Paris, le 8 mars 1886.
Monsieur,
Vous me faites l’honneur de me demander mon opinion sur la question Wagnérienne ;
bien convaincu que je ne persuaderai ni les uns ni les autres je devrais m’abstenir.
Pourtant je crois qu’en art comme en politique, chacun se doit à tous ; c’est au
public de choisir dans le contingent d’idées qui lui sont apportées, de faire une
moyenne et de juger en dernier ressort. Voici donc, pêle-mêle, les réflexions que
m’ont inspiré les admirations extatiques, sincères ou de parti pris, les dénigrements
systématiques ou raisonnés qui flottent autour du grand nom de Wagner.
L’homme, le français surtout, est atteint de deux manies bien opposées le
« débinage » ou l’« aplatventrisme » (deux mots qu’on cherchera inutilement dans le
dictionnaire de l’Académie) ; il les pratique également toutes deux, fût-ce à ses
dépens. Pour moi, il en est en ce moment de la place que certains français veulent
assigner à Wagner, comme du fauteuil de l’Académicien ; on se soucie bien moins d’y
recevoir quelqu’un que d’empêcher d’autres de s’y asseoir.
Wagner, pour la plupart, est devenu une occupation, une profession ; les fruits secs,
dont est surchargé l’arbre de l’Art, comme celui de la Politique, veulent le faire
leur pour attirer sur eux un peu de l’attention que commande le maître, et en refusent
aux autres la compréhension. Ils l’enferment dans leur armoire, déclarant que si on ne
leur demande pas comment on doit au juste aimer Wagner, personne n’a le droit d’ouvrir
ses partitions et que, seuls, ils peuvent en deviner les beautés cachées, et le fin du
fini C’est avec cela qu’ils vivent, au risque de tuer leur dieu, j’allais dire leur
idole. — « Vous ne pouvez comprendre Wagner qu’à Bayreuth, avec sa mise en scène
spéciale, ses accessoires, ses décors particuliers, son exécution absolument
inimitable ! » Voilà ce que j’entends dire par les plus fervents, les uns sincères,
j’en suis persuadé, les autres peut-être seulement pour se donner la supériorité d’un
voyage assez pénible.
Eh bien non, je n’admets pas que le génie de Wagner, pas plus que celui d’un autre,
ne puisse se révéler que dans un petit coin de la terre et à quelques douzaines
d’initiés : le génie est le génie, la lumière est la lumière, une étoile se voit de
partout ; c’est une question de hauteur, Shakespeare, Goethe, Molière, Dante,
Corneille, Raphaël, Racine, Homère, Virgile, Weber, Schiller, Beethoven, Mozart, sont
beaux sous toutes les latitudes, dans tous les musées, tous les théâtres, toutes les
bibliothèques ; inutile de voyager pour les admirer.
Donc, pour moi, Wagner vaut mieux que le suffrage de ceux qui ne l’aiment qu’en
Franconie, et je soutiens qu’en France on peut le goûter tout aussi bien qu’au-delà de
nos frontières ; je ne veux qu’effleurer cette question de la politique que des
passionnés, des intéressés ont mêlée à la question d’Art. Rions de Wagner et plaignons
le quand il écrit des sottises injurieuses en vers ou en prose, mais admirons le
toujours et quand même, alors qu’il fait œuvre de génie ; quel insensé s’est jamais
soucié de savoir ce que pensait de lui le rossignol qui charmait son oreille ! trois
pages grotesques ne peuvent pas faire oublier quatre magnifiques partitions, voilà je
crois la justice. Quant à ceux qui parlent de siffler Wagner à l’Opéra-comique et qui
le laissent jouer chez M. Lamoureux, je conçois de véritables doutes sur la sincérité
de leur patriotisme et je ne croirai jamais que les mêmes notes de musique insultent
la France place Favart et la respectent dans un autre théâtre ou amphithéâtre !
On a prononcé ce mot : subvention de l’Etat ! ignore-t-on que de même que
l’Opéra-Comique, le concert Lamoureux est subventionné par la France, qu’il s’agisse
de dizaines ou de centaines de mille francs ? Quelques gens, désireux de tout
concilier, ont inventé cette monstruosité : — « Mais c’est la Ville qui subventionne
les concerts ! » oublie-t-on que cette Ville c’est Paris, et que c’est Paris surtout
qui a été cruellement assiégé, affamé, bombardé, ruiné par les Prussiens ! et parce
que c’est Paris on ne dirait plus rien ! Ceci marque un degré de plus à l’étiage de de
la bêtise humaine. Pour finir, ajoutons que ces concerts sont aussi subventionnés par
l’État, ce qui importe peu, et qu’il n’y a aucune raison pour ne pas accepter ailleurs
ce qu’on applaudit chez eux avec un juste enthousiasme tous les dimanches. Le
conservatoire national de musique, lui aussi vivant aux frais de l’État, joue Wagner
et les patriotes se gardent bien de souffler mot. Cette question ne peut être
sérieuse, elle est même ridicule et c’est malheureusement ce qui fait que nos
byzantins se passionnent aujourd’hui pour elle.
Les wagnériens sont du reste un peu cause de ce déchaînement de sentiments
illogiques ; c’est sur un malentendu qu’on discute, et cela dès le premier jour où le
nom de Wagner a été prononcé. Par conviction les uns, par « genre » les autres, par
imitation le reste, un certain nombre de critiques, d’amateurs français et étrangers
ont voulu voir en Wagner le révolutionnaire des théâtres de la France. Ils ont négligé
de prévoir que la réalisation de leurs idées était aussi peu pratique que celle de
faire parler l’allemand aux millions d’habitants qui peuplent notre pays. Le théâtre
allemand est un théâtre qui a ses aspirations, son mouvement propre, sa mise en scène
qui résulte de son essence et de ses croyances, tout autres que celles du théâtre
français, anglais, japonais, italien, espagnol, etc.
Il faut donner aux chercheurs, aux curieux, le moyen de se reporter aux textes
originaux. Il faut que les beautés du théâtre allemand, nous soient révélées dans leur
intégralité, et pour cela, je demande qu’elles nous soient montrées dans un local
spécial où chacun viendra juger, sans passion, sans idée préconçue autre que celle
d’entendre chanter ou parler autrement, qu’on ne le fait en France. Quand la musique
était en Italie, nous avons eu le théâtre italien ; le mouvement musical s’accuse
aujourd’hui en Allemagne, ayons le théâtre allemand, rien de plus juste. Cela ne
touche en rien au génie théâtral français qui est encore respectable même pour des
français ; qu’on en juge d’après les emprunts que lui fait l’étranger, depuis ses
chefs-d’œuvre jusqu’à ses moindres vaudevilles.
Mais, je le répète, on n’aura rien fait pour l’Art tant qu’on permettra de faire du
wagnérisme une religion fermée, pratiquée dans un petit coin par quelques convaincus
et des extatiques qui confinent à l’hystérie ; la plus grande injure qu’on puisse
faire au maître c’est de tomber en pâmoison devant n’importe quelle de ses doubles
croches. Ainsi considérée, on peut voir dans chacune de ses notes le monde entier que
les fakirs trouvent toujours dans la contemplation de leur nombril ; l’admiration
qu’on a pour Wagner, et qu’on lui doit, ne peut pas être le monopole de quelques
vieilles dames empaillées et de quelques jeunes gens aux sens déviés, minés par la
névrose ; Wagner nous appartient à tous et sa gloire est indépendante des nôtres ;
l’Art français doit bénéficier de ses progrès en les appropriant à son génie national,
sans emprunt, sans imitations. C’est là le juste hommage qu’il faut lui rendre, et
pour cela il faut le connaître en lui donnant droit de cité chez nous. Non pas, par
exemple, en sacrifiant les compositeurs français, en leur prenant leurs trop rares
théâtres, mais en en élevant un à Paris où chacun viendra étudier les chefs-d’œuvre
d’un homme que de prétendus admirateurs vont rendre suspect. Prenons le bon et le beau
partout où il est, même et surtout en Allemagne ; je ne crois pas présentement à
d’autre revanche.
J’accorde même que ce théâtre aura le droit de jouer des compositeurs français qui se
rangeront du côté de l’école allemande ; ceux-là feront honneur aux deux écoles, à la
condition d’être instruits réellement, convaincus, et de ne pas se croire obligés,
comme on l’a fait jusqu’ici, de ne prendre à Wagner que ses nuages et ses personnages
légendaires pour les transformer en troubadours. À ce compte là Joconde valait mieux
que ces impuissantes imitations ; Nicolo représentait un petit genre, il est vrai,
mais il ne portait la livrée de personne.
Philippe Gille.
Paris, le 20 février 1886.
Nous rappellerons brièvement le commencement de l’affaire. La représentation de Lohengrin, à Paris, avait été plusieurs fois déjà discutée, sans
résultat, lorsque, il y a un an, au mois de mars 1885, M. Gross, l’exécuteur
testamentaire de Wagner, vint à Paris. Le directeur de l’Opéra-Comique lui demanda
alors officiellement l’autorisation de monter Lohengrin pour l’hiver
suivant ; M. Gross, ne voulant pas que cette représentation fût entravée par des
questions politiques, fit une démarche auprès du ministre de l’instruction publique et
des beaux-arts, qui déclara ne faire aucune objection ; M. Gross s’entendit alors avec
M. Carvalhof, et, peu de
temps après, le traité fut signé.
Les journaux annoncèrent la nouvelle, et aucune opposition ne se manifesta.
La distribution des rôles fut fixée : MM. Talazac (Lohengrin),
Bouvé (Telramund), Mlles Calvé (Elsa), Deschamps
(Ortrud) ; plus tard on parla d’une distribution en double, et
l’on nomma MM. Lubert (Lohengrin), Carroul (Telramund), Mlle Heilbronn (Elsa). Les études des solistes
commencèrent immédiatement.
Le premier incident de cette période fut l’annonce, au mois de juillet, de la
représentation de Lohengrin en italien au Théâtre-Italien que l’on
projetait d’établir à l’Opéra.
Un second incident eut plus d’importance : ce fut la question de la traduction
française du poème. Plusieurs Wagnéristes français exprimèrent le désir que le texte
de M. Charles Nuitter fût remanié par l’auteur en collaboration avec M. Victor
Wilder ; une pétition en ce sens fut même adressée à Mme Wagner, vers le milieu de
septembre ; mais ce fut sans résultats ; M. Nuitter refit lui-même sa traduction.
À cette époque (septembre), on parla de ne donner Lohengrin qu’en
matinée : pour couper court aux récriminations que pouvait soulever la représentation
d’une œuvre étrangère à l’Opéra-Comique, dirent les journaux, et pour que cette
représentation ne portât aucun préjudice à la production ou à la reprise d’œuvres
françaises, M. Carvalho ne donnerait Lohenrin que deux fois par
semaine, le jeudi et le samedi, en matinée.
Du mois d’octobre date le voyage de M. Carvalho à Vienne. On avait fait grand bruit
dans la presse des projets de voyage de MM. Carvalho et Danbé en Allemagne ; ils
voulaient, disait-on, aller prendre à Vienne et à Munich (les traditions d’exécution
musicale et de mise en scène du Lohengrin, et s’entendre pour les
représentations de l’Opéra-Comique avec la famille et les représentants de Wagner.
M. Carvalho partit seul ; il vit le Lohengrin qui fut joué à son
intention, avec un soin particulier, le 10 octobre, et revint plus affermi que jamais
dans ses résolutions.
On convint à la même époque que M. Lévig, le chef d’orchestre de l’Opéra de Munich, et,
pendant les représentations de Parsifal, du théâtre de Bayreuth,
viendrait à Paris, assisterait aux études et tiendrait la place du compositeur.
Au mois d’octobre donc, à l’ouverture de la saison, l’affaire du Lohengrin paraissait en très bonne voie ; aucune opposition sérieuse n’avait
été tentée ; la très grande publicité qui avait été faite aux projets du directeur de
l’Opéra-Comique n’avait eu que d’excellents résultats, et les représentations
semblaient assurées pour février ou mars. C’est alors que commença l’agitation qui
devait tout arrêter.
Le 4 novembre, le Journal des débats, le premier, publia la note
suivante :
Il paraît qu’il vient de se fonder un comité dont le but est de protester
publiquement contre la représentation du Lohengrin à Paris lors des
représentations de cette œuvre à l’Opéra-Comique ; ledit comité aurait, dit-on,
recueilli actuellement près ce 10 000 francs pour soutenir cette lutte
anti-artistique.
Cette note fut reproduite par d’autres journaux ; le 15 novembre, le Progrès artistique rapporta cette nouvelle :
… Il s’est formé, à Paris, un comité qui aurait déjà recueilli pour 10 000 francs de
souscriptions … On louerait des places pour les représentations de Lohengrin …
Néanmoins, le Temps du 14 novembre affirmait :
… M. Carvalho, est, à l’heure présente, absolument décidé à jouer Lohengrin au mois de février … il a pris cette résolution après avoir pris
conseil des personnes les plus autorisées …
Chaque jour, pendant toute la fin de novembre, les journaux annoncent, les uns que
M. Carvalho abandonne, les autres qu’il garde son projet.
Le 19 novembre, le Figaro publie une chronique de Caliban (M. Emile
Bergerat), « le sacrilège de Léon Carvalho », où est agréablement plaisantée
l’agitation des Wagnéristes et des anti-Wagnéristes.
Enfin, le 6 décembre, un très important article de M. de Fourcaud, dans le Gaulois,
posait la question avec toute netteté. D’abord M. de Fourcaud exposait les bruits qui
circulaient d’une campagne entreprise contre Lohengrin, et nommait
MM. Déroulède et Disz ; puis il examinait la question du patriotisme de Wagner, de la
Capitulation, et concluait à ce qu’elle n’avait rien à faire avec la question
artistique.
Y eut-il, en effet, une ligue contre les représentations de Lohengrin ? — Le 4 décembre, un dîner avait eu lieu, paraît-il, chez
l’architecte Charles Garnier, où l’on s’était fort élevé contre le Lohengrin, et où le peintre Boulanger avait déclaré qu’il irait siffler avec
les élèves de l’école des Beaux-Arts.
Nous avons su que M. Déroulède, président de la Ligue des Patriotes, aurait, dans le
courant de novembre, écrit à M. Carvalho pour l’informer que, si Lohengrin était joué, il devait s’attendre à des manifestations hostiles. Nous
allons voir plus loin d’ailleurs M. Déroulède aborder publiquement la question.
Enfin au quartier latin, quelques étudiants voulurent organiser l’opposition ; mais
rien d’officiel ne fut fait, et l’Association Générale des étudiants ne pris pas de
décision.
Au milieu des notes contradictoires qui circulèrent dans les journaux pendant la
première moitié de décembre, M. Besson publia, le 10 décembre, dans l’Événement, l’information :
On nous apprend que M. Carvalho renonce définitivement et officiellement, depuis
hier, à monter Lohengrin cette année à l’Opéra-Comique …
Le lendemain, ces lignes étaient reproduites et dans plusieurs journaux et
le Figaro publiait une lettre de M. Carvalho :
Mon cher Monsieur Magnard, je lis dans plusieurs journaux que je renonce à monter Lohengrin.
Je vous prie d’annoncer qu’il n’en est rien. Les études en sont interrompues parce
que je suis occupé à mettre Roméo et les Contes d’Hoffmann à la scène mais je n’ai
point renoncé à mes projets. Je voudrais même, à ce propos, qu’on me donnât une bonne
raison pour me prouver que je ne crois pas jouer Lohengrin à
l’Opéra-Comique, quand tous les dimanches on fait entendre la musique de Wagner dans
des concerts subventionnés, comme l’Opéra-Comique, par l’Etat, et qu’on a même pu
l’exécuter à la Société des Concerts du Conservatoire national de musique.
Veuillez agréer mes meilleurs sentiments
L. Carvalho.
Suite des articles de journaux :
Dans le Monde Illustré du 12 décembre, signé Pierre Véron :
L’Opéra-Comique avait annoncé qu’il allait monter le Lohengrin de
M. Wagner.
Or, il paraît que tout le monde n’a pas pu oublier, par amour de l’art, que M. Wagner
fut l’insulteur de la France à l’heure de sa détresseh. M. Carvalho a
été prévenu qu’il s’organisait une violente manifestation, on pourrait presque dire un
complot, pour empêcher la représentation du Lohengrin.
Des lettres anonymes, évidemment fantaisistes dans leur exagération, sont même allées
jusqu’à l’avertir que la dynamite interviendrait pour faire sauter la salle, et le
poignard pour mettre à mal l’habile directeur de l’Opéra-Comique. Fumisteries
lugubres.
Mais dynamite et poignard à part, le danger de la manifestation subsiste. Elle paraît
inévitable. Faut-il passer outre ? Faut-il exposer Paris à se changer en champ de
bataille ? Faut-il courir les risques plus graves encore d’une complication
extérieure ?
Au point de vue du simple raisonnement, il est évident qu’on ne s’explique pas
pourquoi Lohengrin, toléré dans les concerts, est soudain mis en
interdit sur un théâtre.
Cependant il ne s’agit pas de raisonner avec la passion, il s’agit de savoir s’il y a
lieu de s’exposer à de si gros périls. Je ne le pense pas, pour ma part, et j’ai lieu
de croire que c’est l’opinion qui prévaudra.
Puisque M. Wagner est immortel, au dire de ses admirateurs, que ses œuvres soient
patientes. Qu’on se résigne à attendre l’heure où les ressentiments auront
désarmé.
Le 13 décembre, quelques lignes favorables de M. Reyer, dans son feuilleton des Débats.
Le 31, de M. Johannès Weber, dans le Temps.
Le 13, dans le Ménestrel, un article, signé Moreno (Heugel), qui
inaugure ce plan de campagne contre le Lohengrin :
— Nous souhaitons Lohengrin ; mais Lohengrin est
impossible : donc, qu’on ne le joue pas … Résignons-nous !…
Le 20, M. Albert Wolff, dans le Figaro, développe le thème :
A M. Léon Carvalho
directeur de l’opera-comique
Puisque nous avons la question du Lohengrin, il faut l’aborder de
front. Je vois poindre là un incident dans lequel la gloire de Richard Wagner n’a rien
à gagner, et d’où vous sortirez meurtri, mon vieil ami. Souffrez donc que je vous
donne une consultation que vous ne me demandez pas et que je vous offre tout de même,
car c’est mon devoir de journaliste. Je vous préviens que je vais vous faire bondir,
mais après la première exaspération, tranquillement vous réfléchirez et peut-être me
rendrez-vous cette justice de vous avoir fait entendre la voix du bon sens. Il se peut
que je vous froisse dans vos intérêts, mais quand le médecin veut sauver un malade, il
ne doit pas lui demander si la pilule est amère.
Vous êtes malade, en effet, mon cher Carvalho ; vous êtes atteint d’un mal incurable,
de la passion de l’art que vous aimez follement, à ce point qu’aucune considération ne
paraît devoir vous empêcher de monter un chef-d’œuvre, fût-il de Richard Wagner. Et
vous voilà parti en guerre, non contre des adversaires visibles qu’on peut toujours
combattre, mais contre l’inconnu que je vois planer sur vous comme une menace et un
danger. Ces choses-là, je le sais, ne vous effrayent pas ; vous êtes un audacieux et
un artiste. D’ailleurs, vous ne seriez pas l’un sans l’autre. Quand on a une passion
d’art chevillée au cœur, on est forcément téméraire lorsqu’il s’agit de la faire
triompher. Si le courage suffisait, je m’enrôlerais sous vos ordres pour livrer à vos
côtés ce bon combat. A première vue, en effet, il paraît indigne d’un grand peuple de
garder rancune à un mort pour une blessure d’amour-propre faite dans un moment mai
choisi pour la vengeance. Soit ! Comme vous, je pense que l’éternité enveloppe l’homme
et que nous ne devrions plus nous occuper que de l’œuvre. Ecraser le génie sous
prétexte qu’il n’était pas chez Wagner doublé d’un grand caractère, c’est une besogne
ingrate : peut-être bien, en allant au fond des choses, tomberons-nous d’accord sur un
point, à savoir que la ville réputée la plus intelligente du monde, et que la nation
réputée la plus chevaleresque du globe se compromettent singulièrement aux yeux de
l’Europe attentive en se montrant si cruelles pour la mémoire d’un grand compositeur
qui a fait craquer toutes les musiques, même la musique française, et qui, qu’on le
veuille ou non, a sa place marquée dans notre admiration d’artiste.
Celui qui écrit ces lignes a bien le droit de parler ainsi, car je n’ai pas attendu
que Wagner fût mort et enterré pour exprimer mon avis sur le pamphlet plus imbécile
qu’odieux qu’il a publié sur la capitulation de Paris. Que Wagner n’aimât pas Paris,
c’était dans l’ordre naturel des choses ; il n’avait connu parmi nous que tristesses
et amertumes, jeune, réfugié politique après les barricades de Dresde, il a été à ce
point misérable parmi nous qu’il lui fallait, pour un morceau de pain, réduire pour
piano les ouvrages des autres. Plus tard, quand son Lohengrin avait
commencé le tour du monde et qu’il vint en personne conduire aux Italiens des
fragments de ses œuvres, nous l’avons bafoué. Quand enfin, sous l’Empire, il nous
apporta le Tannhaeuser à l’Opéra, nous avons reconduit ce grand
musicien comme un simple compositeur de café-concert qui n’aurait pas notre agrément.
Les jeunes gens du temps allèrent au théâtre munis de sifflets, avec l’intention de ne
pas écouter cet artiste. L’admirable ouverture qui maintenant fait la joie de nos
concerts fut enterrée sous les ricanements ; Richard Wagner connut chez nous toutes
les blessures sans avoir récolté une seule satisfaction d’orgueil ; il ne pouvait pas
aimer Paris et il le détestait.
Personne n’eût été surpris que Richard Wagner, de retour chez lui, eût manifesté son
ressentiment et sa colère il a attendu que Paris souffrît de la famine et du froid
pour rire de ses malheurs dans une brochure plus bête que méchante, d’une niaiserie
telle que les bons esprits à l’étranger haussèrent les épaules dans un sentiment de
dédain pour l’auteur. Ce factum, à proprement parler, est idiot ; pas d’autre mot à
employer pour le résumer. Je le répète aujourd’hui comme je l’ai écrit en 1876, à
Bayreuth même, au milieu des énergumènes qui tout simplement voulurent me tuer à coups
de pavés qui pleuvaient sur moi un soir, au retour d’une promenade en voiture
découverte. Heureusement, mon ami Jauner, de Vienne, qui m’accompagnait, ne fut pas
atteint, et moi-même j’en fus quitte pour une simple contusion : si les membres du
Jockey-Club de Vienne, Wagnériens enragés, mais hommes de bonne éducation avant tout,
ne m’avaient pas protégé contre cette foule imbécile, jamais je ne serais revenu
vivant de ce petit voyage de désagrément.
Aussi bien qu’à vous, mon cher Carvalho, il m’a semblé que la mort de Richard Wagner
devait effacer le passé, et que nous n’avions plus à nous occuper que de l’avenir
auquel l’œuvre du compositeur appartient désormais. Avec quelques coupures
intelligentes, le Lohengrin est une œuvre ce premier plan. Sifflée
pendant des années chez le brave Pasdeloup, la musique de Wagner fait maintenant la
joie du Conservatoire et dit public de MM. Colonne et Lamoureux ; il n’est plus
question de protestations ni de batailles. L’art a triomphé, on ne s’occupe plus du
reste.
Alors, mon cher Carvalho, vous avez jugé que le moment était venu de représenter Lohengrin, œuvre dramatique, sur un théâtre, et, pour ne froisser
aucun intérêt français, vous avez décidé de le jouer en matinée ; mes confrères de la
presse vous ont soutenu vaillamment dans ce projet artistique et bien digne d’un
artiste comme vous. Il leur a semblé, avec raison, que Paris dépassait toute mesure
dans son ressentiment et qu’il n’y pourrait pas persévérer sans se montrer barbare
envers ce mort au même degré que Wagner l’a été pour la capitale agonisante ; les
esprits sages ont jugé que, si Wagner a été bête un jour, ce n’est pas une raison pour
que nous devenions des niais à perpétuité et que cette vengeance envers l’œuvre
immortelle des travers d’un homme retourné à la poussière était, au fond, indigne de
notre intelligence et de notre générosité. Tous les hommes de bon sens sont de cet
avis, qui est également le vôtre et le mien. Reste à connaître l’opinion de Paris ;
elle commence à se manifester d’une façon palpable.
Qu’est-ce que c’est que Paris, mon cher Carvalho ? C’est un peu de tout : il est bon
par instinct, mauvais par caprice, irréfléchi toujours. Paris se compose de vingt ou
trente mille personnes désireuses d’entendre Lohengrin, d’un million
neuf cent mille indifférents qui se moquent de Wagner et de ses œuvres, et de
soixante-dix mille habitants de tout âge, imaginations ardentes, cœurs inflammables,
cerveaux affolés, que dix bons meneurs soutenus par beaucoup de braillards conduisent
où ils veulent. Il y a un peu de tout dans cette foule : des envieux de votre
prospérité, des ratés de l’art que vous dirigez si bien, des vaniteux jaloux de se
mettre en avant. Soit : ce n’est là qu’une infime minorité, une quantité négligeable
si vous voulez ; mais derrière elle est la foule, non seulement la masse d’oisifs et
de pratiques, mais une foule respectable jusque dans ses injustices, en laquelle on a
allumé des sentiments élevés et qui, de bonne foi, se figure faire œuvre de
patriotisme en étouffant une question d’art sous ses clameurs.
Ah ! mon cher ami, si nous n’avions devant nous que les meneurs, avec quelle aisance
nous aurions raison d’eux ! Un seul serait à craindre, M. Paul Déroulèdei car il sursit derrière lui les cent
vingt mille électeurs qui viennent de lui donner leurs voix ce dernier dimanche. Mais
je pense que M. Déroulède, poète et artiste n’entreprendrait pas une campagne contre
une œuvre d’art ; je l’estime assez pour croire qu’il ne se mettra pas à la tête d’une
armée contre un cadavre ; ce n’est pas là une besogne pour un soldat comme lui. Nous
restons donc en présence d’une vingtaine de meneurs que je ne veux pas nommer, car je
ne compte pas leur faire une réclame que vous-même, mon cher Carvalho, ne leur ferez
pas au détriment de vos intérêts et du repos de Paris.
Le grand mot est lâché ; car nous marchons, avec la représentation du Lohengrin, au-devant de ce que nous appelons une journée parisienne. Les
soixante-dix mille braves gens dont j’ai parlé plus haut seront là ; mettons-en
seulement cinquante mille, car il y aura dans la foule un minimum de vingt mille
désœuvrés et de braillards toujours prêts à faire ce qu’ils appellent du boucan, à
tout propos et sans que la cause repose autrement sur leur conviction. Il se peut qu’à
l’intérieur de l’Opéra-Comique tout se passe bien entre hommes d’un jugement sain et
impartial. Mais les vingt mille braillards seront dehors au milieu de cinquante mille
braves garçons, venus des quatre coins de Paris pour venger Paris d’un affront qu’ils
ne connaissent pas et que, par conséquent, ils ne peuvent pas dédaigner. On me raconte
que le quartier dit des Ecoles est en ébullition.
Ainsi qu’il arrive toujours, à côté des ennemis de Wagner, il se forme un noyau de
jeunes gens, révoltés de cette haine excessive contre un mort et qui paraissent
décidés à vous protéger vous et votre théâtre. Ce qui pourrait encore nous arriver de
plus malheureux, ce serait la guerre civile sur la place Favart entre deux fractions
également intéressantes de la population parisienne, puisque l’une s’arme d’un
principe de patriotisme pour vous attaquer et que l’autre agit dans le sentiment
chevaleresque de défendre une œuvre d’art. Pensez-vous que, pendant ce temps,
M. Talazac puisse attaquer avec sa voix merveilleuse l’admirable « Adieu au Cygne »
que Lohengrin chante au premier acte ? Votre ténor sera livide, non
de peur, mais d’émotion. Dans les stalles le public sera debout, tout entier aux
clameurs de la rue. Il ne sera plus question de Lohengrin, ni
d’aucune musique du passé ou de l’avenir. Vous verrez se renouveler les scènes
scandaleuses de l’incident Van Zandtj avec cette différence que, cette fois, l’émeute se fera au nom du
patriotisme, irréfléchi tant que vous voudrez, mais encore respectable dans ses
égarements.
Voilà la situation dégagée de toute illusion, mon cher Carvalho. Oui, je sais bien,
mes confrères l’ont dit et je le pense avec eux : oui, voilà des misères qui ne
devraient pas exister. L’œuvre d’art seule devrait nous occuper. Ce sont là de belles
théories qui frisent l’idéal, mais la réalité nous montre l’humanité faite de
passions, et plus elles sont injustes, moins il est facile de les détruire. Et en
admettant même que, n’écoutant que vos instincts d’artiste, vous passiez outre et que
vous braviez les événements, qui vous protégera à l’heure de la crise ? Le
gouvernement ? Mais lequel ? Qui peut prévoir, dans les incessantes fluctuations du
régime parlementaire, quel ministre sera au pouvoir à l’heure où la toile se lèvera
sur le premier acte du Lohengrin ? Est-il admissible que l’armée de
Paris prenne position autour de l’Opéra-Comique pour défendre la partition de Richard
Wagner ? La police alors ? Peut-être elle-même éprouverait quelque répugnance à sévir
contre une fouie passionnée qui cache son injustice dans les plis du drapeau
tricolore.
Devant toutes ces complications possibles et même probables, mon cher Carvalho, quel
parti comptez-vous prendre ? Si vous persistez, nous serons avec vous pour défendre
l’œuvre d’art et rien qu’elle, en la dégageant de la question mesquine d’une
personnalité dont le souvenir irrite encore un si grand nombre. Reste à savoir si nous
devons compromettre pour cette cause la vie de Paris déjà si troublée par la crise que
nous traversons. L’heure n’est pas encore venue pour tenter l’entreprise que vous avez
rêvée, qui vous fait honneur, mais qu’à votre place j’ajournerais pour le moment. Si
j’avais quelque influence sur l’esprit de Mme Cosima Wagner, je la supplierais
également de ne pas livrer le génie de son mari aux hasards des attroupements. Laissez
faire le temps, ce grand justicier qui met toutes choses à leur place véritable. Le
moment viendra où les hommes seront assez intelligents pour respecter l’art, alors
même que l’artiste qui l’a créé ne peut avoir leur sympathie. Je ne vous dirai pas que
nous verrons le triomphe de la justice ni la semaine prochaine, ni dans l’année à
venir, mais il n’est pas défendu d’espérer. Albert Wolff.
k
Même motif dans la chronique de M. Pierre Véron (Monde illustré du
19).
Dans l’Intransigeant du 15, M. de Gramont discute la question au
double point de vue du patriotisme et de l’intérêt de nos jeunes compositeurs, et
conclut à la pleine opportunité des représentations de Lohengrin.
Dans le Matin du 20, M. Henry Maréchal arrive à la même conclusion
par des arguments analogues.
La lettre que M. Saint-Saëns publie dans la France du 24, ne se rapporte
qu’indirectement à la question, M. Saint-Saëns s’y déclare hostile à l’introduction de
la musique allemande en France. Nous aurons bientôt à revenir sur cette lettre.
M. Francisque Sarceyl reprend la question dans le Gagne-Petit du 27 ; sans se
targuer de connaissances spéciales en musique et se faisant simplement l’interprète
d’une partie du public, il demande la représentation de Lohengrin.
Après un exposé de la question, il continue ainsi :
Il est vrai que j’en juge à mon point de vue … Moi, que voulez-vous ? j’aurais bonne
envie d’entendre l’opéra de Wagner. On m’en a tant parlé comme d’un chef-d’œuvre
incomparable, qui renouvellerait la musique en France ! Je n’ai pas pu, comme un
certain nombre de camarades, m’en aller en Allemagne ou en Belgique. Je suis par mes
occupations quotidiennes attaché et retenti à Paris. Je commence à être agacé de lire
sur des ouvrages qu’il m’est impossible d’entendre, des louanges hyperboliques. Je
voudrais savoir qu’en penser au juste.
Et mon cas n’est point isolé. C’est par dix mille, c’est par cent mille que l’on
compte en France les amateurs de musique qui ne connaissent le Lohengrin que par ouï-dire et qui seront enchantés d’être mis à même de
l’apprécier mieux.
Nous nous nommons légion.
Eh bien ! voilà de braves garçons qui, sous couleur de patriotisme, veulent
absolument nous sevrer de ce plaisir.
— Je suis un bon français ! nous crient-ils ; donc vous
n’entendrez pas le Lohengrin.
— Pardon ! mon ami : mais ton patriotisme me semble quelque
peu entaché d’intolérance. Tu as horreur de Wagner, parce qu’il est Allemand ;
personne ne te force à te rendre dans un théâtre où l’on joue quelqu’une de ses
œuvres ; tu n’as qu’à t’abstenir. En privant Lohengrin de ta
présence, tu prouves assez ton patriotisme. Mais pourquoi veux-tu faire du patriotisme
sur notre dos ! Pourquoi me forcer à subir la même privation que tu t’imposes ? Tu me
rappelles ces femmes fanatiques qui croient travailler à leur propre salut en forçant
leur mari à manger du hareng et des pommes de terre le vendredi. Eh ! jeûnez pour
votre compte, ma chère ; mais laissez-moi, s’il me plaît, me régaler d’un bon bifteck,
aux risques et périls de mon âme. Ne vous acharnez pas à me sauver malgré moi.
Ne me faites pas patriote à mon corps défendant. Combien êtes-vous à Paris si enragés
que cela contre Wagner ! Quinze cents ou deux mille tout au plus. Mettons trois mille
pour faire bonne mesure. C’est tout le bout du monde si vous êtes trois mille.
Mais moi, bonhomme, qui vais au théâtre pour mon plaisir et qui le prends où je le
trouve, je suis la nation tout entière.
Vous venez me conter que Wagner n’aimait pas la France. Je le crois sans peine, et en
cela il ressemblait à une quantité d’autres Allemands, savants en us ou en os, dont
nos philosophes ne laissent pas de compulser et de citer sans cesse les gloses
érudites. L’important n’est pas de savoir s’il aimait la France, mais s’il a écrit de
belles pages qui peuvent nous réjouir, nous autres Français, bien qu’elles n’aient pas
été composées à notre intention.
Vous ajoutez qu’il a insulté la France et qu’il l’a insultée grossièrement, sans
esprit, juste à l’heure où ces insultes lui devaient être le plus sensibles.
Pour cela, il a eu tort. Mais quoi ! il l’a insultée comme il a pu, en bon Allemand
qu’il était. Vous n’allez pas, je suppose, exiger d’un Allemand qu’il ait de l’esprit,
de la grâce, de l’à-propos, de la politesse. Il est tout naturel, quand il se mêle
d’insulter, qu’il le fasse comme un cuistre qu’il est. Nous ne devons pas lui en
savoir mauvais gré. Un sot porte des sottises, comme un poirier des poires.
Il aurait pu ne pas insulter du tout, la chose est vraie, et cela eût mieux valu sans
doute. Mais il faut bien avouer qu’il avait des raisons assez sérieuses de ne pas trop
aimer la France. Il avait été fort malheureux et très méconnu chez nous. Sa jeunesse y
avait été fort misérable, et il avait dû accumuler au fond de son âme des trésors de
haine.
Plus tard, quand l’Opéra avait donné le Tannhaeuser, nous devons
reconnaître qu’au lieu d’écouter impartialement son œuvre, comme on l’aurait dû, avec
ce sentiment de curiosité déférente qui est de simple bienséance envers les artistes
célèbres, on l’avait brutalement égorgée sans miséricorde.
Vous vous rappelez la boutade du héros de Labiche dans le Misanthrope et
l’Auvergnat :
« J’ai vu écrit sur une boutique english spoken, et l’on n’y
parlait que français ; j’y ai acheté des rasoirs, qu’on m’a vendus comme coupant très
bien, ils ne coupent pas ; et l’on veut que j’aime les hommes !… »
On siffle à Wagner son Tannhaeuser à l’Opéra, et l’on veut qu’il
aime la France. Avec tout cela, il eût mieux fait de ne pas écrire le ridicule
pamphlet musical dont il s’est rendu coupable.
Mais ce n’est pas ce pamphlet que M. Carvalho prétend nous porter à la scène. Ah !
s’il le faisait, je comprendrais que l’on se fâchât tout rouge et qu’on lui bousculât
sa première représentation. Mais point du tout. Il prétend monter une œuvre dont la
fortune est faite depuis longtemps dans toute l’Europe, que tous les musiciens
s’accordent à trouver admirable dans son ensemble, et dont Paris ne connaît encore que
quelques rares fragments. Je ne vois pas de raisons pour ne pas aller l’entendre
nous-mêmes, et surtout pour empêcher les autres d’aller l’entendre.
Si elle est réellement belle, je saurai l’admirer et rendre justice au génie de
l’auteur, tout en méprisant son caractère,
Je n’ai pas besoin, pour arriver à cet éclectisme, que l’on me éloquemment
la fameuse maxime : « L’art ne connaît point de patrie. » J’ai l’esprit plus terre à
terre. Je tiens à entendre une belle œuvre, parce qu’elle m’est agréable à entendre et
que je ne vois pas pourquoi l’on viendrait me déranger dans mon plaisir.
Je ne puis qu’engager M. Carvalho à persister dans son projet. Il aura peut-être du
bruit aux deux ou trois premières représentations. Puis les meneurs se fatigueront, et
si le Lohengrin est, ce que j’ignore, un véritable chef-d’œuvre, il
s’imposera à la foule. Les tapageurs s’en retourneront avec leur courte honte.
La Patrie du 28 ; « Richard Wagner et Paris » (anonyme) :
… Il ne s’agit pas d’art, mais de patriotisme … analyse d’une Capitulation. Qu’on
vienne donc maintenant nous parler d’art à propos de Wagner !…
C’est à cette époque (fin de décembre), que commence l’intervention de Madame
Juliette Adam dans l’affaire.
Le 19 au soir, dans un salon, en présence de nombreuses personnes. Elle s’exprimait
en termes indignés sur le projet des représentations de Lohengrin,
et annonçait son intention d’écrire à M.Carvalho, de s’opposer de tout son pouvoir aux
représentations …
Le 24, la lettre suivante était adressée à quelques notabilités :
Paris, le 24 décembre 1885
LA NOUVELLE REVUE
25, boulevard Poissonnière
PARIS
Direction
Madame Adamm, avant de
s’adresser aux femmes du Siège de Paris, prie M*** de vouloir bien venir l’assister
de ses conseils pour empêcher la représentation de Lohengrin.
La réunion aura lieu chez elle, demain vendredi, à deux heures précises.
La réunion eut lieu ; une trentaine de personnes étaient présentes ; on proposa la
publication immédiate d’une traduction française de la Capitulation ; aucune
résolution ne fut prise.
Aux dates du 15 et du 22 janvier, la suite de l’incident6.
Le Matin du 3 janvier ; double interview, — M. Carvalho qui avoue
ses hésitations, — la Ligue des Patriotes, qui déclare garder la neutralité.
L’Evénement du 4 : M. Besson conseille de remettre à plus tard la
représentation.
La Patrie du 4 : un anonyme met en garde M. Carvalho contre les
agissements de la colonie allemande de Paris.
Le Français du 11 : feuilleton de M. Adolphe Jullien :
M. Carvalho jouera-t-il ou ne jouera-t-il pas Lohengrin ?
Question grave et qui fait noircir énormément de papier. Et quand on en aura noirci
le double ou le triple, on n’aura pas avancé d’un pas : Lohengrin
n’en sera pas moins un chef-d’œuvre et les amateurs français, privés de l’entendre,
alors que dans tous les pays du monde on l’applaudit avec fureur, n’en seront pas
moins les dindons de la farce. Et quelle farce ! Une farce patriotique que jouent au
détriment du public calme et impartial des gens assoiffés de réclame, affolés contre
le génie, eux qui n’en ont pas pour un liard : poètes sans talent, mais amplement
vêtus ; bas-bleus sur le retour, compositeurs conduits du théâtre et versés dans la
gymnastique, etc. En un mot, ce n’est pas la ligue des patriotes, mais celle des
envieux et des avortés, se recrutant parmi les innombrables individus pour lesquels
c’est une satisfaction que de barrer la route au génie. Et beaucoup le font uniquement
parce qu’ils savent ce que vaut l’œuvre et quel tort irréparable elle causerait à
leurs propres productions : ceux-là sont de bons calculateurs, voilà tout.
On parle beaucoup de patriotisme en cette affaire : les naïfs, les montons, ceux
qu’on entraîne croient peut-être, les pauvres gens, que c’est là le véritable motif de
la campagne entreprise contre Richard Wagner et son Lohengrin ; mais
ces innocents s’abusent étrangement et ceux qui mènent le mouvement savent fort bien
qu’ils jouent de ce grand mot et que le patriotisme est pour eux comme un fonds de
commerce : ils l’exploitent le plus avantageusement du monde et sans risques ni
périls. S’ils avaient été sincères, ils auraient compris, comme tous les gens
raisonnables, que si Wagner a imprimé des sottises outrageantes sur notre compte, il
en est en quelque sorte absous depuis qu’il est mort, et qu’il est présentement dans
la même situation que Mozart et que Weber, auxquels on n’a jamais tenu rigueur pour
les injures bien autrement violentes qu’ils ont déversées sur nous : le premier, dans
le moment même où il était reçu à bras ouverts à Paris ; le second, lorsque nous étions
en déroute, écrasés par les alliés et dans une situation tout aussi pénible que celle
de 1870. Et quel fou oserait soutenir qu’il faut dès lors interdire aux amateurs
français d’entendre et le Freischütz et Don Juan pour ces deux morts et les empêcher
de recommencer une autre fois.
[…]
Le Figaro du 15 : lettre de Mme AdaM. En voici le texte
A Monsieur Francis Magnard
Paris, le …( ?)
Mon cher ami,
Je suis mise aujourd’hui en cause par les wagnériens, qui me cessent de tenir des
conciliabules mystérieux et concluent qu’il faut me démasquer.
Etais-je donc masquée ?
J’ai tant de fois dit et imprimé ma haine contre Wagner, je ne croyais pas avoir à la
redire et à la réimprimer.
J’ai connu Wagner dans le salon de Mme d’Agoult (Dai Stern)7, un salon de l’opposition sous
l’Empire, où venait MM. Grévy, Carnot, Littré, Emile de Girardin, un grand nom (Voir
notre note précédent) d’artistes, — car on se rappelle que l’art avait une opinion à
cette époque, droit que MM. les wagnériens contestent à cette heure au patriotisme.
Les artistes avaient pris parti contre l’Empire. Wagner eut donc le bénéfice de notre
milieu, qui s’étendait, lorsqu’il s’agissait d’une action antibonapartiste, des
légitimistes, des orléanistes aux républicains. Il sut exploiter cette situation, et
nous nous engageâmes pour le défendre dans toutes les discussions sur son talent. Des
concerts aux Italiens, où les beaux morceaux du Lohengrin étaient
détachés et où l’ensemble ne fut pas imposé à des oreilles françaises, eurent du
succès.
Ce milieu, qui lui avait été dévoué et ami, à peine l’eut-il exploité qu’il le
trahit. Il se plaça sous la protection de Mme de Metternich, et revint à Paris protégé
par l’Empire, lui que nous avions fait connaître, nous blessant dans ce qu’on a de
plus cher, après le patriotisme, dans notre parti vaincu.
A grands frais, quoiqu’il y eût alors de jeunes maîtres français, l’Empire fit jouer
à l’Opéra le Tannhaeuser. Le Tannhaeuser déplut
parce qu’on l’imposa tout entier aux oreilles françaises.
Pourquoi s’étonner qu’un grand nombre de Français ne goûtent pas la musique de
Wagner, quand Wagner lui-même a écrit des volumes pour prouver que la musique
italienne est sans valeur, que la musique française est ridicule dans Gounod,
grotesque dans Auber ? etc.
Après avoir usé et abusé de la France impériale, Wagner insulta cette France
défaite.
On nous dit : « Qu’importe que Wagner ait été gallophobe ? De grands maîtres
allemands l’avaient été avant lui. » C’est vrai ! Ils avaient raison de nous haïr,
car ils appartenaient à une patrie vaincue !
L’Allemagne des grands maîtres, que nous applaudissons en France chaque jour, comme
nous sommes prêts à applaudir les maîtres allemands nouveaux qui n’ont point
personnalisé l’injure jetée par un vainqueur à notre patrie vaincue, l’Allemagne
patriote me comprendrait mieux, si je m’adressais à elle, que certains Français !
…
Est-ce qu’à elle vaincue on lui eût fait applaudir Musset, qui ne l’avait point
insultée pourtant, mais qui avait écrit :
Nous l’avons en, votre Rhin allemand,
Il a tenu dans notre verre.
L’Allemagne victorieuse nous mépriserait si nous applaudissions la strophe de
Becker :
« Ils ne l’auront pas, le Rhin allemand, jusqu’à ce que les ossements du dernier
homme soient ensevelis sous les vagues. »
Si l’on doit jouer à Paris le Lohengrin, que ce soit dans un
théâtre libre, subventionné par la colonie allemande, qui a le droit d’admirer Wagner,
mais qu’il ne soit point donné officiellement, sur un théâtre français subventionné
par l’Etat, alimenté par les contribuables dont les fils, les frères sont morts en
1870.
On me répondra : Wagner est mort.
Nos morts, à nous, sont-ils ressuscités ?
Je voudrais discuter avec calme, mettre quelque ordonnance dans mes arguments.
Je ne le puis. Mon émotion est trop violente.
Je me reporte tout à coup aux derniers jours du siège de Paris, puis à la
capitulation.
Les portes sont ouvertes, dans la première lettre que je reçois de l’étranger, je lis
une phrase de Wagner, qu’on me cite :
« Il faut brûler Paris ! »
Pour ceux qui comprennent le patriotisme d’une certaine façon, de telles injures, à
de tels moments, sont inoubliables.
L’art, dans sa haute sérénité, peut devenir une consolation aux plus grandes
douleurs, mais c’est à la seule condition qu’il n’y ait point de rapports entre lui et
d’éternels souvenirs …
Pour moi, lorsque j’entends la musique de Wagner, j’entends la marche des soldats du
vainqueur, le chant de ses triomphes, les sanglots de la défaite.
Et que ceux qui m’obligent à prendre la plume ne croient pas que je suis isolée. Il y
a, dans le grand monde, dans la bourgeoisie et dans le peuple, des femmes de France
qui sont légion et qui éprouvent le patriotisme comme moi.
Juliette Adam.
Le Figaro du 16 : lettre de M. Gabriel Monod, en réponse à la
lettre de Mme Adam.
Le Gaulois du 16 : lettre de M. de Fourcaud ; — que la discussion
n’est plus possible sur un pareil terrain …
… Un patriotisme de rhétorique et d’opéra-comique …
Gil Blas du 17 : Grimsel (M. Henri de Rochefort), propose à
M. Carvalho ce moyen de se tirer d’affaire : dégermaniser le nom de l’auteur et le
titre de l’opéra ; l’affiche serait ainsi rédigée :
Lonengrin NO
Tragédie lyrique en cinq actes
par Ricardo Wagnero
La Gazette de France du 17 : feuilleton de M. Simon Boubée ; résumé
de la question :
… Mme Adam fait observer que nous aurions mauvaise grâce à applaudir le Rhin
Allemand : c’est juste, mais qu’a de commun Lohengrin avec cette
bravade teutonne ? ..
La France du 17 : « la question Wagner », par M. Lucien Nicot :
… Dans un demi-siècle, ou même moins, on pourra écouter Lohengrin
…
Le Ménestrel du 17 : Richard Wagner a accepté la protection
impériale pour faire représenter son Tannhaeuser. Donc c’était un
lâche. Donc, plus que jamais nous conseillons à M. Carvalho de s’abstenir.
Le Gaulois du 17 : « Où sont les cabaleurs ? » par M. Louis Lambert. M. Paul
Déroulède s’étant déclaré neutre, restaient MM. Boulanger et Diaz ; on a été les
interviewer :
Chez M. Boulanger
M. Boulanger a parlé comme il suit à notre collaborateur :
« — Il y a eu beaucoup d’exagération dans les propos qui ont été tenus sur mon
compte, en ce qui concerne la représentation de Lohengrin. Certes,
je hais les Prussiens, je hais Wagner qui nous a si bêtement insultés, au milieu de
nos défaites — le coup de pied de l’âne — et je considérerais toujours comme une honte
la représentation sur une scène française, d’une œuvre de cet homme.
« Mais de là à me mettre à la tête de deux cents élèves de l’Ecole des beaux-arts, il
y a loin. On ne pénètre pas dans un théâtre assez facilement pour que j’aie la
prétention d’amener un nombre aussi considérable de protestataires.
« Voici comment ces bruits ont pris naissance : un jour, à l’Académie, je crois, je
déclarais devant M. Nuitter que, si Wagner était joué sur le théâtre que M. Carvalho
dirige, il se trouverait bien deux cents jeunes peintres pour venir siffler et venger
l’honneur de leur pays. Ces paroles furent répétées. Voilà toute la vérité.
« Remarquez bien, cependant, que, si je ne suis pas l’instigateur d’une
manifestation, je n’en suis pas moins persuadé qu’elle aura lieu ; je connais trop les
élèves de l’Ecole des beaux-arts, pour douter un moment de la conduite qui sera la
leur en cette circonstance. Le public également protestera.
« Quant à moi, je crois qu’il nie sera impossible de me contenir. Peut-être bien, le
jour de la représentation me trouverai-je au premier rang des siffleurs. »
Le fait important de cette conversation, c’est que M. Boulanger sera peut-être parmi
les siffleurs, mais qu’il ne se reconnaît pas en état d’envahir l’Opéra-Comique à la
tête d’une cohue de « protestataires ». Tout se borne à l’expression de son opinion
individuelle, et M. Boulanger n’est pas « cabaleur ».
Chez M. Diaz
Dès ses premiers mots, l’auteur de la Coupe du Roi de Thulén dit avec véhémence :
— Certes, je suis tout à fait opposé à l’exécution, sur notre seconde scène lyrique,
du Lohengrin de Wagner. Je ne m’en cache nullement et le répète
depuis longtemps à qui veut l’entendre. Non que je sois antiwagnérien au point de vue
musical, au contraire ; j’aime et j’admire l’œuvre du maître de Bayreuth et des larmes
d’émotion me viennent aux yeux, lorsque j’entends certains fragments des Nibelungen ;
mais mon patriotisme est froissé, à l’idée qu’on jouerait sur un théâtre subventionné
l’opéra d’un homme qui, ouvertement, s’est toujours montré hostile à la France.
« Oui, je fais de ceci une question de chauvinisme ; et tous ceux qui se montrent
opposés au projet de M. Carvalho envisagent la chose au même point de vue.
Il n’y a pas assez longtemps que Wagner est mort pour qu’on ait oublié les jugements
profondément blessants qu’il a si souvent portés sur la France, et le musicien n’a pas
encore effacé l’homme.
Dans quelques années, on pourra peut-être, sans inconvénient, jouer l’œuvre du maître
allemand sur nos scènes lyriques ; le temps guérit toutes les blessures, et nulle
rancune n’est éternelle. Mais, aujourd’hui, ce serait vouloir braver l’opinion
publique que d’imposer la musique d’un homme qui jouit d’une complète impopularité
parmi les Français.
Les gens qui sont résolus à faire tout ce qu’ils pourront pour empêcher la
représentation de Lohengrin sont extrêmement nombreux ; ils se
comptent par milliers. J’ai moi-même été effrayé en voyant la rapidité avec laquelle
le feu avait pris aux poudres. Je voulais bien protester contre le projet de
M. Carvalho, mais je ne voulais nullement me mettre à la tête d’une cabale qui aurait
pu amener des scènes regrettables.
Aussi, en présence de l’exaspération qui s’est emparée de beaucoup de gens lorsque
ceux-ci ont vu que le directeur de l’Opéra-Comique ne tenait pas compte de leurs
plaintes, ai-je résolu de me tenir à l’écart.
Si on joue Lohengrin et si des scènes scandaleuses s’ensuivent, je
ne veux pas qu’on puisse m’accuser de les avoir provoquées. »
Ainsi, personne ne reconnaît avoir voulu organiser la résistance à Lohengrin ; tout le monde avoue que Lohengrin est un
chef-d’œuvre et chacun rejette sur la foule — la mystérieuse foule — la responsabilité
des désordres prévus.
Ah ! ça, décidément, qu’est-ce que tout cela veut dire ? Où sont les cabaleurs,
puisque personne ne veut l’être, et qui trompe-t-on ici ?
Louis LAMBERT
Le Radical du 16 annonce, avec des protestations, que le
gouvernement, d’accord avec l’ambassadeur d’Allemagne, a interdit la représentation de
Lohengrin.
La Patrie du 17 :
… Il y a danger, danger sérieux à faire jouer Lohengrin à Paris
…
Le Télégraphe du 17 ; signé C. L. :
… Tout se réduit à une question d’opportunité …
Le Constitutionnel du 18 ; feuilleton de M. François Thomé. Le
titre est : « La Question-Wagner. Opinion de M. C. Saint-Saëns. » M. Thomé écrit :
… Levez-vous en masse, applaudissez, sifflez si vous voulez, mais écoutez-le ! …
Paris du 17 ; article signé Caribert :
… Ce n’est point que nous pratiquions le pardon des injures à un degré ridicule, mais
nous nous refusons à être des Don-Quichotte guerroyant contre des instruments à vent
…
La Patrie du 18 : réponse au Gaulois du 17 :
… Il n’y a ni cabale, ni cabaleur, ou plutôt il n’y a qu’un grand cabaleur, celui à
qui rien ne résiste, celui qui se dresse, qui s’impose, et qui impose sa volonté ; ce
cabaleur c’est l’opinion publique, c’est encore le sentiment de la dignité nationale,
c’est le patriotisme.
La Liberté du 18 ; chronique (anonyme) : questions du patriotisme
et de l’art, leur indépendance, mais la situation est telle aujourd’hui qu’il faut
sacrifier les principes à ces considérations d’ordre public … La sagesse veut qu’on
s’abstienne …
La Justice du 18 ; feuilleton de M. Edouard Durranc :
… Ce qui me paraît excessif, c’est qu’on nous oblige à aimer notre patrie d’une
certaine façon, et que cette façon consiste à siffler Lohesgrin …
Le XIXe siècle du 18 ; feuilleton de M. Henry
Fouquier : il vaut mieux que M. Carvalho ne s’expose pas à un tumulte, — bien que tout
tumulte soit blâmable.
L’Intransigeant du 19 ; « Wagner et Mme Adam », par M. de
Gramont :
Le vrai patriotisme, le patriotisme pratique consiste à ne pas vouloir d’Infériorités
pour son pays. Si les Allemands inventent un fusil perfectionné, que devons-nous
faire ? Garder les nôtres, moins bons, parce que le nouveau vient d’Allemagne ?
Point : adopter celui-ci, pour ne pas être inférieurs aux Allemands. De même en
industrie, en commerce. De même en art. Tant que nous ne connaîtrons pas Wagner, nous
serons, en matière de drame musical, inférieurs aux Allemands. Connaissons donc
Wagner, et nous verrons après !
Quant aux femmes — savez-vous une façon qu’elles ont, la meilleure de toutes, de se
montrer patriotes ? « Il y a, dit Mme Adam, il y a dans le grand monde, dans la
bourgeoisie et dans le peuple, des femmes de France qui sont légion et éprouvent le
patriotisme comme moi. »
Puisque ces femmes sont une légion, il en est, parmi elles, qui sont aptes à
enfanter ; eh bien ! que celles-là fassent des enfants et les élèvent et ne pensent
qu’à eux ; car les Allemandes en font beaucoup, les Françaises n’en font pas assez —
et c’est là le gros danger pour l’avenir de la Patrie.
La Patrie du 19 ; feuilleton de M. de Thémines : examen de la
question aux points de vue de l’art, — de la nationalité, — de l’intérêt, — des
représailles, — du patriotisme ; partout M. de Thémines conclut bien à la proscription
de Lohengrin ; mais la grande raison qui le détermine est celle-ci :
si les Wagnériens réussissaient, que deviendrait la musique italienne ?
Le Figaro du 19 ; lettre de M. Grand-Carteret : toujours la
distinction de l’homme et de l’œuvre.
Le Soleil du 20 : article de Jean de Nivelle :
Le cabotinisme règne, par-delà les frontières, et l’on peut dire qu’il n’y eut pas au
monde de plus grand cabotin que Wagner …
Gil Blas du 22 ; article de M. Louis Ulbach :
La question se réduit à ce dilemme :
Ou bien l’auteur de Lohengrin est un musicien de génie, et il y a
avantage pour nous, profit pour l’art et pour le patriotisme français, à l’entendre,
à s’instruire de ses inspirations ; ou bien ce n’est qu’un musicien surfait, disons
le mot, un musicien … embêtant déplus, et ceux-là sont bêtes qui refusent d’en
laisser donner la preuve.
Le 22, est mise en vente dans les mes de Paris la question Wagner par un Français,
une brochure de onze pages, à dix centimes.
On y lit : que la mort de Wagner ne peut pas avoir supprimé les difficultés
personnelles ; que dans l’histoire de l’art ce n’est pas Wagner qu’il faut nommer,
mais le roi Louis de Bavière ; que toute l’œuvre de Richard Wagner n’est pas
absolument mauvaise ; que Wagner a abandonné le salon d’une dame parisienne libérale ;
qu’il n’aimait pas Meyerbeer, Rossini, ni M. Gounod ; que l’indignation publique doit
faire justice de l’impudence de qui voudrait jouer Lohengrin dans un
théâtre subventionné ; que la Revue Wagnérienne est rédigé par des
allemands : que Wagner a fait un opéra intitulé « le Maître Chanteur » …
L’auteur de ce pamphlet ? — Une indiscrétion venue de l’imprimerie où a été faite la
brochure, nous a renseignés : l’auteur serait Mme Adam.
Le Drapeau (moniteur de la Ligue des Patriotes), numéro du 23 :
« Question Wagner », signée Paul Déroulède :
La Ligue des Patriotes a gardé et gardera le silence au milieu du bruit qu’excite à
Paris la future représentation d’une œuvre de Richard Wagner.
Cela ne veut pas dire que nous approuvions unanimement cette tentative, mais nous
sommes unanimes à ne pas vouloir jeter notre Association dans ce conflit.
Notre tâche est autre, autre notre but.
Nous n’en devons pas moins signaler et recueillir dans ce journal une protestation
d’une Française passionnément française. Et cependant, si éloquent que soit cet appel,
la Ligue des Patriotes n’y peut pas répondre.
Les patriotes de la Ligue sont, eux, seuls juges, seuls maîtres, seuls responsables
de leur attitude personnelle.
Paul Derouléde.
Le samedi 23, au gymnase Heyser, assemblée générale de la Ligue des Patriotes, sous
la présidence de M. Paul Déroulède, 700 membres présents. Il est décidé, après lecture
de la lettre de Mme Adam, lecture chaleureusement applaudie cependant, que la Ligue
des Patriotes aurait à s’abstenir de toute manifestation collective.
Les Débats du 24 ; feuilleton de M. Reyer :
… Il nous sera bien permis de dire qu’il y a dans cette question et dans les
incidents auxquels elle a donné lieu, à côté d’un sentiment très respectable si l’on
veut, quoique chose de puéril et de parfaitement ridicule. Le concert et le théâtre
nous mettant en contradiction avec nous-même, l’anomalie de cette situation est telle,
que, plus on cherche à s’en rendre compte, et moins on parvient à se l’expliquer.
Le Siècle du 25 ; feuilleton de M. Oscar Comettant. M. Comettant
rétablit Zampa à son rang, en face des opéras du Prussien qui voulait faire brûler
Paris.
A cette époque se place l’incident Saint-Saëns, qui a été la fin et la conclusion de
toute l’affaire. Mais nous devons, pour en expliquer l’origine, remonter au mois de
décembre.
Dans le numéro du 17 décembre de l’Augers-Revue, M. Louis de
Romain, après un compte-rendu de la représentation du Chevalier Jean, à Cologne,
publiait un article où, distinguant la question artistique de toutes autres, il
adressait aux artistes l’appel que voici :
… Il appartient à la presse musicale, à nos compositeurs dont les œuvres reçoivent de
l’autre côté du Rhin une large hospitalité, aux Gounod, aux Saint-Saëns, Massenet,
Joncières à tous ceux enfin qui par leur situation, leur autorité, leur talent, ont
une influence sur le public de faire cesser une comédie dont le résultat ne peut être
que de nous rendre ridicules aux yeux du monde civilisé …
C’est à ces lignes que M. Saint-Saëns répondit, dans la France du
24 décembre, par l’article suivant, intitulé « la musique en province » :
Tous ceux qui s’intéressent à la musique connaissent au moins de nom l’Association
artistique d’Angers, savent quels services éminents elle rend à l’art, aux
compositeurs, aux virtuoses. Elle a des programmes variés et intéressants, où l’École
française tient la première place, un orchestre d’élite, des exécutions soignées, le
tout soutenu par de grands et louables efforts, par d’importants sacrifices de temps
et d’argent.
Il serait à souhaiter que beaucoup de villes de France en fissent autant ; la
condition des compositeurs français en serait du tout au tout changée, et l’on verrait
éclore sur notre terre de France une magnifique floraison musicale.
Grâces soient donc rendues à l’Association artistique d’Angers.
Malheureusement, il y a une ombre au tableau. L’Association artistique publie un
journal, Angers-Revue, idée excellente en soi, ce journal servant à expliquer et à
les œuvres exécutées dans les concerts de l’Association, excellente aussi en
ce sens que le journal prête un sérieux appui à l’École française et est rédigé avec
esprit et talent ; mais la rédaction du journal est piquée jusqu’au sang de la
tarentule wagnérienne, et cela l’entraîne quelquefois un peu plus loin, peut-être,
qu’elle ne le voudrait elle-même.
C’est ainsi que dans son dernier numéro, oubliant que M. Gounod est président
d’honneur de l’Association artistique, que MM. Massenet, Joncières et moi-même en
sommes vice-présidents, elle nous met en demeure, sans nous demander notre avis, de
faire campagne pour les représentations de Lohengrin, à
l’Opéra-Comique, sous prétexte que nos œuvres reçoivent de l’autre côté du Rhin une
large hospitalité. Cela passe peut-être un peu la mesure, je ne traiterai pas la
question de principe, n’ayant d’ailleurs pas qualité pour parler au nom de mes
confrères.
Examinons seulement les faits, et voyons à quoi se réduit cette large
hospitalité.
Les œuvres de M. Gounod sont au répertoire depuis longtemps sur les théâtres
d’Allemagne, il est vrai. Faust y a conquis droit de cité ; ce grand succès avait
profondément irrité Wagner, qui a traité la musique de M. Gounod de « musique de
lorette », et tout bon wagnérien français croirait manquer au plus saint des devoirs,
s’il n’affichait pour la musique de M. Gounod un souverain mépris. Libre à M. Gounod
de pousser la roue du char qui porte l’Œuvre de Wagner et sa fortune ; il fera preuve
assurément d’une grandeur d’âme surhumaine.
On a représenté à Munich le Roi de Lahore ; je n’ai pas entendu dire qu’on l’ait
représenté ailleurs en Allemagne.
M. Joncières vient de faire représenter son dernier opéra à Cologne ; c’est la
première fois qu’un de ses ouvrages passe le Rhin, si j’ai bonne mémoire.
Quant à moi, je n’ai qu’à me louer de l’accueil fait en Allemagne à ma musique
instrumentale ; mais au théâtre, je n’ai pu faire jouer que Dalila à
Weimar (grâce à la toute-puissante intervention de Liszt), et à Hambourg.
En revanche, voilà cinquante ans et plus que Meyerbeer règne en maître sur toute la
France ; les succès glorieux des opéras de Weber et de Mozart, la vogue des ouvrages
de M. de Flotow, sont dans toute les mémoires. Si l’Allemagne a bien accueilli Faust,
Mignon et Carmen, si elle fait de temps en temps à quelque maître français l’aumône de
quelques représentations, elle ne fait que payer une dette contractée depuis
longtemps. Il se trouve pourtant des Français qui voient les choses sous un autre
jour.
« Chacun, dit Angers-Revue, comprend le patriotisme à sa façon. Les uns consacrent
leur temps, leur intelligence, toutes leurs forces au développement intellectuel et
moral de leur pays … » Angers-Revue ne dit pas ce que font les autres. Les autres,
sans doute, consacrent « leur temps, leur intelligence, toutes leurs forces », à
développer l’influence des pays voisins. Affaire de goût et de tempérament.
Lohengrin n’est point une nouveauté ; c’est un ouvrage âgé de près
de quarante ans. Si le public français veut l’entendre, il n’y a plus aucune raison
pour lui refuser ce plaisir ; mais s’il n’en veut pas, de quel droit viendrait-on le
lui imposer ? S’il faut, au lieu d’une soirée artistique d’un haut intérêt, rencontrer
une bataille entre fanatiques opposés, je préfère de beaucoup rester chez moi et
relire Lohengrin au coin de mon feu.
Mais laissons Lohengrin et les questions brûlantes, et retournons
paisiblement à Angers. Quelques écarts de plume ne sont pas pour diminuer l’intérêt de
premier ordre qui s’attache à une institution méritante à tant d’égards, et musicale
avant tout. Les compositeurs célèbres trouvent à se faire jouer chez M. Colonne,
quelquefois chez M. Lamoureux, qui a ses privilégiés. Mats les autres ? Depuis la
fermeture des concerts Godard, ils ne savent plus à quel saint se vouer. L’Association
artistique d’Angers, qui s’est toujours montrée accueillante pour les tentatives
nouvelles, fussent-elles des plus hardies, devient plus qu’une utilité, — une
nécessité. Il faut espérer que les nombreux artistes à qui elle a rendu service
réuniront leurs efforts pour lui obtenir l’appui efficace du gouvernement, dont elle a
grand besoin, à ce qu’il paraît. Sa disparition serait, pour le monde musical, une
véritable calamité.
C. Saint-Saens.
C’est le 22 janvier qu’eût lieu à Berlin la manifestation hostile à
M. Saint-Saëns.
L’Indépendance Belge du 25 l’annonça ainsi :
Le bruit qui se fait à Paris au sujet de Lohengrin commence à
trouver de l’écho en Allemagne, et, comme on pouvait s’y attendre, au-delà comme en
deçà du Rhin, la question patriotique se mêle à la question d’art … M. Saint-Saëns a
cru devoir se prononcer contre le Lohengrin. Déjà son livre Harmonie
et Mélodie avait excité les susceptibilités allemandes, et plus récemment un article
de ce compositeur, publié dans la France, avait été vivement relevé à Berlin,
notamment par un journal de musique, l’allegemeine Muzik-Zeitung, qui consacrait, il y
a deux ans, à M. Saint-Saëns et à son œuvre, notamment à sa Dalila, une étude très
élogieuse. Ce journal s’étonnait que la Société philharmonique de Berlin eut répondu à
l’article de la France en engageant M. Saint-Saëns, et en ajoutant au programme un de
ses poèmes symphoniques substitué à l’ouverture des Francs-Juges de Berlioz.
« Capitale, ne te réveilleras-tu pas ? » s’écriait la Musik-Zeitung. En fin de compte,
quand M. Saint-Saëns a paru vendredi dernier à la Société philharmonique de Berlin, il
a été accueilli par quelques sifflets qui se sont renouvelés à plusieurs reprises,
sans empêcher le public d’applaudir le pianiste et le compositeur. La police avait
d’ailleurs expulsé les siffleurs.
… Il convient d’ajouter que la critique berlinoise fait preuve en cette circonstance
de beaucoup d’esprit et de tact. Négligeant le polémiste, elle ne voit en
M. Saint-Saëns que le maître du clavier et de l’orchestre, et elle le couvre de
fleurs.
Le Montagshlatt de Berlin du 25 publiait le récit suivant :
… L’empereur ayant demandé à l’un de ses officiers des nouvelles de la Société
Philarmonique, l’Excellence expliqua qu’un compositeur français de grand talent,
Saint-Saëns, qui n’est pas seulement très anti-allemand, mais qui s’est exprimé ces
derniers temps avec énergie, oralement et verbalement, contre tout ce qui est allemand
et aussi contre la musique allemande, jouerait ce soir au concert de la Société
Philharmonique, et que des démonstrations étaient possibles, d’autant plus que la
presse avait signalé plusieurs fois l’attitude de M. Saint-Saëns. Savez-vous, dit
alors l’empereur, ce qui me paraît inexplicable dans cette affaire ? C’est que, si cet
homme déteste tout ce qui est allemand, il vienne ici chercher de l’argent et du
succès ; mais je comprends encore moins comment la direction de ces concerts a pu
avoir le manque de tact de l’engager. En France, quelque chose de pareil ne se serait
pas produit.
La Nouvelle Presse libre de Vienne, publie une lettre que
M. Saint-Saënso a adressée le 5 février, de Prague,
au directeur du théâtre de Prague, M. Angelo Neumann, qui monte en ce moment son Henry
VIII.
Vous vous rappellerez sans doute, monsieur le directeur, que quand vous eûtes
l’intention, si je ne me trompe, en 1881, de faire représenter Lohengrin à Paris, au théâtre des Nations, je fis tout ce qui était en mon
pouvoir pour faire aboutir cette tentative, et vous savez que cette fois aussi, si
j’ai cru devoir rester neutre vis-à-vis des passions trop excitées, je n’ai cependant
pas pris une attitude hostile qui aurait pu me mettre en conflit avec les éditeurs
d’Henry VIII, lesquels sont aussi ceux de Lohengrin. D’ailleurs, je
suis assez artiste pour n’être l’ennemi d’aucune œuvre d’art.
La Nouvelle Presse Libre fait suivre cette lettre, du certificat de
M. Angelo Neumann, que voici :
Cet écrit qui m’est adressé par M. Saint-Saëns me fournit l’occasion de déclarer,
conformément à la vérité, que, parmi beaucoup d’autres artistes et personnalités
distinguées de Paris, M. Camille Saint-Saëns a été un de ceux qui ont cherché le plus
vivement à faire aboutir mon projet de représentations de Lohengrin,
en 1881, au théâtre des Nations, à Paris.
Signé : Angelo Neumann.
Prague, 6 février 1886.
La Patrie du 3 ; « Parnassiens et Wagnériens », par M. A. de
Lauzières : comparaison des poètes parnassiens et des musiciens wagnériens. de M. de
Banville et de Wagner ; trait d’union, le sonnet de M. Stéphane Mallarmé dans la Revue Wagnérienne … Et l’on veut que nous nous plions à leurs
exigences !… Il vaut mieux ne pas jouer Lohengrin.
Le Succès du 6 ; le « Wagnérisme », article signé L. Passant :
… M. Carvalho s’obstinant dans son wagnérisme commet dans l’ordre artistique une
trahison à peine moins grave que celle de Bazaine dans l’ordre stratégique.
Le wagnérisme n’est qu’une monstruosité engendrée par l’immense orgueil de
l’Allemagne victorieuse, orgueil habilement exploité par un maniaque qui fut, dans sa
vie publique et privée, un misérable …
Paris du 22 ; feuilleton de M. de Lapommeraye :
… La postérité n’a ni rancune ni haine ; or, depuis trois ans Wagner est entré dans
la postérité …
Le Guide Musical :
… Au fond de toute cette campagne, une question de protectionnisme …
Le 25 février, à l’Alcazar d’hiver, première représentation
Lohengrin a l’Alcazar
parodie en 3 tableaux,
de MM. Lebourg et Boucherat,
musique de M. Patusset.
Orchestre de trente-cinq musiciens dirigé par M. G. Michiels.
Le Directeur gérant : Edouard Dujardin
▲