Et toujours elle semble sous la barre décrire une courbe appuyée. Elle est docile et pleine. Elle vogue obéissante, avec sa fantaisie ployée. On n’y trouve jamais de ces vers qui s’empressent dans une interminable voie droite, qui s’ajoutent les uns aux autres, qui se multiplient spontanément. Mais chaque pièce est le détour pur d’un courant, la fidélité de l’eau entre des rives tournantes. Cette poésie conduite entraîne dans son nombre tous les mots. Les plus rares y sont pris avec les plus familiers, les plus humbles avec les plus hardis. Mais, plongés dans le sûr et délicat mouvement de l’ensemble, aucun ne surprend. Étrange train de paroles ! Tantôt comme une fatigue de la voix, comme une modestie soudaine qui prend le cœur, comme une démarche pliante, un mot plein de faiblesse :
Ou bien :
Subtile restriction qui vient diminuer la densité du vers. Choix de la petitesse. Compromis avec le silence. Tantôt au contraire les mots les plus forts se débattent emportés, étouffés. Ils roulent sans cri. Ils ont été arrachés aux rives et se perdent dans la puissance muette et contenue du cours poétique :
Sur ses poèmes le poète ne cesse d’exercer son empire. Il les mène, lents et suivis. Il fléchit à son gré leur intention. Il les dirige par l’influence de son goût. Il aime appeler à son service les mots imprévus, — on pourrait presque dire saugrenus. Mais c’est pour réduire aussitôt leur étrangeté, pour faire couler sur elle une harmonie, pour modérer l’écart que par caprice il ouvrit5. Comme ceux qui se sentent parfaitement maîtres de ce qu’ils veulent dire, il cherche d’abord les termes les plus éloignés ; puis il les ramène, il les apaise* il leur infuse une propriété qu’on ne leur connaissait pas. Il est poète, c’est-à-dire qu’il façonne des vers comme un ouvrage audacieux, utile et bien calculé.
*
* *
Une telle poésie ne peut pas être d’inspiration. Elle a des élans sans doute, mais qui
ne sont que la délivrance de la faculté poétique en travail. Baudelaire lui-même se
décrit en train d’errer et
* *
Le jaillissement des phrases qui semblent le plus spontanées, est toujours comme une subite solution, comme un éclair préparé. Et de même que la pensée qui monte, enfin déliée, s’arrache sans hâte à l’obscurité qu’elle fut, de même le jet poétique retient de sa longue virtualité une lenteur :
Il est solitaire comme une grande fleur. Jamais chez Baudelaire les images ne foisonnent sur place ainsi que chez les inspirés. Le poète a horreur des situations poétiques, des idées dont la simple énonciation fait bondir à l’entour les métaphores comme des flammes. Il n’aime pas à être environné et enfermé par le resplendissement de sa fantaisie. Il ne se donne rien en commençant. Mais les images naissent autour de sa parole ; elles se lèvent éveillées par celle-ci ; elles lui restent jointes ; elles lui font un cortège discipliné. Elles montent au long d’un simple vocatif, le soutiennent, l’éclairent d’une lumière dense et sombre :
Elles sont la forme même de l’élocution, elles suivent le mouvement de la phrase, elles sont prises dans sa courbe :
Elles se glissent dans le dialogue ; elles sont dans la question et dans la réponse :
Et dans la Chevelure :
Chaque poème de Baudelaire est un mouvement ; il ne piétine pas, il n’est pas une description immobile, exaltant par des reprises et des surenchères un thème choisi. Il est une certaine phrase, question, rappel, invocation ou dédicace qui a un sens. Il est une proposition très courte, mais appuyée d’images qui se tiennent contre elle, penchées dans la même intention :
*
* *
Ces images, bien loin de nous écarter de la parole qu’elles accompagnent, au contraire
nous y ramènent innombrablement. Au lieu de la développer et de l’illustrer, elles
l’approfondissent, elles la replient, elles la font retentir à l’intérieur. Elles n’ont
aucune destination poétique, elles ne cherchent pas à caresser notre
imagination ; elles sont lointaines et étudiées comme ce détour de la voix quand elle
insiste13. Parole qui
peut-être eût passé
sans que je la reconnaisse. Mais les images qui
l’environnent, me sont un avertissement ; elles me la rendent intime, personnelle ;
elles la font à moi-même adressée ; elles m’obligent à la subir avec toute son
intention. Leur sensualité jamais n’est épanouie. Elles la gardent condensée comme une
liqueur faite pour séduire le souvenir. Elles viennent ainsi tenter notre mémoire,
battre le cœur avec l’insistance des vagues ; elles forcent doucement nos secrets
inconnus ; elles réveillent notre passé inavoué ; elles évoquent par leur incantation
toute la vie que nous n’avons pas vécue ; elles demandent la résurrection à ce qui ne
fut jamais14. Comme une parole à l’oreille au moment où l’on ne s’y
attendait pas, le poète soudain tout près de nous : « Te rappelles-tu ? Te rappelles-tu
ce que je dis ? Où le vîmes-nous ensemble, nous qui ne nous connaissons pas ? Tu les as
donc approchés, ces rivages ; jusque vers eux ton voyage t’a donc égaré toi aussi. » Et
cette voix
* *
Elle chante, cette voix, et renaissent tous les adorables sourires du regret :
Et ce vers chargé de tout le remords du monde :
Vers si parfaits, si mesurés que d’abord on hésite à leur donner tout leur sens ; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu’attendre. Dans mon souvenir peu après je les retrouve vibrant encore comme des flèches. Et parmi cette sincérité, dont il importerait qu’au plus tôt je me débarrasse, circule l’ironie murmurant : « Je sais toutes les réponses, je sais bien toutes les justifications. Je ne suis dupe de rien. Cependant il faut subir cette amertume. Il n’y a rien qui puisse délivrer ton cœur de tant de vérité. »
*
* *
C’est ainsi que je reçois, sans m’en pouvoir défendre, tous les sentiments qu’il plaît
à cette grande âme de verser en moi. Quels sont-ils ? Ils sont si vivants qu’ils restent
d’abord confondus. Je ne les reconnais que bien longtemps après les avoir soufferts.
Alors seulement j’aperçois qu’ils sont différents au point de se contredire.
D’abord un regret immense, un souvenir informe et violent, le mal de l’exil.
* *
Il y a des ciels qui raniment soudain au fond du cœur l’image des belles patries perdues :
Le « spleen » ou « l’ennui », cette passion sourde et désespérée que chassent ou ramènent les températures, n’est pas une simple mélancolie poétique, une tristesse ordinaire. Mais l’âme se révolte soudain ; elle ne peut plus vivre dans cette banlieue terrestre avec le poids de son imperfection :
Impossibilité d’être là. Une mémoire tourmente l’âme déchue26 Elle s’afflige à la pensée de la dignité d’où elle se voit descendue :
Peu à peu le poète sent s’agrandir sa douleur. Elle cesse de lui être personnelle. Toute la plainte du monde passe en son cœur. Il est travaillé par le remords du paradis perdu. Il est en proie à la réminiscence28. Il revoit confusément cette forme parfaite que l’univers a dépouillée pour jamais et qu’il s’efforce pourtant de ressaisir. À la longue le souvenir qui vient le visiter dans son abîme, se fait plus précis. Ainsi qu’au naufragé la consolation des longs mirages, le paradis terrestre s’étend au fond de sa mémoire29. Il est svelte et nu comme les arbres clairs des lies ; il est semblable à la mer tiède et domptée des beaux climats, où les navires circulent, voluptueusement appuyés au flanc des vagues :
Parfois, séduit par un espoir moins fort, c’est d’une voix plus basse, avec une sorte de regret sans révolte, que le poète appelle son bonheur :
Pourtant, si l’atteignait notre amour :
C’est ainsi que le poète est tourmenté par le désir immense de la perfection. Il se souvient des origines. Tantôt, porté par quelque heureuse humeur jusqu’aux confins du paradis, il le contemple de près, il l’anime des yeux, il oblige toutes ses merveilles à fleurir. Puis tantôt, il le perd de vue et l’invoque plaintivement dans l’obscurité de l’univers. Mais jamais il ne l’oublie, jamais ne le quitte la pensée de ce qui est complet, satisfaisant, éternel33.Tout y parlerait
*
* *
Cependant quelle dilection pour la réalité défaillante, incertaine, périssable ! Aussi
fort que l’amour du parfait, l’amour de ce à quoi il manque34
Avec la contemplation de l’immuable, la pensée du mortel, un respect infini pour toutes
les choses imparfaites, une admiration sans paroles, un silence devant elles,
souffrantes, mutilées, exténuées. Ce n’est pas simplement de la pitié, ni l’appel sur
elles de la miséricorde divine, mais une considération pleine d’amour, la dévotion d’un
cœur que la faiblesse emplit d’extase.
Le poète parle avec une tendresse pénétrée des
moindres existences, des
objets eux-mêmes. Il semble qu’il n’ose les toucher. Il met toute sa précaution à les
soulever. Il les enveloppe dans ses vers avec émerveillement. Il sent tout le prodige
qu’il y a à ce qu’ils soient tels et non pas autres. Il se complaît à décrire des
appartements, à dire la couleur des tentures, l’odeur qu’exhalent les meubles. Avec
révérence il évoque le désordre que le passé lentement au fond des armoires
compose :
* *
Il parlera des choses les plus horribles et la violence de son respect lui donnera une subtile décence. Avec une image chaude et funèbre, mais délicate comme l’hommage d’un amour que la mort ne décourage pas, doucement il montre dans une chambre inconnue la tête coupée d’Une Martyre 36.
À tout ce qui est, à tout ce qui, privé de perfection, vit pourtant, le poète étend son admiration muette et triste. Il épouse toute misère, il est prêt à recevoir tout sentiment. Dans l’infinité des souffrances il n’en est aucune qui le trouve distrait. Mais il n’est là que pour les aimer. Trop de respect en lui pour qu’il s’indigne. Il garde cette impartialité terrible que donne un immense amour de la vie :
Chaque vers du Crépuscule du Matin, sans cri, avec dévotion, éveille une infortune :
Poésie pleine d’amour. Elle se partage entre tous les malheurs ; elle accompagne chacun dans sa mansarde. Elle le devine, proche ou lointain, à travers les murs. Elle assiste toute la ville qui souffre et mène sa tâche. Elle
Mais la pitié qui la tient est si violente qu’elle se tait40.
*
* *
Dans ces vers mesurés, que semblait guider une âme tranquille et artificieuse,
pouvions-nous discerner
de quels sentiments extrêmes nous ferait à la fin
complices l’audience que nous leur prêtions ? Mais il est trop tard pour échapper. Les
plus grandes passions se sont insinuées en nous, si grandes, si vastes, si complètes,
que les voici contradictoires. C’est toute notre âme avec la violence insoupçonnée de
ses amours diverses que Baudelaire nous a rendue à nous-mêmes sensible. Il est possible
que le don soit lourd et qu’il faille du courage pour le supporter. Cette poésie ne
rassure pas ; elle ne verse pas d’illusions. Mais elle s’adresse à ceux pour qui rien
n’est plus beau que de connaître son cœur, que de le sentir peser en soi. Souvent
j’écouterai la voix de cet ange savant et désespéré.
* *
1910.
« C’est un auteur difficile », disait Maurice Denis. D’abord il semble froid. Tout dans ces toiles est si parfaitement défini. Ingres ne nous demande jamais de le deviner, de reprendre sa tâche, de la compléter avec notre regard ; il a tout achevé avant nous ; il ne confie rien à notre invention ; il nous laisse passifs. On dirait qu’il nous dédaigne un peu, que, parlant à des gens qui ne sont pas de son métier, il leur refuse le droit de collaborer, même pour une part infime, à son œuvre. Il y ajoute lui-même avec soin je ne sais quel vernis qui en interdit l’interprétation. Aussi sommes-nous d’abord devant ses tableaux pleins d’un contentement glacé. Voici qui est juste et louable, mais à la façon d’une belle sentence rendue par un juge incorruptible. Cette couleur, jamais on ne la trouve défaillante. Elle est nette, elle est découpée avec exactitude par ses limites ; à chaque objet elle est départie avec propriété. Les reflets eux-mêmes et les transparences sont scrupuleusement établis. — Aucune vibration ; et non plus cette terne et dense profondeur qu’inventa plus tard Cézanne. La peinture du Bain Turc est admirable ; mais on ne la voit pas tant elle est terminée ; et la hardiesse de ces nus, l’un tout vert, l’autre tout orangé, se dissimule sous la perfection du détail. Même quand la couleur force l’attention, c’est par une sorte d’acidité immobile. Les tons tiennent la toile ; ils occupent, inflexibles, sa surface ; ils ne faiblissent nulle part, nulle part ne s’évanouissent ; ils restent. Cependant nous ne tardons pas à sentir que quelque chose en nous de plus profond s’est en silence à ces chefs-d’œuvre intéressé : le corps, la vie sensible ; un enchantement tout bas nous entraîne, une secrète et forte volupté. Un appel vraiment nous est adressé, nous ne sommes plus exclus, répudiés, mais au contraire demandés, emmenés, séduits. Car Ingres par son dessin est le plus sensuel des peintres. Sous cette couleur tranquille il faut voir enfin les lignes délicieuses qui se dévident. On les suit avec tout son être, on les goûte jusqu’au fond de soi avec une aspiration suave. Elles ravissent jusqu’à faire perdre la pensée.
*
* *
Le dessin d’Ingres a toute la vie que dans sa couleur nous n’apercevons pas ; il tient
compte du mouvement des objets ; non pas qu’il le traduise par des hésitations et de
l’indéfini ; mais il cherche à le remplacer. Il exprime la fluidité des choses en y
substituant sa merveilleuse justesse décidée.
La peinture est un moyen
d’empêcher les choses de bouger. — Tout être vivant rayonne ; il permet à sa forme de
s’en aller de lui, elle se détache incessamment de lui comme un beau fantôme vite
dissipé ; et par chacun de ses gestes il délie de doux cercles invisibles qui se
propagent. Le trait d’Ingres recueille partout cette grâce émanée ; il l’arrête sitôt
qu’elle quitte le corps, il lui laisse un peu de place, il attend son essor, puis tout
de suite le contient, l’apaise. Partout il a prévenu l’onde ; il lui interdit de passer
jusqu’à se défaire ; à toutes celles qui viennent il impose son exquise limite ; il les
captive et s’en augmente, il prend dans sa fixité leur mouvante vertu, il s’anime de
leur évanouissement en lui.
C’est pourquoi ce trait est si simple ; toujours il se ramène à des droites et à des
courbes. En effet il ne s’applique pas sur la forme, il ne la serre pas avec ignorance ;
il la décrit au moment où, séparée un peu de l’objet, déjà elle en oublie les retraits
et les saillies. Comme dans une rivière, autour d’un plongeon confus, les ondes à mesure
qu’elles s’écartent se régularisent, de même le contour des choses, sitôt qu’il les
quitte, retrouve les profils idéaux de la géométrie. Le dessin d’Ingres est fait de
quelques lignes parfaites. Autour du corps elles sont posées comme des arcs légers et de
délicats cerceaux ; elles l’entourent ainsi qu’un bras, il est au milieu d’elles comme
empêché parmi les cercles de sa grâce.
Elles s’ouvrent tout auprès de lui,
pareilles à l’amour quand il nous tient sans parler contre sa poitrine. Elles lui
déconseillent, en le baisant de leur courbe, de s’avancer plus loin.
De la même façon s’expliquent ces déformations si hardies et pourtant invisibles. Il
faut que le trait précède partout le mouvement afin de l’enfermer ; il faut qu’il aille
tout de suite jusqu’au bout du geste pour l’arrêter. Rien ne saurait le contenir ; il
dépasse doucement la mesure, mais c’est pour l’imposer. Le bras de Thètis se déroule sur la poitrine de Jupiter comme une immense
tige qu’achève la haute fleur de la main ; il est aussi long dans l’espace qu’il le
serait dans le temps. À toute expansion il faut que le trait satisfasse. Aussi est-il
partout au plus loin ; avec une intelligence admirable il s’écarte, il se sépare un peu
trop du centre, il feint de l’oublier, il le perd de vue ; mais c’est ainsi qu’il lui
garde toute la forme attachée. Il se laisse emmener un peu, il dérive un instant ; mais
il tourne soudain et le voici maître avec suavité du mouvement qu’il semblait suivre.
— À le considérer d’un œil critique on peut trouver le dessin souvent trop large ; la
forme qu’il comprend ne saurait qu’avec peine le toucher partout à la fois. Il omet de
compenser par un rentrant la saillie du côté opposé ; le bras que dans le Bain Turc cette femme arrondit au-dessus de sa tête ne tire pas sa poitrine ni
son ventre, ne les oblige pas à s’effacer et la tête renversée
d’Angélique, qui fait se gonfler son cou, cependant laisse sa gorge
emmenée par le geste contraire de ses longs bras captifs. C’est que le trait veut
envelopper toute la diverse effusion du corps, il accompagne de toutes parts la chair
heureuse qui se répand et, pour la définir à la fois partout, il s’abandonne à une belle
et sage contradiction. — Nous comprenons maintenant la raison de cette couleur exacte
qui d’abord nous gênait. Elle est si unie, si achevée, qu’elle efface d’abord, puis, à
un regard plus attentif, accuse l’écartement des lignes. Elle conduit de l’un à l’autre
bord de la forme ; avec son modelé parfait et sans surprise elle rejoint doucement les
extrémités trop distantes et montre en silence l’étendue de leur séparation ; elle mène
les yeux sans les arrêter à tous les éloignements ; elle est à la place du mouvement
apaisé et garde de lui je ne sais quelle faculté de liaison.
D’ailleurs les différentes parties du trait n’ont aucun besoin d’être rendues
compatibles ; le trait ne les recueille pas tour à tour et ne se compose pas de leur
addition. À dire le vrai, il n’a pas de parties ; bien qu’il cède à la fois à des
expansions opposées, il est unique, il va seul et pur, il passe par tous les points et
les justifie en les touchant. Il n’existe qu’entier, il est clos, il est à lui-même
revenu, et tous les détours de son trajet il les tient à la fois en lui sans effort
réunis. Sa présence est toute l’explication qu’il donne. — En effet ce
n’est
pas avec une lente patience et place par place qu’Ingres fixe le mouvement des corps et
de l’objet qu’il peint ; mais avec une décision passionnée, et par une élection sublime,
il le remplace d’un seul coup. Tout de suite il aperçoit la forme qui tient lieu de
toutes les autres ; elle est étrange, il est difficile d’en rendre compte. Mais qu’y
faire ? Elle est juste. Il trouve du modèle que son animation rend divers et composé, la
soudaine, la délicieuse simplicité. Il la trouve au-delà de ce qu’il voit, il la démêle
en lui-même avec volupté. Et son trait chante son plaisir : il monte, il se déroule d’un
seul jet, il empêche en se jouant tout autre d’être possible, il s’élance comme un doux
cri parfait. Il est complet et radieux comme Vénus Anadyomène ; il est posé sur la mer
et il se tient, respirant à peine, joyeux de se sentir nu et de partout tendrement égal
au bonheur.
* *
*
* *
L’exquise gravité alanguie du portrait de Mme Panckoucke, cette
grâce finie…, on dirait une source appuyée à tous les bords de sa vasque.
* *
1911.
*
* *
Dans un paysage de Cézanne on remarque d’abord la verticalité ; le tableau pèse vers le
bas ; chaque chose est descendue à sa place ; elle y a été déposée avec soin ; elle
occupe son alvéole ; elle embrasse de toute sa force sa situation. Cézanne avait l’amour
de la localité, il comprenait avec quelle ferveur les objets adhèrent
à l’endroit qui leur est donné ; et il éprouvait, à transcrire sur la toile la place
respective de chacun, une volupté
dont on lit encore la trace dans cet
appuiement imperceptiblement prématuré de la touche qui, avant de saisir le point de son
assiette définitive, se donne la joie de tâtonner un peu. Établissement souverain et
application de la chose à son lieu, comme sur la table pèsent les bras du paysan qui
joue aux cartes. — On comprend que la composition ne soit jamais arbitraire. En effet
elle n’est pas inventée, mais elle est obtenue par la fidèle distribution des parties :
les touches ont été placées respectueusement l’une à côté de l’autre : et voici qu’à la
dernière tressaille le visage du tableau, suscité à force de minutieuse déférence pour
chaque détail ; la vie se retrouve, l’organisation est présente sans avoir été cherchée,
les traits se rejoignent et animent de leurs affinités l’exactitude isolée des
éléments.
* *
*
* *
Non moins que leur situation, de ces toiles m’émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans le temps qui les maintenait
dans l’espace : elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence. La
couleur en effet n’est pas celle que la lumière parsème, répand comme une eau sur les
choses ; elle est immobile, elle vient du fond de l’objet, de son essence ; elle n’est
pas son enveloppe, mais l’expression de sa constitution intime ; c’est
pourquoi elle a la dense sécheresse
de la flamme et garde dans l’apparence
cette intériorité de ce qui se nourrit de soi-même : le terne flamboiement des tons, il
semble que Cézanne l’ait obtenu en enlevant aux surfaces cette fluidité brillante où
jouent les variations et les glissements de l’atmosphère ; il a gratté pour découvrir
sous les instants la durée. Sans doute il sait saisir les accidents les plus subtils, la
limpidité sèche de l’air sur les rochers, la circulation inquiète des nuages. Mais
toujours il les subordonne à l’essentiel ; il y a quelque chose sur quoi passe le
passager et que traverse l’éphémère. Aussi surprend-on tous ses paysages en train de
durer. Ils sont tout penchés au long de leur journée ; ils n’attendent rien ; ils se
sont si bien pénétrés de l’uniforme mouvement du temps qu’ils se laissent porter par
lui ; ils sont confiés à la dérive des heures ; et dans la nuit ils maintiendront leur
obscure présence.
Les figures comme les paysages donnent cette impression de persister. Dans les
admirables nus de femmes, la lourdeur de l’après-midi suspend les gestes en grappes aux
branchages. Dans les portraits ce n’est pas quelque surprise d’attitude qu’inscrit
Cézanne, mais l’ardente grandeur du repos. La couleur des vêtements brûle à force d’être
splendide ; mais toujours au moment d’éblouir, de scintiller en ruisselant, elle
s’arrête et débouche dans la matité. Le ton a été établi par superpositions successives,
avec lenteur et calcul, il ne lui reste plus à revêtir que son brillant ; mais s’il
consentait à cette suprême richesse, peut-être l’étoffe s’animerait-elle d’un
mouvement, peut-être les plis tendraient-ils à se draper et tout le personnage se
camperait-il en une pose. Il ne faut pas.
— Dans tous les portraits de Madame Cézanne je lis l’ineffable
confiance de la lassitude.
* *
*
* *
Il n’est peut-être pas de plus grand peintre que Cézanne. J’ai la faiblesse de
regretter parfois qu’il n’ait été que peintre, que dans son œuvre l’homme n’intervienne
jamais que comme serviteur des choses, qu’il ne fasse sentir sa présence que par sa
dévotion et son souci de s’effacer. Mais ne faut-il pas que son abdication vienne
réparer l’impertinence de tous ceux qui s’établissent en intrus et s’exposent au milieu
de leurs tableaux ?
* *
1910
1910.
1910.
Enchanteur, magicien, sophiste.
*
* *
C’est dans le dessin d’abord que je démêle cet enchantement de la modération.
Parmi les tableaux de Gauguin la forme humaine s’élève pleine et droite. Le plus
souvent elle est debout, dans l’attitude des végétaux et des êtres qu’inspire la nature.
Cette verticalité n’est pas, comme chez Cézanne, imposée par la pesanteur, par l’appel
du sol. Elle est le jet de la sève terrestre qui grandit sans détour. Un élan ingénu
dresse doucement les corps.
Mais ils ne bondissent pas ; ils sont sans exubérance. Ils jaillissent sans hâte.
Aucune rondeur : les courbes des hanches et des épaules s’atténuent en droites ; sinon
elles pourraient, comme des ressorts ployés, suggérer la détente, projeter le corps
au-delà de lui-même. La forme ne monte qu’afin d’occuper sa place ; elle s’arrête
aussitôt qu’elle y est parvenue ; plus rien en elle ne tend à se prolonger. Il semble
qu’elle mette de l’amour à s’enfermer en elle-même. Elle s’incurve légèrement à son
sommet. Le crayon suit avec volupté la close ligne de sa perfection. Le seul geste dont
l’ascension ne soit par rien terminée, celui de l’homme qui cueille des
fruits, il s’exténue dans le calme. Il a je ne sais quoi d’achevé, de comblé.
Ce repos, cette passivité des attitudes viennent de ce qu’elles n’ont pas besoin pour
s’unir de s’incliner les unes vers les autres, de se rapprocher ni de se nouer. Une
composition semble planer, invisible, au-dessus d’elles. L’accord descend sur elles et
les tient ensemble. Il leur suffit d’être justes. Elles reçoivent leur sens d’en haut
comme si on leur imposait les mains. De longs gestes tranquilles passent entre elles,
comme ondulent des plantes dans un courant. Ils les enlacent sans les attirer, rien
qu’en les désignant les unes aux autres. On peut trouver fruste d’abord le dessin large
des membres : il est fait de deux lignes que mène un parallélisme sommaire. Mais si les
nœuds des muscles sont dissimulés, c’est pour que rien ne détourne les yeux
d’accompagner le mouvement. Toutes les simplifications, loin de chercher la barbarie, ne
sont que pour l’aisance. Il y a une liaison si suave qu’elle oblige à s’apercevoir qu’on
est en paix. — Parfois même ce n’est aucun geste saisissable qui allie les attitudes,
mais seulement une certaine allure de l’immobilité. Par une certaine façon qu’à chaque
forme de se tenir solitaire, elle rend d’elle toutes les autres responsables.
Tant d’harmonie ne peut qu’être préméditée. Gauguin n’a pas la patience crédule de
Cézanne.
Il n’attend pas d’obtenir des objets, à force de les
copier, un accord.
Dans ses paysages des lignes flexibles traversent les champs et de leur sinuosité
horizontale enchaînent les arbres aux arbres. Pourtant aucune violence n’est faite à la
nature. La composition se contente de l’éveiller ; elle descend vers les choses, elle
les touche en silence, comme on avertit de la main quelqu’un d’endormi. Puis elle les
laisse se lever librement. Elle ne fait que les assister de sa présence multiple, que
solliciter leur développement par sa délicatesse invisible.
Le magicien évoque les beaux fantômes vivants.
* *
*
* *
Comment discerner à quel moment la couleur de Gauguin quitte la couleur des choses pour
devenir artificielle ? Le passage est insensible. Par une transformation subtile elle
cesse peu à peu d’être naturelle ; elle se fait silencieusement merveilleuse ; elle
s’ouvre à l’enchantement.
Elle est sourde et fleurie. Elle s’étend en flaques claires mais comme voilées par
l’absence du soleil. Ce n’est pas la profondeur de l’objet qu’elle exprime, mais son
visage plein de sourire dans la diaphanéité de l’ombre. Chaque nuance s’épanouit
largement, avec quiétude ; elle déborde jusqu’à s’étaler et sitôt se tient muette. Elle
est vive pourtant. Souvent une touche brille au cœur du tableau ; mais l’ensemble est si
contenu que
d’abord on ne la voit pas. C’est comme une luciole dans le
feuillage. Puis, soudain, voici qu’elle veillait.
En même temps qu’il atténue sa couleur, mettant je ne sais quel suspens à sa floraison,
Gauguin la répartit avec soin sur la toile. De tous les tons éparpillés en multiples
flocons à la surface de l’objet qu’il copie, il opère le discernement ; puis il condense
chacun. Leur diversité confondue se rassemble peu à peu en larges taches dont chacune
représente, réuni, un des aspects épars du modèle. C’est le contraire du procédé
impressionniste. Dans le contour d’un arbre les feuillages se distribuent en quelques
masses colorées qui se juxtaposent sagement. On sent une volupté de la couleur à
s’arranger ainsi à l’intérieur des objets, à se disposer suivant leur forme. Sur la
déclivité du terrain, ce rose pourtant ne dépasse pas sa limite ; il s’arrête en un
remous frangé.
Mais les tons par lesquels les objets se laissent envahir, ne leur sont pas étrangers.
Ce n’est pas un accord préconçu de nuances qui s’impose au tableau et remplace les
teintes naturelles. Gauguin use seulement de son pouvoir sur les choses ; il leur
persuade de se laisser détourner légèrement de ce qu’elles sont. Il appelle leurs tons
du sein du désordre ; il les tente avec subtilité, il les invite à se reformer. Il
invoque en silence les éléments dispersés et les rejoint par une sorte d’influence,
ainsi qu’en soufflant sur des braises on les ranime en une seule flamme.
À
ce moment naît l’accord du tableau. Toutes les diverses couleurs, sous l’inspiration
cachée, consentent un pacte. Les objets ont été amenés doucement à se correspondre ;
leurs visages délicats et différents sont tournés vers moi. Je reconnais chacun, je
goûte longuement sa nuance agrandie et je sens avec délice comment elle est confirmée en
ce même moment à l’autre extrémité du tableau par une touche imperceptible qui l’imite,
dissimulée. Délicatesse des rappels secrets ! Souvenir parmi les feuilles du ton le plus
exposé ! Jardin des balancements !
Peut-être en certaines toiles trop de fleurs, une richesse trop épanouie… Le tableau de
Gauguin que j’aime le plus, c’est ce grand panneau41, cet étrange Paradis méditatif, intitulé : « Que
sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Il renferme des parties de
clair-obscur, des enveloppements. La tiède nuit tahitienne baigne le paysage. Et
n’est-ce pas elle qui se tient dans le fond comme une femme voilée par l’ombre et
retirée ?
* *
1910
Certes le nom de Cœuvre ne s’éteindra point dans les âges.
Ô toi, qui comme la langue résides dans un lieu obscur ! S’il est vrai, comme l’eau jaillit de la terre, Que la nature pareillement entre les lèvres du poète nous ait ouvert une source de paroles, Explique-moi d’où vient ce souffle par ta bouche façonné en mots. Car quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille S’émeut dans le silence de Midi, la paix en nous peu à peu succède à la pensée. Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde. Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables42.Seules les paroles du poète sont dignes de lui être adressées. Et quelles diraient mieux le mystère de son génie ? Il ne faut que l’entendre parler, que livrer notre cœur à son murmure : déjà nous sommes initiés au secret de l’univers ; avant d’avoir compris le contenu de ses mots, nous sentons éclore en nous une explication ineffable de toutes choses. Le sens du monde nous est révélé :
« Nous sommes accordés à la mélodie de ce monde. »Ce n’est pas que nous pensions pouvoir désormais assigner à chaque effet sa cause, ni que nous ayons conquis la raison mathématique de la nature ; mais c’est une conscience, une certitude, une pénétration de tout en profondeur :
« La paix en nous peu à peu succédé à la pensée. »Il y a en effet dans le mot une secrète vertu dont le poète sait se rendre maître. Le mot est plus qu’un signe conventionnel. Il est, prononcé, un rythme qui reproduit le rythme constitutif de l’objet désigné. Il est la forme essentielle de l’objet copiée par l’attitude physique de celui qui le dit43. Par lui le poète évoque directement la chose, la rend présente, sensible, lui restitue l’existence :
Proférant de chaque chose le nom, Comme un père tu l’appelles mystérieusement dans son principe, et selon que jadis Tu participas à sa création, tu coopères à son existence44 !Il peut ainsi expliquer le monde, non point en en donnant des raisons, mais en le suscitant par sa voix dans son ordre vrai, en le re-présentant à nos yeux sous sa forme authentique. Il « légifère » ; il ordonne aux êtres de surgir en les appelant et il fait sentir leur relation profonde. Les mots qu’il prononce n’ont pas une signification abstraite, qu’il faille extraire et qui rende compte logiquement de l’univers ; mais, étant les choses concrètes elles-mêmes, ils exhalent par leur simple arrangement un sens. Ce sens est le sens du monde, c’est-à-dire sa direction, son intention, sa fin. Et il pénètre en nous, enveloppé dans les images sensibles, sans que nous sachions comment :
Le son des paroles et leur sens, fondus en une phrase commune, Ont de si subtils échanges et de si secrets accords, que l’âme recueillie sur l’esprit Aperçoit que l’idée pure ne se refusera pas à un attouchement délectable. Telles sont, ô Cœuvre, les noces où tu nous convies45.Comment oser briser cette si parfaite union du verbe et de l’idée, comment séparer l’art de la doctrine, la poésie de sa signification ? Pour parler dignement de Claudel il faudrait tout dire à la fois et présenter son œuvre entière d’un seul coup, dans sa somptuosité, dans sa complexité infinie et dans son unité profonde. Mais mieux vaudrait se taire. Et puisqu’il s’agit ici d’expliquer, il faut bien se résoudre à dissocier ce que le génie créa inséparable.
… est substitué à la nature pour dire ce qu’elle pense, mieux qu’un bœuf46.Or ce qu’est en son essence la nature, c’est la doctrine qui nous l’apprend. Sachons au moins tout de suite, pour mieux saisir le caractère de l’art, que la nature est sans cesse primitive et son progrès toujours continu, que le monde est à chaque instant nouveau et qu’il se développe sans hiatus, à la façon d’un rouleau qu’on déplie. Primitivité perpétuelle : en effet il y a sans cesse entre tous les êtres un accord, une harmonie, une correspondance, une composition. Tous les êtres sont dans un rapport étroit de situation, mais qui n’est jamais le même à deux instants différents. Chacun suit sa voie, dont la direction varie sans cesse et qui l’approche et l’écarte tour à tour de tous les autres. Les fils de la trame s’entre-croisent en mille façons diverses et jamais l’étoffe ne reproduit le même dessin. La face du monde change incessamment. Pour tout battement de l’horloge sidérale les êtres sont dans une relation unique, première, primitive :
« À chaque trait de notre haleine, le monde est aussi nouveau qu’à cette première gorgée d’air dont le premier homme fit son premier souffle47. »Continuité : la vie a des phases, non des « tranches » ; son travail et sa trame sont continus ; il n’y a pas de péripéties. Les péripéties s’obtiennent par des raccourcis artificiels ; en supprimant plusieurs termes intermédiaires on produit le choc de deux événements, qui est essentiellement ce qu’on nomme : péripétie. Mais dans la vie les événements ne s’entrechoquent pas ; ils se développent, ils s’enchaînent, chacun naît d’un autre. La nature se déploie, se déplie lentement et continûment, — explication progressive de l’être.
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L’Art de Claudel est primitif et continu. Le poète lui-même dit son Art Poétique
fondé sur « la métaphore » c’est-à-dire * *
« le mot nouveau, l’opération qui résulte de la seule existence conjointe et simultanée de deux choses différentes48 ». La métaphore est la notation de la nouveauté, car elle est la notation d’un rapprochement fugitif jamais encore réalisé, une coïncidence première surprise et fixée. Faire une métaphore (μετα-φέρω), c’est exprimer la rencontre de deux êtres dont les voies dans le reste du temps divergent, c’est enregistrer leur com-position instantanée dans l’accord infini. La métaphore vulgaire unit, de façon artificielle, deux termes ressemblants. Celle de Claudel saisit de deux termes différents la conjonction naturelle, la juxtaposition spontanée. Elle est, non un procédé, mais une constatation, une description, une inscription. Et cette inscription est toujours d’un rapport non encore perçu, d’une relation première, de celle qui caractérise essentiellement l’instant total, parce que, jamais produite, elle ne se reproduira jamais. La métaphore est l’expression de la perpétuelle primitivité du monde ; elle en est l’incessante modulation. Aussi n’est-elle jamais répétée et fleurit-elle à chaque vers, nouvelle. Le jaillissement intarissable des métaphores donne à la poésie de Claudel cette sensualité naïve et neuve, qui est une effusion et un éblouissement perpétuels et qui fait apparaître les choses mêmes dans leur réalité et leur présence. C’est aussi que Claudel pense avec des images, avec ses sens. Sa pensée même, comme toute pensée primitive et véritablement profonde, est sensuelle. Elle n’est pas un extrait de sensations, une sorte de parfum subtil mais fugitif obtenu en distillant des milliers de fleurs. Elle est lourde et réelle et prise encore dans les choses. Son travail n’est pas la combinaison mécanique de termes abstraits, mais il est semblable à celui de la germination, pénible, obscur et lent et à tâtons ; il aboutit, lui aussi, à un épanouissement qui, comme la floraison, est tout imprégné de couleurs, tout dégouttant de lumière et de beauté. Aussi la langue de Claudel ne procède-t-elle pas par images appliquées à la pensée, mais elle est la pensée elle-même se développant en mots, la chaîne des images premières telles qu’elles surgissent en une sensibilité non corrompue. Ces images ne sont pas uniquement visuelles ; nous les percevons par tous nos sens à la fois ; elles montent, grandissent, nous enveloppent, nous communiquent leurs vibrations, et, tandis qu’elles baignent tout notre corps d’un flot sensuel, elles déposent dans notre âme leur secrète signification. On n’a qu’à les accueillir pour comprendre, car elles nous pénètrent de toutes parts en même temps, proférant en plusieurs façons simultanées la même vérité. Toutes les paroles, comme elles ont une lumière et un son, ont une consistance, une odeur et un goût :
… Le poète dans sa bouche, sans parler différencie les paroles à leur saveur49.La sensualité de Claudel peut être dite à plusieurs dimensions : aussi donne-t-elle aux choses leur profondeur et leur volume, l’intégrité de la vie. Mais pour la subir, pour éprouver sa puissance, il faut avoir gardé sa spontanéité et sa simplicité primitives, ou savoir les restaurer en soi ; il faut posséder encore le merveilleux don puéril de comprendre par images, de saisir les idées par l’illustration, de ne pas séparer l’idée de ses formes sensibles. Car sinon qu’entendra-t-on au langage de celui qui est :
… Comme un animal dans le milieu de la terre, comme un cheval lâché qui pousse vers le soleil un cri d’homme50.
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Ce ne sont pas seulement les mots et les métaphores de Claudel qui sont naturels, c’est aussi leur arrangement, leur distribution rythmique, leur
mesure, le vers. Ce vers est calqué sur un rythme naturel, le plus
primitif que l’homme puisse percevoir, sur le rythme respiratoire :
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Ô mon fils ! lorsque j’étais un poète entre les hommes, J’inventai ce vers qui n’avait ni rime ni mètre, Et je le définissais dans le secret de mon cœur cette fonction double et réciproque Par laquelle l’homme absorbe la vie, et restitue, dans l’acte suprême de l’expiration, Une parole intelligible51.Le vers est le mouvement le plus essentiel de l’être humain, celui par quoi il vit et profère sa vie. Il manifeste ainsi à chaque instant, par sa longueur et sa mesure même, l’état profond de qui le prononce : car comme l’amplitude du rythme respiratoire varie avec la qualité de l’émotion, il se dilate et se contracte tour à tour : il suit le contour de la sensibilité intime : par ses ondulations il en trahit fidèlement les moindres vicissitudes. Quel dégoût inquiet et las dans les premiers mots de Cébès52 !
Me voici, Imbécile, ignorant, Homme nouveau devant les choses inconnues, Et je tourne ma face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !Comme ces vers retombent avec accablement ! L’haleine manque de courage pour se soutenir. — Et l’étouffement, l’oppression, l’angoisse haletante et entrecoupée de l’Empereur soudain plongé dans les ténèbres inférieures !
Ah ! ah ! oh ! oh ! où, où Suis-je ? Absorbé, Englouti, enfoncé ! la Noirceur noire Me touche la face et je fais corps avec son épaisseur53.Enfin quelle ample sérénité dans les longs vers que déploie la voix du Récitant pour décrire le Séjour des Sages !
Gravés sur la paroi de pierre, ces mots antiques Caché-dans-le-pli-de-l’épaule Indiquent au seul élu le chemin. Car la grande Montagne, comme un joyau, dans le pli de son cou, recèle l’asile de paix54.La coupe du vers correspond non à des nuances d’âme, mais aux oscillations profondes de l’être total, spirituel et corporel. Claudel a compris l’union étroite, l’interpénétration de l’âme et du corps, et il a trouvé le rythme dont ils sont, l’une et l’autre, en même temps animés. Son vers est ce rythme, le plus naturel, le plus essentiel qui soit ; il se soulève et s’abaisse avec la poitrine dont les mouvements reproduisent à leur tour les pulsations intérieures de l’être. La vie naît et meurt sans cesse : la parole suit son alternatif et perpétuel battement.
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Le même rythme naturel anime le drame tout entier. Chaque drame est
un vers du poème immense de la vie : il est un souffle plus lent, un
plus ample soupir. Il se développe avec la continuité du mouvement respiratoire. Il a
la marche insensible de la nature ; il n’est point fait de péripéties, mais seulement
de progrès et d’épanouissements ;
il grandit sans secousses par une
croissance imperceptible mais incessante : on dirait qu’il s’augmente intérieurement,
qu’il se nourrit de la simple durée, que le temps est sa substance profonde. Ici le
dénouement n’est pas la solution arbitraire d’une complication arbitraire : il est le
déliement spontané dans le temps d’un nœud formé par la vie elle-même : il est le
temps se simplifiant naturellement, par sa progression même. Tête d’Or est une tentative de l’homme pour s’élever seul, sans autre
secours que sa force terrestre. Mais cette tentative, ce n’est pas un coup de foudre
qui la brise. Dieu ne descend pas du ciel pour frapper le téméraire : nul coup de théâtre. Simplement :
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… notre effort arrivé à une limite vaine Se défait lui-même comme un pli55.De même le coup de fusil de L’Échange, par quoi le drame se dénoue, n’est pas une intervention subite de l’extérieur : il est attendu et nécessité ; il est prévu par Marthe, annoncé par Lechy, pressenti par Laine lui-même : c’est qu’il est fatal, impliqué par le drame, intérieur, pour ainsi dire, au drame. — Enfin quels merveilleux et naturels épanouissements que les dénouements du Repos du Septième Jour, de La Ville, de La Jeune Fille Violaine, de Partage de Midi ! Partout, tant le progrès est continu et insensible, le drame semble éclore. On dirait même que, sur le point de s’achever, il s’alentit encore en s’élargissant ; c’est le repos suprême, l’explication terminale, le moment où tout se recueille et se défait dans la paix, où déjà aussi germe et s’élabore secrètement, naissant de la dé-composition du premier, un nouveau drame. Ainsi la poitrine, après l’expiration, reste un instant en suspens, avant de s’emplir d’un autre souffle. C’est que le drame ne peut subsister ni se comprendre seul ; il lui faut le complément des autres drames, il a besoin d’eux pour reproduire intégralement la phrase immense de la nature. Il n’y a pas entre les différentes actions d’interruption véritable : elles s’enchaînent comme les vers d’un même poème, comme les respirations d’un même être : chacune en une autre prend naissance, en une autre va mourir ; chacune est une journée : et le soleil, dont l’occultation distingue les journées, les réunit aussi par la continuité de sa toujours neuve présence. Aucun drame ni ne commence ni ne finit : ni exposition, ni dénouement définitif : tous les débuts poursuivent la tragédie immémoriale : l’angoisse de Cébès est ancienne déjà, et cette femme qu’enterre Simon, son rôle vient de se terminer : ce sont des passions depuis longtemps ardentes qu’apportent Avare et Lambert sur la terrasse de La Ville. — D’autre part, quand s’achève L’Échange, Thomas Pollock se lève et dit simplement :
La journée est finie et une autre est commencée56…Enfin c’est bien la pérennité de l’Action tragique, la perpétuité du drame universel que suggèrent les derniers mots de La Jeune Fille Violaine :
L’année change, et de nouveau se levant du noir hiver, cramoisi, tout d’or, De nouveau le nouveau soleil se peint sur les fleuves chargés de glaçons57.
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Un mouvement profond, primitif et continu anime la nature et, semblable au geste
respiratoire, la soulève tour à tour et l’abaisse. Il échappe, par sa lenteur sacrée,
à nos petites et impatientes observations. Claudel, qui s’est posé…
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sur le pouls même de l’Être58,fut assez religieux pour percevoir l’ampleur de ce rythme et le rendre sensible en l’insufflant à ses drames. Du même coup il leur a communiqué la direction essentielle, l’intention, le sens de la nature : il leur a fait exprimer clairement ce que la nature énonce d’une voix secrète. Son art s’est trouvé proférer spontanément une doctrine, qui est l’explication de l’univers, la révélation du grand mystère du monde.
« nous ne chercherons point à comprendre le mécanisme des choses de par-dessous, comme un chauffeur qui rampe sur le dos sous sa locomotive. Mais nous nous placerons devant l’ensemble des créatures, comme un critique devant le produit d’un poète, goûtant pleinement la chose, examinant par quels moyens il a obtenu ses effets, comme un peintre clignant des yeux devant l’œuvre d’un peintre, comme un ingénieur devant le travail d’un castor59 ». Nous voyons le volume de la réalité se dérouler continûment, nous constatons « une relation constante entre certains motifs, comme d’une fleur à sa tige, du bras avec la main60 Cela nous fait croire que tout s’enchaîne nécessairement, qu’
« il n’y pas d’effet sans cause », qu’à chaque effet est assignée une cause véritablement productrice et créatrice, que le monde est soumis à des lois qui en déterminent ? rigoureusement le cours. C’est là l’illusion du savant qui cherche
« à comprendre le mécanisme des choses de par-dessous ». Évitons-la. Que le monde nous apparaisse dans sa spontanéité. La cause, les lois sont des moyens de simplification, des procédés utiles pour
« se retrouver dans le dictionnaire de la nature61 ».
« Elles n’ont pas en elles-mêmes de force génératrice et de valeur obligatoire62. »Qu’est donc le monde, s’il n’est pas une machine montée au principe et qui marche par la détente progressive d’un ressort interne ? Pour le savoir, cessons de considérer les choses comme isolées, et chaque objet comme n’ayant de rapport qu’à une cause antécédente qui le produirait. Le monde, vu dans l’instant, est un tableau dont chaque trait et chaque nuance est en relation avec tous les autres traits, toutes les autres nuances. Le monde est un accord, une harmonie infiniment complexe, dont toutes les notes s’évoquent mutuellement et se contrepèsent. En effet
« nous ne pouvons définir une chose, elle n’existe en soi que par les traits en qui elle diffère de toutes les autres63 ». Définir un objet, c’est tracer sa limite, dire ce qu’il est en disant tout ce qu’il n’est pas, tout ce qui lui manque. De même être c’est n’être pas telle et telle chose :
Toute chose est en ce qu’elle diffère64.Donc toute chose a besoin de toutes les autres pour exister ; elle n’a point une cause particulière, mais des causes. Elle a pour causes tout l’univers coexistant. Car la cause
« … n’est point positive, elle n’est point incluse au sujet. Elle est ce qui lui manque essentiellement. Et que manque-t-il plus essentiellement à l’individu que d’être total65 »? De cette indigence et de cette exigence de tout être, qui, manquant du monde entier, le réclame et le postule, résulte, par l’interdépendance de tous les termes, l’harmonie universelle. Un équilibre s’établit, une correspondance générale s’organise ; le monde se compense dans une unité ineffable, combinant un dessin, un accord, un chiffre. Mais ce dessin a une perspective, cet accord poursuit sa résolution, ce chiffre tend à se dé-composer, à se dé-nouer. Le monde n’est pas immobile, il fuit, il coule intarissablement. La concordance de toutes choses est une coopération, c’est-à-dire qu’elle est une relation constante entre des mouvements, des actions, qu’elle se prolonge, se propage et se développe dans le temps. Ou plutôt le temps est lui-même ce déroulement de l’accord instantané et n’est pas autre chose :
« Il ne nous suffit pas de saisir l’ensemble, la figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu’elle implique, comme le bouton la rose, attraper l’intention et le propos, la direction et le sens. Le temps est le sens de la vie66. »Il est le mouvement du monde : et, comme tel, il est double : il y a un temps pur et uniforme, celui qui s’inscrit dans les signes célestes ou sur nos horloges terrestres et qui, régulier, procède par révolutions totales et recommencements ; il y a aussi un temps réel, qualitatif, qui est le progrès des êtres vivants et la modification continue de leurs rapports : celui-ci ne recommence jamais, il est autre chose que la reproduction périodique
« du jour, du mois et de l’année, il est l’ouvrier de quelque chose de réel, que chaque seconde vient accroître, le Passé, ce qui a reçu une fois l’existence67 ». Le temps pur est rempli et compté par les existences particulières ; car ses périodes, pour être distinguées et nombrées, doivent contenir chacune une combinaison unique, irreproductible des éléments vivants :
« Sous ce qui recommence, il y a ce qui continue. De cette durée absolue notre vie est, de la naissance à la mort, une division68. »Chaque être a sa tâche prescrite, son morceau de temps à spécifier :
« Je sais que j’ai été construit pour mesurer telle portion de la durée. Au-dessous des choses qui arrivent, je suis conscient de cette partie confiée à mon personnage de l’intention totale… J’apparais et je cesse à la place et à l’instant que le commande le dessin et le dessein à quoi je suis nécessaire69. »Il est donc quelque chose qui s’élabore, une œuvre immense à quoi tous sont attelés ; le temps est une coopération de tous les êtres, c’est-à-dire un drame. La vie est un drame :
« Le temps passe, dit-on, oui : il se passe quelque chose, un drame infiniment complexe aux acteurs entremêlés, que l’action même introduit ou suscite… J’y ai moi-même mon entrée et ma sortie ; mes répliques sont stipulées. Là, toute chose, tout être est son nom propre, son poids spécifique dans le milieu où il est immergé, sa valeur totale en tant que signe du moment où l’action arrive70. »Essayons de mieux comprendre l’essence de ce drame et le rôle à l’homme dévolu, comment se joue cette partie et à quel titre chacun s’y trouve engagé :
« Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est connaître. Toute naissance est une connaissance71. »Toute chose apparaît au jour en même temps qu’une foule d’autres avec lesquelles elle est en étroite union et qui déterminent sa place et le sens de son évolution. Elle connaît ces complémentaires en leur co-naissant. — Mais comment le pourrait-elle, si elle n’était de même nature qu’eux, si tous les objets n’avaient une essence commune ? Cette essence est le mouvement.
« Tout est mouvement72 »et n’est que mouvement. L’esprit, comme la matière, est un mouvement : tous deux dans leur fond, — bien qu’aucun d’eux ne soit l’auteur de l’autre, — sont homogènes. Or le mouvement qui fait chaque objet, rencontre d’autres objets, c’est-à-dire d’autres mouvements, qui résistent et l’arrêtent ; il est forcé de se replier sur lui-même au contact des êtres voisins et, comme il ne peut cesser, il devient vibration, va-et-vient à l’intérieur d’une certaine limite que tracent les présences externes et qui est une forme :
« La vibration, c’est le mouvement prisonnier de la forme73. »Chaque objet étant dans son essence un mouvement circonscrit, c’est-à-dire une vibration, travaille à créer sa forme :
« Tout mouvement a pour résultat la création ou le maintien d’un état d’équilibre. Cet équilibre, dans le domaine de la matière, que ce soit organisée ou brute, ne se trouve que dans l’établissement d’une forme ou figure de composition74. »Et les formes particulières, en s’agrégeant les unes aux autres par leurs
« différences organiques75 »arrivent à constituer la forme générale de l’univers, ce dessin complexe et un, en qui chacune trouve sa raison d’être, sa justification. Ainsi il n’y a rien d’inerte dans le monde. Les êtres matériels eux-mêmes travaillent à l’œuvre commune : ils sont dans un perpétuel effort. Chacun tâche à construire et à maintenir sa forme ; et tous, ils s’appuient, ils s’arc-boutent les uns sur les autres pour construire et maintenir la forme totale. Et c’est en se co-naissant ainsi mutuellement qu’ils se connaissent ; car ils s’éprouvent engagés dans une même besogne : la constitution de la face de l’univers. Tel est le premier aspect du drame et ses premiers acteurs. Cependant les choses ont un rôle en un certain sens purement passif. Elles sont des formes fixes et stables, non point immobiles intérieurement, puisqu’elles sont vibration, mais toujours semblables à elles-mêmes, incapables de développement. — Les êtres organisés au contraire sont des formes actives, des formes changeantes, des formes qui se développent et qui, plus ou moins, s’adaptent. L’animal
« n’existe plus par une simple limitation opposée du dehors, il se fait du dedans lui-même76 ». Il crée sans cesse sa forme, il la renouvelle continuellement, en consumant les aliments qu’il s’assimile :
« Il se conserve en se détruisant77. »Il lui est ainsi permis de se détacher de la source du mouvement et de se mouvoir spontanément parmi les êtres immobiles :
« De même que le cercle ou le polygone s’insèrent suivant leur forme sur un plan, de même dans la nature, la bête conduit sa forme animée78. »Mais l’homme a plus et mieux à faire. L’animal est construit pour un certain développement ; il est né pour co-naître à un certain nombre d’objets qui sont indispensables au maintien de sa forme. Il n’a que la connaissance sensible79, qui l’informe seulement des objets particuliers, lui faisant savoir s’ils lui sont ou non utiles :
« Il reconnaît les parties auxquelles il correspond, le petit monde autour de lui avec qui il a à s’aboucher. Adaptées d’avance, les choses lui fournissent le moyen d’exercer telle forme du mouvement particulier qu’il fournit80. »« L’animal apporte une série toute prête de déclenchements à des touches prédéterminées. Mais l’homme a été fabriqué pour s’arranger avec tout81. »En effet il co-naît selon le général, il connaît le général. En tout il sait discerner et extraire les éléments essentiels à son développement. Grâce à la connaissance intelligible, il peut
« se “retrouver” partout82 », s’adapter à toute condition de vie. — Cependant sa place dans l’univers est loin d’être indifférente. Quand il rentre en lui-même, il s’aperçoit qu’il a, lui aussi, un rôle particulier à remplir, qu’une fonction très précise lui est assignée. Les choses attendent de lui la conscience ; elles exigent tacitement que leur effort obscur, leur co-naissance deviennent en lui une connaissance claire, une image. La matière invoque le secours de l’esprit :
« Et voici que la vie a tressailli dans son sein. Voici végéter le visage83 »! L’homme se fait
« le signe commun »de
« tous les objets dont il a connaissance84 »,
« l’image passante du moment où ils peuvent souffrir entre eux ce lien85 ». Il les relie en les symbolisant,
« il fait la somme86 », il exprime chaque instant de l’univers. Il fait plus que l’exprimer, il l’aide à être, à passer, à s’écouler 3. Il donne le signal de se déclencher à des séries de mobiles ; il met en marche des stabilités ; il fait passer à l’acte tout ce qui attend :
« Il est des choses l’image comprenante, et consommante, l’hostie intelligible en qui elles sont consommées87 ». En quelque sorte il crée l’univers dans une partie de sa durée ; il provoque, en com-prenant les choses dans son intelligence, la représentation d’une scène du drame.
« Chaque homme a été créé pour être le témoin et l’acteur d’un certain spectacle, pour en déterminer en lui le sens88 ». Nous saisissons maintenant à quel titre l’homme est impliqué dans la tragédie universelle et quelle est la spéciale importance de son rôle. Il co-naît à un certain arrangement du monde, dont le développement et la résolution doivent être son œuvre et celle de ses contemporains. Il est chargé de jouer, en collaboration avec les autres intelligences, une certaine représentation.
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Il doit donc garder scrupuleusement sa place dans les évolutions du chœur. Sa
présence dans la voie, qui lui est indiquée par son instinct et son tempérament, est
essentielle à la perfection du drame. Le plus grand crime, le seul crime qu’il
puisse commettre est de s’en écarter, de se départir de son personnage, de violenter
ses goûts et ses tendances, de refuser son rôle :
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Quand les Parques ont déterminé, L’action, le signe qui va s’inscrire sur le cadran du Temps comme l’heure par l’opération de son chiffre, Elles embauchent à tous les coins du monde les ventres Qui leur fourniront les acteurs dont elles ont besoin, Au temps marqué ils naissent. Non point à la ressemblance seulement de leurs pères, mais dans un secret nœud Avec leurs comparses inconnus, ceux qu’ils connaîtront et ceux qu’ils ne connaîtront pas, ceux du prologue et ceux de l’acte dernier89.Cependant il en est d’assez égarés pour ne pas vouloir observer la mesure et se tenir à leur place. Louis Laine et Thomas Pollock prétendent mépriser ces liens profonds qui les unissent à leurs partenaires : ils tentent· d’échanger leurs femmes. C’est Lechy Elbernon qui leur inspire le crime : Lechy, la mutation personnifiée, le symbole de l’inconstance, du désordre, du dérèglement, de la désertion, du divorce ; actrice aux multiples visages, erreur et séduction :
Et je m’en vais de lieu en lieu, et je ne suis pas une seule femme, mais plusieurs, prestige, vivante dans une histoire inventée90 !Le poison de Lechy corrompt Louis Laine ; il réveille en lui ce vieil instinct de liberté, de désobéissance à la vie, qui dort au cœur de tout homme. Voici qu’il va livrer sa femme à Thomas Pollock contre une poignée de dollars, sa femme, Marthe, Douce-amère, celle désignée pour le suivre partout, pour peser bien fort à son bras tout le long de sa route et de sa journée, pour lui
« redemander »l’âme que
« sa mère lui a donnée91 ». Marthe, le supplie avec indignation, lui montrant qu’à tout homme une femme est donnée pour l’accompagner toujours, et l’embarrasser, et augmenter et partager sa douleur :
Et l’homme n’a point d’autre épouse, et celle-là lui a été donnée, et il est bien qu’il l’embrasse avec des larmes et des baisers92.S’en séparer, c’est troubler l’ordre de la vie, c’est briser la mesure du chœur. Et tout échange, tout divorce sont punis. Marthe le sait bien quand elle implore la justice de l’Univers93. Laine le comprend à la fin : et voici qu’il court, hagard, cherchant la place qu’il a perdue, ne pouvant plus la reprendre.
Malheur à moi parce que je suis dans le grand monde comme un homme égaré et perdu94 » !Il s’est mis hors la loi ; il faut qu’il disparaisse ; la vie va reprendre son impassible régularité ; sans violence, sans saccade, avec la sûreté lente des besognes inévitables, elle va disperser la folle tentative humaine :
Tout est vain contre la vie, humble, ignorante, obstinée95.L’échange est le crime essentiel ; mais il est aussi le crime impossible ; car il ne peut subsister. Ainsi qu’au fond de la nuit anxieuse un des veilleurs de Tête d’Or l’avait compris :
… Toutes choses sont incommutables96 !Il faut donc obéir à sa voie, tenir sa partie, suivre sa route, accomplir sa journée. Quelle joie vaut celle d’acquiescer à cette ineffable cérémonie, dont nous sommes les protagonistes ? Chacun a son volume à dérouler. Voici Violaine ; en elle est éclose
La vocation de la mort comme un lys solennel97.Sans pitié pour son bonheur terrestre, avec une confiance divine, elle se jette en Dieu, ne s’épargnant aucune douleur, accueillant fidèlement tout martyre. Mais voici Mara aussi, qui sait bien que sa route est avec Jacques Hury, et qui s’acharne à le rejoindre malgré lui, et qui met son courage à le suivre désespérément ; tous les crimes qui se trouvent sur sa voie, qu’elle doit commettre pour accomplir sa vie avec rigueur, elle les assume sans hésitation et, quand elle a tué Violaine, elle pense :
Je ne pouvais pas faire autrement. Il le fallait98.Jacques, amèrement trompé par Mara, détourné par elle de Violaine, comprend cependant qu’il a fait son devoir en vivant sa vie auprès de cette femme ; ce qui importe ce n’est pas le bonheur de son amour, mais l’accomplissement exact de son rôle, sa signification, sa voix dans le chant total et l’universelle harmonie ; si cette voix doit être douloureuse, elle n’en est pas moins nécessaire :
… Mais moi, La tâche à faire, je l’ai encore devant moi, le devoir à épuiser, la rançon avec tous les termes à solder. Ainsi faisant vie de tout comme un arbre qui pousse, ce n’est nulle part aucune douceur que je chercherai, Mais l’utilité essentielle, car dans l’action est la vie et la jouissance est une pourriture99.Enfin Anne Vercors, en conduisant fortement sa vie par la voie assignée, en quittant sans hésitation sa famille et ses biens, quand il sent que son devoir l’appelle en Amérique, découvre que le bonheur n’est pas un bien extérieur, qu’il faille capter, mais qu’il se retrouve dans l’accomplissement strict de la tâche prescrite, dans la collaboration librement acceptée à l’œuvre universelle. Ce n’est pas le bien-être qu’il faut espérer, c’est la satisfaction dans la lassitude, c’est l’abandon de tout l’être épuisé au repos, c’est le calme de la journée finie, c’est la paix :
La paix, pour qui la connaît, la joie Et la douleur y entrent pour des parts égales100.Elle est dispensée, au moment suprême, à ceux qui furent des acteurs fidèles et scrupuleux du drame. Elle est refusée à ceux qui voulurent se dérober à leur mission, se dépouiller de leur personnage. C’est qu’aucun geste n’est indifférent ; chacun a sa valeur dans l’ensemble et pèse sur tout le reste. — Le Monde ne se développe pas par un enchaînement simplement mécanique ; il n’est pas une machine fonctionnant avec une nécessité indifférente ; les philosophes suppriment toute intention dans les choses ; sous prétexte de science, ils excluent toute fin extérieure à la Nature : Aussi devant eux :
« Voici l’automate éternel dansant indéfiniment101 ! »— Mais ils se trompent. Le monde a besoin que tous les êtres qui le composent coopèrent librement à son développement et travaillent sans cesse à le constituer. Car il est quelque chose qui se fait dans une intention, qui a une fin extérieure. Cette fin, qui est aussi son origine, c’est Dieu.
« divers arrangements102 », les formes que produit le mouvement. L’homme même est une vibration, son esprit un mouvement. Or :
« le mouvement d’un corps est son abandon du lieu premièrement occupé. Il est donc, nous l’avons dit, de soi et avant tout, un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par une force extérieure plus grande. Il est l’effet d’une intolérance, l’impossibilité de rester à la même place, d’être là, de subsister… L’origine du mouvement est dans ce frémissement qui saisit la matière au contact d’une réalité différente : l’Esprit. Il est la dilatation d’une poignée d’astres dans l’espace ; et la source du temps, la peur de Dieu, la répulsion essentielle, enregistrée par l’engin des mondes103 ».
« Tout mouvement… est d’un point et non pas vers un point104. »Ce fait que le monde se meut en toutes ses parties et passe, implique qu’il y a quelque chose qui ne passe point :
« Toute chose créée… désigne son origine en s’en écartant105. »De même que nous reconnaissons la présence d’un lièvre au tremblement de la haie où il se cache, de même nous devinons Dieu au branle de l’Univers, le Créateur à
« l’agitation sacrée de la créature106 ». En un certain sens le Monde est ce qui n’est pas :
« Tout périt. L’univers n’est qu’une manière totale de ne pas être ce qui est107. »— Dieu, s’il est, épuise toute l’existence. Pour exister aussi d’une certaine façon, il faut s’exclure de lui, se séparer de lui, le fuir, s’occuper à ne pas être ce qu’il est. Or en effet tout fuit d’un point qu’on ne voit pas, tout s’écoule, tout travaille à périr, à ne pas être. Donc Dieu est. C’est ainsi que l’instabilité du Monde prouve Dieu. Elle est inexplicable sans Lui. Le sens des choses ne se comprend que par Lui. Mais ce sens ne peut être représenté par la ligne droite ; le mouvement ne va pas indéfiniment dans la même direction :
« Tout mouvement est limité par une fin, qui est la production, la naissance d’un être, quelque chose qui soit capable de finir 108. »Ainsi s’organise, comme nous l’avons vu, la combinaison des formes, dont la totalité constitue la Nature. La Nature est ce qui
« est occupé à naître109 », c’est-à-dire à être ce qui n’est pas, à ne pas être ce qui est, à ne pas être Dieu. Chacun de ces efforts individuels, de ces mouvements particuliers, qui sont l’essence des choses, tend vers une fin, qui est son complément, ce qui lui manque pour être total. Et l’ensemble a aussi sa fin, qui est l’Unité. L’univers (
« version à l’unité110 ») a pour fin l’Un, c’est-à-dire Dieu, en qui il doit finalement se résoudre. De même qu’il sort de Dieu, il y retourne ; il a en lui son principe et en lui sa consommation ; son origine et sa fin sont Dieu. Dieu l’a créé pour qu’il
« représente au-devant de ce qui est ce qui n’est pas111 ». Il ne faut donc pas qu’il oublie sa « précarité » et pense pouvoir se suffire. Il n’existe pas pour lui-même, mais seulement pour ne plus exister, pour
« se décomposer dans l’accord explicatif et total », pour
« consommer la parole d’adoration à l’oreille de Sigè l’Abîme112 ». Seul l’esprit de l’homme ne passe point, il est la seule chose qui, hors de Dieu, subsiste. C’est qu’il a été créé pour une mission spéciale. Tandis que l’animal est
« construit comme un joujou pour tel saut déterminé113 »,
« l’homme connaît le permanent, c’est-à-dire qu’en toutes choses il reconnaît le fait de la variation par rapport à un point fixe, comme en chinois l’idée d’éternité est exprimée par le caractère “eau” avec un point au-dessus114 ». Il saisit le rapport constant entre la fuite du monde et l’immobilité de Dieu. Il réduit les choses à l’éternité en les comprenant et en les nommant. Il les arrache au temps, il crée dans son esprit leur image indestructible et il les fixe dans un mot
« inexterminable115 ». — Comme nous le savons, le rôle de l’homme est de se faire l’image commune des éléments innombrables de l’univers, de les comprendre. Nous voyons maintenant que c’est pour les offrir sous cette forme impérissable à Dieu. L’homme est chargé de représenter sans cesse au Créateur la Création :
« Tout passe, et, rien n’étant présent, tout doit être représenté 116. »À l’homme un esprit a été donné, simple, incorruptible pour connaître toutes choses, pour les ordonner autour de lui comme autour de leur principe, pour leur prêter un sens en leur fournissant un point de convergence, et pour les dédier ensuite, ainsi éternisées, au Principe véritable qui les a produites :
« L’homme est un principe exclu, une origine forclose. Par rapport au monde, il est chargé du rôle d’origine, de “faire” le principe selon quoi tout vient s’ordonner… Par rapport à Dieu, il est le délégué aux relations extérieures, le représentant et le fondé de pouvoirs117. »Dieu a établi l’homme sur la terre pour l’administrer comme un intendant qui doit compte au maître de sa gestion ; il lui a livré le monde
… pour qu’il lui en fasse la préparation, l’offrande, le sacrifice et la dédicace118.Telle est la place de l’homme, tel est son
« séjour intransgressible119 ». L’homme occupe
« le très-saint Milieu120 »; il est à l’intersection du Ciel et de la Terre, il est le centre de la Croix. Le bâton de l’Empereur a poussé deux branches latérales, et c’est le signe que présente au peuple l’Explorateur de l’Enfer. Comme l’Arbre, l’homme est soumis à une double attraction : celle du sol où l’attachent ses racines, celle du soleil qui fait épanouir ses feuilles et l’attire vers en haut. Autrement dit, l’homme subit l’exigence du monde où il vit, qui réclame de lui la conscience, et l’exigence de Dieu, à qui il doit consacrer cette image du monde qu’il élabore. À ces deux questions simultanées et contraires il doit répondre par son travail d’abord, ensuite par son repos. Par son travail il arrache à la terre tout ce qu’elle renferme de précieux, il réunit ses tendances obscures et en fait une pure idée. Par son repos il offre à Dieu ce joyau, cette quintessence. Il faut donc qu’après les six jours de labeur, il dédie le septième au repos :
… Comme un serviteur qui, ayant paré sa maison y introduit son maître, Qu’il élève les mains vers le Ciel121. Et qu’il se tienne debout sur la terre, comme un prêtre auprès de la table des offrandes122.Telle est la prescription par laquelle l’ordre est établi dans le Monde.
« Nous vivons… dans un état de désordre. Il y a eu une viciation de l’Ordre primitif, du commandement qui a enjoint aux choses d’apparaître ; un gauchissement de certains rouages qui cause du frottement dans tout l’appareil123. »C’est pourquoi nous prend à contempler le monde cette angoisse qui étreint Cébès. Nous nous interrogeons dans la terreur, nous cherchons, sans le trouver, le sens de ce que nous voyons. C’est l’effroi du jeune homme :
… qui contemple sans comprendre l’ouverture du jour, Empli de chuchotements comme un arbre mort124.Sa signification a été retirée à l’univers. Un chaos est présenté à notre anxiété.
« Ce désordre par définition ne peut être l’œuvre du Créateur, puisque toute chose est bonne de ce seul fait qu’elle soit son œuvre. Il ne peut donc être l’œuvre que de la créature libre, libre de se prendre elle-même pour fin, au lieu de Dieu qui n’a pas de fin. Différence, préférence. Cette préférence vicieuse est le péché ditoriginel, qui a pour cause cette différence originelle d’avec Dieu en qui l’être se complaît, se plaît en tant que tel125 ». Le péché originel est proprement le refus de l’aveu, le refus de reconnaître Dieu pour fin. Créé par Dieu à son image, l’homme s’est saisi de l’être qui lui était remis, et il a fait de lui-même sa fin ; il a renié le Seigneur du Ciel ; il a dénié l’hommage ; il a détourné son regard de la présence divine ; il a dit non à la lumière. L’humanité s’est soustraite à Dieu. C’est pourquoi s’émeut encore en nous cet
« esprit de blasphème126 », cette scélératesse profonde, ce
« cri bas »dont l’Empereur, au contact du Démon, se sent brusquement torturé : relique du méfait primitif, survivance de la révolte originelle. En effet nous portons la faute du premier homme. L’homme,
« séduit par le serpent, se complut dans sa fin comme si elle lui était propre et non point celle de la volonté de Dieu, dont il était l’instrument. Et c’est pourquoi une fin lui fut en effet donnée et la mort de ce corps qui lui servait à l’atteindre127 ».
« La conséquence du péché originel, par qui l’être fini se choisit pour fin est la Fin, ou mort, ou séparation128. »C’est une fin qui est imposée à Tête d’Or et à la Ville et au peuple du Milieu, car tous, victimes du péché originel, méconnaissent la vraie fin : Dieu. Tête d’Or représente le plus grand effort de l’homme pour suppléer Dieu, et son échec. Par une tension désespérée de tout son être, par une frénésie d’héroïsme il s’arrache à son inertie, il soulève son pays ; il entraîne derrière lui les peuples, comme un fleuve déborde ses berges, il gravit la plus haute cime du globe. Mais il retombe, arrêté par son propre poids, rappelé par les liens qui l’attachent à la terre et qu’il a consolidés de son adhésion. En effet c’est un esprit terrestre qui souffle en lui, qui le transporte et qui, l’abandonnant soudain, le laisse s’effondrer. Le sentiment de sa vie, de cette merveille qu’il y a à vivre, l’exalte et l’égare. Ce lui est un enchantement, un enivrement perpétuel de sentir :
… cette vie à moi, cette chose Non mariée, non née, La fonction qui est au-dedans de moi-même129Et le délice d’éprouver sans cesse cette force en lui empêche Tête d’Or d’en chercher la fin ; il méconnaît son origine, il méconnaît Dieu. Non qu’il n’en ait aucune conscience : une inquiétude veille en lui, qui pourrait le sauver ; au moment de s’élever sur les hommes, il sent soudain son insuffisance, il se précipite, sanglotant, sur la Terre, ne désirant, n’appelant plus que la nuit sur sa solitude. Plusieurs fois il s’arrête dans son exaltation, doutant de sa force, comprenant que quelqu’un lui manque :
Et qui ai-je, moi ? et qui ai-je, moi130 ?Mais chaque fois et jusqu’au dernier moment :
De nouveau Comme une flamme roule Dans sa poitrine le grand désir131.Désir
« vorace, obstiné, insatiable132 », délire brusque et obscur comme celui du vin, transport brutal qui l’étouffe, colère, passion. Il s’affole et blasphème, il affirme que l’homme sorti de la terre, doit revenir à la terre. Il ne comprend pas le sens de la mort de Cébès. — Cébès meurt de son inquiétude, mais dans cette inquiétude il trouve la certitude et la paix ; il a si fort et si longtemps tiré sur ses chaînes terrestres qu’il obtient enfin le détachement suprême, l’attraction délicieuse, le ravissement en Dieu. — Tête d’Or assiste, désolé et révolté, à sa béatitude et ne devine rien. N’a-t-il pas déjà, sans souci de ses aspirations confuses, enseveli la femme qui le suivait
« la face contre le fond133 »de la fosse, dans l’attitude de ressaisir la glèbe maternelle ? À ce sacrilège il joint celui d’usurper la place de Dieu ; il prétend se faire la seule fin du peuple ; il lui demande exactement ce qu’exige Dieu, de se consumer pour lui, et sa volonté de puissance est telle, qu’il réalise un instant l’accord profond qu’organise entre les hommes la vision de Dieu. Son armée n’est plus qu’un immense amour, qu’un regard vers lui. Mais la force qui l’anime est vaine ; elle ne peut pas le porter longtemps. Voici le sommet du Caucase, le seuil du monde, le lieu marqué pour que l’effort de l’homme s’y défasse, voici le lieu de l’échec humain :
Ô Roi ! ô Roi ! Tu t’élevais vers la fixité comme l’Ange qui porte le sceau de la vie134 !Et voici que dans ton triomphe soudain tu t’anéantis ; la terre qui te soulevait, s’effondre, le souffle cesse, qui te poussait ; quelqu’un est là, avec qui tu ne comptais point ! Ta longue agonie, ta révolte, les derniers battements de ton désir,
« ô Roi des Hommes135 », nous y assistons dans l’angoisse et la consternation. Mais ta mort ne nous est pas inutile. Ce sang, que tu disperses en te débattant comme un lion, nous instruit et nous sauve. Nous savons maintenant ce qui manquait. Dieu manquait, dont nous avions détourné les yeux, que nous avions refusé pour maître et sans qui rien ne se peut accomplir :
… Et notre effort arrivé à une limite vaine Se défait lui-même comme un pli136.De même la Ville périt pour avoir oublié Dieu. Elle s’est livrée à Isidore de Besme, l’ingénieur, dont le génie a captivé les forces élémentaires et qui lui a imposé sa domination bienfaisante : Par moi, pour moi, la ville des hommes s’étend autour de moi
Afin que je connaisse la joie et qu’ils reçoivent de moi l’assistance137.Mais la fausseté, l’injustice de cette organisation se décèlent par la misère générale qu’elle entraîne. Comme Besme a usurpé la place de Dieu, comme il s’est fait la fin de la Ville, les hommes n’ont pas voulu offrir gratuitement leur travail à un homme comme eux ; ils ont exigé un salaire : ainsi s’est institué le régime de l’échange. Tout a eu son prix ; les choses ont été évaluées par l’or ; on s’est mis à les échanger, à violer de cette nouvelle façon l’ordre incommutable du monde. De plus, le salaire promis au travail, en supprimant la joie et la liberté, a dissous tous les liens entre les hommes :
… Tout effort qui a le désir pour mobile suppose la satisfaction pour terme : Toute satisfaction est individuelle, tout terme est immobile138.La Ville est en proie à la décomposition ; et le régime qui la tue, ne peut même pas donner à son maître un soupçon de bonheur. Comme il a dérobé à Dieu sa place, comme il a prétendu le supprimer de la vie sociale, Besme ne trouve devant lui que le néant. Car
« qui nie l’être, il nie tout être. Qui retire le Verbe de la phrase, elle perd son sens ». Besme est obligé d’avouer :
L’ennui de la mort est pareil à la solitude que j’envisage139et il ajoute cette terrible menace :
L’homme ne sortira point du sépulcre qu’il s’est construit140.Il faudra la violence inconsciente et destructrice d’Avare, les divinations de Lâla et la révélation apportée par Cœuvre pour arracher l’homme à son abjection et fonder la Ville nouvelle
… dans la clarté de l’évidence141.Cette misère de l’humanité, qui semble irrémédiable à la plupart, c’est toujours à la faute originelle qu’elle est due. Elle a toujours pour cause le crime d’un homme qui usurpe la place de Dieu. Par elle nous expions le crime du désaveu. Mais un châtiment plus profond encore nous attend après la mort :
N’ayant plus que nous-mêmes pour fin142,nous avons cédé à l’attraction de la matière ; c’est en elle que nous avons cherché notre joie, en elle que nous avons placé notre récompense, c’est dans sa compagnie que nous avons voulu nous complaire. Elle a déçu toutes nos attentes, elle nous a comblés de déconvenues. Il n’importe ; notre peine est inévitable. La Terre nous réclame par l’intermédiaire des morts pour nous ensevelir. Une fois morts, nous suivons la direction de nos pensées, et si nos pensées se sont toujours inclinées vers la terre, nous pénétrons en elle, nous nous y glissons, afin de la posséder dans son intimité et dans sa profondeur ; l’assentiment que nous avons donné, vivants, à son invitation, subsiste après notre mort. Et plus délibérée a été notre adhésion à la pesanteur, plus étroite est notre adhérence à l’épaisseur du sol. Certains entre les hommes ont fait plus que tourner leur préoccupation vers la matière ; ils l’ont prise pour maîtresse et proclamée telle ; ils ont avoué ouvertement leur monstrueux amour ; ils ont écarté toute inquiétude par quoi l’homme peut retrouver Dieu ; ils ont enseigné la placidité dans le blasphème. Ce sont les sectateurs de
« l’Antiscience143 »et, — comme leur crime, étant le plus conscient, est le plus odieux, — repliés sur eux-mêmes au plus profond de l’Enfer, dont ils constituent l’ossature, ils sont en proie au feu justicier,
« pur, exact, indéfectible144 ». Cet horrible châtiment : la mort et l’enfer, ne suffit pas à expier le péché originel. En effet
Quelque chose de Dieu a été volé145…L’homme a soustrait à Dieu son image ; il a commis un larcin qu’il ne peut réparer. Car
« ce qu’il a dérobé innocent, il ne peut le rendre pécheur146 ».
… Où est le mérite de l’offrande ? où est l’autorité du donateur ?147 « Dieu seul peut rendre Dieu (ou l’œuvre de Dieu) à Dieu, par une espèce de recréation, de régénération148. » La miséricorde recrée tout149.De même qu’en lui refusant l’hommage, nous avons volé à Dieu
… son œuvre, et son bien très précieux, notre volonté150.de même Dieu nous
« dérobe notre crime »et
« opère la restitution ».
Cœuvre. — L’homme s’étant soustrait à Dieu, doit être restitué. — Ivors. — Que veux-tu dire ? — Cœuvre. — Je veux dire substitué 151.Pour suppléer à notre indignité, dont l’offrande ne pourrait compenser notre ancienne grandeur, Dieu lui-même se substitue à l’homme pour se le restituer. C’est le mystère de la Rédemption : Dieu se fait homme et se sacrifie pour nous, constituant ainsi une réparation digne de l’offense, une compensation exacte du rapt originel. Ce sacrifice sublime l’Empereur l’aperçoit dans l’avenir et le promet à son peuple comme récompense de l’observation du repos :
La gloire de la Vision viendra de la Montagne et de l’Ouest, Le mystère de la restitution vous sera enseigné, le sacrifice suffisant sera constitué parmi vous152.Et l’Empereur nouveau, célébrant l’attente, implore son bienfait :
Entends ma prière ! descends, ô Ciel, comme au printemps les eaux surabondantes immensément Arrivent sur les rizières préparées153.Et Cœuvre montre à Ivors cette image
… imprimée sur le linge de la Véronique. L’expression en est si austère qu’elle effraie, et si sainte Que le vieux péché en nous organisé Frémit jusque dans sa racine originelle154.Enfin voici le cri délirant du chrétien, qui se sent sauvé, en qui Dieu efface en les assumant, l’humiliation, la honte, la mort :
Pourquoi cries-tu ? tel qu’un cygne sur les eaux résonnantes ! Je me suis réveillé en triomphe, Parce que me souvenant d’hier, je me suis vu tel que de la neige ! Je suis pur ! je suis pur ! Je m’enorgueillirai de mon crime ; mon Dieu ! j’agite ces mains meurtrières ! J’ai frappé, et l’ablution a jailli. J’ai craché, Et mon insulte est sur toi comme une gorgée de pierreries ! C’est moi ! Je vois Chaque blessure que j’ai faite ; elle luit Plus qu’une lampe, ou qu’une flaque d’eau sous Midi ne rejette une poignée de dards ! Il remporte ma mort ! Parce qu’il décrit ma servitude dans ses mains155 !Qui refusera le bienfait de la Rédemption ? Qui osera repousser le présent divin qui nous est fait ? Qui préférera sa mort à la joie de vivre en Christ ?
« Par notre union au Christ, son chef, dans l’unité visible de l’Église, le corps des fidèles est restitué à Dieu156. »
« Nous voici de nouveau jetés entre les bras du Père, dans le sein de « Celui qui est toute vie157. »Retour ineffable ; tout nous est pardonné ; le geste qui nous accueille a oublié toutes nos iniquités. Et maintenant
« le Christ est avec nous158 »; par notre adhésion à l’Église nous faisons corps avec le Christ, nous
« communiquons au Christ159 ». — Parce que nous n’avons pas repoussé sa grâce, parce que nous avons entendu son appel, parce que nous avons senti qu’il ne cessait pas de nous solliciter
Tel que la flamme qui, volant sur le bois sec, le flaire en frémissant160,nous voilà réintégrés dans la communion et régénérés. La joie nous est donnée de posséder Dieu, de goûter à sa substance, de l’éprouver vivant en nous-mêmes. D’un geste de folie admirable Violaine brise ses attaches terrestres ; elle devine que, pour trouver Dieu, il faut se dépouiller de tout et se donner une soif digne de lui. Chassée de chez elle, aveuglée par sa sœur,
Toute sanglotante et chevelue, pauvre brebis de femme attrapée aux ronces par sa laine161,elle erre plongée dans sa cécité. Peu à peu ses yeux découvrent une lumière plus profonde, elle se sent envahir d’une connaissance nouvelle, qui est comme une effusion secrète. Elle
« a crié »
… vers Dieu comme s’il était bien loin162.et ce qu’elle reçoit c’est :
Plus qu’une réponse, le tirement de toute ma substance, Comme le secret enfermé au cœur des planètes, le rapport propre De mon être à un être plus grand163.Elle découvre qu’il y a en elle quelqu’un qui n’est pas elle, elle se sent :
… comme lourde et enivrée de sa présence164,elle éprouve en son cœur une éclosion silencieuse, délicieuse et terrible. C’est que la présence de Dieu, quand plus rien en nous ne l’offusque, devient active et efficace. Dieu surprend ce que nous avons de plus secret :
Voici que tout éperdus, dans une révolte comme celle de la conception, Nous sentons que nous ne pouvons plus défendre ceci en nous Qui est comme le noyau germinal, le grain intime, la semence de notre propre nom165.Et cette essence cachée, Dieu la développe, la déploie, l’épanouit en fruits. Sous son aspiration l’arbre humain :
… invente dans son cœur ses fruits dans l’expansion de ses branches166.Dans une joie merveilleuse il grandit sur la terre, qu’il bénit de son ombre, il élargit son branchage bienfaisant, il ouvre ses fleurs vers le Ciel. Et quand la mort descend sur lui avec la fin du jour,
Au lieu de fleurs, il n’y a plus que des fruits et la terre en, est jonchée167.Sous le rayon ineffable de Dieu, les âmes, comme celle de Violaine dépouillées, mûrissent et fructifient et c’est dans un perpétuel transport qu’elles vivent et meurent. Car :
« la joie éternelle n’est pas loin de nous ». Ce n’est pas un rêve ou un appétit morbide, c’est un besoin organique et légitime de notre nature, le plus essentiel :
« Le Royaume des Cieux est en nous168 ». Comme il est présent en nos cœurs, Dieu doit être présent au cœur de nos cités. Seules vivent et prospèrent les sociétés qui le possèdent ; car seules sa vision, son ostension peuvent organiser l’union entre les hommes :
Chaque homme, pour vivre toute son âme, appelle de multiples accords169….Ce n’est pas seulement la compagnie de la femme qui lui est nécessaire ; il ne trouve pas en elle seule satisfaction ; son besoin est plus vaste, son indigence plus exigeante. Il faut
Qu’à chaque homme soient donnés tous les hommes170,que des correspondances relient chacun à toute l’humanité :
Je pense qu’il n’est point d’être si vil et si infime Qu’il ne soit nécessaire à notre unanimité171.La Ville sera donc constituée en vérité et en solidité si elle ménage entre tous les hommes
« une harmonie invincible172 », si elle fonde entre les besoins de chacun et sa fonction un équilibre sûr, si elle remplace
« l’échange »par
« la communion173 ». Dans cette communion ce n’est plus un salaire qu’en retour de son travail attendra l’ouvrier, mais la satisfaction par les autres de ses besoins, la réponse de ses frères à ses désirs, le complément librement concédé de son indigence. Mais, pour obtenir ce merveilleux accord, il n’est pas besoin d’une ré-forme, d’une modification de la forme sociale. La société n’est pas un engin à imaginer, une organisation à combiner : elle est un fait, elle existe. Elle est complète
« avec tous ses organes174 »; tous ses membres, même ceux qui contemplent et qui sont
« ouverts sur l’esprit », ont leur rôle fixé et constituent un corps unique. Il ne faut que donner à ce corps une tête, que proposer à sa fonction la fin véritable : Dieu. Il suffit de rendre Dieu présent, de l’offrir sans cesse à tous les regards pour qu’ils trouvent en lui leur convergence. Car
… La vérité incompréhensible Est comme le soleil dans la vision de qui toute chose Dans l’ivresse de la joie et dans l’exultation du témoignage Invente sa forme et sa vie175.Afin de fixer cette présence et de retenir Dieu parmi eux, les hommes construisent l’église. Au début ce n’est que le carrefour vêtu d’un toit ; le lieu où les hommes se rencontrent et s’assemblent, s’abrite d’une couverture ; l’église n’est que la basilique, asile du commerce et de la transaction. Mais Dieu vient substituer à l’échange la communion ; il s’établit dans l’église ; sa présence en gonfle et distend les parois ; le plafond se mue en voûte, un effort soulève la pierre. La croix est
« plantée dans le fond de l’édifice, selon ce geste des deux bras écartés qui montre, qui déploie, qui appelle et qui arrête ; qui arrête, ne permettant pas d’aller plus loin176 ». La foule reflue, s’élargit ; à son admission s’oppose et se propose la présence divine. L’église s’élance d’un second et vertigineux élan, déchirant l’épaisseur de ses murs, éployant ses ogives comme des ailes, produisant vers le ciel la prière de ses flèches. Elle devient l’âme de la ville, le centre et le noyau de la communauté et son geste vers Dieu. En elle se viennent confondre toutes les aspirations en une aspiration unique, en un seul amour, en une seule oraison :
« Ainsi l’on ne voit jamais dans nos vieilles villes la Cathédrale se dégager nettement des maisons où elle est comme prise… L’église levait de la ville et la ville naissait de l’église, étroitement adhérente aux flancs et comme sous les bras de l’Ève de pierre177. »Elle était le signe de la communion en Dieu et de l’unité vivante de la cité. Mais avec les siècles le doute est venu. Pour que nous n’oubliions pas Dieu, il faut que sa présence nous soit rendue par l’église plus évidente encore ; il faut qu’à chaque instant du jour notre regard puisse le rencontrer :
Pour nous, moins forts que nos pères, nous avons besoin d’une assistance plus continue, Et nous disons au Seigneur de rester avec nous, Parce que le soir approche178.C’est pourquoi Pierre de Craon a bâti son église qui est triple ; à l’Église du Matin il a soudé l’Église du Soir et l’Église de la Nuit. En chacune de partout on aperçoit
« le flamboyant Autel179 »,
« le Buisson ardent180 »,
« le Centre sacré dans les flammes181 »et, comme chacune s’appareille et s’accommode à un état de notre âme, ainsi toutes convergent vers la vision unique, vers l’ineffable incendie. À l’extérieur l’édifice s’exhausse confusément vers le ciel et, simulant le soulèvement de la ville tout entière vers Dieu,
Culmine en un faîte essentiel182.Tel est le piège ménagé par les hommes pour établir, consolider et retenir parmi eux Celui dont ils ne peuvent sans périr détourner les yeux. Que sont cependant les bienfaits de la présence divine ici-bas au prix de la possession qui nous est réservée après la mort ! Alors nous verrons Dieu face à face. Une fois le corps dépouillé et disparu ce mur qu’est la chair entre nous et Lui, nous
« voici nus dans le Regard sévère183 ». Si sur terre nous avons vécu avec Lui en vivant dans l’église, Dieu va nous être livré pour que nous nous en emparions, pour qu’il soit notre bien et notre inépuisable délice. Cependant notre possession ne sera pas une confusion, un évanouissement en Lui. L’âme reste distincte : car, si elle ne diffère point de Dieu par sa substance, si elle est son image adéquate, si elle est simple comme il est simple, elle a du moins une fin spéciale, elle a été créée dans une intention particulière, elle est appelée à rendre un témoignage qu’elle seule peut rendre. C’est ce secret de son individualité qu’elle apprend par la révélation de
« ce “nom nouveau” dont parlent les Saints Livres184 ». Elle possède, quand elle le sait,
« le rythme essentiel de ce mouvement185 »qui la constitue et par là même elle connaît le mode particulier de son union à Dieu. Elle transforme selon l’idée qui lui est spéciale, la substance qu’elle puise en Lui. Elle aspire Dieu et elle expire une image marquée de son propre sceau. C’est la véritable action de grâces, semblable à la fonction respiratoire :
« Ô continuation de notre cœur ! ô parole incommunicable ! ô acte dans le Ciel futur !… Quelle prise, d’un empire ou d’un corps de femme entre des bras impitoyables, comparable à ce saisissement de Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le sable, et quelle mort (la mort, notre très précieux patrimoine), nous permet enfin un aussi parfait holocauste, une aussi généreuse restitution, un don si filial et si tendre186 »? Ainsi qu’elle nous permet d’appréhender Dieu, la destruction du corps nous met en communion avec toutes les autres âmes. Car
« il y a une étendue spirituelle où les “distances” sont réglées non plus par l’éloignement tactile, mais par les relations harmoniques187 ». Même, l’âme séparée continue à connaître les âmes non-séparées et les choses matérielles. Elle n’est pas immobile ; elle est toujours un rythme, le battement d’un cœur, elle ne cesse pas de naître ni par suite de connaître :
« Elle fait partie d’un ensemble et d’un équilibre dont elle ressent en elle-même toutes les variations188. »L’âme en Dieu embrasse toute la Création, et elle ne s’en détache pas, elle ne s’interrompt pas d’agir sur elle ; elle poursuit dans l’éternité l’accomplissement du rôle qui lui a été confié sur terre ; mais sa vie, débarrassée des entraves charnelles, au lieu d’être heurtée et incohérente devient
« un vers (vers, direction) de la justesse la plus exquise189 ».
« Notre occupation pour l’éternité sera l’accomplissement de notre part dans la perpétration de l’Office, le maintien de notre équilibre toujours nouveau dans un immense tact amoureux de tous nos frères, l’élévation de notre voix dans l’inénarrable gémissement de l’Amour190 ! »
« Il est plus dur que l’enfer. »Qu’on ne pense pas pouvoir lui consacrer une froide admiration ! Ce n’est pas l’assentiment de notre goût qu’il désire ; mais il exige notre âme, afin de l’offrir à Dieu ; il veut forcer notre consentement intime ; il veut nous arracher, malgré nous, à l’abjection du doute et du dilettantisme. Comme réponse à nos résistances, il assène sans cesse sa formidable vérité. Il est un missionnaire et un apôtre. Ceux qui voudront lui échapper sauront le prix qu’il en coûte. Sa façon de rendre compte du monde est si serrée, son explication s’offre à nous avec une telle force (car quelle doctrine philosophique s’imposerait comme elle à tout notre être et saurait comme elle le pénétrer ?), elle est si despotiquement convaincante, que la repousser c’est embrasser le néant. Refuser le christianisme de Claudel, c’est se condamner à n’avoir plus de recours qu’en le néant. À l’ineffable révélation ne s’oppose de valable que le
« Rien n’est »de Besme. C’est ce cri seul que Claudel n’a pu réduire ; ce cri seul du désespoir sans fond est le bien et la possession de qui a pu s’arracher à Claudel. Mais ceux en qui sa persuasion s’est insinuée, ont un plus doux privilège. Ils peuvent maintenant, dans le transport de la foi, prier cette prière : Ô mon Dieu, je suis devant vous passionné, hagard, misérable, avec ma force et avec ma faiblesse, avec mon courage et avec ma lâcheté, avec mon ambition et avec mon abjection. Je suis devant vous avec ma pourriture. Chaque jour je mène à bout ma besogne, chaque jour je m’acquitte minutieusement de ma fonction terrestre. Ce n’est aucune satisfaction que je cherche : nulle part je n’asseois ma jouissance. Mais je me suis rendu sensible à l’appel secret que vous m’adressez au-delà du bonheur : une faible question a filtré jusqu’à moi. Je comprends comment il faut y répondre. Lourdement, péniblement, je soulève vers vous le poids que je suis : hors de mes ténèbres, hors de la matière qui m’enserre et dont je suis fait, je tends vers votre présence mes deux bras à tâtons. — Déjà je sens votre feu m’emprendre, déjà vous saisissez ce que j’ai en moi d’unique et d’essentiel, de plus profond, de plus caché, mon noyau intérieur. Je me révolte et je ne me défends plus ; dans un sursaut, dans un abandon délicieux, je vous livre mon cœur ; je suis comme la bien-aimée qui abandonne ses mains ; vous êtes en moi, je suis en vous : communion indémêlée, fusion de l’être en l’Être. À votre attraction rien de moi n’est plus soustrait. Vous faites jaillir de moi mes actes comme de l’arbre les fruits. Je grandis, je mûris, j’adore. Sous votre rayon ma vie se développe et s’épanouit. Et voici que ce bonheur, à quoi j’avais renoncé, je le sens qui soudain sourd, monte et m’envahit, non plus fragmentaire et fugitif et comme un sourire dans les larmes, mais fort, continu, inépuisable comme une source vive :
Certes j’ai toujours pensé que c’était une bonne chose que la joie. Mais maintenant j’ai tout ! Je possède tout sous mes mains ! et je suis comme quelqu’un qui, voyant un arbre chargé de fruits, Étant monté sur l’échelle, il sent plier sous son corps le profond branchage. Il faut que je parle sous l’arbre, comme la flûte qui n’est ni basse, ni aiguë ! Comme l’eau Me soulève ! L’action de grâces descelle la pierre de mon cœur ! Que je vive ainsi ! que je grandisse ainsi, mélangé à mon Dieu, comme la vigne et l’olivier191 !
1906-1907.
par quelles routes longues et pénibles192,par combien de souffrances il avait fallu l’atteindre ! Elle n’apparaissait dans les drames que par moments. Elle surgissait avec la violence d’un cri qui, de temps en temps, délivre le cœur oppressé. Comme si les personnages entrevoyaient soudain à travers leurs maux présents le lourd déploiement de l’au-delà, ils levaient
… les mains dans la transe et le transport de l’espérance sauvage et sourde193 !Maintenant toute plainte s’est tue. De même que chaque poème monte peu à peu vers l’éclat de la joie, de même, à travers l’œuvre entier de Claudel, la joie, comme une parole de plus en plus distincte et solitaire, s’est élevée. Et voici que dans les œuvres lyriques, elle chante pure, debout ainsi qu’un grand ange blanc :
Tout s’est tu, mais l’esprit qui contient toute chose ne se contient pas en moi. L’esprit qui tient toute chose ensemble a la science de la voix, Son cri intarissable en moi comme une eau qui fuse et qui déferle ! Il n’est à ce discours parole ou son, pause ou sens, Rien qu’un cri, la modulation de la Joie, la Joie même qui s’élève et qui descend, Ô Dieu, j’entends mon âme folle en moi qui pleure et qui chante194.Les poèmes lyriques de Claudel ne forment qu’une immense action de grâces. Pourtant, parce que leurs voix, jointes en un chant unique, laissent distinguer dans le concert leur qualité respective, il nous faudra séparer les Odes et les Hymnes. Mais les réflexions différentes qu’elles nous inspireront, ne cesseront pas d’être générales et, pour mieux convenir aux unes, ne perdront pas, appliquées aux autres, toute propriété.
*
* *
Dans les Odes la phrase ne se déroule pas
régulière,
uniforme. En son début, la fin n’est pas impliquée. Au lieu de se développer suivant une
courbe calculée, elle se compose du tumulte même des images. Sa richesse fait son
désordre. Tant de spectacles et d’idées se pressent dans l’esprit du poète qu’ils
n’attendent pas de laisser la période se former exactement. Une impatience les pousse et
les force à se produire tous ensemble avant de s’être rendus compatibles. Ils se font
accepter avec toute leur tressaillante différence. La phrase se précipite comme un
courant gorgé, comme une rivière qui charrie195.
Chaque image se présente avec la forme de proposition qu’elle appelait ; elle refuse de
se soumettre à la construction générale. Il faut qu’elle trouve place, entière et
vivante.
* *
Voici soudain, quand le poète nouveau comblé de l’explosion intelligible, La clameur noire de toute la vie nouée par le nombril dans la commotion de la base, S’ouvre, l’accès Faisant sauter la clôture, le souffle de lui-même Violentant les mâchoires coupantes, Le frémissant Novénaire avec un cri196 !Souvent, alors qu’une pensée déjà commence à s’exprimer, une image si forte apparaît qu’elle interrompt la phrase, s’épand au centre et parfois laisse inachevé le développement qu’elle a suspendu. Aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leurs contacts. Elles surgissent selon la force sensuelle des visions qu’elles traduisent. Chacune s’ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise. Aussi a-t-on le sentiment que les images sont planes et horizontales, qu’elles ne se disposent jamais suivant une déclivité et qu’elles s’élèvent les unes au-dessus des autres, comme les marches étales d’un escalier rustique197. Le poème dans son ensemble se développe sur le modèle d’une phrase. La composition imite la syntaxe :
Ô mon âme impatiente, pareille à l’aigle sans art ! comment ferions-nous pour ajuster aucun vers ? à l’aigle qui ne sait pas faire son nid même ? Que mon vers ne soit rien d’esclave ! mais tel que l’aigle marin qui s’est jeté sur un grand poisson, Et l’on ne voit rien qu’un éclatant tourbillon d’ailes et l’éclaboussement de l’écume ! Mais vous ne m’abandonnerez point, ô Muses modératrices198.Le poète ne
« concerte aucun plan199 ». Il compose par tableaux qui naissent les uns des autres :
Et comme quand en automne on marche dans des flaques de petits oiseaux, Les ombres et les images par tourbillons s’élèvent sous ton pas suscitateur200 !Nous avançons dans le poème en passant d’un spectacle à un autre. Que le nom de la Vierge Marie soit prononcé : aussitôt voici la Visitation201. Ou, s’il est parlé d’Homère, le poète ne peut s’empêcher d’apercevoir l’Odyssée comme un large drame splendide encore ouvert au fond des temps202. Et l’Énéide, et la Divine Comédie passent ainsi que de hauts vaisseaux entrevus… Le poème est conduit par l’imagination. C’est elle qui marche, dans l’égarement et le transport, partagée entre toutes les splendeurs qu’elle découvre203. Et ce sont ses sursauts qui font l’enchaînement de l’Ode. Aussi ne faut-il pas chercher d’abord la direction intellectuelle du poème, mais trouver le point précis d’où l’on puisse contempler sans déplacement toutes les visions offertes. Il y a une certaine attitude de l’imagination qui rend liés tous les spectacles comme ils le furent dans l’esprit du poète. Il n’est besoin que d’un peu d’abandon pour s’y sentir soudain placé :
Ô grammairien dans mes vers ! Ne cherche point le chemin, cherche le centre ! mesure, comprends l’espace compris entre ces feux solitaires ! Que je ne sache point ce que je dis ! que je sois une note en travail ! que je sois anéanti dans mon mouvement ! (rien que la petite pression de la main pour gouverner.) Que je maintienne mon poids comme une lourde étoile à travers l’hymne fourmillante204 !Cependant, nous apercevons que ce grand courant d’images ne se laisse pas conduire au seul hasard. Pas de fil logique. Mais une intention toujours présente évite les divergences inutiles, ramène sans cesse cet élan multiple avant qu’il ne s’éparpille. Il y a
« la petite pression de la main pour gouverner ». Il y a l’intervention des
« Muses modératrices ». Une pensée secrète, la même jusqu’au bout, pèse au cœur du poème. Elle l’entraîne par sa simple présence sans se dévoiler jamais complètement. Elle reste close et sourde. Mais elle persiste. Et si je ne peux pas, à la dernière ligne, l’exprimer, du moins l’ai-je comprise, prise avec moi. De temps en temps seulement, comme sous une mer agitée et confuse on entrevoit le roc, l’idée sous la fluctuation des images se découvre. Elle est là, je vais la saisir. Mais déjà une nouvelle vague de visions s’élève et la submerge. Lire une Ode de Claudel, c’est être porté par un navire certain au milieu d’une large tempête sensuelle. Cette ondulation puissante, ces giclements… ils traduisent tout ce qu’il y a dans la joie d’ampleur et de générosité.
*
* *
Mais dans les Hymnes, de la joie s’exprime surtout la jalousie. La
joie est une passion exclusive. À mesure qu’elle monte, elle rend celui qu’elle possède
de plus en plus solitaire. Le chrétien se voit seul en présence de Dieu :
* *
Et il regarde face-à-face avec tranquillité, dans la force et dans la plénitude de son cœur205. Vous êtes ici avec moi, et je m’en vais faire à loisir pour vous seul un beau cantique, comme un pasteur sur le Carmel qui regarde un petit nuage206.La joie distingue comme le feu. Elle tient séparé. Dans l’Hymne du Saint-Sacrement, chaque strophe se termine par un vers plus court que les autres, qui semble vouloir la fermer avec avarice. Qu’aucun impie ne s’introduise dans le désert de lumière où se sent ravi le chrétien :
Jugez-moi et discernez ma cause de la race d’Édom et d’Amalech207. Jamais plus Vous ne direz pareil celui qui Vous aime à ceux qui ne Vous ont aimé pas208 !Si fervent est le transport du poète, si pleine de certitude sa fidélité, que son espérance même est comme un défi :
Et je rirai à mon dernier jour209 !De cette âpreté et de cette solitude de la joie, on trouve l’expression dans la forme même des Hymnes. La régularité rythmique des vers, leurs rimes, leur répartition en strophes donnent au poème l’allure d’une brûlante litanie. Le retour des mêmes sons et des mêmes mouvements imprime à la voix je ne sais quelle monotonie impitoyable. Je sens tout de suite que dans l’hymne entière ne sera récitée qu’une seule passion, que rien ne viendra l’inquiéter, qu’il ne faut m’attendre qu’à sa croissance, qu’à son ascension dévorante. C’est ainsi que le feu prend et n’augmente sa violence qu’en se nourrissant de sa riche sécheresse. Aucune ombre. Aucun instant de fraîcheur. Nous sommes dans un champ aride et flambant. Il n’y a que du chaume par terre. Une ardeur pèse. C’est la canicule de la Vérité :
Terrible silence de midi où votre nom seul est répondu210 ! Votre amour est comme le feu de la mort, votre zèle est plus dur que l’enfer211.Voici du soleil sur nous…
la face évidente et torride212. Et la langue de Dieu sur nous avec un cri éclatant213 !Il semble que les Hymnes soient faites avec cette lumière cruelle de la joie. Tous les éléments en sont éblouissants de dureté. Peut-être faut-il attendre désormais de Claudel des œuvres qu’aucune souffrance ne pénétrera plus, qui se composeront de l’éclat même de sa foi. J’entrevois des drames formés par de courts rayons étincelants comme des glaives croisés, une poésie fervente et brève comme l’Été.
1910.
« tendres amours »et des
« doux soupirs »dont le texte est prodigue ; nous ne respirons pas là simplement la fadeur galante du xviiie siècle. Mais les sentiments que porte cette musique, ont l’élan pur et direct des larmes qu’on ne peut empêcher. Je vois la Muse debout, et d’une main elle contient son grand cœur anxieux qui bouge sous sa robe ; son attitude est pleine de décence ; mais je n’en sais pas moins qu’elle souffre des mêmes amours que moi. Si vous en doutez, il ne faut qu’écouter l’admirable chaconne finale et surtout l’ascension sombre, haletante, épuisée, bien que toujours passionnément réservée, qui remplit le prélude du troisième acte et que les Tablettes de la Schola ont pu, sans trop d’arbitraire, rapprocher de la « Solitude » de Tristan.
1909.
« afin que toutes choses fussent faites ». Les chœurs, les airs, et les chorals, forment la partie lyrique de la Passion selon Saint-Jean : avec dureté l’âme chrétienne fait l’application à soi des paroles de l’Évangile, tourne vers soi le grief du Sauveur. Dans les chœurs, l’orchestre tout de suite entreprend ses rapides et rigides montées, l’ascension sombre de ses traits uniformes, son grand mouvement indiscontinu qui se recouvre sans fatigue. Les voix ajoutent la régularité âpre de leurs échanges ; jamais la phrase n’est délaissée par elles, elle s’enchaîne sans cesse avec elle-même et la reprise perpétuelle de son intégrité dessine des ondulations inflexibles. Toute cette musique est en proie aux amples pulsations de la prière, elle respire fortement, toute dressée et plaintive, elle s’agite comme un cœur bouleversé d’adoration. — Elle ne progresse pas ; tout de suite elle énonce tout ce qu’elle a à dire, puis ne fait plus que le répéter. Mais la répétition même augmente peu à peu l’émotion jusqu’aux larmes : chaque retour pénètre d’une pitié nouvelle et plus forte. La prière ne compte que sur sa monotonie pour blesser l’âme à qui elle s’adresse, elle se recommence, elle se ressaisit elle-même, elle se tient de nouveau, pareille, entre ses propres mains et s’offre de nouveau, pareille, comme si elle ne découvrait pas de plus profond cri qu’elle-même. — Dans les chorals, la pensée est parcourue d’une musique plus lente ; elle n’est plus couverte en tous sens, mais traversée avec douceur et exactitude d’un bout à l’autre. Le chant prend chaque phrase, la soulève jusqu’au faîte de son intensité contenue, puis la dépose ; il s’appuie sur des silences pour que le cœur s’écoute pénétrer par la méditation. La partie narrative est faite des récits évangéliques. La mélodie se déroule avec uniformité. Elle est accidentée, mais ses inflexions sont comme rituelles. Son discours est plein de mouvement, mais d’un mouvement prescrit une fois pour toutes. C’est qu’elle s’est faite servante des formidables paroles qu’il lui faut porter ; par humilité elle s’est vêtue des habits les plus coutumiers ; elle gravit le calvaire avec modestie. À la fin des récits seulement elle se permet parfois quelque emportement :
« Alors Pilate fit prendre Jésus et le fit fouetter. »L’énormité d’un tel crime possède si fort la pensée du musicien qu’il ne peut se séparer de cette parole, et, l’ayant saisie, il la traîne en une longue vocalise, l’appuie au fond de sa gorge jusqu’à l’horreur. — Parmi l’exacte monotonie de la narration, brusques, les réponses et les invectives de la foule éclatent en chœurs. Une parole est à dire, préparée de toute éternité, annoncée par les prophètes ! Voici que la foule se rue sur elle, s’empare d’elle, la prononce enfin et, pleine de rage, s’enivre de la répéter. Puis, parce que tout est accompli, elle se tait. Cris abrupts, brutalité haletante, haine spasmodique du chœur :
« Kreuzige »(crucifie-le). Et, soudain, silence imprévu, interruption subite des voix : le peuple confusément s’étonne du crime qu’il vient de commettre, reste interdit, sans comprendre quelle fatalité le pousse. En même temps qu’elle est une œuvre universelle, la Passion selon Saint-Jean délicieusement garde un goût national. Je pense aux gravures sur bois des maîtres allemands : c’est bien le même calvaire, naïf et féroce, tout en oppositions. Autour du Christ accablé, je distingue le gros rire des bourreaux et ces faces bestiales et sommaires, où la cruauté se déchaîne en grimace.
1910.
1910.
1910
« eau dormante et très profonde »et ce retour à la lumière, il a bien fallu qu’il les décrivît. Mais qu’ils sont imprécis et arbitraires ! Dukas n’a presque aucune sensualité. Aucune de ces vibrations délicieuses, aucun de ces paysages clairs et liquides, ou pleins de brume marine, qui s’ouvrent à chaque instant sous le ciel sombre de Pelléas. — Il ne faut pas chercher non plus dans la déclamation d’Ariane la sensibilité, la pitié délicate de la déclamation debussyste. Pour exprimer les vagues moralités de son texte, Dukas a employé une mélodie aussi peu emphatique que possible. Mais jamais il ne touche. En effet ses véritables qualités sont la sécheresse, la dureté, la pesanteur. Le troisième acte d’Ariane, où il trouve à les exercer, est de beaucoup le meilleur. Dukas excellerait dans la description tragique. On voudrait qu’il illustrât un drame plein de péripéties, d’allées et venues ; il y faudrait une ville mise à sac, de lourdes danses de routiers, des foules abruptes qui porteraient un seul sentiment dans le cœur. Il ne s’agirait pas pour Dukas de renoncer aux développements purement musicaux ; pour être d’action la musique n’abdique pas toute gratuité. Quand Bach, dans la Passion selon saint Jean, raconte que
« le voile du temple s’est déchiré », ce n’est que par d’austères arabesques qu’il décrit l’événement formidable ; il ne songe pas à imiter ; il transpose en musique pure l’image que sa ferveur contemple. — Il serait beau que Dukas, renonçant aux docilités d’expression pour lesquelles sa rudesse ne le dispose pas, traduisît un pillage ou un exploit en une rigide « sinfonie ».
1910.
1910.
1911.
*
* *
Mais si infaillible et si exacte qu’en soit la sinuosité, le musicien n’a
pas voulu indéfiniment se confier à la divagation de ses sens ; il est devenu jaloux de
son instinct. Dans la Mer on découvrait un effort pour substituer à la
spontanéité sensuelle des développements la direction de l’esprit. Iberia est l’aboutissement de cet effort.
Il est vrai que c’est encore de grands élans de plaisir que s’anime cette musique ;
tout le délice espagnol coule entre les bords du poème. Mais son abondance a été épurée,
dépouillée par l’intelligence. La densité sonore, au lieu qu’elle résulte comme dans les
premiers poèmes d’une perpétuelle plénitude de l’orchestre, est obtenue par l’importance
des quelques éléments que choisit la patiente sagacité de l’esprit. Les fils les plus
essentiels seuls subsistent dans la trame musicale ; mais ils ont été élus avec tant de
justesse que leur déroulement simultané, par la rareté infatigable des rapports qu’il
entraîne, remplace la voluptueuse épaisseur de la symphonie primitive. Que l’on écoute
le deuxième morceau : les Parfums de la nuit. Le lourd malaise embaumé
des jardins nocturnes n’a besoin, pour s’évoquer, d’aucune effusion harmonique ni de la
vibration des cordes. Les parties de l’orchestre se froissent, se traînent
languissamment les unes contre les autres, appuient leurs lentes différences. Et parce
que nous ne
cessons pas de les entendre, sans jamais se joindre, se
combiner, nous sentons la largeur de l’étoffe sonore se tisser tout doucement.
Cette raréfaction de la musique par l’intelligence permet une continuité plus sûre,
plus droite. Comme il a choisi lui-même les fils, le musicien les tient entre ses
mains ; ils ne se dévident que dirigés par lui. Dès le premier morceau d’Iberia, nous avons été surpris par une rectitude de la démarche que nous
n’attendions pas. Si le rythme reste multiple et brisé, ce n’est plus du moins par son
hésitation que nous sommes conduits ; il est pris lui-même dans un grand ruissellement
direct. Sans doute il n’y a pas ici, comme chez Franck, une force centrale, une
puissance qui s’épanouisse peu à peu, un développement par expansion. Mais au lieu que
la mélodie, comme dans les premiers poèmes de Debussy, sans cesse se détourne pour
atteindre toutes les possibilités musicales qui flottent autour d’elle, elle les attire
et les engloutit sans interrompre son cheminement imperturbable. Sa continuité cesse
d’errer : elle va.
Cependant la rigueur qu’acquiert Debussy dans Iberia, peut-être se
compense-t-elle de quelque sécheresse. Faut-il avouer que nous regrettons un peu
l’humide frémissement des Nocturnes et du Prélude à
l’Après-midi d’un Faune. Sans doute les traits dans Iberia sont
plus incisifs ; la main ne tremble pas, qui les trace ; mais leur fixité les rend moins
chargés de délices. La sensation n’est
plus directement transcrite :
l’esprit est intervenu et il a fait son œuvre de substitution. À la limite cet art
finirait par ressembler au délicat symbolisme des paysages japonais : composition de
quelques lignes très précieuses, entre lesquelles des couleurs avec atténuation se
souviennent. Mais si je veux éprouver cette image, il y faut un
effort ; le sentiment en moi ne naît plus du premier coup ; je ne peux que le retrouver.
Le retrouvé-je même véritablement ?
La musique des premiers poèmes atteignait l’âme à force de déferler contre les sens. Ce
soulèvement, ce détachement par le délice, ils emportaient l’âme avec le corps. Quand
tout l’orchestre du Prélude à l’Après-midi d’un Faune dévalait de
langueur, il nous emmenait tout entiers dans sa défaillance. Mais voici que la volupté
cesse de nous assaillir. La musique de Debussy n’est plus que d’indication ; elle semble
se retirer au second plan, se transformer peu à peu en un exquis mais sommaire décor, et
laisser vide la scène. N’est-ce pas qu’il va falloir emplir celle-ci d’un drame ?
Puisque le paysage désormais ne s’enlace plus à nous, ne cherche plus à toucher notre
âme, puissent des êtres l’habiter, dont la voix comme celles de Pelléas et de Mélisande
nous trouble ! La sobre délicatesse d’Iberia permet d’imaginer une
déclamation dramatique tout imprégnée de sévérité, une musique toute serrée et nue, et
dont l’expression ne sera que par sa rigueur même émouvante.
* *
1910.
1911.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
« Demandez et on vous donnera… Car quiconque demande reçoit. »C’est la voix de l’enfant qui n’est jamais repoussé. C’est l’animation de la confiance. La mélodie est pleine de rapidité ; l’espoir lui souffle mille paroles à la fois, l’espoir délie ses longues phrases agiles. Elle est multiple et active ; une claire précipitation, comme dans chaque feuille et dans toutes le vent qui parle, détermine ses notes, les entraîne. Elle se dépense en vives instances ; elle est toute délibérée : elle va aussi vite que le langage de la prière ; rien n’embarrasse la naïve générosité de son transport. Imploration décidée des chœurs : à supplier ils mettent je ne sais quelle alacrité. Pas même dans les lamentations ne cesse ce rythme hardi. La plainte de Xénia215 n’est pas une mélopée, mais une détresse animée et, dans une âme virginale, les soudains élancements du désespoir, les épreintes aiguës et timides du malheur. Promptes retombées de la mélodie, poignante déprise ! Pas plus qu’elle ne s’alanguit, la mélodie ne consent à s’envelopper. Rien n’estompe sa limpidité. Elle est une ligne sans ombres. Elle se déroule, tout entourée de lumière, presque grêle tant l’isole la clarté. Les sentiments, quand ils deviennent très conscients, se peuplent de sous-entendus. Mais en voici de trop nouveaux pour souffrir les réticences. Ils se récitent tout entiers dans un chant sans retraits ; ils se donnent en une phrase naïve ; ils ne songent pas qu’ils puissent s’enrichir de dissimulations. Aucun de ces détours, de ces secrets et de ces allusions dont sont faites les mélodies occidentales. La phrase est sans accident ; elle est éclairée d’un jour uniforme ; elle propose sans préférence toutes ses parties ; elle précipite avec égalité ses syllabes. Chouisky216 raconte le carnage où le tsarévitch a trouvé la mort. Ô diaphane litanie ! Rien qu’une ligne pure, rien que les faits terribles énoncés les uns après les autres. La voix monotone pleure sa peine ; elle dit l’histoire, anxieuse et nue. On n’entend que sa parole plaintive, qui va, distincte, sans le soutien d’aucun accord étouffe, d’aucun assourdissement harmonique. Elle chante, solitaire, un amour infini. La mélodie est claire comme l’amour ; comme lui elle est toute pleine à l’intérieur de lumière. Elle est tout avouée, elle n’a plus en elle de silences. Elle coule transparente et plus délicieuse au cœur que le pardon. L’harmonie jamais n’étoffe la mélodie ; car elle n’est que le rayonnement de sa transparence ; elle est pareille à la buée lumineuse qui borde les corps diaphanes ; elle résonne aussi clair que le vent à travers le jour ; elle n’approfondit que la limpidité. Cette musique est toute en acte. En aucune partie d’elle-même il n’y a de lenteur ni de crépuscule. Elle ignore les sentiments lourds et éteints. Elle peut bien souffrir, mais non pas être triste. Elle a une bonne conscience. Comment la douleur empêcherait-elle sa joie ? Elle a une sorte de gaîté qui est l’activité même de son cœur. Elle s’éveille, elle sourit, elle est comme un enfant qui parle avec tous les mots. Ô nouveauté de l’âme ! Rien n’endort la chère allégresse de cette émerveillée. Une petite flamme naïve, une tendre vivacité jusque dans la détresse. Elle est surprise, elle est ravie. Elle se tourne vers toutes choses. Elle joue ; elle invente de courtes histoires précipitées. Elle est affairée comme la joie, elle
« a le temps, mais juste217 ». Puis elle s’arrête tout à coup, occupée par l’importance d’une question qu’elle brûle de poser. Fins de mélodies étonnées et interrogatrices. Cette délicate turbulence, il semble qu’elle subsiste jusque dans la solennité. Celle-ci ne se marque point par un orchestre ralenti de thèmes. Elle n’est pas étayée de fanfares. Elle n’est que l’élargissement de l’allégresse, qu’une phrase qui s’ouvre et monte. Elle est un enthousiasme plein de naïveté, une inspiration chargée de prière, un triomphe pareil à un ample sourire, l’avènement de la piété. Elle est heureuse comme le geste du prêtre qui écarte les bras en face de la foule. Elle est semblable à cette aise de l’âme qu’emplit sa propre oraison. Jamais elle ne devient pompeuse. Elle règne sans emphase. Elle reste joyeuse et modeste comme les paroles d’un vieillard qui confesse le Christ. Elle s’avance avec la parure de l’humilité, elle s’incline, elle salue trois fois, les bras étendus en avant. La musique de Moussorgski, c’est la voix même de la Russie. Ô Russie, notre petite mère dans la douleur ! notre sainte mère priante, souffrante, souriante ! Tu parles à Dieu pour nous. Tu es notre ambassadrice. Tu lui parles avec toutes tes paroles en ia et en schka, avec tes longues phrases humbles, avec ton langage vif, bas et suppliant. Tu es gaie pour nous, tu as de l’espoir pour nous. Seule tu sais avec exactitude ce que nous valons et tu ne demandes pas davantage qu’il ne nous est dû. Tu es notre amour le meilleur et notre meilleure humilité. Nous te remettons nos péchés afin que tu obtiennes pardon pour nous. Tu es la femme députée au Dieu terrible, afin que, l’ayant vue, elle est si pitoyable qu’il ne puisse plus nous refuser sa miséricorde.
1911.
J’ai porté tout mon bien en moi comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune.
Ainsi ne traçai-je de moi, dit Ménalque, que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter218.Que ne s’arrête-t-il ? Vraiment il serait temps qu’il se rangeât ; il faudrait qu’on fût enfin sûr de pouvoir le retrouver désormais toujours pareil à l’idée qu’une bonne fois on se serait formée de lui. Alors il serait permis de lui décerner des éloges…, tout au moins de choisir, pour qualifier ses livres, des épithètes irrévocables. — Mais non. Il augmente sans cesse. À chaque fois, on le retrouve de plus de choses épris, à plus d’idées, à plus d’êtres attaché, moins définitif que jamais. Il n’a même pas la pudeur de dépouiller franchement son passé à mesure qu’il l’use. Si du moins il déclarait ce qu’il repousse ! Mais il se complique toujours davantage et l’on ne sait même pas bien ce qu’il n’est plus. Tant d’incertitude, une âme si diverse, cet air de prêter toujours audience à l’avenir, c’en est assez pour expliquer l’hésitation de la louange et cette secrète rancune que beaucoup nourrissent à l’endroit d’André Gide. C’est pourquoi je pense que certains goûteront, à lire cette étude, le plaisir, d’autant plus délicat que moins avoué, d’une vengeance. J’y voudrais en effet tâcher de surprendre cette âme amoureuse de sa mobilité, et que son naturel élan sans cesse nous dérobe ; je voudrais essayer de pénétrer ce variable sourire et de forcer la défense qu’il nous oppose. Dans son œuvre c’est André Gide lui-même que je chercherai. Je n’y saurais d’ailleurs trouver que lui. Cette œuvre en effet n’énonce aucun système. Elle ne s’interpose pas entre son auteur et nous. Les idées qu’elle contient ne sont pas abstraites ni placées en dehors de l’esprit qui les a conçues ; elles ne prétendent pas former, distinctes de lui, une vérité universelle. Mais chacune, dans les subtils liens des mots retenue plutôt qu’emprisonnée, reste vivante ; elle est un moment de l’âme ; elle n’en a pas perdu la palpitation ; au lieu d’être enfermée durement et immobilisée dans la phrase, elle s’y conserve délicatement indomptée ; elle attend mon regard et, sitôt touchée par lui, elle se reprend à vivre, elle se refait indocile ; une captivité si peu urgente n’a pas contraint son ingénuité. Il ne faut plus l’appeler : idée. C’est un sentiment qui s’ouvre à nouveau dans mon âme, comme il s’ouvrit d’abord dans celle de Gide. L’œuvre est tout entière de confession ; loin de le masquer, elle trahit sans cesse son auteur, et même quand elle semble ne point le vouloir. — Il ne faut pas se laisser duper par l’apparence : certains livres, comme Les Nourritures Terrestres, ont un aspect théorique, ont l’air d’enseigner une doctrine. Il n’en est rien. C’est simplement que Gide est attaché à tout ce qu’il ressent ; il aime ses goûts, il prend le parti de ses préférences, il insiste un peu sur ses penchants ; tant il les trouve agréables, il ne peut s’empêcher de les conseiller aux autres ; il les voit par mille délices récompensés, et se félicite de les éprouver, et invite le lecteur à les essayer à son tour. Mais il n’en compose aucun système. Que son âme vienne à changer un peu : aussitôt toute sa doctrine est oubliée ; car elle n’était qu’un moyen de mieux se faire comprendre. Au prochain livre, au lieu d’elle, c’est Gide lui-même qu’une fois de plus nous découvrons, avec ses sentiments nouveaux, avec son âme infatigable. Aussi faudra-t-il nous garder de pousser jusqu’au bout l’interprétation abstraite de chacun de ses livres. Ses idées demandent d’être entendues avec intelligence ; elles n’ont toute leur précision que dans un mystérieux premier plan ; elles ne sont justes, fines, originales qu’aussi longtemps qu’on ne les touche pas ; elles sont des aveux et perdent leur sens dès qu’on veut voir en elles des préceptes. Si on les oblige à devenir exactes, elles cessent de l’être219. Pour les comprendre, il faut savoir que la vérité est chose fragile et qui s’évanouit dès qu’on la presse ; elle est tout près de nous ; on ne l’obtient pas par les démarches de la réflexion. La cherche-t-on ? C’est qu’on l’a dépassée. Nous écouterons parler Gide sans jamais le contraindre. Comme au milieu des paroles on aperçoit je ne sais quoi se débattre, c’est ainsi que nous attendrons son âme. Elle ne se remettra à nous que peu à peu. Peut-être nous semblera-t-elle souvent se démentir. Mais toujours elle nous reviendra. Sous des mots contraires nous la distinguerons pareille ; nous la reconnaîtrons soudain parmi ses aveux divisés. Elle est une ; elle est fidèle à elle-même. Nous devinerons sa continuité. Pour l’effaroucher le moins possible, n’examinons d’abord que la façon dont elle s’exprime ; la forme et le ton de ses paroles commenceront de la trahir.
Qui dira si jamais la campagne fut plus belle, que ce jour où je vis les riches moissons rentrer parmi les chants, et les bœufs attelés aux pesantes charrettes220 !Où donc est sa beauté ? En quoi nous est-il si précieux ? Pour le comprendre il faut que nous distinguions deux époques dans l’œuvre de Gide : l’une s’achève avec Les Nourritures Terrestres (dont il faut, sous le rapport de l’écriture, rapprocher Amyntas) ; l’autre commence avec l’Immoraliste et n’est pas encore terminée. Sans qu’il y ait entre elles de séparation profonde, le style dans la seconde laisse paraître des qualités que dans la première il tenait dissimulées, abandonne aussi celles qui d’abord étaient les plus frappantes.
*
* *
Le délice du premier style est surtout dans le mouvement des phrases.
Elles bougent ; elles se déroulent, elles ont mille inclinations diverses au gré
desquelles elles se laissent porter. Elles sont pleines de directions comme l’eau.
On les lit en se penchant ; tout le corps s’intéresse à leurs modifications ; on les
accompagne tour à tour avec une ployante et voluptueuse attention. La beauté du
style, on ne la découvre en aucun point, ni dans un mot, ni dans une image, mais
seulement dans la syntaxe ; on la démêle comme, à suivre ses routes sinueuses, le
charme d’un pays.
Tout dans la phrase est soumis au mouvement qu’elle dessine, tout se dispose pour
n’en pas détourner l’attention ; il faut qu’on n’y trouve à goûter que lui : les
diverses parties s’abouchent entre elles, se font si amies que de l’une à l’autre on
passe sans heurt, et que d’une proposition parfois l’on ne s’aperçoit d’être sorti
qu’en se surprenant dans la suivante. Un trouble léger émeut et confond les mots,
ainsi que sous la délicatesse du vent s’emmêlent les feuillages d’arbres
différents ; c’est un enchevêtrement pour plus de suite et de silence ; chaque
parole finit par se poser à l’endroit où elle sera le plus passagère et le mieux
persuadera le lecteur de la quitter le moins difficilement. Les adjectifs viennent
doucement précéder les noms221,
les pronoms prennent une place exquise et écartée ; ils semblent vouloir s’effacer
dans l’ombre des mots plus graves. De souples échanges, de petites inversions. Tout
plie sous un long souffle modéré. Non pas une banale euphonie, ni le simple souci
d’éviter les hiatus. Mais Gide veut que d’abord s’aperçoivent les démarches de la
phrase ; qu’en la lisant on sente se dérouler son geste ; il en apaise les
différences intérieures ; il imprègne les mots de docilité ; c’est pour laisser
passer sur eux comme sur un chemin uni les directions de la parole. Ainsi chaque
phrase est une invitation à des parcours séduisants ; on y entre comme en cette
rivière qu’ils explorent, les marins de Virgile, * *
« lents sur les rames », et derrière soi l’on écoute le sillage… Mais à cette mobilité quelle raison ? Quelle nécessité intérieure provoque ces complexes élans ? Malgré l’apparence ce n’est pas la musique222. Gide ne s’amuse pas à composer des mélodies verbales, à imiter vainement avec le langage écrit le langage des sons. Ce sont les mouvements de son âme qui soulèvent ses phrases et leur inspirent d’errer. Comprenons bien ceci : comme l’atmosphère du matin, gagnée de proche en proche par l’influence du soleil, peu à peu s’emplit de mille courants invisibles, tantôt effrénés et tantôt revenant doucement sur eux-mêmes, ainsi cette âme en présence des choses se pénètre d’instabilité. Elle est sensible à leur chaleur ; elle ne peut faire qu’elle ne soit troublée. Des va-et-vient muets, des tendances divergentes s’emparent d’elle ; elle est en proie à des détours délectables ; chaque rayon venu du dehors éveille en elle de légers tournoiements : velléités, renoncements, désirs comme de soudaines traînées de brise dans l’air ; offrandes et retraits ; amours qui s’élancent, puis sont saisies de repentir ; attentives hésitations ; pentes délicates sitôt abandonnées. Tous ces bougements, se sont eux qui disposent le style. Ils arrangent les mots, ils les inclinent, ils les adressent à telle fin, ils donnent aux propositions un sens, ils orientent la phrase. Tantôt ils versent en elle tout ce qu’ils ont de délivré, d’épars, d’offert. Tantôt au contraire ils la font un peu resserrée et ramenée sur elle-même. Voici d’abord les phrases qu’animent les élancements du désir. Elles ont toutes une sorte d’extase désemparée ; elles s’attardent de partout, elles s’alentissent passionnément ; et, en même temps, je ne sais quelle fièvre les inquiète et les empêche de se reposer dans la défaite. Les unes fuient longtemps comme le désir qui s’échappe vainement du cœur ; elles rebondissent en s’affaiblissant toujours, elles se perdent plutôt qu’elles ne s’achèvent. Elles sont pareilles à des promontoires : au moment où leur ligne bleue va finir dans la mer, un bleu plus pâle les reprend et les prolonge encore en les atténuant davantage :
Et parfois jaillissait comme spontanément dans l’extase, de cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait d’où, qui filait, suivait comme un cri dans l’espace, vibrait, tournait et retombait défaite, au bruit de sa mystérieuse éclosion. J’aimais celles surtout dont les étincelles d’or pâle retombent si longtemps et si lentement s’éparpillent, qu’on croit après, tant les étoiles sont merveilleuses, qu’elles aussi sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles, demeurantes, l’on s’étonne… puis, lentement, après, une à une, on reconnaît chacune à sa constellation attachée, — et l’extase en est prolongée223.D’autres phrases sont à la fois penchées et retenues ; elles s’empêchent d’abord de trop incliner, elles tentent de se redresser ; mais c’est pour que s’en aille d’elles le dernier mot, comme une feuille mûrie que cueille le vent : ainsi imitent-elles l’envol délié de l’attente :
Ce fut le lendemain, au soir, qu’après la longue marche, une suprême dune ayant été franchie, apparut devant nos désirs hors d’haleine, d’un lac ou d’une mer la plaine doucement azurée224. Et dès lors m’habita cette pensée, lassante et puissante comme un désir : certes je goûterai le bonheur de mon âme, déjà prêt, mais quand elle sera du peuple et de l’amour et complètement, délivrée225.Ou bien la phrase est de son commencement tout entière occupée, elle est tournée vers lui, elle ne le quitte pas en s’éloignant de lui, elle en garde doucement mémoire :
Petite chambre au-dessus de la mer ; m’a réveillé la trop grande clarté de la lune, de la lune au-dessus de la mer226.C’est qu’elle exprime le tourment ravi de la surprise ; elle montre le cœur saisi d’une si soudaine et si paisible volupté qu’il sent la caresse avant l’objet et n’a pas le temps d’un désir ; elle s’éveille prompte et faible, comme il s’éveille au toucher du nocturne rayon. Parfois elle est faite de propositions parallèles qui tâtonnent ensemble ; elle est pareille aux sensations qui viennent par les doigts et que l’on se donne plusieurs fois pour être bien sûr de leur délice ; elle se déroule comme une volupté toute proche et errante ; elle reprend les mots qu’elle trouve et les dispose nouvellement.
Ô ! petite figure que j’ai caressée sous les feuilles — jamais assez d’ombre n’aura pu ternir ton éclat — et l’ombre des boucles sur ton front paraît toujours encor plus sombre227.L’incertain mouvement de ces phases se modèle sur L’hésitation du désir ; elles peignent ses gestes d’essai, ses tentatives sans volonté et d’avance renonçantes, ses expériences229. D’autres, au contraire, au lieu d’errer et de se défaire avec lui, traduisent son scrupule, sa crainte de n’être pas assez fort. L’âme, devant les choses, soudain se reproche de ne pas sentir assez d’admiration, elle se ressaisit, elle tâche de partir de plus haut en elle-même, elle veut au plaisir qu’elle attend une préparation plus élevée, plus exquise. De là ces phrases qui commencent plusieurs fois, qui sont pleines de naissances intérieures ; sitôt ouvertes, elles s’interrompent pour se reprendre, elles entrevoient une cime plus voluptueuse d’où elles reviennent s’élancer :
Ah ! comme j’ai donc respiré l’air froid de la nuit — ah ! croisées ! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune, à cause des brouillards, comme des sources — on semblait boire230. Oh ! dans quel mois brûlant, quel svelte enfant grimpé dans l’arbre, tendra-t-il vers ma main, pour ma soif, une lourde grappe cueillie231 ?Phrases peuplées de repentirs qui sont comme de nouvelles sources ; elles dérivent à la fois de plusieurs origines, elles veulent emprunter de toutes parts leur courant, de peur qu’il ne soit pas assez nombreux232.
Ô feinte exquise de l’amour, de l’excès même de l’amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l’exigence de la vertu233 !Ou bien elles laissent au milieu d’elles éclore une faible et lasse exclamation, comme le regret de n’être pas assez suaves, comme la résignation à n’atteindre jamais tout le délice qu’elles avaient entrepris de dire :
Ils chantaient, ah ! plus fort qu’oiseaux, eussé-je cru, pussent chanter234. Beau pays désiré, pour quelle extase et quel repos vas-tu répandre ah ! ton étendue, sous la chaude lumière dorée235 ?Mais l’âme de Gide connaît d’autres mouvements que ceux du désir et de l’extase ; en même temps qu’elle se dénoue et qu’elle se répand, elle se replie, elle songe à rejoindre tous les sentiments qu’elle vient de disperser, elle craint de se trop diviser et de se perdre. Aussi s’occupe-t-elle sans cesse de tenir enchaînées ses velléités les plus diverses, ses pensées les plus extrêmes ; elle va les rechercher, si éloignées soient-elles, et, malgré leur contrariété, les oblige à demeurer finement solidaires. — Comme elle en imitait les démarches éparses, la phrase, de même, traduit ce resserrement de l’âme. Il y a une union subtile, une minutieuse dépendance entre ses propositions ; elles conduisent l’esprit, par une sorte de va-et-vient, des unes aux autres. Même quand elles ont l’air de vouloir se désorganiser sous l’influence du plaisir, elles gardent certaines attaches bien secrètes : par exemple, elles possèdent en commun un mot dont elles se partagent le sens ; une légère avarice les empêche de pousser jusqu’à l’oubli les unes des autres leur aventureuse générosité :
Il ne me paraît pas qu’Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m’efforçais que pour elle236.Les propositions dépendent les unes des autres par le point même de leur différence ; chacune à la fois écarte et approche d’elle la suivante ; chacune est de la précédente la douce détente inverse ; chacune apparaît comme promue par un ressort dissimulé qui tout aussitôt la rappelle. Une sorte de logique insaisissable parcourt la phrase, qui semble, tant la responsabilité de ses éléments est forte, par son contenu même attirée vers l’intérieur et comme astreinte :
Il nous semblait hélas ! qu’à nous la raconter, Michel avait rendu son action plus légitime. De ne savoir où la désapprouver, dans la lente explication qu’il en donna, nous en faisait presque complices237.Tel est le style des premiers livres de Gide, celui où se trahit le mieux son âme. Il est mobile comme elle, il a tous ses entraînements et tous ses repentirs, il la suit dans sa perpétuelle inquiétude ; c’est par les variations inépuisables de son instabilité et par cette façon d’obéir aussitôt aux moindres déplacements du cœur, qu’il touche. L’émerveillement, dont, sans fatigue, il nous emplit, vient non pas de l’originalité des mots ou des images qu’il nous propose, mais de le voir inventer à chaque phrase une nouvelle manière de s’écouler, un nouvel emploi de sa pente.
*
* *
Plus sévère, plus dénué, plus sec est le style des romans, celui que l’on trouve
pour la première fois dans l’Immoraliste. Il est moins spontané ;
il a
été formé par un admirable effort de volonté. Dans l’aisance
mouvante de ses phrases Gide eût pu se complaire ; comme bien d’autres, il eût pu
faire sa manière de la richesse naturelle dont il disposait ; il ne lui eût fallu
qu’un peu d’habileté pour prolonger longtemps encore sans monotonie les débats
exquis de son style. Mais il a voulu le dépouiller. Avec patience, mesure et savante
modestie, il s’est façonné une écriture nouvelle ou plutôt il a transformé
l’ancienne, il en a poussé les vertus à de nouvelles et plus soumises qualités, il a
imposé à ses mots une simplicité calculée. On ne peut manquer de sentir, en lisant
l’Immoraliste ou la Porte Étroite, combien le
style en est volontaire ; il laisse paraître, non pas une application pénible, mais
une constante vigilance ; rien n’échappe, rien n’est gratuit. Il semble que Gide, à
chaque instant, se méfie de ce qu’il pourrait écrire ; les phrases les plus humbles,
les plus coutumières, on les devine obtenues par domination ; on devine que leur
effacement est dû à quelque sacrifice.
Sous l’influence de cette contrainte, le style s’est modifié de deux façons. En
premier lieu ses mouvements se sont apaisés. Ils ne sont plus à la surface des
phrases, on ne les aperçoit plus d’abord ; ils sont descendus au fond ; ils sont
devenus invisibles. Ils demeurent pourtant ; ils glissent comme une eau souterraine,
ils emmènent secrètement les mots. Ou plutôt : leurs
divergences, leurs
innombrables contrariétés, leurs jeux, leurs allées et venues, en s’approfondissant,
se sont joints en un seul mouvement exquis et caché ; on ne voit plus bouger la
phrase, mais le livre passe, s’écoule. Chaque phrase, naguère, avait sa direction
propre, elle s’ouvrait dans un certain sens et rien ne la continuait ; ces élans
séparés, maintenant, se sont mis les uns à la suite des autres ; chaque phrase
tourne vers la suivante son inachèvement délicat, prononce vers elle son attente, se
tait doucement vers elle. Le livre fuit, d’une pente insensible et irréparable,
comme la journée vers sa fin. Pourtant on sent encore l’essor qu’il refrène. Ce
style est pareil à la démarche de quelqu’un qui contient sa danse et, de temps en
temps, fait quelques pas mélodieux. Son mouvement dompté parfois remonte et se
délivre en une pure arabesque, et ce qu’il a de prisonnier met une sorte de passion
dans sa détente :
* *
Et comme l’impatient oiseau qui crie par devant l’aurore, appelant plus qu’annonçant le jour, dois-je n’attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter238 ?L’autre modification du style, c’est une croissante particularité des mots. Dans les premières œuvres, ils étaient d’une généralité extrême ; ils laissaient fuir le plus âpre de leur sens pour ne plus être que grave retentissement ; en eux ne veillait qu’une rare et vide lueur, rayonnement de leur abstraction ; ils semblaient de
« pâles flammes239 »..Les phrases du Voyage d’Urien étaient pleines d’une creuse lumière, pareille à celle de cette grotte azurée où vont errer les prisonniers d’Haïatalnefous :
La barque y pénétrait par une très étroite ouverture et qu’on ne voyait plus dès qu’on était entré ; le jour qui passait sous les roches, à travers l’eau bleue prenait la couleur de la vague… et des roches du fond semblait venir la clarté indécise240.Dans les Nourritures Terrestres, ils commençaient à devenir plus solides, plus consistants, ils amenaient avec eux quelques parcelles de leur sens profond. Cependant, ce sens, ils ne le livraient qu’entraînés par le mouvement général de la phrase. Ils étaient pareils à ces cailloux qui n’ont de couleur que plongés dans un ruisseau, ou bien à ces herbes dont la chevelure ne s’éploie qu’en un courant :
J’aimais, disait-il, une enfant de race Kabyle, à la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. Elle gardait dans la volupté la plus mièvre et déjà la plus retombée une gravité déconcertante. Elle était l’ennui de mes jours et les délices de mes nuits241…Mais dans l’Immoraliste et dans Amyntas 242 les mots prennent une vertu individuelle ; ils ne cessent pas d’être abstraits, mais leur abstraction s’imprègne d’un peu de sensualité. Déjà ils ne passent plus si musicalement, si
« vainement évanouis dans l’eau merveilleuse243 »des phrases. On sent chacun doucement sur les lèvres commencer ; il y inscrit sa précise forme impalpable, son invisible dessin, il demande à la parole de se resserrer un peu autour de son exactitude. C’est qu’il appelle en lui son étymologie, il s’en inspire légèrement, il s’en sert pour animer, comme d’un air subtil, sa fragile enveloppe. Sur la page, on aime, en relisant la phrase, le retrouver écrit, il semble que sa propriété l’y fasse attaché et qu’on y voie mystérieusement tracé son contour.
Tout repose et sourit dans sa félicité frugale 244. … Je guiderai leur pas vers l’oubli. Ici nul aliment à leur peine ; un grand calme sur leur pensée245. Je n’eus pas trop grand peine à la persuader… que rien ne lui serait meilleur à présent que de descendre en Italie où la tiède faveur du printemps achèverait de la guérir246.Le mot se détache, faible et beau, parmi la phrase. On distingue en lui une sorte de direction, il est comme intérieurement gouverné par sa justesse, elle devient en lui quelque chose de vivant, une âme. Il ne vaut pas par sa couleur, par son éclat, mais par l’esprit qui l’anime et le conduit ; l’exquise pertinence de sa signification finit par lui donner une forme, un corps, une présence pour les yeux. Du mot : parfait, je goûte ici la presque tangible éclosion :
Le moindre bruit prend sur cette transparence étrange sa qualité parfaite247.Il est pareil à un oiseau ouvrant ses belles ailes pâles. Dans la Porte Étroite et dans Isabelle les mots deviennent de plus en plus propres, drus, probants. Ils prennent en eux tout leur sens et veulent qu’on ne l’ignore pas248. Tant ils désirent qu’on entende se prononcer leur passagère précision, et tant ils craignent que ne l’efface la fluidité de la phrase, parfois ils la font tendrement archaïque :
Je m’enivrais ainsi d’une sorte de modestie capiteuse et m’habituais, hélas ! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m’eût coûté quelque effort249.Le style d’Isabelle surtout contient beaucoup de ces mots rares et anciens250 ; c’est qu’ils semblent à Gide plus concrets, plus sensibles que tous les autres ; pendant leur sommeil, leur sens profond, que trop d’usage avait atténué, a repris sa vivacité ; rajeunis, ils montrent une vertu toute neuve, une justesse palpable. Leur abondance dans Isabelle accuse le grand effort que fait Gide pour donner à son style cette douce pesanteur, cette matérialité qui lui manquaient ; il lutte contre sa liquide aisance, il la veut empêcher en faisant plus lourds et plus définis ses mots ; il faut, pense-t-il, que la phrase soit arrêtée par ses éléments, qu’elle ne glisse pas sur eux, mais que chaque parole soit un léger écueil qui retienne la pensée et la voix. Il tâche donc exactement au contraire de ce que d’abord il cherchait ; au lieu que naguère il enchevêtrait et confondait ses mots pour ne laisser voir que le mouvement des phrases, maintenant il entrave ce mouvement avec l’obstacle passager des mots. Peut-être le style d’Isabelle nous paraîtra-t-il un peu trop composé, peut-être y sentirons-nous une trop infaillible attention, peut-être nous gênera la réussite trop constamment parfaite de la trouvaille, où se lit un peu d’amusement. Mais Isabelle est une œuvre de transition ; il ne faut en voir que la tendance, qu’en bien comprendre l’indication. Un style musical et mouvant, dont la moindre attitude enchantait, qui ne pouvait bouger sans déplacer en nous de la volupté, ne cherche plus que l’exactitude et une simplicité sévère. Proches par le sujet sont les Nourritures Terrestres et l’Immoraliste. Pourtant, entre ces deux livres, quelle différence d’écriture ! Je lis le second avec une joie transformée : plus de caresses, plus de ces phrases qui venaient me toucher de leur détour comme un bras. Ma sensualité ne trouve plus à se prendre qu’à une sorte de charme mince et secret ; le délice du style est redescendu dans les mots, il imprègne leur tissu, il s’exhale d’eux comme le parfum vert, âpre et juste du bois blessé et comme la grave odeur des herbes qu’on foule ; il flotte sur le déroulement serré des phrases, pareil à la faible trace de fraîcheur laissée par un ruisseau.
« un autre jour ».
Ils firent encore une promenade plus longue251.Auprès de chaque paragraphe un autre vient se placer bord à bord et l’accompagne. Un autre est contraire à celui qui le précéda mais sans violence, comme le remous que fait la rame immobile d’une barque qui se veut attarder. Rien ne fait avancer le livre que l’écoulement invisible sur tous les épisodes d’une certaine atmosphère ; elle les emmène ensemble, elle donne à leur grâce parsemée une commune intention. La composition des Nourritures Terrestres est encore plus brisée : non plus chaque épisode, mais presque chaque phrase est à chaque autre parallèle. Il n’y a plus même cette continuité progressive que l’on trouvait dans les œuvres précédentes à l’intérieur d’un paragraphe. Tout est rompu, sitôt que formé. À chaque instant recommence le livre. C’est qu’il obéit à l’âme et à ses impatiences. Plus de suite peut-être endormirait le sentiment qu’elle a de sa vie. Pour avoir conscience de soi, ne faut-il pas à chaque minute se ressaisir, se poser à nouveau au principe de soi-même ? C’est pourquoi tant de phrases, tant de passages restent volontairement inachevés. À les laisser continuer encore on n’eût plus rien ressenti, — tandis que déjà s’éveillait en une autre partie de l’âme cette émotion ah ! vraiment si naïve, si première. Et l’aménagement de tout le livre imite cette délicate symphonie décousue et comme errante que font dans la nuit claire, sur la colline en face de Fiesole, les voix des amants :
La lune parut entre les branches des chênes, — monotone mais belle autant que les autres fois. Par groupes, à présent ils causaient et je n’entendais que des phrases éparses… il me sembla que chacun parlait à tous les autres de l’amour et sans s’inquiéter qu’il n’était d’aucun autre écouté252.Pourtant les épisodes ne sont pas toujours aussi détachés les uns des autres. Ici ne les rejoignent que le ton général du livre et je ne sais quelle impalpable unité sentimentale. Mais ailleurs, surtout dans Paludes et dans Le Prométhée mal enchaîné, une dépendance plus marquée s’établit entre eux. Non pas qu’ils s’enchaînent comme les anneaux d’une déduction progressive, mais ils apprennent à naître subtilement les uns des autres. Ils s’impliquent de façon bizarre. Chacun se présente comme un détail du précédent, comme enveloppé en lui ; il ne sera qu’une parenthèse, il ne prétend qu’à préciser un point. Mais, au bout d’un instant, il a grandi silencieusement ainsi qu’il arrive dans les rêves ; il fait front comme le premier, il a la même étendue, il le remplace. Il prend en lui tout le sujet auquel il donne un nouveau sens. En même temps il ramène doucement la pensée vers l’épisode où il eut son imperceptible origine ; il pousse vers lui un peu de sa signification, il lui ajoute de la profondeur.
Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’y en a pas, mais à ce propos une anecdote253 :et voici l’anecdote de Prométhée, au sein de laquelle tout aussitôt apparaît l’Histoire du Garçon254, laquelle s’interrompt par ces mots :
Ça n’est pas pourtant que je sois déterministe… mais à ce propos une anecdote255 :et se déclare enfin l’Histoire du Miglionnaire. Ainsi les épisodes, par un invisible emprunt, puisent les uns dans les autres la vie. Je les vois, rangés sur une seule ligne, regardant tous vers moi ; pourtant, chacun s’est d’abord élevé au cœur du précédent. Ils sont attachés comme les diverses propositions d’une phrase par le mot : en, de telle façon qu’on ne démêle qu’à la longue par où ils se tiennent256. Et le livre est la phrase elle-même avec ses distinctions et ses dépendances intérieures. Un tel arrangement est loin d’indiquer une suite, un progrès de l’œuvre. Il correspond, comme la dispersion des Nourritures Terrestres, aux menées intimes de l’âme ; il reproduit le va-et-vient de la pensée, son foisonnement solitaire et antérieur aux choses. Ce qu’il a en apparence de logique, de continu traduit seulement le minutieux rassemblement que fait sans cesse l’esprit de ses parties. La coordination des paragraphes vient de la réciprocité des idées et des émotions qui s’accrochent et se tirent mutuellement en secret. Tous les livres de la première période, qu’ils soient poétiques ou idéologiques, sont ainsi dessinés d’après les mouvements intérieurs. C’est pourquoi tous se distribuent en chapitres nombreux et simultanés, imitant les complexes articulations de l’âme.
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On retrouve dans les romans quelque chose de cette composition distincte. — Le
drame que racontent l’Immoraliste ou La Porte
Étroite, est contenu à l’avance dans l’âme des héros. Il ne faut que le
provoquer, que l’obliger à s’accomplir. Aussi le livre est-il un ensemble
d’incidents qui viennent tenter le drame, qui l’assiègent, qui le harcèlent
légèrement jusqu’à ce qu’il soit devenu réel. Ils partent de plusieurs points, ils
ont des sources diverses, ils s’unissent par leur intention plutôt qu’ils ne
s’enchaînent. Quel lien entre les
chapitres de l’Immoraliste, sinon qu’ils servent tous à manifester la terrible résurrection
de Michel ? entre ceux de La Porte Étroite, sinon qu’ils
s’entendent tous pour rendre de plus en plus sensible le renoncement d’Alissa ?
Isabelle, c’est une aventure tout arrivée déjà. Et le livre se
dispose autour d’elle, en autant de parties divisé que le héros fait de tentatives
pour découvrir le passé. C’est un ensemble de regards convergents, une série
d’approches dont les départs sont tous différents. L’histoire imite par ses
multiples débuts, les reprises, les raffinements de la curiosité. Elle a je ne sais
quoi de rompu dont son auteur lui-même s’amuse à s’excuser :
* *
— Je vous raconterais volontiers le roman dont la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre, commença Gérard, mais outre que je ne sus le découvrir, ou le reconstituer qu’en partie je crains de ne pouvoir apporter quelque ordre dans mon récit qu’en dépouillant chaque événement de l’attrait énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère…. — Apportez à votre récit tout le désordre qu’il vous plaira, reprit Jammes. — Pourquoi chercher à recomposer les faits selon leur ordre chronologique, dis-je ; que ne nous les présentez-vous comme vous les avez découverts257 ?Cependant la composition des romans n’est plus la même que celle des premiers livres. Sans doute, c’est d’épisodes que l’œuvre est formée, et qui ne se continuent pas les uns les autres en droite ligne. Mais ils ne sont pas non plus interchangeables ; chacun marque sur le suivant un progrès, il l’augmente, il insiste, il est plus pressant, il va plus loin, il serre de plus près le drame, il le précipite. Le livre prend une direction ; il est poussé par une instance de plus en plus grande, par une sorte de dépassement intérieur de ses parties. Il ne se déroule pas, mais il avance en se reprenant. Il s’approche de plus en plus de lui-même, et soudain, sans annonce, sans bruit, presque sans péripétie, il s’achève, il se trouve, il devient d’un coup ce qu’il attendait d’être. Le dénouement de La Porte Étroite, c’est un accomplissement silencieux, une mesure subitement comblée ; le drame entre inopinément en possession de lui-même. Ce progrès, cette intention qui sont choses nouvelles dans son œuvre, viennent de ce que Gide ne modèle plus ses livres simplement sur l’attitude de son âme. De même que son style tend à devenir de plus en plus concret, de même ses ouvrages de plus en plus s’en prennent à la vie. Au lieu de poèmes moraux, de méditations lyriques, de subtiles aventures imaginaires, toutes chargées de complexes significations, et où son âme seule se divisait entre des personnages idéaux, il écrit des romans258. Il entreprend d’animer des êtres différents de lui, de les peindre hors de lui avec leurs passions et leur cœur séparés. Il les forme encore de lui-même, c’est sa substance qu’il leur départit douloureusement ; mais déjà avec un désintéressement passionné ; déjà il ne trouve plus à dire que les événements où il les voit s’engager, où il les accompagne. Il est absorbé par les personnages qu’il suscite ; son unique soin désormais sera d’exprimer fidèlement toutes ces pensées qu’il leur découvre, tous ces actes dont il les reconnaît responsables, en un mot de raconter leur histoire. Gide, peu à peu, s’arrache au symbolisme. Au milieu de sa carrière, il ressent soudain ce besoin de représenter les choses humaines, qui est la grande exigence imposée à la jeunesse d’aujourd’hui. Un des premiers, il nous indique la voie. Il est un de nos guides vers une nouvelle époque de la littérature.
*
* *
Cependant, nous n’avons entrepris l’étude de son style et de sa manière de composer
que pour nous mieux aider à deviner son âme ; nous espérions qu’elle se dénoncerait
au ton de la voix. Que savons-nous d’elle maintenant ?
Style tout dépris, phrases qui ne vont pas jusqu’au
bout de leur
tendance, qui ne saisissent pas une proie, mais complaisamment se replient, ou
finement vont se perdre dans les suivantes. Qui songerait à louer ici la solidité,
la prise, la parfaite définition des objets par les mots ? Mais on aimera la grâce
de l’élusion, le mouvement pur de la parole. Jamais style n’eut moins besoin du
monde. Il lui est tout antérieur. Il ne touche les objets que pour les éviter, que
pour glisser au long d’eux par un souple dégagement. Il ne se comporte qu’avec
liberté ; tous ses modes lui sont inspirés par je ne sais quelle indépendance.
L’âme qui se révèle à travers ces phrases, de même est libre. Elle est détachée,
elle ne se fixe en aucune possession. Elle ne donne son adhésion que comme un
baiser : aussitôt elle la retire. — En elle, une jamais lasse animation, un
innombrable éveil ; nulle part d’elle-même qui se repose ; mais chaque sentiment
bouge, glisse, revient comme une petite flamme au milieu de mille autres. La
conscience de cette richesse intime rend cette âme surprise. Par elle elle est
retenue au bord du monde. Elle est un merveilleux jardin d’hésitations.
* *
*
* *
Cette âme est naturellement complexe. D’autres sont simples ; elles
réagissent toujours par un seul mouvement ; elles n’ont pour chaque objet qu’une
pensée et qu’un sentiment ; elles sont toujours du même avis qu’elles-mêmes. Leur
teneur est uniforme. Elles sont pareilles à ces minerais sans mélange dans lesquels
une parcelle quelconque est toujours faite de la même matière que le tout.
Mais l’âme de Gide est composée. Prenons-la sitôt qu’elle s’énonce : déjà le son
qu’elle rend est harmonique ; je l’entends à la fois entière et divisée, comme un
accord nombreux, comme un chœur de voix douces et basses. Quel que soit l’objet qui
vienne à la toucher, c’est par plusieurs mouvements qu’elle s’y accommode ; elle se
dispose vers lui multiple ; elle lui répond avec diversité. Elle est à chaque moment
plusieurs fois différente d’elle-même.
Elle ne consent pas dans toute son étendue à ce qu’éprouve une de ses parties. Son
plus grand repos est toujours un équilibre, sa suprême simplicité une
consonance.
Complexité double : de l’esprit ; des sentiments.
Jamais cet esprit n’est occupé par une seule idée. Mais la première qui naît
l’émeut doucement tout entier ; elle ne saurait s’énoncer sans échos ; sitôt qu’elle
surgit, il y a toute une foule autour
d’elle. Une idée, c’est surtout
plusieurs autres. Sur le même point, autour du même sujet, tout de suite plusieurs
idées s’éveillent à la fois, groupées, combinées, révélant une organisation
silencieuse, un nœud obscur.
Elles se tiennent jointes, mais ne se confondent pas ; assemblées, mais distinctes.
L’esprit goûte avec ravissement leur différence, leur lucide séparation ; comme un
musicien qui savoure écartement intérieur et la fine discrétion d’un accord, il se
délecte aux intervalles subtils qui subsistent entre ses pensées les plus
prochaines.
Il les garde ainsi en un faisceau bien démêlé. Chacune, dès qu’on la touche, tire
toutes les autres, on ne sait pas comment ; c’est un jeu délicat de liaisons
réciproques, c’est la relation, au sens propre du mot :
* *
Et la relation ? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation ; car, parce que l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici : réversible259.L’esprit de Gide est le théâtre d’un drame incessant et minutieux : appels et réponses innombrables, chaînes d’idées toutes voisines les unes des autres, et qui, pourtant, se défendent l’une d’être l’autre ; grand déroulement de la pensée qui soudain s’arrête, et en voici un autre en sens contraire. Côtoiements, mutuelles provocations ; les idées, comme les montagnes de glace du Voyage d’Urien, au bout d’un moment que la chaleur de l’esprit les caresse, se renversent ; elles se déclenchent automatiquement, l’une sortant de l’autre par simple remplacement. Dans Le Prométhée Mal Enchaîné l’idée de la gratuité va débusquer celle de la conscience et les voici qui croissent, enchevêtrées et discernées, s’exagérant l’une par l’autre, se répliquant, s’échappant, se décevant sans cesse, formant un instable et compliqué système. Une semblable complexité se retrouve dans les sentiments. Toute émotion déchaîne le cœur entier260. L’amour d’une chose, c’est aussitôt et surtout l’amour de toutes les autres :
Oasis. La suivante était beaucoup plus belle, plus pleine de fleurs et de bruissements261.Ah ! non pas cela seulement qui m’est donné, mais encore, mais plutôt tout le reste ! Comme une harpe dont on ne touche qu’une corde, mais les autres en même temps sont atteintes par le silence des harmoniques, cette âme, sitôt que l’aborde une tentation, voici que s’éveille toute sa différence. Dès qu’elle aime, elle est bouleversée tendrement dans toute son étendue, elle a des tendances vers partout dirigées, et qui devinent comme des antennes le multiple, l’inépuisable univers. Ainsi que dans l’esprit plusieurs idées toujours s’élèvent à la fois, de même le cœur a le sentiment de tout le simultané ; il voit tout ce qui est contenu en chaque instant, tout ce qui y participe d’un bout à l’autre du monde :
J’entends, autour, les bruits errants des choses… Je me souviens… J’y vins un soir au clair de lune. Des palmiers dans la clarté bleue ombreusement au-dessus de l’eau s’inclinaient… Non jamais, jamais me redirai-je, cette eau tranquille — et qui pourtant, là-bas encore262.Et vers toutes les nourritures terrestres l’âme se porte à la fois ; des groupes d’amours germent en elle, se détachent, éclosent, comme des nymphes montent entrelacées à la surface des eaux.
Toutes ses préférences se mettent à chanter en elle et se contredisent, et font un chœur sans mesure, plein de contestations suaves ; tous les plaisirs de sa mémoire reprennent vie, elle les sent encore, elle en est troublée ; ils deviennent de beaux désirs que leur nombre rend éperdus, et qui, de ne plus retrouver leur objet, augmentent la délicieuse confusion intérieure. L’âme de Gide est pareille à la tente de Saül où les démons sont assemblés et se disputent. Elle est une habitation où se rencontrent, en un harmonieux tumulte, mille étrangers.
… Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j’ai voulu rentrer en moi, j’ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table ; je n’ai plus eu la plus petite place où m’asseoir264.
*
* *
Elle est si complexe qu’elle est incapable de possession, si riche qu’il lui faut
rester détachée. Elle est en partage, elle est distribuée entre toutes ses
composantes, elle ne peut se rassembler entière pour un geste qui soit simple, qui
soit seul. Prodigieux arrêt ! Tant de nuance, tant de variété dans son étendue,
qu’elle ne saurait se contracter pour l’action. Ses voix sont trop diverses ; à
mesure qu’elles l’inspirent, elles la détournent ; par elles attirée en des sens
opposés, elle demeure immobile. Gide est en proie à lui-même ; il n’est rien en lui
qui puisse être oublié ; à chaque instant toute son âme l’appelle à la fois. Aussi,
au lieu de se décider, laisse-t-il grandir lentement sur son visage le sourire de
l’émerveillement :
* *
Le sentiment de complexité peut devenir une stupéfaction passionnée265.Ce sont d’abord les idées que leur trop grande richesse fait hésitantes. Elles ne vont pas jusqu’à leur réalité, elles ne portent pas sur les choses, elles ne se détachent pas de l’esprit. Trop nombreuses elles s’empêchent les unes les autres ; les mille restrictions qu’elles s’imposent réciproquement les retiennent. Comme elles ne se lâchent pas les mains, elles ne peuvent passer par l’étroite porte de l’affirmation qu’on ne franchit que par un renoncement et qu’après une sorte d’abjuration. Les idées de Gide demeurent dans son esprit. Paludes nous raconte de quelle façon, y étant nées, elles y ont toute leur carrière. Une petite pensée, un rudiment confus de pensée… Et la voici qui grandit, qui foisonne, qui prend mille formes imprévues, qui pousse des branches dans tous les sens, si bien qu’elle finit par devenir à elle-même contraire. Jusqu’à la fin elle reste intérieure, elle habite cruellement l’esprit :
Il semble que chaque idée, dès qu’on la touche, vous châtie ; elles ressemblent à ces goules de nuit qui s’installent sur vos épaules, se nourrissent de vous et pèsent d’autant plus qu’elles vous ont rendu plus faible266…L’ironie de Gide consiste à représenter fidèlement ce jeu spontané et gratuit des idées. Elles n’ont aucune obligation ; puisqu’elles ne s’affirment d’aucun objet, rien ne les attache. Cette liberté leur donne une agilité vertigineuse et presque comique. Il y a en elles un esprit : elles obéissent à toutes ses fantaisies, à ses ébats adroits et malicieux :
Je me souviens d’un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnettes ; l’avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en sortait toujours une plus fine encore. — Je me souviens d’un jour où elles devenaient si rondes que vraiment il n’y avait plus qu’à les laisser rouler. Je me souviens d’un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement267.Voici ce merveilleux esprit livré à sa propre délicatesse268 ; elle l’entraîne et le déchire ; il lui cède avec enchantement et cependant, parfois, voudrait lui échapper. À se sentir tellement ingénieux, il goûte en même temps un ravissement et une souffrance. Sa complexité forme un insaisissable réseau qui l’arrête de toutes parts et lui interdit de parvenir jusqu’aux brutales vérités du monde. Comme ses idées, les sentiments de Gide sont embarrassés par leur abondance ; ils ne savent pas se terminer en actes, leurs élans se neutralisent269. « Chaque occasion suscite mille mouvements qui entrent en débat ; et comme aucun ne veut quitter sa différence, renoncer à lui-même pour appuyer la victoire d’un autre, l’âme finit par s’apaiser sans agir ; c’est ainsi qu’un remous s’atténue, sans s’étendre, sous de petites vagues contraires. Gide reste interdit sous la poussée trop complexe de son cœur : il le sent si complet, chaque désir y tient si soigneusement sa place, qu’il ne sait comment succomber ni par quel pas faiblir :
Est-ce que tu feras… : (ceci ou cela) : sortiras-tu dans le jardin désert ? — descendras-tu vers la plage, t’y laver ? — iras-tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous la lune… ? d’une caresse consoleras-tu le chien ? — (Tant de fois j’ai senti la nature réclamer de moi un geste, et je n’ai pas su lequel lui donner)270.Il ignore même comment on choisit : trop de désirs simultanés le rend inhabile à la préférence. Il est frappé d’une sorte d’immense amour hagard. En chaque objet il voit tout l’univers et s’y complaît, si bien qu’il ne sait comment redescendre jusqu’à la tentation qui lui demandait d’être seule obéie :
La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais pas… Et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose271.Il se tient privé, séparé du monde par son âme joyeusement innombrable272.
*
* *
Cette subtile division d’avec le monde, cette maladresse exquise à s’y
donner, et ce tendre refus comme de quelqu’un qui fait signe avec la main que non et
qui sourit, sont l’essence même de l’âme de Gide. Elle attend, elle écoute, elle
dénie en silence le présent, elle ne sait pas y déboucher, elle est auprès de lui
parfaite et bondée.
Nous allons maintenant la suivre dans son développement, la retrouver dans tous les
livres la même, et pourtant à chaque fois un peu modifiée. Tout de suite elle est
détachée, elle se détourne ; mais au début c’est par répugnance, avec une sorte
d’indignation, — ensuite avec un grand rire transporté, avec l’air dédaigneux et
ravi de celui qui a pitié de l’offre qu’on ose lui faire, parce qu’on ne sait pas ce
qu’il possède, — à la fin avec plus d’inquiétude. Ce sont ces variations de son
détachement qu’à travers l’œuvre de Gide nous voulons étudier.
Aux quelques lecteurs des Cahiers d’André Walter,
Gide sans doute apparut d’abord pur et méfiant, auprès de la vie plein de scrupule,
chaste, je veux dire : séparé. Son premier mouvement est en effet de se garder. Il
craint tout contact avec le monde :
* *
La vie n’est qu’un moyen, pas un but : je ne la rechercherai pas pour elle-même273.À dix-huit ans, il sent son âme contractée et toute en défense ; une sorte de timidité complexe la paralyse. Elle feint de dédaigner parce qu’elle redoute, elle appelle sa crainte vertu ; elle cherche d’abord l’héroïsme pour échapper à la vie, et parce qu’il donne un sens à l’abstention. Mais en réalité, si elle se replie, c’est simplement qu’elle est trop riche ; elle est tout égarée par les espérances qu’elle sent s’agiter en elle et par ses possibilités infinies. André Walter se représente avec Emmanuèle
… désolés comme l’Ecclésiaste que nous méditions longtemps, l’esprit exalté par des pensées trop hautes, désorienté par la vanité des désirs et le cœur brisé d’un amour infini qui se répandait en larmes et en prières274.Rien de plus pathétique, quand on connaît l’histoire de son développement postérieur, que l’apparition de Gide adolescent. Cette retenue passionnée, ce précoce renoncement… Il semble qu’il ne pourra pas s’avancer plus loin. Il est exilé. Il est né trop pur. Que vient-il faire au monde ?
Mais des âmes nobles, quand il en vient, elles ne naissent pas viables ; vivre les rebute ; elles sont condamnées d’avance275.Ah ! comme le bonheur saura ruser avec cette âme ! Comme il saura bien pénétrer en elle malgré elle ! Déjà ne vient-il pas se mêler un peu au désespoir de sa noblesse ? N’y a-t-il pas une joie secrète dans sa pudeur et dans son déni ?
Ô l’émotion quand on est tout près du bonheur, qu’on n’a plus qu’à toucher — et qu’on passe. Que l’âme reste désireuse, toujours ; qu’elle souhaite. C’est dans l’attente qu’est la vie ; dans l’assouvissement elle retombe276.
*
* *
De ce bonheur, qu’elle n’ose pas encore appeler bonheur, l’âme va faire le lent
apprentissage. Les Poésies d’André Walter, La Tentative Amoureuse, El
Hadj, Le Voyage d’Urien, racontent ses premières découvertes. Elle ne
connaissait jusqu’ici d’elle-même que sa crainte, que son éloignement pour toute
possession terrestre. Elle se savait pleine de réserve et de dédain. Elle commence
maintenant à démêler les raisons de sa répugnance.
En effet, elle est au milieu du monde et ne peut faire qu’elle ne s’en
aperçoive, qu’elle ne l’entende autour d’elle murmurer. Elle est attirée par lui
malgré sa timidité. Après * *
« l’amère nuit de pensée, d’étude et de théologique extase », elle s’aventure
« dans le val étroit des métempsychoses277 ». Au lieu de négliger les voluptés de loin, en les ignorant, elle vient jusque parmi elles pour s’en priver ; elle laisse déferler contre elle toutes les caresses de l’alentour ; mais elle les repousse, elle se tient à la fois séduite et refusée. Or, à confronter ainsi aux délices naturelles son détachement, elle le comprend mieux ; elle en voit toute la profondeur et quelles causes il a en elle-même ; elle sent au contact du monde s’émouvoir et la paralyser son abondance intime ; les tentations qui la touchent éveillent le trouble qu’elle portait sans le savoir ; en s’y prêtant sans s’y abandonner, elle s’apprend elle-même, comme le corps connaît ses limites par les brises qu’il écarte de lui. Le Voyage d’Urien et les livres qui l’entourent ne sont le récit que d’invitations déclinées. Ils décrivent toutes les merveilles ; mais c’est pour dire comment les héros les évitèrent. Ils mentionnent de nombreuses et aimables actions ; mais ce sont celles dont les héros se sont abstenus. Ceux-ci promènent à travers tous les prodiges un désintéressement magnifique. Tant ils montrent de prudence, parfois Gide sourit.
Mais nous n’osâmes pas nous baigner de peur des crabes et des chatrouilles278.Ou bien, si par hasard ils viennent à bout de quelque entreprise, Gide aussitôt feint de ne rien trouver à en dire. Il veut faire croire qu’il ne se représente bien que les actes qu’on ne fait pas. Mais ces livres, en même temps qu’ils nous content tant d’exploits éludés, nous font sentir comment l’âme par ses abstentions se révèle peu à peu à elle-même. Appelées par le monde, ses confuses amours s’agitent, se déplient. C’est le tourment des vains désirs. Ils s’échappent du cœur lentement, lui laissant goûter leur essor. Ils tournoient tout autour un instant comme des colombes ; leur vol las et enchanté ne s’éloigne pas. Puis ils s’abattent, mourants. L’âme ne sait pas encore démêler s’ils sont doux ou cruels. Elle ne connaît que le trouble qu’ils font en elle ; au milieu de l’univers, elle sent un malaise qu’elle n’ose appeler délicieux. Je l’éprouve moi aussi, en relisant ces livres irritants et suaves. Poésie de l’inutile et de la désoccupation :
Et les jours s’en allaient ainsi, en promenades ou en fêtes279.Vains élancements, regards qui vont soudain découvrir toute la plaine, mais pourquoi ? Chevaliers qui partent au matin et reviennent au crépuscule.
Terrasses ! Miséricordieuses terrasses des Bactrianes au soleil levant ; jardins suspendus, jardins d’où l’on voit la mer ! palais que nous ne reverrons plus, et que nous souhaitons encore280… Falaises ! d’où l’on croit qu’on va voir autre chose281. Arbres du Nord ; rameaux vaguement désirés ; ah ! promontoires ! promontoires lancés vers le ciel, où l’on s’avance, où l’on s’avance ; après lesquels on ne peut plus3 282..
*
* *
En voyant toutes les richesses qu’il décèle confusément dans son âme, Gide comprend
l’importance de son détachement. Il ne peut plus le considérer comme une simple
privation. Mais il l’appelle liberté ; et du même coup s’aperçoit que cette liberté
nous fait cruellement défaut. Il voit tous ceux qui l’entourent paralysés par leur
activité quotidienne et s’amuse à railler ces captifs qui ne savent pas leur
lien283.
Paludes
284 en effet, c’est la satire de
toute réalisation
de la vie ; en se réalisant la vie s’immobilise,
s’enferme ; en prenant une forme elle meurt. Elle est comme une flamme : en la
nourrissant on l’étouffe, on la maintient sourde et sombre. Morne vie qui se dépense
au fur et à mesure en tout petits actes inépuisables. Richard est accablé
d’occupations :
* *
Toutes ses heures sont prises285.Il ne soupçonne même pas qu’on puisse être différent de ce qu’on fait. Il résume dans sa vraiment pauvre personne tout ce qu’a de mesquin l’accomplissement.
Ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures286.Un acte est quelque chose qui vient se mettre à la place d’une partie de l’âme ; il éteint un peu de notre belle énergie ; il crée de l’immobile, du définitif là où il y avait d’exquises puissances ; il nous arrête un peu, il met un terme à notre douce ambiguïté intime. Il pèse sur nous comme un poids mort ; nous ne pouvons plus nous débarrasser de lui, car il demande à être répété ; il a je ne sais quelle force d’inertie.
Tout ce que nous suscitons, il semble que nous le devions entretenir287. Tous nos actes subsistent horriblement et pèsent. Ce qui pèse sur nous c’est la nécessité de les refaire288…Il faudrait au moins qu’ils fussent contingents289, gratuits, accomplis au hasard, avec une sorte de générosité dédaigneuse ; il faudrait qu’ils parussent par l’âme concédés, plutôt que voulus, abandonnés avec superbe aux exigences de la vie ainsi qu’un don qu’on eût pu aussi bien refuser290. Car alors on se sentirait distinct d’eux, comme un pianiste qui choisit ses touches voit bien qu’il en est séparé. Mais non. Nous sommes ensevelis sous nos actes, nous n’existons plus qu’en eux, ils nous absorbent :
Je disais que notre personnalité ne se dégage plus de la façon dont nous agissons — elle gît dans l’acte même — dans les deux actes que nous faisons (un trille) — dans les trois291.Mieux vaut donc nous priver d’agir. Ainsi. seulement nous pourrons connaître, pure et voluptueuse, notre propre vie.
*
* *
Car voici le bienfait incomparable du détachement : il permet à l’être de se sentir
vivre.
Les Nourritures Terrestres naissent de Paludes,
comme naissent les uns des autres tous les livres de Gide, par opposition, par
réaction et selon le mouvement essentiel d’une pensée qui ne se développe qu’à force
de se corriger, de se réfuter et de se détruire. — Cependant, tout en s’y
contre-posant, les Nourritures Terrestres sont une solution de Paludes ; elles défont le nœud et l’obscure question qu’il formait.
Fiévreusement, et au hasard, et non sans se moquer de lui-même, Gide s’était élevé
contre l’étroite contrainte de nos actes quotidiens ; il aperçoit maintenant de sa
révolte téméraire et mal assurée la raison simple et sensible : les actes et les
attachements sont mauvais, car ils nous détournent de notre propre vie, qui est
notre seul vrai bonheur ; pour être heureux il suffit d’être et de savoir qu’on
est :
* *
Volupté ! Ce mot je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être, et même qu’il suffît de dire être, simplement292.À force d’errer parmi le monde et d’éprouver en lui cette contraction prodigieuse qui toujours l’arrêtait, Gide a fini par entrer en possession de sa richesse : elle s’est avouée en lui, elle est devenue soudain facile comme un visage qu’enfin on reconnaît :
Obscures opérations de l’être… — comme les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être, que je serais293 …À chaque refus, à chaque éloignement que lui imposait son cœur, il se sentait ramené vers lui-même, et ces retours perpétuels étaient comme les coups qui ébranlent une cité inconnue et rétive : puis, le menaçant trésor de toute sa vie accumulée, un jour il l’a trouvé en lui disponible, aisé, joyeux, pareil à l’hilarité subtile du matin. Les Nourritures Terrestres chantent cette joie : tenir sa vie en soi, la connaître, la toucher, souffrir son constant éveil :
Ô ! si tu savais, si tu savais terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme294…Ce n’est plus pour s’apprendre que l’âme cherche et repousse les voluptés ; maintenant qu’elle s’est saisie, elle veut simplement entretenir perpétuel le sentiment qu’elle a de sa vie ; de chaque minute d’elle-même elle veut éprouver le passage : elle est comme une flamme qui demande à toutes les brises de l’aviver, et de son ardeur augmentée elle se ravit ; elle n’admet aucune fatigue, mais craint sans cesse que ne s’émousse son allégresse intérieure. Tous ces désirs qu’elle donne au monde, ne tendent qu’à la rendre à elle-même plus sensible ; en s’écartant de leur foyer, ils ne veulent que le faire plus intense :
Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités295.Les Nourritures Terrestres décrivent des plaisirs moins vastes et moins solennels que ceux du Voyage d’Urien. Car pour éviter que l’âme ne perde conscience de sa vie, ils se renouvellent incessamment ; ils viennent comme mille douces mains qui s’appuient et se retirent, comme des baisers précipités ; ils sont plus proches, ils touchent de plus près, ainsi que les pieds nus goûtent du sol les exquises températures. Ils sont innombrables afin qu’aucun n’arrête à lui ; leur changement importe encore bien plus qu’eux-mêmes ; il en faut un pour chaque instant. Et tantôt ce sera une violente ivresse, tantôt…
Simiane alors se levant, se fit une couronne de lierre et je sentis l’odeur des feuilles déchirées296.Que jamais ne demeure mon corps de plaisir inoccupé.
Et je pris… l’habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée — pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur297…Voici donc cette âme que nous avons connue si altière et si réservée, exposée à toutes les délices du monde : la voici engagée dans la vie298 ; autour d’elle, emmenés selon le délicat mouvement des Rondes, tournent les biens inépuisables de la terre. Pourtant elle est la même toujours ; elle garde ce détachement, cette attitude démêlée qui, d’abord, faisaient sa solitude ; car se donner à tout n’est qu’un moyen raffiné de ne se donner à rien et car son bonheur, comme son dédain, dont il n’est que la transformation, se passe fort bien de posséder.
J’ai porté tout mon bien en moi, comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune. À chaque petit instant de ma vie, j’ai pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était fait, non par l’addition de beaucoup de choses particulières, mais par leur unique adoration299.C’est la même âme, mais joyeuse, épanouie. Elle ne refuse plus le monde en se fermant à son approche, mais au contraire parce qu’elle est trop ouverte, trop déployée :
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion300.Elle dépasse les choses, elle ne peut plus s’y réduire. Elle palpite ainsi que de grandes ailes maladroites à se replier.
*
* *
Cet élargissement n’est pas sans danger pour elle : à force de s’étendre, elle
risque de ne plus pouvoir se ressaisir. Saül est la parodie des
Nourritures Terrestres. Par tout ce qu’il accueille de lui-même,
par tous désirs qu’il se laisse avoir, par l’immense permission intérieure qu’il se
donne, Saül peu à peu s’anéantit lui-même : à trop accepter il use et détruit sa
volonté. Tant il a d’amours, il s’y embrouille, comme il s’entrave dans les plis de
sa robe. Il chancelle au milieu des tentations trop diverses qui l’assaillent. Il
écoute toutes ses voix ; comme ceux qui ne savent à qui entendre, il est un peu
ridicule ; il se tient les bras ouverts au hasard. Il ne s’épargne aucune idée ; en
même temps que par les plus hautes, il est séduit par les plus basses, et sous leur
conseil divisé il ne peut arriver à une décision. Il a tant de sentiments à nourrir
qu’il est entièrement distribué entre eux et qu’il ne lui reste rien pour
vouloir :
* *
Ah ! qu’est-ce que j’attends à présent pour me lever et pour agir301 ?Si par hasard il agit, c’est avec une sorte de fureur : il cherche à s’étourdir, à oublier dans la violence les mille raisons qu’il avait de se conduire autrement. Puis il est ressaisi par son âme ; elle est si nombreuse qu’elle l’étouffe. Ses démons ont envahi sa tente et le poussent dans un coin :
Je suis complètement supprimé302,dit-il tout bas. Il ne peut plus vivre, il ne sait plus comment s’y prendre.
*
* *
Après Saül, qui est encore un traité de morale et déjà une œuvre
d’imagination, Gide, nous le savons, quitte la littérature subjective, et n’écrit
plus — Amyntas mis à part — que des drames et des romans. Ces
nouveaux livres, nous ne devons pas les interroger de la même façon que les
premiers. Ce ne sont plus de ces méditations au cours desquelles l’âme de Gide se
laissait si clairement connaître : ils n’ont plus pour mission précise de la
livrer ; il n’y a plus de l’un à l’autre de continuité intime. Du moins est-elle
bien plus cachée.
Il nous faudra considérer séparément ces ouvrages,
sans vouloir leur
imposer aucun enchaînement. En chacun, tour à tour, nous ne surprendrons l’âme que
si nous savons après chacun la quitter. Peut-être cependant l’entreverrons-nous de
l’un à l’autre se développer, ainsi qu’entre les feuillages on accompagne du regard
quelqu’un qui passe.
L’Immoraliste est peut-être le plus beau livre de Gide ; c’est du
moins celui qui s’avance le plus loin.
Il raconte l’histoire d’une âme détachée. Michel dès son enfance est privé, séparé,
retiré ; il ne souffre de vivre qu’avec une sorte d’impatience dédaigneuse ; il se
retranche ; il marque lui-même volontairement sa différence d’avec tous les hommes.
Et l’on peut mesurer son ignorance du monde à la naïveté de ses premiers
étonnements :
* *
Ainsi donc celle à qui j’attachais ma vie avait sa vie propre et réelle303 !Avec cette âme il découvre soudain la vie. Il en est si distinct qu’il faut bien à la fin qu’il l’aperçoive ; il la méconnaît si bien qu’elle force enfin son attention. Tout de suite il l’aime, il la désire. Mais on ne se débarrasse pas si vite d’un long dédain ; son amour conserve la forme de son détachement : il est un enthousiasme pur et qui néglige tous les biens dont on se peut satisfaire. C’est de sa propre vie, surtout que Michel s’éprend, c’est elle qui l’étonne et qu’il écoute grandir. Il ne se mêle pas aux choses, il ne se dépense pas en elles, il garde contre elles une sorte d’hostilité et rejette toute possession. Les attaches que par hasard il a nouées avec le monde, il ne songe qu’à les rompre. Ménalque lui enseigne à se dépouiller de plus en plus, à laisser tomber à chaque instant son passé, à se priver de mémoire :
C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure304.Il tend vers un toujours plus farouche dénuement, il ne travaille qu’à se désenchaîner. Il sent encore cette impatience de toute propriété qui dès son enfance le divisa d’avec le monde, elle l’agite encore, elle fait trembler ses mains, elle lui interdit de prendre :
Décidément tout se défait autour de moi ; de tout ce que ma main saisit, ma main ne sait rien retenir305…Et c’est avec une sorte de découragement passionné qu’il s’écrie :
Je tâchai donc, et encore une fois, de refermer ma main sur mon amour306.Ainsi, tout auprès de la vie qu’il continue de refuser, Michel demeure seulement occupé par la croissance infatigable de sa vie. Elle se développe en lui, elle lui donne je ne sais quel air attendant, exposé, perpétuellement ouvert. Comme aucun objet, aucun acte définis ne viennent la clore ou l’adapter, comme rien ne la rassemble et ne la réduit, elle s’épanouit toujours de plus en plus307. Jamais un sentiment qui soit plus resserré que le précédent, qui soit sur le précédent en diminution, qui le restreigne ; toujours le sentiment qui ajoute, qui dilate l’âme davantage, qui accentue son élargissement308. Après la joie, la joie. Michel surprend Moktir en train de le voler :
Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m’emplit alors fût autre chose que de la joie309.Ouverture silencieuse et sombre. On lit sur le visage de Michel l’effort et la jubilation de son âme ; il supporte quelque chose d’immense. Je le vois dans le port de Syracuse, errant étranger, avec son sourire. Il va, soulevé par une force intérieure que rien n’utilise ni n’astreint et dont il subit tout le ressort. Sa vie s’appuie si fort aux parois de sa poitrine qu’elle lui est presque pénible310 ; il souffre bonheur. Peu à peu il dépasse le bonheur :
Mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur311.Il finit par n’éprouver plus qu’une sorte d’accablante liberté. Il a rompu tous ses liens et maintenant il hésite tragiquement dans le vide :
Je me suis délivré, c’est possible ; mais qu’importe ? je souffre de cette liberté sans emploi312.Il ne bouge plus, il reste où il se trouve avec indifférence ; mais cette indifférence le distend cruellement ; elle ne l’immobilise que parce qu’elle le partage et le démembre en secret. L’écartement de son âme devenue démesurée le déchire. La joie qui ne s’apaise pas en lui, est si pure qu’elle le brûle313. Il y avait pourtant dans l’âme de Michel un sentiment qui eût dû modérer ce sauvage et solitaire enthousiasme : l’amour des autres. Gide, mieux que son héros, en comprendra l’importance et saura le développer. L’immoraliste, comme il a découvert sa vie, découvre celle des autres314. Il s’attache à Moktir, à Charles Bocage, à Bute. Ainsi semble-t-il sortir de lui-même. Mais en réalité, il n’aime que son amour, que l’augmentation intérieure qu’il en reçoit ; il cherche dans autrui un renforcement de ses propres sensations ; la sympathie qui l’entraîne, c’est surtout le désir d’apprendre, en les éprouvant avec eux, les émotions inconnues de ses compagnons :
Je sais à peine exprimer cette sorte de joie que je ressentais auprès d’eux : il me semblait sentir à travers eux315. C’était un immédiat écho de chaque sensation étrangère — non point vague, mais précis, aigu316.Il est mené par un insatiable désir de lui-même et, comme il n’arrive pas seul à posséder toute sa profondeur, il demande aux autres de l’aider à s’en rendre maître : il poursuit une sombre conquête intime, il appelle fiévreusement à son secours les autres êtres et ceux qui sont le plus loin de lui, sont ses meilleurs alliés :
Je m’attachais aux plus frustes natures, comme si, de leur obscurité, j’attendais, pour m’éclairer, quelque lumière317.Mais il les rejette aussitôt qu’il s’est servi d’elles, que par elles il s’est appris ; il les abandonne comme il dépouille tout son passé ; il reste seul, pur, sans autre bien que sa vie trop libre qui l’oppresse.
*
* *
Dans Amyntas de nouveau nous n’avons devant nous que Gide
lui-même. Pour la première fois il montre une âme un peu fatiguée de sa solitude. On
le devine inquiété de plus près, de plus bas par le monde et prêt à se joindre enfin
à lui :
* *
J’avais l’âge où la vie commence à prendre un goût plus douteux sur les lèvres ; où l’on sent chaque instant tomber d’un peu moins haut déjà dans le passé318.Pourtant ce goût de la vie sur les lèvres, il ne renonce pas encore à lui trouver de la douceur. Ce n’est qu’apaisement, apprivoisement de la grande joie intérieure qui tournoyait en lui : il aime encore à sentir la délicatesse de ses émotions, les changements de son cœur. Il chérit dans le désert l’absence de tout objet : tant les prétextes y sont monotones, on y éprouve avec plus de subtilité sa vie ; elle ne prend aucune forme ; elle demeure inoccupée, simple, nue :
Que viens-je encore chercher ici ? — Peut-être, ainsi qu’un corps brûlant trouve joie à se plonger nu dans l’eau froide, mon esprit, dépouillé de tout, trempe dans le désert glacé sa ferveur319.Devant soi l’on ne contemple que des variations pures ; les heures lentement modifient le vide sans fin, le teignent de couleurs imperceptiblement différentes ; elles passent sans qu’aucune matière s’offre à leur transformation320. Et c’est comme si l’on tenait son âme sous ses yeux ; elle s’échappe au-dehors, elle se déroule devant nous321 ; elle laisse voir délicieusement sa vicissitude :
Ah ! de combien peu d’éléments est fait ici notre bruit et notre silence ! le moindre changement y paraît… Je voudrais que de page en page, évoquant quatre tons mouvants, les phrases que j’écris ici soient pour toi ce qu’était pour moi cette flûte, ce que fut pour moi le désert — de diverse monotonie322.
*
* *
La Porte Étroite est de toutes ses œuvres celle que
Gide a le moins dominée : il l’a écrite presque malgré lui ; ou plutôt elle s’est
retournée contre lui, elle l’a contraint, elle s’est dictée à sa pensée, dédaignant
ses intentions323. Ce
qu’elle va nous révéler, c’est donc ce que Gide n’a pu s’empêcher de dire, ce qu’il
y avait de plus profond en lui et qui est remonté au moment où il le croyait
disparu.
Livre si cher qu’on voudrait n’en pas parler, nier même l’avoir lu pour le garder
plus près de soi. Livre * *
« si pur, si lisse »qu’on ne sait pas non plus comment en parler. Livre de si profonde et dangereuse importance qu’on ne résiste pas à la tentation d’en recueillir le sens. Il faudrait le lire d’un seul trait, avec amour et larmes, assis, comme Alissa, par un temps trop beau sur ce banc de la marnière abandonnée d’où se découvraient au déclin du jour les champs vides et labourés :
L’été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd’hui ne peut presque rien retenir. Les seuls événements étaient des conversations, des lectures324…C’est ainsi que les héros du Voyage d’Urien laissaient, au long d’eux-mêmes, s’écouler sans mémoire les heures merveilleuses et vaines. Dès la première lecture de La Porte Étroite, même si l’on ne veut pas encore écouter le sens intérieur du livre, on ne peut manquer de se sentir gagné par cette langueur et cette douce insatisfaction qui faisaient le charme des premières œuvres. Un incessant désir, tendrement irrité, s’échappe de nous. En quelle région du bonheur sommes-nous conduits ? Il semble que ce soit sur ses extrêmes confins ; ici nous n’aurons de lui que sa fuite et que ce faible cri qu’il nous abandonne en s’envolant de nous ; il est pareil aux branches agitées par un oiseau surpris et déjà lointain :
L’été fuyait. Déjà la plupart des champs étaient vides où la vue plus inespérément s’étendait325.Ce n’est pas sans de profondes raisons que nous éprouvons ici cette détresse ravissante, ce plaisir frustré. La Porte Étroite est l’histoire de deux âmes timides qui font leur bonheur de leur impuissance même à atteindre le bonheur. Elles ont l’une et l’autre je ne sais quelle maladresse native aux choses de la vie, elles ne savent pas les prendre, elles sont frappées d’une sorte de pudeur qui est leur essence même, si bien qu’elles ne goûtent d’aise véritable qu’éloignées l’une de l’autre326. Elles se rétractent dès qu’elles se rapprochent : une mystérieuse impossibilité se glisse entre elles ; une ruse inconsciente, issue du plus profond d’elles-mêmes, les sépare. Nous ne sommes pas nés pour le bonheur327, dit Alissa ; mais c’est de sainteté qu’elle se pense éprise ; elle croit qu’elle n’écarte Jérôme que pour le mieux élever vers Dieu et qu’elle sacrifie au salut tout son
« contentement humain328 ». — Mais elle ne se connaît pas tout entière : un ravissement plus subtil et moins clair que l’enthousiasme religieux l’entraîne à se dépouiller ; à mesure qu’il se fait plus pressant, elle le découvre de moins en moins explicable :
Les raisons qui me font le fuir ? Je n’y crois plus… Et je le fuis pourtant, avec tristesse, et sans comprendre pourquoi je le fuis329.En réalité elle est possédée par l’étrange passion de se priver ; elle est née pour le dénuement ; elle écoute une voix qui lui conseille de quitter tous ses biens ; elle sourit à son mystérieux appel ; elle est prise doucement de partout par un attrait invisible et sait bien qu’il n’est rien de meilleur que d’y céder. Comme le Ménalque des Nourritures Terrestres s’enivrait de son jeûne et marchait à travers la plaine dans un étourdissement voluptueux, de même elle ne résiste point au délice de se rendre pauvre :
Pourquoi donc inventai-je ici la défense ? Serait-ce que m’attire en secret un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l’amour ? Oh ! pouvoir entraîner à la fois nos deux âmes, à force d’amour, au-delà de l’amour330 !…Si l’abstention l’enchante si profondément, c’est qu’elle lui révèle les longs plaisirs de l’âme. Alissa trouve à se priver une joie plus certaine qu’à se satisfaire ; à mesure qu’elle éloigne l’objet qu’elle poursuit, elle sent son âme s’étendre heureusement et comme s’étirer en elle :
Et je me demande à présent si c’est bien le bonheur que je souhaite ou plutôt l’acheminement vers le bonheur. Ô Seigneur ! Gardez-moi d’un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu’à Vous mon bonheur331.Dans l’achèvement l’âme s’évanouit ; mais en prolongeant indéfiniment son attente, on la voit progresser, on goûte chaque mouvement qu’elle fait332 : elle bouge un peu à chaque instant ; elle glisse en nous, elle nous frôle intérieurement de son avancement délicat. L’héroïsme d’Alissa, c’est une joie secrète et inavouée. Dans son effort pour se dépasser inépuisablement, pour quitter tour à tour chacun de ses attachements et pour aller plus loin, l’âme trouve son bien. Car des liens qui la veulent retenir, elle reçoit, à mesure qu’elle les brise, le sentiment d’elle-même ; elle est comme celui qui est joyeux parce qu’il échappe à toutes les mains qui cherchaient à le saisir, et qu’enfin le voici loin de tous, seul et vivant :
Héroïsme gratuit… Héroïsme parfaitement inutile333.Alissa écarte en souriant toute promesse de récompense334 ; en même temps qu’elle s’arrache à Jérôme, elle renonce au bienfait de son sacrifice ; elle veut ne rien attendre de la mort. C’est qu’ainsi doublement dépouillée, elle touche de partout son âme, elle recueille sa tension et sa vaine dépense, elle la perçoit comme les cordes d’un instrument méditent leur ton qui n’est qu’une pure disposition d’elles-mêmes335. Telle est l’obscure volupté que cherche, sans le savoir, son esprit timide. Et malgré l’affreuse ignorance où se débat son agonie, il ne faut pas dire qu’elle se soit trompée : de son héroïsme elle a connu au fur et à mesure le prix, elle a longuement goûté la joie. Il ne fut en elle si spontané que parce qu’il était la seule façon qu’elle sût d’être heureuse. Il ressemble au grand effort de l’immoraliste pour s’emparer de lui-même en repoussant toutes les possessions qui le divertissaient. Mais il est plus aimable de comparer la Porte Étroite tout entière à cette matinée radieuse et comme suspendue par sa délicatesse même, où Jérôme, s’approchant à pas étouffés, surprend Alissa au fond du jardin :
Voici l’instant, pensai-je, l’instant le plus délicieux peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas336.Ou bien nous dirons : la trace que laisse ce livre dans notre souvenir ressemble au dernier geste d’Alissa :
Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m’écartant d’elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux emplis d’un indicible amour337.Éloigner doucement de nous l’objet vers quoi toute notre âme nous entraîne, afin de sentir monter en nous, lentement et de plus en plus, notre âme.
*
* *
Isabelle est l’œuvre la plus récente de Gide. Elle donnera
peut-être plus tard quelque embarras aux faiseurs de classifications. À la fois elle
s’attarde et elle ouvre une ère nouvelle. Elle est indécise et un peu languissante
comme un enfant qui change d’âge. Gide, au moment où il l’écrit, vient de découvrir
d’immenses richesses qu’il ne soupçonnait pas ; par son émerveillement il est
distrait ; il pense avec tant de plaisir à tout ce qu’il va pouvoir faire qu’il ne
se donne pas entier à sa tâche ; il est partagé entre elle et l’avenir ; et ce qu’il
refuse de lui-même à l’œuvre présente, c’est le passé, ce sont des habitudes qui
tout naturellement
viennent y suppléer. Isabelle
c’est cet instant de délicate paresse que l’on s’accorde avant de se lancer dans une
entreprise nouvelle dont on n’aperçoit pas la fin. Œuvre à la fois trop bien faite,
parce que s’y emploie toute la science acquise pendant la période qu’elle achève, et
incertaine, parce qu’elle est l’essai d’une manière encore mal consciente338.
Si peu qu’on l’y découvre, Gide pourtant, même dans Isabelle,
montre son âme. Comme Gérard semble épris ! Mais ne serait-ce pas de son amour ? Il
cherche lentement ; il aime tous les retards de sa curiosité. Passionnément penché
sur les traces de l’invisible Mademoiselle de Saint-Auréol, la volupté qu’il goûte
c’est celle du chasseur, celle de Michel quand il passait la nuit dans les bois,
auprès des pièges tendus par Bute. Car ne sait-il pas à l’avance que de l’objet
qu’il poursuit il n’a rien à espérer ?
Connaître la vie secrète d’Isabelle de Saint-Auréol ; savoir par quels chemins
parfumés, pathétiques et ténébreux339…
Gérard écoute son âme en lui fiévreusement attentive ; c’est elle qui
plus que tout l’intéresse :
* *
Jusqu’au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l’attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle ? Non sans doute, mais, amusé jusqu’au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris ? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l’impatience de l’amour340.Et qu’importe enfin si la femme qu’il trouve n’est que l’image sans vie de celle qu’il a désirée ? Songea-t-il jamais sérieusement à s’emparer d’elle ? Ses paroles quand il rencontre la vraie Isabelle, cette sorte de lassitude polie que tout de suite il oppose à ses provocations, indiquent assez combien il souhaitait peu cette entrevue tant recherchée. Il a épuisé tout son bonheur avant d’atteindre l’occasion de se satisfaire ; et le désir déçu revoie vers le cœur avec plus de suavité. Voilà ce qu’Isabelle enferme de l’ancienne âme de Gide. L’amour de Gérard est pareil à cette longue promenade qui, dans La Tentative Amoureuse, conduisit Luc et Rachel jusqu’au parc entouré de murs ; puis, un jour, étant revenus, ils le trouvèrent libre et vide ; mais ils avaient été heureux. Malgré cette analogie on peut lire dans Isabelle autre chose que du passé. Gide y laisse paraître un peu de son âme nouvelle. Pour la première fois il sort de lui-même ; par un grand effort il s’arrache à son isolement ; il s’oublie ; il se perd un peu parmi le monde ; une sorte de pitié l’attache à d’autres vies que la sienne. De temps en temps je cesse de sentir ce dégagement de son cœur, ce subtil intervalle qui jusqu’ici toujours l’a distingué de ce qu’il aimait ; il est des moments où par la sympathie il s’unit et se confond à ses personnages341. Ainsi nous allons le quitter au moment où son âme, qu’il a si bien retenue jusqu’ici, est sur le point de céder. Nous l’avons suivie pendant le long développement de sa solitude : nous l’avons vue devenir heureuse, changer sa crainte en volupté, mais sans renoncer à sa défense et à son repliement. Voici qu’elle s’est suffisamment éprouvée elle-même et qu’elle sent le besoin de se donner. Il est impossible de prévoir quelle sera maintenant sa destinée : en voulant la définir à l’avance nous ne ferions que l’embarrasser. Écartons d’elle toute attente et que notre regard sache ne pas l’accompagner plus loin. Nous avons prétendu non pas lui retirer l’avenir, mais seulement décrire jusqu’ici sa continuité.
D’abord je vis et cela est magnifique.
*
* *
Il est certains esprits très puissants dans lesquels on devine des régions
éteintes, sombres. Il y a en eux des points insensibles, des parties que ni la
caresse ni l’offense ne sauraient émouvoir. La profondeur de leur pensée est faite
de plusieurs méconnaissances : ils ne sont si forts que parce qu’il y a des choses
qui ne les intéressent pas et la grande lumière dont ils brûlent, s’alimente de
beaucoup de nuit.
Mais Gide, il est complètement clair ; pas d’oppositions d’ombre et de jour : un
éveil entier. Il répond de partout comme le cristal, et sans en avoir l’uniformité.
Il est prêt à tout ; nulle part, si abrupte soit mon attaque, je ne le trouve
sommeillant ; mais en lui déjà vibrent une pensée unique, une émotion incomparable.
Âme toujours intacte et que vivre ne déforme pas ; nulle nécessité, en la tirant
d’un côté ou de l’autre, ne détruit son intégrité naturelle ; elle se garde
parfaite. Non pas qu’elle soit impassible, elle agit ; mais en fonctionnant elle
préserve tous ses rouages, elle les
exerce tous à la fois, ne laisse
aucun se rouiller. Elle est vive et reste totale comme un lac avec tous ses
flots.
Puisque dans une âme on distingue l’esprit et le cœur, en celle-ci j’aime d’abord
l’étendue de l’esprit. — Chacune de nos idées a un penchant à retomber sur
elle-même, à se faire lourde et seule ; dès qu’on l’écoute, toute autre est exclue.
Mais Gide maintient toutes ses idées à la fois élevées ; il ne consent pas à leur
inertie ; il ne permet à aucune de triompher des autres en s’étalant sur elles :
avec vigilance il répartit entre toutes une soigneuse flamme, il alimente sans cesse
leur combat. Ce n’est pas qu’il demeure en deçà d’elles, s’amusant en sceptique de
leur entrechoc ; mais il se donne à toutes en même temps, il apporte à toutes sa
foi, il ne se laisse pas décourager à leur contradiction ; elles ont beau se
repousser : il les embrasse d’une même croyance ; il est à la fois à toutes attaché
et de toutes arraché. Cet esprit ne connaît pas les sacrifices logiques ; il est
aussi avide qu’aucun autre de la vérité ; mais il veut l’obtenir sans renoncer à
aucune part de lui-même ; il souffle sur toutes ses idées, il ravive de son
assentiment les plus incertaines et ne se satisfait qu’à les sentir toutes à la fois
« bien prises » en lui.
La vérité qu’il compose ainsi n’est pas une explication, mais une image exacte et
complète de
la réalité342. Autant de pensées en
lui qu’il y a d’objets dans le monde.
Que les esprits trop simples sont disgracieux ! Ils sont pareils à ces gens qui ne
savent pas voir les choses ; ils me donnent le même malaise. Voici devant eux comme
devant moi tout ce qui existe. Mais non : ils n’aperçoivent que ce qu’ils savent
déjà, ils ont une pauvre idée et rien ne la peut démentir, car ils ne reconnaissent
en dehors d’eux que ses confirmations ; ils sont au milieu du monde comme s’il était
fait juste à leur taille et qu’ils n’eussent qu’à s’y installer ; ils le trouvent
commode et ne se doutent pas qu’il est admirable. Qu’est-il de plus impie qu’un
homme qui ne voit pas ce qui est ? — Une idée ne m’est rien tant qu’elle est seule,
tant qu’elle ignore que beaucoup d’autres, partout dispersées, en silence lui
répondent, la restreignent et, pourrait-on dire, la « rattrapent ». Je n’ai que
faire d’une idée qui n’a pas voyagé, qui n’a pas pris conseil de toutes les autres
ni médité leur différence. Car dans la réalité rien n’est définitif, rien ne
s’achève à soi, rien
n’existe qui ne soit un peu contredit, compensé et
comme réparé par mille autres choses.
L’esprit de Gide est inlassablement égal à l’énorme complication des choses : par
je ne sais quelle promptitude il est toujours à leur disposition,
il satisfait toujours à l’exigence de leur infinité. C’est là ce que j’aime en lui.
Avec toutes ses idées qu’il tient délicatement en jeu, il imite le monde. Je n’ai
pas à craindre qu’il le déforme de ses préoccupations ; il est un miroir sensible et
intelligent, il se conserve si juste et si intact que sa réponse est parfaitement
limpide. — Sans doute il n’ajoute à ce qu’il constate aucune justification, il ne
découvre par aucun effort aucune convergence cachée sous la diverse apparence, il
n’est pas de ceux qui d’un long rayon étroit éclairent tout à coup le monde jusque
dans sa profondeur. Mais il le représente sans défaillance, il lui est à toute heure
équivalent, il contient sans cesse toute sa combinaison et tout son nœud. Point de
jugements, mais une entière fidélité. C’est assez pour moi. Enfin je trouve un
esprit qui ne se préfère pas à ce qu’il voit, qui respecte la réalité et lui offre,
pour qu’elle s’y reproduise, toute son étendue, sans autre souci que de se rendre
scrupuleusement sincère.
Ce n’est pas seulement par l’intelligence que Gide est tout accueil. — Pas plus
qu’il ne consent de retranchements parmi ses idées, il ne touche à
ses
sentiments : aucun désir en lui ne se soumet les autres, ils vivent tous ensemble.
Cœur nulle part apaisé ; l’attention règne en tous ses amours, de tous ses amours il
veille. Qui ne sent, à la simple lecture des livres de Gide, cette sorte de guet
subtil de toute son âme ?
Et parce que nul amour en elle n’est dominant et exclusif, à cause de cette active
égalité intime, son âme est prête sans cesse à recevoir tout l’univers, elle se
dispose à sa rencontre ; elle tourne vers partout un visage que l’attente et
l’admiration font silencieux. Comme j’aimais son intelligence entièrement déroulée,
j’aime encore en Gide cette immensité secrète du cœur.
Par là surtout il m’est cher, par là il a influé sur moi. — C’était je ne sais quoi
d’impatient au fond de moi, une plus grande soif, une demande muette et infinie,
l’avertissement confus de l’innombrable univers. Quand j’ai rencontré Ménalque, j’ai
senti se défaire soudain mon malaise et naître un émerveillement délicat, comme
égaré : ne plus rien refuser, ne plus savoir de différences ni de dignités, devenir
tellement ignorant de toute prédilection que chaque minute s’emplisse d’un plaisir
qui vaille tous les autres. Je me souviens de cette longue année délicieuse, il me
semblait que tout un paradis se fût épanoui en moi ; j’entendais son chant perpétuel
dans mon cœur ; sur les routes les plus arides m’accompagnait une joie infatigable.
J’étais si bien donné au monde
que je n’y trouvais plus aucun mal.
J’avais appris à ne rien négliger : chaque matin je devinais à la couleur du jour
entre les persiennes, quel temps il ferait. Il y avait entre deux collines une
échappée sur la lande : toutes les heures, avec volupté, je revenais voir,
insensiblement modifiée, la nuance du lointain pays bleu.
Sans doute on ne peut vivre toute sa vie sans préférence. Mais je plains ceux qui
n’ont pas connu cette extase, cette attente et cette ferveur indéfinies. Je pense
qu’il n’y a point de véritable amour, bien fort, bien partial, bien injuste, si ne
l’a précédé une longue période de cette indifférence passionnée qui me transportait
alors. L’âme y prend de la violence, je ne sais quel élan sans limites ; elle se
déplie tout entière, elle connaît son étendue. Et quand elle découvre enfin où se
poser, quand vient le temps de se rendre fidèle, c’est de toute sa force qu’elle
s’abat sur l’objet choisi.
Un être intact : voilà ce que j’admire en Gide. La vie ne l’entame pas, n’arrive
pas à le diminuer ; on ne voit pas sur lui les traces qu’elle laisse sur tous ceux
qui l’environnent. Il n’abandonne rien de lui aux événements qu’il traverse. Je ne
trouverai en lui aucun de ces grands renoncements qui dorment, comme un pauvre, la
tête entre ses bras, dans le cœur des hommes de quarante ans. Je contemple celui
qu’aucune défaite n’a touché.
De là cette joie terrible dont il est
possédé et qui fait que s’écartent de lui tous les gens blessés.
Il y a la joie qui nous vient d’obtenir une chose très désirée. Elle est humble,
car elle ne dépend pas de nous, ne peut naître toute seule ; nous sommes obligés de
la demander et d’attendre ; elle ne commence qu’avec ce que l’on nous accorde. Mais
une autre joie est celle de l’homme qui sent dans le silence tous ses membres bien à
leur place et le jeu secret de chacun et sa fine articulation ; la joie de l’homme
qui tient son âme avec toutes ses idées, tous ses penchants, toutes ses volontés
sans aucune exception et qui en perçoit l’exercice parfait, la santé sans défaut. Il
n’a besoin de personne : son existence seule suffit à le combler ; il marche ; il
connaît qu’il vit ; il mesure la force qu’il est ; à chaque pas il est tout
présent ; il n’apaisera pas ce bonheur indompté. C’est de cette joie que Gide est
empli, c’est elle qui l’accompagne partout comme une servante obstinée qui parle
sans paroles et qu’il s’enchante de ne pouvoir contraindre à se taire.
Rien n’est plus défendu qu’une telle joie. Il faut l’étouffer pour vivre comme il
convient, il faut l’exiler dans la plus soigneuse profondeur, il faut ne plus savoir
d’elle que son nom très mystérieux. Les événements, qui se succèdent sans relâche
avec une humble fièvre, ne viennent que pour nous distraire d’elle, que pour
l’empêcher de monter en nous. Elle est notre plus grand crime
possible
et nous passons notre vie à en écarter la tentation. Nous ne sommes pas nés pour
être joyeux, mais pour souffrir, pour nous détruire et pour n’être plus. — C’est par
effroi que nous avons laissé s’établir un tel silence autour de l’Immoraliste, qui est un grand livre.
Mais moi, que ferai-je si cette joie interdite, parfois je la ressens ? Je ne peux
pas la nier, elle est aussi claire à certains instants que ma vie même. Ceux qui
prétendent n’être pas concernés par l’Immoraliste
343) ils ne
connaissent donc pas ces matins où l’on se réveille bien ? Ah, dur bonheur, je te
souffre plutôt que je ne jouis de toi. Je tiens en moi mon être tout entier, nu et
violent comme un animal. Que l’air est donc précis et terrestre ! Je ne sortirai pas
sans offense, je heurterai en passant tout ce qui s’est levé ce matin d’humble et
d’honnêtement disposé. Il faut que je rie. Et de qui donc ai-je besoin ? Quelle
tâche me capterait ? Je suis homme et l’on ne peut pas du moins m’en empêcher. Il y
a quelque chose en moi d’irréductible. Je peux être détruit ; mais en ce moment
* *
Je vis et cela est magnifique344.Je loue Gide d’avoir osé l’expression de cette joie. Nietzsche sans doute avant lui l’avait enseignée. Mais Gide l’a racontée. Et que pèse un précepte auprès d’une description ?
*
* *
Il faut achever. Ceci même que je viens d’exalter en Gide, peut-être
je ne l’aimerais pas si je le trouvais seul. De Nietzsche à la longue je me suis
détourné, pour avoir découvert trop exclusive et monotone sa préoccupation.
J’étouffe dans l’immoralisme ; bientôt une grande soif de faiblesse ; il faut que je
cède enfin et que je ne sois plus parfait. C’est le désir d’être atteint, semblable
au sommeil. Mais justement Gide, parce qu’il ne s’entête jamais, échappe de toutes
parts à l’obligation de rester intact ; je devine et j’aime chez lui une inquiétude
muette du meilleur345, le pressentiment d’une joie plus pure. Il est mal
content de son contentement, il en ressent le défaut, il ne le subit pas sans
crainte, il cherche par où se rendre pauvre et comment obtenir d’avoir besoin. Déjà
les restrictions que le Retour de l’Enfant Prodigue, Amyntas (Le
Renoncement au Voyage), la Porte Étroite ajoutent à l’Immoraliste, indiquent le tourment d’une âme que son bonheur ne réussit
pas à enfermer.
Est-ce à dire qu’il faille considérer Gide comme déjà chrétien et la
Porte Étroite comme un livre religieux ? Seuls peuvent accepter cette opinion
ceux qui ne savent ni ce qu’est Gide ni ce qu’est le christianisme,
et pour qui douter de la physiologie c’est entrer en religion.
Je prétends ici louer en Gide non pas l’avènement d’une foi nouvelle, mais
seulement un admirable désir d’aller plus loin, une impatience infatiguée. Car il
faut bien y revenir ; de ce que j’annonçais au début et qui est le grief cardinal
des adversaires de Gide je veux faire mon dernier motif d’admiration : Gide n’a pas
fini ; nous ne le tenons pas encore, nous ne pouvons pas l’insérer à sa place, avec
sa notice, dans une anthologie. Que faire ? Il est vivant, il m’échappe comme il
vous élude ; mais je lui en sais gré, tandis que vous le boudez.
* *
Je vous propose, chère amie, écrit-il à Angèle, une belle définition du génie : le génie c’est le sentiment de la ressource346.Avec qui, ce sentiment, l’eûmes-nous jamais plus certain ? Laissons ceux qu’attache et qu’entrave leur passé ; nous savons par ce qu’ils ont fait tout ce qu’ils feront ; nous sommes bien tranquilles : ils ne nous surprendront plus. Mais je me tourne vers Gide : ses livres au début contenaient, chacun, toute son âme ; puis ils l’ont partagée entre eux, ils se sont écartés les uns des autres, ils se sont séparés par des intervalles de plus en plus larges. Et la promesse qu’ils donnent pareillement s’est amplifiée ; plus que jamais ils me demandent d’attendre ; ils éloignent toute limite, ils s’effacent devant l’avenir en regardant vers lui. Ils semblent dire : « Non, tout cela ne comptait pas. C’est maintenant que nous allons commencer. » Quel écrivain, à quarante ans parvenu, nous obligea jamais à tant d’espoir ?
1911.