Yvon, [N.ABCD] Abbé,
Historiographe de Monseigneur le Comte d'Artois, né en 17..
Les Articles Dieu, Ame, Athée, insérés par lui dans les
premiers volumes du Dictionnaire Encyclopédique,
auxquels il a coopéré, exciterent, avec raison, les murmures des
Théologiens & de tous les Hommes sensés. Pour peu qu'on lise ces
Articles avec réflexion, il est évident qu'ils tendent à favoriser le
matérialisme, & qu'ils combattent l'existence de Dieu. L'Auteur, par
une ruse assez commune aux
Philosophes, s'est
plu à rassembler les objections les plus fortes, & à accumuler une
infinité de sophismes contre l'immortalité de l'ame & en faveur de
l'athéisme. Il les expose avec une complaisance marquée ; &
après les avoir présentés dans un jour aussi faux que séduisant, il se
contente de les condamner froidement & en très-peu de mots. Cette
maniere de procéder est si peu conforme à la droiture & à la
décence, que les Esprits les plus bornés ont démêlé sans peine
l'intention coupable de l'Auteur. Vainement M. d'Alembert a-t-il voulu profiter de cette inculpation, pour
justifier la Compilation Encyclopédique, & prouver la mauvaise foi
de ceux qui lui ont reproché, si justement, tant defautes, tant
d'erreurs, & tant d'impiétés ; les raisons de ce Géometre sont
aussi maladroitement employées, que peu conformes à la bonne logique.
« On prétend, dit-il*, que les Articles Ame &
Dieu sont des Traités de Matérialisme &
d'Athéisme, quoique ces Articles soient tirés en
entier des Ouvrages de MM. Clarke & Jacquelot,
les meilleurs que nous ayons contre les Matérialistes & les
Athées ».
Que prouve cette façon de raisonner, absolument dépourvue de justesse
& de vérité ? Quand il seroit vrai que les Articles qu'il
défend auroient été tirés en entier de Clarke &
Jacquelot, s'ensuivroit-il qu'ils ne favorisent pas le
Matérialisme, qui y est si positivement énoncé ? N'est-il pas
possible d' les objections combattues par ces Auteurs, & de
laisser à l'écart les argumens qu'ils y ont opposés ? Or, c'est
précisément ce qu'a fait en partie M. l'Abbé Yvon.
Il est faux, en second lieu, que ces Articles soient en entier
des Ouvrages du Docteur Anglois & du Ministre Protestant. On a pu y
fondre quelques-unes de leurs idées, mais le tout ne leur appartient
pas. L'exposition du systême de Spinosa, par exemple,
ne se trouve point dans leurs Ecrits. C'est une addition de
l'Auteur des Articles, copiée presque mot à mot d'un
petit Recueil de Pieces prétendues philosophiques, où l'on attaque avec
déraison & sans pudeur, les vérités les plus saintes & les plus
respectables.
Troisiémement, il est absurde de donner la préférence sur tous les
Ouvrages Théologiques & Métaphysiques à ceux de Clarke & de Jacquelot. M. de Fénélon est infiniment supérieur au Ministre
Protestant, dans son Traité sur l'existence de Dieu, sans parler de
plusieurs autres Ecrivains qui lui sont préférables & préférés.
M. l'Abbé Yvon, de meilleure foi que son Apologiste, en
cessant d'être Philosophe, a senti la foiblesse de ce raisonnement. Il a
pris le sage parti de rétracter ses erreurs, & d'employer sa plume à
la défense de la Religion, qu'il avoit paru combattre pendant qu'il
étoit Encyclopédiste.
Il faut néanmoins convenir, par esprit d'impartialité, qu'il n'a pas été
plus heureux dans la défense que dans l'attaque. Ses Lettres contre J. J. Rousseau sont si
foibles, qu'elles n'ont pas trouvé de Lecteurs ; & ce qui a
déjà paru de son Ouvrage, intitulé l'Accord de la
Philosophie avec la Religion, nous semble plus propre à
augmenter qu'à diminuer le nombre des Incrédules. L'Auteur, qui s'y
propose de combattre cette classe d'Ecrivains, qui, ayant secoué le joug
de la Religion, se croient Philosophes pour avoir déclamé contre elle, y
fait continuellement l'éloge de ces mêmes Philosophes ; il y vante
leurs lumieres, leurs connoissances physiques & morales, leurs
talens & leurs découvertes : il y expose avec prolixité, leurs
principes, leurs dogmes, leurs systêmes les plus dangereux, & ne les
réfute jamais d'une maniere satisfaisante ; c'est toujours avec une
timidité, avec une nonchalance qui dépite & indigne les Lecteurs les
moins zélés pour la cause dont il a entrepris la défense. On diroit que
c'est un Ouvrage de commande, & que, forcé d'écrire contre les
Apôtres de l'Incrédulité, l'Auteur s'est fait un systême de les ménager,
de les caresser même en les combattant.
Nous sommes très-éloignés de vouloir lui supposer de pareilles
vûes ; mais nous ne pouvons dissimuler que ce n'est pas en
cherchant à prouver l'accord de la Philosophie avec la Religion, par
soixante & treize Discours historiques &
critiques, sur la Révélation, le Polytéisme, la Loi Mosaïque,
les divers systêmes des anciens Philosophes, & sur d'autres sujets
semblables, traités avant lui, que M. l'Abbé Yvon
pourra se flatter d'arrêter les progrès de la Philosophie moderne, &
de ramener aux principes religieux les esprits qui s'en sont écartés. A
un mal aussi contagieux & aussi funeste, il faut des remedes plus
directs & plus efficaces. Les Ecrits philosophiques se sont si fort
multipliés de nos jours, la Philosophie ou l'Incrédulité est tellement
devenue à la mode parmi nous, que la seule maniere aujourd'hui d'écrire
avec fruit pour la Religion, est de chercher à diminuer, à détruire,
s'il est possible, l'autorité que les prétendus Philosophes ont acquise
sur l'opinion publique. Le plus sûr moyen d'y
parvenir, est de dévoiler leur charlatanisme, & les ressorts
qu'ils ont mis en œuvre, pour séduire les esprits ; de faire
connoître leurs usurpations, leurs injustices, leur mauvaise foi,
l'absurdité de leurs principes, les dangers de leur doctrine, & la
fausseté de leurs raisonnemens ; de prouver, en un mot, à la
multitude qui les admire, qu'ils ont corrompu le goût, perverti les
genres, dénaturé les sentimens, dégradé les ames, & rendu les hommes
plus malheureux.
C'est de quoi nous nous occupons nous-mêmes, dans un Ouvrage qui seroit
déjà fait, si notre fortune nous eût permis de suivre les mouvemens du
zele qui nous anime. En attendant que nous nous procurions les secours
qui nous manquent pour l'achever, nous croyons ne pouvoir mieux terminer
celui-ci, que par quelques réflexions contre les Détracteurs de la
Religion, qui osent lui attribuer la plus grande partie des maux qui
affligent le genre humain. Ces Réflexions ne sauroient être déplacées
dans un Ouvrage ;
dont le but principal
de l'Auteur, en le publiant, a été de ramener aux vrais principes de la
Morale & du Goût, les esprits que les déclamations de la Philosophie
ont égarés. D'ailleurs, M. l'Abbé Yvon & les
autres Apologistes de la Religion, ne l'ont vengée de ces imputations,
que d'une maniere foible & succincte. Ils ne pouvoient cependant
ignorer que c'est-là le plus grand sujet de triomphe pour les
Philosophes, le fondement sur lequel ils appuient leurs déclamations
contre le Christianisme, le prétexte dont ils se servent pour décrier
ses dogmes & condamner sa morale. C'étoit donc sur ce point qu'ils
auroient dû sur-tout insister. Il leur eût été facile de prouver que
dans tous les Siecles & chez tous les Peuples, la Religion a été le
premier lien de la société, qu'elle a présidé à la formation de tous les
Etats, qu'elle seule peut les soutenir, que tous les Législateurs l'ont
employée comme un supplément à l'imperfection des Loix civiles, qui ne
peuvent arrêter ni punir les crimes
secrets.
Sans parler de l'Egypte, qui donna ses Dieux, avec les Arts, aux autres
Nations, on fait que les Grecs & les Romains avoient, dans le temps
même qu'ils furent le plus tolérans, un Magistrat pour veiller à la
conservation de la Religion. Ces Peuples sentoient donc la nécessité
d'un culte ! Comment peut-on, après cela, méconnoître les avantages
de la Religion Chrétienne, dont personne ne conteste la supériorité sur
la Paganisme ? Il suffit de la considérer en elle-même, abstraction
faite de sa vérité, pour demeurer convaincu, que, loin d'être la source
des maux qu'on lui impute, elle en est le remede, & le plus sûr
préservatif ; c'est ce qu'il est facile de démontrer.
Quel est en effet le but de cette Religion ? D'éclairer l'homme sur
sa dignité ; de lui faire aimer ses devoirs les plus
pénibles ; de réprimer les égaremens d'une raison indocile ;
d'enchaîner les mouvemens des cœurs corrompus ou près de se
corrompre ; de faire, en un mot, de tous les hommes une société
d'amis ou de freres, une seule & même famille.
Quels sont ses moyens ? La douceur, la persuasion, les bons
exemples, le panégyrique & l'apothéose de ceux qui se sont signalés
par la pratique de ses préceptes.
Quel est son terme ? Le repos, & la satisfaction de l'honnête
homme dans la vie présente, sa gloire & sa béatitude dans
l'éternité.
Or, la Philosophie, nous ne parlons pas de celle d'aujourd'hui, nous
disons la Philosophie la plus pure, a-t-elle jamais élevé ses vûes,
dirigé ses dogmes, exercé ses lumieres sur des objets aussi
sublimes ? Les a-t-elle même jamais connus ni soupçonnés ?
Qu'on se rappelle quelles étoient les vertus Païennes ; qu'on pese
celles des plus grands Philosophes, & l'on conviendra que, malgré la
continuelle application de quelques-uns à connoître le bien & à le
pratiquer, ces vertus n'étoient que des vices déguisés, ou, tout au
plus, des passions modifiées par un intérêt personnel assujetti à la
décence, ou ennoblies par l'amour de la gloire & de la
célébrité.
Combien le Christianisme n'éleve-t-il
pas
l'Homme au dessus de ces vertus calculées, & à quel degré de
grandeur & de perfection son ame ne se porte-t-elle pas, lorsqu'elle
se pénetre de son esprit, & qu'elle le suit ! L'intérêt
particulier, quel qu'il soit, est proscrit par la morale, &, avec
lui, non seulement les actions qui ont quelque vice pour principe, mais
toutes celles qui n'ont pas la vertu pour objet. Or, l'Homme étant ainsi
enlevé à lui-même, quel mal a-t-il pu jamais résulter de sa croyance à
la Religion & de sa soumission à son autorité ? Car les travers
de la superstition & du fanatisme ne doivent pas être imputés à la
Religion, puisqu'ils ne sont que l'ignorance ou l'abus de ses
préceptes.
Pour justifier leurs déclamations anti-Chrétiennes, l'Auteur du Systême de la Nature, & celui du livre de l'Homme & de ses Facultés, prétendent, d'un
côté, que le joug de la foi contredit & humilie la raison, &, de
l'autre, que sa morale flétrit & endurcit le cœur : ils
rejettent la Doctrine comme incroyable, & les préceptes comme
impossibles.
D’abord, en quoi sont-ils consister cette raison, qu’ils regardent comme
avilie par la soumission de ses lumieres ? Qu’est-ce que cette
raison, dont ils se montrent si jaloux ? Seroit-ce cette inquiétude
de pensées, qui marche au hasard, ne respecte aucun frein, voltige sur
tous les objets, s’épuise en questions, en conjectures, en raisonnemens
sur tout ce qui s’offre à sa curiosité ? Seroit-ce cette indocilité
d’esprit, qui n’admet que ses propres conceptions, abonde dans son
propre sens, & rejette tout ce qui s’oppose à sa turbulente
sagacité ? Seroit-ce enfin cette supériorité d’intelligence, qui ne
veut rien voir au dessus d’elle, qui soumet tout à ses recherches, qui
dégrade ce qu’elle ne peut concevoir, & qui finit par ne rien
admettre, parce que tout devient problématique à son tribunal ?
C’est bien là la raison dont se piquent nos Philosophes ; mais ce
n’est certainement pas, & ce ne fut jamais, la véritable raison. Ces
indécisions, ces inquiétudes, ces caprices, cet orgueil, étoient en
effet le
partage de la raison humaine, avant
que le flambeau de la Foi vînt diriger ses lumieres, lui montrer les
bornes qu’elle devoit respecter, & lui circonscrire l’espace
abandonné à son empire. Telle étoit la raison des anciens Philosophes,
de ces Sages qui ont dominé quelque temps les esprits : & que
nous a-t-elle appris ? Que leur avoit-elle appris à
eux-mêmes ? Ils se sont épuisés en recherches, en méditations,
& l’aveu de leur ignorance a été le résultat des travaux des plus
habiles d’entre eux. Des découvertes étrangeres au bonheur de
l’Homme ; des systêmes opposés les uns aux autres, dont aucun
n’explique l’origine des choses ; une morale incertaine &
d’ostentation, des sentimens vagues, des notions stériles, des méprises,
des erreurs ; voilà à quoi se réduit leur Philosophie sagement
analysée. Ce qu’on trouve de mieux dans leurs Ouvrages, n’est qu’une
esquisse grossiere, que le crépuscule du jour vivifiant, que la Religion
Chrétienne devoit répandre sur l’esprit humain. Platon, le divin
Platon, n’a été distingué par ce surnom des autres
Philosophes, que parce qu’il avoit vu de loin, comme à travers un nuage,
quelques-unes de ces vérités, que l’Evangile devoit nous développer
d’une façon si lumineuse. Socrate n’a été regardé
comme le plus sage des Hommes, que parce qu’il avoit su se dégager des
erreurs Philosophiques & populaires de son temps, pour s’élever à la
connoissance de l’Etre suprême.
Nous ne craignons pas de le dire, nous le disons sans craindre d’être
démentis par cette raison qui entend ses véritables intérêts, le joug de
la Foi étoit nécessaire à la raison humaine. Que peut-elle, quand elle
est abandonnée à elle-même ? Toujours active, toujours changeante,
toujours prête à s’élancer au delà de sa sphere, d’ailleurs soumise aux
inégalités de la Nature, aux illusions des passions, s’épuisant & se
détruisant pour ainsi dire elle-même par le desir de connoître &
d’approfondir, il falloit opposer à ses agitations, à ses inquiétudes, à
ses méprises, une
digue qui la réprimât &
la contînt dans une assiette qui prevînt ses écarts. La Religion a su
poser sagement ses limites. En l’assujettissant, elle l’éleve ; en
la contenant, elle la fortifie ; en la guidant, elle l’éclaire. La
raison Philosophique a beau murmurer & se plaindre, la raison
Religieuse rend hommage à cette sage contrainte ; elle avoue qu’il
n’y avoit qu’un Etre suprême qui pût connoître & le terme où son
aveuglement commence, & le but qui doit diriger & affermir ses
opérations ; elle le remercie des grandes vérités qu’il lui a
apprises, comme s’il eût voulu la dédommager du joug qu’il lui a
imposé.
Seroit-ce donc dans le pouvoir de tout penser, de tout contredire, de
tout rejeter, que consisteroit l’usage & la gloire de la
raison ? Est-ce dans le pouvoir de se nuire à soi-même & de se
donner la mort, qu’on doit placer la liberté de l’Homme ?
L’insensé, que des liens salutaires retiennent, est-il en droit de se
plaindre de ne pouvoir donner un libre essor à sa folie ? La raison
de l’homme le plus sage,
n’est-elle pas
continuellement exposée à s’égarer ? Il ne faut qu’une passion,
qu’une coupe de vin pour l’intercepter ; la vue d’un
chat, d’un rat, l’écrasement d’un charbon suffit pour l’emporter
hors des gonds, comme l’a dit Pascal.
La sagesse consiste dans un juste équilibre. Cet équilibre est le soutien
de l’ordre, dans le moral, comme dans le physique : or, la Religion
l’établit ce juste équilibre, & la raison qui le méconnoît &
voudroit le rompre, n’est plus une raison, c’est une phrénésie.
Bayle, que nos Philosophes regardent comme l’honneur de la raison humaine ; Bayle,
dont les Ouvrages ont alimenté les froids raisonnemens de nos
Discoureurs irréligieux ; Bayle, cet exemple si
frappant de l’inconséquence humaine, par les contradictions où il se
précipite sans cesse : comment appeloit-il cette raison qu’on croit
humiliée par sa soumission à la Foi religieuse ? Il l’appeloit un principe de destruction & non d’édification qui ne
sert qu’à douter. Est-ce donc pour douter, que
l’Homme a reçu des lumieres ? Tel est cependant
le terme où vont aboutir toutes les méditations philosophiques.
Raisonner beaucoup, chercher éternellement la vérité, & terminer ses
recherches par avouer qu’elle est cachée au fond d’un puits ; voilà
ce qui résulte de cette prétendue supériorité de raison, qui ne veut
s’en rapporter en toutes choses qu’à elle seule.
N’est-il pas plus sage, plus digne de sa destination, d’apprendre de la
Divinité même ce qu’elle doit croire, ce qu’elle doit respecter, que de
se repaître de chimeres, & de voguer dans le doute ? Et peut-on
appeler un frein avilissant, ce qui devient le préservatif de ses chutes
& le principe de sa solide élévation ?
Il n’y a rien de si conforme à la raison, que l’aveu de son impuissance
dans les choses qui la surpassent ; son impuissance entraîne la
nécessité de sa soumission ; s’il faut qu’elle se soumette &
s’humilie, n’est-il pas plus glorieux pour elle de plier & de se
taire sous l’autorité d’un Dieu, que sous celle des Hommes ?
Dans l’ordre de la Nature, les connoissances sont imparfaites, les
vérités incertaines, les erreurs fréquentes, les expériences trompeuses,
les raisonnemens abusifs ; tout est équivoque, rien n’est
assuré : cependant les systêmes de Talès, de Pythagore, d’Epicure, de Ptolomée, de Descartes, ont eu leurs
partisans ; & ceux de Copernic, de Newton, de Leibnitz, de Néedhan, de Buffon, ont aujourd’hui les
leurs. C’est sur la foi de ceux qu’on suppose plus instruits, plus
éclairés, qu’on se forme les différentes idées des choses ; celui
qui croit savoir moins qu’un autre, quelque pénétrant qu’il soit
d’ailleurs, s’en rapporte volontiers à des lumieres qu’il juge
supérieures ; & c’est sur cette adhésion aux idées d’autrui,
que se sont établies les différentes persuasions qui ont donné cours à
tous les systêmes adoptés depuis le commencement du monde.
La raison commune s’est donc soumise dans tous les temps à une raison
qu’elle reconnoissoit supérieure & préférable à elle-même ;
&, en matiere de
Religion, l’Homme, si
souvent trompé par ses semblables, balotté depuis si longtemps par tant
de systêmes plus absurdes les uns que les autres, refuseroit de
s’attacher à une regle invariable, de s’en rapporter à son Dieu !
Le plus raisonnable des hommes peut-il se croire plus humilié de plier
sous l’autorité divine, que de ramper sous les idées de ses pareils,
souvent prévenus, mais toujours foibles & faillibles ? Puisque
les Philosophes les plus habiles sont convenus de l’imperfection de
notre raison, ne vaut-il pas mieux en faire l’aveu aux pieds du
Sanctuaire de la lumiere éternelle, que de goûter une liberté coupable
en s’égarant avec les esprits vains & orgueilleux, qui n’enseignent
que des erreurs ?
Rien n’est donc si faussement supposé, que cette humiliation prétendue de
la raison devant les Oracles de la Foi. Ce qui prouve combien cette Foi
est nécessaire, c’est le besoin que nous avons d’être fixés ; car
notre esprit n’est pas destiné à se nourrir de doutes &
d’incertitude ; c’est le
besoin d’une
Morale fixe & invariable, d’une Morale qui agisse sur l’esprit &
sur le cœur. Ce qui prouve combien cette Foi est supérieure aux idées de
l’Homme, c’est le désintéressement qu’elle exige de lui dans toutes ses
actions, & la sublimité du but qu’elle lui propose. Si cette Foi
étoit de l’invention de l’Homme, l’Homme n’auroit-il pas gardé pour
lui-même un hommage qu’il est obligé de faire remonter jusqu’au Dieu
dont il est la créature ? Ne se seroit-il pas au moins réservé le
mérite de ses travaux & celui de ses vertus ? Les premiers
Apôtres de cette Foi si naturelle, n’exigeoient pas la croyance des
peuples pour leurs propres discours : la Doctrine qu’ils prêchoient
n’étoit pas d’eux ; ils le déclaroient avec candeur ; ils
reconnoissoient hautement qu’ils n’étoient que les organes de l’Esprit
divin qui les animoit. Quels Philosophes n’auroient pas tiré vanité des
grandes vérités qu’ils enseignoient ? D’après leurs prédications,
l’Univers reconnoît un seul Maître : le monde n’est plus qu’une
figure qui passe,
ses biens qu’une vapeur qui
se dissipe ; la vie qu’un passage à un autre plus durable, &
dont l’usage de la premiere fixera le sort : l’Homme, cet être
auparavant si foible, triomphe de ce que le monde a de plus flatteur
& de plus redoutable : les combats qu’il est contraint de
livrer à ses passions, sont la source de son repos & de celui de ses
semblables ; le mariage est rappelé à son institution
primitive : les Loix qui n’arrêtoient que la main, agissent sur le
cœur : la bienséance devient un devoir général, même à l’égard des
ennemis : le disciple d’Epicure embrasse cette
morale mortifiante & austere : on ne reconnoît plus l’Homme
dans l’Homme, comme l’a dit Bossuet ; mais dans
cette étonnante révolution, on reconnoît le doigt de Dieu.
En matiere de Religion & de Culte, la Divinité seule peut apprendre
aux Hommes ce qu’elle en exige & ce qui leur convient. Si, dans le
physique, on ne peut assigner de point fixe & absolu pour bien voir
les objets ; comment les Philosophes
pourroient-ils en assigner un pour les objets qui sont du ressort de
la Morale ? Qui ignore que les yeux de l’esprit sont encore plus
variables & plus variés que ceux du corps ? Qui nous assurera
qu’ils ont saisi la vérité, dans une matiere si importante, lorsque la
vérité leur échappe dans mille rencontres plus à leur portée ? Il y
a donc plus de bassesse & d’humiliation à se soumettre aux idées
altieres & désordonnées de ces Maîtres fastueux, de ces tyranniques
Dominateurs des esprits, qu’à écouter les leçons d’une sagesse
supérieure qui fait taire l’Homme devant l’Homme ? Ce n’est qu’à
l’école d’un Dieu qu’un Homme sage peut apprendre l’usage de sa
raison ; c’est de Dieu seul qu’il peut recevoir le frein qui doit
régler ses pensées & ses actions.
Est-il plus vrai que la Morale du Christianisme flétrisse &
endurcisse le cœur ? Que ses préceptes soient incompatibles avec
les devoirs de Citoyen ? Un Sauvage, qui n’auroit lu que les
Ouvrages de nos Philosophes, qui apprendroit par eux la
licence qu’ils permettent, les vices qu’ils
préconisent, les devoirs qu’ils proscrivent, les sentimens qu’ils
dégradent, l’indépendance qu’ils affichent, & qui prendroit ces
Ouvrages pour nos Livres religieux, pourroit avec raison avoir une fort
mauvaise idée de la Morale Chrétienne. Mais qu’un esprit impartial &
non prévenu parcoure tous les préceptes de notre Religion, il n’y
trouvera au contraire que ce qui peut adoucir l’ame, la fortifier contre
les miseres, l’ennoblir & la diriger vers le bien. Tels sont les
effets que la Loi Chrétienne a produits chez les Peuples les plus
barbares, lorsqu’on leur a annoncé les regles de perfection qu’elle
enseigne. L’onction de son langage a d’abord commencé par amollir les
cœurs féroces, & ces êtres auparavant dépourvus d’humanité, ont
d’abord commencé par devenir Hommes avant d’être Chrétiens. Qu’on lise
les relations de tous nos Voyageurs : on apprendra par elles, que
tous les Peuples policés, ceux où la Religion Chrétienne a pénétré, sont
les plus
humains & les plus sûrs dans le
commerce de la Société. Sans parler de la barbarie où étoit plongée
toute l’Europe avant qu’elle eût abjuré les faux Dieux & la
superstition, il suffit de fixer ses regards sur le tableau actuel de la
Société, pour sentir les avantages que la Religion lui procure.
Où regnent le plus l’honnêteté, la douceur, la condescendance, la
générosité, le désintéressement ? Est-ce parmi ces Hommes
licencieux, qui n’écoutent que leurs goûts, leurs caprices, leurs
passions, leurs penchans, & qui taxent d’imbécillité les Hommes qui
leur sacrifient les leurs ? Est-ce parmi ces caracteres
philosophiques, parmi ces ames enivrées d’elles-mêmes, concentrées dans
leurs propres intérêts, & prêtes à tout sacrifier aux mouvemens
impérieux qui les dominent ? Non : les ames religieuses sont
seules capables d’offrir le tableau de ces vertus réunies. L’expérience
journaliere prouve cette vérité. L’Homme, abandonné à la Nature, a la
Philosophie, à lui-même, est nécessairement égoïste,
endurci, & devient bientôt inutile & même à
charge à la société, par l’abus qu’il fait de ses facultés :
l’Homme religieux au contraire s’occupe de tous les besoins de ses
semblables, & multiplie ses sacrifices & ses privations, pour
les soulager. L'Homme Philosophe, s'il est conséquent, se fait le centre
de tout, ne s’occupe des autres que par rapport à lui ; dans ce
qu'il bâtit, au physique comme au moral, sa propre commodité est le
premier & souvent même l’unique objet de ses soins : l’Homme
religieux étend les siens sur tous les membres de la Société ; son
zele se porre jusque sur les générations suivantes : de là ces
Monumens de charité qui pourvoient à toutes les especes de miseres
humaines. Ce n’est pas un sentiment passager qui produit la bienfaisance
du Chrétien, ce n’est pas la vue seule de l’objet qui excite sa
compassion ; c’est la prévoyance, c’est le désir du bonheur
général, c’est un amour profond de l’Humanité entiere.
On ne fera point ici l’énumération de tous les bienfaits que la
sensibilité
religieuse a répandus dans la
Société : on se bornera à défier les Zélateurs de la Nature de
montrer un seul genre de misere auquel la Religion n’ait pas tâché de
remédier. Nous ne prétendons pas dire qu’elle soulage tous les
maux : le tableau de la vie ne nous en présente que trop qui ne
sont pas soulagés ; mais nous soutenons que l’esprit de la Religion
les adoucit, & que si cet esprit étoit suivi, ils disparoîtroient
tous de la surface de la terre. C'est ce qui a fait dire à Montesquieu, que la Religion Chrétienne force les
hommes à être heureux, même dès cette vie.
Oser avancer que sa Morale flétrit & endurcit le cœur, n’est-ce pas
le comble de l’effronterie & de la contradiction ? Où a-t-on
donc puisé l'idée des vertus, la regle des sentimens, le principe des
devoirs, le noble & utile usage de toutes nos facultés ? Où les
Calomniateurs de la Religion ont-ils puisé eux-mêmes les maximes &
les sages leçons qu'ils ont quelquefois semées dans leurs Ouvrages,
comme pour servir de passe-port à leurs impiétés ?
N’est-ce pas à la Morale chrétienne qu’ils en sont
redevables ? Elevés dans le sein de la Religion, il ne leur a pas
été difficile de s'en approprier les préceptes. Ce qu’ils enseignent
d’utile, la Religion nous l’avoit appris avant eux, & d’une maniere
plus modeste & plus simple.
Qu’on suppose une Société vraiment religieuse : quel genre de vices
pourroient subsister dans son sein ? Quelles obligations n'y
seroient pas remplies ? Quel principe de discorde ou de division
pourroit en troubler la paix ? Vainement la politique
s’efforceroit-elle de suppléer à ses maximes & à l’ascendant de ses
inspirations : la politique humaine est chancelante & sujette à
l’erreur ; il lui faut un soutien pour la diriger constamment vers
la justice & la vertu ; & la Religion seule peut le lui
fournir. Il est aisé de tromper l’autorité & la force, parce
qu’elles sont sans pouvoir sur l’esprit & sur le cœur : il faut
un ressort qui agisse sur l’ame, car c’est dans l’ame, où réside le
principe de tous les désordres extérieurs ; or la
Religion seule peut procurer ce ressort & son
efficacité. Son principal objet est d’apprendre aux Hommes de tour rang
& de tout âge, que le bonheur ne sauroit consister que dans la
pratique de leurs devoirs. Un Gouvernement éclaire aura bien le même
but ; mais il ne maintiendra l’ordre & la subordination de
chaque individu, qu’autant que la Religion lui prêtera son
secours ; car il faut nécessairement l’action d’une Puissance qui
influe sur les cœurs, qui les adoucisse, les réprime, les compose &
en écarte les passions tumultueuses, dont l’impétuosité bouleverse les
plus solides établissemens. Rois, jaloux de la durée de votre Empire
& du bonheur de vos sujets, n’oubliez jamais que les dogmes du seul
Epicure, après avoir corrompu & renversé tous
les Etats de la Grece, causerent la ruine de la République Romaine, qui
avoir résisté aux armes victorieuses des Gaulois ; n’oubliez jamais
que les Gouvernemens les plus sages ont toujours protégé & défendu
la Religion, & que de toutes les Religions, la Chrétienne est celle
dont les principes & la morale sont
les plus propres à soutenir, entre vous & vos peuples, cet amour
réciproque qui fait le bonheur de tous. « Nous sommes de tous vos
Sujets, disoit à l'Empereur Antonin un Apologiste
du Christianisme, ceux qui vous aidons le plus à maintenir la
tranquillité publique, en enseignant aux Hommes que nul d’entre eux,
soit méchant, soit vertueux, ne peut se dérober aux regards de Dieu,
& que tous iront recevoir, après leur mort, la récompense ou la
punition de leurs œuvres les plus secretes. Si cette vérité étoit
profondément gravée dans l’esprit de tous les Hommes, aucun ne
préféreroit le vice à la vertu, durant cette courte vie, dans la
crainte d’être éternellement puni dans l’autre ; mais le désir
de se procurer les biens que Dieu promet, & d’éviter les
châtimens dont il menace, les porteroit tous à réprimer leurs
passions déréglées, & à enrichir leur ame de toutes les vertus.
Vos loix & les peines attachées à leur
transgression, sont de foibles digues pour arrêter les
méchans ; l’espoir de soustraire leurs crimes à la connoissance
des Magistrats, les enhardit à les commettre. Mais s’ils avoient
appris, & s’ils étoient fermement persuadés qu’ils ont le
souverain Juge pour témoin de leurs actions & de leurs pensées
les plus secretes, ne doutez pas que la plupart ne fussent retenus,
par la crainte des supplices destinés à la méchanceté »
*.
Quels fruits d’utilité la Religion ne produit-elle pas en effet ?
Par elle les Souverains sont assurés de la soumission sincere de leurs
Sujets, & les Sujets, de la justice & de l’amour de leurs
Souverains. Par elle seule, le Maître peut s’assurer de la fidélité de
ses Serviteurs ; le mari, de celle de sa femme ; le pere, du
respect de ses enfans ; le Commerçant, de la probité de ses
Commis ; le Client, de l’intégrité de son Juge ; & tous
les subordonnés, de la justice de leurs supérieurs.
Par elle, les désirs coupables sont étouffés, &
les sentimens sont réglés sur l’utilité publique & particuliere.
Elle est le plus efficace contrepoids de l’amour-propre, de cet amour de
nous-mêmes, si avide, si altier, si exigeant, si inhumain, &
quelquefois si rampant, si aveugle & si abject. Elle seule peut
porter l’Homme à détacher de lui-même ce qu’il juge nécessaire* à son semblable, à lui restituer le bien ou
l’honneur qu’il lui a ravi. Que de familles injustement flétries par
l’ignorance ou la scélératesse, doivent leur réhabilitation au repentir
que la Religion a fait naître dans l’ame des vrais
Coupables ! Les Loix civiles ont le pouvoir
d'arrêter les injustices, ou du moins de remédier à celles qui sont
sensibles & connues : la Religion fait non seulement des Hommes
justes, elle veut encore que la justice, la modération, la bienfaisance,
soient aussi réelles qu'apparentes ; elle exige que les vertus ne
se bornent pas à paroître, mais qu'elles aient leur racine dans le cœur,
qu'elles existent dans toute leur perfection. Dans ce dessein, elle
n'approuve, elle ne loue, elle ne récompense que dans ses effets. En un
mot, elle oblige l'Homme à se regarder comme ennemi de lui-même, au
moment qu'il se montre le plus l'ami des autres Hommes, si ses motifs ne
sont pas aussi nobles que ses actions.
Et l'on ose dire que cette Religion renferme une Morale nuisible &
incompatible avec les devoirs de Citoyen ! Il faut bien compter sur
l'indulgence ou la crédulité publique, pour hasarder de pareilles
imputations.
Si l'on veut se convaincre davantage de l'audace ou de la stupidité des
Détracteurs de la Religion, qu'on compare les mœurs & les temps. Les
Philosophes ont eu grand soin de relever avec éclat quelques traits de
superstition, de condamner avec amertume certains excès de zele que la
Religion condamnoit elle-même, de peser avec complaisance sur plusieurs
crimes commis en son nom, quoique proscrits & anathématisés par sa
morale. Ils ont osé même lui imputer avec assurance des désordres dont
elle n'a été que le prétexte, & ont poussé la mauvaise foi jusqu'à
mettre sur son compte toutes les horreurs commises par le Fanatisme.
Malgré cela, comparons les Siecles religieux avec les Siecles
philosophiques ; ou plutôt, sans remonter ici jusqu'aux principes
de la décadence de tous les Empires connus, qui n'ont en effet commencé
à déchoir de leur grandeur, que lorsque la Philosophie a commencé à
égarer les esprits, à énerver les ames, à substituer l'égoïsme à
l'esprit patriotique, à rompre enfin les liens les
plus solides de la Société, jetons un coup d'œil
rapide sur les funestes effets qu'elle a produits de nos jours.
Nous sommes bien éloignés de vouloir avilir nos Contemporains : mais
quelle comparaison entre ces temps de grandeur & d'élévation, de
franchise & de bonne foi, où la soumission religieuse contenoit les
esprits, fixoit les sentimens, régloit les mœurs, & ce temps de
vertige où tout paroît permis, où l'on n'est retenu par aucun frein, où
l'on craint plus de manquer aux bienséances qu'à la vertu, où les rangs
décident la Justice, où l'intérêt public est continuellement sacrifié à
l'intérêt particulier ? Nous sommes plus éclairés, dit-on, depuis
qu'on a tout soumis au creuset de la Philosophie ; mais ces
prétendues lumieres dont on se glorifie, ne sont-elles pas comparables
aux flammes d'un incendie, qui ne frappent la vue que pour mieux
découvrir leurs ravages ? En détruisant de légeres erreurs, les
Philosophes ont détruit les principes les plus utiles ; en
prétendant délivrer l'esprit de ses préjugés,
ils ont dépouillé l'ame de ses sentimens les plus énergiques ; en
cherchant à consoler l'Homme de ses miseres, ils l'ont avili, dégradé,
& n'ont consolé que les cœurs pervers. Il y a toujours eu des vices
& des crimes, mais jamais ils n'ont été si multipliés que de nos
jours, & dans aucun temps ils n'eurent un caractere plus odieux.
Autrefois l'ignorance & la barbarie en étoient les sources
ordinaires ; mais alors, comme nous l'avons remarqué ailleurs, se
montrant plus à découvert, ils étoient moins dangereux. Aujourd'hui,
plus combinés, plus réfléchis, couverts du masque de la décence, ils
sont devenus très-communs, & l'on n'en blâme & punit que la
forme ; aujourd'hui les méchans ont acquis l'art funeste de donner
un libre essor à leur perversité ; l'art de la rendre plus active,
d'en faire mouvoir plus fûrement les ressorts, & le talent plus
funeste encore de se dérober au glaive vengeur des Loix. De là, point de
confiance dans les sentimens, plus de sûreté dans le commerce, plus de
liens dans les familles, plus
d'amour pour la
Patrie, plus d'équité, plus d'honneur.
De ces désordres, dont les archives de nos Tribunaux* prouveroient
l'existence,
si l'on pouvoit s'aveugler sur
les autres preuves de ces déréglemens qui augmentent chaque jour, que
d'argumens victorieux résultent en faveur de la Religion ! Fût-elle
plus austere que nos Philosophes le prétendent, son joug n'est-il pas
infiniment avantageux, puisqu'elle ne tend qu'à diminuer le nombre des
vices, qu'à multiplier les vertus, qu'à établir le bonheur général, en
mortifiant les intérêts particuliers ? « Soutenir que la
Religion n'est pas un motif réprimant, parce qu'elle ne réprime pas
toujours, c'est soutenir, dit l'Auteur de l'Esprit des
Loix, que les Loix civiles ne sont pas un motif réprimant
non plus ».
Nous savons qu'on rencontre parmi les vicieux
& les criminels, des hommes persuadés de la vérité de la
Religion : mais quelle différence entre
l'homme qui manque aux devoirs de la Religion, en conservant dans son
cœur le respect pour cette Religion même, & l'homme effréné, qui se
livre par principe à ses passions, à sa perversité naturelle ou acquise,
parce qu'il a déjà abjuré au dedans de lui-même la Religion qui combat
ses mauvais penchans ! Il y a toujours de la ressource pour ramener
au bien celui qui s'en est écarté, tant que la voix de ses devoirs peut
se faire entendre à son cœur, au lieu que le méchant irréligieux est
inaccessible au cri de la Justice, comme à celui du remords. N'a-t-on
pas vu, dans mille circonstances, des maux occasionnés par la corruption
des penchans désavoués ensuite par le regret, & réparés par un
sincere retour vers le bien, aussi-tôt que la Religion a repris son
empire dans le cœur du Coupable ? Lors même que l'aveu du crime
sera stérile, n'est-il pas toujours un hommage à la Religion, & en
humiliant le Criminel, cet aveu n'est-il pas propre à retenir par
l'exemple ceux qui seroient tentés d'imiter
ses forfaits ?
Dans l'ordre philosophique, tout est permis, rien ne réclame, point de
motif qui ramene au devoir ; les injustices, les crimes, les
atrocités se consomment & subsistent sans aucune rétractation :
l'endurcissement le plus absolu contre toute espece de considération,
n'est-il pas en effet une suite nécessaire de l'incrédulité ? Un
homme qui ne tient par aucun rapport à ses semblables, ni par aucun
sujet de crainte ou d'espérance à l'Auteur de tous les êtres, ne
persiste-t-il pas opiniâtrement dans la férocité, source de ses
attentats ? Aussi n'est-ce que dans ce Siecle qu'on a vu des
Criminels braver jusque sur la roue les menaces salutaires de la
Religion, & expirer sans avoir déclaré les complices de leurs
forfaits.
La Religion est austere & gênante ; c'est avouer qu'on est
incapable de porter le joug des vertus qu'elle commande : elle est
nuisible ; c'est fermer les yeux aux
avantages les plus sensibles, les plus indispensables qu'elle procure
à la société : ses devoirs excluent ceux du Citoyen ; c'est la
calomnier manifestement, puisque le premier de ses préceptes est de
remplir les obligations de son état : elle favorise le despotisme
& l'autorité arbitraire des Princes ; c'est méconnoître son
esprit, puisqu'elle déclare, dans les termes les plus énergiques, que
les Souverains seront jugés, au Tribunal de Dieu, plus sévérement que
les autres Hommes, & qu'ils paieront avec usure l'impunité dont ils
ont joui sur la terre : la foi qu'elle exige contredit &
humilie la raison ; c'est insulter à l'expérience & à la raison
même, que de regarder comme humiliant un joug qui soutient cette raison
toujours vacillante, toujours inquiete quand elle est abandonnée à elle
seule, ainsi que les ennemis de la Foi en sont eux-mêmes convenus*.
Que deviendroit donc le monde ? Que deviendroient ceux qui
l'habitent, si, par la douceur de ses consolations, par l'attrait de ses
espérances, par les compensations inestimables qu'elle offre aux
malheureux, la
Religion n’adoucissoit dans
cette vie les maux inévitables à chaque individu, & plus encore aux
gens de bien ? C’est surtout dans l’inégalité des conditions, dans
la disproportion des fortunes, dans l’inexacte distribution des honneurs
& des récompenses, que cette Religion fait connoître la douceur de
son empire & la sagesse de ses loix, qui temperent & réparent,
autant qu’il est possible, les adversités humaines. Comme l’ordre de la
Société exige pour son propre soutien de la subordination, de la
dépendance, de la fatigue ; comme la corruption de l’humanité
répand sur le général & sur les particuliers, des afflictions, des
peines, des travaux, des oppressions, des injustices : quel homme
pourroit se soumettre aux rigueurs d’un partage si cruel à la Nature,
sans une lumiere qui lui apprît à supporter les amertumes de son
sort ; sans un contrepoids qui réprimât les soulévemens d’une
sensibilité trop souvent juste ; sans une loi de soumission qui lui
fît accepter, par des vûes sur-humaines,
tout
ce qui peut blesser son esprit & révolter son cœur ? Le mal du
Chrétien n’est, aux yeux de sa foi, qu’un mal passager, & toujours
propre à lui mériter des récompenses éternelles. Le mal du Philosophe
est un aiguillon pour sa malice, un sujet pour ses révoltes, un ferment
pour son humeur, un motif d’injustice & d’iniquité. L’Homme
religieux adore tout, &, malgré ses répugnances, se soumet à
tout ; dans l’adversité ou dans la maladie, il dit à Dieu ce que
lui disoit Pascal :
« Vous m’aviez donné la santé pour vous servir, & j’en ai
fait un usage tout profane : vous m’envoyez maintenant la
maladie pour me corriger, ne permettez pas que j’en use pour vous
irriter par mon impatience. J’ai mal usé de ma santé, & vous
m’en avez justement puni ; ne souffrez pas que j’use mal de
votre punition. »
L’Homme sans Religion ne cherche qu’à
repousser ce qui le blesse ; il s’impatiente, il murmure, il
s’irrite, il aggrave les coups qu’il éprouve ; rien ne peut adoucir
son mal, & il est
toujours prêt à immoler
tout ce qui l’environne au désir de s’en délivrer. Oui, c’est
principalement dans l’adversité que la Religion manifeste tout à la
fois, & la supériorité de ses vûes, & les ressources de ses
consolations ; par elle seule, les maux cessent d’être ce qu’ils
sont ; par elle seule, souffrir est un moindre mal, que de goûter
les douceurs de la vie au préjudice de sa conscience & de ses
devoirs ; par elle seule, l’Homme, élevé au dessus de lui-même, se
dérobe en quelque sorte aux mauvais traitemens, à la persécution, à
l’iniquité, pour se reposer, sous ses auspices, dans un centre de
bonheur & de paix, au dessus de tous les revers.
Nous n’ignorons pas que les Philosophes incrédules traitent cette force,
cette magnanimité, d’illusion & de fanatisme ; & c’est en
quoi ils prouvent, de la maniere la plus évidente, la perversité de
leurs sentimens. Si, par fortune, ce prodige de grandeur qui subjugue
les adversités, n’étoit qu’une méprise & qu’une erreur, quelle
erreur, nous ne craignons pas de le dire,
plus digne de notre admiration & de nos hommages ? Quel
fanatisme plus utile, que celui qui maintiendroit l’ordre, au milieu du
désordre apparent, qui charmeroit les douleurs & les maux les plus
pénibles à supporter ? Où la nature humaine auroit-elle été puiser
des erreurs si sublimes & si magiques ? Mais, où les
Philosophes ont-ils été puiser eux-mêmes ces sentimens qui les soulevent
contre des vertus auxquelles ils doivent peut-être leur existence &
leur repos ?
Il n’est pas difficile d’en deviner la source : esclaves de leurs
passions, enorgueillis de leurs prétendues lumieres, dominés par leur
humeur altiere & chagrine, ils s’élevent contre tout ce qui les
gêne ; & incapables d’atteindre à la sublimité des vertus
chrétiennes, ils les déprisent & rugissent contre l’autorité qui
leur en a fait un devoir. Les hommes, dont la conduite & la
conscience seront irréprochables, n’ayant aucun intérêt de douter de la
Religion, étant au contraire intéressés qu’elle soit vraie, ne
déclameront jamais
contre ses dogmes & sa
morale. Cette réflexion est puls que suffisante pour dévoiler les motifs
du déchaînement des Philosophes contre elle, & mettre dans le plus
grand jour tout le prix des richesses & des douceurs qu’elle procure
à la Société. Il ne faut que suivre l’erreur dans sa marche, dans ses
détours, dans ses frénésies, & l’œil le moins perçant apprend
bientôt à la connoître & à la détester. En supposant que l’Homme
soit réduit par sa nature à la triste destinée de choisir entre les
erreurs ; pourquoi ces prétendus Apôtres de l’humanité, qui n’en
sont que les ennemis ; s’obstinent-ils à se décider pour la plus
odieuse & la plus funeste ? Pourquoi tous les sentimens qu’ils
annoncent participent-ils des derniers degrés de la corruption
humaine ? Pourquoi veulent-ils que les méchans le soient sans aucun
préservatif & sans aucun frein ?
Pour peu qu’il reste encore de lumieres aux esprits mêmes qu’ils ont
subjugués, par leurs insidieuses déclamations, il leur sera facile de
sentir que les blasphêmes,
la mauvaise foi,
l’audace & la conduite des Philosophes sont autant d’aveux indirects
en faveur des dogmes & de la morale de la Religion, qu’ils
poursuivent avec tant d’acharnement. Qu’ils se taisent donc, ces Hommes
destructeurs de tout principe & de tout frein ; qu’ils
écoutent ; qu’ils se soumettent à la voix de la droiture & de
la vraie humanité qui les condamne. Qu’ils se taisent, pour l’honneur de
la raison humaine, outragée par le délire de leurs raisonnemens, &
par les dangers qui résultent de leurs conséquences ; qu’ils
écoutent, afin de s’instruire, de se connoître, & d’abjurer leurs
erreurs & leurs motifs ; qu’ils se soumettent, &, bien loin
de trouver dans la Religion un joug austere & nuisible, ils y
trouveront, au contraire, la gêne des passions, remplacée par le regne
de la vertu ; les sacrifices de l’amour-propre, payés par les
douceurs de la modération ; l’assujettissement des goûts & des
caprices, accompagné de la paix de l’ame ; les combats de la
sensibilité, couronnés par le
calme ;
les agitations de la révolte, dissipées par la supériorité des
sentimens ; les transports de l’animosité, désavoués par la
sagesse, & étouffés par la soumission. Qu’ils cessent enfin d’être
ce qu’ils sont, & la Religion qu’ils déchirent, deviendra le
préservatif de leurs doutes, le spécifique de leurs erreurs, le frein de
leurs passions, la matiere de leur culte, l’objet de leur amour, &
la source de leur bonheur.
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