Paris, 8 août 1885.
Richard Wagner nous apparaît un Précurseur à l’Œuvre d’Art de l’avenir : en ses
ouvrages poétiques et ses théoriques, il eut cette intelligence de l’Art complexe et
unifié, où (après plusieurs siècles !) s’emmêleront, infiniment affinées, toutes les
anciennes formes de l’expression artistique ; il a compris, et il a osé ; il nous a
montré la définition et l’exemple de l’Art totalbp, parfait, vers lequel, isolément et obscurément, nous
marchons, de si loin ; son œuvre est un signal pour les générations futures, — pour des
époques si distantes, que Wagner est, plutôt que le Précurseur à l’Art de l’avenir, son
Prophète. Mais, si les temps aujourd’hui ne sont pas venus, et si nous ne sommes point
mûrs pour cette novation, si des siècles doivent se passer avant que le Successeur
reprenne l’Œuvre d’art complet, nous profiterons, cependant, nous, de la parole
Wagnérienne : oui, même si l’Artiste Wagnérien n’est pas prêt, nous pouvons, maintenant,
être des littérateurs, des peintres, des musiciens Wagnériens ; — si l’Artiste, n’est
pas prêt qui, de nouveau et décisivement, prendra toutes les puissances de tous les
arts, — oui, maintenant, pourtant, peintres, musiciens, poètes, chacuns en leur art
encore séparé, feront des œuvres d’art Wagnérien, puisqu’ils y accompliront, — dans leur
art, séparément, — cette idée essentielle de la doctrine Wagnérienne : l’union de toutes
les formes artistiques.
Une chose a mille divers reflets ; elle est, en nous, à la fois colorée et musicale et
abstraite et figurée ; elle nous impressionne par tous nos sens, en toutes nos capacités
d’émotions ; et l’art qui la voudrait complètement exprimer, la dirait en toutes ses
impressions, pour tous les sens, et musicalement et picturalement et poétiquement, en
tous ses reflets. Eh bien, nous, qui ne savons pas faire cette expression
omni-artistique, et qui, de long temps, ne le saurons !… voyons, pourtant, dans la Chose
dont l’expression nous séduit, voyons les multiples aspects, les résonnances cachées,
les attirances, les échos subtils qui d’elle, par tous côtés, s’éveillent : comprenons
comment la Chose est littérairement, comment musicalement, comment plastiquement ; et, —
quoique nous ne pourrons pas dire toutes ces compréhensions variées, par, chacune, son
langage propre, — ayons en nous, néanmoins, l’émotion, complète, de la Chose vivante.
Ayons en nous l’émotion complète de la Chose vivante, et, dans nos œuvres spéciales de
littérature ou de musique, il se trouvera que nous la mettrons ; ayant vu tous les
reflets, notre unique langage en gardera la marque ; ayant connu toute l’impression,
notre poème ou notre tableau en sera imprégné ; la Chose sera exprimée, très fortement ;
et notre œuvre, tout particulière, aura de très mystérieux palpitements d’universelle
Clairvoyance.
Cette littérature, fondamentalement Wagnérienne, est née, où réellement vit une pleine
sensation de l’être, — où, dans les mots, des visions tout plastiques éclatent, ces
musiques sonnent, — où, obsédé d’images, obsédé de sonorités, et décrivant
littérairement, le poète a senti son idée vue, et en a oui les harmoniques accordances,
— où flottent, étrangement, à travers les rayonnements et les enchantements des phrases,
les paysages et les mélodies que le Wagner de l’avenir aurait dites en dessins et en
orchestrations : une littérature Wagnérienne, cette littérature, absolument suggestive,
— moins simple, moins précise, moins large, moins grandiose que l’art de Wagner, — plus
hermétique !
Telles, les pensées qui me revinrent, lorsque j’eus lu l’effarant poème en prose
d’Akedysseril, — une histoire simple, très humaine et philosophique, une œuvre de Réel
Rêve comme Tristan, — et qu’il faut, ici, saluer, œuvre Wagnérienne, — non que l’auteur
ait songé, l’écrivant, un rapport aux poèmes de Wagner, — mais parce que, suivant,
consciemment ou inconsciemment, la voie ouverte par notre Maître, — le comte de Villiers
de l’Isle-Adam, en cette éblouissante merveille, nous a donné les émotions d’apparitions
et de musiques mystiquement idéales, et vraies, par lui vécues.
Un poëte français contemporain, exclu de toute participation aux déploiements de beauté
officiels, en raison de motifs divers, aime, ce qu’il garde de sa tâche pratiquée ou
l’affinement mystérieux du vers pour de solitaires Fêtes, à réfléchir aux pompes
souveraines de la Poésie, comme elles ne sauraient exister concurremment au flux de
banalité charrié par les arts dans un faux-semblant de civilisation. — Cérémonies d’un
jour qui gît au sein inconscient de la foule : presque un Culte !
La certitude de n’être impliqué, lui ni personne de ce temps, dans aucune entreprise
pareille, l’affranchit de toute restriction apportée à son rêve par le sentiment d’une
impéritie et par l’écart des faits.
Sa vue d’une droiture introublée se jette au loin.
À son aise et c’est le moins qu’il se donne pour exploit ingénu d’avoir considéré,
seul, dans l’orgueilleux repli des conséquences, le Monstre, Qui ne peut Etre !
Attachant au lâche flanc ignare la blessure d’un regard affirmatif et pur.
Omission faite de coups d’œil sur le faste mais inachevé aujourd’hui de
la figuration plastique, dont se détache, au moins, dans sa perfection de rendu, la
Danse seule capable, par son écriture sommaire, de traduire le fugace et le soudain
jusqu’à l’Idée (pareille vision comprend tout, absolument tout te Spectacle futur,) cet
esthéticien, s’il envisage l’apport de la Musique au Théâtre fait pour en mobiliser la
splendeur, ne songe pas longtemps à part soi. Déjà, de quels bonds que parte sa pensée,
elle ressent la colossale approche d’une Initiation, qui surgit plus haute, signifiant
par des voix d’adeptes : Ton souhait d’auparavant, de bientôt, ici, là, vois, chétive,
s’il n’est pas exécuté.
Singulier défi qu’aux poëtes dont il a usurpé le devoir avec la plus candide et
étincelante bravoure, inflige Richard Wagner !
Le sentiment se complique envers cet étranger, émerveillement, enthousiasme,
vénération, aussi d’un malaise à la notion que tout soit fait, autrement qu’en
irradiant, par un jet direct, du principe littéraire même.
Doutes et nécessité (pour un jugement strict) de discerner les circonstances que
rencontra, au début, l’effort du Maître. Il surgit au temps d’un théâtre, le seul mais
qu’on peut appeler caduc, tant la Fiction en est fabriquée d’un élément grossier :
puisqu’elle s’impose à même et tout d’un coup, commandant de croire à l’existence du
personnage et de l’aventure, de croire, simplement, rien de plus. Comme si cette foi
exigée du spectateur ne devait pas être précisément la résultante par lui tirée du
concours de tous les arts suscitant le miracle, autrement inerte et nul, de la scène !
Vous avez à subir un sortilège, pour l’accomplissement duquel ce n’est trop d’aucun
moyen d’enchantement impliqué par la magie musicale, afin de violenter votre raison aux
prises avec un simulacre, et d’emblée on proclame : Supposez que cela a lieu
véritablement et que vous y êtes !
Le Moderne dédaigne d’imaginer ; mais expert à se servir des arts, il attend que chacun
l’entraîne jusqu’où éclata sa puissance spéciale d’illusion, puis consent.
Il le fallait bien, que le Théâtre d’avant la Musique partît d’un concept autoritaire
et naïf, quand ne disposaient pas de cette ressource nouvelle d’évocation ses
Chefs-d’œuvre, hélas ! gisant aux feuillets pieux du livre, sans l’espoir, pour aucun,
d’en jaillir à nos solennités. Son jeu reste inhérent au passé, tel que le répudierait,
à cause de cet intellectuel despotisme, une représentation populaire, la foule y
voulant, selon la suggestion des arts, être maîtresse de sa créance. Une simple
adjonction orchestrale change du tout au tout, annulant son principe même, l’ancien
théâtre ; et c’est comme strictement allégorique, que l’acte scénique maintenant, vide
et abstrait en soi, impersonnel, a besoin, pour s’ébranler avec vraisemblance, de
l’emploi du vivifiant effluve qu’épand la Musique.
Sa présence, rien de plus ! à la Musique, est un triomphe, pour peu qu’elle ne
s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais
éclate la génératrice de toute vitalité ; un auditoire éprouvera cette impression que,
si l’orchestre cessait de déverser son influence, l’idole en scène resterait, aussitôt,
statue.
Pouvait-il, quoique le Musicien et même le proche confident du secret de son Art, en
simplifier l’attribution jusqu’à cette visée initiale ? Semblable métamorphose s’indique
au désintéressement du critique qui n’a pas derrière soi, prêt à se ruer d’impatience et
de joie, l’abîme d’exécution musicale ici le plus tumultueux qu’homme ait contenu de son
limpide vouloir.
Lui, fit ceci.
Allant au plus pressé il concilia toute une tradition intacte dans sa désuétude
prochaine avec ce que de vierge et d’occulte il devinait sourdre, en ses partitions. À
défaut d’une acuité de regard qui n’eût été la cause que d’un suicide stérile, si vivace
abonda l’étrange don d’assimilation de ce créateur quand même, que des deux éléments de
beauté qui s’excluent ou, tout au moins, l’un l’autre s’ignorent, le drame personnel et
la musique idéale, il effectua l’hymen. Oui, à l’aide d’un harmonieux compromis,
suscitant une phase exacte du théâtre, laquelle répond, comme par surprise, à la
disposition de sa race !
Quoique philosophiquement elle ne fasse encore là que se juxtaposer, la Musique (je
somme qu’on insinue d’où elle poind, son sens premier et sa fatalité,) pénètre et
enveloppe le Drame de par l’éblouissante volonté du jongleur inclus dans le mage ; de
fait, on peut dire qu’elle s’y allie : pas d’ingénuité ou de profondeur qu’avec un éveil
enthousiaste il ne prodigue dans ce dessein, sauf que le principe même de la présence de
la Musique échappe.
Le tact est merveille qui, sans totalement en transformer aucune, opère, sur la scène
et dans la symphonie, la fusion de ces formes de plaisir disparates.
Maintenant, en effet, une musique qui n’a de cet art que l’observance des lois très
complexes qu’il se dicte, mais exprime d’abord le flottant et l’infus, confond les
couleurs et les lignes du personnage avec les timbres et les thèmes en une ambiance plus
riche de Rêverie que tout air d’ici-bas, déité costumée aux invisibles plis d’un tissu
d’accords ; ou va l’enlever de sa vague de Passion, au déchaînement trop vaste pour un
seul, le précipiter, le tordre : et le soustraire à sa notion, perdue devant cet afflux
surhumain, pour la lui faire ressaisir quand il domptera tout par le chant, jailli dans
un déchirement de la pensée inspiratrice. Toujours ce héros, qui foule une brume autant
que notre sol, se montrera dans un lointain que comble la vapeur des plaintes, des
gloires, et de la joie émises par l’instrumentation, reculé ainsi vers des
commencements. Il n’agit qu’entouré, à la Grecque, de la stupeur mêlée d’intimité
qu’éprouve une assistance devant des mythes qui n’ont presque jamais été, tant leur
instinctif passé s’isole ! sans cesser cependant d’y bénéficier des familiers dehors de
l’individu humain. Même certains satisfont à l’esprit par ce fait de ne sembler pas
dépourvus de toute accointance avec de hasardeux symboles.
Voici à la rampe intronisée la Légende.
Avec une piété antérieure, un public, pour la seconde fois depuis les temps, hellénique
d’abord, maintenant germain, jouit d’assister au secret représenté de ses origines.
Quelque singulier bonheur neuf et barbare l’asseoit à considérer, se mouvant d’après
toute la subtilité savante de l’orchestration, la figure solennelle d’idées qui ont
présidé à sa genèse.
Tout se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source.
Si l’esprit français, strictement imaginatif et abstrait, donc poétique, jette un
éclat, ce ne sera pas ainsi : il répugne, en cela d’accord avec l’Art dans son
intégrité, qui est inventeur, à toute Légende. Voyez-le des jours abolis ne garder
aucune anecdote énorme et fruste, comme par une prescience de ce qu’elle apporterait
d’anachronisme dans une représentation théâtrale, Sacre d’un des actes de la
Civilisation37. À moins que cette Fable,
vierge de tout, lieu, temps et personne sus, ne se dévoile empruntée au sens latent de
la présence d’un peuple, celle inscrite sur la page des Cieux et dont l’Histoire même
n’est que l’interprétation, vaine, c’est-à-dire un Poème, l’Ode. Quoi ! le siècle, ou
notre pays qui l’exalte, ont dissous par la pensée les Mythes, ce serait pour en
refaire ! Le Théâtre les appelle, non ! pas de fixes, ni de séculaires et de notoires,
mais un être dégagé de personnalité, car il figure notre aspect multiple : que, de
prestiges correspondant au fonctionnement de l’existence nationale, évoque l’Art, pour
le mirer en tous. Type sans dénomination préalable, pour qu’en émane la surprise, son
geste résume vers soi nos rêves de sites ou de paradis, qu’engouffra l’antique scène
avec une prétention vide à les contenir ou à les peindre. Lui, quelqu’un ! ni cette
scène, quelque part (l’erreur connexe, décor stable et acteur réel, du Théâtre manquant
de la Musique) : est-ce qu’un fait spirituel, l’épanouissement de symboles ou leur
préparation, nécessite un lieu, pour s’y développer, autre que le fictif foyer de vision
dardé par le regard d’une foule ! Saint des Saints, mais mental. Alors y aboutissent,
dans quelque éclair suprême, d’où s’éveille la Figure que Nul n’est, chaque attitude
mimique prise par elle à un rythme inclus dans la symphonie, et le délivrant ! alors
viennent expirer comme aux pieds de cette incarnation, non sans qu’un lien certain les
apparente ainsi à son humanité, ces raréfactions et ces sommités naturelles que la
Musique rend, arrière prolongement vibratoire de tout ainsi que la Vie.
Quant à son peuple, c’est bien le moins qu’il ait témoigné du fait auguste, j’atteste
la Justice qui ne peut que régner là ! puisque cette orchestration de qui tout-à-l’heure
sortit l’évidence du dieu ne synthétise jamais autre chose que les délicatesses et les
magnificences, immortelles, innées, qui sont à l’insu de tous dans le concours d’une
muette assistance.
Voilà pourquoi, Génie ! moi, l’humble qu’une logique éternelle asservit, ô Wagner, je
souffre et me reproche, aux minutes marquées par la lassitude, de ne pas faire nombre
avec ceux qui, ennuyés de tout afin de trouver le salut définitif, vont droit à
l’édifice de ton Art, pour eux le terme du chemin. Il ouvre, cet incontestable portique,
en des temps de jubilé qui ne le sont pour aucun peuple, une hospitalité contre
l’insuffisance de soi et la médiocrité des patries : il exalte des fervents jusqu’à la
certitude : pour eux ce n’est pas l’étape la plus grande jamais ordonnée par un signe
humain, qu’ils parcourent, avec toi pour conducteur, mais comme le voyage fini de
l’humanité vers un Idéal. Au moins, voulant ma part du délice, me permettras-tu de
goûter, dans ton Temple, à mi-côte de la montagne sainte, dont le lever de vérités le
plus compréhensif encore trompette la coupole et invite à perte de vue du parvis les
gazons que le pas de tes élus foule, un repos : c’est comme l’isolement, pour l’esprit,
de notre incohérence qui le pourchasse, autant qu’un abri contre la trop lucide hantise
de cette cime menaçante d’absolu, devinée dans le départ de nuées là haut, fulgurante,
nue, seule : au-delà et que personne ne semble devoir atteindre. Personne ! ce mot
n’obsède pas d’un remords le passant en train de boire à ta conviviale fontaine.
Stéphane Mallarmé.
Ce n’est jamais sans émotion que je pense à l’époque de ma vie où j’ai vécu, pour ainsi
dire, en communauté absolue avec l’œuvre de Wagner, allant presque chaque soir
l’entendre à l’Opernhaus, aux concerts de Bilse, à l’Académie de chant où la jalousie
des Berlinois siffla madame Materna, ou à l’une des auditions du « Wagner-Verein » dans
lesquelles le grave talent de Betz interprétait des fragments de la tétralogie encore
inconnue dans l’Allemagne du Nord ; — déchiffrant tant bien que mal, sur un mauvais
piano de louage, les partitions que je ne connaissais jamais assez ; — lisant ses écrits
qui venaient d’être réunis en édition définitive ; — causant surtout de lui avec
quelques jeunes musiciens enthousiastes comme moi.
En ce temps-là — que c’est loin, il y a sept années ! — par un mauvais hiver pluvieux
qui faisait couler dans les rues de Berlin une intarissable boue — j’étudiais censément
la philologie. Je dis censément, car, après deux mois d’application, je renonçai presque
complètement au chemin de l’Université. Wagner faisait singulièrement baisser dans mon
esprit M. Wahlen et ses de Suétone. Il m’avait troublé jusqu’à l’âme ; il
introduisait en moi des sentiments complexes, en foule, que je ne saurais plus analyser,
mais qui me faisaient vivre dans un état de maladif énervement dont je me rappelle très
bien la fiévreuse ivresse. En sortant du théâtre ou du concert, impossible de rentrer
chez moi : il me fallait errer par les rues monotones, sous le regard des statues de
généraux ou de héros grecs dégouttants de pluie, ou bien me réfugier à la Kneipe où
j’étais toujours sûr de trouver quelques compatriotes attablés devant la bonne bière
brune. Et les jours et les semaines passaient ainsi. Et je ne suis pas devenu
philologue. Et c’est peut-être à Wagner que je dois cet amour dangereux du Beau qui vous
rend homme de lettres et vous prépare les cruelles déceptions et tant de recherches
vaines…
Des œuvres de la dernière période, je ne connaissais pas grand chose : à Berlin, en
1878, sous la direction suprême de l’éternel M. Von Hülsen, les théâtres de la cour
suivaient le mouvement à distance honorable, comme il convient à des théâtres officiels.
Tannhaeuser et Lohengrin revenaient chaque quinzaine au
répertoire ; la grâce exquise de madame Mallinger — elle jouait si bien qu’on ne
s’apercevait pas qu’elle n’avait plus de voix — faisait accepter deux ou trois fois dans
la saison les Maîtres chanteurs de Nuremberg ; mais l’année précédente,
on n’avait pu exécuter que deux fois Tristan et Iseult, que le public
habituel de l’Opernhaus trouvait trop long ; et, quant à la tétralogie, on en parlait
comme d’une grosse erreur, à travers les opuscules de M. Paul Lindau, qui avait eu
l’étonnant courage de se rendre à Bayreuth et d’expliquer par lettres à ses combourgeois
comment il n’y comprenait rien.
Or, un jour, une nouvelle invraisemblable se répandit : le grand-duc de
Mecklembourg-Schwerin — plus soucieux des choses de l’art que la cour de Berlin —
faisait monter la Walkyrie, et sa petite résidence aurait l’honneur de
précéder dans cette voie toutes les grandes capitales de l’Allemagne du Nord. Et l’on
assista à ce spectacle unique : un train de plaisir organisé pour conduire les Berlinois
au spectacle à Schwerin ! La chose paraîtra sans doute exorbitante à des lecteurs
accoutumés à la centralisation française. Mais il ne faut pas oublier qu’en Allemagne,
certaines résidences de quatrième ordre mettent leur orgueil à posséder des théâtres
absolument supérieurs : on sait que la troupe de Meiningen passe pour la meilleure
compagnie qu’il y ait, dirigée qu’elle est par le grand-duc régnant.
Naturellement, je me décidai tout de suite à prendre ce fameux train de plaisir. Mais…
ma maigre bourse d’étudiant suffisait à peine à mes dépenses de théâtre et de Kneipe :
je ne parle pas du nécessaire, que j’avais réduit autant qu’il est matériellement
possible. Et, pour réunir les cinquante marcs qu’il fallait, je dus faire connaissance
avec le Mont-de-Piété berlinois. Ce fut déjà une impression nouvelle et délicieuse, une
première morsure au fruit défendu, une vraie échappée hors des mœurs philistines dont on
a toujours quelque peine à se délivrer lorsqu’on échappe à peine aux régularités de
l’existence familiale. Le Mont-de-Piété, avec son bureau malpropre peuplé de malheureux
patients, m’empoigna beaucoup ; mais je fus très fier d’y être allé, — hélas ! et quand
j’y retournai, ce ne fut pas pour dégager ma montre !
Oh ! quel bon, quel unique souvenir que celui de cette partie !
Je ne connaissais personne, absolument personne parmi les voyageurs. Mais un vieux
conseiller « secret et réel », de je ne sais plus quoi, me montra les visages célèbres :
la comtesse de Schleinitz, Ernest Dohm, le spirituel rédacteur du Kladderadatsch, avec
ses deux ravissantes filles, Tappert, Davidsohn, à côté duquel je me trouvai assis au
théâtre, et Paul Lindau lui-même, avec sa moustache blonde, son teint rose et son
chapeau à larges bords sur ses petits cheveux frisés : toutes figures que j’ai
retrouvées et reconnues, après six ans, à Bayreuth.
Tout était nouveau pour moi dans ce voyage. Le train fila longuement à travers un
paysage de plaine qu’ensoleillait une magnifique journée de printemps et qui me parut
délicieux — car depuis cinq mois je n’avais pas quitté les rues grises de Berlin, et je
sentais mon cœur se dilater dans le libre horizon.
Puis, la petite ville apparut, avec son air vieillot. À la gare, une foule attendait
cette nouveauté, ce train de plaisir qui arrivait avec une charge de gens illustres, et
je remarquai un carrosse étrange, le carrosse de la cour, un carrosse de gala qui avait
cahoté sur les pavés inégaux des rues Dieu sait combien de générations de grands-ducs de
Mecklembourg, et qui s’ébranla avec un bruit de ferrailles.
Le paysage s’est un peu effacé de ma mémoire ; pourtant, j’ai le souvenir d’un lac bleu
étendu dans la plaine et d’un palais de féérie ou de rêve — toute cette journée,
d’ailleurs, est restée pour moi un rêve, un de mes meilleurs, — où le style changeait
d’étage en étage, racontant la persévérance des souverains du lieu à construire leur
tanière, avec de très fines décorations et de si nombreuses fenêtres qu’il ressemblait à
une merveilleuse boîte à jours.
Et puis, je me rappelle un plantureux repas, un de ces repas du nord où l’on mange de
tout sans ordre, viande, confitures et salade en même temps.
Et tous ces détails, le palais, le lac, la grande salle d’hôtel remplie de
figures étrangères et résonnante d’une langue que je comprenais mal, tout cela se perd
dans le rayonnement de la représentation dont les moindres détails sont demeurés gravés
en moi. Je revois le théâtre bondé avec ses banquettes rouges et ses décorations d’or
fané, je revois de frais visages de jeunes filles aux soyeux cheveux blonds, je revois
mon voisin, M. Davidsohn, avec sa moustache noire, son gilet blanc et sa politesse
correcte et raide d’Allemand bien élevé, je revois les acteurs et les décors, et je
retrouve l’enthousiasme, l’enthousiasme qui se communiquait de place en place et que
j’éprouvais, moi, pauvre diable d’étudiant égaré dans cette élite, plus fort, plus
entraînant que je ne l’ai jamais éprouvé depuis.
Cette communion d’enthousiasme, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’établit
irrésistiblement entre les spectateurs des œuvres wagnériennes, contribue pour beaucoup
à la puissance de leur effet. J’ai entendu les Maîtres chanteurs à
Londres, fort bien interprétés par les chanteurs de Münich et de Vienne et par un
orchestre que dirigeait Richter, et l’indifférence des femmes décolletées et des hommes
en habit venus là pour la mode, m’a gâté mon plaisir. À Bayreuth, au contraire, on est
pour ainsi dire forcé de sortir de soi-même, on sent comme un lien mystérieux entre soi
et ces étrangers, arrivés de tous pays pour se chauffer à la même flamme, qui dégagent
autour de vous le fluide de leur admiration.
Qu’on n’aille pas dire que c’est là un argument à diriger contre la valeur de l’œuvre.
Loin de là. Une véritable œuvre d’art dépend jusqu’à un certain point de son milieu :
les Grecs le savaient bien, et Wagner l’a compris, en choisissant pour son théâtre ce
coin retiré des montagnes bavaroises qui fait penser à un fond de tableau de Dürer : la
promenade sous les vieux arbres du parc évoque déjà le moyen-âge, et l’on sent passer je
ne sais quels souffles mystiques dans le paysage que domine la plate-forme de
l’édifice : une étendue bosselée dont le vert est piqué des taches plus foncées des bois
de sapins… En sorte que l’âme est toute prête aux accords religieux qui accompagnent la
marche des chevaliers du Graal, et toute prête aussi à pénétrer le sens profond que lui
offre la légende du « Pur-Simple, sachant par compassion… »
J’ai entendu l’œuvre de Wagner un peu partout : à Cologne, la vieille ville amie, à
Munich, à Berlin, à Bayreuth, et dans ce froid théâtre de Covent
Garden qui devrait être à jamais réservé aux exhibitions mondaines. Je
l’ai vu jouer par d’excellents interprètes, et aussi par de médiocres, dont la voix
trahissait la bonne volonté. Et maintenant, quand je classe et compare mes souvenirs,
celui qui me semble le plus complet, le plus parfait, le plus inoubliable, c’est celui
de ce voyage à Schwerin. Avant, certes, j’admirais le génie de Wagner : depuis, je l’ai
senti et aimé. Et combien, profanes comme moi, l’aiment comme je l’aime, pour les
sentiments nouveaux qu’il découvre, pour les îlots de belles idées que déchaînent ses
harmonies comme des baguettes enchantées, pour toutes les révélations de son art
souverain, — pour les grandioses souvenirs qu’il laisse à jamais derrière lui !
Edouard Rodbr.
Richard Wagner avait voulu ; rénovant l’Art, faire une Œuvre, en son Théâtre, pour son
Public.
— Il avait compris que l’œuvre d’art doit être complète et vraie, c’est à dire le
drame, mais un drame d’art complet, non de musique seule, et un drame d’action vraie,
non de virtuosité conventionnelle ;
il avait compris, encore, que cette œuvre d’art, complète et vraie, n’est point une
frivole distraction, qu’elle est la création suprême de l’esprit, et que cette création,
faite, d’abord, par l’auteur, et devant être, en suite, refaite, entièrement, par les
auditeurs, peut par eux être connue, seulement dans l’oubli des soucis temporels et dans
la paix, non troublée, de la contemplation intérieure, aux jours, très rares, de la
sérénité ;
enfin, il avait compris que l’art, demeurant complet et vrai, doit, aussi, donner à
l’homme une révélation religieuse de la Réalité transcendante, être un culte offert à
l’intelligence du Peuple, — de ce peuple idéal, qui est la Communion universelle des
Voyants. L’œuvre d’art devait être, plus que sérieuse, sacrée.
Or, il avait créé le Drame, complet et vrai : complet, par la cohésion des trois
dernières et essentielles formes expressives, littéraire, plastique et musicale ; vrai,
par la réaliste description d’une action idéale, par la description naturelle et exacte
d’une humaine action, abstraite en un mythe ;
aux Œuvres il avait donné un Théâtre de représentation ; ce Théâtre était lieu de
création artistique, non d’amusement : le Théâtre est éloigné et isolé ; la salle est
annulée ; la représentation scénique, seule, est considérable ;
les Œuvres étaient des Révélations, et le Théâtre était un Temple : les Œuvres,
—Tristan, la Tétralogie, et Parsifal, —
tout réalistes en leur forme, — ont un sens idéal, une signifiance profonde, et, en
leurs peintures simples, tenacement conformes, et crûment vraies, elles sont, aussi, des
symboles de cette Religion de la Compassion, le Mittleîd de ce
Néo-Christianisme ; — et le Théâtre est pour cette révélation : à de
rares époques fériées, solennellement, le Théâtre est ouvert, et, dans un ordonnement
implicite et absolu de piété, se dévoile la splendeur du rite. Ainsi naissait pour cette
Œuvre et ce Théâtre, un Public, le Public du Pur et Simple, du Parsifal
qui, seul, peut, lorsque les autres la méconnaissent, connaître la Cène ; et,
aujourd’hui, après le Maître, l’Association Wagnérienne, par ses propagandes, ses
enseignements, son assistance à Bayreuth, s’efforce vers ce même but, la formation du
Public Wagnérien.
Telle, donc, en ses trois parties, l’idée Wagnérienne est réalisée, idée artistique,
idée populaire, idée religieuse ; et d’elle, le centre est, à jamais, Bayreuth. La ville
de Bayreuth, lieu des Représentations de Fête Wagnériennes, — le premier exemplaire et
le modèle de toutes Représentations de Fête, — choisie par le Maître peut être pour
quelque hasard, peut être, quoique admirable, pour quelque cause particulière, Bayreuth
s’impose, aujourd’hui, nécessaire : site, édifice, théâtre miraculeusement propres aux
artistiques jouissances, objet très convenant à sa fin, Bayreuth a cette éternelle
consécration, l’agrément originel de Wagner ; et, s’il est bon que les Wagnéristes, en
des temps fixes et réguliers, se réunissent de tous les pays, et qu’ils se réunissent au
Théâtre de Fête, en un lieu absolument international, et Wagnérien, il est bon, aussi,
qu’ils se réunissent auprès de la tombe du Maître.
Ainsi, le théâtre Wagnérien, avec des musiciens, des acteurs, des décors, et toute la
scénerie, améliorée, des anciens théâtres ?…
Par un double développement génial, unique en l’histoire des hommes, Richard Wagner,
artiste et philosophe, rêva, et peu à peu vit, et comprit une novation artistique et une
novation philosophique ; et il apporta, en une Œuvre d’art nouveau, un nouvellement
moral. Donc, il conçut, l’artiste, la théorie d’Œuvres, où toutes les formes d’art,
affinées en leurs suprêmes essences, étaient unies pour la glorieuse expression, vraie
et complète, de ce qui est ; et il conçut ces Œuvres, elles mêmes ; et il les conçut
accomplies, faites chose, écrites, et vivantes, dans un livre. Pareillement, le
philosophe, il conçut une Religion, par qui le Peuple était instruit ; et il la conçut
divulguée dans le Peuple… Il conçut l’Œuvre artistique, porte-voix de la Religion,
divulguée, comme un Évangile, dans une nouvelle Bible, universellement lue, un
livre.
Et ce Livre, où sa double pensée, pleinement, était signifiée, le Livre, ce tout
puissant suggestif de l’Idée, ce Livre qui contenait son Œuvre de Poésie et de
Théologie, — Wagner le lisait, l’impérieux créateur, et, seul, dans le calme silence de
son rêve, parcourant des yeux les pages multiples, et des yeux suivant les Signes, — la
lettre, la note et le trait, — il voyait et il entendait, manifestement suggérés par les
Signes, vivre en lui, en le merveilleux et suprême théâtre de son Imagination, le drame
réel et symbolique. — Peut être, quelques uns, lisant, lisant les partitions
d’orchestre, peuvent voir et entendre le Drame musical, ainsi que, tous, nous voyons et
entendons, le lisant seulement, le drame littéraire, ainsi que, tous, par la seule
lecture, nous suscitons, en notre esprit, les tableaux que le roman décrit ; or, ces
quelques uns aussi, lisant, jouiront dans le Livre, sans obstacle et sans
divertissement, des splendeurs, magiquement évoquées, du Théâtre Wagnérien idéal ; et,
pure vision non troublée par les étrangères matérialités, impudentes ou hypocrites, des
salles théâtrales, — en la complète vérité d’un monde imaginatif, le Sens Religieux leur
apparaîtra… Le Livre serait le lieu de Représentation, au Drame métaphysique et
naturaliste.
Mais nous, la multitude, que tient une héréditaire ignorance du technique, une
héréditaire paresse intellectuelle, qu’une éducation primitive et rustique laisse
grossiers, nous qui ne savons pas entendre les partitions seulement lues, — car de même
qu’il fallait aux hommes, il y a dix siècles, parler le poème, il nous faut encore,
aujourd’hui, que des voix et des instruments nous chantent et nous jouent la symphonie ;
— ne pouvant pas lire le Livre de musique et de paroles, nous avons besoin, pour
connaître l’Œuvre d’art, du théâtre matériel.
Donc, ce sera le théâtre avec ses musiciens, ses acteurs, ses décors, et toutes les
scéneries. — Mais, aussi, ce sera le spécial théâtre, très différent aux vulgaires et
brutales salles de spectacle modernes, le théâtre que le Maître, bienfaisamment, nous a
cherché et nous a trouvé, aussi libre des conventions, aussi idéalisé, aussi suggestif,
et aussi parfait que possible, Bayreuth, le théâtre de bois et de briques, précédant que
nous ayons gagné le théâtre spirituel du Livre, — la Jérusalem Terrestre, précurseur de
l’autre.
L’époque souhaitée est venue : les Fêtes, annoncées depuis plusieurs mois, commencent :
les Représentations du théâtre Bayreuthien sont reprises, et, de tous côtés, les
Fidèles, quittant, chacun, leurs occupations ordinaires, s’en vont, là bas, à Bayreuth.
Le voyage est long : trente heures ! Et, pendant ces trente heures, nous possède la
cause précise du voyage ; la pensée des Représentations, pour lesquelles nous admettons
ce dur effort, accapare, forcément, notre esprit ; l’importance du but croît, selon
l’importance de l’effort : cette chose connue, la Fête Bayreuthienne se fait, en ces
longues heures de voyage, mystérieusement obsédante : la jouissance difficilement
acquise sera, certes, puissante ; l’ du pèlerinage prépare l’émotion
d’une non commune révélation, d’une haute cérémonie, de quelque chose grande.
Voici, dans sa paisible solitude, largement étendue par la plaine, et muette en ses
murs gris, la petite ville ; le terme ; elle, la transfigurée de nos enthousiasmes et de
nos désirs, la promise, Bayreuth. Et, parmi les hommes aux langages, aux costumes
variés, qui sont là, et se croisent, dans la gare, dans les rues, un souffle plane, d’où
s’exhale, entre ces étrangers et ces inconnus, une fraternelle et joyeuse Communion. À
droite, sur la proche colline, j’aperçois la vaste façade claire.
Il est quatre heures ; le Soleil d’été brille, en plein ciel ; par les avenues
ombragées, la foule est montée ; on n’entendait que le bruit des pas ; la foule
confusément se mêle, errant sur la terrasse d’où l’horizon apparaît immensément. Sous le
péristyle de pierre trois fois, les trompettes et les trombones chantent l’appel du Très
Saint Gral ; et, insoucieux, nous entrons. Dans la salle vaguement aperçue, tout à coup
l’obscurité tombe, et un grand silence ; alors, en la nuit des yeux et des oreilles et
de l’esprit, en la nuit vibrante des quinze cents âmes stupéfiées, un son naît, une
résonnance voilée, une sonorité atténuée, emmêlée, dispersée, un mystique résonnement, —
inlocalisable, — une intimement chaude mélodie, qui monte, qui s’enfle, et qui dans
l’air invisible flotte, portant la pré-sensation des futurs tressaillements du Drame. —
Ainsi le Drame se lève : — un rideau s’entrouvre, et, dans le fond, — saillant d’un
cadre lointain, noir, obscur, vague, et indistinct, — un paysage apparaît, que nous
attendions, et les hommes y sont, dont la vie, en nous inconsciemment vécue déjà, se va
en nous revivre évidemment ; — tandis que, parmi l’angoisse des vivantes passions, des
désespoirs, des joies, et des extases qui se poussent et s’appellent, parmi
l’inéluctable empoignement des très réelles émotions, peu à peu nous descend,
insensiblement et nécessairement, l’Explication, l’Idée, la Loi, le prodigieux
troublement de l’Unité dernière, comprise.
La dernière journée va être achevée : l’heure est venue, pour le Crépuscule des Dieux.
Siegfried, le héros prédestiné, ayant éveillé Brünnhilde, les deux, en la joie claire
de leur virginal embrassement, apportaient au Monde l’ère sereine de l’Amour. Mais le
Monde était maudit : l’Or, — l’Anneau jadis ravi aux trois Filles-du-Rhin, — souillait
le Monde ; il fallait que le Monde fût libéré. Alors, heureux ne pouvait pas être, à
Siegfried et Brünnhilde, l’accomplissement de la Mission : la Libération devait être,
cruellement, achetée ; et les derniers souillés, Siegfried, possesseur de l’Anneau,
Brünnhilde, incarnation révoltée de la Divinité, Siegfried et Brünnhilde, pécheurs
chargés du Péché universel, étaient condamnés à expier, par leurs morts, la
Souillure.
Ainsi était commencé le drame de Gœtterdaemmerung, — le Crepuscule des
Dieux : — Siegfried, ayant quitté Brünnhilde, était pris par l’esprit de
mensonge, il oubliait Brünnhilde, il la trahissait, il se parjurait, le loyal Héros ; et
la sainte Voyante, Brünnhilde, chutée de la divine Virginité, privée de la Sagesse,
possédée par l’Egoïsme, ordonnait la mort de Siegfried.
Maintenant, retrouvant dans l’expiation la Connaissance, la Walküre va, de son plein
gré, mourir sur le bûcher de son Waelsung, Siegfried, — et, rendant aux Filles-du-Rhin,
pour le détruire, le fatal talisman, enlever au Monde la malédiction de l’Anneau du
Nibelung. Et les antiques races disparaîtront, qui se sont flétries à l’Anneau d’Or ;
Walhall, le burg des Dieux, sera détruit ; la Fin descendra, le Crépuscule, sur les
Dieux.
Le Crépuscule des Dieux, troisième acte, scène dernière
Une salle, sur la rive du Rhin. Il est nuit. Dans l’ombre, on aperçoit le fleuve, au
fond, et les rochers. Au milieu, étendu sur un bouclier, gît le corps de Siegfried.
Des hommes et des femmes sont debout, ayant des torches. Gémissements. Deux hommes
crient et s’insultent, Hagen et Gunther, pour la dépouille du mort ; ils se battent.
Tout à coup, un silence immobile : Brünnhilde s’avance, fermement et
solennellement.
— « Taisez de vos lamentations le hurlant débordement. Celle que vous, tous, avez
trahie, sa femme s’en vient pour la vengeance. »
Elle s’approche, calme.
— « J’ai ouï des enfants geindre après la mère, lors qu’ils dissipaient le doux
lait : mais point ne m’a retenti une digne plainte, convenante au plus auguste
Héros. »
… Brünnhilde est seule au milieu de la salle. Longtemps, avec, d’abord, un profond
saisissement, ensuite avec une mélancolie presque accablante, elle considère la figure
de Siegfried. Puis, en une religieuse exaltation, elle se tourne vers les hommes et
les femmes.
— « Que de fortes bûches soient empilées, là, au bord du Rhin, en amas : haut et
clair, flambe le brasier, par qui le noble corps du plus auguste Héros soit consumé !
Menez ici son cheval, à fin qu’avec moi, il suive le Grand : car partager du Héros le
très sacré honneur, est le désir de mon corps. Accomplissez la parole de
Brünnhilde. »
Les jeunes gens dressent, devant la salle, près du Rhin, un puissant amas de bûches :
les femmes l’ornent avec des couvertures, sur lesquelles elles épandent des herbes et
des fleurs.
Brünnhilde est, de nouveau, perdue en la contemplation du cadavre :
— « Comme le Soleil, purement, sa lumière me rayonne : le plus pur il était, lui qui
m’a trahie : trompant l’épouse, — fidèle à l’ami, — de la propre aimée, la seule chère
à lui, il s’est séparé par son épée. Plus loyalement que lui, nul ne jura des
serments ; plus fidèlement que lui, nul ne tint des traités ; plus purement que lui,
nul autre n’aima : et, pourtant, tous serments, tous traités, le plus fidèle amour,
nul ne les trompa, comme lui.
Savez-vous comment cela fut ?
Ô vous, des serments éternels gardiens, dirigez votre regard sur ma fleurissante
douleur : contemplez votre éternelle faute ! Ouis ma plainte, ô très auguste Dieu !
par son plus vaillant acte, à toi si utile et désiré, tu vouais celui qui
l’accomplissait, à la malédiction par qui tu tombes : il m’a dû, lui, le plus pur,
trahir, à fin que Sachante devînt une femme.
Ne sais je pas ce qui t’est bon ?
Tout, tout, je sais tout : tout me devient clair. Aussi, tes corbeaux, je les entends
bruisser : avec le message inquiètement désiré, donc, je les renvoie, les deux, chez
toi. Repose, repose, ô Dieu !… »
Elle fait signe aux hommes qu’ils enlèvent le cadavre et le portent sur le bûcher ;
en même temps, elle prend l’Anneau du doigt de Siegfried, et, l’ayant considéré, elle
le met à sa main.
— « Mon héritage, donc, pour moi, je le prends. Cercle maudit, effroyable Anneau, je
saisis ton Or, et je l’abandonne. Ô du gouffre aqueux, sages Sœurs, nageuses filles du
Rhin, je vous dois l’honnête conseil : ce que vous désirez, je vous le donne : de mes
cendres, pour vous, prenez le. Que le feu qui me brûle purifie l’Anneau, de la
Malédiction : vous, dans le flot dissolvez le, et, purement, gardez le brillant Or,
qui, pour le Malheur, vous fut volé. »
Elle se tourne vers le bûcher, où gît le cadavre de Siegfried, et elle arrache à un
homme une forte torche.
— « Volez là bas, ô corbeaux : chuchotez à votre Maître ce qu’ici, près du Rhin, vous
entendez. Au rocher de Brünnhilde allez, en passant ; et, à celui qui, là, flambe
encore, à Loge ordonnez le chemin de Walhall. Car la Fin des Dieux, maintenant,
s’encrépuscule : ainsi, je jette l’incendie en le burg resplendissant de
Walhall. »
Elle lance le tison dans le bûcher, qui, rapidement et clairement, s’allume. Les deux
corbeaux s’envolent de la rive, et disparaissent.
Deux jeunes hommes amènent Grane, le cheval de Brünnhilde ; elle le saisit et le
débride.
— « Grane, mon cheval, sois salué ! sais tu, mon ami, où je t’emmène ? Dans le feu
luisant, là, gît ton Maître, Siegfried, mon bien heureux Héros : pour suivre l’Ami,
hennis tu, joyeusement ? t’attire-t-elle vers lui, la riante flamme ? Sens ma
poitrine, aussi, comme elle brûle ; le clair Feu me prend le cœur : l’enlacer, être
par lui embrassée, dans la très puissante Volupté être à lui mariée… Heiaïaho !
Grane ! salue ton Maître ! Siegfried ! Siegfried ! bien heureuse, te salue ta
femme. »
Brünnhilde s’est, impétueusement, élancée sur son cheval ; elle le fait sauter, d’un
bond, dans le bûcher enflammé. Aussitôt, l’incendie s’élève, crépitant, et le feu
remplit tout le fond. Les femmes se pressent sur le devant de la salle.
Soudainement, la flamme s’éteint ; une épaisse nuée fumeuse paraît seule, et plane
dans l’air ; le Rhin s’enfle puissamment, et roule ses îlots sur le bûcher, jusque le
seuil de la salle ; sur les vagues, les trois Filles-du-Rhin, Woglinde, Wellgunde, et
Flosshilde, s’approchent, nageant.
À leur vue, Hagen jette ses armes et s’élance dans les flots, criant : « Arrière,
vous ! laissez l’Anneau ! » Woglinde et Wellgunde l’entourent de leurs bras et
l’entraînent dans le gouffre ; Flosshilde élève l’Anneau, jubilante ; puis les trois
Filles, gaîment, jouent avec l’Anneau et nagent en rond, — tandis qu’à travers la
nuée, une lueur de flammes poind, avec une croissante clarté…
Et les Hommes, en un muet saisissement, contemplent l’embrasement de l’horizon, une
rouge lumière, lointaine et forte, semblable à l’aurore boréale, le reflet d’un
prodigieux Incendie, un Crépuscule, dans le Ciel.
Wagner et l’Esthétique Allemande, par Edouard Rod
(article publié dans la Revue Contemporaine du 25 juillet 1885).
Dans l’étude très remarquable qu’il vient de publier, M. Edouard Rod montre « que
l’esthétique de Wagner, très consciente et très réfléchie, est la résultante logique de
l’esthétique allemande, et qu’elle est liée par tous ses points essentiels avec les
principales théories de l’art que l’Allemagne a produites depuis le siècle
dernier. »
Tout d’abord, il établit ce fait que « en Allemagne, inversément à la marche
habituelle, la poétique précède toujours la poésie. Jusqu’à Lessing, l’histoire de la
littérature allemande n’a guère à recenser que des œuvres qui sont la mise en
application de doctrines, Lessing est lui-même le plus frappant exemple de ce souci
continuel de la théorie qui semble hanter les poètes de sa race. Les poètes de l’époque
classique ont pris au moins autant de peine pour déterminer la direction de leur génie
que pour en réaliser les conceptions. Il serait superflu d’insister sur l’influence
générale des ouvrages d’esthétique dans le pays de Hegel. Enfin, le dernier grand
mouvement artistique de l’Allemagne, dont Wagner est jusqu’à présent la seule
incarnation, repose tout entier sur des théories depuis longtemps esquissées. Les idées
d’Opéra et drame se trouvent en germe dans des écrits bien antérieurs,
et Tristan et Yseult n’est en somme que la réalisation d’un idéal dès
longtemps entrevu. »
Puis, successivement, il rapproche des théories Wagnériennes les théories des
esthéticiens allemands, touchant 1° l’union de la poésie et de la musique ; 2° le
mythe ; 3° le symbolisme et la portée populaire de l’œuvre d’art ; 4° les rapports de la
religion et de l’art.
Dans la première partie sont de curieuses citations, notamment celle-ci de Herder :
« Si le musicien ordinaire qui met orgueilleusement la Poésie au service de son art,
descendait de ses hauteurs, il s’appliquerait, autant du moins que le permet le goût
de la nation pour laquelle il compose, à traduire dans sa musique les sentiments des
personnages, l’action du drame et le sens des mots. Mais il se borne à imiter ses
prédécesseurs en les surpassant selon ses moyens ; et bientôt un autre le laissera
loin derrière lui en renversant toute la boutique des opéras à clinquant et en elevant un monument lyrique dans lequel la Poésie, la Musique, l’action
et les decors seront combinés en vue d’un effet commun. »
Mais c’est avec Hegel que sont les rapprochements les plus nombreux et les plus
importants.
À la fin de cette première partie, M. Edouard Rod, partant de ce principe de Wagner que
« chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, que cette tendance le
conduit finalement à sa limite, et que cette limite il ne saurait la franchir sans
tomber dans l’incompréhensible, le bizarre et l’absurde » accuse une école poétique
contemporaine d’avoir voulu confondre des arts différents : mais la question serait si
les poètes de cette école ont franchi ou seulement atteint la limite de leur art, ou,
pour mieux dire, quelle est, justement, cette limite de leur art.
Dans la suite de cette étude, remarquons encore le passage suivant :
« L’Idéalisme transcendantal appliqué à l’art est encore une revendication de Hegel
pour qui l’art, c’est « l’idée pénétrant et transformant la matière » : en sorte que,
selon lui, l’art grec, où l’idée, sacrifiée à la beauté plastique, ne se dégage pas de
la forme extérieure, serait inférieur à l’art oriental, dont le symbolisme révèle une
profonde aspiration vers l’infini. De même encore, Hegel et Wagner sont tous deux
extrêmement préoccupés de l’action de l’art dramatique sur le public : le premier,
dans le parallèle qu’il établit entre la poésie dramatique chez les anciens et chez
les modernes, a marqué, dans le drame ancien « le caractère général
éleve du but que poursuivent les personnages » en opposition avec la passion personnelle qui « fait l’objet principal » du drame moderne ;
ailleurs, il assigne à l’art, une mission nationale. Or, le but avoué de Wagner a été
de donner à son pays un art national, qui soit pour l’Allemagne ce que la tragédie a
été pour la Grèce ; jugeant qu’un tel but ne pouvait être atteint avec les médiocres
ressources que les théâtres existants lui offraient, il a construit le théâtre-modèle
de Bayreuth, et toute la hauteur et la vraie nature de son ambition se révèle dans les
paroles qui lui échappèrent dans l’ivresse du triomphe qui suivit à la fin de la
première représentation de la tétralogie : jetzt, meine
Herren, haet Ihr eine Kunst : — À présent, messieurs, vous avez un art ! »
Tout le paragraphe relatif à la religion et à l’art, est également clair, précis et
exact en deux pages.
L’Orientation auditive, par M. Pierre Bonnier (
du Bulletin Scientifique du département du Nord, publié en une brochure de 20
pages.)
Dans une étude sur la localisation du sens de l’Espace dans l’oreille, et sur les
troubles amenés dans le fonctionnement régulier de l’oreille, soit par des lésions
traumatiques, soit par des présentations de conditions anormales où le sens de
l’audition se trouve « désorientisé », nous détachons le passage suivant qui, outre
l’intérêt d’une appréciation de l’Esthétique Wagnérienne par un ouvrage de pure science,
marque combien sont profondes les sources de cette Esthétique, et combien les effets
produits par son dispositif acoustique reposent sur une intuition
admirable de ce qui est saisissable et exploitable dans l’organisme humain.
« Ajoutons, à titre de curiosité esthético-physiologique seulement, une admirable
exploitation du sens de l’espace par l’art Wagnérien. Presque constamment, dans le
cours d’une représentation, à Bayreuth, il se produit chez l’auditeur une sorte de
syncope du sens de l’espace. L’obscurité profonde où se trouve le spectateur,
l’invisibilité complète de l’orchestre dont l’action musicale possède une si grande
précision tant par l’exactitude de l’expression que par la puissance des combinaisons
sonores, semblent destinées, par le prodigieux tact physiologique de ce tout puissant
artiste, à « désorienter » dans le sens scientifique de ce mot, le spectateur et
l’auditeur. Il est une impression que j’ai pu fréquemment contrôler par celles
d’autres personnes qui l’avaient éprouvée comme moi, il est une impression exactement
dominatrice de tout l’organisme subjectif, impression dont on ne se rend pas compte
sur le moment, impression inconsciente et formelle, c’est qu’au Wagner-Theater, on n’a
pas conscience de soi-même. Le public n’existe pas consciemment à Bayreuth ; tout ce
qui en moi est susceptible de répondre à l’appel de ce drame vivant, se mêla
intimement à ce drame, vit de sa vie. Le reste est complètement annihilé. On reprend
possession de soi-même quand les rideaux se referment. Ce résidu musical du
déterminisme dramatique qu’est l’orchestre wagnérien, cette force physiologique qui
associe si profondément notre organisme sensitif au devenir de l’action vivante, nous
ignorons d’où elle sort, nos sens sont en désarroi, car cette musique semble ne plus
avoir d’existence objective, elle nous semble aussi bien être le propre mouvement de
notre pensée qu’un enchaînement orchestral : aucun point d’appui qui nous permette de
le décider.
Wagner, avec l’art de l’avenir, n’a d’ailleurs pas fait autre chose qu’une
application expérimentale de la physiologie intuitive, qui faisait son génie, et d’où
l’on pourrait tirer dès à présent les lois fondamentales de l’expérimentation
esthétique. De tels artistes sont les pionniers de la science et remplissent bien le
véritable but de l’art, qui est de contrôler les facultés humaines pour édifier de
plus en plus solidement l’évolution expérimentale, c’est-à-dire la vie
consciente. »
MARSEILLE
des concerts populaires : Introduction au 3e acte
de Lohengrin.
BRUNN
BRUXELLES
(orchestre de la Monnaie) : Ouv. du
Vaisseau-Fantôme, et de Tannhaeuser ; marches de
Lohengrin, et de Tannhaeuser ; transcrip. Sur
Lohengrin, et sur les Maitres (par J. Dupont), et sur
le Vaisseau-Fantôme (par L. Jehin).
BUFFALO
DRESDE
FRANCFORT
MILAN
WICHITA
Le mois Wagnérien de juillet sera dans le prochain numéro.
Outre les représentations Wagnériennes du mois de septembre à Munich, un Cycle
Wagnérien sera donné en décembre, au théâtre de Francfort, et un autre, probablement, au
théâtre de Leipzig.
Pendant la saison prochaine, le German Opéra de New-York jouera
Rienzi, Tannhaeuser, Lohengrin, les Maîtres, la Walkure, et
Goetterdaemmerung, sous la direction du jeune capellmeister, M. Anton
Seidl.
Le Directeur gérant : Edouard dujardin.
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