Chapitre IV,
Eschyle.
Comme toutes les cités illustres du monde antique, la Tragédie grecque a la gloire
d’avoir eu pour fondateur un héros. Avec le génie, Eschyle a eu la vaillance ; il a agi
ce qu’il a chanté. Le laurier sanglant se noue sur son front aux palmes tragiques.
Lorsqu’il dansait sur le théâtre, en tête de ses Chœurs, il aurait pu frapper sa lyre de
l’épée, comme les Curètes frappaient de leur glaive sur le bouclier.
Eschyle était né à Éleusis, dans l’aire des deux Grandes Déesses, au cœur de leur culte
et de leurs Mystères. Nul doute, malgré quelques dénégations peu croyables, qu’il ait
été initié à ce Saint des Saints de l’antiquité. Dans les Grenouilles
d’Aristophane, au moment d’entrer en lutte avec Euripide, il prononce ce vers dont
l’accent sacramentel ne saurait tromper : « Ô Déméter, toi qui as nourri mon âme, y fais
que je sois digne de tes Mystères ! » A défaut d’autres témoignages, les vertueuses
doctrines dont tous ses poèmes sont tissus attesteraient son initiation. Une fresque du
Giotto nous montre Dante tenant à la main une fleur de grenade, symbole des affiliés de
la Cabale : Eschyle nous apparaît aussi portant le ciste mystique des initiés
d’Éleusis.
Son père Euphorion, d’une antique souche d’Eupatrides, autochtones du sol, fils de
l’olivier et de la cigale, avait été disciple de Pythagore. Il nourrit sans doute son
fils de la moelle des leçons du maître. Un trait austère lui est resté de cette école
presque monastique, de cette philosophie qui était une théologie. Il y a comme une
tonsure d’ordre religieux sur le front d’Eschyle.
L’Initié de Déméter fut aussi, par excellence, « un homme de Bacchus » comme on
appelait les poètes du théâtre. Une légende contait qu’un jour qu’il gardait, tout
enfant, un clos de vignes, comme la Sulamite du Cantique, Dionysos
l’avait visité et lui avait soufflé son esprit. Plus tard il venait, dit-on, lui dicter
en songe ses tragédies. Athénée et Plutarque le raillent même d’avoir été trop plein de
son dieu. Ils disent qu’il buvait pour exciter son génie, que le vin était l’huile de ce
feu sacré. Ces ivresses d’Eschyle ne nous offensent pas. Le vin a une âme lorsqu’on
croit qu’une force divine y fermente ; c’était cette âme que buvait Eschyle, et dont il
enflammait son esprit. Les vapeurs de la coupe étaient pour lui ce qu’étaient pour la
Pythie les fumées du trépied delphique. Quoi qu’il eu soit, il est certain que
l’enthousiasme dionysiaque fut une des grandes inspirations du génie d’Eschyle. On ne
compte pas moins de neuf tragédies bachiques dans la nomenclature de ses œuvres, sans
compter les chaînes satyriques. Toutes ont péri, et le pur esprit, le fumet religieux et
capiteux des orgies sacrées s’est évaporé avec elles. Les Bacchantes
d’Euripide, si admirables pourtant, ne nous donnent que le regain de ces vendanges
prodigieuses. On peut juger, par les fragments qui en restent, de leur magnificence et
de leur fureur. Ces fonds d’amphores brisées exhalent un parfum d’une violence qui
enivre encore. Le vin ruisselle, splendide comme une pourpre, sur ces lambeaux de
strophes décousues, comme sur la robe déchirée et éclaboussée des Ménades.
« C’est la divine Cottys », — s’écriait-il dans ses Edoniens — « et
son cortège armé d’instruments d’orage ! L’un, le bombyx en main, l’enflamme sous ses
doigts, en fait jaillir la note frénétique, la note qui allume les colères : l’autre
s’étourdit de l’airain vibrant des cymbales… L’hymne bondit, le formidable Alala pareil à la voix caverneuse du taureau ! un mugissement sourd et
d’autant plus terrible : puis le tambour roule comme le grondement d’un tonnerre
souterrain. Les murs en sont affolés, les toits pris d’ivresse. »
Il dit ailleurs : « Le miroir du corps, c’est le poli de l’airain ; celui de l’âme,
c’est le vin. »
Eschyle naquit et grandit dans l’âge héroïque d’Athènes, à l’aurore sanglante de sa
liberté. Il était de la génération des grands et des forts, de l’élite des
« Marathonomaques », comme les Athéniens de Périclès appelèrent plus tard les vétérans
des grandes guerres Médiques. Enfant, il avait vu peut-être l’éclair du glaive
d’Harmodius jaillir « du myrte verdoyant ». Il avait trente-cinq ans à Marathon, d’où il
rapporta une glorieuse blessure. Dix ans plus tard, il était à Platée et à Salamine ; il
combattit tous les grands combats. Race héroïque entre toutes : son frère Cynégire est
l’homme qui, se cramponnant à l’abordage d’une galère persane, et les deux bras coupés
par la hache, s’y rattacha avec les dents ; pour l’en faire démordre, il fallut lui
trancher la tête. Son autre frère, Amynias, donna, à Salamine, le premier coup d’éperon
sur la flotte des Perses, tua leur navarque et coula bas son vaisseau. Au temps
d’Homère, le mythe aurait transfiguré cette famille épique ; il en aurait fait un groupe
d’astres ou de demi-dieux.
Avant de combattre à Marathon, Eschyle avait déjà lutté sur la scène ; il y avait
vaincu le vieux Pratinas. Entre les deux guerres et jusqu’à sa mort, le théâtre, où il
fut cinquante-deux fois couronné, absorba sa vie. Cette vie superbe n’a laissé que
quelques vestiges, elfe a disparu sous l’écroulement de son œuvre, il n’en reste que des
traditions de persécutions et de calomnies, la face fruste d’une statue lapidée. Eschyle
fut accusé d’impiété pour avoir révélé aux profanes les rites des Mystères ; grief
grave, délit capital. Le secret était juré par les initiés, et la mort punissait toute
révélation. Tel vers de lui semble en effet écarter un rideau sacré, murmurer à voix
basse des mots ineffables. Mais la pensée d’Eschyle égalait en hauteur et en profondeur
les dogmes et les arcanes d’Éleusis, elle se confondait avec eux, II y eut rencontre,
sans doute, amalgame de sublimités, non divulgation sacrilège. Les rayons de la scène se
croisèrent avec les éclairs du temple, et parurent avoir emprunté leur flamme. Élien
raconte que le poète, traduit devant l’Aréopage, allait être condamné par son arrêt sans
appel, si Amynias, qui assistait son grand frère, fendant sa tunique, n’avait montré aux
juges le bras mutilé du soldat de Platée et de Marathon. On a dit aussi que le peuple,
soulevé par un trait de la tragédie de Sisyphe, qui lui parut lancé
contre un dieu, envahit la scène, et aurait mis Eschyle en pièces comme Orphée, s’il
n’avait embrassé l’autel de Bacchus. Le génie scandalise volontiers les foules, sa haute
religion offusque les superstitions inférieures. Dante, lui aussi, ce frère éloigné
d’Eschyle, fut dénoncé comme hérésiarque aux inquisiteurs de Florence, et accusé de
sacrilège parce que, méditant un jour dans la chapelle de Saint-Jean, et voyant un
enfant qui se noyait dans le Baptistère, il avait brisé le couvercle de la cuve pour
l’en retirer. Il se ressouvient de cette aventure dans le neuvième cercle de son Enfer, devant les cryptes des Simoniaques, et il daigne s’en disculper.
— « Je vis, sur le bord et dans le fond la pierre livide, pleine de trous, tous de la
même largeur, et chacun d’eux était rond. — Ils ne paraissaient pas moins amples ni plus
grands que ceux qui sont dans mon beau Saint Jean, pour servir de fonts baptismaux : —
L’un desquels, il n’y a pas encore beaucoup d’années, je brisai parce qu’un enfant s’y
noyait ; et que cela soit occasion pour tout homme de se détromper. »
Ce n’est point la seule ressemblance entre Eschyle et Dante : tous deux, au déclin de
leur vie, dans le rayonnement de leur gloire, prirent la route de l’exil.
Cet exil d’Eschyle fut-il volontaire ou forcé ? Les testes hésitent et se contredisent.
La terreur s’attachait à ce poète terrible. Ses représentations étaient quelquefois des
tragédies véritables : catastrophes sur la scène et catastrophes dans l’enceinte. Des
enfants moururent de peur, des femmes avortèrent le jour de l’Orestie,
à l’apparition des Euménides déchaînant leurs serpents et secouant leurs torches.
Histoire croyable, si l’on tient compte des premiers effets du drame sur la race la plus
sensible qui ait jamais existé. « Les Rhapsodes, disait Platon, avaient bien de la peine
à réciter Homère sans tomber dans des convulsions », — Une autre fois, Eschyle eut un
théâtre tué sous lui. Le vieux cirque de bois qui servait encore de scène à Athènes,
s’écroula avec ses gradins pleins de peuple, pendant qu’on y jouait une de ses
trilogies. L’accident passa pour un châtiment des dieux offensés, et un scholiaste
attribue à ce désastre le départ d’Eschyle. D’autres disent qu’il ressentit comme une
injure la victoire du jeune Sophocle remportant un prix contre lui, Cette jalousie n’a
rien qui nous choque. On comprend le regard torve jeté par le vieil athlète se retirant
de l’arène, sur l’éphèbe qui découronnait son front chauve, son froncement de sourcil
sous ses lauriers humiliés. L’échec dut lui être d’autant plus amer que, par harsard, il
avait, ce jour-là, les dix généraux de Marathon pour juges, et que le soldat qu’il était
resté put se croire dégradé par la main de ses anciens chefs. Ce n’était point seulement
un jeune concurrent, c’était un art nouveau qu’il voyait s’avancer sur lui ; un art
moins grand et moins fort, mais plus attrayant et plus souple, Il pressentit sans doute
une décadence sous cette perfection tempérée, une décroissance dans cette réduction
harmonieuse. Il prévit la détente des cordes d’airain, ramollissement du nerf héroïque.
Michel-Ange dut toiser du même œil hautain et morose, les premières fresques de Raphaël.
Eschyle releva pourtant le défi. Entre les mains de son jeune rival, la tragédie s’était
détachée des liens du lyrisme ; elle se pliait aux mouvements et aux variétés de la vie,
le nœud dramatique s’était resserré : il accepta ce terrain nouveau. Le géant se mit en
mouvement : en trois pas, comme les dieux de l’Iliade, il parcourut
cette scène élargie, l’agrandit sous lui. Deux mille ans ont passé, et l’Orestie reste encore le plus terrible des drames.
Eschyle quitta Athènes après l’Orestie et se retira en Sicile. Il y
était appelé par Hiéron, un de ces rois de Syracuse qu’on prendrait pour les précurseurs
des princes italiens de la Renaissance. L’Italie du seizième siècle eut des monstres
lettrés et des bandits dilettantes. Tel humaniste couronné qui, le matin, commandait une
fresque, ou se faisait expliquer Homère par un philologue byzantin, assassinait ses
ennemis le soir, ou leur servait un souper assaisonné de cantarella.
De même, Hiéron était un tyran cruel et rapace, mais aussi un protecteur magnifique des
muses, tenant cour ouverte aux poètes qu’il appelait de tous les points de l’Hellade.
Pindare était son joueur de lyre, et il a chanté dans ses Olympiques « l’homme » qui
tient le sceptre de la justice dans la Sicile aux « grands troupeaux » ; il a célébré
« sa table hospitalière, retentissante de douces mélodies » : Hiéron combla Eschyle de
dons et d’honneurs, mais le vieux poète n’habita pas son palais, trouvant sans doute
aussi dure que Dante « la montée de l’escalier des patrons ». Il se retira à Gela, au
pied de l’Etna. L’esprit se complaît dans cette grande image : Eschyle l’hôte du volcan
et le voisin d’Encelade. L’Etna fut le titre de son dernier drame : autre rêve qui
saisit l’imagination. Cela fait songer au projet réalisé du sculpteur d’Alexandre,
modelant une montagne en colosse, lui faisant porter une ville sur la main droite, et
verser de l’autre un fleuve dans la plaine.
Eschyle mourut à soixante-neuf ans. On grava sur sa tombe l’épitaphe qu’il s’était
tracée ; le poète s’y efface derrière le guerrier. Ce n’est point d’un chant tragique,
mais d’un bruit d’armes agitées qu’il voulut que retentît sa mémoire : — « Sous cette
pierre gît Eschyle, fils d’Euphorion. Né dans Athènes, il mourut aux champs plantureux
de Géla. Au bois si fameux, au bois de Marathon, au Mède à la flottante chevelure, de
dire s’il fut vaillant. Ils l’ont vu ! »
C’est justement que les anciens avaient donné à Eschyle le grand nom de « Père de la
tragédie ». Sublimité et génie à part, l’innovation qu’il y porta équivaut à une
création. Il la transforma corps et âme, esprit et matière. Il tira le théâtre des
matériaux épars amassés par ses devanciers, et le reconstruisit sur un plan qui fut
modifié depuis, mais non pas détruit. Ce fut lui qui introduisit le deuxième acteur sur
la scène ; progrès suprême d’où découlèrent tous les autres. Le dialogue date de ce
second personnage posé en face du premier ; car parler et répliquer à un Chœur
impersonnel et confus, c’était converser avec un écho. Dans l’interlocuteur qui lui
vient, le héros trouve un appui ou une résistance, il ne raconte pas seulement, il agit.
Sa parole est lancée vers un but visible, sa passion attaque un être vivant, au lieu
d’embrasser à vide une Ombre évoquée par l’incantation d’un récit. Le Chœur débordait
dans les drames diffus de Chérilos et de Phrynicos, Eschyle lui creusa un lit et lui
traça son rivage. Il imposa des flux et des reflux à ses flots lyriques. Les danses et
les chants ne submergèrent plus la parole ; elle les domina de sa dignité supérieure,
l’Esprit plana sur cette mer. Sans doute, le rôle du Chœur paraît encore démesuré dans
ses tragédies. On sent les efforts que fait le poète pour dégager son drame du
dithyrambe primitif. Quoi qu’il fasse, il y reste toujours pris par quelque côté. Je
crois voir Milon de Crotone se tordant sous l’étreinte du chêne que font craquer ses
bras révoltés. Mais réduire la fonction presque liturgique de ce clergé théâtral était
déjà une très grande audace. L’art grec, pour conquérir sa liberté merveilleuse, eut
longtemps à lutter contre l’archaïsme et la routine de ses Sages ; l’Egypte avait chez
lui une école. Son âme si agile et si vive, sa Psyché ailée est sortie d’une chrysalide
de rites et de règles aussi épaisse qu’une momie de Memphis. On sait le lourd bâton de
censeur que Solon leva sur Thespis, coupable d’avoir montré des fictions au peuple. Les
magistrats de Sparte firent clouer à un mur, comme au pilori, la lyre à laquelle
Therpandre avait ajouté une quatrième corde. Plus tard, Timothée ayant ajusté à la
sienne deux fibres nouvelles, un des Éphores, le couteau en main, lui demanda de quel
côté il préférait qu’on la mutilât.
C’est à Eschyle que la tragédie dut son appareil et ses pompes. Machiniste et
costumier, décorateur et maître de danses, il fut à la fois son poète et son architecte,
son penseur et son ouvrier. Ce fut lui qui orna la scène de temples, de tentes,
d’autels, de tombeaux, qui inventa les machines à l’aide desquelles l’illusion opère ses
prestiges. L’enchanteur aux paroles magiques n’évoquait, pas seulement la personne des
dieux, mais aussi leur cortège et leur attirail, leurs chars aériens et leurs
hippogriffes, leurs descentes sur la terre et leurs ascensions vers le ciel. Aux
oripeaux bigarrés des premiers tréteaux, il substitua des robes si grandioses et si
majestueuses qu’elles furent adoptées par les hiérophantes des Mystères et les porteurs
de flambeaux sacrés. Il exhaussa le cothurne de façon à en faire un socle mouvant qui
donnait à l’acteur une stature sculpturale. Il agrandit et il embellit la pantomime et
le jeu des Chœurs, taillant dans leur masse des groupes pathétiques, dignes d’être
coulés dans le bronze ou moulés par le marbre de la statuaire. Le poète s’en vante dans
les Grenouilles d’Aristophane : — « Vous souvient-il d’avoir vu ces
Phrygiens qui venaient chez Achille, avec Priam, pour racheter le cadavre d’Hector, et
combien de figures diverses ils ont faites ? »
Avant lui, les masques étaient inanimés ou informes ; il les fit modeler et peindre,
d’après les types consacrés, plus grands et plus accentués que nature, avec ces bouches
béantes, ces yeux caverneux, ces traits saillants, ces chevelures étagées et
calamistrées qui frappaient chaque personnage à l’effigie d’une tête surhumaine. Joint
aux plastrons qui amplifiaient les membres, aux gants énormes qui grossissaient les
mains, ce masque monumental faisait de l’acteur un spectre effrayant. Même en
recomposant l’immense perspective du théâtre attique, le goût moderne a peine à
comprendre, dans la plupart de ses drames, cette figuration gigantesque ; elle excédait
les dimensions de la vie. On ne voit pas les héros proportionnés de Sophocle, les
personnages tout humains d’Euripide, représentés par des géants masqués, chaussés de
piédestaux, aux faces immobiles et marmoréennes. Mais cette mise en scène titanique,
appliquée aux tragédies d’Eschyle, paraît leur mesure exacte, leur forme normale. Sa
terrible idéalité est la nature même de ses personnages.
Tout, en effet, est démesuré dans Eschyle : la scène, les figures, les passions, les
catastrophes, le langage. Son génie n’est pas seulement , mais unique dans
sa race et dans son milieu. Il dépasse les proportions de la nature hellénique. Les
fouilles récentes des géologues ont fait une étrange découverte ; elles ont exhumé du
sol de l’Attique, à l’état fossile, un immense charnier d’animaux géants. Nulle part on
n’a trouvé les grandia ossa des Faunes primitives en telle abondance.
Cette pure et sobre Attique était, à l’époque tertiaire, la région des énormités. Une
végétation effrénée inondait alors ses paysages demi-nus, clairsemés d’oliviers et de
lauriers-roses. L’Hymète et le Pentélique qui, depuis qu’un nom leur a été donné, ne
peuvent nourrir que quelques essaims d’abeilles, défrayaient des hordes de monstres. Le
Dinothérium et le Mastodonte, le Rhinocéros à deux cornes, le Sanglier d’Erymanthe
encombraient les jungles sauvages où, plus tard, fut le Parthénon. Les Hipparions aux
pieds digités galopaient par bandes, dans les plaines que devaient battre en cadence,
sous l’équitation légère des éphèbes, les chevaux de courses des Panathénées. Eschyle
semble le contemporain de cette zone excessive plutôt que celui de la terre exquise qui
la remplaça. On rêve autour de ses tragédies les êtres et les formes de la nature
gigantesque.
Entre les poètes de la Grèce, il apparaît comme un colosse parmi des statues. Il est
antique dans l’antiquité même, sacerdotal au milieu d’un peuple laïque. Contemporain de
Sophocle, Eschyle a moins l’air de son aîné que de son ancêtre. Son théâtre est à celui
du poète d’Antigone, ce qu’une pyramide d’Égypte est au Parthénon.
Leur différence d’âge est de vingt-sept ans, et l’horizon d’un siècle semble s’étendre
entre eux deux. Un siècle tient en effet dans cet intervalle, Athènes va vite ; destinée
à mourir jeune comme Achille, elle a ses « pieds légers », son rapide élan. La carrière
que d’autres peuples mettent des âges à parcourir, sa jeune génération, partie de
Salamine, la franchit d’un bond. Toute rudesse primitive tombe comme une vieille écorce
de cette nouvelle souche ; ses mœurs, ses arts, sa religion même font peau neuve. Elle
brise les ébauches de ses origines et refond dans d’autres moules toutes les formes de
sa vie publique et privée. Ses dieux se rassérènent, ses marbres se détendent, ses lois
se polissent, sa langue s’éclaircit et s’affine. Un rayon de beauté circule comme un
sourire sur sa civilisation rajeunie, une ligne d’élégance la parcourt et l’assouplit en
tous sens. L’olivier rugueux se couvre de fleurs.
Seul, Eschyle reste sombre et rudimentaire, sourcilleux et rauque, au milieu de cette
harmonie et de cette clarté. Imaginez un statuaire d’Égine taillant âprement des
divinités archaïques, sur la frise d’un temple dont Phidias sculpte le fronton : c’est
l’image du vieil Eschyle concourant avec le jeune Sophocle, aux grandes Dionysiaques.
Zeus semblait lui avoir dit comme le Jéhovah biblique au prophète : Tibi
dabo frontem duriorem frontibus eorum : « Je te donnerai un front plus dur que
les leurs. » La légende de sa mort a tout au moins la vérité d’un symbole. On dit qu’un
jour que le poète, errant dans une montagne de Sicile, s’était assis au soleil, un
aigle, portant entre ses serres une tortue, prit sa tête chauve pour un rocher :
l’oiseau lâcha sa proie sur elle, et la carapace de la bête fendit le crâne d’Eschyle en
éclats. Cet aigle ne se trompait guère : si l’on classait les phases de l’esprit humain
comme les périodes géologiques de la terre, c’est dans l’âge de pierre qu’il faudrait
ranger le génie d’Eschyle. Malgré son art admirable et son profond renouvellement
intérieur, sa tragédie est, pour ainsi dire, d’ordre cyclopéen. Elle apparaît comme le
« Trésor d’Atrée », à Mycènes, construite d’énormes blocs juxtaposés sans ciment. Ses
sujets sont vastes comme des épopées : ce sont des sièges de villes et des migrations de
races, des cataclysmes de peuples et des supplices de géants vaincus. Il les taille à
angles droits, sur des plans rigides. La variété des situations, l’animation de la
scène, le développement des caractères, les surprises de l’intérêt, la complication des
péripéties lui restent volontairement inconnues. Excepté dans l’Orestie, l’action de ses drames se réduit à l’éloignement ou à l’accroissement
de la catastrophe qu’ils contiennent. Entre l’exposition et le dénouement, tout
mouvement s’arrête. On dirait de grands bas-reliefs étalés sur une même surface, sans
outres gradations que celles de l’ombre ou de la lumière qui les frappent. Tour à tour
éclairés par l’espoir ou assombris par l’angoisse, leurs groupes n’en restent pas moins
immobiles. Quoiqu’il l’ait si puissamment déblayé, le théâtre est encore obstrué, chez
lui, par les débris du vieil art. Des récits épiques s’amoncellent entre les intervalles
du dialogue. Les personnages interrompus, à chaque instant, par le chant des Chœurs,
semblent lutter et s’interpeller au bord de la mer. Souvent leur rôle n’est qu’une
clameur indéfiniment prolongée. « Le vent des hymnes lugubres », comme il a dit quelque
part, les enroule dans son tourbillon. Les lamentations des Suppliantes ont la monotonie d’un long psaume de deuil. Xerxès n’apparaît dans
les Perses que pour crier avec le Chœur et mener l’orchestre de ses
gémissements. Ses héros expriment un sentiment immuable. Leur attitude violente et
grandiose semble scellée à un piédestal. Il y a de la simplification du profil dans le
dessin tranchant de ces figures solennelles, imperturbablement tournées vers une idée
fixe. Pour éloquence, le poète leur donnait parfois le silence. Il y avait, dans le
vestiaire du théâtre ancien, un masque aux dents serrées, aux lèvres crispées, destiné à
l’acteur muet de la pièce ; Eschyle se servait souvent de ce masque-là. Il aimait les
silentiaires et les taciturnes. — Prométhée se tait, pendant que la Puissance et la
Force le clouent sur le sommet du Caucase. Dans deux de ses tragédies perdues, Achille
n’exprimait son deuil de Patrocle que par un mutisme farouche. Niobé, « la couveuse de
tombeaux », comme il l’appelait, restait assise sur le sépulcre de ses enfants,
enveloppée d’un voile qui la couvrait de la tête aux pieds. Cariatide des douleurs du
drame, elle les portait sans même soupirer.
Mais cette tragédie de style lapidaire, à moitié prise dans le bloc d’un art ébauché,
est aussi vivante que le plus libre des drames. Un enthousiasme entraînant anime ses
formes massives, et les monte au comble du pathétique et de la terreur. Ce sont les
pierres d’Amphion, remuées par la lyre, qui s’ébranlent, s’agitent, se soulèvent, et
construisent d’elles-mêmes la cité où s’entasse un peuple. Le génie du poète est d’une
ardeur si puissante qu’il pénètre de son feu et de son éclat les lourdes enveloppes qui
pèsent sur lui. Ces actions formidables qu’aucun incident ne fait dévier de leur pente
droite, roulent sur l’esprit d’un train d’ouragan. L’orage s’amasse, il gronde, il
éclate ; cette logique de la foudre est aussi celle des fables d’Eschyle. Des hautes
régions du lyrisme, son dialogue descend d’un coup d’aile sur le terrain du combat.
Alors la réplique croise l’apostrophe, le défi pare la menace, la résolution transperce
la supplication. La main du guerrier perce dans ces duels de paroles, elle manie des
glaives et tient des poignées. Les récits encombrent son drame, les contreforts de
l’épopée s’y prolongent : tel morceau des Perses et des Sept Chefs semble le raccourci d’un chant de l’Iliade. Mais le
ton de ces narrations est d’une énergie si précise, d’une véhémence si brûlante, d’un
relief si saisissant et si fort, qu’elles équivalent à l’action montrée. Le passé
devient le présent, le fait éloigné se rapproche, la bataille envahit la scène, les mots
se font hommes et coursiers, flots et poussière, armes et navires ; le sépulcre même
rend ses morts. — Les Evocateurs, c’était le titre d’une des tragédies
disparues d’Eschyle, et c’est le nom que pourraient porter tous ses Messagers et tous
ses Héraults. Son Chœur lui-même est si unanime qu’il semble concentré dans un être
unique. Voix des dieux ou voix du peuple, il sort d’une foule qui n’a qu’une bouche et
qu’une âme. Groupe fait homme, c’est avec raison que les acteurs le tutoient, et qu’il
parle à la première personne du verbe, comme une seule femme ou un seul vieillard.
Ce qui donne encore à la tragédie d’Eschyle sa physionomie étonnante, c’est le
caractère de sa religion plus profonde et plus mystérieuse que celle de son temps. Le
vieux poète allait évidemment la puiser à des sources comblées ou presque taries. Il
savait ce qu’ignoraient, ou ce qu’avaient oublié les autres. Seul, parmi ses
contemporains, il paraît avoir retenu le sens naturaliste des vieux mythes : l’Aryen
reparaît en lui sous l’Hellène. On croirait qu’il a fait partie des migrations
primitives descendues des plateaux de la haute Asie sur les rives de la mer Égée. Ses
drames vous découvrent, par-delà les plans lumineux des siècles classiques, une Grèce
obscure, antéhistorique, demi-orientale. Ils vous transportent aux âges reculés où les
Divinités védiques que la mythologie d’Homère devait abolir, régnaient toujours
défigurées, mais vivantes, sur des peuplades à demi sauvages. En ce temps-là, les dieux
jeunes et beaux, éloquents et nobles qui peuplent les poèmes et les sculptures
helléniques, n’existaient encore qu’à l’état brut. Les Pélasges avaient épaissi, sans
les modeler, les phénomènes physiques qu’adoraient leurs pères sous des appellations
transparentes. La main de l’artiste, la parole du poète n’avaient pas dégrossi ces dieux
ébauchés. Le vague du mythe physique se mêlait en eux à la monstruosité du fétiche.
Zeus, avant de se condenser dans la grandiose figure du roi de l’Olympe, errait dans les
orages de l’atmosphère, à peine figuré par une idole à trois yeux. Arès, avant d’être
forgé dans sa splendide armure, sur l’enclume de l’épopée, n’était qu’un vieux glaive
rongé par la rouille, auquel on donnait à boire des filets de sang. Déméter naissait
avec une tête de cheval entrelacée de serpents, portant un dauphin sur la main droite,
et une colombe sur la gauche. Aphrodite, à son origine, donnait, comme enchantée, dans
une pierre carrée, attendant l’incantation de l’aëde et le ciseau du statuaire. Artémis,
dégradée sous la forme d’une ourse, rôdait sauvagement par les forêts où elle devait
reparaître dans sa beauté svelte, le croissant au front et l’arc à la main. Héra était
figurée par une colonne à Argos, et à Sumos par une planche. Une grossière image
ityphallique représentait Hermès, avant qu’il devînt le type accompli de l’éphèbe. Deux
poutres jointes par une traverse symbolisaient, à Sparte, le couple jumeau des
Dioscures. Au-dessus de cette matière de divinités informes, pesaient, comme pour les
empêcher d’éclore, des Puissances aveugles, immémoriales, engourdies, à demi plongées
dans le trouble des éléments et l’ombre des causes. C’étaient le Chaos et la Nuit, Gaïa,
la terre au vaste sein, Ouranos, l’espace étoilé, Cronos, l’ogre divin qui dévorait ses
enfants ; et, dans une profondeur plus lointaine encore, Moira, la
Parque suprême, l’inéluctable Destin.
La Grèce répudia vite ces ténébreux ancêtres de son Olympe ; le fétichisme et l’inertie
répugnaient à son génie progressif et libre. A peine venue au monde de l’histoire, elle
transforma et rajeunit les vieux dieux ; elle les refit à son image et les doua de son
âme. Les gigantesques idoles de l’Orient auraient encombré son délicat territoire, si
artistement découpé que l’on a pu le comparer à une feuille de mûrier jetée sur les
vagues. Ce qu’il lui fallait pour peupler ses gracieuses montagnes, ses vallées
exquises, ses bois clairsemés, ses fleuves exigus, ses détroits qu’un papillon traverse,
et les mille anses de ses rivages où la mer se cisèle en s’y insinuant, c’étaient des
myriades de divinités souples, plastiques, malléables, inégales de stature et de
dignité, mais dont la plus haute ne dépasserait pas l’idéal de la taille humaine. Entre
les sculptures gravées sur le bouclier d’Achille qu’Hésiode a décrit, on voit « les
hommes marchant, conduits par Arès et par Athéné ; tous deux en or, vêtus d’or, beaux et
grands comme il convient à des dieux, car les hommes étaient plus petits ». Les idoles
antiques, dont les dieux nouveaux procédaient, furent comme jetées dans les eaux
dormantes du Léthé. Un long silence se fit sur elles ; il ne fut plus question de ces
fantômes rebutés. Homère les oublie, Pindare s’en détourne, Sophocle s’en souvient à
peine. Le nuage qui les apporta les remporte en s’évanouissant à l’horizon de
l’Asie.
Seul au milieu des générations nouvelles, Eschyle garde le respect et le souci des
dieux abolis. Il semble même les préférer aux nouveaux parce qu’ils sont plus près des
forces premières et que la majesté des choses éternelles transparaît mieux à travers
leur obscurité. Ses divinités souveraines sont toujours Ouranos et Gaïa, le Ciel et la
Terre, les « deux grands Compagnons de voyage », les « deux Parents du monde », des
hymnes aryens. Le vieil Océanos, submergé par Poséïdon, — Neptune — relève au-dessus des
flots, dans son Prométhée, sa face primordiale. Il admire et il vénère
les Géants, les Titans, les Hécatonchires aux cent bras, tous ces révoltés des nuages et
des volcans qu’on voit à l’œuvre, sous leur aspect cosmique, dans les chants védiques.
Il tient pour eux, se sentant un peu de leur race, contre les « dieux de fraîche
date » ; il relève comme un gant de guerre leur rocher tombé. D’après des titres de
tragédies perdues, on le voit aussi affilié au culte des Cabires et des Curètes, des
Dactyles et des Telchines, ces vieux Génies métallurgiques, mineurs et forgerons
souterrains, qui correspondent aux Gnomes de la légende germanique. En tout et toujours,
la religion d’Eschyle paraît s’adresser aux puissances occultes qui gouvernent l’univers
sans lui apparaître, il adore par-delà la voûte des sanctuaires. La façon mémo dont il
conçoit les dieux de son temps dissipe leur figure et détruit leur alliage humain. Il
déchire hardiment le voile corporel qui recouvre leur essence première, et les montre,
comme à leur naissance, indivisibles des éléments, qu’ils personnifient. — « Le Ciel
pur », disait Aphrodite dans ses Danaïdes, « aime à pénétrer la Terre,
et l’Amour la prend pour épouse. La pluie qui tombe du Ciel générateur féconde la
Terre ; alors elle enfante, pour les mortels, la pâture des bestiaux et le grain de
Déméter. » — Ailleurs, il pousse ce cri qui dissout l’Olympien sculpté par Phidias, et
disperse dans l’infini son corps et son âme, sa foudre et son sceptre, sa barbe
pluvieuse et sa chevelure rayonnante ; « Zeus est l’air, Zeus est le ciel, Zeus est la
terre, Zeus est tout ce qu’il peut y avoir au-dessus de tout. » Dans un Chœur de l’Orestie, le Dieu qu’on invoque semble invité à choisir lui-même son nom,
dont le poète n’est pas sûr. — « Zeus ! qui que tu sois, si ce nom t’agrée, c’est sous
ce nom que je t’implore ! »
Ce large et libre esprit se concilie dans Eschyle, avec la piété la plus haute et la
plus fervente. Les contradictions innombrables du polythéisme retentissent
douloureusement dans son âme. Les luttes des dieux détrônés et des dieux régnants, leurs
vengeances et leurs châtiments arbitraires, le libre arbitre opprimé par la tyrannie du
destin, les meurtres ordonnés par des oracles et punis par des décrets également divins,
les dynasties et les familles vouées à l’hérédité du forfait, toutes ces redoutables
énigmes déchirent évidemment, sa pensée. Mais si leur angoisse consterne son
intelligence, elle n’abat pas sa conscience. Toute son œuvre accuse un âpre souci de la
vérité. Il cherche le Dieu vrai dans la foule des divinités illusoires, une providence
dans le désordre apparent des choses, la loi sous la fatalité, la justice à travers les
talions barbares. S’il n’explique pas ces inexplicables problèmes, il en dégage du moins
une foi invincible dans l’équité finale qui régit les destinées de l’homme, et l’ordre
du monde. L’idée divine s’épure et se perfectionne sans cesse dans ses drames. Quel
progrès des imprécations du Prométhée aux hymnes de l’Orestie ! Le bourreau tonnant du Caucase plane sur la maison des Atrides, dans
un rayonnement de toute-puissance tutélaire.
« J’ai tout pesé, et, à mes yeux, il n’y a que Zeus pour soulager l’homme du fardeau
des vaines inquiétudes. Qui chante à Zeus un chant d’espérance, verra son vœu
s’accomplir. C’est lui qui conduit les hommes dans les voies de la sagesse. C’est lui
qui a porté cette loi : la science au prix de la douleur. Même pendant le sommeil, le
souvenir amer des maux pleut autour de nos cœurs ; et, même malgré nous, la sagesse
arrive, présent du Dieu assis sur les hauteurs vénérables. »
De cette foi profonde jaillit la sève vertueuse qui circule partout chez Eschyle, sa
flamme morale, son souffre sublime, son zèle de la justice, sa haine ardente de
l’iniquité. De là aussi son culte spécial pour les Divinités vengeresses, et ses appels
incessants à leur bras tendu contre les pervers. Un vol de déesses sinistres tournoie
sur ses drames, l’œil aux aguets, l’oreille aux écoules. Até, Adrastée, les Érynnies,
les Imprécations, le glaive dans une main, la torche dans l’autre, font des rondes de
nuit autour de sa scène.
Le style d’Eschyle est comme son génie ; il fait le bruit d’un orage, il
a le cours d’un torrent. Ses contours grecs sont tourmentés par l’hyperbole asiatique.
Saumaise s’offusquait de le trouver « pétri d’hébraïsmes », et le savant voyait juste,
si le pédant avait tort. Il y a concordance entre la Bible et Eschyle. Cet Athénien a
parfois la voix d’un psalmiste ou d’un prophète d’Israël. Mêmes ellipses énigmatiques,
mêmes allitérations symétriques, même apreté de ton et d’accent, mêmes ruissellements de
larmes et mêmes éclats d’anathèmes. La langue, chez lui, n’a rien du développement
oratoire qu’elle prend dans Sophocle et dans Euripide ; elle ne déroule pas la pensée,
elle la darde en vers soudains et rapides, isolés comme les flèches que le sagittaire
lance de son carquois, une à une. On dirait l’arc de David tendu par la main d’Apollon.
Il a des mots chimériques taillés d’un seul bloc, dont le phlattothrattophlattotrat d’Aristophane est la parodie. Rien de comparable à ses
chants lyriques pour l’emportement de l’allure, l’audace effrénée des tours et des
rythmes, le débordement des images. Leurs épithètes éblouissent, leurs exclamations font
songer aux cris des orgies bachiques. Les vers de ses dithyrambes semblent quelquefois,
pris d’ivresse, exécuter une saltation sacrée autour de l’idée. La Grèce, telle qu’il la
fait voir, apparaît illuminée et défigurée par les éclairs de l’Apocalypse. Ses
métaphores sont prodigieuses, elles ont moins de beauté que d’énormité. Il appelle la
poussière « sœur altérée de la boue », ou « messager muet de l’armée » ; la fumée,
« sœur chatoyante du feu ». L’aigle qui dévore Prométhée est le « chien ailé de Zeus ».
La mer est « la marâtre des vaisseaux » ; elle ouvre pour les engloutir « une âpre
mâchoire ». Il la voit après les naufrages des Grecs revenant de Troie, « toute fleurie
de cadavres ». Le pont que Xerxès jeta sur le détroit, il en fait « un joug à son cou ».
Le chœur des Suppliantes crie au héraut égyptien qui l’insulte en débarquant à Argos :
« L’outrage aboie sur le rivage. Tu l’as bue, l’onde amère, et tu me la rejettes à la
face, toi qui me parles ainsi ! » Danaos racontant à ses filles que les Argiens leur ont
voté l’hospitalité, dit que l’air s’est hérissé des mains droites levées de tout le
peuple ». Tydée accuse Amphiaraos de « faire le chien couchant devant la mort ». Étéocle
répond au Chœur des vierges qui le supplient de ne pas combattre contre son frère : « Je
suis aiguisé, tes paroles ne m’émousseront pas. » Ailleurs le fer s’incarne et s’anime,
il devient « l’émigré de Seythie, un dur répartiteur d’héritages qui jette aux guerriers
les dés de la terre ».
Ce tonnerre poétique détonnait dans l’atmosphère athénienne. Aristophane, si hardi
pourtant, s’en moque un peu, tout en l’admirant. Il doit être l’interprète du goût
attique, lorsque, faisant lutter Eschyle avec Euripide, il décrit « les mots ampoulés
que sa bouche ouverte à deux battants lance, drus et serrés, sans frein ni mesure » ;
« ses périodes empanachées, hautes comme des montagnes », « ses mots équestres à
l’ondoyante aigrette », et « ses vers liés comme les poutres de la charpente d’un
navire ». Mais l’admiration perce sous cette moquerie stupéfaite. Vous diriez le Satyre
du bas-relief, qui mesure avec une grimace effrayée l’orteil de Polyphème endormi.
Ce violent génie s’attendrit parfois ; son âpreté se déride, et alors il distille le
miel comme le lion de Samson. De rares sourires effleurent sa bouche contractée par le
rictus tragique, mais ces sourires sont divins. Aussi bien que Dante, Eschyle est le
maître de la grâce comme de la colère.
Ce qu’il faut dire, c’est que, comme tous les poètes de sa taille, Eschyle est
au-dessus du goût et des règles. Ses difformités sont inhérentes à sa hauteur même. Il y
a de l’obscurité sur ses pensées comme il y a des nuées sur les cimes. Il a l’emphase de
la tempête et le hérissement du lion. Les toises et les aunes de la rhétorique se
rapetissent jusqu’au ridicule, lorsqu’elles s’appliquent à de tels génies. — Qu’ils
soient comme ils sont, ou qu’ils ne soient pas !
Eschyle avait composé quatre-vingt-dix tragédies, il en reste sept ; c’est le plus
effroyable naufrage poétique de l’antiquité. Avec des trésors de génie, une masse de
mythes, de traditions, de légendes, remontant, par-delà Hésiode et Homère, aux origines
de la pensée grecque, a disparu dans ce grand désastre. Un monde s’est évanoui sous la
fumée de quelques manuscrits détruits par le feu. Au second livre de son poème, Virgile
fait voir à Énée, dans les ténèbres brûlantes d’Ilion renversée, les formes redoutables
des Divinités qui président à sa destruction.
De même, des fables terribles, des drames inouïs, des groupes tragiques de trilogies
enlacées, comme celui du Laocoon, d’une même chaîne de douleur,
apparaissent confusément dans les flammes qui dévorèrent l’œuvre d’Eschyle : Niobé, la Lycurgie, Penthée, les Prêtresses, l’Éthiopide, les Égyptiens,
Memnon, le Rachat d’Hector, Prométhée porteur de feu et Prométhée délivré. — Des fantômes comiques s’y montrent aussi, riant à
vide d’un énorme rire, comme des masques dont les visages se sont retirés. Ce sont ses
Drames Satyriques tous anéantis : — Sisyphe transfuge, le Lion, Circé, Glaucus marin, les Rongeurs d’or, les Faiseuses de lits. Ces tragédies et ces comédies mortes errent et
reviennent à l’état spectral, dans les écrits de la basse époque, évoquées par la
citation d’un scholiaste ou d’un grammairien. Les unes, dépouillées de toute forme,
n’ont rien gardé que leur titre, pareilles à ces « têtes vaines des morts » dont parle
Ulysse, dans l’Odyssée. D’autres survivent par des traits sublimes ;
on dirait des javelots brisés qui sifflent encore. La plupart n’ont laissé que des
strophes éparses, des phrases inachevées ou insignifiantes qui rappellent ces sons
confus dénués de mémoire et presque de sens, que les Ombres échangent au bord du Le thé.
Rien de lugubre comme ces ruines de l’œuvre d’Eschyle : images en lambeaux, idées
lézardées, cratères vides de passions éteintes, questions de dialogues tronqués qui
restent éternellement sans réponse, invocations qui crient dans le désert d’un texte
effacé. Tel passage, désormais inintelligible, ressemble à une frise raturée. Tel vers
gigantesque se dresse sur l’emplacement d’une trilogie, colonne unique du temple abattu.
— Il y a des espaces laissés en blanc, aux angles des vieilles mappemondes du quinzième
siècle, qui portent cette légende gravée entre leurs lignes indécises : Hic
sunt Leones. On pourrait inscrire ces trois mots, avec une variante, au-dessus de
la liste des tragédies perdues d’Eschyle : — « Il y avait ici des lions. »
Mais on peut restituer le génie d’Eschyle d’après ses débris, comme on recompose les
êtres antédiluviens d’après leurs vestiges. Sept drames nous restent de cette défaite de
chefs-d’œuvre, et ce sont encore les « Sept Chefs » du théâtre grec.
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