Lettres de m. l’Abbé Sabatier de Castres ; relatives aux
trois siecles de la littérature françoise.ABCD
Paris, Février 1773.
E
n attendant, Monsieur, que je
confonde des impostures, & que je réponde à des gentillesses, je
crois devoir désabuser le Public sur un bruit
qu’on a fait courir au sujet des Trois Siecles de
notre Littérature. On a répandu que MM. Fréron, Palissot,
la Beaumelle, Clément, Rigoley de Juvigny, &c. avoient
fourni plusieurs articles à cet Ouvrage. On l'a même insinué dans un
Journal* où
les absurdités devroient être sans conséquence. J’ai cru d’abord qu’un
peu de réflexion suffiroit pour détruire une idée aussi folle, démentie
par l’uniformité de style, par celle des principes & par mille
autres raisons ; mais rien n’est plus ordinaire, dans un certain
monde, que de tout avancer & de tout faire croire, au mépris de
l’évidence ; & c’est ce monde qu’on nous assure bonnement être
le seul en état de penser & de raisonner, A présent qu’il ne m’est
plus permis de douter que ce bruit ne soit une ruse philosophique,
imaginée pour décréditer des censures & des jugemens avoués par la
plus saine partie de la Nation, en les attribuant à des motifs
étrangers, je déclare qu’aucun des Ecrivains, que je viens de nommer,
n’a eu part à mon travail. Je défie de plus tout Littérateur, d’oser
avancer qu’il m’ait fourni, par écrit, je ne dis pas des observations,
mais même une idée dont j’aye fait usage.
Que ces Auteurs, dont j’estime les talens,
aient attaqué les Philosophes, ils ont fait connoître qu’ils étoient
capables de les combattre avec succès. Pour moi, je n’ai eu besoin, ni
d’être décidé par leurs suggestions, ni aidé de leurs secours, pour
m’élever contre une morgue révoltante, contre des systêmes absurdes
& des manéges odieux. J’ai vu, j’ai lu, j’ai écouté, j’ai
réfléchi : c’est plus qu’il n’en faut pour exciter & seconder
le zele que tout Homme doit à la Religion, à la raison, à la
Littérature, & à l’équité. Qu’on attaque mes jugemens par des
critiques honnêtes, je tâcherai d’y répondre ; mais employer de
petits détours pour affoiblir le bon effet d’un Ouvrage, dont les
demi-Philosophes ont été forcés de reconnoître la droiture &
l’utilité, c’est, en se décriant soi-même, l’accréditer davantage, &
confirmer, s’il en étoit besoin, ce que j’ai avancé contre la
Philosophie moderne.
Je n’ai écrit, ni pour les furieux, ni pour les sors, ni pour les gens de
mauvaise foi ; je n’ai ambitionné que le suffrage des Ames
honnêtes, & j’ai eu le bonheur de l’obtenir. Content de leur
approbation, j’aurois méprisé encore quelque temps ces pitoyables
ressources d’un amour-propre déconcerté, si des Amis, aussi respectables
par leur mérite que par leur rang, ne m’eussent fait sentir la nécessité
de détromper
le Public qu’on abuse depuis si
long-temps & de tant de manieres.
Il faut espérer, Monsieur, que ce Public ouvrira enfin les yeux sur ses
prétendus Maîtres, & que des lumieres plus saines le forceront de
reconnoître cette vérité, que jamais notre Siecle n’a eu plus besoin
d’être éclairé, que depuis que les Philosophes nous éclairent.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Paris, 22 Mai 1773.
J
e viens de voir, Monsieur, un Prospectus distribué à Lyon, qui annonce une nouvelle
Edition des Trois Siecles, revue, corrigée &
augmentée. On paroît insinuer dans ce Prospectus, que
cette Edition se fait de l’aveu & par les soins de l’Auteur, tandis
qu’il n’y a pas la moindre part. Je vous prie, Monsieur, d’insérer dans
vos Feuilles ma protestation contre cette entreprise inouie. On a déjà
pris des mesures pour arrêter un brigandage** si criant ; mais, comme le Public
pourroit être induit en erreur par quelques exemplaires distribués
furtivement, je crois devoir l’avertir qu’il y a actuellement sous
presse deux Editions de mon Ouvrage, les seules que
j’avoue : l’une est en trois volumes in-8°. l’autre en quatre volumes in-12.
C’est bien assez d’avoir en à supporter des Contrefactions multipliées
& fautives, de mauvaises Critiques, des Libelles calomnieux, des
clameurs, sans qu’on vienne, contre tout droit & toute décence,
usurper mon travail, & me mettre dans le cas qu’on n’avance
peut-être, sous mon nom, des choses que je n’aurois voulu ni penser, ni
écrire.
J’ai l’honneur d’être, &c.
S. Cloud, 20 Avril 1774.
J
e n’ai jamais été touché,
Monsieur, des éloges donnés aux Trois Siecles,
qu’autant que j’ai pu y reconnoître les applaudissemens de l’honnêteté,
de la raison, ou l’expression du zele pour les vrais principes.
Par une suite de cette disposition, je ferai toujours sensible aux plus
légeres critiques, dès qu’elles pourront jeter le moindre soupçon sur la
droiture de mes intentions & sur l’équité que je me suis prescrite.
Un Auteur que l’amour du bien public a dévoué, comme moi, à toute
l’amertume ainsi qu’à tous les traits de l’animosité philosophique &
littéraire, peut & doit même mépriser les déclamations atroces. La
haine qui les enfante, l’indécence qui les avilit, les décréditent assez
par elles-mêmes, & en sont la meilleure réfutation. Pourquoi
s’abaisseroit-il jusqu’aux Ames dépravées qui les accueillent ? On
tenteroit vainement de les éclairer. La seule maniere d’y répondre, sans
descendre au niveau de ses adversaires, c’est lorsque l’Ecrivain
attaqué,
s’occupant moins de sa propre cause
que de l’intérêt des vérités qu’il défend, cite au tribunal de la raison
& de la décence les passions qui le combattent, les suit dans leurs
détours, met en évidence leurs bassesses, leur perversité, tire de leurs
travers & de leurs excès, de nouvelles lumieres, de nouvelles
preuves, &, par un nouveau genre de sacrifice, immole à
l’instruction publique les dégoûts de sa propre justification.
Il n’en est pas de même, Monsieur, des réclamations qui portent avec
elles une apparence de justice, & sont accompagnées des égards,
indispensables dans toutes les occasions, & dus à tout
Littérateur.
Telles sont celles de quelques Personnes de Geneve, au sujet de l’article
de feu M. Abauzit. On m’a écrit de cette Ville
plusieurs Lettres anonymes, où, après m’avoir prodigué plus de louanges
que je n’en mérite, on se plaint de ce que j’ai accusé cet Ecrivain
d’être ennemi du Christianisme. J’applaudis à la
louable délicatesse de ses concitoyens, sur un point essentiel au
véritable honneur de leur compatriote. Je les remercie ensuite de
l’estime qu’ils témoignent pour mes sentimens & pour la maniere dont
je les ai exprimés. Leur suffrage me flatte d’autant plus, que, plus
voisins du foyer de la contagion (de Ferney), ils paroissent avoir mieux
résisté aux
malignes vapeurs de l’atmosphere
qui les environne, & en avoir senti plus vivement le danger. Mais,
après avoir rendu justice à leur honnêteté, je suis fâché de ne pouvoir
trouver solides les plaintes énoncées dans leurs Lettres particulieres,
& dans le Journal Helvétique.
Pour défendre en peu de mots ma censure contre M. Abauzit, je soutiens qu’on ne peut la regarder, ni comme
personnelle, ni comme injuste, ainsi qu’ils le font entendre.
Comment, en effet, aurois-je pu attaquer la personne d’un Ecrivain qui
m’étoit inconnu, moi qui me suis fait une loi de ne juger les Auteurs
que sur leurs Ecrits, & qui l’ai inviolablement observée à l’égard
de tous les autres ? Il est vrai que je n’ai pu m’empêcher de
marquer quelque étonnement sur l’admiration excessive de l’Auteur de la
Nouvelle Héloïse
* pour cet Ecrivain : il est vrai
encore que les réflexions que cet enthousiasme m’a fournies, ne tournent
pas à l’avantage de M. Abauzit, par la comparaison que
j’ai faite de ses Ouvrages avec les sentimens de son Admirateur. Mais
s’ensuit-il de là que ma critique ait été personnelle ou injuste ?
On m’assure que ce Bibliothécaire de la
ville
de Geneve a toujours été rempli de religion & de probité. J’adopte
volontiers ce témoignage ; mais, après tout, a-t-il pu paroître
étonnant, à ceux qui prennent sa défense, que son Essai sur
l’Apocalypse qu’ils conviennent avoir été désavoué avec
repentir par son Auteur ; que ses Explications de
plusieurs passages de la Genese, de quelques Chapitres
de Daniel, du Nouveau
Testament ; & d’autres Ecrits insérés dans l’Edition de
ses Œuvres (deux volumes in-8°. à Londres 1771),
Ouvrages où le Mystere de la Trinité & la Divinité de Jésus-Christ sont attaqués d’une maniere insidieuse ;
a-t-il pu paroître étonnant, dis-je, que ces Ouvrages, rejetés même par
la Censure de Geneve, m’aient autorisé à placer, parmi les Ecrivains ennemis du Christianisme, un Homme que je ne pouvois
juger que par ses Livres ?
Quelque envie que j’eusse de me rendre aux honnêtes représentations de
ses Défenseurs, il n’est donc pas possible de rétracter ce que j’ai dit
à son sujet. Tout ce que je puis faire, après le témoignage rendu à la
religion de M. Abauzit, est de convenir que ses
erreurs peuvent être regardées comme involontaires, & une suite
presque inévitable de la démangeaison indiscrete de tout approfondir
& de tout , en matiere de Religion. Sous ce point de vue,
elles
doivent, quoique très-repréhensibles en
elles-mêmes, paroître moins coupables aux yeux de l'indulgence ;
bien différentes, en cela, de celles des Incrédules systématiques &
de profession, qui sont aussi odieuses dans leurs motifs que pitoyables
dans leurs excès.
Telle est, Monsieur, la maniere dont je me serois exprimé, si j'avois eu
sur le personnel de M. Abauzit les connoissances qu'on
me fournit aujourd'hui de Geneve, & dans le Journal
Helvétique ; telle est celle dont je m'exprimerois, si
j'avois à retoucher son Article. Je promets même de le faire à la
premiere occasion. Plût à Dieu que je fusse dans le cas d'en faire
autant à l'égard de tous les Auteurs irréligieux !
A propos du Journal Helvétique, permettez, Monsieur,
que je réponde à un autre objet qui me regarde. On a inséré dans ce
Journal (eh ! où n'insere-t-on pas, eh ! que n'insere-t-on pas
contre moi !) une Lettre, dans laquelle on me
reproche deux petits Contes imprimés dans les Etrennes du Parnasse de 1772 ; & l'on
s'efforce d'en tirer des armes victorieuses, en les mettant en
opposition avec la vivacité de mes censures contre les talens
corrupteurs. Quand j'aurois fait ces deux Contes, taxés de galanterie & de libertinage, au moins
mon zele à proscrire dans les Trois Siecles les
Ouvrages licencieux,
pourroit-il être regardé
comme l'effet d'un repentir, sans exemple parmi tant d'Auteurs obscenes
que nous avons aujourd'hui. Mais j'ai une meilleure raison à
apporter ; ces deux Contes n'ont jamais été de moi. On m'avoit déjà
rendu le service de me les attribuer, dès la premiere publication de mon
dernier Ouvrage. Je me plaignis aussitôt de cette indignité ; &
sur mes plaintes, le Rédacteur de l'Almanach ou Etrennes du Parnasse, imprima dans son premier
Recueil, page 124, la Note suivante,
que l'Auteur de la Lettre auroit pu connoître aussi
bien que les deux Contes. « Nous croyons devoir avertir nos
Lecteurs, que M. l'Abbé Sabatier de Castres n'est
point l'Auteur de deux Pieces de vers insérées sous son nom dans le
Recueil de l'année précédente, l'une intitulée la Dame
fidelle, & l'autre la Fille perdue &
retrouvée. Ces deux Contes, qui lui ont été attribués par
erreur, sont de M. C***, Avocat à la Cour des Aides de Montpellier
».
Que pensez-vous, Monsieur, de la noble activité qui s'épuise à me
susciter de nouvelles accusations ? Il y a long-temps qu'elle
enrichit mes observations, sans effleurer ma patience. Mais le trait
dont je vous parle n'est rien en comparaison de celui-ci. Imprimez, disoit derniérement à un Libraire, un des plus zélés
serviteurs de la Philosophie, connu dans
Paris pour l'espion du Chef de la Secte, imprimez, sous le
nom de l'Abbé Sabatier, un Recueil de Poésies les
plus libertines, & dont les noms sont inconnus : ce Recueil
aura du débit, je vous jure. Vous vengerez par-là les Philosophes
qu'il a maltraités ; vous décrierez sans retour la cause qu'il
défend. Il désavouera l'Ouvrage ; mais avant que le Livre soit
parvenu à sa connoissance, il aura
*
produit son effet. La proposition ne fit pas rougir
celui qui la faisoit, mais elle fit horreur au Libraire qui me l'a
répétée.
Après cela, Monsieur, à quoi ne dois-je pas m'attendre ? Des
imaginations si heureuses s'arrêteront-elles dans le cours de leurs
dignes inventions : Aussi je ne désespere pas que quelque jour on
ne m'impute, avec bien plus de vraisemblance, d'autres nouvelles
Productions ; par exemple, l'Apologie du Systême de la
Nature, le Panégyrique de M. de Voltaire, ou
l'Oraison funebre de la Philosophie.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Paris, 23 Février 1773.
Monsieur,
J'ai été étonné, pour moi-même, de
votre Lettre, & je ne crains pas de dire que j'en ai été affligé
pour vous. Je n'aurois jamais cru qu'un Homme de votre mérite & si
indépendant des petites opinions qu'on ne peut semer que dans les petits
esprits, eût pu se déterminer à me faire un crime de me glorifier de son
amitié. Que sera-ce, Monsieur, si je puis vous assurer que je ne l'ai
pas commis ce crime, & que j'ai eu pour vous les ménagemens que vous
me demandez aujourd'hui, sans prévoir que vous me les demandassiez un
jour ? Je me suis toujours douté que les Gens à intrigues ne me
pardonneroient pas un Ami tel que vous : c'est pourquoi j'ai eu la
discrétion de ne parler ni de notre liaison, ni des Livres que vous avez
eu la bonté de me prêter. J'ajouterai même que, depuis la publication de
l'Ouvrage où j'ai maltraité, selon vous,
tant d'honnêtes gens, tant d'autres, qui le sont
plus incontestablement, se sont déclarés si ouvertement en ma faveur,
que le sacrifice de votre amitié couteroit peu à mon intérêt & à ma
vanité, si ces deux indignes motifs avoient été le principe de mes
sentimens pour vous.
Je vous le répete, Monsieur, je ne me suis vanté nulle part des bontés
que vous m'avez témoignées ; personne n'a vu vos Lettres, ni les
Livres en question. C'est plus qu'il n'en faut pour dissiper vos
alarmes, que je crois devoir cacher à ce Public, dont on doit
véritablement ambitionner l'estime, & qui ne vous les pardonneroit
peut-être pas aussi facilement que moi. Je vous aurois déjà renvoyé vos
Livres, si j'eusse pu regarder la Lettre que vous m'avez écrite comme
une inspiration de votre cœur, plutôt que comme un effet de la
suggestion de quelques Ames basses & noires, qui ne cherchent qu'à
surprendre les Ames droites & honnêtes. J'ai tant de peine à la
concilier avec les politesses que je reçus de vous, la derniere fois que
j'eus l'honneur de vous voir, que j'en attendrai une seconde avant de
vous les faire reporter.
Permettez-moi, Monsieur, de faire une réflexion sur les motifs qui vous
ont porté à agir à mon égard comme vous le faites. Vous
craignez
de vous brouiller avec vos
Amis. Quels Amis que ceux qui osent vous
tyranniser ainsi, & vous engager à un procédé si propre à vous faire
partager la honte dont ils ne cessent de se couvrir !…
Non, Monsieur, je le dirai encore, je ne croirai jamais que votre Lettre
soit l'expression de vos vrais sentimens ; vous sentez trop que la
foiblesse ne conduit jamais à cette paix, dont vous
paroissez si jaloux, encore moins quand on lui sacrifie des Amis, qui
vous respectent & vous aiment véritablement, pour d'autres prétendus
Amis, qui n'ont que l'odieux mérite de se faire craindre. M. d'Alembert, que vous m'avez appris vous-même à
apprécier, ne se seroit-il reconcilié avec vous, que pour avoir le droit
d'éloigner de votre Société les Gens de Lettres qui ne fléchissent pas
sous son despotisme ?… Vous en conviendrez, Monsieur, qu'après
avoir affronté les Elémens, les Climats, les Sauvages, c'est trop
redouter les clameurs d'une petite Horde que la raison & le temps
détruiront, s'ils ne peuvent la contenir & la civiliser. Je me sens
plus de courage que vous : je penserai toujours de même sur le
compte des Philosophes ; &, quoi qu'il m'arrive de votre part,
je n'oublierai jamais, que depuis dix ans vous m'avez jugé digne de vos
bontés, malgré la Ratomanie & le Tableau
philosophique de l'Esprit de M.
de Voltaire
*, où la Philosophie
n'est pas plus ménagée que dans les Trois Siecles.
C'est ce souvenir qui ne cessera de m'inspirer des égards pour vos
sentimens, & des procédés conformes à ma reconnoissance.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Paris, 1774.
I
l paroît bien, Monsieur, que vous
n'avez pas lu la nouvelle Edition des Trois Siecles.
Il est même évident que vous ne la connoissez que sur des rapports
infideles. Tant d'Auteurs justement critiqués sont intéressés à répandre
la contagion de leurs mécontentemens, que je ne puis attribuer le vôtre
qu'à l'honnête suggestion de quelqu'un d'eux. Donnez-vous la peine de
lire vous-même l'article où vous vous croyez blessé : vous verrez,
Monsieur, que le ridicule répandu sur le Chevalier de S.
Marc demeure sans partage à cet Auteur, & que la louange
donnée à la Fête de Flore & à Adele
de Ponthieu, appartient toute entiere à l'Auteur de ces deux
agréables Productions. Le doute, que j'énonce tout exprès, vous
distingue avantageusement de l'Homonyme. Le plus léger coup-d'œil suffit
pour faire saisir ma distinction.
Après avoir justifié mes motifs aux yeux du Public, serai-je donc obligé
de faire mon apologie vis-à-vis de chaque particulier ? Ce n'est
certainement pas mon intention ;
mais je mets, Monsieur, une très-grande différence entre la modération
& l'honnêteté de vos plaintes, & les aigres déclamations de nos
Mirmidons littéraires. C'est pour cette raison que j'entre volontiers en
justification avec vous.
J'en ai dit, je pense, assez pour vous satisfaire. Rendez-vous donc plus
de justice à vous-même. La pusillanimité, qui par amour du repos redoute également la gloire & les critiques, n'est
pas faite pour entrer dans un caractere comme le vôtre : Elle est à
la fois le poison des talens & celui de la société. La célébrité
pendant la vie est un but honnête, & le plus digne prix des bons
Ouvrages. Après la mort, elle est peut-être quelque chose de mieux,
puisqu'elle devient un objet d'émulation pour la Postérité, qui, sans
elle, retomberoit dans la barbarie. La premiere chute des Arts se fût
perpétuée jusqu'à la fin du monde, si de petites craintes eussent arrêté
ceux qui étoient faits pour s'engager dans la carriere des Lettres,
& prétendre, comme vous, à ses distinctions.
J'ai l'honneur d'être, &c.
En lui envoyant l'Abrégé historique de la Vie du Roi
Charles-Emmanuel III, son pere.
Paris, 9 Mars 1773.
Sire,
L
e tableau des actions de votre
auguste Pere, que j'ose présenter à Votre Majesté, a
été fait pour être inséré dans un Ouvrage intitulé Galerie
des Hommes célebres de toutes les Nations. Sa mort vient de me
ravir l'honneur de lui offrir à lui-même cette image d'un regne aussi
glorieux que sage. A qui puis-je mieux l'adresser aujourd'hui, qu'à un
Monarque formé sur un si grand modele, & qui peut y lire ce que la
Postérité dira de lui à son tour ? Avant l'avénement de Votre Majesté à la Couronne, la Renommée nous avoit
déjà appris, Sire, que la destinée de succéder à un
grand homme, qui
est communément un écueil
pour le plus grand mérite, n’en seroit pas un pour vous. L’Abrégé historique de la Vie de Charles-Emmanuel n’exposera
donc à vos yeux que la peinture de ce que vous pouviez désirer d’être,
& de ce que vous êtes en effet.
J’ose, Sire, joindre à cet hommage celui d’un Livre
que je viens de donner au Public, & que les honnêtes gens de ma
Patrie ont accueilli avec estime. Ce succès est un titre qui m’encourage
à le présenter à Votre Majesté. Vous aimez, Sire, les Lettres ; vous les aimez, non
seulement en Prince, mais en Littérateur éclairé, capable de saisir avec
justesse les beautés de l’Art, &, ce qui est bien supérieur, en Sage
qui en fait sentir les abus & les détester. Sous ce dernier titre,
Votre Majesté ne pourra qu’applaudir au zele qui
m’a inspiré dans l’exposé des Trois Siecles de notre
Littérature, & dans la censure des travers philosophiques, qui
dégradent les Lettres parmi nous. La sagesse du feu Roi, votre Pere, a su préserver vos Etats de cette
contagion : la vôtre ne sera pas moins attentive, parce que ses
lumieres savent également en discerner le vice & en prévoir les
dangers.
Il est doux, Sire, de pouvoir offrir ses travaux à un
Prince capable de les apprécier ; il
est
plus doux encore d’ajouter, par ce moyen, les témoignages d’une
admiration particuliere à ceux de l’admiration générale.
Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
de Votre Majesté
Les très-humble & très-obéissant, &c.
Paris, 1 Avril 1773.
Madame,
A
près avoir eu l’honneur d’être
choisi pour tracer le Tableau historique des actions de Votre Majesté Impériale, mon premier empressement doit être de
le lui présenter. Ce Tableau offrira à la Postérité l’Abrégé d’une Vie
non seulement très-intéressante, mais encore la plus digne d’être
proposée pour modele à tous les Souverains.
J’ose joindre à cet hommage, Madame, celui d’un
Ouvrage que je viens de mettre au jour, & que les Hommes zélés pour
les vrais principes ont honoré de leur suffrage & accueilli avec
applaudissement. Ce succès m’enhardit à le présenter à Votre Majesté. Quoi de plus flatteur que d’avoir pour juge de
ses travaux une Princesse si capable de les apprécier ? Je puis
donc espérer, Madame, que Votre
Majesté voudra
bien agréer ce
témoignage d’une admiration particuliere, que je me ferai toujours un
devoir de joindre aux justes sentimens de l’admiration publique.
Je suis avec le plus profond respect,
Madame,
de Votre Majesté Impériale
Le très-humble, &c.
Oncle de l’Empereur, Gouverneur des Pays-Bas,
&c.
Paris, 3 Avril 1773.
Monseigneur,
C’est présenter à Votre Altesse Royale un hommage digne d’elle, que de lui
offrir le Tableau historique des actions de deux Souverains, si dignes
de l’admiration de l’Europe. La gloire de Marie-Thérese & celle d’Emmanuel III, ont droit de vous intéresser autant par les
liaisons du sang, que par la conformité de vos vertus avec celles qui
les distinguent. L’Abrégé de leur Vie, que je mets sous les yeux de Votre Altesse Royale, a été composé pour être inséré
dans la Galerie des Personnes célebres actuellement
vivantes chez toutes les Nations. Le récit de ce que vous avez
fait vous-même, Monseigneur, figurera à son tout avec
éclat dans cette intéressante Collection. On y verra avec
sensibilité les traits mémorables de votre bravoure
dans les combats, &, ce qui est plus estimable encore, les éloges
dus à la bienfaisance, à l’humanité, à la sagesse de votre
administration.
Si j’étois assez heureux que d’être choisi, parmi nos Gens de Lettres,
pour peindre à la Postérité tant de qualités précieuses, j’aurois alors
un nouveau sujet de m’applaudir de n’avoir consacré ma plume qu’à louer
des Princes vraiment estimables, après l’avoir exercée jusqu’à présent à
la seule défense de la Religion & de la saine Littérature.
Recevez du moins aujourd’hui, Monseigneur, ce léger
tribut d’une admiration particuliere, & ce témoignage du
très-profond respect avec lequel je suis,
Monseigneur,
de Votre Altesse Royale,
Le très-humble, &c.
Versailles, 26 Février 1779.
J
e vous prie, Monsieur, de
m’accorder une place dans votre Journal, pour réclamer contre les faits
& les Pieces citées dans une brochure qu’on vient de publier. Elle a
pour titre, Problême Littéraire, & pour but, de
prouver que les meilleurs Morceaux des Trois Siecles
sont de la façon d’un Vicaire de Paroisse, nommé Martin, mort il y a environ deux ans, avec lequel j’ai été
long-temps lié de l’amitié la plus étroite.
Ce n’est pas, Monsieur, que je sois jaloux de mes Productions. L’utilité
publique étant le seul prix que j’y attache, je dois peu m’inquiéter des
efforts que font mes Ennemis, pour me ravir le foible mérite qu’elles
annoncent. Mais puisqu’ils m’ont forcé, par leurs calomnies, de me
déclarer pour être le seul Auteur des Trois Siecles,
je crois devoir réfuter les imputations qui tendent à persuader que j’ai
eu des Coopérateurs. C’est ce que j’ai fait dans une nouvelle
Edition de cet Ouvrage, qui paroîtra dans
moins de six semaines, & qui auroit déjà paru, si l’impression n’en
avoit été suspendue pour des raisons étrangeres à mon travail.
En attendant que cette nouvelle Edition soit publique, je vais transcrire
ici une Note du Discours
Préliminaire, capable seule de ramener à la justice & à la
vérité, les Esprits que l’Auteur du prétendu Problême
auroit pu tromper.
« Il n’est pas inutile de remarquer qu’un autre Abbé, qui se pique
aussi de Religion (je ne le nommerai point, pour ne pas lui nuire
dans la place de confiance qu’il occupe), me poursuit depuis trois
ou quatre ans, avec une haine & un acharnement d’autant plus
inconcevables, que je ne lui ai donné aucun sujet de se plaindre de
moi : il n’est question de lui dans aucun de mes
Ouvrages ; je ne le connois même point, & je puis assurer
que je n’ai entendu prononcer son nom, qu’à l’occasion de son
monstrueux déchaînement.
Il veut à toute force m’enlever le peu de mérite que les Trois Siecles supposent, & ne me laisser que les
haines qu’ils m’ont attirées. Rien de si comique, m’a-t-on dit, que
de le voir se démener dans les Sociétés, pour prouver que, si M.
l’Abbé Martin (mort il y a environ quatre ans)
n’est pas l’Auteur des Trois Siecles,
il l’est au moins des meilleurs Morceaux
de cet Ouvrage, ainsi qu’il l’a donné lui-même à entendre à
plusieurs Habitués de Paroisse.
Il ignore donc, ce charitable Ministre du Dieu de paix, que trois ans
avant la mort de ce Vicaire, j’ai déclaré que
personne n’avoit eu part à mon travail, & défié tout Littérature
d’oser avancer qu’il m’eût fourni par écrit la
moindre observation dont j’aye fait usage. On ne dira pas que ce
défi, contre lequel M. l’Abbé Martin, ni aucune
autre personne n’a réclamé, ait été fait secrétement ; il a été
publié, en 1773, dans le Mercure de France, dans
le Journal des Beaux-Arts, dans les Annonces & Affiches pour la Province, & dans
plusieurs autres Feuilles périodiques ».
Ceux qui auront lu le prétendu Problême Littéraire,
concluront sans doute, que le Personnage dont il est question dans ma
Note, est l’Auteur de cette Production
ténébreuse : il n’en est que le Complice ; car il s’est
contenté d’en fournir les matériaux. Quoiqu’il ait choisi, pour les
rédiger, un Littérateur* dont la plume est aussi peu propre à accréditer le
mensonge, qu’à faire goûter la vérité, je crois devoir cependant
m’inscrire en faux & contre les faits allégués dans le
Libelle, & contre la plupart des Lettres qu’on y
rapporte.
Si ma réclamation n’est point fondée, si le Libelle est de bonne foi,
comme il le prétend, & qu’il veuille donner du poids à ses
raisonnemens, qu’il se montre, qu’il me présente les originaux des
Pieces sur lesquelles il s’appuie, qu’il tâche de me confondre. S’il
craint de paroître devant moi, qu’il dépose ses Pieces entre les mains,
non d’un Officier public, mais d’une personne dont les lumieres & la
probité reconnues rendent le témoignage valable ; & si je n’en
démontre l’abus & la fausseté, je consens à être traité moi-même de
Calomniateur public. Le but de son imputation étant sans doute de
m’humilier, il est de son intérêt de la fortifier au moins de l’autorité
d’un Homme de bien.
Qu’il me désigne donc le Juge que je lui demande, & je pars sur le
champ pour l’aller défier : 1°. De me convaincre, ainsi qu’on
l’avance hardiment dans le Libelle, d’avoir jamais écrit à l’Abbé Martin aucune Lettre où je lui rende compte des
Nouveautés Littéraires ; aucune, qui puisse donner à entendre qu’il
ait fait un seul Article des Trois Siecles ;
aucune, qu’il ait coopéré à cet Ouvrage, autrement que par des conseils
& des corrections verbales ; aucune enfin, qui fasse soupçonner
qu’il ait eu le plus petit
droit sur le
produit du plus volumineux comme du plus mince de mes Ecrits. 2°. De
produire aucun papier signé ou seulement écrit de ma main, qui
contredise ce que je viens de dire au sujet de mes Lettres. 3°. De me
présenter un seul témoin, digne de foi, qui ait vu, avant la publication
des Trois Siecles, un seul Article, une seule phrase
de cet Ouvrage, écrite de la main de cet Abbé, ou qui m'ait vu écrire
sous sa dictée, ou qui ait entendu cet Abbé dire, en ma présence, qu'il
ait eu d'autre part à mon travail que de m'avoir aidé de ses conseils
& quelquefois de ses critiques, pour les Articles concernant les
Prédicateurs & les Ecrivains ascétiques. 4°. De prouver qu'aucune
des Lettres, dont on cite des morceaux, pag. 17,
18, 19 & suiv. ait été écrite audit Abbé, comme
l'assure le Libelliste : je dis plus, de me montrer dans toutes ces
Lettres une seule expression, un seul mot écrit de ma main, qui dénote
que ce soit à un Abbé, ou à un Ami,
ou même à un François qu'elles ont été adressées.
Et moi, je prouverai incontestablement à la personne qu'on aura choisie
pour m'entendre : 1°. Que ces Lettres mutilées, défigurées, &
défrancisées (si l'on peut hasarder ce mot), par
la malignité la plus coupable, font partie d'une Correspondance
littéraire & suivie que j'ai eue avec un Seigneur de la Cour de
Turin : 2°. Que les
citations qu'on
trouve sous les N°. 4, 5 & 6 du Libelle, ont été puisées dans des
Notes que j'avois faites pour les Trois Siecles, &
qui m'ont servi ou qui étoient destinées à composer les Articles des
Auteurs qui en sont l'objet : 3°. que les Lettres (sans date, comme
toutes les autres), dont on rapporte des morceaux, pag. 30, 31, 32, 37 & 45, & que je me rappelle
très-bien avoir écrites, sont un monument manifeste de la mauvaise foi
de l'audacieux Compilateur, puisqu'elles renferment précisément la
réfutation de ce qu'il avance sans preuve ; réfutation qu'il s'est
bien donné de garde d'exposer aux yeux de ses Lecteurs : 4°. enfin,
qu'à l'exception de quelques Billets & de trois ou quatre Lettres
que j'ai écrites en ma vie à l'Abbé Martin, tous les
papiers de mon écriture qu'on cite ou dont on parle dans le Libelle, ne
sont que des brouillons informes ou des matériaux d'Ouvrage, que je dois
avoir laissé égarer ou qui m'ont été méchamment dérobés.
Voilà ce que j'offre de prouver à tout Homme honnête, qui croira pouvoir
se charger de la justification du Libelliste, & au Libelliste
lui-même, s'il a le courage de m'écouter, comme j'ai celui de lui
pardonner sa Brochure.
Il sait, dit-il, que j'ai des Protections. De même que
je n'ai point sollicité leur crédit pour
arrêter son Libelle, il n'a pas à craindre que je le sollicite pour
lui faire expier son audace. Si j'étois assez foible pour désirer d'être
vengé, je n'aurois besoin que d'invoquer les Loix. Il n'est point de
Tribunal qui ne condamnât, au moins à une réparation solennelle, un
Homme qui, sans avoir à se plaindre de moi, n'a pas craint de violer le
droit des Gens & toutes les bienséances, en publiant sous mon nom
& sans ma participation, des papiers dont les trois quarts &
demi ne sont ni signés, ni avoués ; & qui a osé m'accuser
publiquement sans se faire connoître, & sans apporter une seule
preuve irréfragable d'avoir usurpé à un de mes anciens Amis, qui ne vit
plus, une propriété que cet Ami ne m'avoit point disputée de son vivant,
quoique je l'eusse publiquement défié, plus de trois
ans avant sa mort, de soutenir qu'il y eût le moindre
droit. Je le répete, le Libelliste anonyme peut se montrer sans avoir à
craindre d'autre vengeance de ma part, que d'être convaincu de son
injustice. S'il s'obstine à demeurer caché, qu'il montre du moins les
originaux dont il a fait usage ; & s'il craint de s'en
rapporter à la décision d'une seule Personne, qu'il les remette à la
Société de Théologiens & de Gens de Lettres, qui se proposent de
réunir leurs lumieres & leurs travaux pour la défense de la
Religion ; Société
dont il parle, &
dont j'ignore quels sont les Membres. Je consens à les prendre pour
Juges. Qu'ils m'entendent, qu'ils me communiquent les Pieces
justificatives du Libelle, & j'adopte & signe sans balancer leur
jugement.
Il me seroit sans doute facile de confondre le Libelliste d'une maniere
plus péremptoire, & beaucoup plus humiliante pour ses
Complices ; mais je crois devoir épargner au Public des détails
scandaleux qui tourneroient au désavantage de la Religion, dont la
sainteté est néanmoins indépendante de la conduite de ses Ministres.
J'aurois peut-être dû m'épargner à moi-même la honte d'être descendu
jusqu'à répondre à un tel Calomniateur ; mais j'ai jugé qu'il étoit
nécessaire de détruire, dans l'esprit de ceux qui le connoissent
personnellement, les préventions que la gravité de son caractere &
de son âge auroit pu inspirer en faveur de son imputation ; &
dès-lors, par amour pour la vérité & par respect pour les Honnêtes
Gens qui la cherchent de bonne foi, je me suis abstenu de lui marquer le
mépris que je lui devois.
J'ai l'honneur d'être, &c.
J'apprends, dans le moment qu'on acheve d'imprimer cette Lettre, que
tandis qu'on s'efforce, d'un côté, de m'enlever le peu de bon qu'il y a
dans mes Ouvrages, on s'occupe, de l'autre, à m'attribuer ceux que je
n'ai point faits. Il n'a pas tenu au zele charitable de quelques
Personnes, non Philosophes, mais pires, de persuader à l'Aristide du Clergé de France, à un Prélat qui m'honore d'une
bienveillance particuliere dont je fais ma gloire, que j'étois l'Auteur
d'une nouvelle Traduction, en dix volumes, des Contes de Jean Bocace. Les bonnes Ames ! il leur importe peu de me
faire honneur du talent que cette Version suppose (car on la dit
très-exacte), pourvu qu'elles réussissent à me nuire auprès des
personnes dont l'estime m'est précieuse. Quantùm mortalia
pectora cœca noctis habent !….
Je ne trouve point étrange que les Auteurs ; dont j'ai blâmé les
défauts ou combattu les erreurs, déclament contre moi dans les Sociétés,
& me poursuivent par des calomnies : ils ont leur amour-propre
à venger ; mais ce qui m'étonne, sans cependant me décourager,
c'est que des Hommes obligés, par état, à plus de décence & de vertu
que les autres, se fassent, sans me connoître & sans avoir à se
plaindre de moi, les
Satellites &
l'instrument docile de l'animosité de mes ennemis. On m'a fait connoître
plusieurs de ces Colporteurs d'Anecdotes scandaleuses ; mais ils
n'ont pas à craindre que je les révele. La vengeance est une foiblesse
étrangere à mon ame naturellement fiere & depuis long-temps exercée
à pardonner. D'ailleurs, les Méchans ne sont-ils pas assez punis de
l'être ? Comme le fer, ils engendrent une rouille qui les ronge,
qui détourne d'en approcher, & qui finit par les détruire.
Versailles, 8 Juin 1779.
Messieurs,
J'ose me flatter que vous ne me
refuserez pas une place dans votre Journal, pour rendre compte d'une
Lettre que je viens de recevoir : Elle est de M. l'Abbé Liger, Auteur d'une Brochure qui a paru contre moi,
dans le mois de Février de cette année. Cette Brochure, sans doute
oubliée, avoit pour titre, Problême Littéraire, &
pour but de prouver que les Articles les moins foibles des Trois Siecles sont de la façon d'un Vicaire de Paroisse, mort
fou il y a trois ans, & qui n'a pas laissé seulement un Prône digne
d'être imprimé. Son nom l'auroit infailliblement suivi dans le tombeau,
si mes Ennemis ne s'en étoient servis pour me persécuter.
Les Personnes qui s'occupent des querelles des Auteurs, savent que j'ai
répondu à ce Libelle par une Lettre à un Journaliste,
dans laquelle je
me suis hautement inscrit en
faux contre les Pièces & les faits qui paroissoient favoriser cette
absurde Calomnie. L'Auteur du prétendu Problême a
gardé le silence sur cette Réponse, & ne m'a repliqué que par la
Lettre qu'il vient de m'écrire.
Cette Lettre, Messieurs, est un désaveu formel de son
Pamphlet. Il ne l'a composé, dit-il, que d'après les sollicitations
réitérées du plus acharné de mes Ennemis, qui lui en a fourni les
matériaux. M. l'Abbé Liger étoit d'autant plus éloigné
de le soupçonner de haine & de mauvaise foi, que ce Personnage se
pique de Religion, & qu'il se trouve dans la double obligation de
l'enseigner, puisqu'il est Prêtre & P*** d'un C*** de la Capitale.
C'est le même Ecclésiastique de qui j'ai eu occasion de parler, dans une
Note du Discours préliminaire de la quatrieme Edition des Trois Siecles, pag. 49. & suiv.
Il est inutile de rendre compte des circonstances qui l'ont démasqué aux
yeux de celui qui s'est laissé surprendre par des artifices. Je ne
rapporterai pas non plus les choses horribles qu'on m'apprend sur son
compte, quoiqu'on me permette de les rendre publiques : je me
bornerai à citer les Morceaux où l'Auteur de la Lettre exprime le regret
qu'il a de s'être fait l'organe du mensonge & l'instrument de la
méchanceté.
« Vous ne sauriez croire, me dit-il, en parlant
toujours de l'Homme qui l'a trompé, vous ne
sauriez croire avec quel acharnement il vous poursuit. Il n'a pas
tenu à ses sollicitations que je n'aye repris la plume contre vous,
non seulement pour attaquer vos nouvelles Productions, mais votre
personne. Il publie à présent que les Articles que vous avez ajoutés
à votre Ouvrage depuis la mort de l'Abbé Martin,
sont d'un vieux Médecin de Franche-Comté : il n'est point
d'absurdité que l'excès de sa haine ne lui fasse débiter contre
vous. Mon regret est d'en avoir été le complice, sans l'être de sa
mauvaise foi. Dès que je l'ai connue, je la lui ai reprochée, &
j'ai rompu avec lui. J'allois vous en informer, lorsque je fus
obligé de faire un voyage en Province. Mon premier soin, depuis mon
retour, a été de découvrir votre demeure, pour vous faire connoître
mes sentimens. Plein d'estime pour votre façon de penser &
d'agir, je me porterai à tout ce qui pourra vous satisfaire ;
mais vous êtes assez généreux pour pardonner à un ennemi aussi
abject. Vous seriez plus tranquille, si vous étiez moins estimé. La
jalousie, au lieu de déprimer les talens, leur donne un nouveau
lustre, Merges profundo pulchrior evenit. Faites
de ma Lettre l'usage que vous jugerez à propos. Je désire qu'elle
serve de
témoignage aux sentimens de
considération & d'estime, avec lesquels j'ai l'honneur, &c.
»
Je ne me permettrai aucune réflexion sur cette Lettre, dont je n'ai cité
que la fin : il n'est personne qui ne sente combien il est
honorable d'avoir de pareils Personnages pour ennemis.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Rédacteur des Annonces & Affiches pour la
Province. Sur feu M. de Voltaire.
Versailles, 29 Mars
1779.
R
ecevez mes remercîmens, mon cher
& aimable Compatriote, des soins que vous vous êtes donnés pour
faire imprimer ma Lettre à un Journaliste, en réponse
au prétendu Problême Littéraire. Je suis loin de
désapprouver les petits changemens que le Censeur y a faits : ils
sont une preuve de l'intérêt qu'il prend à moi, & je vous prie de
lui en témoigner ma sensibilité….
Quand le Discours de M. Ducis me seroit parvenu avant
qu'on eût achevé d'imprimer l'article Voltaire, de la
nouvelle Edition des Trois Siecles, cette lecture ne
m'auroit rien fait changer au jugement que j'ai porté de cet Ecrivain
célebre. Je ne me décide point d'après les idées d'autrui : je ne
juge, comme vous, que d'après les regles imprescriptibles de la raison
& du goût.
Nous ne sommes pas les seuls Critiques, mon cher Ami, qui jugions ainsi.
Le Continuateur du Dictionnaire Historique de l'Abbé Ladvocat, se montre beaucoup plus sévere que moi à l'égard de
M. de Voltaire, dans l'Article qu'il a consacré* à la mémoire de ce Patriarche de la moderne
Philosophie. Je ne sais si vous en penserez comme moi ; mais cet
article me paroît sage. Il annonce un Esprit aussi zélé pour les vrais
principes du goût, que pour ceux de la Morale & de la Religion.
L'Auteur y parle d'avance le langage de la Postérité ; car il ne
faut pas croire que la Postérité se laisse subjuguer par les hommages
que le Siecle présent a rendus & rend encore à l'Auteur de la Pucelle. De même que nous ne jugeons point du
mérite de Ronsard par les éloges pompeux que lui
donnerent ses Contemporains, nos Descendans ne jugeront pas non plus de
celui de M. de Voltaire, par les nombreux panégyriques
publiés de nos jours en son honneur. Personne ne conteste qu'il n'ait eu
de grands talens : il en falloit assurément pour opérer la
révolution qu'il a faite dans nos idées & dans nos mœurs, & je
ne l'ai point dissimulé dans les Trois Siecles ;
mais les Esprits justes & vraiment
connoisseurs, conviendront sans peine qu'il est loin de justifier les
éloges & les honneurs qu'on lui a prodigués sans mesure. Si l'Homme
de génie, en Littérature, est celui-là seul qui a reculé les bornes d'un
Art ; M. de Voltaire, qui n'a pas été plus loin,
ni si loin qu'Homere, Virgile & le
Tasse dans l'Epopée, que l'Arioste dans la
Poésie Héroïque, que Corneille, Moliere, Quinault, J. B.
Rousseau, dans la Tragédie, la Comédie, l'Opéra, la Poésie
lyrique ; M. de Voltaire, dis-je, ne sera jamais
placé au rang des Hommes de génie, que par l'enthousiasme ou la mauvaise
foi. Si, dans les Sciences, le Grand Homme, est celui-là seul qui a un
caractere décidé, des principes fixes, un systême suivi de raison ou
d'idées ; qui osera soutenir que M. de Voltaire
mérite ce titre ? Quel Ecrivain s'inquiéta moins que lui de mettre
de l'unité & de la suite dans ses conceptions ? Il est aisé de
remarquer, dans tout ce qu'il a écrit, l'inspiration du moment, les
variations de l'humeur, l'inconstance des affections, la différence des
intérêts. De là vient qu'on ne le trouve jamais le même, qu'il a changé
de façon de penser selon les circonstances, que le pour & le contre
se débattent dans la Collection de ses Œuvres, qu'il détruit & qu'il
édifie, qu'il décide & qu'il rétracte, & qu'après avoir passé
par toutes les nuances, il
finit par être
sans couleur & sans forme déterminée.
En effet, je défie quiconque lira ses Ecrits avec réflexion, de trouver
une seule opinion qu'il n'ait tour à tour approuvée & combattue,
aucun systême qu'il n'ait réfuté & défendu. Dans un temps, il croit
à la révélation, à la divinité de Jésus-Christ, à
l'infaillibilité de l'Eglise ; & dans un autre, il attaque
l'authenticité des Livres Saints, & l'autorité des Conciles. Tantôt
il croit la matiere coéternelle avec Dieu, & tantôt il affirme la
création du monde & de la matiere. Dans un Ouvrage, il écrit en
faveur de la spiritualité & de l'immortalité de l'ame ; dans un
autre, il établit que nous ne sommes que matiere, & que les ames
finissent avec les corps. Ici, il s'éleve contre l'Athéisme, & en
fait sentir tous les dangers ; là, il fait l'apologie des Athées
& s'épuise en vains raisonnemens, pour prouver que leur systême
n'est pas incompatible avec un bon Gouvernement. On l'a vu tour à tour
prêcher la tolérance & la liberté de la presse, & réclamer
l'intolérance & la sévérité contre ceux qui se servoient de la même
presse pour combattre ses opinions ; recommander la modération dans
les disputes, & donner l'exemple de l'emportement ; exiger du
respect pour les mœurs, & les outrager par des Productions
indécentes. Pour tout
dire, en un mot, il
loue & blâme, dans ses Ecrits, le même Homme, la même action, la
même vertu, le même vice, le même sentiment, la même idée.
Alternativement Gassendiste, Newtonien, Spinosiste, Pirrhonien ;
tout à la fois Partisan & Ennemi de Wolfs,
Panégyriste & Adversaire de Léibnitz, Louangeur
& Antagoniste amer de Warburton, Enthousiaste
& Détracteur de Shakespear, Ami & Critique
acharné des deux Rousseau, de Maupertuis, de Montesquieu, de Crébillon, d'Helvetius ; après avoir
été successivement Chrétien, Déiste, Théiste, Matérialiste, & avoir
fait sur ses derniers jours plusieurs actes de Catholicité, il a fini….
comme vous savez……
A propos de l'universalité des talens de M. de Voltaire, il faut que je vous raconte une Anecdote assez
plaisante. Je la tiens d'un des Acteurs de l'aventure. Elle fourniroit,
ce me semble, une très-bonne scene à une parodie des Muses
Rivales.
Il y a quelques années que plusieurs Savans se trouvoient réunis chez feu
M. Duclos, Secrétaire de l'Académie Françoise. On y
célébroit le Génie encyclopédique de M. de Voltaire.
Un fameux Jurisconsulte Allemand survient : on l'admet à la
Psalmodie, dont tous les Pséaumes finissoient par ce refrain : M. de Voltaire est un Génie
universel. L'Allemand faisoit chorus avec
les autres : il lui vint cependant un scrupule sur le Gloria Patri du Cantique Philosophique. Oui, dit-il, M. de Voltaire vir est omnimodè doctus ; la Poésie,
l'Histoire, la Physique, les Mathématiques, la Médecine, l'Histoire
Naturelle, la Critique, tout est de son ressort. C'est dommage qu'il
soit un peu foible sur la Jurisprudence. Dès qu'il veut parler de
Législation, de Politique, d'Administration, de Police, je ne sais, sa
plume s'embarrasse & son génie semble l'abandonner. Je ne veux pas
croire que ce soit pour cette raison qu'il a si souvent maltraité notre
Grotius, notre Puffendorf &
votre Montesquieu, qui en savoient un peu plus que lui
sur ces matieres. Mais cette observation n'est qu'un bibus, & M. de Voltaire est un Génie
universel.
Oui, dit un célebre Mathématicien, M. de Voltaire est
un Génie à qui rien n'échappe. La Postérité refusera de croire que tant
de Productions soient sorties de la même plume. Nos Descendans
s'imagineront qu'il y a eu plusieurs Hommes de ce nom ; &,
graces à lui, le Monde Intellectuel aura son Hercule,
comme le Monde Fabuleux. Quel dommage qu'il ait voulu tâter des
Mathématiques ! Car, entre nous, & je vous prie de ne point le
répéter, ce n'est qu'un Ecolier en Géométrie, témoin ses Elémens de la
Philosophie de
Newton. Malgré cela, on ne peut disconvenir que M. de Voltaire ne soit un Homme unique. Non, il n'exista
jamais de Génie plus vaste, d'Esprit plus universel.
M. de Mayran, autre Savant de ce Cercle qui vivoit
alors, prit ensuite la parole : Les ennemis de M. de Voltaire ont beau dire & beau faire, dit-il, ils ne
viendront jamais à bout de lui ôter le mérite de l'universalité des
talens. Quel Homme ! Comme il plaisante excellemment ! Je dois
à se Ecrits les plus heureux momens de ma vie. Ils m'amusent, ils me
transportent toutes les fois que je les lis pour me délasser de mes
travaux. Cet Auteur parle de tout avec esprit & avec grace. La
Collection de ses Œuvres est une véritable Encyclopédie. Quel dommage
qu'il ne soit pas aussi habile en Physique, qu'il est heureux en
plaisanteries ! Car, il faut l'avouer, il est peu Physicien, &
vous savez que je suis versé dans cette partie. A cela près, cet Auteur
est vraiment prodigieux. Jamais on ne se distingua dans plus de genres
différens ; on a donc raison de le regarder comme un Genie
universel.
Un Historien Anglois, qui n'avoit encore rien dit, & qui rêvoit
profondément : J'avoue avec vous que M. de Voltaire est un Homme qui n'eut jamais de pareil. Notre
Angleterre n'a point encore produit de Génie aussi grand, aussi
universel.
Pope ne sauroit
lui être comparé. Il réunit le mérite de Swif, d'Adisson, d'Otwai, de Bolingbrocke. C'est grand dommage qu'il ait écrit
l'Histoire ! Son style est à la vérité charmant ; mais je suis
forcé de dire qu'il n'a pas le ton convenable. Des Epigrammes, des
Réflexions, des Portraits, des Altérations de faits….. Oh ! nous
écrivons différemment l'Histoire. Nos Auteurs ne sacrifient jamais la
vérité à la gentillesse. M. de Voltaire n'auroit pas
dû cultiver ce genre de Littérature. Mais dans les autres parties, il
est vraiment supérieur, divin. Vous n'aurez jamais de plus grand
Philosophe, de plus fin Critique, de Raisonneur plus agréable. Cet
Auteur est charmant, charmant ! En un mot c'est un Génie
universel.
Je suis enchanté, dit M. B** Médecin* renommé par son
profond savoir & ses grandes lumieres ; je suis vraiment
enchanté de voir un Anglois rendre justice à M. de Voltaire d'une maniere si honorable pour notre Nation ;
mais, Monsieur, en s'adressant à l'Anglois même, permettez-moi de vous
dire que M. de Voltaire n'est pas si inexact, ni si
frivole que vous le croyez, dans la partie Historique. J'ai vérifié la
plupart des faits qu'il rapporte sans preuve &
sans citer les sources, & je puis vous assurer
que je suis parvenu à découvrir leur vérité, c'est-à-dire, à trouver des
autorités capables de les appuyer, & qui prouvent du moins que M. de
Voltaire ne les a point imaginés. S'il est foible
en quelque chose, ce n'est pas, selon moi, dans l'Histoire, mais dans ce
qui a rapport au physique de l'Homme, à la constitution animale de notre
espece ; car il donne presque toujours à gauche toutes les fois
qu'il raisonne sur ces matieres. Mais est-il obligé d'en savoir autant
que les Physiologistes de profession ? Il y auroit de la mauvaise
humeur à lui reprocher ses méprises à cet égard. Il excelle dans tant
d'autres Sciences ! D'où je conclus que mon observation n'empêche
pas que M. de Voltaire ne soit un Esprit
universel.
Quoi ! Messieurs, lorsque chacun de vous célebre le génie du Favori
de toutes les Muses, je garderois un coupable silence, s'écria un Abbé
Théologien qui aspiroit à l'Académie Françoise ! Non, je veux &
je dois lui rendre aussi mon tribut d'admiration. M. de Voltaire, selon moi, réunit en lui seul, les lumieres &
les talens qui ont immortalisé Aristote, Platon, Plutarque,
Cicéron, Tacite, Sophocles, Anacréon, Lucrèce, Virgile, Horace,
& les deux Plines. Graces à ses Ouvrages, notre
Langue deviendra classique, comme celle des Grecs & des
Romains. Un mérite qui distingue ce Grand Homme de
tous les Philosophes ses prédécesseurs, c'est d'avoir eu le courage
& l'adresse de déchirer le voile des préjugés religieux. Lucien, à cet égard, n'est qu'un écolier auprès de
lui. Personne n'a mieux manié l'arme du ridicule, & vous savez que
c'est la plus efficace contre les erreurs. Heureux s'il s'en fût tenu à
celle-là, sur le chapitre de la Religion ! Lorsqu'il a voulu
employer celle du raisonnement, il a malheureusement donné dans des
bévues qui n'ont pas échappé à nos Théologiens érudits ; ils les
lui ont même reprochées amérement, & je suis obligé de convenir avec
eux, d'après l'étude particuliere que j'ai faite des Langues anciennes,
que M. de Voltaire n'a pas la moindre connoissance de
l'Hébreu, qu'il ne fait point le Grec, & qu'il n'a pas puisé dans
les sources ses Observations critiques sur Abraham, Moïse,
David, Salomon, les Prophetes, les Loix, & les Mœurs
Hébraïques ; je doute même qu'il ait jamais lu les Peres de
l'Eglise, qu'il cite souvent. Mais le moyen qu'un Génie si sublime ait
pu descendre à des études si seches, si arides ! Ses ennemis diront
qu'il n'eût pas dû raisonner sur ce qu'il ne connoissoit pas à fond, ou
du moins qu'il eût dû mieux choisir ses Faiseurs d' ; mais
je leur répondrai que Jupiter a eu ses foiblesses,
& que
si, pour s’être fait Taureau, il
n’a point cessé d’être le Maître des Dieux, M. de Voltaire, pour s’être quelquefois oublié, n'a point cessé
d’être Voltaire, c’est-à-dire, le Maître des
Beaux-Esprits, des Savans, des Philosophes, des Poëtes, des Historiens,
& des Littérateurs de toutes les especes.
Un Poëte comique, un Poëte Lyrique, un Savant érudit, qui se trouvoient
aussi dans l’Assemblée, alloient parler à leur tour, quand les
Interlocuteurs se mirent à se regarder & à éclater de rire. Il étoit
temps, car l’Homme universel se seroit bientôt trouvé réduit à peu de
chose.
M. Duclos, qui, par politesse, avoit laissé parler les
autres, rompit la séance, recommanda qu’il ne fût jamais dit que sa
maison eût été profanée par de semblables propos, & surtout qu’il
eût ri comme le reste de la Compagnie.
Je vous abandonne, mon cher Ami, aux réflexions si naturelles, après un
tel fait dont je vous garantis la vérité, aux expressions près. Cette
Anecdote ne suffiroit-elle pas pour justifier ma prétendue partialité
contre M. de Voltaire ?
J’ai l’honneur d’être, &c.
Versailles, 18 Juin 1779.
J
e ne suis point étonné, Monsieur
& cher Ami, de tout ce que vous avez entendu dire, depuis votre
retour d’Amérique, & contre les Trois Siecles,
& contre leur Auteur. En publiant cet Ouvrage, j’étois assuré qu’il
exciteroit de la contrariété dans les opinions, & qu'il ne
manqueroit pas de me susciter des ennemis. Avoir à lutter contre la
morgue de nos prétendus Philosophes & l’amour propre des petits
Ecrivains ; entreprendre de persuader aux uns qu’ils dégradent la
raison en croyant l’enrichir & la développer ; qu'ils
pervertissent tous les genres en se vantant de les perfectionner :
vouloir rappeler les autres à l’autorité des regles
imprescriptibles du Goût, quand ils se trouvent si
bien de s'en être écartés : n’est-ce pas en effet déchaîner une
Ménagerie, & provoquer des criailleries aussi aiguës
qu’interminables ?
Je connoissois trop bien la sensibilité des Auteurs, pour m’être aveuglé
sur les suites de mon entreprise. J’avouerai cependant que j’étois loin
de prévoir la maniere basse & ridicule dont ils m’ont marqué leur
ressentiment. Vous jugerez vous-même, Monsieur, s’il est possible de se
défendre plus mal, par les détails que vous me demandez & que je
vais mettre sous vos yeux.
A peine les Trois Siecles ont-ils paru, que tout
l’Olympe Philosophique & tous les marais du Parnasse se sont
soulevés contre moi. J’ai été déclaré profane, sacrilége, frénétique.
Les Bureaux d’esprit & les Cafés ont retenti d’anathêmes & de
malédictions contre le Téméraire qui osoit manquer ainsi de respect aux
Dieux de la Littérature. La portion du beau Sexe qui se pique de
Philosophie, c’est-à-dire, une douzaine de femmes passablement folles,
précisément depuis qu’elles se mêlent de philosopher, ont crié &
crient encore tous les jours à l'injustice, au blasphême. Elles ont vu
les Idoles de leur culte profanées, leurs Prophetes décriés, leurs
Ecrivains favoris persiflés, les
voilà
aussi-tôt devenues des Euménides ; car, si j’en crois les rapports,
elles ne peuvent entendre prononcer mon nom, sans entrer dans des
convulsions de zele qui prouvent que leur Philosophie n’est rien moins
que douce & tolérante.
Si vous êtes curieux d’apprendre comment, au milieu de cet ébranlement
général, les Divinités majeures du Monde Philosophique ont vu les
atteintes portées à leur culte & à leurs Adorateurs, vous saurez
qu’elles sont restées muettes pendant quelque temps. Je m’étois aguerri
contre la terreur de leurs foudres ; je n’en ai pas même entendu le
bruit. Elles ont caché leur indignation à la multitude. Leurs Dévots les
plus zélés ont été les seuls confidens du sublime dépit qui les animoit,
& c’est à de simples mortels qu’elles ont confié le soin de venger
leur gloire outragée. Mais les Ministres de leur courroux n’ont pas bien
secondé leur vengeance ; car, pour parler sans figure, il
s’agissoit de faire arrêter mon Livre ; & le succès n’a pas
répondu aux démarches que les Valets-protecteurs de la Secte ont faites,
dans cette noble intention. Les honnêtes gens eussent été surpris &
révoltés de voir le cri d’un Citoyen étouffé, précisément parce qu’il
opposoit la voix de la raison à celle de l’aveuglement & du délire
Le Gouvernement est
trop désabusé & trop
sage, pour n’avoir pas compris qu’il lui importe peu que de plats
Ecrivains soient redressés, & beaucoup, que de mauvais Raisonneurs
soient confondus.
Du Cabinet des Ministres j’ai été traduit au Tribunal de l’Académie, par
le froid Ecrivain qui en est le Greffier. Son but étoit de la porter à
solliciter des ordres contre ma liberté, sous prétexte que les hommes
que je décriois étoient des hommes de génie & la gloire du Génie
François. Vous jugerez sans doute qu’il a fallu la croire bien bonne,
cette Académie, pour compter assez sur son zele à épouser, à titre
d’intérêt général, quelques intérêts particuliers. Moi décrier des
hommes de génie ou des Ecrivains vraiment supérieurs ! Les Descartes, les Malebranche, les Pascal, les Corneille, les Racine, les Moliere, les Lafontaine, les Despréaux, les Bossuet, les Fénélon, les Bourdaloue, & tant d’autres, n’ont-ils pas reçu de
ma part les hommages dus à la supériorité de leurs talens & au
véritable honneur qu’ils font à la Nation ?…… La tentative a été
aussi stérile qu’elle étoit absurde.
D’un autre côté, pendant que l’Académie se montroit sourde aux
sollicitations de son Secrétaire, des Lettres anonymes, c’est-à-dire,
des torrens de fiel, d’injures, & de grossiéretés, sont
venues m’exhaler la fureur des subalternes &
peut-être même des Chefs du parti offensé. Que ne puis-je mettre sous
les yeux du Public ces monumens de démence ! Il y verroit
l’amour-propre des Auteurs bien plus avili par les bassesses de son
dépit, qu’humilié par les atteintes de ma critique.
Ce n’est pas tout, j’ai été travesti dans le monde en Méchant, en Hipocrite, en Monstre, en Démon. Ces heureuses épithetes
voltigent sur le bec acéré des Philosophes ; les perroquets de la
Secte les répetent dans les sociétés, & les bonnes Gens croient tout
cela.
On s’est fait, pour me décrier, ces formules très-commodes, faciles à
retenir, & qui n’exigent aucune discussion : Les Trois Siecles sont détestables ; c’est une plate
Compilation, une Rapsodie, le cri d’un Energumene. L’Abbé Sabatier n’a point fait son Ouvrage : c’est Fréron, la Beaumelle, Linguet, Palissot, Clément, Rigoley de
Juvigny, qui ont fabriqué à frais communs cette Production
monstrueuse. Si l'unité d’esprit, de systêmes, & de style, force les
moins habiles à n’y reconnoître qu’une seule main, on se retourne d’un
autre côté ; on attribue l’Ouvrage à un Habitué de Paroisse, qui,
malheureusement pour ceux qui veulent lui faire honneur de mon travail,
est mort il y a près de trois ans ; car pour
rendre la chose vraisemblable, on n’auroit pas manqué
de lui attribuer, aussi les augmentations faites depuis, & qui
n’annoncent pas une plume différente.
Le connoissez-vous, dit l’un ? j’en suis assuré, il ne pense pas ce
qu’il écrit. C’est un véritable Athée, qui ne déclame contre les
Philosophes que parce qu’il est payé par le Clergé. Vous noterez, mon
cher Ami, que le Clergé ne m’a pas donné de quoi acheter un seul des
Ouvrages dangereux que j’ai réfutés. Je n’ai ni Bénéfice, ni Pension
Ecclésiastique. Je n’en espere même pas ; je ne suis point dans les
Ordres sacrés, & ma délicatesse ne me permettra jamais d’y entrer,
comme tant d’autres, dans la vûe d’en obtenir.
L’avez-vous vu, dit l’autre ? C’est un petit singe, un embrion.
Comment a-t-il osé nous attaquer ? Il ne faut qu’un souffle pour le
renverser. Si je le tenois, disoit derniérement un Marquis
Bel-Esprit-Philosophe, qui n’est brave que contre les gens d’Eglise,
& qui figure dans la derniere édition ; si je le tenois, comme
je…..
Car il avoit l’
ame trop bonne
.
Ai-je besoin de vous dire, Monsieur, que je ne l’ai pas assez timide pour
m’effrayer d’un pareil argument ?
Je ne vous répete point un millier de bons mots, de sentences, de dits
mémorables dont je suis l’éternel sujet ; je ne vous répete pas les
Epigrammes, dont on m’assaillit & que je pardonnerois à leurs
Auteurs, quand même ils y mettroient du sel. Celle-ci suffira pour vous
donner une juste idée des autres.
Après les Epigrammes, ou plutôt en même temps, ont paru les
Critiques : & quelles Critiques ! la personnalité y est
substituée à la raison directe, l’injure mise à la place de la
justification, un faux air de dédain opposé à la justice du reproche.
Telle est la politique de la Philosophie ; elle croit se sauver,
par des récriminations, de l’opprobre répandu sur ses erreurs & ses
délires. Elle combat à peu près comme cet Athlete qui, renversé par son
adversaire, s’efforçoit de prouver, par de faux argumens, qu’il étoit le
vainqueur.
Les Libelles ont succédé aux Critiques. On en a publié de toutes les
especes & sous toutes sortes de noms : mais comme les
Philosophes n’ont, pour décrier leurs adversaires, qu’une somme
bornée d’inventions & de mensonges qu'ils
répetent sans cesse, en mille manieres différentes, tous ces Libelles
renferment les mêmes injures, les mêmes calomnies, les mêmes absurdités.
Voulez-vous connoître les principales impostures qu’on y débite contre
moi ? lisez les dernieres pages du Discours
préliminaire de la quatrieme Edition* des
Trois Siecles, les Articles Condorcet & Helvétius, ainsi que les Lettres qui terminent le quatrieme volume.
Croiriez-vous que dans un de ces Libelles, vraiment philosophiques, on
m’ait sérieusement reproché mon peu de fortune & attaqué du côté de
la naissance ? On a peut-être voulu faire entendre que, pour
fronder la Philosophie, il falloit, avant toutes choses, produire des
titres de noblesse, comme lorsqu’il s’agissoit de combattre en champs
clos. Je ne vous dirai point qu’il est peu de mes adversaires avec qui
je ne pusse combattre à armes égales sur cet article ; je vous
ferai seulement remarquer combien cette Philosophie, qui affiche la
sublimité des sentimens, devient , quand elle se sent
blessée. C’est un ballon gonflé d’air, qui n’a de consistance, que
jusqu’à ce qu’une piqûre en décele le vide. Que d’écarts, direz-vous
avec moi, dans
ces demi-Dieux, qui
prétendoient nous guider ! que de petitesses dans des Ames, qui
vouloient passer pour fortes ! que de folies dans des Sages, qui
insultoient si dédaigneusement à nos foiblesses !.. Voilà pourtant
ces hommes, qu’on a long-temps regardés comme les Oracles de la raison,
les ornemens du Siecle, les illustrateurs de la Nation !
J’avouerai cependant qu’on a pu d’abord s’y méprendre. Un ton imposant,
un style dogmatique, un jargon maniéré, des phrases sentencieuses, des
sentimens enthousiastes, des expressions systématiques, la répétition
perpétuelle de ces mots parasites, humanité, vertu, raison,
tolérance, bonheur, esprit philosophique, amour du genre
humain, & mille autres termes qui sont devenus la
sauvegarde des inepties qu’on a avancées, à la faveur de ces mots, ont
pu éblouir quelque temps les esprits faciles. Ajoutez qu’en frondant les
opinions générales, qu’en parlant sans cesse d’égalité, de liberté de superstition, de loi naturelle, il n’a pas
été difficile aux Philosophes d’intéresser à leur gloire l’indocilité,
la misanthropie, le libertinage, & de grossir, par d’autres manéges,
le nombre de leurs Admirateurs. Moi-même je conviendrai que j’ai été la
dupe, comme tant d'autres, de leur charlatanisme. Oui, Monsieur, quoique
j’aye toujours eu une certaine antipathie pour la morgue philosophique,
j’ai cependant été
ébloui, dès les premieres
années de mes études, de cet appareil imposant, dont ils savent si bien
revêtir les choses médiocres. Je croyois qu’avec de grands mots, on
étoit grand Ecrivain, qu’avec des sentences ampoulées on étoit grand
Moraliste. Je ne pouvois soutenir long-temps la lecture de leurs Ecrits,
mais je m’en prenois à mon peu d’intelligence. Je me défiois quelquefois
de l’hypocrisie de leur jargon, mais je me le reprochois ensuite comme
une injustice ; enfin, pour ne vous rien cacher, j’ai flotté
pendant quelque temps entre l’enthousiasme & le degoût. Dans cet
état, j’ai voulu examiner, m’instruire, afin de me décider. Je les ai
donc relues plus attentivement, ces Productions tant vantées ; j’ai
comparé les assertions & les raisonnemens ; j’ai rapproché les
principes & les contradictions ; j’ai analysé l’expression
& le sentiment ; j’ai approfondi les systêmes & les
conséquences. De cet examen qu’est-il résulté ? Ce qui résultera
pour tout Esprit qui voudra faire usage de ses propres lumieres, &
se dépouiller de ses préjugés, du dépit contre la mauvaise logique, du
mépris pour les inconséquences, de l’indignation contre l’audace &
la mauvaise foi.
Après l’examen de leurs Ouvrages, j’ai voulu juger de leur personne. J’ai
imité les Païens superstitieux, qui alloient eux-mêmes consulter les
Oracles, quand ils n’étoient pas contens de
leur réponse par écrit. Il est inutile de vous dire, Monsieur, avec
quelle curiosité je pénétrai jusqu’à eux. Les premieres impressions me
tenoient encore dans une sorte de respect. Je les vois, je les entends,
je les revois, je me familiarise avec eux, & je reviens à mes
derniers sentimens, avec la résolution de les professer hautement.
Je ne suis pas le seul, qui, avec les mêmes dispositions, ait éprouvé le
même changement. Beaucoup d’Etrangers, accourus de différentes
extrémités pour voir nos Salomons modernes, n’ont pas
été plus tentés que moi de célébrer leur sagesse ; & bien des
Princesses lointaines ont dit, après les avoir vus, tout le contraire de
la Reine de Saba. Je vous en citerai un exemple.
Madame la Duchesse de W***, femme du Duc Régnant, pendant son séjour à
Paris, voulut voir ces Philosophes tant prônés, afin de juger s’ils
parloient plus raisonnablement que leurs Livres. Elle engagea feu Madame
Geoffrin de lui donner à dîner avec les principaux
d’entre eux. Je vous laisse à penser si ces Intelligences, qui la
regardoient comme une prosélite, se parerent de tout leur éclat !
Ce fut quelque chose de singulier, ainsi que cette Princesse me l’a
raconté elle-même, de voir ces Prophetes exalter leur cerveau pour
répandre des lumieres. Avec quel
complaisance
ils raconterent leurs prouesses ! avec quelle pitié ils parlerent
du reste des Mortels ! avec quel ton d’autorité ils donnerent des
loix aux Princes qu’ils protégeoient ! Bref, l’ fut
complette : ils l’excéderent en voulant l’instruire ; ils la
révolterent, en croyant se l’attacher. Je les
écoutois, me dit-elle, avec un silence de mépris,
qu’ils ne manquerent pas de prendre pour un silence
d’admiration.
Tel est l’honneur que ces prétendus Sages croient faire à notre
Nation ! Jugez, mon cher ami, si des Charlatans, si faciles à
pénétrer, quand on les voit de près, sont des êtres qu’on ne puisse
déprimer sans injustice, & si les Esprits sensés adopteront leurs
clameurs & leurs calomnies contre un Ecrivain, qui les a connus
parfaitement & les a fait connoître tels qu’ils sont en effet.
J’ai l’honneur d’être, &c.
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