Chapitre I :
La loi d’évolution
Il s’agit donc d’exposer ici, surtout d’après les Essais129, la doctrine du progrès ou du développement, et de
montrer comment M. Herbert Spencer l’applique aux divers ordres de phénomènes. Après
avoir vu ce qu’il faut entendre par progrès, nous suivrons la loi d’évolution dans son
explication de la genèse cosmique, du développement de l’organisme social, enfin de la
genèse de la science.
L’idée qu’on attache en général au mot progrès est non-seulement vague, mais erronée.
On confond le progrès en lui-même avec ce qui l’accompagne avec les bénéfices et les
résultats utiles qu’il apporte à l’homme. Le vice de la conception courante vient de
ce qu’elle est téléologique ; on ne juge les faits que par rapport au bonheur humain ;
on ne s’inquiète que de ce qui l’augmente ou tend à l’accroître. Ce procédé prend
l’ombre pour la réalité. Il faut, pour bien comprendre ce qu’est le progrès,
rechercher, indépendamment de notre intérêt propre, quelle est la nature des
changements qui le produisent.
Les physiologistes allemands ont très bien établi que dans les organismes
individuels, le progrès consiste dans le passage d’une structure homogène à une
structure hétérogène. Tout germe à l’origine est une substance uniforme, sous le
double rapport de la texture et de la composition chimique ; par des différenciations
successives et presque infinies, il se produit cette combinaison complexe de tissus et
d’organes qui constituent l’animal ou la plante adulte. C’est là l’histoire de tout
organisme. M. Herbert Spencer se propose de montrer que cette loi du progrès organique
est la loi de tout progrès ; que le développement de la terre, de la vie sur sa
surface, de la société, du gouvernement, de l’industrie, du commerce, du langage, de
la littérature, de la science et de l’art, suppose la même évolution du simple au
complexe par des différenciations successives.
Et d’abord, si l’hypothèse de la nébuleuse est admise comme vraie, la formation du
système solaire nous fournit une vérification de cette loi. A l’état naissant, il
consistait en un milieu indéfiniment étendu et presque homogène en densité,
température et sous le rapport des autres attributs physiques. Le premier progrès vers
une consolidation a entraîné une différenciation entre l’espace que la masse nébuleuse
occupait encore et l’espace inoccupé qu’elle remplissait auparavant. En même temps se
sont produites des différences dans la densité et la température, entre l’extérieur et
l’intérieur de la masse, puis dans les vitesses du mouvement de rotation, qui
variaient selon la distance au centre. Enfin, que l’on réfléchisse aux différences si
nombreuses entre les planètes et satellites, sous le rapport de la distance, de
l’inclinaison de leurs orbites, de l’inclinaison de leurs axes, de leurs temps de
rotation, de leur densité, de leur constitution physique, etc., et l’on verra combien
le système solaire est hétérogène, comparé à la presque complète homogénéité de la
masse nébulaire dont on le suppose sorti.
Mais comme ce n’est là qu’une hypothèse, qu’on la prenne pour ce qu’on voudra ; cela
ne préjudicie en rien à la doctrine générale que nous allons vérifier sur un terrain
plus solide. Prenons notre globe. A l’origine, de l’aveu de presque tous les
géologues, la terre était une masse de matière en fusion, et par suite d’une
consistance homogène et d’une température relativement homogène. Et maintenant comme
elle nous apparaît hétérogène, rien qu’à s’en tenir à sa surface ! Roches ignées,
strates sédimentaires, failles, veines métalliques, irrégularités sans fin, montagnes,
continents, mers, différences de climats ; bref, une telle variété de phénomènes que
les géographes, géologistes, minéralogistes et météorologistes réunis n’ont pu encore
réussir à les énumérer.
Si maintenant nous en venons de la terre aux plantes et aux animaux qui vivent ou ont
vécu, les faits nous manquent pour vérifier la loi ; non qu’il soit douteux pour
l’organisme individuel que le progrès se fait du simple au composé ; mais si nous
passons des formes individuelles de la vie à la vie en général, nous ne pouvons dire
si les Flores et Faunes modernes sont plus hétérogènes que celles du passé. Les
données actuelles de la paléontologie ne permettent de rien affirmer. Cependant, les
faits pris ensemble tendent à montrer que les organismes les plus hétérogènes se sont
produits les derniers. Pour nous en tenir à l’embranchement des vertébrés, les
premiers connus sont les poissons, c’est-à-dire les plus homogènes de tous ; les
reptiles paraissent plus tard et sont plus hétérogènes ; les mammifères et les oiseaux
paraissent plus tard et sont plus hétérogènes encore. Enfin, les restes les plus
anciens que l’on connaisse de la classe des mammifères, sont ceux des petits
marsupiaux qui sont le type le plus inférieur de cette classe, tandis que le type le
plus élevé, l’homme, est le plus récent. Que l’on remarque, enfin, qu’à prendre la
faune vertébrée dans son ensemble, la période paléozoïque, composée entièrement de
poissons (autant qu’on la connaît du moins), était beaucoup moins hétérogène que la
période actuelle qui comprend en outre des reptiles, oiseaux et mammifères de genres
très variés.
Mais laissons, si l’on veut, la question ouverte sur ce point, au moins est-il clair
que pour l’homme, le plus hétérogène des animaux, c’est dans les subdivisions
civilisées de l’espèce que l’hétérogénéité s’est le plus produite ; que l’espèce est
devenue plus hétérogène en vertu de la multiplication des races et de la
différenciation des races entre elles. Le Papou, dont le corps et le bras sont souvent
bien développés, a de très petites jambes et rappelle ainsi les quadrumanes, tandis
que l’Européen, ayant les jambes plus longues et plus massives, il y a entre ses
membres antérieurs et postérieurs plus d’hétérogénéité. Il y a plus de différences
entre le crâne et la face chez l’homme, que chez tout autre animal, et chez l’Européen
que chez le sauvage130. L’ethnologie, par
ses divisions et subdivisions de races, met hors de doute ce progrès en hétérogénéité.
En peu de générations, la race saxonne n’a-t-elle pas donné naissance à la variété
anglo-américaine, et il s’en forme même une autre en Australie.
Si nous passons à l’humanité considérée dans son organisme social, nous trouvons de
nombreux faits à l’appui de notre loi. A l’origine, la société, telle qu’on la trouve
chez les tribus barbares, est un agrégat homogène d’individus ayant mêmes pouvoirs et
mêmes fonctions ; tout homme est guerrier, chasseur, pêcheur et ouvrier, etc. ; il n’y
a de différences que celles qui résultent des sexes. La première différenciation est
celle qui s’opère entre le gouvernant et les gouvernés ; elle grandit, l’autorité
devient héréditaire, le roi prend un caractère presque divin ; car la religion et le
gouvernement sont à cette époque intimement associés ; et pendant des siècles les lois
religieuses et les lois civiles se séparent à peine. Maintenant, si l’on remarque que
chez les modernes européens non-seulement l’État et l’Église se séparent de plus en
plus, mais que l’organisation politique est très complexe, qu’elle suppose des
subdivisions dans la justice, les finances, etc., on ne pourra point douter que le
progrès se fait ici de l’homogène à l’hétérogène.
Dans l’industrie, de même ; la subdivision du travail est une vérité évidente.
La forme la plus rudimentaire du langage est l’exclamation ; a-t-elle constitué
seule, à l’origine, le langage humain ? C’est ce qu’on ne peut dire. Toujours est-il
que la linguistique a montré que dans toutes les langues, les mots peuvent être
groupés en familles et rapportés à une racine commune. Le développement des idiomes
suppose donc aussi l’hétérogénéité. Que l’on admette avec Max Müller et Bunsen que
toutes les langues dérivent d’un seul tronc, ou, avec d’autres linguistes, qu’il y en
a eu deux ou plus, le seul développement des langues européennes issues d’une même
souche montrerait que l’évolution des langues se conforme aussi à la loi du
progrès.
L’écriture (idéographique à l’origine) se rattache à la peinture, et toutes deux avec
la sculpture furent d’abord de simples appendices de l’architecture, qui elle-même
était l’art hiératique ou religieux ; les palais et temples d’Assyrie, les monuments
d’Egypte ou de l’Inde en témoignent. Ces arts se sont séparés dans la suite des
siècles ; l’écriture s’est même transformée par l’imprimerie. « Quelque
dissemblables que nous paraissent aujourd’hui le buste placé sur la console, le
tableau pendu contre le mur, le numéro du Times posé sur la table ;
ils sont parents de loin, non-seulement par nature, mais par origine. » La
poésie, la musique et la danse formaient aussi à l’origine un groupe inséparable. Les
danses des sauvages, accompagnées de chants monotones ; les danses sacrées des
Egyptiens, de David devant l’arche, des Lupercales et des Saliens à Rome, l’ode
triomphale de Moïse accompagnée de cymbales et de danses ; en voilà quelques exemples
entre mille. Par le progrès, ces arts se sont séparés. Et que l’on remarque que dans
chacun le progrès s’est fait de même de l’homogène à l’hétérogène. En littérature, les
œuvres primitives comprennent tout ; l’Écriture contient la théologie, la cosmogonie,
l’histoire, la législation, la morale, etc., des Hébreux ; dans
l’Iliade, il y a des éléments religieux, militaires, épiques,
lyriques, dramatiques ; tout cela forme plus tard autant de genres.
Il en est de même dans la science, comme nous le verrons ci-après. Concluons donc,
sans crainte, de ce rapide examen des faits, que la loi du progrès c’est le passage de
l’homogène à l’hétérogène. Et maintenant, ce processus uniforme ne suppose-t-il pas
quelque nécessité fondamentale d’où il résulte ? Cette loi universelle
n’implique-t-elle pas une cause universelle ? Il ne s’agit nullement d’avoir une
connaissance absolue (noumenally) de cette cause : c’est un mystère
au-dessus de l’intelligence humaine ; il faut simplement transformer notre
généralisation empirique en une généralisation rationnelle. Tout comme il a été
possible de montrer dans les lois de Keppler les conséquences nécessaires de la loi de
gravitation, de même il peut être possible de montrer que la loi du progrès est la
conséquence nécessaire de quelque principe également universel.
Cette loi, qui explique la transformation universelle de l’homogène en hétérogène, la
voici : Toute force active produit plus d’un changement, — toute cause produit plus
d’un effet.
Un corps frappe un autre ; à nos yeux, l’effet consiste en un changement dans la
position ou le mouvement d’un ou des deux corps. Mais c’est là une opinion très
incomplète, car il y a eu de plus un son produit ; des vibrations imprimées à l’air,
non-seulement par le son, mais par le mouvement des corps ; il y a eu dérangement dans
la position des molécules au point de collision ; par suite, condensation et
dégagement de chaleur, quelquefois même étincelle, c’est-à-dire production de lumière.
Voilà donc au moins cinq espèces de changements, produits par un simple choc.
On allume une chandelle, c’est là un fait simple ; mais il en résulte une production
de lumière, une production de chaleur, une colonne ascendante de gaz chauds, des
courants établis dans l’air environnant, une formation continue d’acide carbonique,
d’eau, etc. De plus, chacun des changements produits donne lui-même naissance à
d’autres changements. L’acide carbonique dégagé se combinera peu à peu avec quelque
base, ou, sous l’influence de la lumière solaire, cédera son carbone à la feuille
d’une plante. L’eau modifiera l’état hygrométrique de l’air environnant, etc.
Une petite quantité de virus variolique, introduite dans le système, pourra causer,
pendant la première période : roideur, chaleur à la peau, accélération du pouls, perte
d’appétit, soif, embarras gastrique, vomissement, maux de tête, etc. ; pendant la
deuxième période : éruption cutanée, démangeaison, toux, dyspnée, etc. ; pendant la
troisième période : inflammation œdémateuse, pneumonie, pleurésie diarrhée, etc.
Une espèce vivante, animale ou végétale, à mesure qu’elle se répand et occupe une
aire plus étendue, se trouve exposée à des conditions fort différentes de climat, de
sol, de lumière, de chaleur ; aussi la voit-on donner naissance à des variétés
nombreuses. Cela arrive même pour les animaux domestiques.
Entre les divers exemples que l’auteur emprunte à la géologie, à la linguistique, à
l’ethnologie, à la chimie, à l’industrie, au commerce, en voilà assez pour faire
saisir sa pensée. Il fait remarquer d’ailleurs que s’il y a en réalité des causes
complexes, là où nous en avons parlé comme de causes simples, il reste cependant vrai
que ces causes sont bien moins complexes que leurs résultats. « Finalement, les
faits tendent à montrer que chaque espèce de progrès est de l’homogène à
l’hétérogène, et que cela est parce que chaque changement est suivi de plusieurs
changements. »
L’interprétation complète du phénomène de l’évolution, présentée sous une forme
systématique et dans un ordre synthétique se réduit, en résumé, aux propositions
suivantes :
Le principe fondamental de révolution est la persistance de la force : c’est de lui
seul que tout se déduit.
Il y a dans l’univers deux ordres de changements contraires et nécessaires : l’un
d’intégration (évolution), l’autre de désintégration (dissolution).
L’évolution repose sur trois lois essentielles :
1° L’instabilité de l’homogène : dans tout corps, l’homogénéité est une condition
d’équilibre instable.
2° La multiplication des effets : une force incidente qui affecte un composé déjà
hétérogène, en affecte différemment les parties.
3° La ségrégation : les forces en causant cette multiplication des effets produisent
du mouvement en sens divers d’où résulte la convergence des unités mues dans le même
sens, la divergence de celles qui sont mues en des sens différents.
Par suite : L’évolution est une intégration de matière accompagnée d’une dissipation
de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie,
incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente ; et pendant laquelle aussi le
mouvement retenu subit une transformation analogue131.
Un long travail sur l’hypothèse de la nébuleuse a pour objet de rattacher l’hypothèse
de Laplace à la doctrine de l’évolution, en la défendant des objections élevées contre
elle par la science. Le puissant télescope de lord Rosse ayant permis de résoudre des
nébuleuses jusque-là irrésolubles, on en a conclu que si nos moyens étaient assez
puissants, nous pourrions résoudre toute nébuleuse en étoiles. Est-ce là une raison
suffisante pour rejeter l’hypothèse ? nullement. A priori, il était très improbable,
sinon impossible, que des masses nébulaires restassent encore non condensées, quand
d’autres sont condensées depuis des millions d’années.
Comparée à la doctrine de la finalité, ou, comme l’appelle M. Herbert Spencer, de la
fabrication (manufacture), l’hypothèse de la nébuleuse a pour elle beaucoup plus de
faits et de vraisemblances. Elle explique beaucoup mieux les diversités de
constitution et de mouvements des planètes, les phénomènes cométaires, les anomalies
dans la distribution et le mouvement des satellites, la vitesse de rotation des
planètes ; enfin l’analyse spectrale est venue, dans ces derniers temps, corroborer
l’hypothèse d’une communauté d’origine entre toutes les parties de notre univers.
Dans ce sujet purement scientifique, qui est hors de notre domaine, la conclusion
nous importe ; je la traduis :
« Si cette hypothèse rend compréhensible la genèse du système solaire et des autres
systèmes sans nombre qui lui ressemblent, le dernier mystère reste aussi
impénétrable. Le problème de l’existence n’est pas résolu ; il est simplement
reculé. L’hypothèse de la nébuleuse ne jette aucune lumière sur l’origine de la
matière diffuse, et il faut rendre compte de cette matière diffuse tout autant que
d’une matière concrète. La genèse d’un atome n’est pas plus facile à concevoir que
la genèse d’une planète. En vérité, loin de rendre l’univers moins mystérieux
qu’auparavant, elle en fait un plus grand mystère. La création par fabrication est
chose bien plus basse que la création par évolution. Un homme peut assembler une
machine ; il ne peut faire une machine qui se développe elle-même. Que notre
harmonieux univers ait autrefois existé, en puissance, à l’état de matière diffuse,
sans forme, et qu’il soit lentement arrivé à son organisation présente, cela est
beaucoup plus étonnant que ne le serait sa formation, suivant la méthode
artificielle que suppose le vulgaire. Ceux qui considèrent comme légitime d’arguer
des phénomènes aux noumènes, peuvent à bon droit soutenir que l’hypothèse de la
nébuleuse implique une cause première aussi supérieure au Dieu mécanique de Paley,
que celui-ci l’est au fétiche du sauvage132. »
Appliquée aux phénomènes sociaux et politiques, l’idée d’évolution a pour résultat de
faire ressortir l’analogie d’une société avec le corps organisé. On trouvera peut-être
que dans son Essai sur l’organisation sociale, l’auteur force un peu les comparaisons.
On ne niera pas du moins que ses rapprochements sont ingénieux, soutenables à beaucoup
d’égards, et, pris dans leur ensemble, incontestables. Rien n’étant vrai que dans
certaines limites, le danger pour une idée juste, c’est d’être poussée à bout. Il ne
faudra donc voir, dans quelques-uns des rapprochements qui vont suivre, qu’une
illustration, un éclaircissement des phénomènes sociaux par les phénomènes
biologiques.
Le corps social, comme le corps vivant, n’est pas un « impie agrégat de parties ; il
suppose un consensus entre elles. Tous deux sont soumis à la même loi d’évolution, aux
mêmes variétés de forme ; il y a des sociétés rudimentaires tout comme des organismes
grossiers ; il y a des organisations sociales, savantes et compliquées, tout comme des
organismes dont le mode de vie est riche et complexe. Dès longtemps ce parallélisme
fut pressenti par les philosophes. Ainsi Platon traçait sa république idéale sur le
modèle des facultés de l’âme humaine. Hobbes va plus loin : sa cité est un corps
immense (Leviathan), le souverain en est l’âme, les magistrats sont les articulations,
les sanctions sont les nerfs, la richesse de tous est la force, la concorde est la
santé, etc. Mais en l’absence de généralisations physiologiques vraiment
compréhensives, ces comparaisons restaient nécessairement vagues. On concevait si peu
la loi naturelle et nécessaire du développement, que le mot si vrai de Mackintosh :
« on ne fait pas les constitutions, elles se font », n’a causé d’abord que de la
surprise. N’explique-t-on pas de même l’histoire par des interventions surnaturelles,
par l’action prépondérante des grands hommes ; au lieu de comprendre que le grand
homme ne peut que troubler, retarder ou aider l’évolution générale, mais que, prise
dans sa totalité, elle reste en dehors de son atteinte.
M. Herbert Spencer réduit à quatre les principales ressemblances qui existent entre
l’organisme social et l’organisme vivant :
1° Tous deux commencent par être de petits agrégats ; leur masse augmente, et ils
peuvent même devenir cent fois ce qu’ils étaient à l’origine ;
2° Leur structure est si simple d’abord qu’on peut dire qu’ils n’en ont pas ; mais
dans le cours de leur développement, la complexité de structure croit
généralement.
3° A l’origine, la dépendance mutuelle des parties existe à peine ; mais elle devient
finalement si grande que l’activité et la vie de chaque partie ne sont possibles que
par l’activité et la vie des autres.
4° La vie du corps est beaucoup plus longue que celle des éléments qui constituent le
corps ; et l’organisme total survit à la disparition des individus qui le composent ;
il peut même croître en masse, en structure, en activité, malgré ces pertes
successives.
D’un autre côté, il y a aussi quatre différences principales entre les sociétés et
les organismes individuels.
1° Les sociétés n’ont pas de formes extérieures déterminées ; encore faut-il
remarquer que dans le règne végétal, comme dans les classes inférieures du règne
animal, les formes sont souvent très vagues.
2° L’organisme social ne forme pas une masse continue, comme le fait le corps
vivant.
3° Tandis que les derniers éléments vivants du corps individuel sont le plus souvent
fixés dans leur position relative, ceux de l’organisme social peuvent changer de
place ; les citoyens peuvent aller et venir à leur gré pour gérer leurs affaires.
Remarquons cependant qu’il y a une certaine fixité dans les grands centres de commerce
et d’industrie.
4° La plus importante différence, c’est que dans le corps animal il n’y a qu’un tissu
doué de sentiment (tissu nerveux), et que dans la société tous les membres en sont
doués. Mais comme entre les classes laborieuses et les classes très cultivées, il y a
une grande différence de susceptibilité intellectuelle et émotionnelle, le contraste,
à la réflexion, paraît moins grand qu’il ne semblait d’abord.
En somme, les ressemblances sont fondamentales, essentielles, et les différences tout
extérieures et, à la rigueur, contestables. L’analogie est bien plus frappante encore,
si on les considère surtout dans leur développement, si l’on remarque combien les
formes inférieures de la vie ressemblent aux formes inférieures de l’organisation
sociale. N’y a-t-il point des analogies entre des protozoaires presque sans structure,
comme les rhizopodes, les amibes, les foraminifères, les vorticelles, qui forment des
agrégats de cellules, sans subordination de parties, sans organisation ; et des races
inférieures comme les Bushmen, où la société est quelquefois réduite à deux ou trois
familles, où la division de travail n’existe qu’entre les sexes ?
La division physiologique du travail apparaît chez le polype commun ; c’est un
progrès. De même une société moins grossière comprend des guerriers et un conseil de
chefs investis de l’autorité. Certains zoophytes, comme l’hydre, en produisent
d’autres par un procédé de gemmation ; une tribu produit aussi ses boutures ; les
jalousies, les querelles causent des divisions ; un chef prend l’initiative de la
rupture, on se sépare, on émigre.
Dans le germe d’un polype, comme dans l’œuf humain, l’agrégat de cellules d’où
l’animal doit sortir, donne naissance à une couche périphérique de cellules qui se
subdivise plus tard en deux : l’une inférieure, appelée muqueuse ou endoderme ;
l’autre extérieure, appelée séreuse ou ectoderme. De celle-là sortent les organes
digestifs et respiratoires ; de celle-ci le système nerveux central et l’épiderme.
Dans l’évolution sociale, nous voyons une première différenciation d’espèce analogue :
celle des gouvernants et des gouvernés, des maîtres et des esclaves, des nobles et des
serfs. Et de même que plus tard, entre la couche muqueuse et la couche séreuse, s’en
forme une troisième dite vasculaire, d’où sortent les vaisseaux sanguins ; de même
aussi, quand une société grandit, il se forme une classe intermédiaire, adonnée à
l’industrie et au commerce, qui, elle aussi, est l’organe distributeur de la société,
comme les vaisseaux sanguins l’appareil distributeur du corps.
Chez les animaux inférieurs, il n’y a ni sang ni canaux circulant dans la masse du
corps, et unissant ainsi les diverses parties ; mais dès que l’être devient plus
complexe, c’est une nécessité : chaque portion de l’organisme doit recevoir des
matériaux qu’il s’assimile. Une société inférieure, de même, n’a aucune route, aucune
voie de communication ; mais le développement de la civilisation les suppose
nécessairement. Là où la civilisation en est au début, il y a quelques grossiers
chemins tracés par l’usage, semblables à ces lacunes qui, chez les animaux inférieurs,
servent à la distribution des fluides nutritifs.
Enfin, si nous en venons au système nerveux, nous trouvons dans les organismes
inférieurs des ganglions, quelquefois presque indépendants ; à peu près comme dans la
société féodale nous voyons les barons et autres seigneurs gouverner sans contrôle ;
la souveraineté, presque locale, s’exerçant dans d’étroites limites. L’animal
supérieur, au contraire, a ses nerfs, son axe cérébro-spinal d’une structure
compliquée ; tout comme l’Angleterre a son parlement, ses ministres, ses shérifs et
ses juges animés d’une même pensée et obéissant à une impulsion commune.
Voilà, en quelques mots, comment la loi d’évolution rapproche les phénomènes sociaux
des phénomènes biologiques. Si nous entrons dans un autre domaine, celui de la
science, nous y retrouvons encore la continuité dans le développement. Elle se produit
organiquement ; sa genèse est l’œuvre d’un progrès immanent ; elle sort de la
connaissance vulgaire, comme le chêne sort du gland.
A s’en tenir aux opinions courantes, la science est considérée comme un mode de
connaissance à part, sui generis, placée dans une région presque inaccessible, ayant
des procédés de recherche qui lui sont propres, totalement étrangère (sauf dans ses
applications) aux raisonnements et habitudes d’esprit de la vie commune. La doctrine
de l’évolution, au contraire, montre qu’entre la science et les prévisions du
vulgaire, toute ligne de démarcation est impossible ; qu’elles diffèrent en degré, non
en nature, et qu’entre elles toute séparation absolue est illusoire et chimérique. De
plus, comme le développement implique la continuité, toutes les sciences se tiennent,
elles sont les parties d’un même tout ; il y a entre elles unité de composition, et
chacune influe sur les autres ; un progrès rend possibles des découvertes nouvelles,
qui jetteront plus de lumière sur ce qui est déjà acquis. Tout se tient : la haute
civilisation n’est possible que par la culture des sciences ; mais qu’on y prenne
garde, la culture des sciences n’est possible non plus que par la civilisation ; ainsi
la cause devient effet et l’effet devient cause ; parce que, dans tout ce qui vit, la
loi suprême, c’est la réciprocité d’action.
Laissons maintenant M. Herbert Spencer nous retracer la Genèse de la science
(Essais, tom. I, p. 116-193), c’est-à-dire son évolution.
Si l’on oppose à la science sous sa forme la plus précise, celle des mathématiques,
nos modes de penser journaliers où il n’y a point de méthode, le contraste est
frappant. Mais il suffit d’un peu de réflexion pour voir que dans les deux cas, les
mêmes facultés sont en jeu, et que leur mode d’opération est le même dans son fond.
Dira-t-on en effet que la science est une connaissance organisée ? Mais toute
connaissance est organisée plus ou moins ; mais les plus communes dans le ménage
supposent des faits recueillis, des inférences tirées, des résultats attendus.
Dira-t-on que la science est une prévision ? La définition sera alors trop étendue ;
car l’enfant qui voit une pomme, prévoit qu’elle sera résistante, douce au toucher et
aura un certain goût. Dira-t-on que la science est une prévision exacte ? Mais il y a
des sciences qui ne sont pas exactes et ne pourront jamais le devenir, comme la
physiologie ; et il y a des prévisions exactes qu’on ne considère pas comme une
science : savoir qu’une lumière s’éteindra dans l’eau, que la glace fondra sur le feu.
Logiquement donc la distinction entre la connaissance scientifique et la connaissance
commune n’est point justifiable.
Si elles ne diffèrent pas en nature, quel rapport y a-t-il donc entre elles ? 1° Ce
que la science révèle est plus éloigné de la perception que ce qui est donné par la
connaissance vulgaire ; la prédiction d’une éclipse de lune par l’astronome diffère,
sous ce rapport, de cette prévision d’une servante quelconque, que le feu fera
bouillir l’eau. On peut dire, à ce point de vue, que la science est une extension des
perceptions par le moyen du raisonnement. 2° La science non développée est une
prévision qualitative ; la science développée est une prévision quantitative. Prévoir
qu’un morceau de plomb pèsera plus qu’un morceau de bois de même grandeur ; et prévoir
qu’à un moment déterminé deux planètes déterminées seront en conjonction, voilà la
différence de la prévision qualitative et de la prévision quantative. Il n’y a
vraiment science que là où les phénomènes sont mesurables. L’espace est mesurable, de
là la géométrie ; la force et l’espace sont mesurables, de là la statique ; le temps,
l’espace et la force sont mesurables, de là la dynamique. Point de mesure possible
pour nos sensations, point de science ; ainsi il n’y a point de science des goûts ni
des odeurs.
A mesure que nous passons de la prévision qualitative à la prévision quantative, nous
passons de la science inductive à la science déductive. Tant que la science est
purement inductive, elle est purement qualitative ; devient-elle imparfaitement
quantitative, elle comprend la déduction et l’induction ; est-elle parfaitement
quantitative, elle est complètement déductive.
Toute science, à l’origine, a été qualitative et a mis quelquefois des milliers
d’années pour arriver à sa période quantitative : la chimie n’y est entrée que
récemment. Il ne faut donc jamais perdre de vue que la science et la connaissance
ordinaire sont de même nature et que l’une n’est que l’extension et la perfection de
l’autre133.
Puisque la science, par son processus d’évolution, sort de la connaissance commune,
de celle que nous donnent la raison et les sens réduits à eux-mêmes ; et que la
connaissance commune sort elle-même des simples perceptions, la genèse de la science
devrait, à rigoureusement parler, prendre pour point de départ l’origine même de la
connaissance. Au risque de commencer d’une manière un peu brusque, prenons le sauvage
adulte.
Pour vivre, il faut nécessairement qu’il puisse connaître ce qui le nourrira, ce qui
peut lui nuire, ce qu’il doit éviter, il doit distinguer une grande variété de
substances, de plantes, d’animaux, d’outils, de personnes, etc. Mais cette distinction
ou classification des objets, que suppose-t-elle ? Une récognition de la ressemblance
ou de la dissemblance des choses. Par un progrès naturel, la classification va des
ressemblances grossières à d’autres plus cachées ; dans les classes se forment les
sous-classes suivant les degrés de dissemblance ; et l’esprit éliminant toujours le
dissemblable, cherchant des ressemblances de plus en plus rigoureuses, tend finalement
vers la notion de ressemblance complète qui suppose la non-différence.
Ce que nous venons de voir, dans la perception et classification des objets, se
produit de même dans la genèse du raisonnement. Classer, c’est grouper ensemble des
choses semblables ; raisonner, c’est grouper ensemble des rapports semblables. Il est
de l’essence du raisonnement de percevoir une ressemblance entre les cas, et l’idée
qui est au fond de tous nos procédés de raisonnement, est l’idée de ressemblance. Et
de même que le progrès final de la classification consiste à former des groupes
d’objets complètement semblables, de même la perfection du raisonnement consiste à
former des groupes de cas complètement semblables134.
Il nous est maintenant possible de comprendre comment s’opère le passage de la
connaissance qualitative à la connaissance quantitative. Le processus de
classification, par un progrès qui lui est propre, tend vers la ressemblance complète
ou égalité ; quand elle l’a atteinte la science est devenue quantitative.
D’où naît la notion d’égalité ? de l’expérience. Les choses que nous appelons égales
(lignes, angles, poids, températures, sons, couleurs), sont celles « qui produisent en
nous des sensations qu’on ne peut distinguer l’une de l’autre », l’idée d’égalité est
tirée par abstraction des objets artificiels. L’expérience sépare plus tard ridée
d’égalité en deux idées : égalité de choses ; égalité de rapports (deux triangles
égaux et deux triangles semblables). La première idée est le germe concret de la
science exacte ; la seconde en est le germe abstrait : et toutes deux sortent de cette
ressemblance de rapports que nous avons rencontrée déjà.
En même temps et de la même manière se produisent des idées distinctes du nombre.
Nombre, égalité, ressemblance, ce sont là des notions qui ont un rapport intime. La
simple énumération est un enregistrement d’expériences répétées d’une certaine sorte :
pour qu’elles soient susceptibles d’énumération, il faut qu’elles soient plus ou moins
semblables ; et pour que l’on obtienne des résultats numériques absolument vrais, il
est nécessaire que les unités soient absolument égales. Nous appliquons bien le
nombre, à l’occasion, à des unités inégales, comme les animaux qui composent une
ferme ; mais tout calcul suppose l’égalité parfaite des unités, et n’arrive à des
résultats exacts qu’en vertu de cette hypothèse : les premières idées de nombre sont
donc dérivées de grandeurs égales ou semblables, considérées surtout dans les objets
inorganiques ; et par suite la géométrie et l’arithmétique ont une origine
simultanée.
Que l’on remarque aussi que plusieurs nations, qui ne semblent avoir eu aucun rapport
entre elles, ont adopté pour base de leur numération dix (les dix doigts) ou cinq (les
cinq doigts d’une main) ou vingt (les doigts et les orteils) ; ce qui montre que les
doigts ont été l’unité originelle de numération.
Voilà donc connue l’idée d’égalité, base de toute science ; mais comment
l’appliquons-nous ? Comment passons-nous de la perception vague de l’égalité à la
perception exacte propre à la science ? Par la juxtaposition des choses comparées. De
là vient que si nous voulons juger deux nuances de couleur, nous les plaçons côte à
côte, que si nous voulons estimer deux poids, nous en prenons un dans chaque main, et
que nous comparons leur pression, en faisant passer rapidement notre pensée de l’un à
l’autre : et, « comme de toutes les grandeurs, celles d’étendue
linéaire sont celles dont l’égalité peut être le plus exactement connue, il
en résulte que c’est à celles-là qu’on doit réduire toutes les autres. »
Car
c’est le propre de l’étendue linéaire, que seule elle permet la juxtaposition absolue,
ou pour mieux dire, la coïncidence, comme il arrive pour deux lignes mathématiques
égales ; l’égalité devenant alors identité. « De là ce fait que toute science
exacte est réductible, en dernière analyse, à des résultats mesurés en unités égales
d’étendue linéaire. »
Quant à cette idée de mesure par juxtaposition, elle nous est suggérée par
l’expérience. On a dû remarquer de bonne heure que quand deux hommes, deux animaux,
deux objets quelconques sont près l’un de l’autre, l’inégalité devient plus visible.
Cette expérience, sans cesse répétée, nous a donné nos premières leçons.
En somme, toute connaissance, scientifique ou vulgaire, suppose une perception de
ressemblances qui peuvent varier depuis la plus vague analogie jusqu’à l’égalité
parfaite, laquelle seule constitue la science quantitative ; l’égalité étant donnée et
vérifiée par une juxtaposition empirique. Les termes pied, pouce, doigt, coudée, pas,
et autres semblables, usités à l’origine dans presque toutes les langues, ne sont-ils
pas des faits à l’appui de l’origine empirique de l’idée de mesure, si elle
rencontrait des sceptiques.
Telle est l’histoire psychologique de la genèse de la science. Ce serait sortir de
notre sujet que de suivre M. Herbert Spencer dans le tableau qu’il retrace de la
production des diverses sciences. Par des faits nombreux, il en a fait ressortir les
rapports étroits et la dépendance réciproque. De nos jours, dit-il, le consensus entre
les sciences est devenu tel, qu’il n’y a guère de découverte considérable dans un
ordre de faits, qui ne conduise bientôt à des découvertes importantes dans les autres.
Et chacune sert aux autres : l’observation d’une étoile suppose l’emploi d’instruments
très perfectionnés, et l’aide de l’optique, de la thermologie, de l’hygrométrie, de la
barologie, de l’électricité pour enregistrer certaines observations délicates, et même
de la psychologie pour corriger « l’équation personnelle. » Telle est la complication
de sciences que suppose une chose aussi simple que de déterminer la position d’une
étoile.
Terminons ici avec la loi d’évolution. L’auteur la transportera sans doute quelque
jour dans les questions de morale, où il eût été intéressant de le suivre : car
l’hypothèse du progrès peut seule mettre d’accord ceux qui soutiennent, contre toute
évidence, que la morale ne varie point et ceux qui soutiennent, contre toute raison,
qu’elle n’a rien que de mobile et d’arbitraire. Un court essai sur l’Anthropomorphisme
laisse entrevoir comment l’idée de développement peut transformer aussi l’étude des
religions, depuis le fétichisme le plus grossier jusqu’aux formes les plus épurées du
monothéisme. Mais ce qu’il importe de bien comprendre, c’est que l’idée d’évolution,
soit qu’elle explique les phénomènes cosmiques et biologiques, soit qu’elle pénètre
dans le monde de la pensée et de l’histoire, n’explique jamais les causes premières.
Tout ce qui dépasse l’expérience lui échappe ; elle ne fait, comme Hume le disait de
la physique, « que reculer un peu notre ignorance135. » Aussi laisserons-nous
l’auteur lui-même conclure sur ce point.
« Probablement quelques-uns penseront qu’on a essayé ici de résoudre ces grandes
questions qui ont embarrassé de tout temps la philosophie. Qu’ils ne cèdent point à
cette erreur. Ceux-là seulement qui ignorent le but et les limites de la science
peuvent y tomber. Les généralisations précédentes s’appliquent non à la genèse des
choses en elles-mêmes, mais à leur genèse en tant qu’elles se manifestent à l’esprit
humain. Après tout ce qui a été dit, le dernier mystère reste ce qu’il était.
L’explication de ce qui est explicable n’éclaircit point l’impénétrabilité de ce qui
se dérobe à nous. Avec quelque succès que nous puissions réduire l’équation à ses
derniers termes, nous ne serons pas pour cela en état de déterminer l’inconnue : au
contraire, il n’en devient que plus évident que cette inconnue ne pourra jamais être
trouvée.
Quoiqu’il n’y paraisse guère, la recherche intrépide tend sans cesse à donner une
base plus ferme à toute vraie religion. Le timide sectaire, alarmé des progrès de la
science, obligé d’abandonner une à une les superstitions de ses ancêtres, et voyant
ébranler chaque jour de plus en plus ses croyances chéries, craint en secret que
toutes choses ne soient un jour expliquées ; il redoute la science, pratiquant ainsi
la plus profonde de toutes les infidélités — la peur que la vérité ne soit mauvaise.
D’autre part, le savant sincère, content de suivre l’évidence partout où elle le
mène, se convainc plus profondément par chaque recherche que l’univers est un
problème insoluble. Dans le monde externe comme dans le monde interne, il se voit au
milieu de changements perpétuels dont il ne peut découvrir ni le commencement ni la
fin. Si, remontant l’évolution des choses, il se permet de supposer que toute
matière exista jadis sous forme diffuse, il trouve impossible de concevoir comment
cela a pu être ainsi. Si ses spéculations ont pour objet le futur, il ne peut
assigner aucune limite à la grande succession de phénomènes qui se développent
toujours devant lui. S’il regarde intérieurement, il voit que les deux extrémités de
cette chaîne qui forme la conscience sont hors de sa portée ; il ne peut se rappeler
quand ou comment la conscience a commencé, et l’état de conscience qui existe à
chaque moment, il ne peut l’examiner, car, ce n’est que quand un état de conscience
est déjà passé qu’il peut devenir l’objet de la pensée, et jamais pendant qu’il
passe.
S’il va de la succession des phénomènes externes ou internes à leur nature
essentielle, il se trouve également en défaut. Quoiqu’il puisse réussir à résoudre
toutes les propriétés des objets en manifestations de la force, il n’est pas apte à
dire pour cela en réalité ce qu’est la force ; mais il trouve au contraire que plus
il y pense, plus il est confondu. De même, quoique l’analyse des actions mentales
puisse l’amener fatalement aux sensations comme aux matériaux originels dont est
tissée toute pensée, il ne peut aller plus loin, car il ne peut comprendre le moins
du monde la sensation, il ne peut même concevoir comment la sensation est possible.
Il découvre ainsi que les choses internes et externes sont également insondables
dans leur genèse et leur nature dernière. Il voit que la controverse du matérialisme
et du spiritualisme est une simple guerre de mots ; les adversaires étant également
absurdes, chacun croyant comprendre ce qu’aucun homme ne peut comprendre. Dans
toutes les directions, ses recherches arrivent à le mettre face à face avec
l’inconnaissable, et à lui montrer toujours plus clairement qu’on ne peut le
connaître. Il apprend à la fois la grandeur et la petitesse de l’intelligence
humaine, sa puissance dans le domaine de l’expérience, son impuissance quand elle le
dépasse. Il sent, avec plus de force qu’aucun autre, l’incompréhensibilité. totale
du plus simple fait, considéré en lui-même. Lui seul voit vraiment qu’une
connaissance absolue est impossible. Lui seul sait qu’au fond de toute chose il y a
un impénétrable mystère136. »
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