Paris, 14 mars 1885.
Durant le mois dernier, deux choses, joyeuses à tous les admirateurs de Richard
Wagner : c’est les auditions des premier et second actes de Tristan et
Isolde chez M. Lamoureux, et la représentation française des Maîtres
Chanteurs de Nuremberg au théâtre bruxellois de la Monnaie, le seul théâtre de
musique que nous ayons, Parisiens.
Entre tous les drames, Tristan et Isolde est le plus humain. Dans l’Anneau du Nibelung on sent une variété plus étrange, une composition
plus achevée dans Parsifal : mais Tristan est
l’œuvre aimée des psychologues et réalistes.
Comme elle hait Tristan, fougueuse, la reine Isolde ! mais ses chants de colère disent
l’amour, cruel et fatal, et, le spécial amour de la femme, lascif. Tristan, le héros
pur, fier et soumis, s’approche. Ils se voient, longuement ; et tous deux veulent
mourir ; et ce philtre de mort, — leur regard, — devient, soudainement, un filtre
d’amour. La double passion se fait consciente en eux : le thème puissant du héros
s’amollit ; leurs idées se joignent en l’étonnant dialogue, jusque le moment où l’amour,
dominant, met aux deux cœurs l’émotion pareille.
Et cet amour grandit, inempêché. Isolde a le besoin de Tristan, toujours, l’attend,
imprudemment l’attire. C’est le bonheur où les mots vêtent des sens radieux, où les
amants, afin qu’ils se sachent mieux l’un à l’autre, ont des discours sur tout objet,
imprégnés de l’intime tendresse débordante. Qu’ils parlent de la nuit et du jour, de la
syllabe « et », de mille choses invisibles, par eux vues, un même sentiment les tient
ravis, l’amour cruel et fatal, et si doux chez le héros puissant, plus fougueux chez la
reine, et plus lascif.
Tristan et Isolde, est, entre tous les drames, le plus humain : une
profonde émotion poignait tous les cœurs, lorsque l’orchestre de M. Lamoureux a traduit
cette étonnante musique. Le grand public français, qui, depuis long temps, admire
l’œuvre du Maître, est, enfin, parvenu à la comprendre. Apparemment, il a vu cet amour,
la plus naturaliste des peintures artistiques ; il a apprécié le merveilleux réalisme du
poème, et combien, sous les mythes symboliques est la vie humaine, exactement ; il a
entendu cette partition orchestrale, qui, avec une étourdissante richesse d’harmonie,
mieux que tous les mots et tous les chants, montre les deux âmes si diverses, mêmement
envahies de la passion.
Le succès mérité est donc venu à l’inimitable directeur et chef d’orchestre,
M. Lamoureux4. Mme
Montalba, MM. Van Dyck et Blauwaert, Mme Boidin-Puisais doivent à ce maître leur
intelligence de l’œuvre, la belle netteté, si peu commune, de leur diction : mais le
drame wagnérien n’est point appris facilement ; ces artistes avaient trop de choses à
oublier encore pour s’y rendre parfaits. L’orchestre, est, lui, parfait ; M. Lamoureux
l’a tel qu’il le voulut, tel qu’on le rêve, sans défauts, enviable aux meilleurs
théâtres allemands, doux, féroce, et sublime.
À Bruxelles, devant le public belge et les Parisiens venus en grand nombre5, les Maîtres Chanteurs ont triomphé, aussi. La valeur de l’œuvre, spontanément, a
entraîné la foule ; et l’admiration s’est imposée de cette comédie.
Une comédie merveilleuse de finesse, de verve, de fraîche et vive et naturelle gaité,
les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Ce n’est point qu’elle nous donne
l’émotion artistique des autres drames wagnériens ; Walther de Stolzing, Eva ne
traduisent guère, par leur chant, la nature spéciale, assez légère, de leur amour ; sauf
le poète Hans Sachs, tous les personnages agissent et se remuent plus qu’ils ne
sentent ; même cette œuvre est trop symbolique ; elle est encore une féerie. Mais le
Maître, la créant, n’a point voulu faire un drame ; il s’est délassé, en la composition
de ce poème si vif, en ce merveilleux contre-point variant à l’infini deux thèmes
opposés ; et son œuvre, aussi, est un délassement, le plus adorable délice aux oreilles,
comme aux yeux. Tandis que, pleine d’images charmantes, de plaisanteries, se déroule
l’amusante intrigue, sur la scène, l’orchestre, au lieu d’expliquer les profondes
intimités psychologiques des personnages, dispose les spectateurs à être joyeux,
doucement, tranquillement, comme il convient, pour qu’ils donnent intérêt à l’action
générale.
Sans doute, le public a saisi ce caractère ce l’œuvre ; une interprétation un peu
hésitante aux débuts, mais bonne en somme6, une mise en scène minutieusement
soignée par les directeurs, lui ont rendu plus aisée l’intelligence. Il faut aussi
donner des remerciements à M. Wilder qui a patiemment traduit le poème, en vers toujours
bien faits, plaisants et spirituels, comme les vers du Maître.
Richard Wagner a, maintenant, ses représentations françaises ; le moment approche où il
s’installera sur nos scènes parisiennes. Les gens épris du théâtre et de la musique
connaîtront alors la puissance de son génie ; ils verront que l’œuvre wagnérienne est
exclusivement une analyse psychique exprimée par des procédés nouveaux, parfaits ; et la
différence alors sera manifeste à tous, entre ce drame profond, logique, vivant, et les
vides sonorités conservatoriennes des compositeurs qui injurient Wagner, et profitent du
wagnérisme qu’on suppose à leurs œuvres.
« On ne fera jamais un bon opéra. La musique ne sait pas narrer. » Qui dit cela ?
Boileau parlant à Racine. « On voit bien que l’Opéra est l’ébauche d’un grand
spectacle ; il en donne l’idée ; mais je ne sais pas comment l’Opéra, avec une musique
si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m’ennuyer. » Qui s’exprime
ainsi ? La Bruyère. « L’opéra n’est qu’un rendez-vous public où l’on s’assemble à
certains jours sans trop savoir pourquoi ; c’est une maison où tout le monde va,
quoiqu’on pense mal du maître et qu’il soit assez ennuyeux. » Qui parle ainsi ? Voltaire
écrivant à Cideville. « Quant à moi, ajoute Beaumarchais, qui suis né très sensible aux
charmes de la bonne musique, j’ai bien longtemps cherché pourquoi l’opéra m’ennuyait,
malgré tant de soins et de frais employés à l’effet contraire ; et pourquoi tel morceau
détaché qui me charmait au clavecin, reporté du pupitre au grand cadre, était près de me
fatiguer s’il ne m’ennuyait pas d’abord ; et voici ce que j’ai cru voir. Il
y a trop de musique dans la musique du théâtre, elle en est toute surchargée ;
et, pour employer l’expression naïve d’un homme justement célèbre, du chevalier Gluck :
Notre opéra pue de musique ! puzza di musica. Je pense donc que la
musique d’un opéra n’est, comme sa poésie, qu’un nouvel art d’embellir la parole, dont
il ne faut pas abuser. » Et plus loin : « Que sera-ce si le musicien orgueilleux, sans
goût ou sans génie, veut dominer le poète, ou faire de sa musique une œuvre séparée ? Le
sujet devient ce qu’il peut ; on n’y sent plus qu’incohérence d’idées, division d’effets
et nullité d’ensemble ; car deux effets distincts ne peuvent concourir à cette unité qu’on désire et sans laquelle il n’est point de charme au
spectacle. » Et, de l’autre côté de la page : « Je ne puis assez le redire, et je prie
qu’on y réfléchisse : trop de musique dans la musique est le défaut de nos grands
opéras. Voilà pourquoi tout y languit. Sitôt que l’acteur chante, la scène se repose (je
dis, s’il chante pour chanter), et, partout où la scène se repose, l’intérêt est
anéanti. Mais, direz-vous, si faut-il bien qu’il chante, puisqu’il n’a pas d’autre
idiome ! — Oui, mais tâchez que je l’oublie. L’art du compositeur serait d’y parvenir.
Qu’il chante le sujet comme on le versifie, uniquement pour le parer ; que j’y trouve un
charme de plus, non un sujet de distraction. Moi, qui ai toujours chéri la musique, sans
inconstance et même sans infidélité, souvent aux pièces qui m’attachent le plus je me
surprends à pousser de l’épaule, à dire tout bas avec humeur : « Va donc, musique !
pourquoi tant répéter, n’es-tu pas assez lente ? Au lieu de narrer vivement, tu
rabâches ; au lieu de peindre la passion, tu t’accroches oiseusement aux mots ! »
Vous le voyez, le drame musical avait été désiré et prévu en France par un bon nombre
de hauts et de clairs esprits. Beaumarchais, avec une prescience vraiment
, va jusqu’à dire : « Il m’a semblé qu’à l’Opéra, les sujets historiques
doivent moins réussir que les sujets imaginaires. » Il ajoute : « Je penserais donc
qu’on doit prendre un milieu entre le merveilleux et le genre historique », désignant
ainsi la légende comme la source par excellence de l’opéra futur ; et enfin, dans un
élan qui dépasse peut-être les limites accoutumées de sa vision intellectuelle : « Ah !
si l’on pouvait, s’écrie-t-il, couronner l’ouvrage d’une grande idée philosophique ;
même en faire naître le sujet ! Je dis qu’un tel amusement ne serait pas sans fruit ;
que tous les bons esprits me sauraient gré de ce travail. Pendant que l’esprit de parti,
l’ignorance ou l’envie de nuire armerait la meute aboyante, le public n’en ressentirait
pas moins qu’un tel essai n’est pas une œuvre méprisable. Peut-être irait-il même
jusqu’à encourager des hommes d’un plus fort génie à se jeter dans la carrière ! »
Ainsi Beaumarchais, le plus railleur des esprits, a été l’annonciateur du plus raillé
des génies. Car, avant Richard Wagner, l’idéal conçu par l’auteur du Barbier de Séville n’a pas été atteint. Ni l’admirable Gluck à qui manqua un
grand poète, et qui sentait les ailes de sa mélodie prises dans le péplum de la poésie
classique, ni le sublime Beethoven, qui lutta vainement dans Fidelio
contre la niaiserie de son livret, ni Weber lui-même, qui par Euryanthe cependant a fait prévoir Lohengrin, n’ont réalisé ce
rêve : la dualité de la poésie et de la musique, harmonieusement absorbée dans l’unité
du drame.
Une page entre autres m’a frappé dans Opéra et Drame, un des
ouvrages théoriques les plus importants de Richard Wagner, et je la traduis de
mémoire.
Il y a trois musiques, dit Wagner :
« Il y a la musique italienne, délicieuse et perverse, qui provoque et qui déprave,
princesse peut-être, courtisane certainement ; belle comme les Vénus du Titien, et
impudique comme les Arétines de Pierre d’Arezzo ; ne se souciant de rien, sinon de
plaire et d’énerver ; triomphant des âmes fortes par sa faiblesse même ; jolie
certes, et troublante comme un enchantement lascif, mais banalisant sa beauté dans
des concessions de carrefour.
Marton, Marinette ou Zerbine, c’était la musique française. La mouche au coin de
l’œil, un reste de baiser sur les lèvres, elle riait de toutes ses dents vives, la
gorge libre et les cheveux au vent. Rien ne lui plaisait mieux que de babiller avec
Gentil-Bernard sous la charmille de quelque guinguette, et, si elle s’attendrissait,
c’était sur le sort d’une marguerite effeuillée au courant d’un ruisseau. Parbleu !
elle se déguisait parfois en héroïne, — ce sont là des caprices de grisette. Vous
auriez juré souvent qu’elle prenait au sérieux son rôle de prophétesse biblique, —
quand elle avait Méhul pour amant, — ou son rôle d’Agnès sincère, quand elle vivait
maritalement avec Hérold. Mais bah ! son bonnet ne tardait pas à se renvoler par
dessus les moulins, malgré le bandeau tragique ou la couronne de fleurs d’oranger
qu’on se met au troisième acte, et, les deux poings sur les hanches, regrettant
Vadé, et se contentant de Scribe, elle pouffait de rire au nez de l’art sérieux,
narguait le Conservatoire, engueulait le Grand-Opéra, pressentant déjà peut-être
que, dans un avenir peu lointain, elle serait la fille de Madame Angot7.
Il y avait la musique allemande. Oh ! celle-là était renfrognée. Elle regardait de
loin, pleine d’étonnement, les coupables morbidesses de sa sœur italienne qui
s’étirait avec des langueurs de sieste, dans une alcôve mal fermée. Elle
s’effarouchait des lèvres roses de baisers, et des mouches au menton, et du poing
sur la hanche de saf olle sœur de France. Elle était la virago hautaine, prude,
réfléchie. Robuste et créée pour les fortes besognes, prête aux plus rudes
enfantements, belle d’ailleurs, elle se consumait dans une longue virginité. Malgré
Bach et Haydn, ses premières amours, malgré Mozart, qui la tenta et faillit la
séduire, malgré Beethoven, qui la pressa fortement sur son cœur en lui criant :
« Oh ! cesse enfin d’être stérile ! » elle se sentait incomplète, et, tourmentée en
dépit de sa placidité apparente, elle maudissait sa solitude. Elle espéra un époux,
un jour, lorsque Beethoven écrivit, Schiller aidant, la neuvième symphonie. Ce
furent de belles fiançailles, gage des noces futures ! Une fois le poète la vit et
la saisit. Habituée à l’isolement, à l’ombre, au mutisme, elle voulut d’abord lui
résister ; mais il était le Mâle inévitable. « Tu enfanteras ! » lui dit-il. Et
l’Harmonie, violentée par la Parole, enfanta le Drame musical. »
Tout le système de Richard Wagner et l’œuvre qui en est issue sont exprimés par cette
allégorie. Le but, pour le poète-musicien, n’est pas la poésie et n’est pas la
musique. Le seul but c’est le drame lui-même, c’est à dire l’action, la passion, la
vie. Poésie et musique ne sont que des moyens. Elles se sacrifient, lorsqu’il le faut,
à l’effet supérieur qui doit être produit. Quelquefois il devient nécessaire que leur
charme personnel s’efface, disparaisse, soit comme s’il n’était pas, jamais
l’admiration pour l’une d’elles ne devant faire obstacle à l’émotion que leur union
engendre.
Ainsi il s’agit d’un art nouveau. Si vous cherchez la poésie allemande, lisez Goethe.
Si vous voulez la musique allemande écoutez Beethoven. Si le drame vous attire, allez
à Richard Wagner.
Lorsqu’on est assis dans une stalle pour assister à une représentation de Lohengrin ou de Tristan et Iseult, il ne faut pas se
demander : « Entendrai-je de belles mélodies », ou « Entendrai-je de beaux vers ? » Il
faut se dire : « On va représenter devant moi un drame. Serai-je ému ? »
Or, qu’on nous permette de le dire avec la certitude que notre opinion sera un jour
commune à tous ceux qui aiment profondément le théâtre : les effets dramatiques
produits par l’intime hymen du vers et de la mélodie sont tels dans l’œuvre de Richard
Wagner, que, inférieur comme poète à Goethe, égalé, en tant que musicien, par
Beethoven, il n’est, comme créateur dramatique, comparable qu’au divin
Shakespeare.
Richard Wagner a exprimé dans ses mélodrames les plus hauts et les plus poignants
sentiments de l’âme humaine. Si, depuis Rienzi, il lui a plu de
placer ses personnages dans des milieux légendaires, c’est que dans la légende, en
effet, la passion dégagée des contingences accidentelles de l’histoire, de ce qu’on
appelle la couleur locale, s’affirme plus nettement, se montre, pour ainsi dire, toute
nue. En outre, le symbole, sans lequel aucune œuvre d’artiste ne saurait avoir de
prolongement dans l’humanité entière, se dégage plus visiblement d’une action
légendaire que d’un fait seulement historique. Richard Wagner excelle à découvrir et à
généraliser la pensée intime des mythes populaires. Il est le contemporain du passé
sans cesser d’être moderne. Naïf comme ces pâtres de Norvège qui se plaisaient jadis à
entendre autour de la flamme du pin résineux le récit des Scaldes inspirés, il laisse
aux histoires primitives leur charme d’enfance ingénue ; mais, penseur et critique, il
sait, sans nuire à sa propre émotion ni à celle des autres, montrer la loi nécessaire
des événements dans la suite en apparence désordonnée des circonstances, et il
contraint l’humanité vieillie à s’aimer, à se haïr, à se plaindre, à se reconnaître en
un mot, dans les contes qui l’ont bercée.
Le Vaisseau-Fantôme est la vieille histoire de ce Juif errant de la
mer qui fatiguera sans fin les flots épouvantés tant qu’il n’aura point rencontré
l’amour d’une femme fidèle jusqu’à la mort. C’est aussi l’éternelle angoisse des cœurs
exilés sans retour de la maison où veille l’épouse et du foyer où sont les
enfants.
Tannhaeuser, le chevalier chassé de la Wartburg, maudit par le pape, recueilli par
l’enfer, et sauvé par la prière, c’est l’âme de l’homme, souillée de basses débauches,
sans espoir de pardon ici-bas, et délivré enfin par le divin repentir.
Adam et Ève, Éros et Psyché, revivent, éternelle allégorie, dans Lohengrin et dans Elsa. Toujours le désir des choses
défendues trouble la paix des amours féminines, et voici que le premier homme est
chassé du paradis terrestre, et qu’Éros s’envole éveillé par la goutte d’huile, et que
Lohengrin interrogé s’en retourne, pour ne plus revenir, vers les splendeurs désormais
sans joie de Monsalvat.
Tristan et Iseult ont bu le philtre d’amour ; mais ce n’est pas seulement dans la
coupe de Brangoene, qu’ils se sont enivrés, c’est dans les yeux l’un de l’autre. D’un
récit de chevalerie, presque banal, et que bien des poètes auraient cru devoir laisser
dans les petits livres de la bibliothèque bleue, Richard Wagner a fait le drame
éternel des amants séparés par le hasard jaloux, et qui tombent morts, comme Roméo et
Juliette, hélas ! sans s’être enlacés une dernière fois.
Mais c’est dans Parsifal, qui est la Légende comme la bible est le
Livre, c’est dans l’Anneau du Niebelung, c’est surtout dans cette
prodigieuse épopée dramatique, œuvre patiente de vingt années, que le poète-musicien a
révélé son admirable compréhension des symboles primitifs. Cette fois, il ne se borne
pas à faire revivre tel ou tel héros d’une légende circonscrite. C’est le passé de
toute une race qui surgit des ombres anciennes, et de quelle race ? de celle, qui tout
imbue encore des traditions anciennes, apportait aux solitudes neigeuses de l’Europe
du Nord les divinités géantes et splendides de l’Inde à peine quittée.
Ici, nous verrons les forces de la nature, incarnées dans les dieux, dans les géants
et dans les nains, lutter entre elles et, tour à tour victorieuses ou défaites,
s’anéantir enfin au profit d’une autre force plus récemment surgie, au profit de
l’homme triomphant.
Dès le commencement, l’alternative du bien et du mal, de la puissance et de la vertu,
sera offerte à tout ce qui existe. Il faudra qu’ils choisissent entre l’Or, symboIe du
pouvoir, et la Beauté, symbole de l’amour, ces dieux, ces géants, ces nains. Tous
feront, le mauvais choix, et les dieux plus coupables parce qu’ils auront été moins
instinctifs, ne pourront être rachetés que par les héros qu’ils engendreront. Cette
idée : le dieu coupable sauvé par l’homme innocent, est certainement une des plus
hardies et des plus hautes que l’esprit puisse concevoir. Mais le crime divin a été
tel que tout le sang humain n’en pourra laver la souillure. Wotan s’éteindra dans
l’inexorable crépuscule, malgré Siegmund mort pour lui, malgré Siegfried assassiné à
cause de lui ; et la walkyrie Brünehilde, la déesse devenue femme, la divinité devenue
humanité, terrible sur son cheval dont les grandes ailes palpitent comme des flammes
blanches sur les flammes du bûcher, proclamera la fin des dieux engloutis dans l’abîme
de leur faute, et la gloire enfin de l’homme extasié dans l’amour.
Telle est, sans entrer dans le détail des quatre drames, poignants et terribles,
pleins d’événements et de situations hardies, — telle est la trilogie de l’Anneau du Niebelung, ou du moins l’idée qui s’en dégage. Nous ne nous
faisons pas d’illusions ; si l’on peut espérer qu’un jour les autres ouvrages de
Richard Wagner deviendront populaires en France, il ne faut pas, à l’égard de
celui-ci, former le même rêve ; l’Anneau du Niebelung est une
composition d’un ordre particulier ; la légende interprétée ou, pour mieux dire,
renouvelée par Richard Wagner est tellement imprégnée de l’esprit de la race à qui
elle s’adresse, que, certainement, transportée devant d’autres spectateurs, elle
perdrait la plus grande partie de son intérêt. À nous, gens de race latine,
qu’importerait ce Wotan que nous appelons Odin, et en qui nous aurions peine à
reconnaître le Zeus des Grecs et le Jupiter des Romains ? Au contraire, dans le pays
allemand, si scandinave encore, les noms et les faits de l’antique théogonie
norvégienne sont familiers à tous. Il y a encore des frontières entre les esprits
comme il y en a entre les nations.
Si vous êtes dépourvus de parti pris, si vous cherchez dans les grands spectacles
artistiques quelque chose de plus que le plaisir de l’oreille et des yeux, — si vous
osez blâmer Rossini de ses paresses et Meyerbeer de ses concessions, si le drame
lyrique, tel qu’il fut permis à Scribe de le concevoir, ne satisfait pas vos
aspirations, si vous êtes pleins d’un enthousiasme sincère pour le vrai art dramatique
qui a donné le Prométhée enchaîné à la Grèce, Macbeth à l’Angleterre, les Burgraves à la France : entrez
résolument dans l’œuvre de Richard Wagner et, en vérité, d’admirables jouissances,
accrues par le charme de la surprise, seront le prix de votre initiation.
Par l’audace et la simplicité de ses conceptions tragiques, par son intime
connaissance des passions humaines, par son vers musical, par sa musique poétique, par
l’invention d’une nouvelle forme mélodique qu’on a appelée la mélodie continue et qui
fait que le chanteur chante sans avoir l’air de le faire exprès, par son merveilleux
orchestre, qui joue à peu près le rôle du chœur dans la tragédie antique et qui,
toujours mêlé à l’action, la corrobore, l’explique, en centuple l’intensité par des
rappels analogues ou antithétiques à chaque passion du drame, Richard Wagner vous
transportera extasiés dans un milieu inconnu, où le sujet
dramatique, vous pénétrant avec une puissance incomparable par tous les sens à la
fois, vous fera subir des émotions encore inéprouvées.
Il est, parmi les œuvres de Wagner, une œuvre singulière : les Maîtres
Chanteurs de Nuremberg. J’en voudrais ici décrire le spectacle et traduire
l’impression plutôt qu’en tracer l’analyse rigide.
Nous avons devant nous une création dramatique d’un ordre inconnu, où le génie du
maître, sans s’abdiquer en rien, se fait voir en belle humeur. Création non moins
inattendue que Tristan et Iseult, mais essentiellement familière, à la
fois joyeuse et tendre, rabelaisienne par l’expansion comique, shakespearienne par la
chaleur du sentiment et le charme fantasque : création wagnérienne, avant tout, par
l’intime unité, la signification hardie, le libre style et l’accent.
Les Maîtres Chanteurs tiennent, si l’on doit user des mots connus, de l’opéra-comique
et du grand opéra, de la grande farce satirique et du drame sentimental, et ils ne
relèvent de rien. D’une scène à l’autre, tout y change ou tout s’y confond ; ceux qui se
plaisent à étiqueter les œuvres sont fort embarrassés. Tantôt l’on soupire, tantôt l’on
sourit, tantôt l’on rit à pleine gorge. Ici le compositeur nous emporte aux plus hauts
sommets de la rêverie ; là il bafoue les ridicules si spirituellement, que la gaieté
s’allume et flambe de tous côtés ; ailleurs il nous remplit des clameurs et des
allégresses d’une fête populaire. Point de héros d’épopée ou de légende ; la fiction se
déroule entre bons bourgeois de Nuremberg au XVIe siècle. Nul
héroïque intérêt n’est en jeu ; il ne s’agit ni de patrie, ni de guerre, ni de religion,
ni de politique : il n’est question que des amours du chevalier Walter et de la fille
d’un orfèvre, et ce cadre étroit suffit à l’évocateur infaillible pour concentrer tout
un monde de sensations, de passions et d’idées.
L’orchestre entame ex abrupto l’Ouverture par un
motif de marche solennelle, franc, noble, incisif, au contour tout classique, auquel
vient s’enlacer ensuite un chant plus libre et plus intime. C’est l’art spontané
surgissant auprès de l’art traditionnel et le renouvelant. Désunis, ils tombent
fatalement, celui-ci dans la routine et celui-là dans l’excentricité : réunis, ils se
fécondent, l’un, apportant la verve et l’autre l’expérience. Ainsi est exposée
symphoniquement la portée du drame. Des fanfares populaires, interjetées çà et là,
s’enflent et ajoutent leur gai tumulte à la péroraison. Le morceau entre-croise avec
ampleur ses thèmes essentiels nourris des sonorités les plus riches, et se coupe
d’intermèdes capricieux, tout en sonneries claires, quasi railleuses. Pareil aux anciens
lapidaires nurembergeois, si merveilleux à ciseler l’or pur et à sertir les gemmes
fines, Richard Wagner a découpé ses harmonies en subtiles arabesques et traité sa
partition comme une joaillerie. Toutes les finesses patientes du vieux génie gothique y
sont rassemblées, mais transformées et rajeunies par le génie moderne. Il y a là plus
que de l’élévation et de la force, il y a de la bonne grâce dans la grandeur.
C’est la veille de la Saint-Jean, la fête des maîtres chanteurs, la fête des fiancés,
la fête préférée du peuple de Nuremberg. Fleurs et rubans vont s’échanger entre garçons
et jouvencelles. L’église où nous voilà, c’est Sainte-Catherine. À gauche s’approfondit
la vaste nef ogivale éclairée par des vitraux à personnages et peuplée de fidèles. On
achève en ce moment, avec accompagnement d’orgue, le grand choral à quatre voix de la
fin des vêpres. Nous sommes, nous, sous le porche aux murailles grises enrichies de
crédences sculptées et plaquées, par endroits, de blasons en relief vivement enluminés
et de pierres funéraires à effigies d’évêques pontifiants ou de hauts barons en
armure.
Que fait ici le chevalier Walter pendant que les hymnes sacrés roulent sous les voûtes
et qu’il monte de l’orchestre des soupirs d’amour ? Hier, on l’a conduit dans la maison
de l’orfèvre Pogner et il s’est épris d’Eva, la fille du batteur d’or. C’est elle qu’il
guette au passage, d’un œil inquiet. Et voilà que les orgues annoncent, par une marche
grandiloque, le couronnement de la cérémonie ; tout le peuple défile recueilli et gagne
les portes. Eva n’est point seule : sa servante Madeleine la suit à pas comptés, en
beaux atours, son livre d’Heures à la main, commère coquette et prudente.
Soudain la jeune fille aperçoit Walter et elle frissonne : « J’ai oublié mon écharpe au
dossier de mon banc », dit-elle à Madeleine. Alors, sur une musique douce comme une
caresse, le chevalier lui demande si elle est fiancée. — Fiancée, non ! elle ne l’est
pas, mais son père a juré de l’accorder en mariage à celui qui méritera les suffrages
des maîtres chanteurs.
Aujourd’hui même et dans cette église aura lieu le concours de chant ; Walter, à ce
mot, se sent naître à une vie nouvelle. Dieu l’entende ! L’antique poésie populaire est
dans son cœur : elle frémit dans sa tête ; elle enflamme son désir. Béni soit l’amour
qui, de tout temps, fit des miracles ! Il obtiendra le prix convoité.
Justement on apporte les bancs des maîtres. Les apprentis, suivant l’usage, disposent
l’estrade du « marqueur de fautes » et le siège des concurrents. Voici le rideau noir
qui cachera l’aristarque ; voilà l’ardoise où il inscrira les écarts des chanteurs
novices. Ils causent, ils s’égayent, ils se disputent même, en manière de distraction,
les jeunes écervelés. La musique devient sautillante, pleine d’insouciance et d’ardeur
légère. On n’entend plus que des éclats de rire de petites flûtes, des babillages de
violons, des espiègleries de cors, des frasques de hautbois, des joyeusetés de
contrebasses. Walter, tout à coup, s’adresse à l’apprenti David : « Enseigne-moi, lui
dit-il, les règles du chant magistral. » — Comment le ferais-je ? repart David, Il y a
le ton vert, le ton jaune, le ton
des roses, de la paille, du fenouil, le ton de l’etain
anglais, le ton des aboyeurs, la manière des
fleurs de haies, la manière des marjolaines et une multitude
d’autres manières et d’autres tons qu’on ne
retient qu’à la longue. » Le compositeur a imaginé pour cette réponse moqueuse un
scherzo pétillant de fantaisie et de malice. Mais rien ne décourage le chevalier, et,
dès que les maîtres sont en séance, il se présente pour concourir.
Là-dessus, discussions insignes ! Les gardiens des sacramentelles tabulatures sont fort hésitants. De quelle école vient le postulant ? Qui
est-il ? Où a-t-il étudié ? Connaît-il les règles ? Walter réplique très mélodieusement
qu’il sait ce que lui ont appris les brises, les feuillées, les oiseaux, les torrents,
les saisons. Cela ne suffit point. Un des pontifes de la routine, le greffier
Beckmesser, flaire un rival dans ce nouveau venu. Lui aussi aspire à la main de la belle
Eva. Il est laid, glabre, joufflu, rouge, bedonnant, grotesque, pataud, dénué de tout
mérite. Ses yeux ronds percent malaisément le triple bourrelet de graisse de sa figure ;
une voix aigre sort de ses lèvres de prosaïque macaron, et ce Thersite paperassier
représente, par excellence, le culte des traditions. C’est lui qui est chargé
d’enregistrer les fautes des chanteurs. Toutes les fois qu’il ouvre la bouche,
l’orchestre laisse échapper un gargouillement drolatique, une épigramme des clarinettes,
une médisance des bassons, une bouffonnerie des tubas, une facétie des cors en sourdine.
Il soulève mille objections : la dignité de l’art est en péril ; c’en est fait de la
maîtrise, la corporation est perdue ; bref, il convient d’écarter le jeune homme.
Heureusement, Hans Sachs, le cordonnier-poète, le plus respecté des maîtres, ne partage
pas cette opinion et sa sentence prévaut dans le conseil. Aussitôt Walter est invité à
prendre place et à chanter ; et, sans balancer, il prélude. Dans le cénacle de ces
vieillards bourgeois, austères ou ratatinés, vêtus de tuniques noires, son pourpoint de
velours violet, son collier d’or luisant, son épée de franc baron, sa verte jeunesse
patricienne, font de lui comme une apparition radieuse. On dirait d’un tableau inconnu
d’Holbein ou d’Albert Dürer qui aurait subitement pris corps. D’une voix assurée, il
improvise une ode sublime à la louange du Printemps. Beckmesser, en l’écoutant, frémit
de rage derrière le rideau du marqueur ; sa craie implacable strie l’ardoise en tous
sens ; il ne peut se contenir. À la fin, sa colère déborde. Ce chant fourmille
d’intolérables fautes ! Cette mystification n’a que trop duré ! Sachs a plus
d’indulgence ; il fait observer au cuistre que le morceau est en dehors des règles, mais
non déréglé. Le vieux poète en aime la nouveauté et il convie le chanteur à poursuivre.
Au milieu du tapage, le chevalier finit son dithyrambe. À qui, de Beckmesser et de
Sachs, les juges donneront-ils raison ? On le devine : Walter est condamné d’avance. Les
apprentis se gaussent de plus belle du présomptueux qui ne doutait de rien, et Sachs,
profondément troublé, hoche la tête, tandis que, lentement, la toile s’abaisse et qu’un
basson presque ironique fait entendre une réminiscence voilée de la marche des
maîtres.
Un trille étincelant sert de début au prélude du second acte. Les flûtes perçantes
égrènent follement au-dessus des mélodies de l’orchestre leurs notes égayées. C’est la
folie de plaisir qui s’empare du peuple aux apprêts des réjouissances. La nuit rêveuse
descend sur la ville antique de Nuremberg. À droite, nous apercevons l’échoppe du
cordonnier Hans Sachs, surmontée de son enseigne, ombragée de guirlandes de lilas et
de sureau en fleur ; l’imposante maison de Pogner s’élève juste en face, exhaussée sur
un perron. Le regard plonge dans la rue tournante, déjà ténébreuse, et l’on ne voit
que tours en poivrière et pignons pointus découpant sur le bleu pâlissant du ciel
leurs dentelures imprévues. Les jeunes gens célèbrent par des chansons, des rondes et
des jeux la veillée du grand jour de Saint-Jean. Le scherzo, si prestement ébauché au
premier acte, s’anime à travers cette scène jusqu’à l’arrivée de Sachs, qui vient
s’asseoir, très méditatif, à son ouvrage. Cependant il ne peut travailler. Dans quelle
inquiétude étrange est-il tombé ? Ses outils tremblent sur le cuir. Le chant de Walter
occupe sa pensée tout entière. Tant de fierté l’a troublé. Ici l’orchestre va redisant
les thèmes qu’on connaît et brodant de ressouvenirs les chansons capricieuses dont le
cordonnier essaye de se distraire. Wagner n’a pas son pareil à mettre à nu le
sentiment des personnages dramatiques. Ce qu’ils avouent, les instruments le
confirment ; et ce qu’ils taisent, la symphonie le révèle. Le drame est complètement
exprimé en ses nuances infinies.
Peu à peu la nuit s’épaissit, le ciel est voilé, des lumières brillent à toutes les
fenêtres. Voici qu’Eva rentre au bras de son père ; mais n’ayez crainte, elle
ressortira. Sachs, l’alène et le marteau à la main, s’interroge lui-même, comme s’il
avait la vision d’un art nouveau tout prêt à naître. La jeune fille s’approche de lui
doucement, et, sous couleur de lui parler chaussure, s’informe, l’adorable rouée, du
sort de celui qu’elle aime, je ne sais pas de plus piquant et poétique dialogue, plus
naturel d’accent et soutenu par une instrumentation plus pénétrante et plus nocturne.
C’est de la musique divinement mystérieuse et, pour ainsi dire, émue du frisson des
étoiles. Écoutez le cordonnier : sa belle humeur se voile de mélancolie ; il feint de
rire et il y a dans ses phrases une onction de paternelle tendresse. Éva n’entend que
ses moqueries, et, volontiers, elle fondrait en chaudes larmes. Mais soudain Walter
paraît. Les cors, les altos, les violoncelles exhalent des soupirs d’indicible
passion. Heureux moment qui rapproche les amoureux ! Serrés l’un contre l’autre, ils
se parlent, ils se ravissent. Certes, ils n’hésiteront pas : ils partiront ensemble et
sur le champ ; l’ombre est propice à leur dessein.
Mais ils ne sont pas seuls, en vérité. Quelqu’un, qu’ils ne voient pas, les surveille
et les protège : c’est Sachs en personne, rentré dans son échoppe. À peine se sont-ils
enlacés pour fuir qu’entr’ouvrant sa lucarne, il projette sur eux les rayons de sa
lampe. Que feront-ils ? Un tilleul énorme s’offre pour les dissimuler. Ils se cachent
sous les branches et, d’honneur, il n’était que temps.
La musique reprend sa folie. À petits pas, Beckmesser s’avance, son luth sous le
bras, le manteau couleur de muraille, grisé d’un sot espoir. Ne va-t-il pas, le
plaisant maître, régaler d’une sérénade la fille de Pogner ? Pour le coup, Sachs se
promet de se divertir aux dépens du drôle. Beckmesser accorde son luth, qui rend des
sons miraculeusement faux et bizarres et se met à croasser je ne sais quelle rapsodie
saugrenue. La partie du luth est confiée à une harpe minuscule du timbre le plus
ridicule du monde. Aux premiers arpèges on sait à quoi s’en tenir. Il va sortir de là
une scène d’impayable bouffonnerie.
Notre cordonnier a installé sa table en pleine rue et il bat d’un maillet endiablé
une semelle neuve. Vous sentez la déconvenue de Beckmesser, interrompu tout net par
cette explosion de cordonnerie militante. Il veut reprendre, il veut continuer ; son
luth rend des sons de plus en plus burlesques et sa voix s’éraille sans merci. Sachs,
par surcroît, entonne une ariette de sa façon. Le greffier s’obstine et crie à
tue-tête ; les deux airs se donnent la chasse et la cacophonie est d’une fantaisie
sans borne. Tout le quartier en est réveillé en sursaut.
Que signifie ce charivari ? Holà ! qui veut-on écorcher ? La ville est-elle au
pouvoir des infidèles ? À la garde ! Au secours ! Holà ! Les habitants sont tous aux
fenêtres, coiffés de bonnet de nuit exaspérés, horripilés. L’apprenti David imagine
qu’on entreprend sur sa fiancée Madeleine et il se précipite, à demi-vêtu. Les
voisins, à son exemple, dévalent dans la rue armés de bâtons ; Sachs est rentré dans
sa boutique et l’on rosse d’importance le ténébreux galant. En un clin d’œil le
théâtre s’encombre de bourgeois, d’ouvriers, de femmes ; le thème de la sérénade
grotesque sonne de tous côtés. Les violons le scandent, les cuivres le braillent, les
voix le ; il va, il vient, il monte, il s’excite, il s’échauffe, de même que
les gourdins sur les épaules du greffier. Vous ne pouvez vous figurer le mouvement de
cette satanique fugue. Beckmesser est fustigé à coups de scolastique, roué par sa
propre chanson. C’est une vraie page de Rabelais mise au théâtre et traduite
musicalement avec une verve nonpareille. Nous parlons quelquefois de la comédie
lyrique. N’est-ce point ici la comédie lyrique réalisée dans toute son ampleur ?
On ne sait, ma foi, ce qui adviendrait de l’homme à la sérénade, par cette obscurité
opaque, sans l’intervention du veilleur de nuit. Mais, à l’improviste, retentit le
cornet à bouquin de l’honnête gardien de la paix publique. Il a cru entendre du bruit,
il se hâte avec lenteur en poussant ses beuglements accoutumés et, naturellement, il
ne trouve personne. La scène s’est vidée comme par enchantement. Où diable avait-il
l’esprit tout à l’heure ? Quels fantômes lui soufflaient aux oreilles des échos de
bagarre ? Donc il poursuit sa marche traînante, son falot à la main, toujours clamant
son couvre-feu monotone : « Bourgeois, dormez tranquilles ; gardez-vous des follets et
des diables ; louez Dieu, votre Seigneur. » La lune monte au ciel plus clair. Un calme
profond enveloppe la cité endormie, et l’orchestre, assoupi tout à coup, susurre des
notes vagues et moelleuses.
Sur ces entrefaites, l’aube de la Saint-Jean s’épanouit par-delà les nuées ; l’ombre
se dissipe et le soleil, à son lever, traverse les verrières carrelées de plomb des
maisons nurembergeoises. Le décor représente le logis de Hans Sachs, où le maître,
penché sur un gros livre, s’abîme dans la méditation. Il est impossible que le
chevalier n’ait pas aujourd’hui sa revanche ! L’art nouveau qui s’est révélé au vieux
poète ne sera pas étouffé ! Dans quelques heures aura lieu la fête avec le concours
décisif et, s’il y a une justice, Walter recevra le laurier.
David, l’apprenti, ouvre la porte, tenant rubans et fleurs, si joyeux que sa joie
déborde. Son caquet ramène à l’orchestre le babillage du scherzo ; mais les basses,
très différentes, s’associent encore à la rêverie du penseur. Peu après rentre le
chevalier, possédé de sa mâle angoisse : « Chante », lui dit le maître, actif à
réconforter son génie. Et, derechef, une cantilène d’enivrement s’échappe de ses
lèvres, de laquelle Sachs, émerveillé, transcrit les divines syllabes. Puis, c’est le
tour d’Éva de venir, dans cet humble réduit, réchauffer son doux espoir. Beckmesser
n’est pas loin non plus ! Meurtri, boiteux, brisé, broyé, moulu des suites de
l’incident nocturne, il ne renonce pas cependant à sa convoitise amoureuse. Les vers
de son rival sont là, sur la table du cordonnier. Il se les approprie afin de les
moduler comme siens devant la foule, ou plutôt Sachs les lui abandonne, ayant
là-dessus son dessein. Lorsqu’il s’enfuit, riche de ce trésor, sa haute cuistrerie
exulte, oublieuse des coups de trique, et de la boiterie, et des meurtrissures, et
c’est en bondissant qu’il quitte la place, aux strépitements des violons gagnés de son
délire. Les deux amants aussi se pénètrent de bonheur. Écoutez ce mélodieux quintette,
ce morceau de pure extase, où dominent leurs deux voix caressantes et chaudes. Ainsi
répondent les jeunes amours aux séniles grimaces. Et quel charme soutenu dans la
variété de ces scènes ! Quelle carrure de contrastes et quelle logique abondante !
Quel charme abondant et quelle diversité en ces scènes ! Quels contrastes et que de
logique ! Walter rayonne d’inspiration ; Éva passe de la crainte à l’ivresse ; le
greffier affiche toujours davantage sa sottise infatuée ; Sachs voile de sa bonne
humeur saine les émotions de son vieux cœur.
Maintenant le décor change : nous assistons à la fête populaire. Les toits rouges de
Nuremberg et les clochers de ses églises étincellent aux ardeurs du jour. Tout le
peuple est présent qui grouille, et qui crie, et qui chante et qui danse. Ce ne sont
que fanfares et chants d’allégresse. Les trompettes répondent aux trompettes ; les
costumes chatoient ; les bannières des corporations se déroulent à la brise ; les eaux
jaunes de la Pegnitz reflètent des pavoisements omnicolores. Point de contrainte !
Riches et manants ont part égale de liesse. C’est la fête des chanteurs et la journée
des fiancés ; les chants vont de pair avec les accordailles. À l’appel strident des
violons commence la valse ; elle se verse aux langueurs des violoncelles ; elle
s’égaye aux tintements du glockenspiel. Ô belle franchise de la
multitude ! Trémoussements spontanés de la foule heureuse ! Ce n’est pas la grimaçante
sauterie chère aux chorégraphes ; c’est la danse véritable, la danse qui met en branle
les paysans sous les grands arbres. Même sans le vouloir, on en subit l’impression ;
on est comme un passant jeté par hasard au milieu d’authentiques réjouissances.
La marche pompeuse de l’Ouverture annonce l’arrivée des maîtres. Ils viennent par
petits groupes irréguliers, gais et dispos, saluant leurs amis sur la route. Une
estrade enguirlandée leur tiendra lieu de tribunal. Sachs, le dernier, y prend place ;
les acclamations redoublent en son honneur ; on agite des chapeaux, des écharpes, des
mouchoirs, des branches vertes ; bien mieux, tout d’une voix on entonne son célèbre
cantique luthérien du rossignol de wittemberg. Le poète s’assied,
très ému, parmi ses pareils. On croirait voir le génie de l’ancienne Allemagne prêt à
sacrer le génie naissant de l’Allemagne future. À l’instant, la carrière est ouverte.
Qui tentera d’abord la fortune du concours ? Ne cherchez pas : c’est Beckmesser.
Autour de lui les assistants sont tout oreilles. Le voici qui s’affermit sur ses
jambes avant de préluder ; après quoi il tire de son luth un accord baroque. Les plus
indulgents se regardent avec stupeur. Tout d’un coup il chante : cela peut-il bien
s’appeler chanter ? À l’air de sa sérénade grotesque, il associe, l’effronté, la
poésie de Walter. Qui se contiendrait à cette ? Les rires étouffés se
font homériques, raclent les gorges, secouent les ventres. Et Walter, confondant le
plagiaire, n’a nulle peine à rallier toutes les admirations. La main d’Eva lui
appartient, il a conquis sa bien-aimée ; il a conquis la Muse, et Sachs, ayant préparé
sa gloire, le bénit.
Voilà ce qu’on entend et ce qu’on voit dans les maîtres chanteurs.
On a souvent indiqué ce point de vue que le chevalier victorieux des cuistres, c’est
l’auteur de la tétralogie en personne, coupant, à la barbe des
académies et des conservatoires, le frais laurier qu’usurpaient les rhéteurs. Il se
peut, en effet, que Richard Wagner, travaillant à sa guise pour le soulagement de sa
pensée, ait, en quelque façon, composé cette comédie pour se rasséréner et s’affirmer
en face de ses grands drames. Hans Sachs, l’artisan rythmeur, serait une manière de
Sébastien Bach plus naïf, nourri dans l’école, rompu aux disciplines classiques, mais
bien supérieur à ses émules par l’envergure de l’âme et la fierté des visées. On a dit
aussi, — non sans justesse, — que Walter, trait d’union de la poésie noble et de
l’invention populaire, offre un parfait symbole de l’idéal wagnérien. Cependant je
discerne dans l’œuvre un autre caractère moins généralement observé et qu’il importe
de définir, c’est le caractère historique.
L’action se passe, comme on sait, à l’aurore de la Réforme. Or, c’est un fait connu
que les collèges de maîtres chanteurs devinrent aussitôt les centres actifs de la
propagande luthérienne. Martin Luther confia ses doctrines à leur esprit méthodique
progressivement élargi et il écrivit, pour eux, plus d’un choral. De ce moment date
l’Allemagne moderne. C’est pourquoi Wagner a précisé dans sa partition, des formes
scolastiques prêtes à disparaître et glissé, entre les libres mélodies des amoureux,
des phrases de choral et le cantique du rossignol de wittemberg.
Avouons que le poète a merveilleusement saisi le sens profond de l’époque et
supérieurement concentré ses vues. Le symbolisme de la donnée acquiert d’autant plus
de puissance qu’il a pour base plus de réalité.
« Joh. Cristophori Wagenseilii. de sacri rom. imperii libera civitate
noribergensi ; accedit de germaniae Phonascorum, (
von der Meister singer) origine, praestantia,
utilitate et institutis sermone vernaculo liber » ; tel est le titre d’un ouvrage
publié en 1697 à Altdorf, « typis impensisque Jodoci Wilhelmi Kohlesii. »
Il est la source principale de tout ce que l’on a écrit sur les associations poétiques
et musicales qui fleurirent en Allemagne, depuis la fin du XIVe
siècle et dont quelques unes ont prolongé leur existence jusqu’à nos jours :
l’association des maîtres chanteurs de Ulm tint ses dernières assises le 21 octobre
1839.
Lorsqu’au lendemain de son Tannhæuser, Richard Wagner conçut la
pensée de donner un pendant à cette œuvre et d’opposer, dans un contraste pittoresque,
le rimeur bourgeois au poète aristocratique, le meistersinger au minnesoenger, il dut songer tout d’abord à consulter le bouquin de
Wagenseil que peut-être, il avait feuilleté déjà d’un doigt frémissant et parcouru d’un
regard curieux, avec le flair du chercheur lancé sur une bonne piste.
Que Wagner eût trouvé là des renseignements dont-il avait tiré parti pour écrire le
livret des Maîtres Chanteurs, tout le monde le savait ; mais jusqu’à
quel point s’étendaient les emprunts faits au vieil incunable ? Personne, à ma
connaissance, ne s’était avisé de l’examiner. J’ai eu la curiosité d’y regarder de plus
près et de dresser l’inventaire des détails fournis au poète des Meistersinger par leur antique et véritable historien.
Il est à peine besoin de le dire, ce qui dans l’œuvre de Wagner relève de l’art est la
création propre et exclusive du maître. La fable, très simple du reste, le modelé des
types et des figures, l’idéalité vivante des personnages, le réalisme poétique des
scènes, tout est sorti de ce puissant cerveau, tout a jailli de cette imagination
inépuisable. Ce que Wagner a pris à Wagenseil ce sont les détails relatifs à
l’organisation des guildes, le cérémonial des séances, la poétique bizarre qui
gouvernait leurs productions, en un mot tout ce qu’on pourrait appeler le
rituel des maîtres Chanteurs.
Tout d’abord Wagenseil cite douze vieux maîtres Nuremburgeois, encore en réputation de
son temps « die annoch im Beruff sind. » Ce sont : 1° Veit Pogner, 2°
Kunz Vogelgesang, 3° Hermann Ortel, 4° Conrad Nachtigal, 5° Fritz Kothner, 8° Niklaus
Vogel, 9° Augustin Moser, 10° Hans Schwartz, 11° Ulrich Eislinger, 12° Hans Foltz.
Wagner adopte ces personnages, en modifiant un ou deux prénoms, et d’un trait de plume,
il donne à chacun une silhouette caractéristique. Trois d’entre eux sont dessinés de
main de maître : placés au premier plan, Beckmesser, Pogner et Kothner ont pris une
physionomie inoubliable.
La mise en scène du premier acte est également empruntée à Wagenseil.
« L’assemblée des maîtres, dit le vieil historien, a lieu dans l’église Sainte
Catherine, après l’office de midi… »
À cet effet, on ouvre près du chœur une estrade peu élevée, (ein niedriges Gerüst) sur
laquelle on place une table avec un pupitre noir. Autour de la table on range des bancs.
Cette estrade qui prend le nom de Gemerck est-enveloppée de tous côtés
par des tentures. Une petite chaire, (eine kleine Cathedra) est
destinée à celui qui veut faire entendre un chant de maître… Il se place alors sur ce
siège qu’on appelle Sing-Stul, enlève son chapeau ou sa barette, après
quoi le marqueur lui crie : commencez ! (Fangt an.)
On voit que Wagner s’est conformé scrupuleusement aux us et coutumes des maîtres
chanteurs. Sur un point seulement il s’en est écarté et non sans d’excellentes
raisons.
Wagenseil, en effet, nous apprend qu’il y avait dans la guilde, quatre marqueurs qui se
partageaient le soin de censurer les morceaux qu’on soumettait à l’appréciation de
l’assemblée. Le premier veillait à la pureté de la langue, pour laquelle la Bible de
Luther servait de règle et de modèle, le deuxième examinait si le chanteur observait les
lois de la tablature, le troisième inscrivait les rimes, pour constater qu’elles se
succédaient conformément aux principes de l’école et le quatrième était chargé d’exercer
sa critique sur la mélodie du chant proposé. Wagner a réuni toutes ces fonctions sur la
tête de Sixtus Beckmesser dont le type fortement accusé symbolise ainsi le pédantisme
intransigeant, en opposition avec son rival, le chevalier Walther de Stolzing, le poète
inspiré, ne connaissant d’autre loi que l’élan spontané de sa libre fantaisie.
On se souvient qu’à la scène deuxième du premier acte des Meistersinger, David, l’apprenti d’Hans Sachs, énumère les tons et les modes
qu’il faut connaître pour se faire recevoir dans la maîtrise de Nuremberg :
Ces appellations burlesques qu’on croirait inventées à plaisir par quelque parodiste en
belle humeur, se retrouvent dans le livre de Wagenseil avec le nom de leurs ingénieux
inventeurs. Ainsi, le Pélican fidèle (die treu
Pelicanweis) est d’Ambrosius Metzger, la Grenouille (die Froschweis) est de Frauenlob et le mode des Veaux
(die Kœlberweis) est de maître Heidens.
On retrouve encore dans le livre de Wagenseil la nomenclature baroque des fautes, que
dans le finale du premier acte, Beckmesser met à la charge de son rival.
Mais l’emprunt le plus curieux que Wagner ait fait à Wagenseil, est celui des lois de
la tablature, dont Kothner donne lecture avec une solennité si comique, au moment où
Walther se présente devant la corporation, pour briguer le rang et le titre de maître.
Ici le poète des Meistersinger a copié presque littéralement la prose
de l’historien, en se bornant à l’agrémenter de quelques bouts de rimes. On en jugera
par la comparaison des deux textes.
Voici d’abord celui de Wagenseil.
« Ein jedes Meister-Gesangs Bar hat sein ordentlich Gemaes… Ein Bar hat mehrenteils
unterschiedliche Gesaetz… ein Gesaetz bestehet, meistentheils aus zweyen Stollen die
gleiche Melodey haben. Ein Stoll bestehet aus ettlichen Versen und pflegt dessen Ende
mit einem Kreuzlein bemerckt werden. Darauf folgt das Abgesang, so auch etliche Vers
begreift, welches aber eine besondere und andere Melodey hat8. »
Voici maintenant le texte de Wagner ;
L’analogie est frappante et valait la peine d’être mise en lumière. Elle ne peut
intéresser, je le sais, que les rares esprits pour qui rien n’est indifférent de ce qui
touche à l’éclosion d’un chef-d’œuvre. Ceux-là, du moins, j’ose m’en flatter, me sauront
gré d’avoir entrepris cette petite étude, écrite pour leur agrément et leur
édification.
PARIS
NANCY
AUGSBOURG
BÂLE
BERLIN
BERNE
BRÊME
BRESLAU
BRUGES
BRUNN
BRUNSWICK
CARLSBAD
CARLSRUHE
CASSEL
CHEMNITZ
COLOGNE
DANTZIG
DARMSTADT
DESSAU
DRESDE
DUSSELDORF
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HAMBOURG
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MANCHESTER
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MUNICH
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NEUSTRELITZ
NEW-YORK
NUREMBERG
PLAUEN
PRAGUE
QUEDLINBOURG
ROTTERDAM
SCHWERIN
STETTIN
STUTTGART
TURIN
VIENNE
WARNSDORF (Bohême)
WEIMAR
WIESBADEN
ZURICH
1° H. de Wolzogenal : — Conférence faite à Vienne le 13 février 1884. —
L’auteur suit le développement de Wagner : d’abord révolutionnaire des
conditions sociales et artistiques de son temps ; puis réformateur de
l’art ; enfin régénérateur d’une culture idéale.
2° Friedrich Hofmannam : — Sur l’architecture théâtrale
(conclusion de l’article commencé dans le précédent numéro). — À la fin de cet article,
l’auteur montre comment on pourrait appliquer le principe du théâtre de Bayreuth aux
autres théâtres. Il nous apprend aussi que les architectes allemands commencent à
s’inspirer du théâtre idéal, tel que Wagner l’a esquissé dans son « édifice
provisoire ».
3° Eugen Aragon ; — Génie et Démon. — M. E. Aragon, un italien, fait
une étude psychologique des grands politiques, et arrive avec Schopenhauer à la
conclusion que ces hommes sont dépourvus de génie proprement dit et
que c’est le démon qui fait le fond de leur caractère. Gambetta et
Bismarck servent entre autres comme exemples.
4° Glasenappan : — Correction d’une erreur qui s’est glissée dans l’article : Pasticcio de Richard Wagner, reproduit dernièrement dans la Revue de
Bayreuth.
5° Arthur Seidl : — À propos d’une représentation des Maîtres Chanteurs à
Leipzig. — L’auteur, un jeune étudiant, et fondateur des associations
wagnériennes universitaires de Munich et de Tübingen, décrit les impressions ressenties
lors de cette représentation et établit une comparaison intéressante entre l’œuvre
vivante du Maître et l’image inanimée que tracent les savants universitaires, de cette
période si remplie de l’histoire allemande.
L’abondance des matières nous oblige à remettre, au prochain numéro
l’article deM. Alfred Ernstsur les
Souvenirs de
Richard Wagner, traduits par M. Camille Benoit, et la revue de la
Presse.
Angleterre. — Il est tant soit peu humiliant d’avoir à confesser
qu’il y a très peu de wagnérisme en Angleterre. D’abord nous n’avons point d’opéra.
Pendant plus de neuf mois de l’année on n’en joue pas à Londres, et dans les provinces
il n’y en a jamais, excepté dans les villes où Carl Rosa et son excellente troupe se
fixent quelquefois pour une semaine. Quant au drame musical, il est ici de vingt ans en
arrière. Nous nous trouvons dans un état de transition ; nous nous efforçons de pénétrer
plus avant dans la lumière, mais nous sommes retenus par une foule de feuilletonnistes,
d’organistes et de maîtres de chapelle qui ne savent, que trop bien, que leur règne
cessera dès que nous nous serons émancipés. Ce qu’il y a de plus encourageant, c’est que
le goût pour la musique wagnérienne commence à se disséminer parmi le vrai peuple. La
haute aristocratie n’y comprend pas mot, la bourgeoisie ne veut entendre que des
oratorios, des antiennes, des glees et des cantates ; mais le vrai peuple n’est content
que si les programmes de ses concerts contiennent au moins un morceau de Wagner, et ce
morceau est généralement le plus applaudi. En dépit de tout ce que les feuilletonnistes
ont écrit, le peuple anglais a, pour Wagner, un haut respect mêlé d’une curiosité
timide, et un grand désir de connaître ses œuvres. Ainsi, quand on donne un drame de
Wagner pendant notre courte saison musicale, ce sont toujours les places les moins
fashionables
et de meilleur
marché qui sont remplies d’une foule enthousiaste. Aussi s’est-il élevé parmi nous un
bon nombre de musiciens zélés qui ont fait serment de nous instruire, et l’on peut
espérer qu’au bout de quelques années, il y aura une grande révolution dans nos opinions
et, une renaissance du drame musical.
Un hardi, M. Carl Armbruster, s’est déjà mis en campagne et, par des conférences qu’il
est en train de donner au Royal Institution, il parviendra à vaincre l’ignorance et le
préjugé. Bien d’autres voudraient se ranger sous le drapeau glorieux ; mais tant que
nous n’aurons point un théâtre national de drame musical, nos oratorios, nos antiennes,
nos glees et nos cantates ne suffiront pas à nous élever au premier
rang des nations musicales.
Louis N. Parker.
***
Suisse. — Contrairement à ce qui a été annoncé, Lohengrin ne sera pas donné, de cette saison, à Genève. On espère qu’il sera
monté l’automne prochain.
Au dernier concert populaire de Bruxelles (12 avril) sera exécuté le premier acte de
la Walküre, traduit en français par M. Victor Wilder, et publié par
l’éditeur Schott. Les chanteurs seront Mme Brunet-Lafleur, MM. Van Dyck et
Blauwaert.
La scène des Blumenmaedchen exécutée pour la première fois au
concert, et le prélude de Parsifal, Siegfried-Idyll, et la Chevauchée des Walkures (avec les solistes) complèteront le
programme.
Paris. — Imprimerie Morellet et Cie, 24, rue des Martyrs.
Le Directeur-gérant : Edouard dujardin.
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