Sentiments et Volonté
« à l’anticipation de l’avenir, elle consiste dans la même série d’associations, avec cette différence que, dans la mémoire, l’association des états de conscience qui convertit l’idée en mémoire va du conséquent à l’antécédent, c’est-à-dire à reculons ; tandis que dans le cas d’anticipation, l’association va de l’antécédent au conséquent, c’est-à-dire en avant46. »Quand une sensation agréable est conçue comme future, mais sans qu’on en soit certain, cet état de conscience s’appelle espoir ; si l’on en est certain, il s’appelle joie. Quand une sensation désagréable est conçue comme future, mais sans qu’on en soit certain, cet état de conscience s’appelle crainte ; si l’on en est certain, il s’appelle chagrin (sorrow). Une sensation agréable ou l’idée de cette sensation, jointe à l’idée de la cause qui la produit, engendre pour cette cause de l’affection ou amour. La sensation désagréable jointe à l’idée de sa cause, engendre pour cette cause de l’antipathie ou haine47. Les causes de nos plaisirs et de nos douleurs sont, comme nous l’avons déjà vu, prochaines ou éloignées. Suivant la remarque de l’auteur, les causes immédiates sont de beaucoup les moins intéressantes. Ce paradoxe apparent est le résultat nécessaire d’une des lois les plus générales de notre nature : ces causes immédiates n’ayant jamais un champ d’opérations très étendu, l’idée de ces causes n’est associée qu’avec un nombre limité de plaisirs ou de douleurs. Comparez, par exemple, une cause immédiate de plaisir, la nourriture, avec une cause éloignée, l’argent, vous verrez que ce dernier joue un rôle prépondérant, parce qu’il est un instrument propre à nous procurer presque tous les plaisirs.
« Quand l’idée d’un objet est associée avec cent fois plus de plaisir qu’une autre idée, elle est naturellement cent fois plus intéressante48. »Aussi l’auteur s’est attaché presque uniquement à ces causes éloignées. Il les range sous trois titres : 1° Richesse, Pouvoir, Dignité et leurs contraires ; 2° Nos semblables : parents, amis, concitoyens, etc. ; 3° Les objets qualifiés de beaux et de sublimes. On pourrait appeler, comme on le voit, ces causes éloignées de nos plaisirs et de nos douleurs : causes égoïstes, causes sociales, causes esthétiques. Examinons-les :
« Ce qu’il faut remarquer tout d’abord, c’est que la richesse, le pouvoir et la dignité, ces trois grandes causes de nos plaisirs, s’accordent en ceci, qu’elles sont toutes des moyens de nous procurer les services de nos semblables, et qu’elles peuvent à peine contribuer à nos plaisirs, d’une autre façon. Il est évident par suite que la grande source de nos plaisirs, ce sont les services de nos semblables, puisque la richesse, le pouvoir et les dignités, qui paraissent à la plupart des gens résumer les moyens du bonheur humain, ne sont rien de plus que les moyens de nous procurer ces services. C’est là un fait de la plus haute importance possible pour la morale et la philosophie. »L’auteur n’a point de peine à montrer que la richesse est un moyen de nous procurer les services des autres en les rémunérant ; que le pouvoir est un moyen de les plier sous notre obéissance par l’espoir ou la crainte ; que les dignités enfin nous procurent leur respect, non pas seulement un respect extérieur, mais qui se traduit par leurs actions49. De là résulte une conséquence pratique.
« La richesse, la puissance et les dignités sont peut-être le plus remarquable exemple de ce cas extraordinaire d’association où les moyens (moyens qui ne valent pour nous qu’en vue de leur fin) non-seulement s’emparent de notre attention plus que la fin elle-même, mais même la supplantent actuellement dans notre affection… Combien peu d’hommes semblent s’inquiéter de leurs semblables ! Combien d’hommes dont la vie est absorbée complètement par la poursuite de la richesse et l’ambition ! Combien d’hommes chez qui l’amour de la famille, des amis, du pays, de l’humanité, paraît complètement impuissant, quand il est en lutte avec leur avarice ou leur ambition. C’est l’effet d’une association erronée qui demande la plus grande attention dans l’éducation et dans la morale50. »La richesse, la puissance et la dignité n’étant la source d’affections si puissantes, qu’en vue de nos semblables, il serait étonnant que nos semblables eux-mêmes ne fussent pas pour nous une source d’affections. Nos semblables sont pour nous une cause de plaisirs, soit pris individuellement, soit pris en groupes. Amitié, Bonté, Famille, Pays, Parti, Humanité : tels sont les six titres un peu confus sous lesquels l’auteur les classe. Son analyse a pour objet de montrer que nos sentiments les plus forts sont des agrégats, et que c’est de là qu’ils tirent leur force ; qu’ils sont formés par la juxtaposition, ou pour mieux dire, par la fusion des sentiments simples ; que l’affection étant le résultat d’un plaisir, une affection profonde résulte d’une grande somme de plaisirs ressentis. Pour mieux comprendre cette doctrine, supposez qu’un inconnu vous rende en passant un petit service ; il vous cause un plaisir, et l’idée de ce plaisir fait pour vous de cet inconnu un objet d’affection — affection d’ailleurs très légère, comme le plaisir causé. Mais si vous venez à mieux connaître cet homme ; que son commerce, son esprit, son cœur, ses relations, soient pour vous la cause d’autant de plaisirs, et qu’ils soient répétés pendant de longues années, il se produira une affection solide, résultant d’une masse de sentiments d’affection résultant eux-mêmes d’une masse de sentiments de plaisirs. Tout s’explique donc en dernière analyse par des associations. Au reste voyons comment l’auteur rend compte d’un de nos sentiments les plus généraux, l’amour des parents pour les enfants51. Il est bien connu d’abord que les plaisirs et les peines d’autrui nous affectent, c’est-à-dire s’associent avec les idées de nos plaisirs et de nos peines propres. Ce phénomène a été justement nommé sympathie (σύν, πάθος). Or l’enfant peut, comme toute autre personne, exciter en nous ces sentiments. De plus un homme considère son enfant comme une cause, beaucoup plus certaine pour lui qu’aucune autre, de plaisirs et de douleurs. Il est pour lui un objet d’un grand intérêt, en d’autres termes, une suite d’idées intéressantes, c’est-à-dire d’idées de plaisirs ou de douleurs, s’associe avec l’enfant. Sa vivacité et sa simplicité d’expressions, de tons, d’attitudes, lui donnent un pouvoir particulier d’exciter en nous la sympathie. Comme l’enfant est, en outre, dans une parfaite dépendance à l’égard des parents ; qu’il faut sans cesse veiller à sa conservation, son idée est encore associée par là constamment avec celle de nos plaisirs et de nos peines ; sans compter qu’il s’éveille en nous une idée de puissance qui est toujours agréable. Une autre source d’association agréable est celle-ci. C’est un fait d’expérience journalière que nous venons à aimer une personne à qui nous avons fait du bien fréquemment. Et cela est vrai non-seulement de nos semblables, mais même des animaux. Par ce seul fait qu’ils ont été l’objet d’actes de bonté répétés, ils deviennent un objet d’affection pour nous. L’idée de ces individus, unie à celle des plaisirs que nous ressentons, forment une idée composée, une affection. Des faits décisifs prouvent que l’affection paternelle tout entière dérive de ces associations et autres semblables. Toutes les fois qu’un homme est placé dans des circonstances qui produisent ces associations, il ressent l’affection paternelle, lors même que la parenté n’existe pas. Tel est le cas du père qui, ignorant l’infidélité de sa femme, aime le fils d’un autre, comme s’il était son fils. Dans les familles très pauvres et très riches, les circonstances sont peu favorables à la formation de ces associations d’où résulte l’affection des parents. Dans le cas d’extrême pauvreté (non pas de pauvreté modérée), les circonstances qui amènent à associer l’enfant avec des idées agréables, manquent ou bien sont neutralisées par la nécessité de travailler constamment, de s’occuper peu de lui, etc. Dans le cas d’extrême opulence, l’attention des parents est distraite par les plaisirs, les obligations de société, etc. Comme ils s’occupent peu de l’éducation de l’enfant, ils ne peuvent associer à son idée que peu d’idées de plaisirs ou de peines. De là une affection imparfaite. Les objets appelés beaux ou sublimes et leurs contraires sont pour nous une troisième cause de plaisirs ou de peines. Ces émotions esthétiques52 se ramènent encore à une association.
« Considérés en gros, le sentiment du beau et le sentiment du sublime paraissent parfaitement simples53. C’est en se fondant sur ces apparences que des philosophes, même éminents, ont pensé qu’un sens particulier était nécessaire pour expliquer leur existence. Cette apparente simplicité est uniquement un exemple de ce mode d’association qui unit intimement plusieurs idées, qu’elles paraissent être non plus plusieurs idées, mais une seule. »Un son, une couleur, un objet quelconque sont appelés beaux ou sublimes, selon les idées qu’ils éveillent en nous par association. Ainsi les sons qui s’associent avec des idées de puissance, de majesté, de profonde mélancolie sont en général sublimes : tels le mugissement d’une tempête, la chute d’une cataracte, le son de l’orgue. Des sons d’une autre nature produisent le sentiment du beau : une chute d’eau, le murmure d’un ruisseau, la clochette des troupeaux54. Le blanc nous plaît parce qu’il rappelle le jour et la lumière ; le noir nous déplaît parce qu’il éveille l’idée de ténèbres. Ces associations varient d’ailleurs selon les pays, et n’ont rien d’absolu. En Chine, le blanc est la couleur du deuil, et conséquemment est loin d’être réputé beau. En Espagne, le noir plaît parce que c’est la couleur du vêtement des grands55. Voici une remarque plus fine et bien plus solide que celles qui précèdent. C’est que ceux qui n’associent aucune idée agréable avec des sons ou des couleurs ne sentent pas le beau.
« Les enfants attendent longtemps avant de montrer aucune sensibilité à la beauté des sons. Et le commun des hommes est de même totalement indifférent à un grand nombre de sons, que nous appelons Beaux. Pour le paysan, le couvre-feu marque simplement une heure de la soirée, les clochettes d’un troupeau sont signe qu’il y en a un dans le voisinage, le bruit d’une cascade est le signe d’une chute d’eau. Donnez-lui les associations que les imaginations cultivées joignent à ces sons, et il en sentira infailliblement la beauté56. »
Quoique plusieurs des psychologues qui nous occupent aient une tendance marquée à esquisser en passant un traité sur les mœurs, nous serons très court sur ce point ; car si la psychologie touche à la morale, la psychologie n’est pas la morale.« Nous pouvons expliquer maintenant les phénomènes classés sous les titres de sens moral, facultés ou affections morales. »
« Les actions d’où nous tirons quelque avantage ont été classées sous ces titres : prudence, courage, justice, bienfaisance, lesquels constituent la vertu parfaite. »L’auteur s’efforce de montrer que si nous approuvons, soit en nous, soit dans les autres, ces diverses manières d’agir, cette approbation est fondée sur une association d’idées qui se termine à un plaisir. Ainsi, nous appelons prudence ce qui produit un bien ou évite un mal ; le courage est l’acte de braver le danger pour un bien prépondérant, etc.58. Se plaçant ensuite au point de vue des conséquences pratiques, il demande que l’éducation s’attache à produire des associations d’idées, telles qu’il en résulte une vertu parfaite, et que la sanction populaire attache toujours le blâme et la louange aux actes qui les méritent.
« Dans l’état présent de l’éducation, la louange et le blâme sont distribués par la plupart des hommes d’une manière erronée, précipitamment, en général avec excès dans les petites circonstances, avec peu de souci de les appliquer justement. Le blâme est souvent infligé là où la louange est due, la louange est prodiguée là où il faudrait infliger le blâme. Quand l’éducation sera bonne, on reconnaîtra qu’aucun point de moralité n’est plus important que la distribution de la louange et du blâme, et aucun acte ne sera considéré comme plus immoral que de les mal appliquer. »Les motifs nous conduisent à la volonté. L’étude sur la volonté, très suffisante à beaucoup d’égards, vaut surtout par les questions qu’elle entrevoit et la méthode qu’elle inaugure. A notre avis, quand on compare deux analyses de la volonté écrites dans un même esprit, mais à quelque trente ans de distance, celle de M. James Mill et celle de M. Bain ; quand on voit combien la dernière l’emporte en richesse de faits observés, en précision, en exactitude descriptive, on ne peut s’empêcher de concevoir une bonne opinion de la méthode expérimentale en psychologie, — d’une méthode qui, prenant la tache où les devanciers l’ont laissée, profite des résultats acquis, du progrès des années, des découvertes, en ajoute de nouveaux et accroît ainsi la science, au lieu de la recommencer toujours. L’un des principaux mérites de l’auteur de l’Analysis, c’est d’avoir vu la nécessité d’étudier le développement du pouvoir volontaire59. Il a compris combien est fausse l’idée d’une volonté naissant pour ainsi dire armée de toutes pièces, dont le premier acte serait de commander impérieusement et d’être instantanément obéie. Il a essayé d’en montrer, quoique d’une manière bien imparfaite, les premiers essais et les premières conquêtes. On peut lui reprocher des erreurs dans le choix de ses exemples, une confusion entre les actes volontaires et des actes purement réflexes, qu’une physiologie plus avancée eût évitée ; mais ce qui est fondamental, c’est d’avoir aperçu la méthode. L’auteur, sans être absolument muet sur la question du libre arbitre, l’effleure à peine : le mot n’y est pas même prononcé. Sans doute une « analyse des phénomènes de l’esprit humain » doit s’en tenir aux faits ; mais la liberté, qu’on la considère comme vraie ou comme illusoire, est une question de fait aussi, et il n’est guère possible de la reléguer dans le domaine de la métaphysique. Un seul passage (ch. xxiv, p. 328) effleure la question. L’auteur nous dit qu’une fausse conception de l’idée de cause a fort obscurci la controverse, sur cet état de l’esprit que nous appelons volonté. On considérait invariablement et avec raison la volonté comme la cause de l’action ; malheureusement, on considérait aussi toujours comme faisant partie de l’idée de cette cause, un élément qui s’est trouvé être tout à fait imaginaire. Dans la séquence d’événements appelée cause et effet, on imaginait une troisième chose appelée force ou puissance, qui n’était pas la cause, mais en émanait.
« Un récent philosophe60 a montré d’une manière incontestable que la cause et la puissance c’est tout un ; et par suite tout se réduit à rechercher quel est l’état de l’esprit qui précède immédiatement une action. »Nous n’analyserons point ce chapitre sur la Volonté, notre but étant surtout de faire connaître des résultats nous les retrouverons avec plus d’ampleur dans M. Bain. m