est sauvée, d’égorger des brebis sur leurs autels, de leur sacrifier des taureaux, et de consacrer en trophée, dans leurs demeures divines, les armures et les dépouilles prises à l’ennemi ! » — Toute la dévotion homérique est là dans sa rudesse ingénue : don pour don, réciprocité entre le ciel et la terre. Si le dieu assiste l’homme, l’homme le rassasiera d’hécatombes, et il lui fera, après la victoire, sa part du butin. — « Voilà comme il faut prier, sans vociférations sauvages et sans larmes vaines. À quoi bon d’ailleurs ? la destinée est inévitable. Cependant, moi septième, avec six guerriers intrépides, j’irai défendre les sept portes de nos murailles. » Mais, Etéocle parti, les lamentations recommencent. C’est maintenant l’horrible spectacle de la cité prise que le chœur évoque : les rues en flammes, le pillage fouillant et renversant les foyers, les femmes traînées par les cheveux « comme des juments par leurs crins », les « vagissements sanglants » des enfants écrasés contre les pavés, l’incendie achevant ce qu’épargnera la tuerie. — Terrible image, répétée, trait pour trait, par l’histoire, à travers les siècles. Un sac de ville a été de tout temps le triomphe de la cruauté et l’orgie du mal. Les instincts bruts, les ruts sauvages démuselés s’y déchaînent ; la ménagerie qu’il y a au fond de toute foule humaine, est lâchée. Si l’on pouvait étaler en rang, depuis l’antiquité jusqu’à l’âge moderne, tous les cadavres de villes violées et éventrées par l’assaut, on y retrouverait les mêmes plaies atroces, les mêmes empreintes de férocité. Corinthe brûlée vive dans l’incendie qui fondit en un métal unique, le peuple de statues d’or et d’argent, de cuivre et de bronze, qui la remplissaient ; Jérusalem écrasée par les légions de Titus ; Anvers saccagée par les miquelets du duc d’Albe, diffèrent peu d’Ilion détruite par les guerriers de Néoptolème et d’Agamemnon. Eschyle, comme on l’a vu, a d’étranges sourires qui dérident subitement ses terreurs. Au milieu de cette peinture effroyable surgit un groupe familier et presque comique. — « Pêle-mêle, des fruits de toute sorte jonchent le sol ; affligeant spectacle ! et l’œil des ménagères se remplit de larmes cuisantes. Confondus au hasard, les dons de la terre sont emportés par les eaux fangeuses. » — Rencontre étrangement imprévue que celle de ces commères aristophanesques attroupées au coin d’une tragédie d’Eschyle, et pleurant, entre un nouveau-né qui râle et une captive qu’on emmène, leurs figues et leurs olives roulées au ruisseau.
Les Chefs décrits par Eschyle surgissent presque aussi haut sur l’enceinte de Thèbes, tours vivantes opposées à des tours de pierre. Le poète se complaît à peindre en eux l’ostentation de la force, la pompe et la jactance de la guerre. Il taille en pleine hyperbole leurs corps gigantesques en qui bouillonnent le sang et les humeurs d’êtres surhumains. Il les construit, pour ainsi dire, avec ces métaphores prodigieuses que lui reproche Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane : « Grands mots empanachés, hauts comme des montagnes, vers ajustés comme les charpentes d’un navire, âmes doublées de sept cuirs de bœuf » La Barbarie antéhistorique revit dans ces types d’une humanité disparue, moitié monstres et moitié héros, dont la fureur est l’état normal. L’imagination les terminerait volontiers par les croupes de bêtes fantastiques que la Fable prêtait aux premiers Titans. Les voici qui défilent dans le rapport de l’Espion, annoncés à chaque reprise par une fanfare d’emphase et d’effroi : — C’est Tydée qui doit assaillir la porte Proétide ; mais les entrailles des victimes sont marquées de signes lugubres, et le devin défend qu’on attaque jusqu’à ce qu’elles donnent de meilleurs présages. Alors Tydée, furieux, insulte l’Augure qu’il accuse de flatter lâchement le destin. Il crie « comme un dragon sous le soleil de midi » ; il secoue, en se démenant, les aigrettes touffues de son casque, et les clochettes d’airain de son bouclier « sonnent l’épouvante ». Un ciel constellé remplit l’orbe de ce bouclier, et la pleine lune, « Œil de la nuit », s’arrondit au centre de son champ d’étoiles. — La porte d’Électre est échue par le sort à Capanée, géant de taille et d’orgueil. Il s’écrie qu’il abattra Thèbes envers et contre les Dieux, et qu’il se soucie de la foudre comme d’un éclair de chaleur. Son écusson porte pour emblème un Homme nu qui tient une torche enflammée, et cet homme crie, en lettres d’or : « Je brûlerai la ville ! » — C’est contre la porte Néitide qu’Étéocles poussera ses chevaux dont le souffle fait un bruit d’orage. Sur son bouclier, un Hoplite escalade une tour et crie aussi ces paroles d’airain : « Ares lui-même ne me renverserait pas de ces murs » — La porte Oncée soutiendra l’assaut d’Hippomédon, un colosse qui fait tournoyer comme une roue l’aire immense de son bouclier. Typhon y souffle une fumée noire, « sœur agitée de la flamme », et des spirales de serpents tournent autour du disque en triples replis. Hippomédon, ivre de fureur, « comme une Ménade de vin noir », vocifère d’horribles menaces : la porte en tremble sur ses gonds de bronze. — La cinquième aura pour assaillant Parthénopéos l’Arcadien, fils d’Atalante, la chasseresse montagnarde : « Un enfant-homme, au beau visage, les joues fleuries d’un duvet naissant. Mais il n’a que le visage et le nom d’une vierge, car il marche l’œil farouche et l’esprit furieux. » Sa lance est son dieu, c’est par elle qu’il jure l’écroulement de Thèbes. Son bouclier l’insulte en lui montrant l’ancien tyran de la ville, ciselé sur son champ de bronze, « le Sphinx mangeur de chair crue », qui terrasse un Thébain râlant sous ses griffes. — Amphiaraos a été désigné pour la sixième porte ; mais le devin, qui maudit cette guerre, ne menace que ses compagnons, et, entre tous, Polynice, traître à sa ville et à sa patrie. Il combattra pourtant puisqu’il faut combattre, et il mourra puisqu’il doit mourir. Son bouclier est vide d’ornements, aucune sculpture arrogante n’enfle son airain. — « En effet, il ne veut point paraître le meilleur, mais il veut l’être : les sages conseils germent, comme une moisson, des profonds sillons de son âme. » La panoplie tient autant de place que l’homme dans ces portraits belliqueux. L’idée qu’ils suggèrent est celle d’une Grèce féodale, telle que la fit la conquête franque, lorsqu’elle couvrit de donjons à mâchicoulis les murs des Propylées et les temples de l’Acropole. La statuaire grecque, par ses simplifications idéales, fait imaginer la guerre héroïque presque nue : pour tout costume et toute arme, elle lui donne un casque et une lance. On la voit ici, comme dans l’Iliade, telle qu’elle était en réalité, bardée de pied en cap, équipée et harnachée de toutes pièces, blasonnée d’armes parlantes, aussi héraldique et multicolore que l’ost d’une croisade du douzième siècle. L’anachronisme apparent des romanciers et des imagiers gothiques accoutrant la Destruction de Troye la Grant ou les Proësses et vaillances du Preux Héraclès, des titres et des armures de la Chevalerie, redevient presque une peinture exacte. C’est sous le jour d’un vitrail illuminé par les rayons du divin Phœbus, que les chefs d’Argos apparaissent cavalcadant dans la plaine. Le bas-relief, image et analogie ordinaire des spectacles de la poésie hellénique, fait place cette fois à ces tapisseries de haute lice où s’entre-heurtent, sur leurs palefrois caparaçonnés, des paladins masqués de leurs cribles, où s’alignent, épaule contre épaule, des chevaliers aux profils barrés par les longues lances qu’ils tiennent en arrêt. On se souvient des cités antiques transformées en seigneuries féodales par les grands vassaux de Philippe-Auguste, et l’on croit voir le duc Tydée et le baron Capanée, le marquis Hippomédon et le page Parthénopéos, chevaucher en habits de fer, sous leurs pennons brodés de cris d’armes, autour d’une forteresse byzantine. À chaque chef nommé par l’Espion, Étéocle oppose le guerrier qu’il juge capable de lui résister ; à chaque signalement démesuré qu’il en trace, il fait une fière réponse de soldat habitué à mépriser les bravades. Lorsqu’on a remué devant lui l’armure bruyante de Tydée, il l’a traitée d’épouvantail à sonnettes : le capitaine méprise les ferrailles de ce capitan. — « Je ne redoute point les ornements de guerre ; des emblèmes ne font pas de blessures, les aigrettes et les grelots ne mordent point sans la lance. » Pour les autres, leur impiété le rassure, il prédit la foudre qui renversera Capanée, et le Typhon ignivome qu’Hippomédon a fait graver sur son bouclier, ne peut être, selon lui, qu’un patron funeste à son protégé. Il y a sans doute une tradition effacée ou un sens perdu dans cette impiété militante attribuée par Eschyle aux assaillants de Thèbes. Amphiaraos excepté, tous blasphèment et défient les Dieux ; jusqu’à ce lionceau de montagne auquel le poil pousse à peine, jusqu’à ce fauve éphèbe d’Arcadie qui ne reconnaît d’autre divinité que sa lance, et s’écrie « qu’il saccagera la ville des Cadméens, malgré Zeus ». Aussi Étéocle oppose-t-il à ces mécréants des guerriers pieux et modestes : Mélanipos « qui hait les paroles impudentes », Polyphontès aimé d’Artémis, Actor « qui méprise la jactance, mais qui sait agir ». Contre l’homme au Typhon, il envoie « l’irréprochable Hyperbios » qui porte religieusement sur son bouclier « Zeus debout, tenant en main le trait flamboyant ». Quand vient le tour d’Amphiaraos, il honore et il plaint ce juste enrôlé malgré lui dans une guerre inique. Tous les discours d’Étéocle sont d’un politique ferme et sage qui raisonne le danger sans le braver ni le craindre, pourvoit à tout, fait face à toute chance et se remet du reste à l’arrêt des Dieux. Némésis aux écoutes, n’y trouverait pas une parole qui pût l’irriter contre lui. Mais il reste un dernier Chef, et l’Espion semble avoir retardé son nom, sachant quel dé fatal il va jeter sur le champ de mort. — « Le septième enfin, celui qui marche à la septième porte, je dois le dire, c’est ton frère. Quelles exécrations il lance contre cette ville et quels mauvais sorts ! Monter sur les tours, s’y faire proclamer roi, entonner le Pœan de la conquête, courir sur toi, tomber sur ton cadavre après t’avoir tué, ou, si vous survivez au combat, t’infliger l’infamant exil ! » — Deux figures sont incrustées sur son bouclier nouvellement forgé ; un Guerrier d’or qu’une Femme majestueuse conduit par la main ; et cette femme dit par son inscription : « Je suis la justice, je ramenerai cet homme, je lui rendrai sa ville, et il commandera dans la demeure de son père ». Au nom de Polynice, Étéocle, jusque-là si calme, a tressailli comme le démoniaque qui sent l’Esprit du mal rentrer dans son être. L’Imprécation d’Œdipe le ressaisit brusquement ; la haine atroce qu’elle lui a versée agit comme une rage couvée qui éclate, il est pris de l’accès suprême qui va le précipiter dans le fratricide. — « Ô race d’Œdipe, haïe et aveuglée par les Dieux ! Voici que les malédictions de mon père s’accomplissent ! » — II a la conscience de la Fatalité qui l’emporte, il sait qu’il n’est qu’un patient manié et secoué par ses mains terribles. Mais sa passion s’allie à cette puissance malfaisante, elle entre dans sa fureur et elle la seconde ; le condamné s’accorde avec le bourreau pour accélérer sa marche au supplice.
Certes l’auguste Justice serait mal nommée si elle venait en aide à cet homme ; mais elle ne l’a jamais jugé digne de son regard. C’est contre lui que je combattrai ; ennemi contre ennemi, roi contre roi, frère contre frère. Vite, qu’on m’apporte mes cnémides, mon bouclier et ma lance.Le Choeur essaye de le retenir, il étend ses doux bras de femme entre le duel dénaturé qui s’apprête :
Ô le plus cher des hommes, n’imite pas la rage de cet insensé. C’est assez que les Thébains luttent contre les Argiens ; ce sang-là, il peut s’expier. Mais le meurtre mutuel de deux frères, le temps passerait sur cette souillure sans jamais pouvoir l’effacer.Étéocle n’entend rien, ne veut rien entendre. Le sombre dégoût de sa race lui ôte d’ailleurs tout désir de vivre : il l’envoie, avec lui-même, aux Enfers dans un souhait forcené ; — « Les Dieux nous pressent d’en finir. Eh bien donc, vogue au gré des vents, lancée vers les flots du Cocyte, toute la race de Laios haïe d’Apollon » — La supplication des femmes persévère avec une tendre pitié. — « C’est un affreux désir qui te porte à ce meurtre fécond en fruits amers, à répandre sur la terre un sang défendu. » Mais Étéocle voit ce que le Chœur ne voit pas, l’Erynnis qui le tient et qui lui fait signe, la Malédiction qui le somme d’exécuter ce qu’elle a juré. — « Non, c’est l’Imprécation de mon père qui veut être accomplie ! Elle est là qui me presse les yeux secs de larmes ; elle me dit : la victoire d’abord et le reste après. » Les femmes insistent encore, attestant les Dieux qu’un sacrifice suppliant fléchira peut-être ; mais le fils maudit se sent condamné, et il accepte désespérément sa réprobation. — « Les Dieux depuis longtemps nous ont rejetés, ils ne demandent que notre mort. Pourquoi donc ferais-je le chien couchant devant le Destin ? » — Comme s’il n’était plus qu’un glaive insensible et sourd, il répond aux dernières instances du Chœur : — « Je suis aiguisé, tes prières ne m’émousseront pas. » Et il court d’un pas de vertige à la porte fatale où la mort l’attend. Le Destin a vite fait son œuvre : un Messager accourt bientôt des remparts, rapportant une double nouvelle de deuil et de joie. Thèbes est sauvée, la victoire triomphe sur six portes ; mais à la septième, les deux fils d’Œdipe se sont entre-tués. « Ils ont fait avec le fer le partage des biens paternels, ils en posséderont la place de leur sépulture. »
Chargé d’une longue échelle, il s’avançait et criait, avec d’énormes jactances, que même le tonnerre divin ne l’empêcherait pas de faire crouler la ville en ruines. Tout en criant, il grimpait sous une grêle de pierres, et, le corps ramassé sous son bouclier, il montait les degrés glissants de l’échelle. Déjà il franchissait le rempart, quand Zeus le frappa de sa foudre, et la terre retentit au loin. Mais du haut de t’échelle bondissaient ses membres épars, comme s’ils avaient été lancés par une fronde. Sa chevelure s’envole vers le ciel, son sang pleut sur la terre, ses jambes et ses bras tournent comme les rayons de la roue d’Ixion, et le tronc calciné retombe sur le sol. »Chose étrange, Capanée n’avait pas laissé un mauvais renom dans l’antiquité. Une statue lui avait été érigée à Delphes. Euripide le loue dons ses Suppliantes qui font suite aux Phéniciennes ; et quand Thésée, le héros du drame, rendant les hommages funèbres aux corps des sept Chefs qu’il a reconquis sur l’armée de Thèbes, lui fait dresser un bûcher à part, ce n’est point pour flétrir, mais pour honorer son cadavre consacré par le feu du ciel. Une autre scène de la même pièce, éclatante de splendeur tragique, nous montre sa femme Évadné qui se précipite dans ce bûcher, comme une veuve indienne, en chantant un hymne enthousiaste à l’époux rejoint par-delà la mort. Une ancienne tradition racontait même qu’Esculape, coutumier de ces miracles hétérodoxes qui le firent aussi foudroyer par Zeus, avait ressuscité Capanée, à l’aide de l’herbe magique qu’un serpent lui avait fait découvrir. Par une sorte de sourde rancune contre les injustices apparentes de la création, l’homme éprouve une sympathie secrète pour les grands contempteurs des Puissances d’en haut. Il se soulage par leurs blasphèmes qu’il n’oserait répéter, des révoltes mal étouffées qui grondent dans son âme. Il les a créés par l’invention de ses poètes, et il envoie ces lions émissaires, chargés, non point des péchés du peuple, comme le Bouc d’Israël, mais des griefs de l’humanité souffrante, rugir contre le ciel à sa place. Prométhée, Ajax, Don Juan, Manfred et tant d’autres figurent, tour à tour, ces rébellions de l’âme : Satan par-dessus tous, Satan que les Sabbats du seizième siècle appelaient « Celui à qui on a fait du tort » et dont Milton, le plus religieux des poètes, a fait un héros sublime, invincible dans sa défaite, que « le tonnerre a grandi », puisqu’en brisant sa tête il n’a pas ébranlé son cœur. Plus tard, Dante rencontre Capanée dans le septième cercle de son Enfer, celui qui renferme les « Violents », là où « pleuvent lentement sur le sable de larges flocons de feu, pareils à ceux de la neige dans les Alpes, quand il ne fait pas de vent. »
Il voit un homme couché tête haute, sous cette neige ardente qui brûle ses épaules : « Maître », dit-il à Virgile, « quel est ce géant qui n’a pas l’air de se soucier de l’incendie, et gît si dédaigneux et si contracté, qu’il ne semble pas que la pluie le dompte. »
Ce spectre indomptable, c’est Capanée qui se croit toujours le damnéde Zeus, et ne distingue pas l’Enfer chrétien du Tartare :
Et l’Ombre, s’apercevant que je parlais d’elle à mon maître, cria : « Tel je fus vivant, tel je suis mort. — Quand Jupiter fatiguerait son forgeron duquel, dans sa colère, il prit la foudre aiguë dont je fus frappé, à mon dernier jour, — et quand il fatiguerait l’un après l’autre tous ses noirs ouvriers de l’Etna en criant : Aide-moi, aide-moi, bon Vulcain ! — Ainsi qu’il fit au combat de Phlégra, et qu’il me perçât de toutes ses flèches, jamais il n’aurait de moi pleine vengeance. » — Alors mon guide parla d’une telle force que je ne l’avais pas encore si fortement entendu. « Ô Capanée, si ton orgueil ne fléchit pas, — Tu n’en es que plus puni. Aucune douleur, aucun martyre ne serait une douleur comparable à celle que ta rage te fait souffrir. » — Puis il se retourna vers moi en disant, avec de plus douces lèvres : « Il fut un des sept rois qui assiégèrent Thèbes. Il avait et semble encore avoir — Dieu en dédain, et il ne semble guère qu’il le prie1 »Virgile, poète pieux entre tous, ne peut que réprouver l’impie Capanée, et Dante accepte sa réprobation. Mais à la façon dont il le contourne, sous la pluie de feu, comme un colosse de Michel-Ange, — dispettoso e torto, — on sent qu’il l’admire à l’égal de Farinata degli Uberti « ce magnanime », — quel magnanimo — qu’il rencontrait au cercle d’avant, dressé hors de sa fosse ardente « comme s’il avait l’Enfer en grand mépris ».
Une autre illustre légende du siège de Thèbes est la disparition merveilleuse d’Amphiaraos. Le devin entraîné dans la déroute fie l’armée argienne fuyait poursuivi par Péryclymène. Au moment où la lance du guerrier thébain allait le percer, le sol s’ouvrit subitement, et l’engloutit debout sur son char attelé de quatre chevaux blancs. Il descendit ainsi vivant aux Enfers, parmi les Mânes effrayés, couvert du sang et de la sueur du combat. C’est le miracle d’ÉIie à la renverse : le quadrige du devin païen qui sombre dans les entrailles de la terre fait pendant au char de feu du prophète biblique s’envolant au ciel. Une sculpture étrusque donne à cette descente un air d’apothéose souterraine. On y voit une belle Euménide, sortie à mi-corps de l’abîme, un flambeau de fête à la main, saisir l’attelage par les rênes, comme pour introduire le héros divinisé dans le noir royaume. Un temple marqua la place de l’engloutissement, une horreur sacrée en traça l’enceinte : tout alentour, les troupeaux refusaient de brouter l’herbe empreinte de l’amertume infernale. Amphiaraos, adoré comme un dieu à Thèbes et à Argos, prophétisait toujours du fond de l’Érèbe. Ceux qui venaient le consulter lui sacrifiaient un bélier, et se couchaient sur la peau de la victime étendue au pied du sanctuaire. L’Oracle leur parlait pendant leur sommeil, sous la forme d’un songe propice ou funeste. Cette guerre, issue du fratricide, en porta les marques ; la haine y sévit de toutes parts, avec une rage délirante. Une tradition rapporte que Tydée, mortellement blessé par le Thébain Mélanippos, gisait au seuil de la porte Proétide, lorsqu’on lui apporta la tête de son meurtrier tué à son tour par Amphiaraos. Tydée, se soulevant d’un furieux effort, prit à deux mains cette tête toute saignante, et se mit à lui ronger la cervelle. Pallas, sa protectrice, descendait à ce moment de l’Olympe, pour faire boire au mourant un breuvage d’immortalité. Mais la vue de son affreuse pâture la fit reculer, un dégoût indigné souleva son cœur. Elle jeta à terra le philtre divin, et remonta vers le ciel, laissant cette bête féroce crever sur sa proie. Dante s’est souvenu de Tydée, devant le comte Ugolin rongeant la tête de l’archevêque Ruggieri. — « Tydée, dit-il, ne broya pas par vengeance les tempes de Ménalippe, autrement que celui-ci ce crâne et ce qui était dedans. »
« Frappe, tu as frappé ! » — « Tu as tué et tu as été tué ! » — « Tu as tué par la lance ! » — « Tu as été tué par la lance ! » — « Malheureux ! » — « Malheureux ! » — « Allez, mes larmes ! » — « Allez, mes gémissements ! » — « Tu as été tué par un frère ! » — « Tu as tué un frère ! » — « Choses lamentables à dire ! » — « Choses lamentables à voir !… »
On n’a pas besoin de comprendre, le cœur, saisi par l’oreille, reconnaît dans de tels accords les sons que rendent des âmes qui se brisent. Le sanglot est de toutes les langues : Rachel à Rama, Antigone et Ismène à Thèbes, sont entendues de tous lorsqu’elles pleurent, l’une sur ses fils, les autres sur leurs frères, « parce qu’ils ne sont plus ». Cependant un Héraut vient proclamer l’arrêt du sénat de Thèbes. Étéocle sera enseveli dans la terre natale, car il a défendu la ville, et « il est tombé là où il est beau aux jeunes hommes de tomber ». Quant à Polynice qui a envahi et dévasté sa patrie, son corps sera jeté hors des murs, et « les oiseaux carnassiers seront son tombeau ». Antigone refuse d’obéir à l’odieux édit. En quelques mots, sa grande âme se lève de toute sa hauteur.
« Et moi je dis aux chefs des Cadméens : Si aucun ne veut l’ensevelir avec moi, moi seule je le ferai, et j’en courrai le péril. Il ne m’est point honteux d’ensevelir mon frère en désobéissant à la ville. Les entrailles dont nous sommes nés tous deux ont une grande puissance, enfants d’une mère malheureuse, d’un père malheureux. Ainsi donc mon âme reste fidèle à ce malheur : vivante, je serai la sœur de ce mort. Les loups au ventre creux ne dévoreront point sa chair. Que nul ne le pense. Car moi-même, bien que femme, je creuserai sa tombe, et je le couvrirai de la terre apportée dans le pli de ma robe de lin. Qu’on ne me blâme point en ceci ; j’aurai le courage d’agir et d’achever mon action. »Un nouveau drame semble commencer avec ces paroles ; Eschyle l’a brusquement arrêté à son premier pas, et il ne paraît point qu’il l’ait remis en action dans une autre pièce. Après avoir indiqué Antigone d’un trait hâtif et superbe, il l’a léguée au poète qui devait en faire son plus pur chef-d’œuvre. On dirait Michel-Ange esquissant une Vierge-Martyre que Raphaël aurait sublimement terminée. Renoncement heureux après tout : il y aurait eu choc d’admirations, partage et controverse peut-être autour d’une figure-adorable, qui demeure unique et d’autant plus belle sur son piédestal isolé. Et c’est une pensée qui plaît à l’esprit, que celle du vieil Eschyle frayant sa voie sacrée à l’Antigone de Sophocle.