La Volonté
« La volonté, dit M. Bain, est un mécanisme fait de détails ; elle réclame des acquisitions aussi nombreuses et aussi distinctes que l’étude d’une langue étrangère. L’unité qu’on s’imagine exister dans le pouvoir volontaire et qui est suggérée par l’apparence qu’elle présente à l’âge mûr, alors que nous semblons capables sur le plus petit souhait de produire un acte, est le résumé et le comble d’un vaste ensemble d’associations de détail, dent l’histoire a été perdue de vue ou oubliée183. »Examinons comment se bâtit pièce à pièce l’édifice de notre volonté, en passant en revue les sensations et sentiments de diverses sortes184. L’exercice de nos sens musculaire, organique du goût, de l’odorat, de l’ouïe, du toucher, de la vue ne peut devenir volontaire qu’après de nombreux efforts et des tâtonnements quelquefois infructueux. Nous ne pouvons suivre M. Bain dans le détail ; quelques exemples suffiront. Dans la vie organique, il n’y a à l’origine aucune liaison entre la souffrance physique et les actions calculées pour la soulager. Il y a une tendance générale à diminuer la vitalité ; voilà tout.
« Il est impossible de dire combien il faut de conjonctions fortuites pour produire une adhésion assez forte pour nous élever au-dessus des indécisions d’un commencement spontané. »Peu de besoins sont aussi pressants que la soif ; cependant l’animal ne devine pas tout d’abord que l’eau des étangs peut l’apaiser : le lait maternel, l’humidité de sa nourriture lui suffisent d’abord ; ce n’est que plus tard, dans ses courses, qu’il en vient à appliquer sa langue sur la surface de l’eau, à en ressentir du soulagement et à apprendre ainsi ce qu’il doit vouloir. Un acte aussi simple en apparence que celui de cracher, demande tant d’efforts que l’enfant ne peut le faire qu’à la fin de sa deuxième année. On n’arrive à flairer un objet que quand on sait fermer la bouche et aspirer. C’est par les sensations tactiles qu’on dresse les animaux ; on leur inflige une douleur pour les conduire au but qu’on désire. L’animal produit plusieurs mouvements et voit que l’un d’eux n’est pas suivi de coups ; ces deux faits, un mouvement produit et l’absence de coups, se lient dans son esprit, et le *premier pas de son éducation est fait. Une connexion établie sert à en établir d’autres : le commencement seul est difficile. Nous pouvons aussi régler et contenir nos sentiments. C’est là un fait trop commun pour être mis en doute. Si un sentiment, comme la colère, détermine des mouvements violents des muscles, un contre-courant peut agir sur les mêmes muscles. Mais la volonté a-t-elle quelque pouvoir en dehors des muscles reconnus comme volontaires ? Directement, elle n’a de pouvoir que sur eux ; indirectement elle peut s’étendre à ceux qui sont involontaires. Les fonctions organiques sont si intimement liées avec les mouvements musculaires, que l’action de ceux-ci peut souvent les exciter ou les arrêter. Quand la connexion entre une fonction organique et les organes volontaires manque ou est très éloignée, alors l’influence volontaire n’est plus possible, comme dans le mouvement du cœur, la sécrétion du suc gastrique, l’acte de rougir ; ou, quand elle s’exerce comme chez les fakirs hindous et les faux épileptiques, on la regarde comme exceptionnelle. La volonté peut donc arrêter tout ce qui dépend de ses muscles ; quand on arrête la manifestation extérieure d’un sentiment qui n’est pas trop violent, comme cela modère la diffusion nerveuse, il y a par là tendance à diminuer le sentiment intérieur. Cependant, quand l’émotion est trop violente, mieux vaut lui lâcher la bride un instant, que de dépenser en vain sa force de résistance. Un curieux exemple de l’influence de la volonté sur les émotions, c’est l’induction ab extra qui consiste à prendre la manifestation extérieure d’un sentiment, à éveiller ainsi les courants nerveux qui la produisent, et finalement à produire les sentiments eux-mêmes. Ainsi quelquefois en donnant à notre visage un aspect de gaieté forcée, nous en venons à rasséréner notre esprit. C’est un fait que, par un effort volontaire, nous pouvons modifier ou changer le courant de nos idées et de nos pensées. Cette influence est indirecte : tout ce que la volonté peut faire, c’est de fixer l’attention, de nous arrêter sur un point exclusivement. Il est difficile, souvent même impossible, d’arrêter un éclat de gaieté par une simple volition adressée aux muscles : que faisons-nous ? nous conduisons l’esprit vers une région d’idées sérieuses. En amenant en nous certaines idées, nous pouvons nous exciter aux sentiments tendres. On peut considérer notre pouvoir sur la suite de nos pensées, comme la pierre de touche du développement volontaire dans le caractère individuel. L’homme idéal serait celui chez qui les émotions auraient une grande puissance, l’intelligence une force extraordinaire de reproduction et dont la volonté tiendrait l’une et l’autre dans une sujétion égale.
« La doctrine depuis longtemps prédominante, qui représente la volition comme la source de tout pouvoir moteur, est considérée comme recevant la plus forte confirmation du sentiment de l’effort qui accompagne la production d’énergie musculaire. »Voyons ce qu’il en faut croire. Suivant M. Bain, la source de l’effort doit être cherchée dans l’organisme ; la conscience constate l’effort et ne le constitue pas : elle n’en est que la portion accidentelle. Sur ce point important, laissons-le s’expliquer lui-même. Un laboureur, le matin, se prépare à labourer un champ : c’est là sa volonté, et dans cette volition il y a une certaine conscience ; mais ce n’est point cette conscience qui, en elle-même, le met en état de labourer.
« La vraie source, le véritable antécédent de son pouvoir musculaire, c’est une large dépense d’énergie nerveuse et musculaire qui dérive en dernier ressort d’une bonne digestion et d’une saine respiration. C’est aujourd’hui une comparaison évidente que celle d’un animal vivant avec une machine à vapeur, comme source d’un pouvoir moteur. Ce que le charbon en combustion est à la machine, la nourriture et l’air inspiré le sont à l’organisme vivant ; et la conscience qui se produit du pouvoir dépensé n’est pas plus la cause de ce pouvoir, que l’illumination, projetée par le fourneau de la machine, n’est la source des mouvements engendrés. »N’est-il pas d’ailleurs étrange de penser que la conscience de l’effort est la cause du mouvement volontaire, quand on voit que si le pouvoir est aussi grand que possible, l’effort est nul, et que si l’effort est aussi grand que possible, le pouvoir est nul ?
« Le sentiment de l’effort est le symptôme d’un déclin d’énergie, la preuve que l’antécédent véritable, c’est-à-dire l’état organique des nerfs et des muscles, est sur le point d’être épuisé. »Dans l’organisme animal, l’énergie peut être produite sans conscience aussi bien qu’avec conscience, mais jamais sans dépense d’éléments nutritifs. Les actions réflexes, les actes habituels sont de cette nature,
« Les actes volontaires se distinguent des actions réflexes par l’intervention d’une conscience, et le phénomène est très remarquable, en ce qu’il nous introduit, pour ainsi dire, dans un nouveau monde Nous sommes même libres, si cela nous plaît, de dire que l’esprit est une source de puissance ; mais nous devons alors entendre par esprit la conscience jointe à tout le corps, et nous devons aussi être prêts à admettre que l’énergie physique est la condition indispensable ; la conscience, la condition accidentelle187. »
« Tout ce qui a été exposé jusqu’ici188 relativement aux actions volontaires des êtres vivants, implique la prédominance d’une uniformité ou d’une loi dans cette classe de phénomènes, en supposant toutefois une complication de nombreux antécédents qui ne sont pas toujours parfaitement connus. »La pratique de la vie s’accorde en général avec cette théorie : nous prédisons la conduite future de chacun d’après son passé ; nous appelons Aristide un juste, Socrate un héros moral, Néron un monstre de cruauté. Pourquoi, sinon parce que nous prenons pour accordée une certaine persistance et régularité dans l’influence des motifs, à peu près comme quand nous affirmons que le pain nourrit, que la fumée s’élève, ou tel autre attribut des corps matériels. La question de la liberté,
« cette serrure brouillée de la métaphysique », « ce paradoxe du premier degré », « ce nœud inextricable », appartient à la catégorie des problèmes factices, comme les arguments célèbres de Zenon d’Elée sur l’impossibilité du mouvement, sur la course entre Achille et la tortue, et les difficultés élevées par Beikeley contre le calcul différentiel. La notion du libre arbitre humain apparaît pour la première fuis chez les stoïciens, et plus tard dans les écrits de Philon le Juif : par métaphore, on appelait libre l’homme vertueux, et esclave l’homme vicieux. L’élaboration métaphysique de la doctrine du libre arbitre et de la nécessité est due surtout à saint Augustin, dans sa controverse contre Pelade, et aux luttes entre les Arminiens et les Calvinistes.
« Une réponse à faire aux avocats du libre arbitre, c’est la complète impropriété du mot ou de l’idée pour exprimer le phénomène en question. »Nous pouvons produire tout un mystère, toute une inextricable difficulté, en nous obstinant à conserver une phraséologie qui ne s’adapte pas aux faits. La théorie newtonienne de la gravitation explique d’une manière complète et scientifique les phénomènes naturels ; mais à l’idée de gravité substituez une autre idée. celle d’une polarité, par exemple, telle qu’elle existe dans un aimant ; faites en le type et le fond de toutes les forces de la nature, et voyez comme tout se brouille, comme vous substituez à une explication simple un mystère inintelligible. De même, demander si nos volitions sont libres ou non, c’est tout confondre, c’est ajouter des difficultés factices à un problème qui de sa nature n’est pas insoluble ; c’est ressembler au personnage à qui Carlyle fait demander :
« si la vertu est un gaz. »Un motif me pousse, la faim ; je prends la nourriture qui est devant moi, je vais au restaurant, où j’accomplis quelque autre condition préliminaire : voilà une séquence simple et claire ; faites-y entrer l’idée de liberté, et la question devient un chaos. Le terme Aptitude (Abilily) est inoffensif et intelligible ; mais le terme Liberté a été amené de force dans un phénomène avec lequel il n’a rien de commun. Une métaphore relative à la vertu ayant produit cette question, on aurait pu tout aussi bien se demander si la volonté est riche ou pauvre, noble ou ignoble, souveraine ou sujette, vu que tout cela s’est dit de la vertu ! Le mot nécessité est également une expression impropre, qui devrait même être bannie de toutes les sciences physiques ou morales. Aujourd’hui il n’est plus qu’un embarras, et les mots qu’on tend à y substituer, comme uniforme, conditionnel, inconditionnel, séquence, antécédent, conséquent, ont un sens précis et ne permettent pas d’associations confuses. Par liberté de choix, nous n’entendons qu’une chose, nier toute intervention étrangère. Il n’y en a plus, si une personne intervenant, je suis poussé par elle à agir d’une certaine manière, comme l’enfant que l’on mène dans une boutique acheter un vêtement, sans le laisser choisir lui-même. Mais appliqué aux divers motifs de mon propre esprit, le mot « liberté de choix » n’a pas de sens. Divers motifs concourent pour me poussera agir ; le résultat du conflit montre qu’un groupe est plus fort qu’un autre, c’est là le cas tout entier. La question de la liberté de choix consiste donc à savoir si l’action est mienne ou si une autre personne s’est servie de moi comme instrument, et l’on ne saurait trop déplorer que la psychologie se soit arrêtée si longtemps sur une difficulté toute gratuite. Maintenant que faut-il entendre par la spontanéité, par la self-détermination (la détermination qui vient de nous-même) ? Faut-il y voir quelque chose de plus que l’opération des motifs sensibles, jointe à la spontanéité centrale du système nerveux ? Est-ce quelque inconnu caché derrière la scène, quelque puissance mystérieuse ? Y a-t-il outre les sentiments, la volition et l’intelligence, une quatrième région inexplorée : celle du moi ? —
« Le mot moi ne peut signifier rien de plus que mon existence corporelle, unie à mes sensations, pensées, émotions, volitions, en supposant que leur classification est complète et qu’on en a fait la somme dans le passé, le présent et le futur… Il m’est impossible d’accorder l’existence dans les profondeurs de notre être, d’une impénétrable entité, qui porte le nom distinct de moi, et qui ne consiste pas en quelque fonction ou organe corporel, ou en quelque phénomène mental déterminable. »Quant à l’appel qui a été fait à la conscience, comme témoignant d’une manière indiscutable la liberté de notre volonté, voici ce qu’il faut en penser. La conscience, a-t-on dit, est pour nous le dernier et infaillible critérium de lu vérité : affirmer qu’elle se trompe, c’est détruire la possibilité même de toute science certaine. — Remarquons d’abord que la conscience est pour les phénomènes internes-ce que l’observation est pour les faits externes. La plupart des gens savent qu’ils pensent et sentent, sans connaître avec exactitude les lois de la pensée, les coexistences et séquences mentales, tout comme les sens leur révèlent les étoiles, rivières, montagnes, villes, etc., mais sans leur donner une connaissance précise et exacte. Rien de plus commun que le désaccord des appréciations humaines sur les grandeurs, forces, poids, formes, couleurs… S’il en est ainsi pour les objets des sens externes, quelle raison avons-nous de croire que le sens interne est plus exact ? Les disputes métaphysiques ne sont-elles pas, à elles seules, une preuve du contraire ? D’ailleurs, en accordant à la conscience le privilège de l’infaillibilité, elle ne peut exister que pendant un court moment, qui ne constitue pas une science.
« La conscience n’étant strictement applicable qu’à mon seul individu et pour un seul instant, contient le minimum d’information. »C’est l’atome de la connaissance. Si nous voulons sortir de ce court moment, il faut avoir recours à la mémoire, et nous savons qu’elle est faillible. Ainsi, tant que l’infaillibilité dure, il n’y a pas de science ; et quand la science commence, il n’y a plus d’infaillibilité. Or, la notion du libre arbitre n’est nullement une intuition : il y a là une collection de volitions antérieures et une comparaison établie entre elles et un certain état des êtres sentants, celui d’être libéré de la contrainte, comme un chien qu’on délie ou un prisonnier qu’on élargit : et la comparaison n’est point une opération infaillible.
« Cet ouvrage, dit M. Herbert Spencer (Essays, t. I, p. 301), a mis en ordre la grande masse des faits découverts par les anatomistes et physiologistes dans ces cinquante dernières années. Il ne constitue pas en lui-même un système de philosophie mentale proprement dite ; mais c’est une collection de faits classés pour un tel système, et présentés avec cette méthode, cette connaissance approfondie, que donne la discipline des sciences, et accompagnée de passages d’un caractère analytique. Il est ce qu’il prétend être dans sa généralité — une histoire naturelle de l’esprit. Dire que les recherches du naturaliste qui collectionne, dissèque et décrit des espèces, ont les mêmes rapports avec les recherches de l’anatomie comparée sur les lois de l’organisation, que les travaux de M. Bain avec les travaux de la psychologie abstraite, ce serait aller un peu trop loin, car l’ouvrage de M. Bain n’est pas entièrement descriptif. Cependant cette comparaison donnerait encore l’idée la plus exacte de ce qu’il a fait, et montrerait clairement combien cela était indispensable…. Jusqu’à ces derniers temps, la psychologie a été cultivée, comme la physique l’était par les anciens : en tirant des conclusions non d’observations et d’expériences, mais d’hypothèses arbitraires et à priori. Ce procédé abandonné depuis longtemps pour l’une avec un grand succès, on est en train de l’abandonner peu à peu pour l’autre ; et cette manière de traiter la psychologie comme une division de l’histoire naturelle, montre que l’abandon sera bientôt complet. Considéré comme moyen de conduire à des résultats plus élevés, l’ouvrage de M. Bain est d’une grande valeur C’est la meilleure histoire naturelle de l’esprit humain qui ait encore été produite, c’est la plus précieuse collection de matériaux bien élaborés. Peut-être ne pouvons-nous mieux exprimer notre opinion sur sa valeur qu’en disant : l’ouvrage de M. Bain sera indispensable à ceux qui donneront plus tard à la psychologie une organisation complètement scientifique. »