Paris, le 8 novembre 1886.
La saison musicale qui vient de commencer doit compter plusieurs événements wagnériens
très graves : à Paris, la première représentation de Lohengrin, au
mois d’avril, par M. Lamoureux ; à Bruxelles, la première représentation de la Valkyrie. Les concerts du Dimanche chez nous et en Belgique les reprises de
Lohengrin et des Maures Chanteurs compléteront la saison.
Le moment semble en effet venu pour les œuvres de Richard Wagner de s’introduire
définitivement en nos pays de langue française. Le véritable tumulte soulevé l’hiver
dernier à propos de la représentation de Lohengrin à l’Opéra-Comique
aura eu un résultat décisif : il a épuisé les colères et les rancunes qui restaient
encore attachées au nom de Wagner. Le public s’est fatigué des déclamations des
pseudo-patriotes : la question Wagner a été enfin replacée sur le terrain purement
artistique. Là encore le mouvement a été très marqué : voilà vingt-cinq ans que l’on
répète sur la musique wagnérienne les accusations de folie ou d’impuissance ; le public
veut enfin connaître. Il en appelle des jugements courants : il veut juger par lui-même,
entendra les œuvres de Wagner, et les siffler— ou les applaudir — en connaissance de
cause.
La représentation des drames wagnériens en France est universellement demandés : ceux
qui ont été les entendre à l’étranger veulent les réentendre ; ceux qui les ignorent
veulent être édifiés ; M. Oscar Comettant lui-même réclame à cors et à cris Tristan, — l’épreuve complète !
Un autre fait caractéristique est l’empressement de nos compatriotes à aller écouter
pendant l’été, à Munich, à Dresde, les festivals wagnériens. Le nombre de places
occupées à Bayreuth par des Français a été considérable, chacun d’eux étant resté au
moins pour deux, souvent pour quatre ou six, quelques-uns pour toutes les
représentations. Et maintenant, tandis que recommencent les séances musicales, c’est une
recrudescence des admirations et des enthousiasmes.
Cette préoccupation des choses wagnériennes est enfin devenue générale : la masse du
public s’intéresse aujourd’hui à tout ce qui touche les œuvres de Wagner : cela est
évident par les journaux. Dans la haute société, la mode est à Wagner ; pour les
musiciens, la connaissance minutieuse de Wagner est un minimum : qui ne peut à
l’occasion faire du Wagner ne sait pas son métier ; les littérateurs parlent de Wagner,
le citent, s’en inquiètent ; les peintres et les sculpteurs savent qu’il existe.
Dans ces conditions, la question qui s’impose est celles de traductions. La Revue Wagnérienne a trop de fois discuté ce redoutable problème pour qu’il
soit nécessaire d’y revenir. M. Victor Wilder vient de publier son Tristan
et Iseult. Que toujours nous rêvions, nous demandions même, pour les lettrés,
pour quelques curieux, une version littérale et littéraire, certes ; mais, plus que
jamais, nous avons à déclarer qu’une traduction claire, facilement intelligible, une
traduction vulgarisatrice, est nécessaire à la propagation de l’œuvre. Cette traduction
M. Victor Wilder l’a faite : son texte est de signification beaucoup plus fidèle qu’on
ne le croit généralement ; le principal, le terrible défaut est le manque de « style » :
style d’opéra, style romantique, classique, parnassien, tout s’y mêle un peu ; les
poèmes de M. Wilderne peuvent être considérés comme choses littéraires. Mais ils donnent
le sens des poèmes wagnériens, le mouvement général, la portée ; ils suivent exactement
l’original ; ils sont d’une lecture aisée, agréable : ils présentent au public quelque
chose qu’il peut et qu’il doit entendre ; et, à ce point de vue, ils sont ce qu’ils
doivent être.
Il faut admirer et encourager l’opiniâtre et très consciencieux travailleur qui a
assumé la lourde tâche de mettre en français ces sept grands drames wagnériens, et qui a
jusqu’à présent réussi à nous donner en somme les plus sérieux et les plus honorables
essais de traduction musicale qui aient encore été chantés sur nos théâtres.
A propos des fêtes de Bayreuth en 1886
L’Echo de Paris du 9 juillet : un article de M. Henry Bauer, « le
Pèlerinage », annonçant l’ouverture prochaine des Fêtes, expliquant le théâtre et
l’œuvre de Bayreuth.
Le Voltaire du 29 juillet ; « la mode de Bayreuth » par M. Maurice Barrès.
Donc le vendredi 23 juillet, là-bas, en Bavière, sur cette colline, sur cette large
terrasse sablée où le théâtre dresse sa modeste façade de briques et de bois, le
Tout-Wagner parisien, le Tout-Wagner de Londres, de Vienne, d’Italie, du monde entier se
sont jetés, avec émotion, dans les bras les uns des autres.
Voyez-les qui s’enthousiasment et gesticulent, ces pèlerins de la musique, sans
négliger d’apprécier la bière noire de Bavière. A leurs pieds la vieille ville de
Bayreuth et, au loin, la belle campagne verte que ferment sur l’horizon les chaînes du
Sophienberg.
Voici les nôtres, nos Parisiens : un tas de boulevardiers d’abord, dont la blague, au
seuil du temple, se fait presque respectueuse, puis nos jeunes romanciers, des peintres,
des escouades de musiciens. Très émus, ces derniers, et jusqu’à oublier presque leurs
querelles. Les élèves de César Franck s’interrompent de louer Bach pour ne plus songer
qu’au Parsifal ; les élèves de Saint-Saëns ne songent pas à railler
des pasticheurs de Wagner ; et un ami de Benjamin Godard accepte sans trop s’irriter
qu’un rédacteur de la Revue wagnérienne lui expose la haute
philosophie et la religion du maître, le » néo-christianisme » …
Mais voici que, dans un grand brouhaha, se complimentent, grasseyent, s’effacent, se
saluent, s’emmêlent les simples amateurs, les wagnériens selon la mode : cavaliers
élégants, mondaines, docteurs très répandus, belles juives, flâneurs cosmopolites. Ils
sont bruyants, nerveux, fringants. Ils sont eux-mêmes en représentation. Ils se
retrouvent avec de légers cris ; ils se présentent les uns aux autres.
C’est sur la colline wagnérienne un tapage charmant de mille riens, de toilettes, de
langues et de gestes.
Quatre heures. La représentation commence …
… Enfin, dix heures ! Le rideau se ferme. Ces dames sont brisées. Tous meurent
d’inanition. Mais les âmes ont la fièvre. Il faut couronner dignement cette solennité.
Tandis que les trains de nuit emportent les ruraux dans toutes les directions, les
étrangers, les purs demeurent. Des groupes sympathiques se forment pour discuter le Hofcappelmeister. H. Levi ou la kammersaengerin
Thérèse Malten, et pour dîner. Au restaurant, près le théâtre, très tard, on boit le
Champagne. Ces cœurs français, italiens, russes, que l’art échauffe, fraternisent. Les
soirées sont belles, à cette saison, en ce facile pays de Bavière ; sur l’instant, des
excursions s’organisent. Au clair de lune, des voitures promènent vers les cascades
argentées ces enthousiastes wagnériens. Quelques-uns même, dans leur délire, entonnent
le P’tit bleu …, ou quelque refrain analogue.
Le surlendemain, pour Tristan et Iseult, joie identique.
Puis, toujours au nom de l’art, on visitera par bandes Dresde, Vienne, Munich, Prague,
où sont préparées des séries de représentations wagnériennes.
Et le peuple des amateurs, les artistes pauvres, venus grâce aux bourses de
l’Association, ne mènent pas moins gaiement ces jours solennels de Bayreuth. La vie
là-bas est très bon marché, la population obséquieuse, la bière brune est à trois sous
le litre.
… Je doute fort eue cette façon de faire la fête de Bayreuth soit conforme aux idées de
Wagner …
… Wagner raisonnait sans prévoir la mode. Il faut reconnaître que Bayreuth est, cette
année, une station mondainebc plus qu’aucune ville d’eaux ou plage. La difficulté du voyage ne fait que
piquer la vanité ; la nouveauté de l’installation, éveiller la curiosité ; cette réunion
de l’élite des cosmopolites, stimuler le désir de plaire.
On va à Bayreuth pour se faire voir, pour se pousser, pour se distraire. Les wagnériens
les plus appliqués, quel que soit leur respect du maître, sont distraits de leur
contemplation par tant d’agréments variés. Et cette Babel de la musique n’est pas
l’auditoire religieux, certes, que voulait Wagner …
L’Indépendance belge du 29 juillet : « La Vie en Allemagne,
correspondance de Bayreuth » par M. Charles Tardieu. Article humoristique et sérieux à
la fois sur Bayreuth, les représentations, les interprètes.
Le 4 août, seconde correspondance.
Le Siècle du 31 juillet : « Bühneufestspiel » chronique de M. Oscar
Comettant.bd
Nous reproduisons ce document à titre de partie comique.
C’est pour vous dire, ô Parisiens qui pensez à jouer quelque gîte pittoresque au bord
de la mer ou en pleine campagne pour y passer agréablement le temps des vacances, de ne
rien décider avant d’avoir lu le dernier numéro de la Revue
wagnérienne française, paraissant à Paris vers le 8 de chaque mois.
L’étonnante Revue ne se contente pas de chercher à wagnériser les
musiciens français, qui voudrait aussi wagnériser la langue française, parce que,
dit-elle, dans l’état actuel de cette pauvre langue, il est impossible de raconter « une
vie d’âme entière », la Revue vous indiquera le moyen de passer vos
vacances mieux qu’au bord de la mer, dans une vraie mer d’incomparables délices.
Il s’agit d’aller en Allemagne, à Bayreuth, en traversant Strasbourg, — ce qui est déjà
un plaisir enviable pour tout bon Français, — et de s’installer dans cette la Mecque du
wagnérisme afin d’y entendre tous les jours Parsifal et Tristan et Iseult, et Tristan et Iseult et Parsifal.
Que de promesses enchanteresses offertes aux Français dans ce bienheureux théâtre de
Bayreuth, bâti pour les besoins du culte de Wagner par cet excellent roi de Bavière, qui
regardait d’autant moins à la dépense qu’il ne payait pas ses créanciers ! Vous plaît-il
que nous énumérions ici quelques-uns seulement des avantages offerts aux Parisiens qui
se laisseront tenter par les Buhnenfestspiel de Bayreuth ? Tout y est
combiné pour le plus grand agrément du pèlerin.
Les représentations wagnériennes commencent à quatre heures du soir pour finir à dix
heures, — six grandes heures de jouissances sans pareilles, — vous supprimez toute
promenade à la campagne ou ailleurs, ce qui est banal, pour aller respirer l’air si
salubre de l’intérieur du théâtre, commodément assis à votre place. Le prix de la place,
dans ce temple consacré du wagnérisme, est une bagatelle : vingt marcs, qui font
vingt-cinq francs de notre triste monnaie française. Un restaurant est ouvert tout
auprès du théâtre, où l’on trouve, avec les mets les plus délicats de cette fine cuisine
allemande, — saucisses bouillies, choucroute, lard cru de Mayence avec ou sans
trichines, etc., des journaux français spirituellement rédigés, la Revue
wagnérienne, par exemple. Après chaque représentation, si vous n’êtes pas trop
fatigué, si vous êtes transportable, des trains de plaisir wagnériens vous conduisent
dans toutes les directions. Préférez-vous élire domicile dans la ville même de Bayreuth
pour n’avoir à faire sybaritement qu’un saut de votre stalle de théâtre dans un de ces
bons lits allemands dont la réputation n’est plus à faire ? le comité wagnérien de la
ville sacrée musicale — ou de la sacrée ville musicale, comme vous voudrez l’appeler —
se charge, moyennant une honnête rétribution, de vous procurer un logement sans punaises
si tel est votre goût, pour la durée de fêtes. Si vous le préférez, adressez-vous tout
bonnement à l’administration de la Revue Wagnérienne de Paris qui est
une véritable mère pour ses abonnés— j’allais dire pour ses paroissiens — et tous les
adeptes de la « mélodie infinie ». Etant en commerce d’amitié constant avec le comité
allemand dont elle s’honore de servir les intérêts, la bonne Revue
wagnérienne franco-germanique (on s’abonne à Paris et aussi à Bayreuth,
Opernstrasse, n°178) vous donnera toutes les Indications nécessaires concernant non
seulement les représentations, mais sur le voyage, la nourriture, le logement, etc., et
vous servira d’intermédiaire en conscience. — Célérité et discrétion.
Comment n’être pas touché de tant de prévenances et comment y résister ? Cela me paraît
bien difficile. Il faudrait pour cela aimer la musique expressivement mélodique, la
seule chose que la Revue wagnérienne soit dans l’impossibilité de vous
accorder. Mais quoi ! existe-t-il encore des gens assez emperruqués pour aimer, après
Wagner, l’art de Mozart, de Weber, de Rossini et de Beethoven ? Ce serait à ne pas le
croire, la Revue wagnérienne nous apprenant que « l’art wagnérien doit
recréer la vie humaine ».
Allez donc à Bayreuth et pas à Trouville ni nulle part ailleurs en France, ô Parisiens
en vacances ! mais dépêchez-vous, car les représentations de Parsifal
et de Tristan et Iseult sont déjà commencées.
Ah ! Tristan et Iseult, quel opéra d’étude pour un docteur en
médecine spécialisé dans le traitement des maladies mentales et de tout ce qui touche à
la grande névrose !
Vous connaissez le sujet de Tristan et Iseult dont j’ai quelquefois
entretenu les lecteurs du Siècle, et vous savez que le clou de la pièce qui remplit le premier acte est l’accès de delirium tremens qui s’empare de Tristan et d’Iseult après qu’ils ont bu d’une
certaine préparation pharmaceutique.
D’abord, il est bon que vous sachiez que « la musique de Wagner vous met dans la région
des absorbantes essences, à mille lieues des hasards du vulgaire. » Va pour mille
lieues. Ce n’est pas moi qui voudrais chicaner la Revue sur la
distance, qui sépare la région des absorbantes essences des hasards de la vie, ne
comprenant absolument rien de ce que cela veut dire. Mais arrivons, sans faire languir
notre lecteur, aux deux champions, qui, après boire, s’épuisent dans les
convulsions.
Iseult, devenue subitement Vénus impudique par les mystères de la mouche cantharide,
provoque la première son collaborateur.
« Des désirs impétueux, nous dit l’organe du wagnérisme, grandissent en elle … Les deux
héros (érotiques vaudrait mieux) se regardent en face suffoqués d’émotion … Tristan
porte la main à son front », « Iseult porte la main à son cœur ».
A ce double signal nos lutteurs se sont compris. L’orchestre nous les montre s’agitant
dans des enivrements douloureux, sur la dunette de leur navire comme des chats sur une
gouttière. Hommes de quart et timonier, voilez-vous la face et bouchez-vous les
oreilles.
« L’orchestre accentue de traits nerveux ces scènes hautement admirables. »
« La phrase s’élucide, le frissonnement s’approfondit, a Ces diables de wagnériens, il
n’y a pas leur pareil pour l’instrumentation naturaliste. « Les cuivres lancent une
phrase saccadée dont chaque secousse » (schoking !) « rythme le pas
de Tristan » « et s’achève par une longue tenue. » (Les malheureux ne peuvent plus
aller.) « Ça et là, les instruments sont pris de leur indicible hoquet. »
« Il se fait à l’orchestre un bouillonnement de sonorités troublantes. Une confusion
soudain envahit Tristan et Iseult. Ils baissent les yeux. »
Il est bien temps, ma foi ! de baisser les yeux : « Mais la harpe lance à toute volée
un étincelant arpège. » « On dirait que la lumière vient d’éclater au milieu des
ténèbres ». (Que veut dire cela ? je craindrais d’insister sur ce soudain éclat.) « La
phrase d’amour s’élève ». (Appeler ce délire physique de l’amour, c’est blasphémer ce
mot divin. ) « Elle s’élève toujours douloureuse et néanmoins déjà triomphante. »
(Comment déjà triomphante ? Il me semblait pourtant que le fandango
dure depuis un bon bout de temps). « Le philtre a pour l’éternité confondu leurs âmes. »
Le fait est que, pour confondre les âmes, la pharmacie a des moyens irrésistibles.
Question de dose. La Revue termine ainsi : « Le
crescendo qui nous pousse » (Qui pousse les personnages de ce drôle de drame
lyrique, faudrait-il dire.) « Ce crescendo qui nous pousse du
commencement à la fin de cet acte est d’une véhémence sans exemple. »
Allons, Parisiens, pas d’hésitation. Partez pour Bayreuth vous rasséréner le cœur et
vous rafraîchir les oreilles au spectacle de l’art de Wagner, un honnête homme, allez !
et bien sain d’esprit et qui n’avait pas, lui, le « vice français » …
Le Figaro du 7 août : « Wagner et Louis II posthumes » une
correspondance de M. Robert de Bonnières, avec de curieuses lignes à l’adresse d’un
célèbre wagnérophobe compositeur ; notons encore la page relative au roi Louis II.
Dans le Gaulois du 8 août, une jolie chronique de M. de Fourcaud sur la Clairon, « la
Pompadour de Bayreuth. »
Les Débats du 8 août : une « lettre de Bayreuth » que nous savons
écrite par M. Paul Bourget.
… Tout est singulier dans ces représentations, et, vraiment, l’historien des mœurs
cosmopolites, — un Henry James ou un Tourguénief, — trouverait là matière aux remarques
les plus piquantes. Cette ville de Bayreuth, où est enterré Jean-Paulbe
ressemble, au premier coup d’œil, à une des petites cités industrielles qui se trouvent
au nord de l’Angleterre, sur cette langue de terre qui voisine l’Ecosse et qu’on appelle
le border : de hautes cheminées d’usine, de la fumée dans le ciel et
de la brume, pour tout horizon des bois sombres sur des collines basses. A une extrémité
de la ville, un édifice de forme inattendue, mais qui pourrait être une usine ou un
hôpital, — sans la moindre prétention à aucun caractère d’élégance architecturale, c’est
le théâtre. Tout y a été sacrifié à la bonne ordonnance intérieure. Vous entrez, et, là
encore, aucune trace de luxe ou de recherche artistique. Des gradins en amphithéâtre
munis de stalles cannées, — pas une dorure, pas une draperie. C’est la nudité d’un
temple protestant, au lieu du clinquant d’une salle d’opéra. Le profond sérieux du génie
allemand se manifeste ici, et à la porte sa matérialité solide. J’ai vu, sur un bateau
qui descendait le Rhin, un homme qui vidait une chope de bière, les yeux fixés avec
exaltation sur le noble fleuve, les burgs démantelés, la ligne des collines fuyantes.
Toute l’Allemagne est ainsi. L’esthéticisme y fait bon ménage avec la choucroute, le
symbolisme avec l’oie aux confitures. C’est ainsi que, à la porte même du théâtre
Wagner, deux restaurants sont installés, où les fidèles du maître peuvent se gaver
d’épaisses boissons et de lourdes nourritures dans les longs entractes — la
représentation commençant à quatre heures pour finir à dix, avec deux pauses d’environ
cinq quarts d’heure.
S’il y a quelque chose de plus étrange que ce théâtre, c’est la foule de ceux qui se
pressent dans la brasserie avant de prendre place dans la salle. Le plus grand nombre
est allemand, mais il y a quantité de spectateurs venus de toutes les parties du monde,
des Russes d’abord, et aussi beaucoup d’Américains, force Anglais et quelques Français,
plus que notre renommée d’ennemis des voyages ne le ferait supposer. — Mais c’est encore
là une vieille observation que tous répètent sans la vérifier, et, défait, les Français
sont devenus, depuis la guerre, un des peuples les plus cosmopolites qui soient. — Les
costumes les plus variés se rencontrent dans cette vaste salle de restaurant où les
délices de la bière et du tabac alternent avec ceux de la musique. Vous reconnaîtrez à
la coupe de son vêtement le bourgeois de la Saxe ou de la Bavière venu là par
patriotisme. Ce jeune homme, aux cheveux coupés étrangement, aux allures de séraphin
habillé à la moderne, est quelque disciple du préraphaélitisme londonien. Et, de ci, de
là, quels visages de maniaques ! Des profils qu’on croirait échappés de ce merveilleux
album des Caprices où Goya évoque des visions de cauchemar. Il y a
parmi ces gens des enthousiastes inouïs, presque des martyrs, et il y a aussi des
« snobs », — comme dans toutes les assemblées d’excentriques, — de ces personnages qui
se croiraient perdus s’ils n’étaient avec les plus avancés sur un point quelconque de
l’art. Et puis il y a de simples curieux, de ceux qui prenaient les eaux à Carlsbad, à
Marienbad ou à Franzensbad et qui, dans l’intervalle de leur cure, débarquent ici afin
de pouvoir dire : « J’ai entendu Parsifal à Bayreuth », et ils
décriront le bizarre endroit. L’ironie qui préside à toute manifestation de la vie
humaine a voulu que le lieu de dévotion des vrais fanatiques de Wagner devint ainsi une
sorte d’étape dans un voyage hygiénique à quelque ville de bains allemande. Il ne faut
pas regarder trop en détailla foule qui accompagne le triomphe des grands hommes. On
trouverait que le culte du génie n’entre que pour une part minime dans la réunion de
suiveurs de mode et de badauds qui grossissent le cortège. La seule affaire est que le
triomphateur soit vraiment un grand homme …
L’Art Moderne du 8 août : « les représentations de Bayreuth », par M.
Octave Maus, sont une très vive et noble impression de Parsifal et
surtout de Tristan.
Le Figaro du 27 août : « Retour de Bayreuth — Parsifal
et Tristan », correspondance de M. Albert Bataille.
… Eh bien ! il faut que je le confesse : de ces soirées de Bayreuth se dégage un mortel
ennui, et je regrette que la langue honnête ne possède pas un substantif plus énergique
pour exprimer ma pensée …
Or M. Albert Bataille a été entendre six fois, je crois, les quatre drames de la
Tétralogie.
Le Ménestrel du 29 août et du 5 septembre : « Lettres du pays de
Wagner », par M. Julien Tiersot. Dans ces articles, de justes et claires explications du
système Wagnérien, et des vues intéressantes sur les œuvres.
Félicitons la direction du Ménestrel qui a « donné une nouvelle preuve de son
impartialité en insérant les lettres de son jeune collaborateur Julien Tiersot, si
contraires (pourtant) à son sentiment sur l’œuvre de Richard Wagner », mais qui a « en
ce qui la concerne, fait toutes les réserves possibles sur leur contenu » et qui
« reprendra quelque jour la question pour dire ce qu’elle en pense, lors des
représentations prochaines annoncées à l’Eden. (Signé H.H.) »
Le Siècle du 6 septembre : feuilleton musical de M. Oscar Comettant.
Un dialogue supposé entre un Wagnérophobe spirituel et un Wagnériste niais.
Le Pays du 7 septembre : feuilleton musical de M. Francis Thomé.
« Hélas ! à part quelques belles pages dont il serait injuste de nier la haute valeur,
je n’ai rencontré que désillusion et qu’ennui ».
C’est sans doute que M. Francis Thomé « s’attendait à la révélation » d’une œuvre par
lui rêvée, mais non tentée par Richard Wagner.
Le 14 septembre, second feuilleton, sur Parsifal :
… Il y a dans cette œuvre, malgré ses longueurs intolérables, une élévation de pensée et
une simplicité relative dans les moyens employés qui me
raccommoderaient presque avec cette troisième manière de Wagner avec
lequel je suis presque toujours brouillé.
Dans la Fédération artistique du 2 octobre, une correspondance de M.
Charles Bordes.
La France du 6 octobre : « A propos de Parsifal »,
par M. Saint-Saëns.
… Dans quelques pages de Parsifal, l’auteur a trouvé moyen de se
surpasser lui-même !…
… Pourquoi ne construirait-on pas dans une ville de plaisance comme Aix-les-Bains, une
salle spéciale où l’on donnerait en été des représentations de l’oeuvre dramatique de
Victor Hugo.
La Revue Bleue du 16 octobre : « Impressions musicales — le drame
Wagnérien à Bayreuth », par M. Paul Fuchs. C’est une étude sur Tristan
et Parsifal ; le caractère spécial du génie de Wagner est plusieurs
fois méconnu, mais il y a des idées neuves et ingénieuses et de fuies analyses : au
début et à la fin de l’article, un Bayreuth humoristique.
Enfin dans le Gil Blas du 22 septembre, M. Victor Wilder avait
commencé une série de six grandes études sur l’œuvre Wagnérienne, une sorte de
vulgarisation, précise et spirituelle à la fois, des idées de Richard Wagner. Titre :
« l’Opéra et le Drame Lyrique ».
Signalons encore deux excellents articles parus en des revues anglaises : l’un de M.
Charles Dowdeswell, l’autre de M. Louis N. Parker.
La première représentation de Tristan et Iseult était proche et tous
les artistes luttaient à qui pénétrerait le plus avant dans la pensée du maître, à qui
donnerait le mieux l’accent juste à chaque mot, tous, depuis M. et Madame Schnorr,
Tristan et Iseult73, jusqu’à Madame Deinet, Brangœne, jusqu’à MM.
Gottmayer, Mitterwurzer et Heinrich, le roi Marke, Kurwenal et Melot. L’annonce de cette
solennité avait attiré à Munich une affluence énorme de tous les points de l’Allemagne
et de l’Europe ; mais l’auteur, en homme ayant profité de l’insuccès de Tannhaeuser, avait pris ses précautions pour interdire l’entrée à tous les gens
suspects d’opposition. Il ne s’en était pas caché, bien au contraire, en convoquant ses
amis du monde entier par lettre rendue publique à ces représentations modèles, comme il
les qualifiait lui-même, et réservées aux seuls adeptes ; on verrait plus tard s’il y
avait lieu d’admettre la masse du public à jouir « de ce qu’il y a de plus élevé et de
plus profond dans l’art. »
Cette Invitation à mes amis pour assister à la première
représentation du Tristan, publiée en avril 1865 dans le Messager de
Vienne, lettre extrêmement singulière et comme il pouvait seul en écrire une, débutait
par ce cri de reconnaissance envers Louis II : « Alors que tout
m’abandonnait, un noble cœur n’en battit que plus fort et plus chaudement pour l’idéal
de mon art. Ce fut lui qui cria à l’artiste aventuré : « Ce que toi tu crées, moi je le
veux ! » et cette fois la volonté était toute puissante, car c’était la volonté d’un
roi. » Ensuite il parlait d’une quantité de choses à propos de cette action en trois actes, — c’est le mot qu’il substitue à celui d’opéra, — il
revenait sur le temps de son séjour chez nous et se félicitait chaudement de l’insuccès
de Tannhaeuser : langage bien différent de celui qu’il tiendra plus
tard dans ses causeries avec madame Judith Gautier et dans sa lettre à M. Monod74
Du 15 mai 1865, la première représentation, déjà affichée, fut reportée au 10 juin par
suite d’un fort enrouement de Madame Schnorrbg et l’hostilité
commençait si bien à gronder contre Richard Wagner, qu’on le rendait responsable de cet
accroc. On lui reprochait aussi d’avoir fait supprimer tout un rang de stalles pour
augmenter l’orchestre, et, dès le 29 mai, un petit théâtre populaire, qui avait préparé
une parodie de Tristan ne voulait pas attendre davantage et la lançait
avant la représentation de l’opéra parodié. C’est sous ces fâcheux auspices que Tristan vit le jour : il y eut en tout quatre représentations, toutes
quatre admirablement dirigées par Hans de Bülow et toutes quatre applaudies avec
frénésie : aux deux premières, c’est le roi lui-même qui donnait, après chaque acte, le
signal des acclamations.75
L’écho de ces bravos retentit jusqu’en France, où l’on en rit beaucoup. La palme, en
fait de raillerie, appartient à M. Blaze de Burybh qui fit grande
dépense d’esprit et contre l’ouvrage et contre L’invitation à mes
amis, sorte d’encyclique adressée au monde wagnérisant, qui avait servi de préface
aux représentations de Munich. « Heureuse Bavière ! Bavaria felix !
Elle avait la peinture et la statuaire, elle avait Cornélius, Kaulbach et Schwanthaler ;
mais Glück manquait encore à son bonheur : on le lui donne. Respectons les illusions
généreuses et ne reprochons jamais à un souverain ses excès de zèle en pareille cause ;
mieux vaut encore prendre M. Richard Wagner pour un Gluck et pour un Eschyle que de ne
connaître ni Eschyle ni Gluck, ce qui parfois s’est vu, même chez de puissants monarques
… Au fond, tout ce rabâchage d’une personnalité ivre d’elle-même nous touche
médiocrement, n’était pourtant une phrase trop bouffonne pour ne pas être relevée.
Parlant de sa campagne de France et de toute une longue année de son
existence sottement gaspillée à cette occasion, M. Wagner entame la
question de Tannhaeuser à l’Opéra, et, loin de se plaindre de sa
mésaventure, de déplorer la catastrophe, se demande, l’ironie et l’amertume aux lèvres,
s’il ne vaut pas mieux, après tout, que les choses se soient ainsi passées, « car,
dit-il, d’un grand succès, s’il eût été possible, en vérité je n’aurais su
que faire. » C’est l’histoire de ce joueur qui, ne gagnant pas, aime mieux
perdre. Réussir à Paris, dans cette capitale de l’empire des Iroquois, voyez un peu quel
embarras !… Si par hasard M. Richard Wagner, ce grand dégoûté, ne savait que faire de ce
succès, tous ceux qui ont lu sa Lettre à un ami savent du moins
comment on l’a fait. « Les représentations, dont trois sont complètement assurées,
auront lieu en dehors de tous les usages ordinaires et seront des représentations modèles. » Impossible de s’expliquer plus clairement sur le
public auquel on s’adresse. Il demeurait donc bien convenu que, dans ces trois fameuses
représentations, tout se passerait entre amis, en famille … On ignore trop ce que
peuvent pour la gloire d’un seul grand homme deux cents amis dûment groupés et qui
manoeuvrent sous l’infatigable direction de huit ou dix journalistes jouant du fifre et
du tambour. Ils ne sont que deux cents à peine, et vous croiriez qu’ils sont dix mille.
Voyez au théâtre du Châtelet les magnifiques défilés qu’on obtient avec quelques
comparses passant et repassant, toujours les mêmes ! Ainsi de ce succès de Tristan et Iseult. La salle ne désemplissait pas, et quels bravos, quels
enthousiasmes, quels trépignements ! Quels rappels surtout !… Mais de toute cette
fantasmagorie, que reste-t-il après trois jours ? Ce qui reste d’une fusée d’artifice
après qu’on l’a tirée. Hélas ! M. Richard Wagner a dit une chose plus mélancolique qu’il
ne pense lui-même ; ce sont des représentations modèles, des
représentations, comme il n’y en a pas, comme il n’y en aura plus, un art sans veille et
sans lendemain. De l’agitation, des discours qu’entre compères on échange, du brouhaha,
puis plus rien ! Tristan et Iseult, à Munich, ou le Tannhaeuser, à Paris, deux soirées qui, chacune dans son genre, peuvent, en
effet, compter pour des représentations modèles !76
Ce n’était pas une petite affaire, il faut l’avouer, même pour un auditoire préparé et
tiré sur le volet, comme celui de Munich, d’entendre ainsi trois actes pendant lesquels
il n’y a pas le plus petit intervalle ou repos pour applaudir ou respirer, où tout
s’enchaîne et se tient si bien que l’oreille ne perçoit aucun point de soudure en cette
symphonie ininterrompue au-dessus de laquelle les personnages déclament et chantent leur
partie avec une intensité d’expression superbe et sans jamais se plus répéter qu’on ne
ferait dans un drame sans musique. Il ne faudrait pas croire, cependant, que cette
non-répétition des paroles nuit au développement symphonique de la pensée musicale ;
elle y aide au contraire et en accentue la portée. L’auteur, du reste, en donnant comme
pivot à son œuvre entière une phrase exquise et passionnée, sur laquelle est bâti le
prélude, établit d’avance un courant secret qui échauffe ses auditeurs et les associe à
la pensée génératrice du drame. Aussi faut-il voir de quels bravos enthousiastes on
salue, entre autres points lumineux, le magnifique couronnement du premier acte, cette
conclusion rayonnante à laquelle on tend, vers laquelle on se sent entraîné par la force
supérieure du génie, amassée et décuplée au courant d’un acte entier : il y a là un
effet inouï d’accumulation d’électricité musicale et tel qu’il faut, pour se le
représenter, en avoir subi le choc.
Cette fusion intime entre le poème et la musique, ou pour mieux dire, cette
simultanéité de conception impliquant une seule pensée créatrice et la double faculté
musicale et poétique dans un même cerveau, est un des points auxquels Wagner s’attache
le plus, avec raison. « L’exécution musicale de Tristan dit-il,
n’offre plus une seule répétition de mots, la mélodie est déjà construite
poétiquement. » La forme musicale se trouvant ainsi figurée d’avance dans le poème et
lui donnant une valeur particulière qui répond exactement au but poétique, il reste à
savoir si l’invention mélodique n’y perd rien de la liberté d’allures nécessaire à son
développement.
Et Wagner, sitôt cette question soulevée, y répond avec une certitude absolue : « Au
contraire, la mélodie et sa forme comportent, grâce à ce procédé, une richesse de
développement inépuisable et dont on ne pouvait, avant d’y avoir recours, se faire une
idée. » Il l’affirmait, et l’on pouvait déjà s’en fier à lui ; mais l’audition de son
œuvre apporte une telle preuve à l’appui de son affirmation qu’on reste confondu, non
seulement du génie du compositeur, mais de la puissance et de la lucidité d’esprit de
l’homme qui a conçu cette nouvelle « œuvre d’art », ainsi qu’il l’appelle. On ne sait,
après audition, de Tristan, ce qu’il faut admirer le plus en Wagner,
de la conception ou de l’exécution : c’est le génie, en tout cas, dans ce qu’il peut
avoir de plus audacieux et de plus puissant.
De l’aveu même de Richard Wagner, Tristan et Iseult est l’expression
la plus fidèle et la plus vivante de ses idées théoriques. Malgré leur haute valeur, le
Vaisseau Fantôme, Tannhaeuser et Lohengrin ne sont
que les créations admirables d’un génie ignorant encore à quel point de prodigieuse
audace il lui sera, donné d’atteindre. « On m’accordera, dit-il, que j’ai fait un plus
grand pas de Tannhaeuser à Tristan que pour passer
de mon premier point de vue, celui de l’opéra ordinaire, à Tannhaeuser ».
Dans Tristan, enfin, son idéal s’est clairement dégagé, et l’art
nouveau dont il s’est fait le fondateur et l’apôtre, en s’inspirant, dit-il, des plus
grands maîtres, s’y impose avec une autorité qui qui ne souffre pas de compromis.
Wagner a écrit quelque part qu’on pouvait juger Tristan d’après les
lois les plus rigoureuses qui découlent de ses affirmations théoriques, — tant il est
sûr de les avoir suivies d’instinct, — mais il avoue qu’il s’était, en composant,
affranchi de toute idée spéculative et qu’il sentait même, à mesure qu’il avançait dans
son œuvre, combien son essor faisait éclater les formules de son système écrit. « Il n’y
a pas, ajoute-t-il avec quelque nuance de regret, de félicité supérieure à cette
parfaite spontanéité de l’artiste dans la création, et je l’ai connue en composant mon
Tristan. » Il en fut de même, à ce qu’on peut croire, quand il
termina l’Anneau du Nibelung, interrompu pour Tristan, et quand il écrivit les Maîtres Chanteurs et Parsifal.
Que dire de la partition ? Chaque acte, pris en soi, forme une scène gigantesque, d’une
intensité d’expression merveilleuse, et l’œuvre entière se condense puissamment dans ce
prélude incomparable, incompris de Berlioz, dans ce prélude admirablement bâti sur cette
phase ascendante en demi-tons, d’une tendresse infinie77. « Il est
singulier, dit Berlioz après l’avoir entendu aux Italiens, que l’auteur ait fait
exécuter ce prélude au même concert que l’introduction de Lohengrin,
car il a suivi le même plan dans l’un et dans l’autre. Il s’agit de nouveau d’un morceau
lent, commencé pianissimo, s’élevant peu à peu jusqu’au fortissimo, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème
qu’une sorte de gémissement chromatique, mais rempli d’accords dissonants, dont de
longues appogiatures, remplaçant la note réelle de l’harmonie, augmentent encore la
cruauté. J’ai lu et relu cette page étrange ; je l’ai écoutée avec l’attention la plus
profonde et un vif désir d’en découvrir le sens ; eh bien ! il faut l’avouer, je n’ai
pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire. » Au contraire, il trouvait
admirable en tout point le prélude de Lohengrin. Le moyen d’accorder
ces contrariétés ?
L’héroïque loyauté de Tristan, chargé d’amener la princesse Iseult au vieux roi Marke,
et qui, sentant gronder en son cœur une ardente passion, se tient loin d’elle, à
l’arrière du navire, et se refuse à l’aborder quand elle l’envoie quérir ; — la colère
et le dépit d’Iseult, confuse de l’invincible amour qui la pousse vers le chevalier qui
a tué son premier fiancé, Morold ; irritée de ne rencontrer que muette indifférence en
cet orgueilleux vainqueur et résolue à l’empoisonner pour venger Morold ; — à côté
d’eux, le dévouement complet, absolu, représenté par l’écuyer Kurwenal et l’aimable
Brangœne ; — les sages conseils de ceux-ci, tantôt ironiques, tantôt affectueux ; la
réserve obstinée de Tristan, la passion croissante d’Iseult et sa soif de vengeance ;
l’irrésistible élan qui les jette dans les bras l’un de l’autre après qu’ils ont bu le
philtre amoureux, servi par Brangœne, au lieu du breuvage de mort qu’Iseult croyait
verser à Tristan ; — leur enivrante extase et leur douloureux réveil lorsque le navire
aborde et que les cris des matelots saluent le roi Marke attendant sa fiancée au
rivage : — voilà pour les épisodes du premier acte, que l’auteur a traduits avec une
vérité et une variété dont on ne peut avoir aucune idée, à moins de l’entendre. A la
deuxième représentation, à Munich, ce finale, d’une joie débordante, souleva de tels
transports que l’auditoire, en masse, était debout, applaudissant, acclamant l’auteur
sans se lasser.
La suite de l’œuvre est pour le moins égale à ce qui précède, et le troisième acte, en
particulier, rempli tout entier par les plaintes et les élans de Tristan qui va mourir,
est d’une conception tellement puissante, si riche en traits de génie, en combinaisons
merveilleuses, qu’il en perd toute monotonie et vous étreint d’une angoisse
inexprimable. Les appels douloureux de Tristan, son retour attendri sur sa jeunesse,
alors que le chalumeau du pâtre fait entendre le même chant plaintif qu’au jour où
mourut son père ; et les rudes consolations de Kurwenal, et l’affolement d’amour, les
sursauts terribles de passion qui secouent le malheureux dès qu’on signale en merle
vaisseau qui ramène Iseult ; et son dernier cri d’amour en la voyant, et la
transfiguration d’Iseult, « se fondant dans les grandes ondes de l’océan de délices,
dans la sonore harmonie des vagues de parfums, dans l’haleine infinie de l’âme
universelle » ; de ces divers éléments réunis, Wagner a su former un tout poétique et
musical d’une profondeur d’accent et d’une force d’étreinte incomparables.
Quant au deuxième acte, qui s’ouvre par une scène charmante entre Iseult et la douce
Brangœne, où les voix se détachent si bien sur les fanfares de la chasse et les infinis
bruissements de la forêt pendant la nuit ; ce deuxième acte, qui finit d’une façon si
grandiose sur les paternels reproches du roi Marke à Tristan, renferme aussi ce long duo
d’amour — mieux qu’un duo, tout un poème et tout un drame — qui est certainement la
conception musicale et dramatique la plus . Cet élan des deux amants l’un
vers l’autre, leur amour effréné, leurs ressouvenir, leur hymne à la nuit qui les
rassemble, les lointains avertissements de Brangœne, enfin leur suprême abandon d’où
nulle prudence humaine ne les peut tirer : autant d’épisodes du drame, autant de secrets
mouvements de l’âme et du cœur que le musicien-poète a su traduire et condenser en une
page où les motifs caractéristiques s’enchaînent et se superposent de la façon la plus
merveilleuse, où des mélodies sans cesse renaissantes viennent fleurir à la surface de
cet océan symphonique. Un chef-d’œuvre, à n’en pas douter. Mais l’auteur a-t-il créé ce
chef-d’œuvre en déduction directe de ses théories et de ses vues sur l’art ? C’est ce
qu’il convient d’examiner.
C’est là, c’est dans ce morceau qu’il a surtout développé les idées de Schopenhauer, et
l’on avouera que le moment du drame est au moins singulièrement choisi. Vit-on jamais
amants passionnés s’étreindre en un transport purement cérébral et s’enlacer
fiévreusement pour mieux philosopher touchant la supériorité de la nuit sur la lumière
et de la mort sur la vie ? « Ces prétendus amants, dit Gasperini, sont deux élèves de
Kant, de Schopenhauer, de l’école indienne, ce ne sont pas des créatures humaines ;
jamais, grâce au ciel, l’amour n’a parlé cette langue ampoulée et barbare ; jamais il ne
s’est précipité dans le deuil, dans la mort avec cette rage de délabrement et de
submersion. » Va pour leur premier cri d’amour ! Cet élan de reconnaissance envers la
nuit qui les rapproche, cette haine pour le jour qui les sépare, formaient une antithèse
poétique heureuse ; mais le développement qui suit n’est plus qu’une dissertation
philosophique, et voici ce que Wagner leur fait chanter au moment le plus délicieux de
leur étreinte amoureuse : « Descends sur nous, nuit de l’amour, donne-moi l’oubli de la
vie, recueille-moi dans ton sein, affranchis-moi de l’univers. Déjà s’éloignent les
dernières lumières ; ce que nous avons pensé, ce que nous avons cru voir, les souvenirs
et les images des choses, les restes de l’illusion, l’auguste pressentiment des saintes
ténèbres éteint tout cela en nous affranchissant du monde. Dès que le soleil s’est
retiré dans notre sein, les étoiles de la félicité épandent leur riante lumière … Le
monde et la fascination pâlissent, le monde que la lune éclaire de sa lueur trompeuse,
le monde, spectre décevant que le jour place devant moi ; et c’est moi-même qui suis le
monde. Vie sainte d’amour, auguste création de volupté, désir délicieux de l’éternel
sommeil sans apparence et sans réveil ! »
Tout ce morceau, je le répète, est un chef-d’œuvre. Mais précisément parce que Wagner,
en mettant dans la bouche des deux amants des idées inexprimables par le langage
musical, s’est involontairement réduit à ne plus traduire par sa musique que l’idée
générale d’amour et d’enlacement voluptueux. « Je me plongeai, dit-il de bonne foi, avec
une intime confiance dans les profondeurs de l’âme, dans ses mystères, et de ce centre
intérieur du monde, je vis s’épanouir sa forme extérieure. » Se peut-il une illusion
plus grande ? Au lieu de peindre avec une précision impossible à obtenir des sons, les
motifs intérieurs qu’il supposait agir dans l’âme de ses héros, il a tout simplement
rendu leurs mouvements extérieurs et l’amoureux transport qui les saisit. Sa création
musicale aurait-elle différé s’il avait prêté à ses héros les idées philosophiques de
Pascal ou de Spinoza, de Kant ou de Hegel au lieu de celles de Schopenhauer ? Assurément
non.
Dès lors, plus de philosophie. Il a uniquement traduit— avec un génie incomparable —
une idée générale, l’amour ; une situation assez commune : un rendez-vous nocturne entre
amants. Par quelle déviation d’esprit a-t-il pu croire qu’il arriverait à rendre autre
chose eu musique, et par quelle aberration a-t-il pu imaginer de substituer ici la
philosophie à l’amour ? Mystère. Heureusement qu’il n’y a pas réussi, et qu’à force de
vouloir pousser son idée à l’extrême, il s’est heurté à l’impossible. Il n’a donc pas
écrit cette page véritablement unique en application directe de son système, mais à
côté, presque à rebours, puisque les mobiles intérieurs sur lesquels il prétendait se
guider échappaient à l’art musical et qu’il en arrivait, sans s’en apercevoir, à ne plus
exprimer qu’un sentiment très banal, qu’une situation très ordinaire. Il ne croyait pas
dire aussi vrai quand il avouait « avoir oublié toute théorie en composant Tristan et Iseult et n’avoir senti que ce jour-là combien son essor créateur
brisait les barrières de son système écrit. »
Il faut le bien préciser : cette discussion est purement musicale et ne tend à prouver
autre chose, sinon que, pour rendre l’amour en musique, il convient de s’en tenir aux
« lieux communs de morale lubrique « dont parle Boileau. La musique, le plus vague des
arts, ne peut, en fait de mouvements de l’âme ou du cœur, exprimer que des généralités.
Il en serait autrement dans une composition littéraire, où la pensée acquiert une
précision sans rivale : une scène d’amour entre Héloïse et Abélard, par exemple,
pourrait être heureusement traversée de querelles d’école et d’argumentations
philosophiques. Chaque époque, en effet, redit à sa manière le thème éternel de l’amour,
et les lettres d’Héloïse et d’Abélard prouvent que ce docteur en robe et ce docteur en
jupons entretenaient leur flamme en s’argumentant sur le réel et le nominal, etc. ;
c’est ce qu’a excellemment rendu à M. de Rémusat dans son beau drame d’Abélard, où revit
l’âme entière du XIIe siècle. Mais encore une fois, une composition
littéraire est une chose, une œuvre musicale en est une autre, et qu’il s’agisse
d’Héloïse et Abélard, de Roméo et Juliette ou de Tristan et Iseult, la musique est
foncièrement impropre à traduire autre chose que le « lieu commun » d’amour, sans
acception d’époque ou de personne. Wagner a rêvé d’une chimère en croyant qu’il
étendrait indéfiniment la sphère d’action de la musique ; et ni lui ni personne n’y
saurait réussir.
« Ce n’est pas sans de longues méditations — a dit un admirateur instinctif de Richard
Wagner — sans des études approfondies et une infatigable estimation des éléments qu’il
emploie, que Wagner est arrivé à dompter radicalement les agents divers du drame
lyrique. Pour dominer ainsi les exigences harmoniques, associer ces rythmes brisés,
fondre ces modulations féroces, fusionner enfin en un cristal unique tous ces cristaux
partiels si dissemblables, il faut non seulement une volonté de fer, mais aussi une
pénétration inouïe des ressources inhérentes à chaque élément de l’action. Il ne suffit
pas d’être rompu à la science et de se faire obéir ; il faut être artiste, et cette
dispersion de la vie centrale, de l’expression générale dans toutes les parties ce
l’édifice commun, ne se fait pas sans un sentiment profond de la vérité et de la
passion, où l’âme éclate et rayonne. » En un mot, c’est le génie, et le génie dans ce
qu’il a de plus spontané et de plus humain.
Gasperinibi continue en disant que Wagner, dans Tristan et
Iseult a réagi contre cette tendance funeste des écoles italienne et française,
lesquelles absorbent volontiers le tout au profit des divers éléments constitutifs et se
préoccupent moins de faire vivre une œuvre que d’animer les parties accessoires. « Ce
faisant, ajoute-t-il, il a vigoureusement tourné les esprits du côté d’une réforme
urgente et montré la vraie route à suivre. Comme penseur, il aura déblayé le terrain
encombré et inculte avant lui ; il aura facilité à ceux qui le suivront les voies à
suivre pour l’art libre et un tout ensemble. Comme artiste, il aura
enrichi dans une proportion énorme l’arsenal où les compositeurs viendront puiser leurs
inspirations et leurs armes. » La prédiction s’est déjà vérifiée, et combien de
musiciens dans le monde ont tâché de s’approprier ses formules, son style, en un mot le
côté matériel de l’œuvre d’art de Richard Wagner, qui n’avaient malheureusement pas son
génie et qui, n’ayant rien pu produire avec cet appareil emprunté, se sont retournés
contre le novateur dès qu’ils l’ont vu gagner tant soit peu de terrain en France et
devenir, sinon une menace immédiate, à tout le moins un lointain danger !
Il n’y a que deux alternatives à l’audition de cette œuvre, de l’aveu même de ceux qui
l’admirent le plus : il faut la subir ou la repousser entièrement. Qu’elle vous saisisse
au début, on la suivra jusqu’au bout ; sinon elle restera lettre close. Et M. Schuré, se
rappelant l’ineffable impression ressentie aux mémorables soirées de Munich, en 1865,
est le premier à confesser que de telles représentations sont presque aussi rares que
les œuvres de génie qui les provoquent. Elles ne sont possibles que par l’union de tous
les exécutants en une seule pensée et par la puissance de l’enthousiasme. A quoi bon,
objectent alors certains critiques, des œuvres qui réclament tant d’efforts et qui,
d’ailleurs, sont comprises par si peu de gens ? A cela on peut répondre : tout ce qui
est grand est difficile et rare ; ou mieux encore, pour parler avec Berlioz : « Il
serait vraiment déplorable que certaines œuvres fussent admirées par certaines
gens. »
Ces critiques-là ne sont plus nombreux aujourd’hui ; mais comme ils font tout ce qu’il
faut pour justifier le mot si cruel de Berlioz !
Adolphe Jullien.
Arrivons à la forme la plus simple et la plus intime de la musique vocale, le Lied. En
laissant de côté plusieurs exemples moins importants, nous trouvons dans les dernières
mesures du cycle A l’amante absente de Beethoven et dans la
merveilleuse Marguerite au rouet de Schubert des retours pleins de
signification poétique. Mais voici une des mises en œuvre les plus profondes de la
Réminiscence en général : vers la fin du sublime cycle de Schumann, Amour
et vie de femme (1840), au moment où le chant cesse, le piano reprend le premier
morceau, qu’il chante dans son entier, la jeune veuve écoute au fond de son cœur la
phrase à laquelle elle confiait naguère son premier secret d’amour78, illustration
musicale bien éloquente, bien touchante et intime à coup sûr, du fameux cri de désespoir
de Francesca :
Nessun maggior dolore
Che ricordansi del tempo felice
Nella miseria !
Dans la musique vocale considérée sous un de ses deux aspects les plus grandioses,
l’Oratorio, c’est Berlioz qui le premier s’impose à notre attention. Dans sa Messe des Morts, restée si moderne, malgré son âge vénérable de près
d’un demi siècle déjà (1840), le début de l’Agnus est conforme à la
conclusion du morceau précédant, tandis que, au milieu de ce Final, le compositeur
ramène la seconde moitié du premier morceau, le Te decet Hymnus même,
en dépit de l’ordre du texte rituel, avec les mêmes paroles de cette partie de l’Introitus. Les quelques mesures précédant le début de la fameuse scène
d’amour dans Roméo (1839), ce spécimen si curieux d’un genre hybride,
à moitié symphonie descriptive, à moitié oratorio, sont composées, dans un rhytme
différent, des réminiscences du motif de l’Allégro de la Fête entonnées derrière la
scène par les jeunes Capulets revenant du bal. En outre, vers la fin de cette œuvre,
dans la partie purement instrumentale de la scène des tombeaux, le sublime Cantabile de
la scène d’amour revient un moment, mais défiguré, défloré, presque mutilé, comme un
oiseau blessé79. Au début de la quatrième
partie de la Damnation des fragments de la retraite et du chœur latin
des étudiants de la partie précédente, chantés derrière la scène, comme venant de loin,
ainsi que des bouffées de souvenirs, viennent rappeler à Marguerite abandonnée la nuit
fatalement, délicieuse où Faust pénétrait chez elle … Encore une fois Francesca !
Voici encore quelques maîtres allemands, en premier lieu Mendelssohn, qui non seulement
a assigné dans sa Cantate-Symphonie de Lobgesang un rôle assez
significatif par moments au thème large et pompeux exposé par les trombones seuls au
début de l’œuvre, mais qui s’est encore servi à deux reprises, dans son chef-d’œuvre Elie (1846), que Berlioz a loué en termes enthousiastes, d’une phrasé
empruntée au récitatif au prophète qui ouvre cet oratorio, comme d’une sorte de « motif
de malédiction citons encore deux courts retours expressifs de thèmes antérieurs dans
des récitatifs d’EIie. Une belle réminiscence se trouve dans le Paradis et
la Péri de Schumann (1843) où, interrompant par moments le chœur léger et
scintillant des Génies du Nil, la mélodie plaintive (en mineur) de la première romance
de la Péri est ramenée à deux reprises, en majeur. Dans sa composition pour le Manfred de lord Byron (1848), Schumann a même
introduit, dès le début de l’Ouverture, une phrase courte, sorte de motif d’Astarté, qui
surgit dans les quelques mesures après la disparition du fantôme de la bien-aimée, et
dans les dernières mesures de l’œuvre, pendant que les accents du Requiem se perdent dans le lointain. Voici encore le tableau nocturne, si
mystérieusement fantastique, des « Quatre femmes grises » dans la scène de Minuit du Faust de Schumann ; ensuite sa Cantate-Ballade ; la
Malédiction du troubadour ; la merveilleuse Nuit du sabbat de
Mendelssohn, où se trouvent des réminiscences, fort peu importantes d’ailleurs ; mais je
le répète, impossible et inutile en même temps, de fournir plus de détails !
Et me voici arrivé au sommet du Nébo, d’où l’œil découvre la vraie terre promise du
« motif de réminiscence » : le domaine de l’Opéra. La place est mesurée, je vais donc
essayer de me borner à ne marquer que les étapes principales dans cette profusion de
documents.
Déjà en 1774, dans un Mélodrame intitulé Duodrama,
célèbre parmi les érudits, Ariane à Naxos de George Benda, nous voyons
une mélodie reparaître avec une intention poétique bien accusée et une signification
dramatique nettement voulue : ce sont quelques mesures de la plainte de Thésée, ramenées
au moment où Ariane entonne son plaintif monologue après le dernier « adieu » de son
amant. C’est seulement dix ans après, dans Richard, que Grétry nous
offre l’exemple, sinon le plus artistique et le plus profondément dramatique, du moins
le plus curieux et le plus logiquement intentionné du motif-conducteur avant Weber et
Wagner. La célèbre mélodie : « Une fièvre brûlante » y reparaît huit fois au moins. On a
plaisir à relire le , d’une sincérité si touchante et en même temps d’une si
charmante naïveté, écrit par le maître liégeois lui-même80, et qui commence ainsi : « on n’a
peut-être pas remarqué combien de fois l’air de la romance est entendu dans le courant
de la pièce, soit en entier ou en partie … » et finit par cette phrase : « il était aisé
de fatiguer les spectateurs, en répétant si souvent le même air sans doute il fallait
présenter cet air sous autant de formes différentes, pour oser le répéter si souvent ;
cependant, je n’ai pas entendu dire qu’il fût trop répété, parce que le public a senti
que cet air était le pivot sur lequel tournait toute la pièce. » En remarquant les
différentes modifications de la Mélodie-mère, présentée tantôt en entier, tantôt en
partie, tantôt derrière la scène, même sans accompagnement, et surtout les derniers mots
de cette citation, vous seriez tenté de dire qu’il n’aurait fallu qu’un pas de plus
(mais le pas décisif, définitif réservé à l’auteur de Lohengrin), pour
que le véritable Leitmotiv, destiné à n’apparaître sur la scène qu’en
1865 (Tristan) fît déjà son entrée dans la musique dramatique en 1784. Notons en passant le retour humoristique de l’air des Nozze « Non
più androi », dans le dernier Final de Don Giovanni (1786)81.
C’est Beethoven, ce Jupiter tonans de la musique, qui s’impose encore
ici à notre attention. Quel retour touchant et intime, dans Fidelio,
que celui confié au hautbois, en mouvement d’adagio, d’une phrase de la vision de
Florestan, dans la scène du cachot, si merveilleuse d’expression et de couleur, pendant
que le geôlier répond à la question haletante de Léonore : « Peut-être est-il mort ? » —
« Non, non, il dort. » En même temps le prisonnier fait un mouvement sur son grabat, de
sorte que cette réminiscence nous révèle le sujet de son songe82. Mais c’est au grand Cari Maria que revient de droit la première place
véritablement artistique dans l’histoire du motif de réminiscence dans la musique
dramatique. Dans la fameuse scène de la Gorge-du-Loup (1821), le compositeur ramène
(sans parler des célèbres trilles ricanants et diaboliques des petites flûtes, de la
chanson de Gaspard) les grandes secondes, jouées ici par les violons, des voix de femmes
qui narguaient Max au début de l’œuvre. Voilà que le jeune et candide chasseur, se
rappelant cet affront, dompte sa terreur et s’approche du cercle magique, où s’apprête
la fonte des balles enchantées. Dans la musique de Préciosa, composée
entre l’achèvement et la première représentation du Freischutz, outre
une belle phrase expressive de la clarinette (en ré bémol) qui
reparaît à deux reprises dans des mélodrames de la même œuvre, la marche des Bohémiens
d’une si pittoresque originalité se fait entendre maintes fois, soit en partie, soit en
entier et en tutti, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant derrière
la scène, toujours empreinte d’un parfum exotique, d’une couleur locale merveilleuse.
Mais c’est deux ans plus tard, dans Euryanthe, cette œuvre de génie
dont descendront Meyerbeer et Wagner, que le motif réminiscence s’épanouit avec une
intensité dramatique et une puissance poétique qui lui avaient manqué jusque-là. Quel
dommage de ne pouvoir m’attarder à analyser le rôle du thème insinuant d’Eglantine (son
« Schmeichel » ou « Kose-Motiv » comme dirait M. de Wolzogen) et ensuite du sublime
thème aérien, en sourdine, qui caractérise le fantôme errant d’Emma, ces accents d’un
monde surnaturel les plus « vrais » qu’il nous ait été donné d’entendre depuis Don Giovanni83
. Signalons enfin, dans le féérique chant du cygne de Weber, le
rôle si varié du motif en trois notes du cor enchanté d’obéron, entre
autres dans la Vision de Rézia au premier acte, dans le premier choeur des esprits, mais
renversé ici, dans la phrase d’accompagnement si rêveusement romantique du chant de la
Sirène, et jusque dans le commencement du choeur des esclaves qui ouvre le second acte,
etc. Voilà en quelque sorte « le pivot sur lequel tourne toute la pièce », comme dans
Richard Coeur-de-Lion, un Leitmotiv de l’Orient ;
même, si l’on veut, à bien des points de vue le seul exemple d’une ébauche systématique
et logique du véritable Motif-conducteur avant Wagner et, ajoutons-le, une réelle
inspiration de génie84.
Deux ans après la mort de l’auteur d’Obéron, en 1828, dans la Muette de Portici, quand Masaniello dans son
accès de folie, au cinquième acte entonne sa barcarolle du deuxième acte, on rencontre
une inspiration qui a fait école ; ainsi les retours de motifs dans les scènes de folie
de Lucie (1835), Martha (1847), l’Étoile du Nord, etc. L’année 1833 vit éclore une Réminiscence des plus
émouvantes dans l’opéra, fort populaire en Allemagne, de Hans Heiling,
composé par Marschner. Au moment, dans le grand prologue, où le héros quitte le royaume
des Esprits souterrains et abdique, sa royauté pour se vouer corps et âme à l’amour
humain, il jure à sa mère de retourner auprès d’elle si jamais « sa couronne serait
défleurie, son cœur brisé » ; et c’est ! a phrase de cc vœu qui réapparaît, comme une
prophétie réalisée, dans la scène finale, dans le chant de Heiling : « Ma mère, tout
s’est accompli » C’est encore ici que nous retrouvons Berlioz avec son Benvenuto Cellini (1838) si méconnu jadis, sifflé à Paris, tombé à Londres,
acclamé seulement à Weimar en 1852, et qui vient de remporter de si éclatants succès à
Carlsruhe, Mannheim, Munich. Le fier et hardi motif en soi, qui commence l’ouverture,
est employé à diverses reprises dans le cours de l’ouvrage comme thème caractéristique
du héros.
A Meyerbeer de clore cet aperçu. Sans m’arrêter aux quelques réminiscences, entièrement
extérieures et froides du reste, de Robert (1831), non plus qu’au
motif de Marcel — les accords arpégés de violoncelle et contrebasse — ni au rôle si
apprécié comme couleur locale du choral de Luther, je me bornerai à indiquer, dans les
Huguenots (1836), deux moments vraiment beaux comme expression
dramatique : le retour de la phrase « Tu l’as dit », chanté d’abord par le cor anglais,
puis par la flûte, lorsque Valentine répond au cri : « Où donc étais-je ? » et ensuite
la modification des premières mesures du chant de Valentine : « Quoi, Raoul », lorsque
celui-ci, vers la fin de l’acte, s’agenouille devant Valentine évanouie, pendant que le
hautbois solo, soutenu par les violons et les altos en sourdine, reprend plaintivement
les lambeaux de cette mélodie en un mouvement très ralenti.
L’anticipation — une « préminiscence » comme dans Euryanthe
85 — du thème de la Marche du Sacre du Prophète :
« Le voilà le Roi Prophète » du quatrième acte dans le récit du Songe, est d’un
effet des plus ingénieux, de même que le retour, dans les violoncelles, de la Pastorale
du second acte dans la scène de la tente, devant Munster : « Je veux revoir ma mère
chérie », L’emploi du Psaume latin rappelle, comme motif caractéristique des trois
Anabaptistes, celui du choral de Luther dans le rôle de Marcel. Mais tous ces passages
me paraissent surpassés par l’émouvant retour d’une phrase tirée de l’Arioso de Fédès :
« Ta pauvre mère », etc., dite cette fois en sanglotant par le cor anglais, et planant
au-dessus d’un susurrement mystérieux en trémolo des cordes au moment où, vers la fin du
second acte, le futur Roi-Prophète s’échappe pour écouter à la porte de la chambrette de
sa mère, qui « dans son sommeil murmure une prière pour le fils ingrat ; une perle,
fut-elle enfouie dans un fumier, vaut bien la peine qu’on la mette en lumière ! Reste
encore la musique de Struensée (1846) une des compositions unies,
disons une des œuvres les moins vulgaires, de Meyerbeer. Remarquez le rôle du Motif de
réminiscence, confié à plusieurs thèmes, surtout au motif en ré bémol
des harpes qui ouvre la célébré ouverture, et qui réapparaît, comme thème
caractéristique — Andantino religioso — du pasteur Struensée, entre autres dans le
premier Mélodrame, dans le Rêve de Struensée, et au dernier moment, pendant que le
pasteur bénit son fils et qu’ils se jettent silencieusement dans les bras l’un de
l’autre. N’oublions pas la suave mélodie qui caractérise l’amour du ministre pour la
Reine Mathilde ; voir le premier Mélodrame, le premier entracte, et le rêve de
Struensée ; pendant que celui-ci murmure dans son sommeil le nom de la bien-aimée, et
plus tard, au moment où il est réveillé.
Nous voici au bout de ces notes. Nous trouverions devant nous maintenant, dans l’ordre
chronologique, l’Etoile du Nord, Faust, le Pardon,
l’Africaine, etc., mais je m’arrête, car le plus ancien de ces ouvrages date déjà
de 1854, et j’ai dû m’imposer la limite de 1845-1850 : l’avènement du
Leitmotiv wagnérien dans Tannhauser et Lohengrin. Cependant, comme j’ai nommé Auber, je voudrais, afin de ne
pas être par trop incomplet, indiquer encore une Réminiscence dramatique au second acte
d’HAYDEE (1847), où le traître Malipiéri révèle devant le malheureux Lorédan sa
connaissance du fameux Secret, en fredonnant l’air de la grande scène du premier acte :
« Ah ! que Venise est belle … » Du reste, l’emploi de la « réminiscence », est assez,
fréquent dans l’Opéra-Comique français eu général. Le retour de la scène du marché dans
Martha avec tous les accessoires de situation dramatique, de décor,
de musique et costumes à la fin de l’ouvrage, me paraît devoir être considéré comme le
prototype du fameux Final de l’Etoile du Nord.
J.Y. van Santen Kolff
NEW-YORK. — Dans une « interview » avec un reporter du New-York
Times, le directeur de l’American Opera Company affirme la possibilité
d’une visite en Europe l’année prochaine. Rien c’est cependant définitivement
arrangé.
Madame Tharber, dont le capital a rendu possible la fondation de notre école nationale
d’opéra, a de nombreuses relations avec les musiciens de France, surtout avec Massenet
et Delibes, dont certaines œuvres ont été interprétées à New-York l’année dernière. Les
Parisiens pourraient donc entendre Lohengrin et le Hollandais Volant, qui font partie du
répertoire de la troupe américaine. Ils ne pourraient certes nous accuser de germanisme,
après une interprétation en anglais de Lakme ou de Sylvia.
En somme vous êtes en mesure d’annoncer comme probable la visite de la troupe à
Paris.
J’ajoute, a titre de renseignement, que l’orchestre, sous la direction de M. Théodore
Thomas, est hors ligne, que les choeurs sont admirablement disciplinés, mais que seuls,
les interprètes principaux, quoique consciencieux, ne dépassent point la moyenne.
Stuart Merrill
A la liste des drames wagnériens que les artistes de la troupe allemande doivent
interpréter cet hiver au Métropolitain, il faut ajouter Tristan et
Isolde. Les rôles seront ainsi répartis : Tristan, Herr Niemaan : Isolde, Frl.
Lehmann ; Brangaene, Frl. Brandt ; Marke, Herr Fischer ; Kurwenal, Herr Robinson.
S. M.
BRUXELLES. — La valkyrie ntrera bientôt en répétitions au théâtre de
la Monnaie. Les rôles sont distribués comme suit : Brunnhilde, Mlle Litvinne ;
Sieglinde, Mlle Balensi ; Fricka, Mlle Martini ; Siegmound, M. Sylva ; Hounding, M.
Bourgeois ; Wotan, M. Séguin. Les huit Valkyries seront représentées par les artistes
qui n’ont pas de râle dans la pièce et par des élèves du Conservatoire que M. Gevaert a
obligeamment mises à la disposition de la direction.
Dupont et Lapissida se proposent de monter l’œuvre de Wagner avec tout le soin
désirable ; la chevauchée des Valkyries et la scène du feu seront rendues avec autant de
réalisme que possible. Tout promet à la Valkyre une
interprétation digne de ce magnifique ouvrage.
E. E.
▲