Chapitre VI,
première guerre médique
Darius envoya contre Athènes une armée de deux cent mille hommes, commandée par le Mède
Datis et par son neveu Artaphernès. Son mot d’ordre était de capturer vivants ces
esclaves rebelles, et de les envoyer à la chaîne, dans son palais de Suse. Il était
curieux de voir des êtres assez fous pour lui avoir résisté. En cas de victoire, les
Grecs auraient défilé sans doute devant lui, un mors à la bouche et la corde au cou,
comme les captifs égyptiens que Cambyse passa en revue, sur les ruines de Memphis. On
déchiffrerait peut-être aujourd’hui, sur l’inscription de Behistoun, le nom de Miltiade,
à la suite de ceux des rebelles mèdes que Darius se vante d’avoir mutilés de sa propre
main : — « Phraorte fut pris et amené devant moi, je lui coupai le nez, les oreilles, la
langue. Il fut tenu enchaîné à ma porte, tout le peuple le voyait. Ensuite je le fis
crucifier à Ecbatane, avec ses complices… » — « Tachmaspadès fut amené devant moi, je
lui coupai le nez et les oreilles : plus tard, je le fis crucifier à Arbèles. »
L’armée persane embarquée à Cilicia sur une flotte de six cents trirèmes côtoya le
rivage jusqu’à Samos, et poussa vers les îles de la mer Egée. Elle prit en passant Naxos
et Délos, et s’empara d’Érétria, qu’elle livra aux flammes. Une tradition, citée par
Platon, donne l’idée de l’effroi produit par ces masses écrasantes tombant sur la Grèce.
Elle dit que les Perses n’eurent qu’à joindre les mains autour de la ville, pour
envelopper tous les habitants comme dans les toiles d’un filet. Après la prise
d’Érétria, la flotte, qui portait Hippias à son bord, jeta l’ancre dans une baie de
l’Attique, en face d’une plaine vaste et nue, déployée sous un hémicycle de coteaux
rocheux et d’âpres montagnes. Hippias avait désigné cette plage comme une porte ouverte.
Mais le génie d’Athènes trahit victorieusement le traître : la brèche indiquée par
Hippias, c’était Marathon.
Athènes, si terriblement menacée, appela Sparte au secours. Elle lui envoya Phédippide,
le plus agile de ses coureurs. Il y a, dès le début, quelque chose de l’essor dans toute
celle histoire ; Phédippide courut comme si Hermès lui avait prêté son pétase ailé et
ses talonnières. En deux jours, il fendit les mille stades qui séparent Athènes de
Lacédémone. Message vain, exploit inutile : l’égoïste Sparte montrait déjà à la Grèce
cette face louche et morne, sombrement envieuse, sourdement hostile, qui, plus tard, la
médusa tant de fois. Elle avait du plomb à ses sandales, si Phédippide avait des ailes à
ses pieds. Sa réponse, digne d’une tribu fétichiste gouvernée par un astrologue, fut
qu’une antique coutume lui défendait d’entrer en campagne avant la pleine lune ; or on
était au dernier quartier. Sparte promit de marcher, mais dans cinq jours seulement,
lorsque l’astre serait reparu dans son plein. Cette basse superstition n’était-elle
qu’un méchant prétexte ? Cette question de lune était-elle le masque d’un odieux
calcul ? Les historiens anciens n’expliquent pas l’énigme, ils la posent sans la
résoudre. — Heureusement, avec le refus de Sparte, Phédippide rapportait à Athènes
l’oracle d’un dieu. En traversant la forêt du mont Parthénion, Pan lui était apparu,
joyeux et radieux, sous les étoiles que reflétait sa poitrine. Il l’avait interpellé par
son nom, et sa grande voix, où bruissaient les souffles des bois, avait prédit la
victoire.
Athènes, réduite à combattre seule, n’avait que dix mille hoplites, avec mille soldats
de Platée, son alliée fidèle, contre les deux cent mille de l’envahisseur. Il lui
fallait un héros pour oser et vaincre, les dieux l’envoyèrent. MiItiade revenait d’une
colonie de la Chersonèse, qu’il avait durement gouvernée, à la façon des « Tyrans »
d’alors. C’était un homme du temps d’Hippias, d’esprit et d’éducation despotique. Mais
rentré à Athènes, retrempé dans son air énergique et libre, le petit satrape devint un
grand citoyen. Contre l’avis des autres stratèges, qui voulaient retrancher la défense
au cœur de la ville, la circonscrire au rocher sacré, il soutint que le salut était dans
l’attaque, qu’il fallait marcher sur l’ennemi au lieu de l’attendre, le frapper sur le
rivage même de la mer, au seuil bruyant de la patrie grecque. Sa résolution
l’emporta.
Un matin, la petite armée athénienne, campée sous les hauteurs qui dominaient Marathon,
entonna le chant du Paean, et fondit au pas de course sur les Perses. Avec l’élan de
l’aigle, elle en prit la forme. Tandis que le centre rompait, les deux ailes hérissées
de lances enveloppaient l’ennemi qui leur faisait face, puis se rabattaient, en le
refoulant, sur les masses qui avaient entamé leur front. Les Perses s’enfuirent en
déroute vers leurs vaisseaux rangés sur la plage, poursuivis par les Athéniens qui
essayèrent d’y mettre le feu. On eût dit la bataille des navires du quinzième chant de
l’Iliade reprenant ses glaives et ses torches. Mais cette fois elle
avait fait volte-face : c’étaient les guerriers de l’Asie, poussés et rejetés sur leur
flotte, qu’assaillaient les Grecs. Ce fut dans cette attaque que le frère d’Eschyle,
Cynégire, eut les bras coupés en étreignant la galère ennemie qu’il mordit ensuite :
abordage épique d’un homme et d’un vaisseau se déchirant corps à corps. Au moment où la
flotte reprenait la mer, on vit un bouclier poli d’une rondeur énorme, se lever sur une
cime du Pentélique, comme un astre de mauvais augure. L’œil perçant de Miltiade y lut
aussitôt un signal de traîtres, un appel des partisans d’Hippias avertissant les Perses
qu’Athènes, sans défense, était à la merci d’une surprise qui devancerait son retour.
Dès que le bouclier sinistre parut, en effet, la flotte cingla à force de rames vers le
cap Sunium. Mais Miltiade, redressant son armée harassée d’un effort sublime, la porta,
à marche forcée, de Marathon sur Phalère, comme s’il l’enlevait dans le nuage poudreux
du combat. Elle y arriva avant les vaisseaux. Cette course fulgurante déconcerta
l’ennemi retrouvant, aux abords d’Athènes, l’armée qui venait de le vaincre à dix lieues
de là. La flotte s’enfuit vers les Cyclades ; Athènes était sauvée une seconde fois.
La pleine lune étant enfin venue, la lourde armée de Lacédémone s’ébranla et se mit en
marche. Elle arriva le lendemain du combat, juste à temps pour inspecter curieusement
les cadavres des Perses encore gisants sur le sable. Il ne fallut rien moins que le
soleil des Thermopyles pour éclaircir l’éclipse lunaire de la sombre Sparte.
Les miracles ne manquèrent pas à cette victoire merveilleuse, l’enthousiasme suscita
des apparitions. On vit, au fort de l’action, le fantôme de Thésée s’élancer sur les
rangs barbares. Un paysan inconnu combattait à côté de lui, armé d’un manche de charrue
dont il frappait les ennemis ; à chaque coup, il traçait autour de lui un cercle de
morts. Ce Samson grec disparut après la bataille. L’oracle de Delphes, consulté par les
Athéniens, leur ordonna d’adorer en lui le héros Échellos, c’est-à-dire « l’Homme au
manche de charrue » : —’Εχέτλη : — sans cloute l’incarnation du pays rural, le
moissonneur des gerbes se transformant en faucheur d’hommes, aux jours de combat. Toutes
les nuits le champ héroïque rejetait ses morts qui recommençaient la bataille ; la
campagne retentissait du fracas des lances et du ronflement des chevaux. Pausanias dit
que ceux qui venaient exprès dans la plaine, pour épier cette mêlée de Mânes, étaient
frappés par des épées invisibles, mais que le passant qui l’apercevait par hasard était
épargné. De tous temps les fantasmagories nocturnes ont craint et repoussé les témoins.
Les « Chasses Noires » et les « Chasses Furieuses » de la mythologie germanique
traquaient les bûcherons et les pâtres embusqués derrière les taillis pour les voir
passer et souvent elles mêlaient leurs membres à la curée des fauves poursuivis.
Athènes récompensa les vainqueurs, mais simplement et sans faste. Elle ne comprenait
pas les exploits de tous absorbés par la gloire d’un seul, l’idolâtrie du chef érigée
sur le sacrifice de l’armée. La bataille fut peinte sur un panneau du Pœcile, et
Miltiade y fut représenté avec Callimaque, au milieu d’un groupe de héros et de
demi-dieux. Un tumulus fut dressé à Marathon sur ses vaillants morts, entouré de dix
colonnes, une pour chaque tribu, qui portaient leurs noms. Les Platéens eurent leur
sépulcre à part. Si Sparte avait combattu, elle aurait livré aux corbeaux les Ilotes
tués dans ses rangs ; la noble Athènes, chez qui le servage n’était qu’une fraternité
inférieure, accorda aux esclaves morts pour sa liberté, un tombeau d’honneur. La plus
haute commémoration du triomphe fut l’emploi qu’elle fit d’un bloc de marbre repris à
l’ennemi. Les Perses, se croyant vainqueurs par avance, l’avaient transporté de Paros,
pour y tailler un trophée. Mais le marbre prédestiné cachait la déesse qui humilie les
superbes : Agoracrite, élève de Phidias, fit sortir une Némésis ironique du bloc
délivré.
Un épisode ingénu égaye cette glorieuse journée, pareil à un bas-relief pastoral
enchâssé dans le socle d’une colonne guerrière. Les Athéniens, avant le combat, avaient
fait vœu d’immoler à l’Artémis Agrotère autant de chèvres qu’ils
tueraient d’ennemis. Mais ce vœu, s’ils l’avaient strictement accompli, aurait dépeuplé
les étables et les pâturages. Toutes les chèvres de la pauvre Attique auraient été la
curée de la Chasseresse. Il ne serait plus resté une seule victime pour l’autel de Pan
et des Nymphes. On composa donc avec Artémis ; au lieu de six mille abattues d’un coup,
il fut décidé que cinq cents chèvres lui seraient sacrifiées chaque année. La
« Très-bonne Déesse » accepta cette transaction ; comme, dans une églogue, elle eût
pardonné la tricherie d’un pâtre qui, pour vaincre au jeu de la flûte, lui aurait voué
imprudemment son troupeau.
« Les feux de l’aurore sont moins doux que les premiers regards de la gloire. » Ces
paroles modernes d’une grâce attique, peuvent s’appliquer à cette jeune bataille, aube
d’un jour rayonnant, fleur de pourpre d’un printemps sacré. Il y a de la primeur du
bourgeon dans ses verts lauriers, il y a de la sève dans son sang fécondant et frais
comme une pluie d’avril. Ce petit peuple qui se dévoue à la patrie commune, ces dix
mille contre deux cent mille, qui marchent en avant sans regarder derrière eux, cette
victoire qui semble divine tant elle est rapide, quel plus noble et plus pur triomphe !
La beauté du lieu s’ajoute à la beauté de l’action. C’est sur une plage sablonneuse
comme une arène olympique, que les Athéniens courent à l’ennemi ; les montagnes et la
mer l’encadrent : ici le camp, et là les vaisseaux. La tactique du combat a la
simplicité des mouvements d’un lutteur ; l’héroïque tragédie s’ordonne selon les lignes
des belles unités. Le Messager même ne lui manque pas ; il est représenté par ce soldat
qui courut annoncer sa délivrance à Athènes, et tomba mort sur la place, en agitant sa
palme, comme un coursier épuisé par l’élan d’un dieu. Marathon ne fut sans doute qu’une
escarmouche auprès des grandes luttes qui suivirent mais ce petit combat décida leur
issue future. Il exalta et fortifia l’âme d’Athènes, il l’aguerrit aux épouvantes et aux
chocs des masses. La Perse était vaincue pour la première fois. La vanité du nombre
s’était évanouie devant l’énergie de l’élite, le colosse barbare avait sonné creux sous
la lance civique qui l’avait heurté, Xerxès et ses cohues pouvaient venir maintenant, un
peuple était debout pour les recevoir.
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