Paris, le 15 décembre 1886.
Rien que puisse mentionner spécialement la chronique wagnérienne, depuis un mois. La
révélation d’Egmont n’importe guère qu’aux auteurs de ce mélodrame : bizarre musique !
disait un auditeur de la première représentation, elle imprègne l’âme d’une irrésistible
somnolence, et puis elle est si bruyante qu’on ne peut s’endormir… Les concerts se
suivent et se ressemblent. Après un début, où il a rempli un programme
entier des œuvres les plus belles et les plus ignorées de Beethoven, M. Colonne s’est
remis aux petites séances de famille, avec accompagnement de violon. M. Lamoureux dirige
le plus admirablement du monde les œuvres complètes de Mendelsohn ; il nous a rendu
cependant le divin joyau de Siegfried-Idyll, et, dimanche, le prélude
de Parsifal. Les wagnéristes savourent les gracieuses étrennes que
leur a offertes M. Jullien. Plusieurs attendent avec impatience ce Lohengrin qui va bientôt montrer décidément au public français de quelle façon
Wagner traitait l’opéra, lorsqu’il traitait l’opéra. Tels autres, plus exclusifs,
réservent leur enthousiasme pour la représentation française d’un drame wagnérien, de
la Walkure, qui sera jouée cet hiver, loin de Paris, hélas !
Prudemment nantis du texte allemand, ils traverseront toutes les Flandres pour
réentendre cette idéale musique.
Et tous, tandis qu’une odieuse bruine attriste les jours, se préparent,
consciencieusement, à changer d’année.
T. de W.
Tout le monde sait qu’à partir de Rienzi, et dès le Vaisseau-fantôme, Wagner a voulu légendaires et mythiques tous les sujets de ses
drames. Seule, la création des Maîtres Chanteurs semble contredire la
rigueur de cette règle ; mais, à d’autres points de vue encore, les Maîtres
Chanteurs doivent être mis à part ; on voudra bien me permettre de ne pas m’y
attacher aujourd’hui.
Dans Tannhaeuser et Lohengrin, le sujet, nettement légendaire, touche
cependant à l’Histoire et comporte certaines déterminations de dates : d’un côté, par la
présence de Henri l’Oiseleur, de l’autre, par le tournoi poétique de la Warthourg et la
confusion volontaire que Wagner a faite de son héroïne avec Sainte Elisabeth de
Hongrie.
Dans Tristan et Isolde, l’indétermination historique est presque
absolue ; il en est de même dans Parsifal, en dépit des considérations
données par Wagner sur l’architecture du temple du Gral et le costume des
chevaliers.
Quant à la Tétralogie l’Anneau du Nibelung, on n’y peut trouver nul
fait d’histoire, nulle marque d’une époque tant soit peu déterminée : une seule notion
géographique, celle du Rhin. Le sujet est emprunté aux mythes scandinaves et à leurs
dérivations germaniques. Mais quel emploi Wagner fit-il de ces anciens matériaux ? en
quoi consista son travail d’assimilation et de transformation ? La question vaut d’être
étudiée ; encore est-elle si vaste qu’à peine j’en pourrai noter ici un petit nombre de
points.
Wagner est parti d’un drame purement humain, la mort de Siegfried, tel que le lui
donnait le Nibelungennot (La Détresse des
Nibelungen), très probablement dans l’édition célèbre publiée en 1827 par Simrock.
Lorsqu’il a voulu élargir son plan, tenter de remonter aux origines et de grouper tous
les événements auxquels fait allusion le poème germanique, il a dû consulter les chants
scandinaves qui traitent des héros — la Vaelsunga-Saga, les Wilkina-Saga et
Nifflunga-Saga — et enfin, les Eddas elles-mêmes.
De ces poèmes, c’est la Vaelsunga-Saga qui lui a sans doute le plus
servi pour le gros œuvre dramatique, du moins lorsqu’il lui a fallu passer des dieux aux
héros, de Wotan à Siegfried. On trouve, par exemple, dans cette saga
fameuse, le récit du glaive enfoncé par Wotan dans le tronc du frêne.
Les Eudas nous donnent l’origine de toutes ces traditions. Il y a
deux Eddas, ou plutôt deux recueils de fragments religieux et
héroïques, attribués, l’un, à Sœmund-le-Sage, prêtre chrétien islandais, qui vivait à la
fin du xie
siècle ; l’autre, à Snorre Sturleson
(xiiie
siècle). Ces deux recueils sont aussi connus
sous le nom d’ancienne et de nouvelle Eddas.
Ouvrons l’Edda islandaise de Sœmund ; parmi les pièces qui la composent, presque toutes
en vers allitérés, nous en voyons trois consacrées à Sigurd (le Siegfried des légendes germaines). Dans le premier poème, Sigurdarkvida Fafnirsbana (premier chant de Sigurd vainqueur de Fafnir), le
héros chante au sage Griper :
« Je suis Sigurd, fils de Siegmund ; Hiœrdis est la mère du héros.
Griper
C’est toi qui tueras le brillant serpent affamé couché dans Gnitaheide (la bruyère de
Gnita), l’useras le vainqueur de Regin et de Fafner.
… Tu découvriras la caverne de Fafner et tu t’empareras de son trésor. Charge cet or
sur les épaules de Grane, et chevauche ensuite vers Giurke, le roi veillant.
… Elle dort encore dans la montagne depuis la mort de Helge, la fille de roi, couverte
de la brillante cotte de mailles. Il te faudra frapper fortement du glaive, couper
l’armure avec l’épée qui a tué Fafner.
Sigurd
L’armure est brisée, la fiancée commence à parler comme si elle sortait d’un songe. Que
dira-t-elle à Sigurd qui puisse contribuer à sa prospérité ?
Griper
Elle t’enseignera les runes … »
Griper, continuant sa prédiction, annonce à Siegfried sa mort, causée par des
événements identiques à ceux de la Goetterdaemmerung de Wagner.
Seulement, comme dans tout le cycle des Sagas, le Gunther du Nibelungen-not s’appelle Gunnar, et Hagen Hoegni. Quant à Grimhilde,
elle est supposée vivre encore, et c’est elle qui s’ingénie à faire tomber Sigurd dans
le piège. C’est aux Sagas, et à l’Edda de Sœmund, que Wagner a emprunté, on le voit, la
trame de la Goetterdaemmerung : il n’a pris au Nibelungen-not que les noms des personnages, et la scène de la mort de
Siegfried, celle-là même qui le frappa au début. Comme dans le poème allemand, le
Siegfried de Wagner est tué à la chasse, et de la main de Hagen, qui, dans le cycle
scandinave, n’est que l’instigateur du crime.
Dans le texte scandinave, le discours de Fafner mourant est fort curieux à lire :
Wagner l’a reproduit presque littéralement au deuxième acte de Siegfried.
Dans la Saga de Sigurd telle qu’au commencement du
siècle les habitants des îles Feroë avaient encore coutume de la chanter, Siegmund est
tué par le fils (l’un guerrier nommé Hunding ; sa femme Hioerdis reçoit du héros mourant
les deux morceaux de l’épée brisée au combat : « Dans ton sein, dit Siegmund, tu portes
un fils de héros, l’espérance de ma race. Elève-le avec soin, et donne-lui le nom de
Sigurd. Il vengera ma mort. » Les lecteurs ont déjà reconnu le premier germe de
l’admirable adieu de Brunnhilde à Sieglinde (Walkure, acte III). Un
peu plus loin, dans la même Saga, nous trouvons les épreuves que le jeune Sigurd fait
des épées qu’on lui forge (Siegfried, acte I).
Qui ne se rappelle le grandiose réveil de Brunnhilde (Siegfried, acte
III) ; Heil dir, Sonne ! heil dir, Licht ! heil dir, Ieuchtander Tag !
— Heil ench, Gœtter ! heil dir, prangende Erde ! » Dans le deuxième chant de Sigurd vainqueur de Fafner, Brunnhilde réveillée s’écrie :
« Salut, Jour-salut à vous, fils du jour, à toi, Nuit, à vous, filles de la Nuit. Salut
à toi, terre nourricière ! Salut à vous, Divinités ! »
L’évocation d’Erda a sa forme première dans le chant de Wegtamr (le
Voyageur). Ce voyageur, qui n’est autre qu’Odin ou Wotan, évoque du sommeil de la mort
la prophétesse Wola (ou Wala). Voici un passage du texte original :
« Odin chanta devant cette tombe l’évocation des morts, regarda le Nord et traça des
runes ; il demanda une réponse, Wola se leva enfin, et chanta les paroles de mort :
Wola
« Quel est parmi les hommes cet homme à moi inconnu qui répand la tristesse dans mon
esprit ? J’étais enveloppée de neige, battue par la pluie et couverte de rosée ; j’étais
morte depuis longtemps … »
… Viennent alors diverses questions et réponses.
Odin
« Parle, encore, Wola ! il est des choses que je veux savoir, et je t’interrogerai
jusqu’à ce que tu me les aies dites. »
Et, à la fin du solennel dialogue :
Wola
« Tu n’es point Wegtamr, comme je l’ai cru ; tu es Odin, le chef des peuples.
Odin
« Tu n’es pas Wola, tu n’es pas la savante femme, mais trois fois la mère des
Thursars. »
Le chant se termine par ces mots de Wola :
« Les hommes ne viendront plus me trouver avant le jour où Loke (Loge) brisera ses
liens, avant le moment de la fin ces dieux. »
Il est probable que Wagner a connu ce texte par l’imitation en vers allemands qu’en fit
Fr. Mayer, publiée dans les Récits de moyen âge de Biisching et citée
dans la Mythologie du nord de H. A. M. Berger (la
deuxième édition parut à Leipzig en 1834).
Les lecteurs du Siegfried de Wagner ont rem arqué certainement
l’indication scénique suivante (qui d’ailleurs n’est jamais réalisée au théâtre) ; Erda
paraît recouverte de givre. C’est à la fois une allusion à l’origine norraine du mythe
et un ressouvenir des vers donnés plus haut. Le nom d’erda, avec la
synonymie qui l’accompagne (Wala, Urwala, Mütter, etc.), contient
implicitement plusieurs de ces jeux de mots chers au musicien-poète. En même temps qu’il
désigne la Déesse de la Terre, personnification de la Nature, il réunit en quelque sorte
le nom d’Urda (l’Originelle), attribué dans la mythologie scandinave à la principale des
trois grandes Nomes, et le substantif Edda, qui signifie tout ensemble
science et grand-mère. L’idée de cette création
vient pareillement de ces sources, auxquelles il convient, je crois, d’ajouter la
conception des Mères, mystérieuses puissances rêvées par Goethe, dans
le second Faust. La descente de Woran vers Erda pour lui arracher ses
secrets (voir la Walkure, acte II) n’est pas sans analogie avec celle
de Faust vers les Mères.
Pour donner un aperçu de la transformation des épisodes et de leur élargissement,
prenons celui de la mise en gage et du rachat de Freia dans Rheingold.
L’Edda de Snorre, dans le poème sur Gylfe, va nous donner l’une des formes de
l’aventure :
« Dans le commencement du premier âge des dieux, quand ils eurent élevé Mitgard et bâti
Walhall, un architecte vint les trouver, et leur offrit de construire en trois ans un
château tellement fort qu’il serait impossible aux géants des montagnes et aux
Rhimnthursars de s’en emparer … Mais il demanda pour récompense Freia, et avec elle le
soleil et la lune. »
Trois jours avant l’expiration du délai fixé, les dieux s’assemblent et s’accordent à
dire que celui qui a conseillé de livrer Freia est Loke, « source du mal ». Menacé par
les Dieux, Loke trouve un expédient, empêche l’architecte de finir son travail, et le
fait assommer par Thor (Donner). Ledit architecte est d’ailleurs un géant des montagnes
qui a dissimulé sa nature à l’aide d’enchantements.
Un autre épisode est venu s’ajouter à celui-là, par une confusion très heureuse que
Wagner a faite, de propos délibéré, entre Freia et Idun ou Iduna, déesse dont les pommes
d’or empêchent les dieux de vieillir. Par la méchanceté de Loke. Idun est perdue pendant
quelque temps pour les dieux, et avec elle la boite où sont les pommes magiques. A grand
peine, la déesse est reconquise et le péril conjuré.
Voici enfin le troisième élément dont Wagner s’est servi, et celui qu’il a transformé
le plus heureusement. Je cite le texte presque en entier, car le lecteur y trouvera, en
outre du détail de l’Or amoncelé, la première idée de la malédiction jetée par AIberich
sur son anneau.
Fafner, Regin et Ottur étaient fils de Rheidmar. Dans l’Edda de
Sœmund, Regin raconte ce qui suit :
« Notre frère Ottur nageait souvent dans une chute d’eau sous la forme d’une loutre. Un
jour, il avait pris un saumon, et il le mangeait au bord de l’eau, les yeux à moitié
fermés, quand Loke le tua d’un coup de pierre … »
Rheidmar, irrité de la mort de son fils, force les Ases (les dieux), comme rançon
d’Ottur, de remplir d’Or rouge la peau de la loutre, et ensuite de la
couvrir d’or. Pour acquérir l’Or, Loke attrape avec un filet le nain Andvari, qui le
gardait au fond du fleuve, où lui-même nageait sous la forme d’un brochet.
Loke
« Quel est ce poisson qui ne sait passe préserver du piège ? Sauve maintenant ta tête
des rets de Hel (ou Hella, divinité de la mort infernale), et livre
moi la flamme des eaux, l’or brillant … »
Andvari livre l’or ; il lui restait un anneau, Loke le lui enlève de force.
Andvari (entrant alors dans la pierre)
« Maintenant cet or causera la mort de deux frères, et aussi une haine mortelle entre
huit nobles guerriers. Nul ne jouira de mon or ! »
Les Ases remplissent d’or la peau-delà loutre, mise debout sur ses pieds de derrière.
Ils entassent l’or à l’entour jusqu’à la couvrir complètement. Mais Rheidmar,
s’approchant, aperçoit un poil du museau qui dépasse, et exige qu’il disparaisse. Wotan
est obligé d’abandonner l’anneau.
Tel est le vivant mais grossier épisode qui est devenu, dans Rheingold, la belle scène du rachat de Freia, avec ce cri si touchant de
Fasolt : « Je vois encore briller l’œil de la douce déesse ! »
Prenons encore comme exemple le chant de l’oiseau. Dans cette naïve
invention de la légende, Wagner a compris ce qu’il y avait de vraiment poétique et
d’éternellement humain et a retrouvé l’idée du mythe scandinave dans cent poèmes
français ou germaniques, et il l’a pénétrée, traduite, élargie surtout par la puissance
de son génie.
Ecoutez cet oiseau qui chante dans la forêt : tout le moyen-âge a retenti ce ce chant.
Aux jours de la jeune vaillance des âmes, le gazouillement magique appelait les héros
aux vocations les plus hautes. Lorsque le soleil glissait entre les branches, criblant
de flèches d’or l’herbe drue des clairières, le trille étincelant de l’oiseau disait au
rêveur les féeries des palais enchantés, les fiancées blondes, parées de gemmes
éblouissantes, tout un monde enfin de fidèle et glorieux amour. Des poètes, des
chevaliers, des moines sont allés entendre l’oiseau des bois ; saisis par le charme, ils
sont demeurés dans la fascination de leur songe : en une heure, des siècles ont passé
pour eux. Car, dans l’idée du moyen-âge, l’oiseau est le symbole de l’âme, qui ne
connaît point les limites de l’espace et du temps ; c’est l’être le plus divin de la
nature extérieure : il est libre, il vole, il chante. Quand le vieux Merlin des légendes
traverse les forêts armoricaines, triste, désolé, voyant la science bardique déchoir et
les anciennes croyances s’effacer devant une foi nouvelle, c’est l’oiseau qui lui crie,
perdu en la profondeur des feuillages : « Merlin, Merlin, il n’y a d’autre dieu que
Dieu. »
S’inspirant du symbole, Wagner a fait de l’oiseau une « voix de la nature » : il lui a
donné pour cela, légèrement modifiée, la mélodie que chantait Woglinde, la première
fille du Rhin, su début de Rheingold. Il a voulu l’envelopper aussi
d’une grande tendresse humaine, car, sous le bruissement harmonieux des cordes, la
clarinette redit le motif mélancolique des Wœlsungen, comme si l’âme de Sieglinde errait
à l’entour de son fils très aimé. Enfin, cette voix de l’oiseau, c’est l’écho même de
nos pensées ; c’est de notre désir qu’elle parle, elle ne nous annonce que nos propres
rêves : « Joyeuse dans la peine, ma chanson chante l’amour … les cœurs seuls la
comprennent, qui désirent ! »
Ces exemples suffisent pour montrer que la recherche des origines mythiques des poèmes
wagnériens ne saurait en rien amoindrir l’invention poétique du maître. Si géniale est
la transformation des épisodes, plus admirable encore est celle des personnages : quel
chemin n’y a-t-il pas de l’Odin scandinave au Wotan de la Tétralogie, du Sigurd des
légendes au Siegfried de Wagner, et, surtout de la Walkyrie ancienne à cette sublime
Brunnhilde, émue de la détresse humaine, qui se dévoue, se sacrifie, et affirme, sur les
ruines d’un monde, la Rédemption par l’Amour ! Wagner a recueilli
pieusement les traditions significatives du passé : Shakespeare et Goethe avaient agi de
même, en Poésie dramatique, et bien d’autres comme eux ! Eschyle s’est aidé des symboles
religieux de son temps, des mythes souvent obscurs, et monstrueux parfois, que révérait
le peuple Grec : a-t-il cessé d’être le créateur de Prométhée, de
Prométhée tel que nous continuons de le comprendre et de l’aimer ? Son œuvre est jeune
pour les siècles, et il en sera de même de l’œuvre de Wagner. Si la voix des Océanides
résonne encore pour nous, de même résonneront, sans s’éteindre jamais, la plainte des
filles du Rhin pleurant l’or perdu, le dernier chant de Brunnhilde, l’adieu de
Lohengrin, les chœurs des pèlerins disant la grâce, l’hymne d’Iseult mourante, le
cantique suprême du Parsifal.
Alfred Ernst.
Bruxelles, novembre 1886
Si par le mot « Wagnérisme » on veut désigner ce cas de subjectivité dont les effets
se traduiraient en une mono manie déraisonnable. intolérante, en une sorte
d’illuminisme étroit, voisin du fétichisme, il est clair qu’en Belgique le Wagnérisme
n’a jamais existé que dans l’imagination de ceux qui cherchaient à s’en taire une arme
contre les théories de Wagner et un moyen de justifier la façon méprisante de juger
ses œuvres.
Si par « Wagnérisme », au contraire, l’on entend désigner cette communauté de goûts
et de sentiments qui rassemble une collectivité d’amateurs et de connaisseurs dans un
même respect, sinon dans une égale admiration de ces œuvres, on peut affirmer que le
Wagnérisme a droit de cité parmi nous, qu’il s’y est développé de bonne heure, qu’il y
a son histoire.
Nous avons connu le nom de Richard Wagner par des morceaux littéraires longtemps
avant d’avoir pu apprécier le musicien dans ses créations lyriques. Les journaux de
musique nous initièrent aux premiers essais à l’aide desquels Wagner tentait
l’exposition de ses vues esthétiques. C’est ainsi que le Diapason
publia le premier (3 octobre 1850) une traduction française du Judaïsme
dans l’art musical, reproduite à quelques semaines d’intervalle par la Belgique musicale, plus tard dans le Guide
musical et tirée à part en brochure87. Les articles composés par Wagner, à la demande de l’éditeur
Schlesinger, pour la Gazette musicale, furent également reproduits
vers la même époque, sans faire pressentir le génie de leur auteur. Quant aux
premières représentations, à Dresde, de Rienzi (1842), du Vaisseau fantôme (1843) et du Tannhaeuser (1845),
c’est à peine si le bruit en arriva jusqu’à nous. Le Diapason du19 septembre 1850 annonce que le nouvel opéra de R. Wagner intitulé Lohengrin, « dont le sujet est
emprunté à l’histoire de Belgique », a reçu un accueil très flatteur au théâtre de
Weimar et qui, à cette occasion les artistes de l’orchestre ont fait hommage à Frans
Liszt, leur chef, d’un bâton de mesure en argent. C’est tout ce que l’on trouve à dire
au sujet d’un événement artistique d’une telle importance.
Mais un autre événement, survenu deux ans plus tard, devait attirer l’attention du
célèbre musicologue belge François Fétisbk à qui la lecture de l’ouvrage Opéra et Drame, paru en
1852, et de la Communication à mes amis servant de préface aux trois
poèmes d’opéra de Richard Wagner, avait fait entrevoir un monde de perversité et
d’horreur.
L’homme qui, en Belgique, se montra l’adversaire avoué, irréconciliable de Wagner et
qui mit à le combattre une opiniâtreté aveugle de sectaire, était précisément celui
que sa haute culture intellectuelle et sa profonde science musicale rendaient le mieux
apte à deviner le génie novateur, à le faire comprendre et admirer de ses
contemporains. — Mais combien de fois, en matière musicale, n’a-t-on pas vu ceux qui
devaient faire la lumière, employer leurs efforts à répandre l’erreur ? — Compositeur
lui-même, Fétis ne vit chez l’auteur du Tannhauser qu’un
incommensurable orgueil sans l’ombre d’un talent. Les articles publiés dans la Revue et Gazette musicale de Paris tout en faisant connaître les
diverses circonstances de la vie de Wagner, ignorées jusqu’alors, ne sont autre chose
qu’un procès de tendance dirigé contre l’homme et l’artiste. Ni le temps, ni les
circonstances ne modifièrent en rien la manière devoir et d’entendre de Fétis et,
lorsqu’en 1865, il livra àia publicité la deuxième édition de sa Biographie universelle des musiciens, on put constater à l’égard de Wagner un
redoublement d’animosité que les années semblaient n’avoir fait que mûrir davantage.
Fétis ne ménage pas les termes de son mépris : les conceptions de Wagner sont des
monstruosités, des rêves insensés destinés à s’évanouir au grand jour. A propos des Anregungen fur Kunst, Leben und Wissenschaft de
Richard Pohl, il s’écrie :
« En exaltant les dernières œuvres de Beethoven, aberrations d’un génie qui s’éteint
et les monstrueuses combinaisons de Tannhaeuser et de Lohengrin, monuments d’impuissance à » créer dans le domaine de la noble et
belle musique, les rédacteurs des Anregungen ont contribué à faire
naître le doute et l’anarchie actuelle d’opinions, qui font descendre aujourd’hui » la
nation allemande de la position élevée où l’avaient placée les Bach, Haendel, Gluck,
Haydn, le divin Mozart et Beethoven dans sa belle époque. »
Cet exemple édifiant suffit à faire apprécier le caractère spécial d’un genre de
critique dont notre pays n’était pas seul, d’ailleurs, à montrer les effets. Oper und Drama avait fait scandale en Allemagne et il ne manquait pas
de Fétis, de l’autre côté du Rhin, pour jeter la pierre à l’écrivain présomptueux, à
l’iconoclaste !
Le retentissement des articles de Fétis dut avoir son contrecoup en Belgique où l’on
se piquait, à cette époque, d’imiter Paris dans ses préférences et dans ses aversions.
Cela n’empêcha pas l’Association des Artistes musiciens de tenter, le 10 décembre
1853, un essai de musique wagnérienne par l’ouverture du Tannhaeuser. Paris, en cela, devançait Bruxelles, car déjà le 24 novembre 1850,
le même morceau avait été exécuté au concert de la Société Sainte-Cécile, sous la
direction d’un autre belge : François Seghers88. Liège eut
son tour peu de temps après (28 mars 1855), tandis qu’Anvers voyait représenter en
entier, par une troupe allemande, le même opéra de Tannhaeuser (13
mars 1855). Ce furent les débuts assez obscurs du Wagnérisme qui se révéla d’une
manière plus sensible à l’occasion des deux concerts dirigés par Wagner lui-même au
théâtre de la Monnaie, les 24 et 28 mars 1860. Cette fois, à la grande colère de
Fétis, l’impression fut considérable. Les comptes-rendus de la presse quotidienne
s’accordent pour constater l’excellent accueil fait aux fragments du Vaisseau fantôme, du Tannhaeuser et de Lohengrin
89. Si la recette des concerts ne répondit guère à l’attente
des organisateurs, en revanche l’enthousiasme du public vengea Wagner de
l’indifférence et de la méfiance des absents. Le ton de la critique dut aussi paraître
doux à celui dont le cœur était déjà blessé par de multiples avanies. Sauf l’Indépendance qui reflétait l’opinion de Féti père, tous les organes
de la presse bruxelloise se montrèrent pleinement élogieux, manifestèrent la plus vive
admiration, souhaitant de juger prochainement les œuvres de Wagner au théâtre.
L’article du National, d’un lyrisme trop accentué, valut à son
rédacteur M. Adolphe Samuel, aujourd’hui directeur du Conservatoire de Gand, alors
professeur au Conservatoire de Bruxelles et placé sous les ordres de Fétis, une menace
de révocation qui, fort heureusement pour la dignité de l’institution, ne put être
sanctionnée.
A partir de ce moment, l’ouverture et la marche du Tannhaeuser font
partie du répertoire de nos concerts symphoniques. L’ouverture ne tarde pas à être
populaire grâce à la persévérance avec laquelle M. Charles Hanssens, compositeur et
chef d’orchestre du théâtre de la Monnaie, la fait entendre soit aux concerts de
l’Association des Artistes Musiciens, soit aux concerts du Vaux-Hall.
La chute éclatante du Tannhaeuser à Paris contribua dans une large
mesure à retarder toute représentation d’une œuvre wagnérienne au théâtre de la
Monnaie. En présence des arrêts rendus par les « Princes de la Critique », tels que
Scudobl, on se prit à douter de la
possibilité de jouer Wagner au théâtre et à suspecter la valeur intrinsèque de ses
œuvres. L’hésitation d’une part, l’opposition Inconsciente ou systématique d’une autre
part, firent ajourner à des temps meilleurs les projets que le succès artistique des
concerts de 1860 avait fait concevoir. Dans l’intervalle, Bruxelles voyait se fonder
une institution destinée à modifier insensiblement le goût du public et à le porter de
préférence vers un ordre de compositions musicales de style élevé. Je veux parler des
Concerts populaires de musique classique, dont la création est due
à M. Adolphe Samuel. Chose étrange et qui prouve combien alors devait être grande chez
nous l’influence parisienne, ce ne fut que deux ans après leur fondation, en 1867, que
M. Samuel se hasarda à mettre au programme une œuvre de Wagner et, cependant, rien ne
faisait craindre que l’opposition dût se manifester, comme à Paris, d’une manière
ostensible. Mais il fallait compter avec les lecteurs de la Revue des
deux Mondes et ne pas s’exposer à compromettre le résultat des concerts en
affichant des prédilections trop wagnéristes. L’avenir a démontré que ces craintes
étaient chimériques. D’année en année les exécutions d’œuvres de Wagner se sont
multipliées et ont été acclamées davantage aux concerts populaires. Dès 1877, lorsque
la direction échut à M. Joseph Dupont, elles absorbaient une séance entière, et
aujourd’hui les « concerts Wagner » rétablissent l’équilibre dans les budgets des
concerts populaires, lesquels, sans cet appoint de recettes ,
clôtureraient en déficit. L’utile institution que patronne le gouvernement nous a fait
connaître successivement : Ouverture ces Maîtres Chanteurs (1868) ;
ouverture du Vaisseau fantôme (1869 ) ; ouverture de Faust (1871) ; chevauchée des Walkyries, marche funèbre de Siegfried, adieux de Wotan (1877) ; prélude de Tristan et Yseult (1878) ; fragments des Maîtres Chanteurs
(1882 et 1883) ; final du premier acte de Parsifal (1884) ;
premier acte de la Walkyrie ; idylle de Siegfried ; scène des
Filles-Fleurs (1885) ; premier acte ce Tristan et Yseult (1886),
etc.
L’idée de transporter au théâtre d’opéra français, les premiers ouvrages de Wagner
était venue depuis longtemps à un littérateur belge, M. Jules Guilliaume, à qui l’on
devait une traduction des passages essentiels d’Opéra et Drame,
parue dans la Revue trimestrielle (1854) Sur le conseil de Liszt, M.
Guillaume se mit à l’œuvre en commençant par Rienzi, la partition la
plus conforme aux habitudes du public, à cette époque. Mais la représentation de cet
ouvrage rencontra des obstacles qui la firent ajourner indéfiniment. M. Jules
Guilliaume abandonna son travail de traduction, mais il ne renonça pas toutefois à
la doctrine du maître saxon, dans les nombreux articles qu’il donna au Guide musical. Six ans après, l’éditeur Flaxland grava la partition de
Rienzi, avec les paroles françaises écrites par M. Guilliaume en
collaboration avec M. Charles Nuitter, et l’opéra fut représenté sur le théâtre
lyrique de Paris (direction Pasdeloup) en avril 1869.
A côté de l’initiation lente causée par les auditions encore rares des œuvres de
Wagner, se poursuivait une propagande active autant que sincère, entreprise
d’enthousiasme par des admirateurs qui joignaient à la solidité de leurs convictions,
le savoir et l’objectivité nécessaires à toute critique respectable. L’un de ces
wagnériens de la première heure, est, après ceux que j’ai désignés plus haut, M.
Edmond Vander Stranten, lequel fit paraître dans le Nord, l’Écho du
Parlement et le guide musical, des articles et des notes où
le côté génial des œuvres wagnériennes était hautement affirmé en même temps que
l’auteur démasquait la mauvaise foi de leurs détracteurs. M. Vander Straeten est
l’auteur de plusieurs opuscules dont le contenu se rapporte plus ou moins au sujet qui
nous occupe : Rapport officiel au ministre de l’intérieur sur les
représentations modèles des œuvres de Wagner organisées en 1871, à
Weimar, sous la direction de F. Listz
90 ;
Voltaire musicien
91, qui renferme un chapitre
intitulé Wagnérisme ; Lohengrin, instrumentation et philosophie
92, dédié à Mme Wagner ; Turin musical
93, qui renferme aussi un
chapitre sur le Wagnérisme et où le nom de Wagner revient à chaque page.
La nomination de Louis Brassin, l’admirable pianiste, en qualité de professeur au
Conservatoire royal de Bruxelles, devait avoir par la suite une très heureuse
influence sur les destinées du Wagnérisme. « Personne, dit M. Maurice Kufferath94,
n’a fait autant que lui pour aplanir les voies aux idées nouvelles et répandre la
parole du nouveau prophète. Pendant dix ans, il multiplia les auditions privées et
publiques au piano, il n’épargna aucune démarche auprès de ceux qu’il savait avoir une
action sur le public, pour les guider et les éclairer dans l’appréciation des œuvres
de Wagner, allant jusqu’à se faire conférencier pour redresser les erreurs attribuées
par la malveillance à son maître préféré … C’est Brassin qui à force de diplomatie et
de finesse réussit à faire accepter comme chef d’orchestre Hans Richter, lorsqu’il fut
question de donner pour la première fois Lohengrin au théâtre de la
Monnaie à Bruxelles. »
Ceci m’amène à parler de cette première de Lohengrin, longtemps
attendue et qui eut enfin lieu, sous la direction de l’éminent chef d’orchestre, le 22
mars 1870. Ce n’avait pas été sans peine. Le directeur de la Monnaie, M. Vachot,
témoignait une confiance médiocre dans les qualités scéniques de l’œuvre nouvelle qui,
à son avis, manquait de cette chose indispensable : un ballet ! Hans Richter eut à
lutter sérieusement pour empêcher que l’on ne profanât Lohengrin en
y introduisant un de ces divertissements chorégraphiques où le clinquant le dispute au
ridicule et sans lesquels, de nos jours encore, il n’est guère d’opéra tolérabie,
Richter eut gain de cause contre le ballet, mats il fut moins heureux à l’endroit des
coupures. Il fallut tailler de-ci, de-là, dans la finale du deuxième acte, notamment,
où la scène de Telramund disparut sous l’impitoyable crayon bleu de l’impresario.
L’exécution ne fut pas absolument parfaite du côté des chanteurs masculins (MM. Blum,
Troy, Pons). En revanche, mademoiselle Sternberg qui devint plus tard la femme de
M. Vaucorbeil, directeur de l’Opéra de Paris, s’y révéla d’une façon très remarquable
dans le personnage d’Elsa, à côté de madame Derasse, chargée du rôle d’Ortrude.
L’orchestre et les chœurs marchèrent à souhait sous le bâton de Richter. Il n’en fut
plus de même, hélas ! quand, après le départ de ce dernier, la direction échut à
M. Singelée, le chef en titre de l’orchestre de la Monnaie. Néanmoins, du 22 mars au 8
mai, clôture de la saison théâtrale, Lohengrin eut vingt-deux
représentations. Depuis lors ce chef-d’œuvre a été repris quatre fois : 14 avril 1871
(sept représentations), 29 octobre 1871 (huit représentations) ; 25 février 1878 (neuf
représentations) ; 30 décembre 1879 (six représentations). Lors des deux dernières
reprises, la direction Stoumon et Calabresi rétablit la plupart des passages supprimés
antérieurement, mais en dépit d’une brillante distribution95,
l’exécution faiblit dans la suite et l’œuvre fut abandonnée après la représentation
dans laquelle madame Albani chanta le rôle d’Elsa avec une supériorité dont les vrais
connaisseurs ont gardé le souvenir (24 février 1880).
Le résultat fut moins heureux avec le Vaisseau fantôme (6 avril
1872) qu’une interprétation au-dessous du médiocre ne permit point de se maintenir
au-delà de six représentations. Il est inconcevable que cet ouvrage, d’une
compréhension facile, n’ait pas été repris depuis lors. L’incurie seule des directions
qui se sont succédé à la Monnaie explique, sans l’excuser, la raison d’être d’un
pareil oubli.
Tannhaeuser apparaît le 20 février 1873. Cette fois, M. Joseph
Dupont est au pupitre et l’œuvre triomphe comme avait triomphé Lohengrin. MM. Warot, Roudil et Berardi, mesdames Battu, Hamaeckers et Isaac,
créent les principaux rôles avec distinction. La presse, à l’unanimité, mentionne le
succès et vante la beauté de l’interprétation. C’est une revanche de l’insultant échec
subi par le Tannhaeuser à Paris. Aussi faut-il passer la frontière
pour constater l’existence d’une opposition malveillante. L’Art
musical de M. Escudier se distingue par la profonde ineptie des réflexions que
lui suggère la victoire de Tannhaeuser à Bruxelles. Tannhaeuser a été représenté dix-neuf fois du 20 février au 27 avril, et à sa
reprise (15 décembre 1873), encore neuf fois.
Une certaine réaction succède à cette brillante floraison du Wagnérisme à Bruxelles.
Durant plusieurs années le théâtre de la Monnaie reste fermé à la musique de Wagner.
La direction Stoumon et Calabresi, à qui l’on devait la dernière reprise de Lohengrin, loin de s’aventurer à monter de nouvelles œuvres, ne songe
même pas à reprendre les anciennes. Ceux de nos compatriotes qu’obsède le désir
d’entendre du Wagner font, sans hésiter, le voyage d’Allemagne et reviennent, éblouis,
nous raconter les splendeurs de Tristan et des Maîtres
Chanteurs. C’est la période de transition qui, à la faveur des concerts où
Wagner se trouve relégué momentanément, amènera par degrés le public à comprendre et à
goûter les œuvres de la dernière manière.
Depuis le commencement de l’année 1872, l’attention est attirée par cette prodigieuse
entreprise de Bayreuth qui commence à remuer l’Allemagne. Une société se forme à
Bruxelles pour ¿’achat de cartes patronales donnant droit d’assister aux trois séries
de représentations de l’Anneau du Nibelung. Louis
Brassin est délégué par le comité provisoire pour assister à la solennité de la pose
de la première pierre du Théâtre de Fête, et, dès le mois de juin 1875, la somme
souscrite à Bruxelles s’élève à plus de 14, 000 francs. Le gouvernement désigne M.
F.-A. Gevaert, directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, afin de représenter la
Belgique au festival de 1876, dont une médaille, gravée par M. Charles Wiener, est
destinée à rappeler le souvenir. Enfin, le grand jour arrive, l’Europe entière se
trouve représentée à Bayreuth ; nos compatriotes y sont nombreux, si nombreux même que
Richard Wagner, à qui l’on vient d’en présenter quelques-uns, dit avec finesse :
— « Des Belges ! Toujours des Belges ! mais qu’est-ce que les Belges ! Est-ce que ce
serait une race96 ? »
L’historique de ces fêtes splendides ainsi que la relation de chacun des drames
lyriques composant l’Anneau du Nibelung, inspirent à M. Charles Tardieu une série d’excellents articles publiés dans l’Indépendance belge et réunis plus tard en un volume97. D’autre part le Guide
musical, par la plume de M. H. La Fontaine, offre à ses
lecteurs une analyse complète de la Tétralogie.
Les premières représentations de Parsifal, en 1882, réunissent
encore un certain nombre de nos wagnéristes au temple de Montsalvat. Du même qu’en
1876, c’est M. Charles Tardieu qui raconte aux lecteurs de l’Indépendance
belge les peines et les joies du Graal ainsi que les épisodes principaux de ces
mémorables soirées de Bayreuth, les dernières qui devaient être animées par la
vivifiante présence de l’illustre compositeur. Un autre écrivain belge d’esprit et de
talent, M. Léon Dommartin, qui, sous le pseudonyme de Jean d’Ardenne, a signé plus
d’un article humoristique empreint de vénération pour le génie de Wagner, envoie ses
impressions à la Chronique, Enfin l’Art moderne,
acquis dès l’origine aux idées de rénovation, consacre une étude complète aux
représentations de Parsifal.
Le théâtre de la Monnaie restant réfractaire à la lumière nouvelle, c’est désormais à
Bayreuth que l’on ira chercher les émotions qu’elle a le pouvoir d’engendrer. Fondée
dans le but de perpétuer les représentations du Théâtre de Fête, l’Association wagnérienne universelle, succédant au Patronat de
Bayreuth, trouve rapidement à Bruxelles un noyau d’adhérents, et, grâce au zèle
déployé par M. Henri La Fontaine, secrétaire du comité belge, à qui l’on doit une
traduction rythmée du premier acte de la Walkyrie
98, les pèlerins se font
plus nombreux chaque année.
Une surprise inattendue devait, un instant, ramener l’attention vers notre théâtre.
Le soir du 23 janvier 1883, la place de la Monnaie retentit tout à coup du thème
fulgurant de l’Épée ! Ce sont les trompettes du théâtre de Bayreuth annonçant le
prologue de l’Anneau du Nibelung que la troupe d’Angelo Neumann
vient représenter en Belgique après avoir parcouru l’Allemagne et visité la Hollande.
Durant quatre soirées la salle ne désemplît point et le succès le plus décisif
accueille l’œuvre géante que le jeune chef d’orchestre Anton Seidl conduit
merveilleusement. Quelle distance nous avons franchie depuis les deux concerts de
1860 ! Malgré la présence de Wagner la recette totale n’atteignit alors que 3,518 fr.
75. Les quatre soirées du mois de janvier 1883 rapportaient la somme de 46,011 fr.
50 : les chiffres ont ici leur éloquence ! Aussi, la direction fut-elle obligée de
donner une seconde représentation de la Walkyrie et de Gœtterdaemmerung.
L’effet grandiose de cette représentation de la Tétralogie, à laquelle participèrent
deux célébrités du théâtre allemand, Scaria et Friedrich-Materna, devait rendre plus
profonde l’impression ressentie àia mort de Richard Wagner survenue inopinément le 13
février suivant. Ce coup imprévu au lendemain d’une telle apothéose, ne pouvait
manquer de susciter des sympathies parmi les admirateurs intimes du maître et les
anciens hôtes de la Wahnfried. Le comité belge du patronat de Bayreuth prit
l’initiative d’une manifestation à la mémoire de Wagner et une couronne fut déposée en
leur nom sur sa tombe.
Le dernier grand événement wagnérien à Bruxelles est l’apparition des Maîtres Chanteurs de Nuremberg dont la première représentation a eu lieu le 7
mars 1885. Une traduction française qui fait honneur à M, Victor
Wilder, — gantois en rupture de flamand, — une interprétation remarquable sous tous
les rapports99, ont conquis d’emblée, à l’œuvre maîtresse, la faveur du public
bruxellois. Seize représentations n’en ont point épuisé le succès et l’on peut être
assuré qu’une reprise faite dans des conditions analogues provoquerait un redoublement
d’intérêt, MM. Stoumon et Calabresi terminèrent honorablement par
les Maîtres Chanteurs leur carrière directoriale trop peu favorable,
du reste, au mouvement wagnérien. La Revus Wagnériennë a rendu
compte de l’heureux avènement des Maîtres Chanteurs à Bruxelles ; je
ne crois donc pas devoir entrer dans plus de détails à ce sujet. Notons cependant que
M. Joseph Dupont, l’habile chef d’orchestre, nous avait initié
depuis longtemps aux scènes principales des Maîtres Chanteurs, par
la belle transcription symphonique, digne pendant de celle de Lohengrin, qui, avec cette dernière, a fait de tout temps partie du répertoire
des concerts d’été à Bruxelles, au même titre que l’intéressante transcription du Vaisseau fantôme, par M. Léon Jehin.
Les moyens d’exécution n’ont guère permis aux œuvres de Wagner de se répandre
beaucoup dans nos villes de province. Anvers, Gand, et Liège, toutefois, ont eu de
brillantes auditions wagnériennes et ont vu des représentations théâtrales d’ouvrages
de la première manière de Wagner. Nous avons dit que le Tannhaeuser
apparaît pour la première fois à Anvers en 1853 ;
Rienzi y fut représenté en 1875 et Lohengrin, en allemand, en
1880-1881. Gand faisait connaissance avec Rienzi en 1872, et,
pendant l’hiver 1880-1881, une troupe allemande y donna quatorze
représentations de Lohengrin, sept de Tannhaeuser,
cinq du Vaisseau fantôme et deux de Rienzi. Liège
a attendu jusqu’en 1884 pour voir Lohengrin ; —
combien d’autres attendent encore !
Ce serait méconnaître un élément de vulgarisation non sans influence en Belgique, que
d’omettre en cette sèche nomenclature les orchestres d’harmonie et les musiques
militaires qui ont à leur répertoire un ou plusieurs morceaux tirés des opéras ou des
drames lyriques de Wagner. La musique des Guides, pour ne citer que la plus
importante, exécutait de longue date, sous la direction de M. C. Bender, et elle fait
entendre fréquemment aujourd’hui, sous la direction de M. F. Staps, les pièces
arrangées pour harmonie, depuis l’ouverture de Rienzi jusqu’à la
marche funèbre de Gotterdaemmerung.
La grande difficulté de maintenir en permanence les ouvrages de Richard Wagner au
répertoire de nos théâtres, réside dans ce fait que la plupart des chanteurs se
recrutent parmi les artistes français. La dépendance où nous sommes sous ce rapport,
restera longtemps encore un obstacle à l’acclimatation définitive et permanente de
Wagner à Bruxelles. Les changements de direction entraînent presque toujours un
remaniement de la troupe et, comme conséquence, des études longues et laborieuses
chaque fois qu’il est question de reprendre certains ouvrages en vue desquels les
interprètes nouveaux ne sont guère préparés.
Aujourd’hui que MM. Dupont et Lapissida, souvent associés dans le travail
d’organisation des représentations wagnériennes, tiennent en main les destinées du
théâtre de la Monnaie, on se demande si Wagner occupera enfin la place qui lui revient
dans le programme de nos récréations artistiques. Le projet de représenter la Walkyrie est près de se réaliser ; ce sera pour les directeurs
actuels un titre à la reconnaissance des partisans du Beau. Mais ira-t-on s’en tenir
là, et ne pensera-t-on pas avec nous que le Vaisseau fantôme,
Tannhaeuser, Lohengrin et les Maitres Chanteurs, devraient
constituer, autant que possible, comme eu Allemagne, le fond du répertoire courant,
aux mêmes conditions que les opéras de Meyerheer, d’Halévy, de Verdi et autres. Notre
public est mûr pour les grandes impressions du drame lyrique. Attendra-t-on que les
théâtres de Paris se disputent les œuvres de Wagner pour s’apercevoir qu’elles sont
entrées dans nos mœurs et qu’elles forment d’ores et déjà l’un des éléments de notre
existence sociale ?
Edmond Evenepoelbm
Richard Wagner, sa vie et ses œuvres, par Adolphe Jullien (un volume
grand in-8° de 370 pages, à 40 francs, à la Librairie de l’Art).
Chap. I : Mozart et Wagner en face des Français. L’ouvrage débute par la reproduction
d’un article de l’auteur dans le Figaro d’août 1886, article d’ailleurs publié ensuite
en une brochure du même titre.
Chap. II : La jeunesse et les premiers essais de Wagner.
Chap. III : Les trois années à Paris.
Chap. IV : Rienzi et le Hollandais Volant.
Chap. V : Wagner maître de chapelle à Dresde ; la Vestale, le retour
des cendres des Weber, la symphonie avec chœurs, Iphigénie en
Aulide.
Chap. VI : Tannhaeuser à Dresde.
Chap. VII : Lohengrin à Weimar.
Chap. VIII : L’exil ; les écrits théoriques ; les Kibelungen.
Chap. IX : Paris, concert aux Italiens, Tannhaeuser.
Chap. X : Tristan à Munick.
Chap. XI : Triebchen ; les Maîtres Chanteurs.
Chap. XII : Triebchen (suite) ; Rienzi à Paris, le
Rheingold et la Walkure à Munich ; installation à Bayreuth.
Chap. XIII : La Tétralogie à Bayreuth.
Chap. XIV : Concerts à Londres, la Tétralogie à Berlin ; Parsifal à
Bayreuth.
Chap. XV : Mort et funérailles de Wagner ; continuation de son œuvre : ses revirements
intéressés ; son attitude envers les compositeurs ; l’homme dans l’intimité, l’artiste
en public.
Chap. XVI : Le génie en face de ses partisans et de ses détracteurs.
Appendice : Les œuvres de Wagner dans les concerts de Paris ; catalogue complet des
œuvres musicales de Wagner.
Dans un Avant-Propos, l’auteur explique qu’il a voulu faire un livre d’histoire, non un
livre de combat. L’intérêt de l’ouvrage est en effet dans la collection des documents
rares qui y est rassemblée. Renseignements précis et exacts, et, en outre, un ensemble
de 120 gravures, caricatures, scènes, autographes, etc., de 15 portraits, de 4
eaux-fortes, qui forme le plus curieux et le plus riche recueil de ce genre. Quatorze
lithographies originales de M. Fantin-Latour ornent encore le livre.
Voulant être impartial, M. Jullien distingue en Wagner l’artiste et l’homme : l’artiste
est présenté comme un musicien de génie. L’homme est jugé sévèrement : il apparaît que
Wagner n’a pas été connu personnellement de M. Jullien. Mais M. Jullien n’a pas cru
devoir se contenter de juger l’homme, après l’artiste : il a porté des jugements sur
quelques personnes tout en dehors de la vie publique qui eurent leur existence mêlée à
celle de Wagner, et qui vivent encore.
Dans son avant-propos, M. Jullien déclare qu’il veut « raconter la vie de Wagner, juger
ses actes et ses œuvres … » Ainsi ce livre, qui eût pu être un précieux et unique
recueil de documents, devient un exposé d’opinions personnelles.
L’opéra et le brame musical d’après l’œuvre de Richard Wagner, par
Mme Henriette Fuchs (un volume in-8° de 3 58 pages,
à 3 fr. 50, chez Fischbacher).
Cet ouvrage étudie la doctrine wagnérienne et la différence de l’opéra traditionnel et
du drame musical wagnérien. Il commence par une première partie sur l’origine et le
développement de l’opéra, à travers Lulii, Scarlatti, Gluck et Meyerbeer.
La seconde partie est intitulée : Richard Wagner. Chap. 1er :
Conception et Exposition du drame musical (jeunesse, vocation, premières œuvres de
Wagner, séjour à Paris, jugement de Wagner sur ses contemporains, la théorie du drame
musical. Chap. II : l’œuvre de Richard Wagner, depuis Rienzi jusqu’à
Parsifal.
La troisième partie est l’étude du système wagnérien. Introduction : caractères
généraux. I : création d’un art allemand. Il : procédé littéraire de Wagner ; relation
entre le drame musical et le théâtre, grec ; l’amour dans le drame wagnérien. III :
procédé musical ; subordination de la musique à l’élément littéraire ; importance
prépondérante de l’orchestre tant comme agent symphonique que comme agent mélodique ;
création d’un théâtre modèle. IV : conclusion ; aperçu général du système wagnérien ;
influence de Richard Wagner sur la musique contemporaine.
Appendice : Parsifal et Tristan à Bayreuth.
Parlant de la première scène du premier acte de Goettterdaemmerung :
« Ces trois personnages, dit madame Fuchs, ont un entretien aussi long que dénué
d’intérêt. » Des phrases similaires abondant dans un volume font preuve que l’auteur,
trop préoccupé de musique à la façon contemporaine, a mal vu « d’intérêt » du drame
wagnérien. D’autres jugements : « L’analyse psychologique des personnages fait le plus
souvent défaut » ou : « Wagner a porté tout l’effort de sa puissance révolutionnaire sur
un seul objectif : l’illusion théâtrale … » Rectifions quelques informations erronées :
dans Siegfried la scène de Siegfried et du Voyageur est après la traversée du feu ; ce qu’on appelle la scène d’amour de la
Walkure est au premier acte ; etc. ; encore : Madame Vogl est
de Munich, Mademoiselle Therese Malten de Dresde ; etc.
En revanche, signalons cette appréciation de la scène religieuse du premier acte : « Il
est impossible de rendre l’impression qui se dégage de cette merveilleuse scène : l’âme
est emportée bien au-delà de la terre ; on voudrait s’agenouiller à côté de ces pieux
chevaliers et rester en contemplation devant la manifestation du divin mystère… Une joie
ineffable, une paix mystique, un ravissement digne des élus s’exhalent de cette scène
merveilleuse ….
C’est un chef-d’œuvre au sens absolu du mot, car la beauté de l’idée poétique s’unit à
une perfection déformes et à une simplicité mélodique inusitées dans l’œuvre de
Wagner. »
Cet ouvrage, en résumé, est curieux comme l’expression, très fine et très sûre, de la
façon dont l’œuvre de Wagner apparaît à l’élite de notre public musical français
contemporain.
Le wagner-museum de Nicolaus Œsterlein. M. Œsterlein va exécuter, à
Vienne, le projet qu’il avait expliqué dans une brochure il y a deux ans, d’ouvrir un
musée wagnérien, En avril 1887 sera inaugurée une exposition permanente comprenant la
collection des pièces indiquées dans les deux volumes de son catalogue, plus un grand
nombre d’autres pièces par lui acquises depuis 1881.
31 octobre — Concert Pasdeloup : Méditation et fête populaire des Maîtres
Chanteurs.
7 novembre — Concert Lamoureux (orchestre de : 78 instruments à cordes, 4 flûtes, 4
hautb., 4 clar. et clar. — basse, 6 bassons et contre-basson, 3 cors, 4 tromp., 4
tromb., 2 tubas, 4 harpes, 4 timbaliers) : PréIude de Tristan et
Isolde.
14 — Concert Lamoureux : Prélude de Tristan et Isolde. — — Concert
Colonne : La Chevauchée des Walküres.
21 — Concert Lamoureux : Siegried-Idyll
Concert Colonne : La Chevauchée des Walküres
28 — Concert Lamoureux : Siegfried-Idyll ; ouverture de Tannhaeuser ;
la Chevauchée des Walküres.
LES PORTRAITS DE WAGNER
PAR ERNEST KIETZ
Vous recevons la lettre suivante, que l’auteur nous autorise à publier, à titre de
renseignement documentaire :
Le livre que M. Jullien vient de publier sur Richard Wagner est surtout précieux par
les détails qu’on ne trouve réunis nulle part ailleurs en une telle abondance et par le
soin minutieux que l’auteur a mis à s’assurer de l’exactitude des faits matériels qu’il
avance. Il importe donc de rectifier une erreur assez grave, due, non à une négligence,
mais à ce que M. Jullien n’avait pas en main les documents nécessaires.
A la page XIII de l’Avant-Propos, M. Jullien donne la reproduction d’un portrait de
Wagner, et nous dit : « ce portrait fut dessiné à Paris, en 1840 ou 1841, par Ernest
Kietz … voilà donc Wagner à vingt-sept ou vingt-huit ans, Quant au portrait que j’ai
donné à la page 45 en supposant que c’était le premier et peut être celui de Kietz, il
est postérieur tout au plus de deux ou trois ans, comme on en peut juger par la
physionomie, et nous donne bien Richard Wagner aux environs de la trentième année ; la
date indiquée est donc la bonne ». Il y a ici double erreur. Le portrait à la page 45
est la reproduction d’un portrait au crayon fait par Ernest Kietz en 1840 ; il a été
terminé au mois de janvier de cette année ; il fut reproduit en lithographie une
première fois en 1843, dans la « Zeitung für die elegante Welt » de Leipzig, et ensuite
plusieurs lois (par exemple dans l’Illustrierte Zeitung » où le portrait est renversé).
J’ai vu chez M. Kietz, de qui je tiens tous ces détails, cette première lithographie,
qui porte la mention : « Richard Wagner, Componist der Opern : Rienzi und der Fliegende
Hollaender ». Ce portrait doit être aujourd’hui en la possession de la sœur de la
première femme de Wagner.
Le portrait de la page XIII de l’Avant-Propos est aussi d’Ernest Kietz, mais loin de
dater de 1840 ou 1841, comme le croit M. Jullien, il est de mars 1850. L’original est un
demi-pastel fait pour une dame d’origine anglaise, mariée à un français, et qui était
généreusement venue à l’aide de Wagner lorsque, en 1849, il se trouva subitement sans
patrie et sans moyens. Cette dame habite aujourd’hui Florence.
Je puis vous garantir l’exactitude des dates que je vous communique, car non seulement
je les tiens de M. Kietz lui-même, mais j’ai pu les relever dans son journal d’atelier,
où elles sont inscrites de la main même de Wagner.
Houston S. Chamberlain,
1° Richard Wagner : fragment d’une lettre à Schopenhauer.
Quelques lignes seulement, dans lesquelles Wagner dit qu’il a découvert que même dans
l’amour entre les sexes « on peut trouver le chemin du salut, c’est-à-dire de la
négation de la volonté de vivre. » Il se flatte ainsi de pouvoir expliquer ce qui
était pour Schopenhauer un sujet d’étonnement : le fait qu’on voit fréquemment des
amants dont le sort rend l’union difficile, se donner ensemble la mort et mettre ainsi
une fin au plus grand bonheur imaginable, plutôt que de recourir aux moyens les plus
désespérés et que de supporter toutes les misères afin de rester unis le plus
longtemps possible. — Dans une note on nous apprend que ce fragment de lettre date de
l’époque de Tristan.
2° Hans von Wolzogen : Tristan et Parsifal. — (Suite,)
Esquisse de la vie de Wagner depuis l’achèvement de Tristan jusqu’à
celui de Parsifal. — Analyse de Parsifal au point
de vue éthique ; ses rapports avec les conceptions de Schopenhauer.
Dans un fragment écrit quelques jours avant sa mort, Wagner disait que notre but
devrait être : l’union harmonieuse de ce qui est éternellement-naturel avec ce qui est purement-humain. Dans
Tristan et dans Parsifal nous avons deux
exemples, inverses, de la solution de ce problème.
3° Hans Herrig : Théâtre deluxe et drame populaire. — Suite.
L’influence de l’opinion publique sur le théâtre est toujours mauvaise. Dans les
villes d’Allemagne, un seul et unique théâtre est forcé de cultiver tous les genres,
opéra, tragédie, comédie, opérette, etc. ; la quantité remplace la qualité. Les
théâtres royaux ont fait quelque chose pour empêcher l’abrutissement complet du goût,
mais eux aussi sont forcés de faire recettes, et l’intendant doit non seulement plaire
au public, mais souvent aussi à certaines coteries.
L’état ne soupçonne pas l’importance du théâtre. Il dépense des millions tous les ans
en achats de tableaux et de sculptures et en créations et dotations de musées, et
toujours on nous ressasse les oreilles de l’influence sur le goût et sur la culture du
peuple que ces choses doivent exercer ; il n’en est rien cependant, — « lorsque l’art
allemand se releva de sa profonde décadence à la fin du siècle passé, il n’y avait
point de musées ; aujourd’hui que chaque ville en possède, la peinture allemande tombe
dans la plus absolue inanité… Pourquoi du reste l’état n’achète-t-il pas des romans,
et ne commande-t-il pas des valses ? » Le théâtre, au contraire, exerce une influence
directe et immédiate, et est le seul art qui soit accessible au peuple en entier.
— Certainement le théâtre n’a plus l’exclusive importance qu’il avait dans
l’antiquité, lorsqu’il était à peu près le seul moyen de communication artistique,
mais précisément parce que l’influence de la littérature est si grande, et que le
peuple a naturellement la part la plus mauvaise, il importerait que l’état s’occupât
du théâtre.
M. Hewig ne croit cependant pas à la réalisation de ce rêve ; le théâtre ne peut être
réformé, il est le résultat naturel de conditions qui existent et qui agissent encore.
Il faut se contenter de faire autre chose à côté, de le combattre ainsi indirectement.
Richard Wagner nous a donné le drame idéal ; en lui élevant une
maison exclusivement spéciale, il a clairement indiqué que ce drame ne saurait vivre
dans nos théâtres, qu’il doit rester entièrement en dehors d’eux. Il nous reste à
créer le drame populaire.
4° J. van Santen-Kolff :
Considérations historiques et esthétiques sur le motif de Réminiscence (Suite).
5° Dr. Paul Fœrster : Le Mouvement contré la Vivisection.
Rapport sur ce que les sociétés anti-vivisectionnistes en Allemagne ont fait pendant
ces dernières années. Ce rapport devient insensiblement un pamphlet contre la science
en général, que l’auteur accuse de violer grossièrement les plus sacrés mystères de la
nature et d’offenser le sentiment du beau en observant la vie dans sa pleine activité
et dans son développement.
1° E. Schleegel : notes sur l’importance artistique et culturelle de R.
Wagner.
La figure de Siegfried nous dévoile le plus parfaitement, le trait fondamental qui
traverse toutes les œuvres de Wagner. Dans le monde antique une harmonie existait,
inconsciente, entre l’homme et la nature environnante ; l’humanité, de l’avenir devra
rétablir, consciemment, cette harmonie. Les résultats de la science, qui ont renversé
les anciennes notions sur les choses, ont rempli notre âme d’inquiétude ; la Musique
seule peut donner une réponse aux mystérieuses énigmes qui nous agitent. Beethoven et
Wagner sont les deux grands-prêtres de la nouvelle religion. — Toutes les religions et
toutes les philosophies de l’histoire nous annoncent une troisième époque pour
l’humanité, celle de la paix et de la bonne volonté entre les hommes, dont Kant même a
rêvé. Les mots de Brünuhilde à la fin de la Goetterdaemmerung
s’adressent à cette humanité là, et dans Parsifal le maître nous a
montré le chemin par où l’atteindre.
2° Philippe de Hertfeld Souvenirs du Comte de
Gobineau
Notes intéressantes sur le seul homme qui fut un véritable ami. du maître pendant ses
dernières années, et, surtout, de nombreux fragments de lettres, lettres écrites par
Gobineau à M. de Hertfeld. Ces fragments ne se prêtent point à l’analyse, mais
valentía peine d’être lus en entier.
3° Bibliographie.
1° Hans Herrig : Théâtre de luxe et drame populaire. — (Suite.)
Assez souvent on peut constater des essais de drame populaire en dehors de nos
théâtres ordinaires ; les processions historiques, partout tant appréciées, sont un
symptôme ; les mystères d’Oberammergau ont eu un retentissement énorme, c’est là le
berceau de notre drame moderne, et on serait bien tenté de le vérifier en retournant à
cette source ; le drame religieux que M.Friedrich Schœn fit exécuter par le peuple
dans la cathédrale de Worms, tout récemment, à l’occasion du quatrième centenaire de
Luther, a produit un effet immense,
2° J. van Santen Kolfk : Considérations historiques et esthétiques
sur le motif de Réminiscence. (Suite).
3° Bibliographie — Analyse d’un livre très intéressant du Dr Thode sur Saint François d’Assise et les origines de la
Renaissance en Italie » (Berlin, Grote 1885).
Appuyé sur les documents que fournissent l’histoire de l’église, la littérature de
l’époque et les arts plastiques, M. Thode démontre que Saint François d’Assise a
exercé une influence absolument déterminante sur l’avènement de la Renaissance. Non
seulement son enthousiasme et son exaltation se communiquèrent aux artistes, mais,
fût-ce sa légende qui inspira les Giotto, fût-ce lui qui commença à construire les
grands dômes où leur art s’étala, son intense amour de la nature, la personnification
qu’il fit des montagnes, des forêts et des fleuves fut la première impulsion à
l’observation de la nature, aux essais de la dessiner et de rendre avec le pinceau le
vrai milieu, à la place de quelque fond d’or ou de mosaïque.
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