Chapitre III,
naissance du théâtre
Nous avons dit la grandeur et la décadence de Bacchus : au sixième siècle, à l’époque
où son culte fonda le théâtre, il était à l’apogée de son règne. Déjà hiératique, encore
populaire, un pied dans les Mystères, l’autre dans la nature, entrecoupé de lumières
joyeuses et d’ombres profondes, riant et béant à la foule par une de ses faces, comme un
mascaron de fontaine, se présentant de l’autre à ses initiés, le front plein de rêves,
le doigt sur les lèvres. De ce mélange résultait un Dieu d’une mobilité infinie, formé
de toutes les contradictions du symbole ; violent et doux, bienfaisant et vindicatif,
destructeur et rédempteur, martyr et bourreau, maître des fictions et des illusions,
versant, pêle-mêle, à pleine coupe, l’irritation et la joie, la ferveur et la fureur, le
délire et l’inspiration, Bacchus abrutissait et illuminait, il exaltait et il ravalait,
il agitait les corps pour faire évader les âmes dans le ciel ou l’enfer des songes,
comme on brise les portes d’une prison en secouant ses gonds. Pour nous servir d’une
expression trivialement expressive, il y avait à boire et à manger dans son culte, et
ses fêtes, qui gorgeaient les sens, offraient en même temps à l’esprit des philtres
divins.
Ces Fêles Dionysiaques étaient nombreuses à Athènes, elles correspondaient à toutes les
saisons. Les Oschophories signalaient l’approche des vendanges, par
une procession solennelle. En tête marchaient des éphèbes vêtus de robes ioniennes, qui
portaient des branches chargées de grappes et de rameaux d’oliviers, auxquelles les
prémices de tous les fruits étaient suspendus. — Un héraut, tenant une verge couronnée
de fleurs, criait : Eleleu Iou ! Iou ! — « Divines branches », —
chantait la foule, — « qui portez des figues et des pains friands ! Le miel et l’huile
découlent de vos rameaux, et les vieilles trouvent en vous de quoi remplir leurs coupes
d’un pur nectar qui les endort » — Les Lénées célébraient le raisin
mis sous le pressoir. Les Anthestéries fêtaient, avec la floraison de
la vigne nouvelle, l’ouverture des tonneaux et la dégustation du vin fermenté. C’est
alors que l’épouse de l’Archonte-roi se fiançait solennellement au dieu dans son
temple : noces mystiques qui rappellent celles du Doge de Venise épousant la mer. Les
Bacchanales ou Triétéries, par les danses et les
orgies nocturnes des montagnes, déploraient Bacchus mourant dans le dépérissement de sa
vigne, et la taille des ceps qui rappelait le martyre du dieu déchiré.
Un enthousiasme inouï exaltait ces fêtes. Blasés par l’habitude héréditaire de longs
siècles sur les alternatives régulières qui flétrissent et renouvellent la nature, nous
pouvons à peine comprendre les sensations d’une race encore neuve, à la vue des
phénomènes que ramène le cours des saisons. La plénitude et le déclin des jours, la
splendeur et la décadence du soleil, l’agonie et la convalescence des végétations, leur
recrudescence éclatante après leur mort apparente, le sein de la glèbe tristement tari,
puis renflé par les flots vivaces et remontants de la sève, les dépouillements de
l’hiver faisant place aux luxuriances du printemps, tout cela s’animait et se
personnifiait pour l’Hellène antique. Il voyait, dans ces vicissitudes de l’année, des
luttes de dieux hostiles, des victoires et des catastrophes merveilleuses, des êtres
surnaturels, mortellement blessés, puis ressuscitant sous ses yeux. Des vies divines
expiraient et refleurissaient dans les plantes. Un rapt immense engloutissait sous la
terre des déesses les mains pleines de fleurs, des dieux couronnés du feuillage et des
fruits qui paraient les champs ; une restauration rayonnante les ramenait sous le
soleil, magnifiquement rajeunis. La joie ou la tristesse instinctives que tout homme
éprouve encore, aujourd’hui, en voyant la campagne mourir et renaître, le Grec antique
les ressentait avec des transports passionnés. Il souffrait et il triomphait avec ces
phénomènes visibles que son imagination recouvrait d’une figure idéale. Un drame
indistinct dont les péripéties étaient le combat des éléments déchaînés, dont le
dénouement, tour à tour serein et terrible, était la croissance et l’abréviation du
jour, la défaite hivernale de la nature et sa revanche printanière, se jouait
confusément devant lui. Il mêlait une idée de membres arrachés, de supplices subis, de
beaux corps foudroyés ou percés de flèches, de sommeils funèbres et de réveils en
sursaut engourdissant et ranimant les divinités nourricières, au spectacle des arbres
dénudés, des plantes effeuillées, des stérilités et des éclosions du sillon. Tous les
sentiments dramatiques que le théâtre futur allait bientôt faire connaître aux âmes,
terreur et pitié, angoisse et espoir, étaient en germe dans les émotions que les
contrastes de la nature suscitaient en lui.
Bacchus, plus puissamment que tout autre dieu, ouvrait l’âme à ces enthousiasmes. Son
règne végétal, étendu sur les arbres fruitiers rattachés aux vignes, comprenant aussi
les moissons, par son alliance avec Perséphone, l’identifiait à toute la nature. C’était
donc lui surtout qui florissait et mourait selon les saisons. Sa légende, où tous les
revirements de l’existence humaine étaient retracés, exaltait encore les impressions
naturelles qui se dégageaient de leurs phénomènes. Dieu de joie, il était aussi un dieu
de douleur. Tiré de flancs embrasés, accouché par la foudre qui dévorait sa mère, frappé
de démence par une déesse hostile, attaqué par des rois qui reniaient sa divinité, aux
prises avec des géants et des monstres, déchiré par les Titans, d’après d’autres mythes,
il avait affronté tous les périls, surmonté toutes les épreuves d’un héros souffrant.
Son culte devait donc, entre tous, agiter les âmes, les enlever dans l’allégresse et les
plonger dans la tristesse. Il y avait de l’hilarité et de la douleur, des éclats de rire
et des flots de larmes dans le vin qu’il versait aux hommes. Tragique par ses combats et
par ses traverses, comique par le train de carnaval et de faste qui formait sa cour, le
double Masque de la scène était d’avance empreint sur son front.
D’autres virtualités le prédestinaient encore à la création du théâtre. Dieu poète et
musicien, Bacchus l’était presque autant qu’Apollon lui-même. Quelquefois amis, plus
souvent rivaux, leurs deux écoles divisaient l’art et le génie de la Grèce. La grande
lyre dorique, pure et grave, socle harmonieux de la parole, interlocutrice respectueuse
du chant qu’elle se gardait de couvrir, haïssait la flûte turbulente, aussi propre à
faire la joie que le deuil, dont les cris aigus emportaient comme un vent
d’orage la voix du chanteur. Le rythme prenait, avec elle, un ton de délire. Au temps
même d’Eschyle, Pratinas invectivait encore l’insolente musique qui coupait la parole à
la poésie.
« Quel est ce tumulte ? pourquoi ces danses ? Quels sont ces transports déréglés qui
envahissent l’autel de Dionysos ? C’est à moi, à moi que le Bruyant appartient ! à moi
qu’il convient de célébrer, dans des hymnes sonores, les courses du dieu sur la
montagne, au milieu des nymphes. C’est le Chant que la muse a sacré et qu’elle a fait
roi. Que la flûte se résigne à le suivre de loin, dans le chœur, car elle n’est que la
servante. Le Comos avec le tapage aux portes et les pugilats des
jeunes gens avinés, telle est la digne armée d’un pareil stratège. Frappe cette
Phrygienne qui prétend dominer les chants harmonieux du poète ; brûle ce roseau qui
dessèche les lèvres, dont la voix criarde outrage le rythme et la mélodie, dont le
corps a besoin de la tarière pour se façonner. Voici, ô Roi du Dithyrambe, voici des
mouvements et des danses dignes de toi, Dieu dont la chevelure se couronne de lierre,
écoute les chants de mon chœur dorien ! »
La Grèce des grandes époques avait proscrit d’abord l’instrument orgiaque, venu de
Phrygie ; elle tenait pour indigne le pipeau barbare de converser avec sa noble langue.
Une belle tradition exprimait cette antipathie. On racontait que Pallas avait inventé la
flûte, mais qu’après les premiers sons la déesse l’avait dédaigneusement rejetée,
s’apercevant qu’elle gonflait ses joues et tourmentait ses traits purs. Marsyas, un des
suivants phrygiens de Bacchus, l’avait, dit-on, ramassée et il était devenu un aulète
habile. De là sa lutte avec Apollon, et la vengeance du Citharède écorchant le Satyre
vaincu, lié aux branches d’un platane. Après les guerres Médiques, la flûte chère à
Bacchus s’insinua dans les fêtes et les sacrifices. Le dieu l’imposa à Athènes qui,
comme sa patronne, l’avait longtemps méprisée. Mais les grands Attiques protestèrent
toujours contre ce serpent sonore dont le sifflement fascinait. « — Préférons, disait
Platon, Apollon l’inventeur de la lyre à Marsyas l’inventeur de la flûte, c’est-à-dire
un Dieu à un Satyre. » — Aristote condamne la flûte « parce que, loin de tempérer le
caractère, elle l’excite à l’emportement, et que ses sons troublent la raison. » — « Que
les Béotiens, s’écriait AIcibiade, soufflent dans les flûtes et les hautbois, puisqu’ils
ne savent point parler. Nous autres, Athéniens, nous n’avons que faire d’un instrument
qui nous bâillonne et nous défigure. »
Avec la flûte et les chants qui le faisaient émule d’Apollon, Bacchus avait son
cortège, théâtral avant le théâtre même, par ses masques et ses costumes, ses pantomimes
et ses danses. Le Thiase était une troupe toute formée qui n’attendait que le signal de
la Muse pour entrer en scène. Ce signal lui fut donné dans les Fêtes bachiques qui
représentaient ses orgies et son appareil : mascarades satyriques, festins en plein
vent, chœurs alternés, danses pétulantes aiguillonnées par la pointe du vin de primeur.
Le Dieu lui-même, sous la figure d’un de ses prêtres, conduisait la pompe, le lierre au
front et le thyrse en branle, beau comme une vierge, farouche comme une bête, proclamant
par des cris sauvages le délire dont il était plein. Autour de lui les Phallophores et
les ltyphalles brandissaient, au bout d’un bâton, le symbole de ses énergies créatrices.
Ils chantaient ses louanges à tue-tête, sur le mode boiteux de l’Iambe qui simulait les
titubations de l’ivresse ; ils mimaient les épisodes glorieux ou douloureux de ses
mythes. La procession tournait, selon les évolutions liturgiques, autour d’un autel. Le
sacrifice d’un bouc choisi comme animal luxurieux, ou comme victime émissaire du dégât
que les chèvres faisaient dans les vignes, terminait la fête.
C’est du chœur dansant, mené et rythmé dans ces pompes par le Dithyrambe, que la
tragédie et la comédie naquirent en même temps. Le Dithyrambe était l’ode en état
d’ivresse, le chant de vertige exhalé des outres crevées de Bacchus, la voix sortie du
vin bouillonnant dans les veines et l’esprit de l’homme. — « C’est quand le vin a frappé
mon âme de ses foudres et de ses éclairs, que je vais entonner le noble chant du roi
Dionysos », — dit un fragment d’Archiloque. — Épicharme s’écriait dans son Philoctète : « Il n’y a pas de dithyrambe possible si on a bu de l’eau. » — Le
désordre était la règle de ce lyrisme à outrance, il jetait des cris et des flammes. Les
images y tourbillonnaient comme les torches éparses sur la montagne des Mystères ; sa
démarche entraînante était celle de la bacchanale qui la parcourait. En ceci,
l’antagonisme du culte de Bacchus et de celui d’Apollon se marquait encore. Même
contraste entre le Paean et le Dithyrambe qu’entre la lyre et la flûte. Tandis que
l’hymne apollonien, lentement déroulé en tous pleins et graves, sur les grands plans du
récitatif, montait majestueusement vers le ciel, la cantate bachique, inégale et
brusque, secouée par des cadences imprévues, sautait sur son rythme élastique, comme la
danseuse de la « Fête des outres » sur des vessies pleines d’air. L’inspiration tragique
et la verve comique s’entre-choquaient indistinctement dans ses strophes. Mais bientôt
le partage se fit, le Dithyrambe bifurqua. Les deux courants d’allégresse et de
tristesse qui traversaient, confondus en un même lit, les fêtes dionysiaques,
s’écartèrent comme les bras d’un fleuve. Le rire roula vers les groupes et les dialogues
populaires, vers les chariots pleins de gestes moqueurs et de huées joviales, qui
ramenaient les buveurs et les vendangeurs à la ville ; les larmes grossirent la source
d’émotions et de commémorations douloureuses formée par les adorateurs exaltés du dieu,
et d’où la tragédie allait naître.
Car les Bacchanales mêmes avaient leur côté lugubre, leur face désolée. En même temps
qu’on exaltait les délices et les largesses, les munificences et les voluptés du dieu,
on pleurait sur ses infortunes. Par instants, le vin paraissait sanglant dans les
coupes, comme celui du banquet sinistre de l’Odyssée. Bacchus, roi de
la terre, régnait aussi aux Enfers, et sa divinité funèbre projetait des ombres de mort
sur ces triomphes de la vie. Des Bacchants, déguisés en Mânes, teints du blanc livide de
la céruse ou masqués du linge des suaires, se mêlaient aux mimes burlesques et aux
Monades bondissantes. Leur marche effarée simulait l’inquiétude des âmes cherchant le
repos de la sépulture ; leurs petites voix grêles balbutiaient sourdement la langue
inarticulée des fantômes. C’étaient les Cendres de ce carnaval, le Memento de la tombe jeté sur l’Evohé de l’orgie. Le Dithyrambe
recueillit les germes de tristesse flottants dans l’atmosphère de ces fêtes réjouies par
les dons, assombries aussi par les mélancolies de l’automne. Il se fit de plus en plus
sérieux et plaintif ; il prit pour lui la charge des douleurs du dieu, laissant au chant
comique ses joies en partage. Des Satyres, moins gais que leurs compagnons, racontaient
les tribulations de Bacchus, et le Chœur interrompait leurs récits par des réflexions et
des lamentations pathétiques. Les Répons du peuple aux Chapitres et
aux Leçons entonnés par les prêtres, dans les anciennes cérémonies de
l’Église, semblent un écho de ces alternances. Un certain ordre rythma par degrés cette
symphonie confuse : le Chœur s’isola du récitateur, l’Antistrophe répliqua
symétriquement à la Strophe, les danses évoluèrent régulièrement autour de l’autel. Le
drame naissant semblait encastré dans le rituel de Bacchus, comme un bas relief
archaïque dans le fronton d’un temple ; une innovation capitale, signalée par Hérodote,
l’affranchit de cette servitude. — « Les Sycioniens, dit-il, rendaient des honneurs
divins à Adraste, et célébraient ses malheurs par des chœurs tragiques, où ils
honoraient non plus Bacchus, mais Adraste. » — Progrès immense, conquête décisive.
Adraste était le roi d’Argos qu’Étéocle et Polynice, ses deux gendres, avaient entraîné
à l’assaut de Thèbes, et qui survécut seul aux Sept Chefs. La Muse dramatique, attachée
comme une Pythie esclave au trépied du dieu, s’échappe ainsi du sanctuaire et passe du
côté de l’humanité. Le Dithyrambe se lasse de tourner le pressoir sanglant et capiteux
de Bacchus ; il rompt sa chaîne festonnée de pampres, jette son lierre au vent, et va
chanter et pleurer, souffrir et s’émouvoir chez les hommes, Le fameux cri de détresse
que répéteront longtemps les vieux pontifes du passé : Ουδεν προς Διόνυτον ? — « Qu’y
a-t-il là pour Bacchus ? » — a beau retentir, le pas est franchi, la liberté est
conquise. Bacchus restera le dieu du théâtre, sa statue présidera toujours aux fêtes de
la scène, son autel en sera le centre, son prêtre y siégera à la stalle d’honneur, les
acteurs seront toujours appelés ses « ouvriers » ou ses « hommes » ; mais il n’en sera
plus le sujet unique, le thème invariable. Les héros envahissent le royaume tragique,
ils y revendiquent leur droit et leur place, lis ne détrônent pas le dieu qui le
gouverne, mais, ce sont eux qui vont le remplir et l’agiter sous son nom.
Une autre innovation se déclare. Un jour, aux Lénéennes, un homme, un inconnu,
« quelqu’un », dit le Scholiaste, — είς τις — élu mystérieux de Melpomène, pris aux
cheveux par elle, comme Achille le fut par Pallas, Habacuc par l’Ange, s’élance sur la
table du sacrifice, converse avec le Chœur, lui parle, lui répond. Sa voix se distingue
du chant collectif sans s’en détacher encore tout à fait. Le drame se dessine et
s’accuse en lui ; il est « aux points », ainsi qu’on dit en sculpture, du marbre ébauché
par le praticien, et marqué aux parties saillantes que le ciseau du statuaire va
déterminer. Thespis arrive ; la statue surgit, la tragédie parle, abrupte et inculte
encore, mais ayant déjà forme dramatique, perfectible puisqu’elle est viable : le
miracle est fait.
La grande invention de Thespis, c’est l’acteur substitué au coryphée et au narrateur,
le personnage fictif incarné dans l’homme vivant et présent, qui simule son être et
s’approprie ses actions. Transformation bien simple, mais il fallait la trouver. Un
monde est sorti de l’idée de Thespis, comme de l’œuf cassé de Colomb. Cet acteur était
unique, c’est-à-dire nul en apparence, réduit au monologue, parlant et s’agitant dans le
vide. Les masques de lin et les costumes successifs, imaginés par Thespis, le
multiplièrent. Tour à tour dieu et roi, guerrier et messager, l’histrion, changeant de
rôle et de visage, fit face à tous les incidents d’un mythe, s’adapta à toutes les
péripéties d’une action. Le héros tragique paraissait à travers l’élément lyrique qui
submergeait encore sa personne, comme un nageur qui passe sa tête au-dessus des flots.
Il prononçait un discours, déclamait un récit, faisait part d’un projet ou d’un
événement survenu entre deux scènes, au Chœur qui lui donnait seul la réplique. Naïveté
touchante, enfance vénérable, Eschyle crie, Sophocle bégaye dans ce vagissement ; la
tragédie y demande le lait sanglant qui la fera croître. On ne devrait prononcer qu’avec
respect le nom de Thespis, il est un des grands ancêtres de l’art. Son nom inaugure
justement une ère inscrite sur les marbres de Paros, ces Tables sacrées de l’histoire
grecque. Il mérite l’épitaphe que Dioscoride lui dédia plus tard : — « C’est ici, moi,
Thespis. Le premier j’ai imaginé le chant tragique, lorsque Bacchus ramenait le char des
vendanges, et qu’un bouc lascif, avec une corbeille de figues attiques, était encore
proposé en prix. De nouveaux poètes ont changé la forme du chant primitif, d’autres,
avec le temps, viendront encore l’embellir. Mais l’honneur de l’invention, c’est à moi
qu’il reste. »
Avec Thespis, la tragédie était entrée dans Athènes, la cité l’avait solennellement
adoptée. Elle avait fait de ses représentations une fête nationale, le grand jour des
Grandes Dionysies. Les poètes y luttaient dans des concours solennels. Au lieu du bouc,
prix des jeux rustiques, une couronne ou un trépied étaient décernés au vainqueur. Le
drame devient alors une des vocations du génie d’Athènes ; il se jette sur le théâtre
comme sur une conquête. Les précurseurs et les novateurs se succèdent ; Chérilos, qui
vécut assez pour concourir, presque centenaire, avec Sophocle déjà célèbre, écrit les
chants tragiques pour la première fois. Phrynicos arrive, vrai devancier d’Eschyle,
illustre peut-être, si son œuvre avait survécu. Les anciens en parlent avec ravissement
— « C’est de là », — dit Aristophane dans les Oiseaux — « que
Phrynicos a tiré le fruit de ses vers exquis comme l’ambroisie, et les chants si doux
qu’il fait toujours entendre. » — Dans les Guêpes, il montre les
vieillards se plaisant à fredonner ses refrains antiques, comme à boire un vieux vin qui
les rajeunit. Génie tout lyrique et bachique encore, Phrynicos se vantait d’avoir dans
l’esprit autant de figures de danses, « qu’une nuit orageuse soulève, pendant l’hiver,
de vagues sur la mer ». Inventeur pourtant comme Thespis, il n’en était pas moins ouvert
aux idées nouvelles. Ce fut lui qui divisa le Chœur en deux files ; l’acteur eut
désormais deux auditoires au lieu d’un : blâmé par un groupe, il put s’adresser à
l’autre ; l’altercation, ce ressort du drame, essaya ainsi ses premiers mouvements.
Nouveauté d’une portée immense, Phrynicos introduisit la femme dans la tragédie ; avec
elle, la tendresse et la pitié, la maternité et l’amour entrèrent sur la scène. Les
titres qui nous ont été transmis de ses pièces (les Pleuroniennes, Actéon,
Alceste, Antée, les Égyptiens, les Justes,
les Conseillers, les Danaïdes et la Prise de Milet) attestent, comme des bornes miliaires, l’étonnant agrandissement
du jeune art. Il va du mythe à l’épopée, et s’avance en pleine histoire contemporaine,
jusqu’à la catastrophe de la veille, jusqu’à Milet saignante et fumante encore. Ici
Athènes l’arrêta. Phrynicos avait mis en scène l’horrible désastre de Milet, l’alliée et
la sœur d’Athènes ; il avait montré la ville pillée et incendiée par les Perses, ses
défenseurs massacrés, l’oracle menaçant de Delphes accompli : « Les femmes de Milet
laveront les pieds de beaucoup d’hommes à la longue chevelure. » Le peuple pleura à ce
spectacle navrant ; mais, le lendemain, les yeux essuyés, il s’irrita contre le poète
qui, par ces larmes brûlantes, avait ravivé sa plaie domestique ; il condamna Phrynicos
à une amende de dix mines et interdit à jamais son drame.
Pratinas vient ensuite, et chasse les Satyres de la tragédie, comme un troupeau de
boucs infectant un temple construit sur leur ancien pâturage. Ces compagnons de Bacchus
étaient restés attachés au cérémonial de leur dieu. Le drame avait beau s’élever et se
purifier, s’assombrir et s’attendrir, se vouer aux calamités et aux deuils, ils
s’obstinaient à y jouer leur rôle, à jeter leurs quolibets bouffons et obscènes sur ses
nobles plaintes. C’était la Fête des Fous se perpétuant dans la cathédrale expurgée, et
interrompant par ses cris grotesques les chants de l’office. Pratinas coupa à la
tragédie cette queue bestiale qui la dégradait. Mais ces vieux Démons étant en somme
vénérables, il fonda pour eux le Drame Satyrique qu’on jouait à la suite de la trilogie.
Déportés dans cet îlot théâtral, les Satyres y reprirent leurs bruyants ébats. Ces
vétérans licenciés de Bacchus trouvèrent là une retraite et un lieu d’asile.
Ainsi l’art nouveau s’élargit et se perfectionne en tous sens ; ses rudiments se
dégrossissent, son idéal se lève, son influence rayonne déjà sur la Grèce entière. La
Tragédie n’a encore qu’un cirque de bois, mais Athènes lui bâtit sur un versant de
l’Acropole, près du sanctuaire de Dionysos, un théâtre de pierre, vaste hémicycle où
tout un peuple pourra s’asseoir. La scène est déblayée, le prologue est joué, les
précurseurs ont fini leur tache. Derrière le décor, comme au bord de la fosse de
l’Odyssée, les dieux et les héros, « les vieillards qui ont subi beaucoup de maux, les
tendres vierges ayant un deuil dans l’âme, les guerriers aux armes sanglantes »,
attendent, « avec un frémissement immense », l’Évocateur suprême qui va les rappeler à
la vie sublime.
Eschyle peut venir, son heure a sonné.
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