Richard Wagner et les Parisiens : Une Capitulation bv
- — Le patriotisme défend aux Français les œuvres de Richard Wagner. Que Wagner ait été l’ennemi de la France, que ses œuvres marquent une haine contre les Français, qu’en 1871 il ait écrit l’Ode à l’armée allemande et la Kaisermarsch, ce n’est point pour ces causes que Wagner doit être proscrit de Paris : Wagner, Allemand, avait le droit de haïr et d’attaquer la France ; son patriotisme était légitime comme celui de Gœthe, celui de Beethoven ; mais Wagner a été l’insulteur de la France malheureuse ; contre Paris tombé il écrivit cette œuvre de moquerie et d’outrage, Une Capitulation. Oui, plus ne nous importe que Wagner, comme Beethoven, comme Goethe, comme Mozart, comme Weber, ait prêché la guerre contre nous, l’ennemi ; mais encore nous importe cette chose, non admise par Weber, ni par Mozart, ni par Goethe, ni par Beethoven, ni par les généraux allemands vainqueurs et respectueux de nos soldais, admise par Wagner, l’insulte au vaincu. Wagner, par Une Capitulation, a blessé à jamais notre dignité nationale.
par Richard Wagner
Apparaît Nadar, en un costume qui représente un ballon ; aussitôt surgit Gambetta :
gonflement du ballon : Gambetta et Nadar montent, pour aller chercher les artistes et
les danseuses. Le ballon s’élève.
Gambetta criant de la nacelle.
« Citoyens, adieu ! — Le vaisseau de la République m’emporte !
Où est le porte-voix ?
Bien. — Le vaisseau de la République m’emporte : de l’Océan aérien, je ne reviendrai
que victorieux ; je ne marcherai sur la terre que sur les débris de l’ancien régime. Adieu.
Diedenhofer
Que dit-il ?
Lefêbre
Il ne reviendra qu’avec le corps de ballet.
Le chœur
Gambetta ! Nadar ! couple béni ! en joyeux équipage, nous vous
souhaitons bon voyage ! sublime gouvernement adieu, et vole au vent ! Gouvernement ! Gouvernement !
Vol-au-vent ! Vol-au-vent ! »
« Poum peroumpoum ! poumpoum ! ratterah ! Ça ira ! ça
ira ! ça ira ! Aristocrats ! crats ! crats ! Courage ! en
avant ! Rats ! Rats ! Ô rats ! Ô rats !
Poumpoum ! raterah !
Mottu
Trahison ! Aux armes, citoyens ! Formez le bataillon !
Hugo sortant de terre formidablement armé.
Malheur !
malheur ! trahison ! trahison !
Le chœur reculant
Victor, que fais-tu ici, polisson ?
Hugo
C’est pour vous sauver, que la France m’a armé, avec les armes, une
cuirasse et un bouclier, instruments de la civilisation. »
Arrivée de Flourens, de Mégy, et de Turcos qui proclament la République noire ;
grand désordre ; invasion de rats, tumulte.
… Lorsque la confusion est à son comble, Offenbach apparaît, jouant sur le trombone
un air de danse : peu à peu tout s’apaise.
Ferry
« … Nous vous amenons l’individu international, qui nous assure l’intervention de toute
l’Europe : l’avoir en ses murailles, c’est être éternellement invincible, c’est avoir le
monde entier pour ami. Ne le reconnaissez vous pas, l’homme du prodige, l’Orphée sorti
des enfers, l’adorable preneur de rats de Hameln ?…
Le chœur
Krak ! krak ! krakerakrak ! Voilà Jack d’Offenback ! Que dehors, dans le fort, on ne
cannonne plus, pour que rien ne soit perdu de la mélodie !… Oh ! combien doux et
agréable, et aussi pour les pieds droitement commode ! Krak ! krak ! krakerakrak ! Ô
seigneurial Jack d’Offenbach ! »
À un ordre d’Offenbach les rats se changent en dames de ballet. Perrin les passe en
revue et prend des notes. Jubilation générale.
Le chœur
« Ô le plus aimable de tous les miracles ! quintessence du spectacle ! décolletées,
légèrement chaussées !… »
De tous côtés on réclame la danse. Victor Hugo, habillé en Génie, tenant une lyre
d’or, s’avance et chante victoire ; le chœur reprend, entre chaque couplet :
Dansons ! aimons ! soupons ! chantons ! — mirliton ! ton ! ton !
Des attachés d’ambassade de toutes les parties du monde arrivent en foule. Enfin
viennent les directeurs des grands théâtres royaux allemands, ils dansent avec les
femmes, d’une manière maladroite, et se font persiffler par le chœur.
LETTRE À M. GABRIEL MONOD
(Fragments.)
Après les représentations de Bayreuth, en 1876, M. Gabriel Monod, directeur de la Revue
Historique, ayant écrit à Richard Wagner pour lui dire son admiration à la Tétralogie et
ses regrets de ce qu’Une Capitulation rendit difficile aux Français la
juste appréciation d’elle, Richard Wagner lui répondit par une assez longue lettre datée
de Sorrente, du 25 octobre 1876, dont la traduction a été publiée après la mort du
Maître, par la Revue Politique et Littéraire, en février et reproduite par un grand
nombre de journaux français et allemands, puis dans le volume de
souvenirs de Richard Wagner publié par M. Camille Benoit.
De cette lettre, où Wagner fait connaître ses sentiments à l’égard de la France, nous
extrayons quelques passages décisifs à propos d’Une Capitulation.
… « Je vois que constamment mes amis français se considèrent comme obligés de donner
toute sorte d’éclaircissements et d’excuses à mon sujet, à cause des prétendues
invectives que j’aurais lancées contre la nation française. S’il était vrai qu’à
n’importe quelle époque, sous l’impression d’expériences désagréables, je me fusse
laissé entraîner à insulter la nation française, j’en subirais les conséquences sans
m’en préoccuper davantage, n’ayant pas l’intention d’entreprendre quoi que ce soit en
France. Mais il en est tout autrement. Ceux qui veulent connaître ma vraie pensée sur le
public parisien qui a pris part à la chute de mon Tannhæuser, au
Grand-Opéra, n’ont qu’à lire le récit que j’ai fait, peu après, de cet épisode, et qui a
été reproduit dans le septième volume de mes œuvres complètes. Ceux qui liront les pages
189 et 190 de ce volume se convaincront que si j’ai attaqué les Français, ce n’est pas
par mauvaise humeur contre le public parisien. Mais que voulez-vous ? Tout le monde
croit les fausses interprétations par lesquelles des journalistes de mauvaise foi
trompent l’opinion publique ; très peu de gens vont à la source pour rectifier leurs
jugements.
Remarquez que tout ce que j’ai écrit au sujet de l’esprit français, je l’ai écrit en
allemand, exclusivement pour les Allemands : il est donc clair que je n’ai pas eu
l’intention d’offenser ou de provoquer les Français, mais simplement de détourner mes
compatriotes de l’imitation de la France, de les inviter à rester fidèles à leur propre
génie, s’ils veulent faire quelque chose de bon.
Une seule fois je me suis expliqué en français, dans la préface de la traduction de mes
quatre principaux opéras, sur les relations des nations romanes avec les Allemands et
sur la mission différente qui me paraît incomber à celles-là et à ceux-ci. J’assignais
aux Allemands la mission de créer un art à la fois idéal et profondément humain sous une
forme nouvelle ; mais je n’avais nullement l’intention de rabaisser pour cela le génie
des nations romanes, parmi lesquelles la France a seul conservé aujourd’hui la force
créatrice. N’y a-t-il donc personne qui sache lire avec soin ? Bien plus, qui donc, dans
la presse actuelle, aura assez d’intelligence et de pénétration pour reconnaître que,
dans l’écrit qui m’a été le plus reproché, composé au pire moment de la guerre, dans une
disposition amèrement ironique, j’ai eu surtout pour but de ridiculiser l’état du
théâtre allemand ? Rappelez-vous la conclusion de cette farce. Les intendants et les
directeurs des théâtres allemands se précipitent dans Paris assiégé afin d’emporter pour
leurs théâtres toutes les nouveautés en fait de pièces et de ballets.
… Je voudrais que les Allemands eussent à montrer, non une caricature de la
civilisation française, mais le type pur d’une civilisation vraiment originale et
allemande. Si l’on combat à ce point de vue l’influence de l’esprit français sur les
Allemands, on ne combat point pour cela l’esprit français ; mais on met naturellement en
lumière ce qui est, dans l’esprit français, en contradiction avec les qualités propres
de l’esprit allemand, et ce dont l’imitation serait funeste pour nos qualités
nationales… »
Deux fois, durant ce siècle, un étrange phénomène a été produit — d’abdication artistique. En 1864, Richard Wagner avait compris de quelle plus haute perfection était capable, maintenant, la forme musicale ; et il avait réalisé cette perfection. Il avait écrit la Lettre sur la Musique, où est exposée la théorie du Drame, du Drame créant, complète et réelle, l’Émotion. Il avait écrit Tristan et Isolde, œuvre d’achevée psychologie musicale, qui reste, — et, longtemps, restera — l’exemplaire ultime du pouvoir musical moderne. Il avait ébauché des autres drames réalistes, Siegfried, la Walkure. — Et, ayant élevé l’Art au degré suprême, Richard Wagner, ensuite, renonça l’Art. Il commença s’occuper à la Religion, écrivit le traité religieux Religion et Art39, et cette œuvre musicale religieuse, — non déjà artistique, — Parsifal. En 1878, le comte Léon Tolstoï avait compris de quelle plus haute perfection était capable, maintenant, la forme littéraire ; et il avait réalisé cette perfection. Il avait écrit Enfance, Adolescence, Jeunesse, Trois Morts, Guerre et Paix 40, romans de complet et dernier Réalisme. Il avait écrit anna Karénin, œuvre supérieure à toutes les œuvres littéraires, non moins qu’aux œuvres musicales est Tristan et Isolde, — œuvre créant la plus grande somme de Vie que peut — et pourra, longtemps — créer la Prose, comme en Tristan est créée la plus grande somme de Vie que notre Musique peut créer. Il avait ébauché un autre roman réaliste41 l’avait, à demi, publié. — Et, ayant, au degré suprême, élevé l’Art, le comte Léon Tolstoï, ensuite, renonça l’Art. Il s’occupe, seulement, à la Religion, condamne et détruit son œuvre littéraire, écrit le traité religieux : Ma Religion42, prépare un livre de controverse religieuse, traduit les Évangiles43. À inspirer cette double conversion, prodigieuse, quelles circonstances furent, quels mouvements intérieurs des pensées ? Question inévitable ; hélas ! vaine. Nous ignorons entièrement, la vie de Wagner, et la vie de Tolstoï44 ; Et les deux artistes nous sont trop étrangers, trop lointains. À peine, dans les œuvres connues, quelques présages du possible changement prochain. Des autres raisons — bien incertaines — nous apparaissent : en Wagner, l’influence de Schopenhauer, la native disposition aux théories, le besoin de former au Drame Idéal un Public Idéal : en Tolstoï, l’aspiration slave vers le certain, le nihilisme environnant. Mais c’est, d’avantage, en les deux, la contemplation incessante (et, parce que seuls ils l’exercent, plus troublante) des vives âmes, les lois psychiques perçues, et menant au souci ce leurs aboutissements métaphysiques. Ainsi le seul romancier antérieur, Stendhal, ayant assisté à l’enchaînement ces phénomènes spirituels, avait, très-tôt, senti l’inquiétude des raisons premières. Mais l’éducation française — et du léger siècle — rendit sa métaphysique fort simple, aisément explicable dans la forme, encore, du Roman. Stendhal était demeuré un Artiste. Il avait dressé, vivantes, des âmes qui créaient leur vie, sous le motif unique du plaisir ; et des âmes choisies, qui éprouvaient le seul plaisir — désintéressé — du conscient Orgueil. Wagner et Tolstoï, non autrement, furent poussés par la vision psychologique à la vision métaphysique. Mais un poids étrangement pesant, une hérédité d’angoisses mentales, ont secoué et transformé leur esprit, au contact du problème nouveau. Ils ont quitté l’Art, afin que pleinement les émût ce seul pourquoi philosophique. C’est la hantise de l’Idée fatale, qu’amène un nécessaire Hasard, et qui, sitôt, monte, et qui monte. De cette conversion les raisons furent-elles autres ? Tous l’ignorons. Mais, au vrai, cette question, inévitable, nous tourmente peu. Les œuvres religieuses, que ces faits inconnus préparèrent les œuvres nous sont données : chacun pourra, les ayant vécues, se créer, ensuite, ces faits, revivre l’âme de Wagner et l’âme de Tolstoï. La seule biographie n’est elle pas le Roman, qui, avec le secours des documents certains, reconstruit, entière et plus réelle, la Vie ? Lisons les œuvres données, sagement, et les méditons. Énorme nous paraîtra, d’abord, la différence des doctrines. Le livre du comte Tolstoï, Ma Religion, est une explication nouvelle des Évangiles, purement et seulement chrétienne. Elle nous fait voir les textes premiers, leur sens véritable, comment les paroles de Jésus furent, après lui, déformées. Elle nous engage à devenir chrétiens, opposant toujours aux préceptes mauvais, la doctrine, seule et textuelle, de Jésus. Elle condamne, par cette doctrine même, les modernes théories philosophiques, les pessimistes, surtout, « qui demandent à la vie ce qu’elle ne peut donner » (p. 124). Les écrits religieux de Wagner, Beethoven, Religion et art sont de pure dialectique rationnelle. Le christianisme y est montré pareil aux religions hindoues, tenant une égale part de la Vérité. Les paroles de Jésus, rarement citées, montrées, plutôt, de vagues symboles, n’ont plus une autorité décisive. Et les théories philosophiques, précisément, dominent ; et domine, entre elles, le Pessimisme de la Volonté Absolue, invoqué toujours. Le livre de Tolstoï est la réfutation de Schopenhauer par le dogme évangélique : les écrits de Wagner sont l’adaptation à la Morale et à l’Art des dogmes même de Schopenhauer. Sur les pratiques questions de la Morale, de l’Art, égale paraît la différence. Tolstoï veut la fin des gouvernements, des patries, des lois sociales, des propriétés ; il veut, encore, la fin de l’Art. Wagner condamne, sévèrement, les utopies du socialisme germanique ; et c’est à l’Art qu’il confie la tâche d’éclairer les hommes, la tâche suprême de Rédemption. Tolstoï résume les devoirs moraux en cinq commandements ; n’être à nul irrité ; ne commettre point l’adultère ; ne prêter, jamais, des serments ; ne point résister aux méchants ; ne point haïr ou traiter mal les hommes d’étrangères nations. La morale de Wagner est, toute, en ces autres commandements ; compâtir, épargner aux animaux, être tempérant, renoncer l’amour sexuel. Doctrines diverses, diverses conclusions. Telles paraissent les deux œuvres, — lues, comme dans ce pays nous lisons, vivement, et d’apparence. Un trait commun, hélas ! seul : la puérilité, un peu égayante, de ces préceptes, qui nous devaient, sûrement, conduire à la bienheureuse Rédemption. Ne point jurer le serment, ne point manger la viande des animaux, et vaincre, ainsi, éternellement, l’épouvantable Mal ! Combien plus hautes et sérieuses, et utiles, les recommandations morales, dans le moins coûteux de nos Manuels Civiques ! Il est bon que méditent les Allemands et les Slaves, afin que nous rions. Et nous redevenons graves, malgré tout. Il nous souvient que Wagner et Tolstoï s’adressaient à Nous, à Nous voulaient donner le Bonheur, et nous nous rassurons, pensant que leurs livres, du moins, trop ridicules, ne sont point dangereux. II C’est que Wagner et Tolstoï nous ont adressé leurs écrits, à tous les hommes, mais ne les ont point destinés à notre spéciale façon gauloise de lecture. Ils ont voulu leurs œuvres lues sagement, lues par nous avec un désir de les penser à notre tour, non avec la vaine envie, commune, de critiquer et de railler. Ayons, à relire leurs écrits, une sagesse telle. Avant de juger les théories énoncées, recréons-les entièrement, de notre création personnelle, mettant les pensées au point de notre spéciale intelligence. Imaginons, lisant les traités de Wagner, que cet homme, volontiers, usait de symboles, était peu apte, aussi, à la nette expression des détails pratiques. Imaginons, lisant le livre de Tolstoï, que cet homme est un logicien, un psychologue, ami des formules littérales, parfois trop précises. Et les œuvres, ainsi relues, nous apparaîtront nouvelles. Nous remplacerons telle phrase, telle page, par ce que nous aurions, nous-mêmes, écrit, ayant, au fond, la même pensée. Nous comprendrons l’ordre, d’abord inexplicable, de chapitres, où les transitions ne sont point ce que nous les aurions faites. Nous détruirons, ailleurs, l’ordre suivi, afin d’avoir plus nôtre, et plus exacte, l’Idée de l’auteur. Alors nous recréerons ces œuvres ; alors nous les pourrons juger. Et les différences dans les doctrines, qui, tout à l’heure nous frappaient, s’évanouiront ; nous percevrons, sous la diversité des formes et des expressions, l’absolue identité des notions. Et sous les apparences métaphysiques ou religieuses, nous percevrons le vrai sens des livres, un sens tout positif, d’universelle portée morale. Cette ressemblance, en effet, domine : Tolstoï et Wagner, également, s’occupent à une religion tout positive et empirique, et à la même religion. D’abord, les allures théologiques chrétiennes de Tolstoï laisseront voir, s’écartant, une absolue indifférence de toute théologie comme de tout christianisme. Par des commentaires du texte évangélique son livre débute, et se continue : mais l’autorité de Jésus est secondaire, le résultat d’une antérieure théorie personnelle. La doctrine de Tolstoï ne vaut nullement, pour lui, comme étant celle de Jésus. Elle est la vérité, parce qu’elle s’accorde pleinement à la seule théorie possible du bonheur. La Foi, dit-il, ne doit pas être la foi en quelque force extérieure, mais le sincère désir du salut, le désir qui donne le salut. Et Tolstoï a repris la doctrine de Jésus, parce que Jésus a compris, jadis, ce qui, à nos méditations modernes, apparaît la Vérité.
La doctrine de Jésus-Christ est la doctrine de la vérité. C’est pourquoi la foi en Christ n’est pas la croyance en un système sur la personne de Jésus, mais la connaissance de la vérité. On ne peut persuader personne de croire à la doctrine du Christ, on ne peut stimuler personne par aucune promesse à la pratiquer. Quiconque comprend la doctrine du Christ aura foi en Lui, parce que cette doctrine est la vérité. Et quiconque connaît la vérité, indispensable à son bonheur, ne peut pas ne pas y croire ; c’est pourquoi un homme qui a compris qu’il se noie ne peut pas ne pas saisir la corde du salut. Aussi la question : Comment faire pour croire ? est une question qui témoigne que l’on n’a pas compris la doctrine de Jésus-Christ (p. 175).Qu’était donc Jésus ? Le Fils de Dieu ? Sans cesse Tolstoï nous montre cette question indifférente à la compréhension — à l’adoption — de la doctrine chrétienne.
Mais alors, Jésus qu’enseigne-t-il ? D’après l’Église, il enseigne qu’il est la seconde personne de la Trinité, fils de Dieu le Père, qu’il est descendu sur la terre pour racheter par sa mort le péché d’Adam. Cependant, quiconque a lu les Évangiles sait que Jésus n’y dit rien de semblable ou parle très vaguement à ce sujet. Admettons que nous ne savons pas lire et que cela s’y trouve. Dans tous les cas, les passages où Jésus affirme qu’il est la seconde personne de la Trinité et qu’il rachète les péchés de l’humanité forment la partie la plus minime et la moins claire de l’Évangile.
En quoi consiste donc tout le reste de la doctrine de Jésus ? Impossible de nier, et tous les chrétiens l’ont toujours reconnu, que la doctrine de Jésus règle en substance la vie des hommes, leur enseigne comment ils doivent vivre en commun (p. 62).Et l’indifférence de Tolstoï à l’autorité théologique de Jésus éclate, mieux qu’en tout le livre, en cette phrase, de merveilleuse clarté :
C’est terrible à dire, mais il me paraît que si la doctrine de Jésus et celle de l’Église qui a poussé dessus n’avaient jamais existé, — ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens auraient été beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine de Jésus, c’est-à-dire de la doctrine rationnelle qui enseigne le vrai bien de la vie (p. 178).Tolstoï expose sa doctrine, dit Sa religion, heureux, seulement, de ce qu’elle ait été déjà, avant lui, exposée. Il donne à son livre l’aspect d’un commentaire théologique, parce qu’il aime mieux être utile à beaucoup que paraître original45. Le pessimisme de Richard Wagner n’est point davantage un pessimisme. Peu soucieux, aussi, de la méprisable gloire, il rattache constamment sa doctrine à la philosophie de Schopenhauer, en reconnaissance d’une extraordinaire admiration. Mais, sous la terminologie pessimiste, l’écrit Religion et Art, l’écrit sur Beethoven, avec de nécessaires contradictions apparentes, reposent, exactement, sur les notions inverses du pessimisme allemand. Nous avons dit, en cette revue46, l’explication profondément optimiste qu’il donne à la vie. Nous pourrions faire voir, encore, dans Religion et Art, la réfutation des théories sur la Méchante Volonté. D’après Wagner, l’Univers, que nous croyons formé d’êtres multiples, est, dans la réalité, simple et un. Mais son Unité est bonne, sainte, non funeste comme pour Schopenhauer ; le but de notre vie est, précisément, réaliser cette Unité bienheureuse ; la réaliser, — la reconstruire, plutôt : car le Mal, qui était, pour Schopenhauer, le lot originel et constant, le Mal paraît à Wagner l’effet d’une volontaire décadence, un état anormal et que nous pouvons finir.
L’acceptation de cette décadence humaine, quelque contradictoire qu’elle paraisse avec l’idée d’un progrès continu, semble pourtant la seule qui puisse nous donner une espérance fondée. La conception dite pessimiste du monde ne doit nous sembler ici justifiée qu’à condition que nous supposions qu’elle se fende sur la critique de l’homme historique ; et elle subirait certainement de nombreuses modifications, si nous connaissions l’homme préhistorique suffisamment pour conclure des éléments de sa nature primitive à la décadence dans laquelle il est tombé par la suite, décadence qui ne résultait pas nécessairement de sa nature même. (Religion et Art.)Wagner n’est point le disciple de Schopenhauer, mais du Christ : et le Christ de Wagner est, exactement, celui de Tolstoï47. La partie théologique des Évangiles lui est un symbole ; seule est chrétienne la doctrine morale de Jésus, et parce qu’elle dit la Rationnelle Vérité.
De temps en temps, se sont élevés des hommes, qui ont constaté que le monde souffrait d’une maladie le maintenant dans un état de décadence croissante… Et, parmi les plus pauvres et les plus méprisés, apparut le Sauveur, qui enseigne le chemin de la guérison non plus par des doctrines, mais par des exemples (R. et A )La Vérité est conforme à la doctrine de Jésus : Tolstoï et Wagner sont, ainsi, chrétiens. Et tous deux attribuent aux mêmes raisons la corruption, par tous deux sentie, du Christianisme. Les religions antérieures, dont Jésus détruisait les dogmes, la religion Juive, surtout, ont vite étouffé l’enseignement du Christ, reprenant leur influence par le maintien des illusoires notions qu’elles avaient, jadis, données, et qu’elles ravivaient. Jésus avait abrogé la Loi Juive, mais cette Loi avait laissé aux âmes une vieille empreinte, bientôt reparue. La Loi et les Prophètes (la Loi Juive) ont duré jusque Jean ; Jésus les abroge, ne gardant d’eux qu’un précepte : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux point t’être fait : c’est toute la Loi et les Prophètes (Luc). Et Jésus remplace à la Loi Juive la Loi Éternelle du vrai ; mais l’Église chrétienne a repris la Loi Juive, et la doctrine de Jésus a été annulée (Ma Religion. p. 55-60). De même, Wagner montre la doctrine chrétienne disparaissante sous le retour de la cruelle Loi Judaïque :
Il semble que les Juifs aient cru pouvoir négliger cette participation de leur dieu au gouvernement du monde, puisque, d’un autre côté, ils avaient gagné de participer à la religion chrétienne, qui paraissait très propre à leur livrer, dans le cours des temps, sa civilisation avec tous ses éléments de supériorité ; car le miraculeux point de départ était historiquement donné : dans un coin de la Galilée, Jésus de Nazareth était né. Au lieu de voir dans cette basse origine une preuve de ce fait, que la naissance du Rédempteur des pauvres ne trouverait aucune place chez les nations civilisées qui régnaient alors, mais que cette Galilée, que seul le mépris des Juifs distinguait, avait pu être choisie, à cause même de son abaissement apparent, pour le berceau de la nouvelle foi, — et les premiers croyants, les bergers et les paysans, aveuglément soumis aux lois juives, crurent pouvoir prouver que le Sauveur se rattachait, par son origine à la race royale de David, comme pour excuser sa téméraire sortie contre la loi hébraïque. Qu’il soit douteux que Jésus ait même jamais été de la race juive, puisque les Galiléens étaient méprisés précisément à propos de leur origine hébraïque, c’est une question que nous abandonnons volontiers, comme d’ailleurs tout ce qui concerne l’apparition historique du Sauveur, à l’historien qui, de son côté, déclare qu’il n’y a rien à entreprendre contre un Jésus sans péché. Il nous suffira, de dégager la ruine de la religion chrétienne de la mixtion de judaïsme dans la formation de ses dogmes. (R. et A.)Ainsi la religion de Wagner et la religion de Tolstoï, pareillement, sont chrétiennes ; mais opposées à tous les enseignements de l’Église chrétienne. Ces religions sont-elles donc athées, interdisantes de toute croyance religieuse ? Elles sont désintéressées de telles croyances, parce qu’elles sont des religions purement morales et positives. Mais elles laissent intactes, à leur côté, les théologies, comme les métaphysiques. Dans un prestigieux chapitre, Tolstoï appelle à sa religion chrétienne les hommes de tous les cultes. Il admet, et accepte, toutes les révélations. Êtes-vous de quelque confession chrétienne ? Jésus approuve et admire votre croyance ; mais il vous offre le moyen de vivre heureux, et votre croyance n’importe pas à ce qu’il vous offre. Êtes-vous matérialiste, évolutionniste ? Jésus, encore, vous en félicite, mais il vous parle ensuite de votre bonheur pratique et terrestre ; et vous pouvez suivre sa doctrine sans perdre vos métaphysiques illusions. Êtes-vous mahométan, ou bouddhiste, ou mormon ? Jésus vous exhorte à tenir votre foi ; mais il ne s’inquiète point d’elle, non plus que de votre métier. Sa religion traite des tout autres problèmes (p. 242-250).
La doctrine de Jésus ne peut contrarier en aucune façon les hommes de notre siècle sur leur manière d’envisager le monde ; elle est d’avance d’accord avec leur métaphysique, mais elle leur donne ce qu’ils n’ont pas, ce qui leur est indispensable et ce qu’ils cherchent : elle leur donne le chemin de la vie, non pas un chemin inconnu, mais un chemin exploré et familier à chacun (p. 242).La religion de Wagner admet, également, toutes les croyances et tous les cultes. Tous sont des symboles, tous ont un même sens, la direction de notre vie humaine au bonheur. Une morale rationnelle : c’est la seule religion, pour Wagner et pour Tolstoï. Non une morale spéculative, fondée sur quelque destination surnaturelle ; non une morale conduisant à la réalisation d’un mystérieux impératif catégorique : car tout cela est théologie. Une morale du bonheur humain, et non superficielle ou casuistique, mais reposée à la nature même de l’Humaine Vie.
Et cette Religion qui nous doit sauver, la devons-nous rétablir avec ses rites et ses symboles ? Aurions-nous besoin de toute l’ornementation allégorique avec laquelle, jusque aujourd’hui, toutes les religions ont été défigurées ? Ayons donc devant nous la Vie, dans sa réalité (R. et A.).La doctrine de Jésus, dit Tolstoï, a un seul but : donner à l’homme le royaume de Dieu, c’est-à-dire le bonheur et la paix (p. 110). Elle enseigne, seulement, aux hommes comment il faut vivre pour être heureux (p. 114). Elle nous fournit, uniquement, un moyen rationnel d’améliorer notre vie par nos propres forces (p. 124). Sans cesse, en chaque page, Tolstoï affirme que la religion se doit occuper exclusivement à nous donner le bonheur. Et ce bonheur est possible, naturel, aisé ; nous le pouvons acquérir dans le monde présent. Tolstoï explique que sa religion, donnant le bonheur, est toujours d’application facile. Comprenons seulement où est le bonheur ; et, par un déterminisme nécessaire, nous atteindrons le bonheur. Comprenons la vanité de cette existence éternelle d’outre-tombe, que nous promettent les dogmes déchus. La vie éternelle, infinie, qu’annonce Jésus est la vie de ce monde, si nous la voulons arracher aux limites des personnes et des intérêts. Chassons les héréditaires fantômes qui nous font, depuis des siècles, mépriser cette notre vie, au nom de vaines et dégradantes vies ultérieures. Comprenons où est le bonheur, et nous atteindrons le bonheur. « Ayons donc devant nous la vie, dans sa réalité : et ce sera toute la religion, et nous rachèterons le bonheur naturel, dit Wagner. » Où donc est ce bonheur ? Quelle est la réalité de la vie ? À renoncer l’égoïste opposition des vivants, à nous faire la partie vivante de l’Unique Vie. Tolstoï et Wagner donnent à ce problème cette solution. Le chapitre dixième de Ma Religion dit le sens véritable de la vie. La vie égoïste, mondaine, la vie des intérêts et des luttes, évidemment, n’est point la vie réelle, puisqu’elle se termine par la mort. Nous passons cette vie à bâtir la vaine tour de notre prospérité, qui, jamais, ne peut être construite. Aussi Jésus nous met-il en garde de la mort : « Soyez prêts : ayez joui votre joie, lorsque la fin viendra ». Mais plutôt : « Supprimez cette fin, par la fusion de votre existence dans l’universelle existence. » La morale de Wagner met le seul bonheur dans le renoncement. Éloignons-nous des passions mondaines : « constatons l’unité de tous les êtres vivants, et comment notre perception sensible nous égare, nous représentant cette unité comme une pluralité insaisissable et comme une variété multiple. » Beethoven est le Mage Divin, parce qu’il a vu l’Unité profonde de l’Être sous la diversité des apparences. Parsifal se rachète, et rachète les hommes par le renoncement. Renonçons les erreurs, le néant de l’existence individuelle. Chassons les fantômes qui nous hallucinent, les désirs égoïstes et maudits : « Fort est le Désir ; mais plus puissante la Résistance48 », chantaient dans le saint temple les chevaliers, célébrant la décisive victoire. Et jouissons la prodigieuse joie du Compatir, qui nous fond dans l’éternel Un, nous donne, éternelle, la Béatitude. Comprenons la vie et ce que nous sommes. Dans l’Unité qui seule est, vivons la seule vie. Renonçons les égoïsmes, nullement à la fin de nous anéantir, non par une pessimiste résignation, mais parce qu’en le renoncement est le suprême bonheur et notre naturelle destination. Nous avons vu Tolstoï et Wagner amenés, par de mêmes raisons, à la même doctrine morale. Que nous importent, maintenant, les différences dans les préceptes particuliers fondés sur cette doctrine ? Ne les voyons-nous pas nécessairement superficielles, et que, sous elles, doit être une égale conception de la vie pratique ? Le bonheur est dans le renoncement ; mais nous devons renoncer non point telle occupation ou telle autre — renoncer nos désirs mondains, les désirs — en chacun divers — de nos âmes. Le moraliste ne peut pas chercher une indication plus précise du devoir commun : à peine, ensuite, ranger, dans une formule générale, les désirs les plus fréquents autour de lui. Ainsi, Wagner et Tolstoï, forcés à des règles détaillées du renoncement, les donnent différentes, suivant la différence de leur race et de leur esprit, et la différence des désirs égarant leurs paroles, dans le vain rêve cruel de la vie égoïste. Et ces préceptes nous apparaissent nullement puérils, de suprême sens, exprimant un même principe merveilleux. Aux Allemands, Wagner recommande qu’ils renoncent le mauvais désir des nourritures animales, l’intempérance, l’isolement des efforts et des travaux. Tolstoï enseigne aux Slaves le renoncement des orgueils sociaux, des violences, des haines nationales. D’ailleurs, ces différences, encore, s’atténuent, si nous lisons les deux livres avec l’intelligence entière de leur sens véritable. La forme du renoncement, l’unique, est, dit Wagner, la Compassion. Chaque homme doit se faire Tous, élargir son âme à vivre toutes les âmes. Et Tolstoï nous montre le bonheur, seulement, dans la fusion de notre vie avec la commune Vie. Il nous dit fils de l’Homme — membres de l’Homme, plutôt — éléments de l’Organisme total.
Jésus oppose à la vie personnelle non la vie d’outre-tombe, mais la vie commune qui se fond avec la vie présente, passée et future de toute l’Humanité.Cette vie commune est le travail de chacun pour tous, la Compassion Agissante :
Chaque individu, pris séparément, aura la vie la plus heureuse, s’il a compris sa vocation, qui consiste à ne point exiger qu’on le serve, mais à travailler toute sa vie pour les autres, à donner sa vie comme rançon pour tous.Vivons la vie de Tous, devenons l’Humanité : cette règle Wagnérienne explique, seule, les cinq prétextes moraux que donne Tolstoï aux curieux de la joie. D’abord, nous devons renoncer la colère aux hommes, qui nous sépare d’eux. Nous devons renoncer l’orgueil égoïste, l’orgueil humiliant des titres et des rangs. Et Wagner, aussi, nous enseigne vaincre les orgueils : les animaux nous doivent être sacrés, parce que, les traitant mal, nous affirmons notre vaine supériorité égoïste. Heureux est, seul, le Pur Simple, qui s’ignore plus humble. Le second désir mauvais est le désir de la femme, parce qu’il nous sépare de tous, nous fait sentir, plus forte, notre personne individuelle. Nous devons renoncer le besoin sexuel, ne point commettre l’adultère, moins pour ne pas faire tort au prochain que pour nous éviter à nous-mêmes les soucis qui naissent de ces besoins. Nous devons nous accoupler à la femme dans l’union décisive, indissoluble, afin que nous perdions à jamais le désir de la femme. Ne renvoie point ton épouse, disait Jésus, parce que tu deviendrais « libertin ». Le renoncement de la femme par le mariage c’est, encore, la doctrine de Wagner. Parsifal connaît, compatit, et sauve — et devient heureux — parce qu’il vainc le mauvais désir charnel. Mais Parsifal est père de Lohengrin, accomplit, comme tous le devons, la fonction génitrice. Ne renonçons point les actes, qui sont nuls, qui indiffèrent : renonçons les Désirs, et naîtra la Joie. La troisième tentation funeste est, dit Tolstoï, le serment. Nous ne devons point jurer, engager notre vie prochaine, afin que nous renoncions, après le désir du Commandement, le désir, encore, de la Servitude. Ne mettons point notre vie dans l’engrenage fatale des choses extérieures, dit Wagner. La quatrième tentation est le désir de résister à la violence par la violence. Nous devons tendre la joue, non pour souffrir, mais parce que le mal est inévitable, et nos efforts vains, si nous ne devenons indifférents à la violence. Jésus ne dit point : souffrez, créez-vous des douleurs. Il dit : pour détruire en vous toute douleur, renoncez la foi en l’existence individuelle, mettez plus haut le bonheur. Et Wagner nous montre la folie de toute résistance : agir au dehors, c’est affirmer la volonté personnelle, fausse et meurtrière. L’homme doit renoncer les apparences extérieures. Enfin, la tentation dernière est l’orgueil national, la distinction des races et des cultes. Renonçons le patriotisme insensé, qui produit les guerres et les massacres.
Certainement, dit Wagner, ce n’est point Jésus-Christ, le Rédempteur, qui a ordonné à un Maître de faire prêcher des aumôniers devant des régiments rangés en bataille. Mais, en Le nommant, les souverains pensent, assurément à Jéhovah, à Jahveh, à Elohim, qui haïssait tous les autres dieux, et voulait les savoir soumis par son peuple fidèle (R. et A.).Identité du principe religieux, identité de la doctrine morale, identité des préceptes déontologiques. Identité profonde, encore, dans telles menues prescriptions secondaires. Wagner, par exemple, admet expressément, entre les éléments du bonheur, ces choses que recommande Tolstoï : la vie naturelle, et dans la nature : le travail ; le commerce libre et affectueux avec les hommes ; la santé physique.
L’homme, faute de comprendre la vie, souffre et dépérit. Par suite d’une nourriture qui ne convient pas à sa nature, il tombe en des maladies que nous observons chez lui seul. Il n’arrive pas à son âge naturel, et n’a pas une mort douce ; mais il est précipité à travers des misères morales et des souffrances physiques qu’il est seul à connaître (R. et A.).Le renoncement doit produire, dans le monde nouveau, un état social nouveau. Tolstoï et Wagner l’ont également compris. Tolstoï veut la suppression des gouvernements, la suppression des Eglises, la suppression des tribunaux publics et privés, la suppression des armées, la suppression du capital économique, l’universel prolétariat de la fraternité. Mais il veut ces réformes volontairement faites par le joyeux accord des intelligences, et répugne, évidemment, le socialisme de la force. Wagner, pour mille diverses raisons, n’expose point son idéal social avec une pareille netteté. Mais il condamne plus discrètement l’inégalité des conditions humaines. Proscrivant la guerre et les haines patriotiques, et toute violence, il ne peut être favorable au maintien des armées et des tribunaux. Ennemi aux utopiques théories socialistes contemporaines, fondées, plus étrangement que tous les systèmes sociaux, sur la force, il admet cependant un socialisme plus rationnel et plus chrétien.
Néanmoins on pourrait, et cela pour de puissants motifs intérieurs, regarder le socialisme contemporain comme très digne d’être pris en considération par notre société civile, aussitôt qu’il formerait une alliance étroite avec les trois associations mentionnées plus haut, celle des végétariens, celle pour la protection des animaux et la société de tempérance. Ce qui semble jusqu’à présent n’avoir été entrepris par les fondateurs de ces associations que par un calcul de prudence repose, en grande partie inconsciemment, sur une base que nous appelons sans honte une conscience religieuse : l’aigreur même de l’ouvrier qui produit ce qu’il y a de plus utile, pour en retirer pour lui-même les avantages relativement les moindres, renferme une constatation de l’immoralité profonde de notre civilisation, que ses défenseurs ne peuvent repousser qu’à l’aide de sophismes véritablement ridicules : car s’il est vrai que la richesse ne fait pas le bonheur, celui-là seul qui est dépourvu de tout sentiment oserait nier que la pauvreté fait le malheur (R. et A.).Reste le désaccord incontestable des deux philosophes sur le rôle de l’Art. Les déclarations de Tolstoï sont formelles : il condamne toutes les œuvres artistiques comme toute civilisation. L’homme, pour être heureux, doit renoncer, plus que tous les autres désirs, le vain désir égoïste des jouissances esthétiques. Il doit ignorer les romans, les drames, les occupations d’affinement intellectuel. Wagner, dans Religîon et Art, montre, au contraire, que le salut viendra aux hommes par l’Art, qui expliquera la vérité, chassera des âmes le funeste aveuglement. Mais cet Art que Wagner admet et qu’il nous a donné, ce n’est point l’Art véritable, désintéressé de toute tendance à l’utilité. La pièce de fête, Parsifal, n’est plus un drame d’art pur, comme était Tristan et Isolde. L’Art que promet Wagner doit enseigner la vérité, n’a de valeur que celle d’un précepte. Et nous retrouvons encore, ici, avec la différence des moyens proposés, l’identité des objets voulus. Tolstoï a condamné l’Art ; mais il a écrit ces livres de religion et de morale, des contes même pour le peuple. Ce qu’il a espéré faire par de tels traités, confiant à l’universel pouvoir de la seule raison, Wagner l’a cru possible, seulement, par des œuvres de forme artistique. L’écrit Religion et Art révèle la vérité aux penseurs. Parsifal la doit révéler aux ignorants. Tolstoï suppose tous les hommes capables de comprendre pareillement la vérité qui les sauve ; et son livre, s’adressant à tous, vaut pour lui ce que valaient, pour Wagner, ses écrits et ses derniers drames. L’Art est mauvais s’il reste seulement un Art ; l’Art est sacré, s’il est un moyen à nous faire chercher notre bonheur. Ainsi le parallèle s’achève, montrant, complète et profonde, chez les deux philosophes, l’accordance des théories. Voulons-nous, maintenant, résumer ces deux enseignements pareils ? Wagner et Tolstoï nous donnent encore le tableau de ce que serait le Sage, réalisant son bonheur. Que ses parents aient été, jadis, les nobles princes, ou les serfs des glèbes, le Sage mènera la vie de sagesse, la seule vie de l’Homme. Dans les champs, entre les forêts qui protègent et les plaines fertiles qui nourrissent, il habitera, sain, fort, joyeux. Autour de lui germera l’immense nature, fournissant aux fatals besoins physiques le trésor des aliments végétaux. Le simple vêtement qui le couvrira lui sera un abri des froidures et des pluies, non l’entrave douloureuse de ses membres. Une femme, autrefois choisie, apaisera son besoin sexuel, et lui donnera, encore, la nichée bénie des enfants, moëlle de sa moëlle, et vie de sa vie. Auprès, il verra les hommes, librement pareils ; avec eux il fera les tâches salutaires, partageant le travail commun pour le commun bonheur : le travail facile des moissons, des bâtiments, des vêtements. Tranquille, il aura, en chaque jour, la satisfaction de ses désirs, de tous ses désirs. Il ignorera les inventions funestes, qui créent des besoins inassouvis. Il ignorera les mystères de l’Economie politique, les pernicieux avantages de l’argent, des luxes, des lointains commerces. Il ignorera la passion des droits électoraux ou civiques, des droits judiciaires, et les mairies et les préfectures. Il restera, toujours, le maître de son bien ; nul serment n’engagera ses actes prochains, nul orgueil ne troublera sa joie. Si quelque ignorant de la vie le vient attaquer, volontiers il cédera à l’irrésistible, offrira sa pauvreté, et, sûr de n’être jamais violenté ou privé de son bonheur, il plaindra seulement la folie du violent, lui enseignera la majeure délice. Et si quelque bizarre cohorte de mascarade, se nommant, sur des papiers, État ou Empire, le contraint à vêtir un costume bariolé, à tuer, ensuite, des hommes inconnus, ses pairs, il refusera cette fatigue incomprise ; il ira, gaiement, en des maisons, où, toujours, lui seront donnés l’aliment et l’asile, regrettant à peine, dans ces prisons, non les champs et les hommes, mais les anciens besoins de ces choses, qu’il aura perdus. Il mènera la vie bienheureuse de la santé et de la joie. Le travail rustique, l’absence de vains désirs, longtemps, à son corps donnera la santé comme la paix sereine à son âme. Malade, il oubliera les besoins de la santé, éprouvera plus grande la joie de se voir fort et jeune, dans la jeunesse et la vigueur de son fils. Ainsi, loin des villes meurtrières et des civilisations cruelles, le Sage, par le renoncement de l’égoïsme, aura, incessante, la bienheureuse vie. Il acceptera la mort sans nulle résignation, mais comme un phénomène indifférent, la transformation, seulement, de quelques organes : car l’illusion d’une âme personnelle et isolée, depuis longtemps aura, devant lui, disparu. Il se saura une partie de l’existence infinie, éternelle, de l’Impérissable Vie, une partie inséparable du Tout, un organe insignifiant de l’Humanité Vivante. Et ce Sage parfaitement heureux, n’est point le vague Sage idéal des rhéteurs stoïciens. Il est le fils possible de notre sang moderne, et le fils prochain, si les néants qui nous aveuglent, enfin se dissipent, éclairant à chacun la sûre et joyeuse voie de son bonheur. III Tolstoï et Wagner ont, en des termes divers, dit, pareillement, la doctrine pareille. La seule Religion, toute la Religion, est à chercher le bonheur, le bonheur immédiat et présent, le bonheur qui s’acquiert par le Renoncement. Le Renoncement s’exerce par la Compassion, répète Wagner : et Tolstoï ajoute : par la Compassion Agissante. Cependant, sous la profonde parité des théories, nous éprouvons, lisant les deux livres, deux étrangement différentes émotions. Wagner, sans cesse, invoque les désespoirs de Schopenhauer, affirme lointaine et difficile la Rédemption ; et son œuvre, pourtant, nous est plus consolante. Tolstoï fait voir, en chaque page, aisée et prochaine, et doucement légère, la tâche de salut ; mais sa religion nous lamente et navre, comme par la vision ininterrompue d’un néant fatal. Relisons les écrits, encore : les causes de cette différence nous deviendront manifestes. C’est, d’abord, que Wagner montre plus volontiers les splendeurs de la théorie, Tolstoï, ses applications pratiques : il nous force ainsi à réfléchir d’avantage sur nous-mêmes, nous ordonne, plus nettement, les détails de notre guérison. L’idéal moral, d’intime séduction, vêt la forme des durs conseils immédiats. Nous voyons la nécessité du choix prochain, et que Nous le devons faire. Alors les mauvais désirs renaissent, nous apparaissant dans leur séculaire pouvoir, tandis que les évoque Tolstoï, pour leur maudire. Saint est le Renoncement, prodigieux le bonheur du Renoncement ; mais renoncer, aussitôt, tous nos désirs, et les attraits de l’Art, et les charmes des précieuses possessions, et les nobiliaires orgueils, et renoncer le sourire, tièdement embaumé, des vierges ! Plus profonde, une autre raison. Tolstoï et Wagner indiquent le Renoncement dans la Compassion. Mais la Compassion est, pour Wagner, le pitoyant amour, l’intime charité des cœurs, souffrant toutes les souffrances. Parsifal est le Sauveur bienheureux parce qu’il a eu pitié aux douleurs d’Amfortas. Et toujours le Maître vous dit : « Aimez, compatissez, élargissez vos âme ; à vivre toutes les âmes ! » Tolstoï, au contraire, nous recommande, sans cesse, la Compassion agissante, la charité pratique des mains, le Travail pour tous, qui, seul, est bon. Contraint à un commentaire rigoureux des Évangiles, il emploie, souvent, les termes Amour et Pitié. Mais il les emploie à regret, et, par des modèles, nous montre quel sens il leur veut donner. Il nous invite à livrer nos corps, à nous faire les serviteurs de l’Humanité : il n’exige pas le dévouement des âmes. Il semble dire : « Évitez les vaines affections, stériles ; faites le bien, à tous le bien ; livrez vos actes, sans fatigue, sans haine, sans colère, — et sans amour ; travaillez à Tous, mais ne chargez pas vos âmes de passions. Et si vos cœurs restent vides, lorsque vos mains seront pleines de faveurs pour les hommes, laissez en paix vos cœurs et remplissez de faveurs pour les hommes, toujours, vos mains ! » Stériles sont les affections ; funestes, aussi. La doctrine de Tolstoï les devait condamner. L’Amour est un Désir, le plus funeste de tous nos Désirs. Aimer les hommes, c’est nous séparer des hommes, dans la conscience orgueilleuse de notre Amour. Aimer les hommes, c’est oser, entre eux et nous, un rapport, dont nous restons, toujours le terme premier. L’amour est une promesse de bonheur, disait Stendhal, (hélas ! combien trompeuse et misérable !) Nos amis nous sont une illusoire somme de plaisirs espérés. Et si nous condamnons les attachements aux choses, quel sophisme excusera le pareil attachement aux hommes ? L’amour est un Désir : il est tous les désirs. Aimer les hommes, c’est absorber leurs âmes en la nôtre, la grandir de toutes les passions : c’est partager de leurs besoins, souffrir leurs souffrances. Et pourquoi les souffrances, ainsi adoptés, nous seraient-elles joyeuses ? Le Renoncement répugne tous les désirs. Nous devons chasser les besoins naturels et non nécessaires, et les besoins nécessaires, et vider nos âmes. Est-ce donc à la fin de les remplir par des besoins nouveaux ? Ou bien accueillera-t-on la contradictoire idée d’un amour désintéressé (désintéressé du plaisir d’aimer) ; ou niera-t-on que l’amour commun des hommes est la réunion, seulement, de toutes nos affections particulières ! Mais si l’Amour est funeste, pourquoi la Bienfaisance ? Parce qu’elle nous est, d’abord, un sûr abri des violations cruelles. Si vous êtes utile au prochain, dit Tolstoï, le prochain respectera et protégera votre vie : il vous nourrira malade, pour ne perdre point le travail de vos mains. Et la Bienfaisance, encore, n’est-elle point le moyen de nous arracher à la conscience mauvaise de notre moi égoïste ? Par elle, nous échappons au désir, tout occupés dans l’action incessante et normale. Par elle, nous atteignons le seul bonheur, l’ataraxie guérissante. Par elle, nous oublions le besoin pernicieux d’aimer, livrant nos travaux, sans arrêt, dans le sommeil ininterrompu de nos cœurs. Ainsi la religion du comte Tolstoï s’achève, maudissant à tous les désirs et à toutes les affections. C’est la vieille doctrine d’Épicure : combien plus profonde ? Et cependant son livre nous demeure désolé, comme une moisson fertile et grasse, que n’éclaireraient point les soleils. C’est que la doctrine d’Épicure doit être complétée par celle de Platon : c’est qu’il est, au Renoncement, une raison suprême, et que Tolstoï ne l’a point dite. Et le Philosophe, Wagner, a compris cette Raison et il l’a dite49. Notre égoïsme se peut effacer seulement par un supérieur égoïsme. Nous devons mettre dans le monde des Apparences l’Unité, parce que ce monde est l’œuvre de notre Ame, et que Notre Ame la doit compléter. Seule vit notre Ame ; elle crée, seule, nos visions, et les hommes, et les animaux, et les grandes plaines odorantes. Elle se projette, sans arrêt, en multiples images, rêves que, volontairement, nous rêvons. Mais l’heure est venue où, sous le poids d’une lassitude, nous avons perdu la science de notre pouvoir. Nous avons cru réel ce que nous réalisions ; nous avons accepté l’égalité humiliante du Non-Moi. Et nous sommes devenus les esclaves de nos créatures : car les désirs sont nés qui nous ont attachés aux choses, les besoins fatals, motifs nous contraignant, désormais, à l’assidue création des mêmes Apparences. L’Univers est l’œuvre de notre Ame, et nous l’avons élevé au-dessus de notre Ame. Nous avons réduit notre Ame aux limites dépendantes du moi personnel, opposé à toute la variété des êtres créés. Et de l’opposition a surgi la Lutte, où nous périssons. Maintenant, s’éclaire la théorie du Renoncement ; et la religion de Tolstoï nous apparaît, dans sa vérité. Les désirs nous enchaînant à l’Apparence, douloureuse, nous devons chasser les désirs. Notre corps, enlevé par nous au Monde extérieur dont il est une partie, a limité notre Ame ; nous devons rendre au Monde notre corps, le fondre dans l’Unité idéale de l’Univers, afin que nous rendions l’infinie liberté à notre Ame. À l’Humanité livrons nos mains ; asservissons nos membres au travail régulier, restituons à la Machine que nous créons ce rouage nécessaire. Puis affranchissons notre Ame de tout lien à cette apparence ; renonçons les désirs, vidons nos cœurs de vaines affections ; cessons aimer l’Irréel. Chassons les désirs actuels, personnels : mais remplissons-nos âmes par d’autres désirs. Car l’Ataraxie n’est point le Bonheur, mais le Néant ; et le bonheur est dans l’Action des âmes. Julien Sorel, aussi, vainc ses désirs, mais par le Désir, supérieur, de la Victoire. Dressons, sur les débris de tous nos orgueils mauvais, cet orgueil sacré de la Science. « Connaissez la vérité, disait Jésus, et la vérité vous rendra libres. » Et c’est, encore, la doctrine de Wagner. Beethoven devient le Mage Divin, parce qu’il ressaisit, sous l’Univers des Apparences, la notion de son pouvoir qui produit ces Apparences. Il renonce les désirs égoïstes, parce qu’il a vu la vanité des humiliants égoïsmes. Mais il ne s’abime point, comme le Sage de Tolstoï, dans l’inactive ataraxie. Au-dessus des Apparences mauvaises, il crée d’autres Apparences, l’Univers radieux de sa Divine fantaisie50. Et nous, reprenons la science bénie, qui nous va délivrer ! Connaissons nous l’Etre supérieur, et que nos visions ne sont que visions. Mais, avant su notre Pouvoir, usons notre Pouvoir. Abandonnons au monde des Apparences nos corps qui sont apparence. Mais créons l’apparence supérieure de l’art. Dans l’Art est le salut. L’Art est la Rédemption et la Joie. Projetons des autres images, soyons des autres âmes, et à jamais, dans l’Eternité de l’Unique Essence, Chantons, joyeusement, la Région ou Vivre. Teodor de Wyzewa
Traduction française littérale de la première scène.
Verdâtre lueur, plus claire vers le haut, plus sombre vers le bas. Le haut est
empli par une eau agitée qui, incessamment, de droite à gauche, coule. Vers le fond, les
flots se perdent en un humide brouillard, toujours plus fin, et l’espace d’une hauteur
d’homme à partir du sol paraît être entièrement libre de l’eau qui, comme une traînée de
nuages, au dessus du nocturnal fond, flue. De toutes parts se dressent des pointes
escarpées de rochers, qui limitent l’espace de la scène ; le sol entier est déchiré
d’une sauvage confusion de saillies ; ainsi, il n’est, à nulle part, tout à fait plat,
et, en tous côtés, dans la plus épaisse obscurité, il indique de profondes
crevasses.
Woglinde
Weia ! Waga ! vogue, ô la vague, vibre en la vive ! Wagala weia ! Wallala weiala
weia !
Wellgunde d’en haut.
Woglinde, veilles tu seule ?
Woglinde
Avec Welgunde je serais à deux.
Wellgunde
Voyons comme tu veilles.
Woglinde
Sûre de toi.
Wellgunde plonge vers le rocher et cherche à attraper Woglinde, qui lui échappe.
Les deux se taquinent et se poursuivent.
Flosshilde d’en haut.
Heiaha weia ! sauvages sœurs !
Wellgunde
Flosshilde, nage ! Woglinde fuit : aide-moi poigner la fluante.
Flosshilde
Le sommeil de l’Or, vous gardez mal : mieux veillez au lit de l’assoupi : ou vous
paierez, vous deux, le jeu.
Flosshilde plonge en bas entre les jouantes ; avec de gais cris, les deux se
séparent ; Flosshilde cherche à attraper ci l’une, çà l’autre ; elles lui glissent, et,
enfin, se réunissent pour faire ensemble chasse à Flosshilde. Ainsi, s’élancent-elles,
comme poissons, de rocher à rocher, folletant et riant.
Cependant, d’une crevasse sombre sort Alberich, grimpant ; il s’arrête, encore dans
l’obscurité, et contemple, d’une complaisance croissante, le jeu des filles.
Alberich
Hehe ! ô Nixes ! comme vous êtes migardes, enviable peuple ! Hors la nuit de Nibelheim,
je m’approcherais volontiers, si vous vous penchiez à moi.
Woglinde
Hei ! qui est par là ?
Wellgunde
Cela poind et appelle.
Flosshilde
Guettez qui nous écoute.
Woglinde et Wellgunde
Pfui ! le laid !
Flosshilde
Gardez l’Or ; le Père a averti de semblable ennemi.
Flosshilde remonte rapide ; les deux autres la suivent, et elles s’assemblent
toutes autour du rocher.
Alberich
Hé ! là, en haut !
Les Trois
Que veux-tu, là, en bas ?
Alberich
Troublé-je votre jeu, lors qu’ébahi ici je reste coi ? si vous descendiez, avec vous
s’ébattrait et se lutinerait le Nibelung, volontiers.
Woglinde
Avec nous il veut jouer ?
Wellgunde
Est-ce à lui raillerie ?
Aberich
Comme vous brillez en la lueur, ô claires et belles ! comme volontiers mon bras
entourerait une des sveltes, si elle glissait, gracieuse, ci bas !
Flosshilde
Or je ris de la peur : l’ennemi est amoureux.
Wellgunde
L’avide hibou !
Woglinde
Connaissons-le.
Alberich
Elle se penche si bas.
Woglinde
Or approche toi à moi.
Alberich grimpe agile vers la pointe du rocher ; il est souvent
arrêté.
Alberich
Laide, lisse, glissante glace ! comme je glisse ! des mains et des pieds je ne saisis
ni ne tiens la lèche-marche.
Humide mouille m’emplit le nez : maudit éternument !
Woglinde Riant.
S’ébrouant, approche la magnificence de mon amant.
Alberich
Mon amante, sois ô féminin enfant.
Woglinde
Si tu me veux aimer, m’aime ici.
Alberich se grattant la tête.
Aïe ! tu échappes ? reviens donc ! difficile m’est ce que si facile tu atteins.
Woglinde
Va au fond : là tu me gripperas sûr.
Alberich
Certes, mieux là, en bas.
Woglinde s’est envolée sur un troisième rocher, très profond, et Alberich grimpe
hâtif vers elle. Woglinde, alors, s’élance, et vite remonte à un autre rocher.
Woglinde
À présent, plutôt vers en haut !
Wellgunde et Flosshilde riant.
Ha ha ha ha ha ha !
Alberich
Comment poignerai je au saut le revêche poisson ? gare, ô fourbe !
Alberich veut grimper hâtif après Woglinde ; Wellgunde se laisse alors tomber sur
un rocher profond, d’un autre côté.
Wellgunde
Heia, ô gracieux ! ne m’ouïs tu pas ?
Alberich se retournant.
Appelles-tu après moi ?
Wellgunde
Bien je te conseille : vers moi tourne toi, évite Woglinde.
Alberich
Moult plus belle tu es que cette couarde, cette moins brillante et fort trop glissante…
Plonge un peu plus profond, si tu veux m’être bonne.
Wellgunde
Or suis je près toi ?
Alberich
Pas encore assez. Tes sveltes bras ennoue autour de moi pour que, lutinant, je tâte ta
nuque, qu’avec une flattante chaleur sur ta poitrine gonflée je m’enserre.
Wellgunde
Si tu es amoureux et avide d’amours, voyons, ô beau, comme tu es à contempler… Pfui ! ô
poilu, bossu niais ! ô noir, calleux nain souffré ! cherche-toi une amante, à qui tu
plaises.
Alberich
Si je ne te plais point, pourtant, je te saisis ferme.
Wellgunde
Ferme donc, ou je m’écoule loin de toi.
Woglinde et Flosshilde riant.
Ha ha ha ha ha ha !
Alberich
Fourbe enfant ! froid, épineux poisson ! si je ne te parais pas beau, mignard et lutin,
lisse et alerte, hei ! courtise avec des anguilles, puis que dégoûtante t’est ma
peau.
Flosshilde
Pourquoi querelles-tu, Alp ? déjà si découragé ? tu as aimé deux, si tu demandais la
troisième, douce consolation te créerait la chère.
Alberich
Gracieux chant chante vers moi. Comme est bon que vous une seule ne soyez ! de maintes,
bien je plais à une : d’une seule, ne me goûterait aucune. Si je te dois croire, glisse
ci bas.
Flosshilde
Comme folles vous êtes, pauvres sœurs, si celui point ne vous semble beau !
Alberich
Pour pauvres et malplaisantes je les peux tenir, depuis qu’ô très gracieuse, je te
vois.
Flosshilde
Ô chante toujours, si doux et fin… comme saint ce séduit mon oreille !
Alberich
Mon cœur tremble, tressaille, et se consume, quand me rit si décorante louange.
Flosshilde
Comme ton agrément éjouit mon œil ! comme la mollesse de ton sourire m’afraichit
l’âme !… Très bien heureux homme !
Alberich
Très douce fille !
Flosshilde
Si tu m’étais gracieux !
Alberich
Si je te tenais toujours !
Flosshilde
Ton pointant regard, ton hérissée barbe, ô si je le voyais, si toujours je la
saisissais ! ton épineux poil, tes raides boucles, si elles s’encoulaient à Flosshilde,
éternelles !
Ta figure de crapaud, les croassements de ta voix, ô si je pouvais, ébahie et muette,
seuls les ouïr et voir !
Woglinde et Wellgunde qui sont descendues au près
d’Alberich, riant.
Ha ha ha ha ha ha !
Alberich
Riez-vous de moi, mauvaises ?
Flosshilde
Comme il convient à la fin de la chanson.
Woglinde et Wellgunde riant.
Ha ha ha ha ha ha !
Alberich
Aïe ! ah ! aïe ! ô peine ! ô peine ! la troisième, si chère, m’a trompé aussi ? Ô
outrageuse rusée, déréglée vile clique ! ne nourrissez vous que tromperie, ô inféale
engeance de Nixes ?
Les trois filles
Wallala ! Wallala ! lalaleia ! leialalei ! heia ! heiha ! ha ha ! Honte, ô Albe ! point
ne gronde là, en bas ! ouïs ce que nous te disons : pour quoi, peureux, n’as tu pas lié
la fille que tu aimes ? féales nous sommes et sans tromperie à l’amant qui nous poigne.
Grippe vers nous seulement, et ne frissonne pas : dans le flot nous ne nous enfuyons pas
faciles. Wallala ! lalaleia leialalei ! heia heia ha hei !
Alberich
Comme dans mes membres chaude ardeur me brûle et ard ! fureur et amour, sauvage et
puissant, me boule l’âme. Quoi que vous riez et mentiez, avide j’ai soif de vous et une
me doit échoir.
Il s’apprête, par un effort désespéré, à la chasse ; il grimpe rocher après rocher,
courant, ci après une ; ça après une autre des Filles qui, avec des rires moqueurs,
toujours lui échappent… Il trébuche, tombe, se relève et remonte plusieurs fois, jusque
ce qu’en fin patience le laisse ; de fureur écumant, essoufflé, il s’arrête, et tend son
poing vers les Filles.
Alberich
Qu’en poigne une ce poing !…
À travers du flot, une lueur, toujours plus claire, descend, qui, au sommet du
rocher central, peu à peu, s’allume d’un blanc et rayonnant brillement d’or : une
merveilleuse clarté d’or de là s’épand parmi l’eau.
Woglinde
Guettez, sœurs : l’éveilleuse rit dans le fond.
Wellgunde
Parmi la verte crue elle salue le joyeux dormeur.
Flosshilde.
Maintenant elle baise son œil, pour qu’il l’ouvre.
Wellgunde
Contemplez, il sourit en la lumineuse lueur.
Woglinde
Parmi les flots, flue sa rayonnante étoile.
Les trois
Heia iaheia ! Heia iaheia ! Wallala la la la leia iahei ! Or du Rhein ! Or du Rhein !
luisante délice, comme tu ris, si clair et saint ! L’ardent brillement brille hors toi
sacré en l’onde. Heia iahei ! heia iaheia ! Veille, ami, veille gai ! De joyeux jeux
nous épandons à toi : le fleuve vibre, le flot flambe : nous fluons, plongeantes,
dansantes, chantantes, en le bienheureux bain, autour de ton lit. Or du Rhein ! Or du
Rhein ! heia iaheia ! heia iaheia ! Wallala la la la heia iahei !
En une toujours plus libre délice, les Filles nagent autour du rocher : l’entier
flot vibre en un clair brillement d’or.
Alberich dont les yeux attirés puissants par le
brillement, s’attachent fixes à l’Or.
Qu’est ce, ô lisses, ce qui, là, ainsi brille et luit ?
Les trois
Où donc, ô rude, est ton siège, que de l’Or du Rhein point tu n’aies ouï ?
Wellgunde
Ne sait-il point, l’AIp, de l’œil de l’Or, qui, tour à tour, veille et dort ?
Woglinde
De la joyeuse étoile en le gouffre aqueux, qui saint, transclaire les vagues ?
Les trois
Vois, comme bien heureuses dans le brillement nous glissons ! si tu veux, ô peureux, en
lui te baigner, nage et t’éjouis avec nous ! Wallala la la leia lahei ! Wallala la la
leia iahei !
Alberich
À votre jeu de plonge seulement serait bon l’Or ? À moi il vaudrait alors peu.
Woglinde
La parure de l’Or il n’outragerait pas, s’il savait toutes ses merveilles.
Wellgunde
L’héritage du monde, en propre celui gagnerait, qui en l’Or du Rhein créerait l’Anneau,
d’où immesurable puissance lui serait donnée.
Flosshilde
Le Père l’a dit, et il nous a mandé qu’avisées nous gardions le clair trésor, pour
qu’aucun fourbe au flot ne l’enlève : donc, taisez vous, ô jasante troupe.
Wellgunde
Ô très avisée sœur, nous accuses-tu bien ? mais ne sais-tu pas à qui seul forger l’Or
sera accordé ?
Woglinde
Seul qui de l’Amour renonce la puissance, seul qui de l’Amour répudie la délice, seul
celui atteint le charme, pour forger en cercle l’Or.
Wellgunde
Bien sûres nous sommes et libres de soucis : car tout ce qui vit veut aimer ; nul ne
veut éviter l’Amour.
Woglinde
Et, moins que tous, lui, l’avide Alp : d’amoureux appétit il voudrait périr.
Flosshilde
Point je ne le crains, comme je l’ai trouvé ; la chaleur de son amour m’a brûlée
presque.
Wellgunde
Brandon de souffre en la crue des vagues, de colère amoureuse il siffle bruyant.
Les trois
Wallala ! Wallaleia la la ! très aimable Albe, ris-tu pas aussi ? dans la lueur de l’Or
comme tu luis beau ! ô viens, aimable, ris avec nous ! heia iaheiha ! heia iaheia !
Wallala la la la leia iahei !
Elles nagent, riant, dans le brillement, de long en large. Alberich, ses yeux fixés
sur l’Or, écoute le bavardage des Filles.
Alberich
Du monde l’héritage, gagnerais-je en propre par toi ? si je ne conquiers pas l’amour,
pourtant, par ruse, je me conquèrerais la délice ?… Raillez donc encore : le Nibelung
s’approche à votre jeu.
Furieux, Alberich saute au rocher et grimpe. Les Filles se séparent, poussant des
cris, et remontent de divers côtés.
Les trois
Heia heia ! heia iahei ! sauvez-vous ! il rage, l’Alp ! dans les eaux tout jaillit où
il saute : l’amour le fait dément… ha ha ha ha ha ha ha !
Alberich
Point encore n’avez vous peur ? Ça, courtisez dans les ténèbres, humide engeance ! la
lumière je vous éteins ; j’arrache au rocher l’Or ; je forge le vengeant anneau : car
l’ouïsse le flot : ainsi, je maudis l’amour.
Il arrache, d’une terrible force, l’Or au rocher, et se précipite en la profondeur.
Une nuit épaisse, éclate de toutes parts. Les trois Filles plongent après le
voleur…
Les trois filles
Tenez le voleur ! sauvez l’Or ! aide ! aide ! Aïe ! Aïe !
- 9 Juillet : Concert Selwyn Graham : Air des Maitres chanteurs
- 9 Juillet : Concert H. A. Douglas, à Kensington : Marche de Tannhaeuser.
- 17 Juillet : Cercle wagnérien : Concert wagnérien.
- 3 Juillet : Concert d’élèves (dir. Louis N. Parker) : Sext. de Tannhaeuser (MM. Carver, Broadbent, Devitt, Morres, Prévost, Hodgson).
- 11 Juillet : Concert de l’École de chant (dir. Louis N. Parker) : Album-sohate.
- 17 Juillet : Concert militaire : Marche de Tannhæuser.
- 25 Juillet : Concert de l’École de chant : Album-blatt.
- 9 Juillet : Opéra : Tristan et Isolde (pour la première fois) (MM. Lederer, Büttner, Schulz-Dornburg, mesdames Morau-Olden, Sthammer-Andriesen) (dir. M. Carl Schrœder).
- 16 août : Festival (dir. Richter) : Ouv. de Tannhaeusér ; Select. de Tristan ; Chant d’amour de la Walkure.
- 1er août : Opéra : Tannhæuser.
- 11 août : Opéra : Tristan et Isolde.
- 15 août : Opéra : les Maîtres chanteurs.
- 18 août : Opéra : la walkure.
- 28 août : Opéra : Lohengrin.
- Août Opéra
à Vienne. | à Berlin. | |||
nombre d’œuvres. | de représent. | d’œuvres. | de représent. | |
Wagner | 10 | 53 | 7 | 10 |
Meyerbeer | 5 | 36 | 4 | 16 |
Verdi | 5 | 26 | 3 | 9 |
Donizetti | 5 | 20 | 3 | 8 |
Auber | 4 | 17 | 2 | 8 |
Rossini | 2 | 15 | 2 | 9 |
Gounod | 2 | 11 | 1 | 7 |
Mozart | 3 | 9 | 4 | 15 |
Weber | 1 | 3 | 4 | 18 |
Beethoven | 1 | 3 | 1 | 6 |